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Qu'il n'est de beauté sans bonté


Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
« Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

- Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
- Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
- La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
- Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
- A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
- Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

- Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
- En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
- N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
- Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

- Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
- La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

- Cette contemplation est-elle toute passive ?
- Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
- Mais nous allons tous mourir…
- C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

Commentaires

  • C'est magnifique. Je suis étonnée qu'il ne se soit trouvé personne pour le dire avant moi, depuis le 9 septembre que cette note est affichée...
    Je suis nulle en philo, mais l'association entre beau et bon n'est-elle pas dans la lignée de Platon ? Ce qui n'enlève rien, assurément, à la valeur des propos de François Cheng.

  • Pas besoin d'un diplôme de philo pour lire ce livre de François Cheng (certains autres sont plus pointus il est vrai), et bien sûr qu'il y a du multipack platonicien (Du Beau, Du Bon, Du Vrai Bonnet) chez lui comme il y a du Tchouang-tseu chez Whitman et du vide médian chez Rilke... On n'est pas dans l'ordre des exclusives mais des filiations et des échanges subtils, enfin c'est comme ça que je vois les choses, genre effet papillon de sentiments en images...

  • J'ai vu aujourd'hui enfin Mon frère est fils unique et j'avais envie de lire à nouveau vos lignes au sujet de ce film exceptionnel. Impossible! ah je ne sais vraiment pas feuilleter dans vos archives, tant pis je resterai avec mon souvenir. Enfin je ne regrette pas le détour, cette note-ci est un véritable cadeau du ciel, François Cheng est quelqu'un que j'admire, plus qu'un écrivain, un poète, un philosophe ou un calligraphe c'est quelqu'un de rare, de précieux dans le monde. Cinq méditations sur la beauté est un livre que je n'ai jamais vraiment rangé dans ma bibliothèque depuis son acquisition l'an dernier, comme si je me refusais à en couper le lien. Je l'ai prêté, conseillé et offert..(il est effectivement assez abordable pour tout un chacun). il a toujours conquis, ébloui même.
    Vous avez beaucoup de chance d'avoir rencontré François Cheng... cela me laisse rêveuse et si je m'écoutais je vous poserais mille questions à son sujet! Mais chut... Merci pour cette page. Bonsoir.

  • Sous l'arbre aux palabres, voici une belle histoire de la beauté du quotidien...
    Il était une fois, un petit Nicolas de 7 ans, un petit garçon nanti des beaux quartiers parisiens.
    Un jour qu'il sortait de l'école et rentrait à la maison accompagné de sa sœur et de sa nounou, son regard a croisé celui d'un clochard qui faisait la manche sur les marches du métro.
    Il s'était déjà fait une fois violemment rabrouer, sans comprendre pourquoi, par un SDF qu'il avait regardé avec un peu trop d'insistance... mais ce jour là, qu'y avait il dans leurs regards respectifs?
    Nicolas a juste dit "Bonjour Monsieur."
    Le Monsieur n'était plus un clochard et a été ému. Il a donné au petit Nicolas 5 centimes en petites pièces rouges...
    La nounou ne voulait pas qu'il accepte, mais le Monsieur a insisté et toute la famille est rentrée à la maison très déstabilisée par cette drôle d'histoire!!!

    Nicolas n'a d'abord pas compris pourquoi sa Maman avait les larmes aux yeux quand il a raconté son aventure. Elle lui disait que ces petits centimes étaient un très, très beau cadeau, même s'il ne pouvait pas en faire grand chose. Il fallait qui les garde et s'en souvienne toujours.
    Maman lui a dit que si elle même lui avait donné les mêmes piécettes, elles n'auraient pas du tout la même valeur...
    Nicolas a compris leur valeur quand Maman lui a dit merci: " Tu as fait toi aussi un très grand cadeau à ce Monsieur. Tu l'as regardé comme un homme à part entière, tu lui as parlé avec respect. Dans tes yeux il n'était plus un clochard mais un être humain. Garde toujours ce regard Nicolas"

  • Merci Fred. Cela me rappelle une histoire de caillou, racontée par S.Corina Bille, que je vais tâcher de retrouver. Beau dimanche nuageux à couvert (le nègre Youssou N'Dour se démène à La Désirade, qui fait onduler nos deux ânes de la croupe, irrésitible Afrique)

  • Vous trouvez toujours, dans la succession des textes que vous nous offrez, le chant profond du monde. Après les rires de l'enfance et les pleurs du deuil, nous sommes dans la lutte finale qui se noue à l'origine. L'amour est plus fort que la mort : c'est cela la beauté..., l'amande de l'amour, comme une coque de bonté. J'aime ce livre et je l'ouvre souvent. Il allège la vie. Vous avez dû vous sentir bien, dans la paix de cet homme. Vos paroles s'en ressentent et vous transmettez cela.

  • Merci pour cette interview fine et réconfortante. Elle n'en fait aussi paraître que plus navrants les mots et les pensées banales diffusés par la presse. L'accès à une pensée éclairante, car limpide et juste, devient si difficile.

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