Lettres par-dessus les murs (66)
Ramallah, le 16 décembre 2008.
Cher JLs,
Pendant que le vent soulève des nuées de feuilles mortes devant la fenêtre, j'écume avec bonheur internet et ses blogs, je fais moisson de mots et d'images, fasciné comme toi par la richesse de cet univers dont on commence seulement à entrevoir les possibilités. Grâce à Battuta je fais la connaissance de Jalel, depuis Jalel je découvre Feuilly et l'élégance de sa plume, et puis toujours Poindron et la richesse de son iconographie, et me revoilà chez toi… Il y a sur internet beaucoup de vide mais plus d'étoiles qu'on ne saurait compter, des constellations se tracent et croisent leurs motifs et de fil en aiguille et de planètes en étoiles on en arriverait presque à toucher l'infini…
Il nous manque un cartographe pour faire le portrait de cet univers-là - sans doute sa représentation graphique se rapprocherait-t-elle des images de Mark Lombardi, l'artiste qui dessinait les nébuleuses de la mafia et du monde politique, recherchant dans la presse les intérêts liant les entreprises et les grandes familles pour les représenter par des graphiques à la fois complexes et éthérés, jolis nuages de conspirations globales… il fut l'un des premiers à découvrir les liens unissant les Bush et les Ben Laden, le FBI s'intéressa de près à ses recherches, on le retrouva suicidé en mars 2000 dans son appartement…
D'autres prennent sa suite, le fondateur de Facebook rêve de tracer le graphe social absolu – moins prétentieux et plus amusant il y a twitter.com, dont tu connais peut-être le principe : des messages de 140 signes maximum, format SMS, instantanément publiés. La concision donne des choses sympathiques, ainsi Jessica, de Portland :
I left the office late today, and our night courier asked me out. Poor kid would've had a better shot just asking for sex.
Sur twittervision.com on voit ces messages s'afficher en temps réel sur une mappemonde, en petites bulles qui éclatent de Cologne à Brno : KayButer : müde. die nächte ohne nennenswerten schlaf nagen langsam etwas an der substanz.
Egl: Perdu procès.
Bolapucc @JoeQuesada : Maybe the guy who gave you the flu could meet the guy who gave ME the flu. And may they rot in hell Markoph : A práve mám vďaka nemu chuť rozbíjať veci a vydlabať sa na celý ročník. >:(
C'est aussi par twitter que j'apprends qu'un attentat a été déjoué dans un grand magasin à Paris, en même temps que les inquiétudes domestiques de Kate :
Just heard something from the dishwasher that sounded like a Star Trek sound effect. I'm not going to look.
Dans ce sympathique gazouillis on regrettera le silence de la Chine, ou le quasi-mutisme de l'Afrique, et certains n'y verront qu'un vain bavardage, mais au-delà de l'individualité des interventions, c'est leur nombre, leur flux continu qui relève d'une poésie inédite… le murmure polyglotte qu'entendrait un extraterrestre, s'il tendait son oreille pointue vers notre petite planète. Il y a dans ce bruit universel un souffle qui me rappelle évidemment tes ceux qui, celles qui…
ulinuxwrld : Ai ja é demais ... cliente me roubando um notebook velhinho na cara larga já é demais ... isso vai dar policia
hellcat73@Dr__Dee: Heul nicht, ist doch bald vorbei.
AnnaBitar : Bom dia, amiguinhos
Pascal : à bientôt.
A La Désirade, ce 16 décembre, soir.
Cher Pascal,
Oui c’est assez vertigineux tout ça, surtout avec le vent en tourbillon. Or nous avons plutôt vécu, ce soir, dans le calme tissage des strates de neige montant à mesure des lentes descentes de flocons. Mais l’un peut aller avec l’autre, c’est affaire d’imagination spatio-temporelle et je crois que nous y arrivons par simple expérience des phénomènes moyennant un délire ordonné par une poétique rigoureuse. Un Michaux me semble trop exsangue en dépit de son génie poudroyant, le Butor gyroscopique manque hélas de chair autant que l'auteur d'Ecuador, les épigones latinos (Lezama Lima notamment) de Joyce se perdent dans la même musique destructurée que Guignol's Band.
Quant au tempsprésent, je suis surpris d'y voir tant d’esprits rassis, notamment chez les écrivains, tout à fait incapables de voir ou même d'entrevoir cette nouvelle réalité où l’ubiquité spontanéiste se combine avec d’incessants enjambements existentiels ou conjecturaux. Ne parlons pas de mes chers confrères critiques: ils ont des lunettes en bois. Cela dit, lis Tumulte de François Bon et tu m'en diras des nouvelles: il y a là un début de quelque chose, je crois...
Là-dessus, faut-il vraiment une cartographie de tout ça ? Alors à condition que ce soit un gracieux mobile et sans suspension stable. Et pourquoi faire au demeurant ? Quelques images suffiront à nous faire imaginer des labyrinthes où nous resterons ce que nous sommes, avec des noms et des visages – mais une autre liberté narrative, et là je pense roman, sans en voir aucun début d’esquisse nulle part, à moins qu’on dessoule Finnegan’s Wake ou qu’on relance un Quichotte sur les routes d’après The Road, dans un multithriller à la narration ondulatoire et corpusculaire à la fois. Si je me suis tellement intéressé aux tentatives étonnantes de Maurice G. Dantec (surtout Cosmos Incorporated et Grande Jonction), c’est à cause de ces pointes. Il est le seul à faire ça, mais il est peut-être trop seul, trop mégalo ou trop speedé, trop tiraillé entre les stéréoptypes de la pop culture et des lectures mal digérées aux abrupts idéologiques criseux.
René Girard estime que le temps du roman est fini. On aurait pu le penser après Ulysses, après la Recherche proustienne ou après L’Homme sans qualités, et je me fiche bien d'ailleurs du genre roman, mais je suis sûr qu’on va voir réapparaître un jour une grande synthèse poético-philosophique de notre temps.
Ce qu’attendant regardons tomber la neige et tourbillonner le vent. On peut aussi lire, régulièrement, quelques pages des Sphères de Peter Sloterdijk, ce philosophe qui me semble l’un des seuls à percevoir cette réalité nouvelle que nous reconnaissons à tâtons, et dont les idées relèvent de la poésie autant que de la pensée discursive.
Sur quoi je t’embrasse bien amicalement, autant que Serena et Nicolas.
Ton vieux tatou, Jls.
Images : Mark Lombardi, Philip Seelen.
Commentaires
Bonne idée, Jean-Louis, que de citer Lezama Lima, cet auteur cubain qui, dans son « Paradiso », n’a pas vraiment raconté une histoire mais a surtout permis à la langue de devenir le personnage principal. Œuvre baroque et poétique, faite de détours et de circonvolutions, elle englobe tout, créant une synthèse inespérée qui est comme un hymne à une beauté étrange. Cette œuvre aux mille ramifications symbolise un peu la cartographie rêvée par votre correspondant. Plongeant ses racines de tous côtés, elle offre une belle synthèse de la diversité. C’est vrai qu’on pourrait imaginer la même chose pour les blogues. Une sorte de fil conducteur qui les relierait les uns aux autres selon les affinités ou les thèmes traités. Sans doute un tel organigramme serait-il trop statique, mais il permettrait peut-être de ne pas laisser dans l’ombre des sites qui méritent certainement notre attention.
Il y a chez vous, JLK, une puissance d'écriture qui suffirait à emplir un blog, un art de la critique littéraire qui pourrait en emplir un autre, une sensibilité artistique qui ouvre les yeux et le coeur de vos lecteurs, un courage politique qui vous fait clairement défendre les libertés là où elles sont muselées
mais aussi
cette attention à l'autre, à la parole de l'autre.
Je suis heureuse que mes amis de plume (Jalel, Feuilly, Battuta...) aient de vous ce regard attentif et amical. Oui, les lire, (même sans rien écrire, parfois, sur leur blog), est une raison d'être heureux d'ouvrir son ordinateur le matin et d'écouter , en lisant, le coeur du monde...
J'aime votre sidérante correspondance avec votre scarabée bleu, celui qui pousse le soleil le long du ciel...