Lettres par-dessus les murs (62)
Ramallah, ce mardi 4 novembre 2008.
Cher JLs,
Je relis ta lettre sur Jean Ziegler et ses imprudences politiques – il y a quelques années de ça l'idée de supporter une cause m'aurait fait horreur, mais pas par prudence : j'étais retranché dans ma tour d'ivoire de l'Art pour l'Art, et comme Des Esseintes je passais mon temps à des inutilités, à sertir la carapace d'une tortue de pierres précieuses, tout dévoué au culte de la Beauté, et rien d'autre n'avait d'importance. Cela m'arrive encore, de construire des choses qui ne servent à rien, des machines à tailler les ailes des chauve-souris, en buvant de petits verres de liqueur forte – pour tout dire cela m'arrive encore souvent.
Pourtant ce soir je serai devant la télévision, nous en avons une, quelle horreur, et je m'intéresse à la marche du monde, quelle bêtise, et cette nuit je serai rivé à mon écran, pour suivre la soirée électorale américaine. Triste pathologie, je l'ai notée à la plume sur ces carnets que je dédie à mon délabrement physique et mental : depuis quelques semaines déjà, la vue de ballons rouges et bleus ne me fait plus peur, depuis quelques semaines les pancartes brandies par les foules de supporters ne me font plus ricaner, je balaye de la main les millions de dollars engloutis en badges et en t-shirts, cela me semble tout à fait normal, de même que me semblent éloquentes les déclarations populistes de l'un et de l'autre, et superbes leurs basses attaques. Je bois leurs mots comme si c'était du Baudelaire.
Je devrais sans doute demander de l'aide à un psychologue, mais je ne connais pas de psys palestiniens, ceux dont j'ai entendu parler sont occupés avec les traumatisés des bombardements, je m'observe donc moi-même. Que se passe-t-il ? J'ai sans doute été frappé de globalite aiguë, depuis mon départ à l'étranger, dans des pays qui vivent encore tournés vers le rêve américain. Ou bien j'ai vieilli, je n'ai plus la flamme qui me faisait tourner le dos à tout ce que la majorité pouvait faire, dire ou penser – je me suis rangé, j'ai trouvé ma place dans la foule, je marche avec elle au son des beaux discours, comme je marchais avec elle au son des mégaphones, sauf que maintenant j'écoute ce que disent ceux qui portent cravate et qui parlent dans des micros. Ou alors je suis retombé en adolescence, et je suis amoureux comme une collégienne de ce joli afro-américain au sourire fluoré. Possible, il paraît que je ne suis pas le seul, et que bon nombre d'intellos bourrus et barbus danseront comme des collégiennes, cette nuit. Qu'est-ce que nous pouvons bien attendre d'un chef d'Etat, quand nous savons fort bien que les belles idées ne peuvent que se salir, au contact du pouvoir ? Peut-être que nous espérons l'exception, l'improbable, après tout les Etats-Unis sont le pays d'Hollywood, même le précédent président était sorti d'un western.
Nous sommes donc victimes d'une hallucination collective, en Technicolor et THX, et il faudrait se frotter les yeux, et il serait de bon ton de rester critique, de laisser flotter sur nos lèvres un sourire cynique, c'est plus prudent, de laisser poindre l'ironie, on est au-dessus de tout ça. Je n'y arrive pas, je suis sous perfusion hollywoodienne, je rêve. Un président du monde noir de peau. C'est pas mal. J'imagine un certain nombre d'employeurs, aux Etats-Unis ou ailleurs, qui seront un peu moins regardant quant à la couleur. Un gamin un peu mat, en France ou ailleurs, qui se sentira un peu moins différent. Je rêve, c'est doux, au moment où j'écris les Américains dorment encore, moi je rêve les yeux ouverts : Barack entre dans le Bureau Ovale, il faudra redécorer tout ça, songe-t-il en s'allumant une cigarette, il s'assied dans le fauteuil molletonné, et puis il demande à sa secrétaire de lui apporter le dossier sur l'abolition de la peine de mort, on va expédier ça d'abord, se dit-il, pour un gars ou deux, dans leurs cellules, ça peut servir, et puis qui sait, ça pourrait faire boule de neige ailleurs, dans d'autres pays.
Voilà à quoi on rêve, voilà ce qu'on espère, parce que le monde est tellement merdique qu'on a un besoin terrible d'espérer... Ca fait un bien fou, comme ça fait un bien fou de laisser tomber la prudence, et tant pis si on se casse la gueule.
A La Désirade, 4 novembre au soir.
Cher Pascal,
Tu n’étais pas né à l’été 1960, durant lequel une vraie folie s’est emparée de nous, teenagers helvètes qui ne connaissions l’Amérique que par Elvis et le chewing-gum aux vignettes de collection à l’effigie des stars (j’en pinçais pour Ava Gardner), les westerns projetés au cinéma lausannois le Bio (où la salle entière se levait quand se pointait le Balafré pour mettre en garde le Justicier) ou les premier jeans authentiques Levi’s, tous soudain galvanisés par la figure d’un candidat président à la dégaine fringante, rompant avec les vieilles peaux style Truman ou Eisenhower et que tous autour de nous disaient l’Amérique de demain…
Or on nous a rebattu les oreilles, ces derniers jours, sur le miracle renouvelé, et nous devrions nous pâmer sur ce motif de la répétition, et je comprends donc ton premier mouvement de réserve, et pourtant, avec le recul, j’aurais presque envie, moins niais qu’à quatorze ans, de croire plus naïvement à un changement plus profond, en cas de victoire d’Obama, que celui qu’aura représenté le règne de JFK, dans la mesure où le « joli afro-américain au sourire fluoré », comme tu l’appelles, me semble fondamentalement plus sain et plus franc de collier que le beau Jack et sa tribu de canailles. Mais il va de soi qu’une présidence ne se réduit pas à son président et que l’Empire est là, qui ne va pas se métamorphoser d’un jour à l’autre - et j’ai comme l’impression que l’abolition de la peine de mort ne sera pas la première mesure de l’éventuel nouveau Président et que ce n’est pas demain la veille que les prisons se videront par miracle de leur 40% de détenus noirs…
N’empêche, et quoi qu’il arrive sous le règne éventuel de Barack Obama, à supposer qu’il survive à plus de trois ans de règne - croyons à ce premier miracle -, je n’arrive pas à penser que le sort de l’Amérique actuelle puisse être pire que celui où l’a fait descendre l’actuel débile installé à la Maison Blanche avec sa clique de bigots hypocrites et de pillards.
Je t’écris en écoutant mes chers vieux bluesmen noirs comme du cirage, pauvres comme Job et souvent aveugles. Robert Johnson me parle d’amitié de sa voix grêle en chantant When you got a friend, Blind Willie Johnson recommande aux siens de veiller avec son Keep your Lamp trimmed and burning, et je sais bien que Jesse Jackson s’est promis de couper les couilles d’Obama s’il trahissait les siens, du moins Barack aura-t-il des comptes à rendre…
Je viens de finir le livre de Jean Ziegler, La Haine de l’Occident, qui dit autant les raisons de désespérer d’un monde où des pays richissimes, comme le Nigeria, comptent parmi les plus pauvres du fait de leur mise en coupe, tout en indiquant des alternatives, comme en Bolivie, qui n’ont rien de «rêves» mais seront peut-être, demain, les possibles alternatives à trop d’iniquités et les seuls palliatifs au suicide de l’Espèce.
Alors quoi, le vieux Bobby pourra-t-il y aller demain matin de son Times they are a-changin’ ? Know Hope moj brat…