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littérature - Page 6

  • Fulgurances de Pierre Michon

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    Notes panoptiques sur Les Onze. Qui vient d'obtenir le Grand prix du roman de l'Académie française.  

     

    1)  On ne sait trop d’où ça vient ni où ça va, comment ça c’est fait et pourquoi, si c’est plus neuf que Lascaux et en quoi, à quoi ces mots doivent ça et comment on les reçoit étant entendu qu’au commencement c’est à la fin déjà que l’Auteur nous renvoie en citant déjà Les Onze qu’on est censé mondialement connaître, comme on connaît mondialement les événements et les figures fixés par ce grand tableau universellement reconnu et vénéré à la meilleure place du Louvre (au fond à gauche, derrière une vitre blindée genre limousine présidentielle) qui représente THE musée mondial comme Michael Jackson représente THE mondiale momie.
    Ce qu’on croit sentir, plus que de le savoir, c’est que la poésie revit ici, dont on sait depuis Cocteau que c’est de la prose qui bouille. Poésie illico surgie et en constant mouvement. À la fois THE film et son making of, THE tableau qu’on a tous en œil et son origine et son développement et les possibles motifs de son projet et de sa réalisation, et ce que nous pouvons dire et faire de cet objet hic et nunc, Monsieur, dit le Cicerone. Et dans un premier tourbillon de phrases on est sorti du bonheur italo-franconien de la France européenne des Lumières, Tiepolo touchant au ciel et y peignant un adorable éphèbe limousin qu’on suppose avoir tapé dans l’œil de Béatrice de Bourgogne, on bondit du jardin ravissant de Rousseau, et trente ans plus tard le même jeune homme ne le sera plus que nous savons retrouver peintre lui-même et pas des moindres puisque l’opinion mondiale le situe quelque part entre Rembrandt et Goya et Van Gogh et Shakespeare (le peintre), mille coudées au-dessus de David et bien sombre comme l’époque, le Tiepolo de la Terreur dira-t-on, mais plutôt caravagesque à ce moment où même Robespierre vacille…

    °°°

    On dit ces jours que la littérature de France, aussi, vacille, et c’est bien triste n’est-ce pas ? Et comme on mélange tout, c’est assez vrai : Il n’y a plus rien. Ou bien on cite quelques copains (HouellebecqDantecRavalec) pour au cas où malgré tout, ou Bergounioux ou Goffette pour faire fin ou Jauffret pour faire dur. Ou bien on se dit que les ProustCélineClaudelColette reviendront sous forme clonée. Ou bien on lit américain ou littérature-monde…
    Il y a du vrai dans tout cela mais le triste est que de moins en moins de gens se rappellent les vraies phrases, ni ne voient donc celles, nouvelles, qui surgissent. Je me rappelle par exemple ceci de Cingria : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».
    Ou bien encore cela : « C’est la forêt. Plus rien qu’un sentier de lune aux cimes des arbres pendant des heures. La demi-forêt. Ces cris, des galops frêles, ces ronflements qui sont probablement des hérissons ou des hermines ou des putois ou des loutres. Mais il y a aussi des êtres humains puisqu’on parle… »
    Et des êtres humains continuent de parler dans Les Onze de Pierre Michon : « L’enfant arrêté considère tout cela avec beaucoup d’intérêt, les Limousins noirs, la boue,l’odeur noire ; à peine pense-t-il encore à faire trembler les deux femmes qu’il tient sa disposition. Les voici qui le rejoignent, qui reprennent souffle, qui rient et grondent un peu, le touchent ; la faille crie tout contre lui. S'il les regardait, il verrait que sa mère elle aussi considère tout cela avec beaucoup d’intérêt, l’œil agrandi , les narines ouvertes à l’odeur noire grand, belle, sage et pieuse, mais privée d’homme depuis le départ du père, et les narines passionnément ouvertes à l’odeur noire. François-Elie sans la regarder demande ce que font là ces gens. « Ils refont ce qu’a fait une première fois ton grand-père, dit la mère. Ils font le canal ». Alors l’enfant, avec un grand sérieux et sur un ton d’évidence fâchée :
    - Ceux-là ne font rien : ils travaillent ».
    C’est qu’en effet il y a faire et faire, et l’artiste casse ici le morceau à titre intuitivement préventif. Sacré petit élitaire de môme pressentant la Qualité qui fera de lui demain un jean-foutre baudelairisant dans les ateliers et les bordels. Et ceux qui se rappellent ce que sont les phrases sont à la fête au fil de ce doux délire comme au soir d’un contrat pour machine de guerre sous forme d’art où le peintre Corentin (de ce beau nom d’un héros vif de notre jeunesse) se retrouve devant cette « scène de théâtre ouverte à deux battants sur l’heure la plus morte de la nuit à loups, la ci-devant nuit des Rois ».

    °°°

    On n’enverra pas, pédanterie désoblige, le message selon lequel les vraies phrases ne sont telles que parce qu’elles sont l’Expression même, messagères d’un sens qui est à la fois rythme de jarrets sur le macadam et forme sculptée dans les diverses dimensions et jazz et fugue et tout le toutim tenu ensemble par une Pensée. Les Onze ont tout cela. Reste à voir comment...

     

    2)  Tell.jpgIl faut être un peu suisse, je crois, ou peut-être un peu belge, à la rigueur un peu autrichien (mais sans l’Empire et ses pompes), bref il faut être d’un petit pays ou au contraire d’un immense Empire très mélangé comme celui du Big Will pour apprécier immédiatement l’humour de Pierre Michon dans Les Onze. Mais quand je dis humour c’est au grand sens, que les enfants tristes entendent mieux que quiconque, sur fond de roulement de tambour d’orage dans le galetas du ciel où Dieu fulmine à pas lourd. On a peur avant les mots mais les mots de la peur sont nos premières histoires, bien avant celle qui traîne sa Hache majuscule dans les grands pays. Quant à la Hache majuscule qui a été brandie dans l’histoire de certains petits pays (à commencer par la Suisse déjà sept fois centenaire), son impact est évidemment incomparable avec celui que scellent de grands noms et de grands moments. On a beau rafraîchir certains tableaux anciens à certains moments : ce sera la médiocrité du tableau qu’on verra autant que celle de l’événement, ou alors on se perd dans le symbole (le mythe de Guillaume Tell à toutes les sauces) ou les rixes cantonales ou multinationales (nos mercenaires), mais pour trouver un vrai grand tableau d’Histoire comme celui des Onze il faut se lever aussi tôt qu’Hodler, qui n’avait plus sous la main les acteurs universellement connus (le chauvinisme français lit dans l’avenir) par Corentin fils. Aussi, la Suisse, la Belgique et l’Autriche (surtout actuelle) font peu de cas de leurs poètes. Or disposer en peu de temps de onze littérateurs qui fussent à la fois des tueurs à faire passer pour des héros, permettait une horreur splendide de la carrure des Onze et valait bien aussi les douze pages que consacre Michelet à l’événement. Et puis quoi : la France avait réellement saigné, la France avait réellement noyé son chien divin après l’avoir déclaré pris de rage, la France écrivait une réelle histoire que seules les cousines Bette des petits pays pouvaient trouver outrée et boursouflée de rhétorique. Tout cela que construit et déconstruit le poète avec un lyrisme qui ne sonne, lui, jamais creux puisque le chroniqueur déjanté a les pieds dans le noir de la boue prolétarienne du Limousin et sait d’avance que l’âme collective figurée par les onze littérateurs ratés n’est pas l’émanation du peuple mais un Comité de salut dit public par la langue de bois  – non pas onze apôtres mais onze cuistres autoproclamés papes.

     

    °°°

     

    J’ai vérifié dans Michelet : hélas les douze pages en question manquent à mon exemplaire, mais peu importe ; peut-être même cela fait-il partie du jeu ? De toute façon les forces, les puissances et les commissaires ne verront jamais le tableau, ni la multitude qui défile au Louvre en courant se pâmer devant le petit jeune homme à sourire androgyne de Léonard, dit Giocondo, autre divin menteur. 

     

    3) « Si un poète demandait à l’Etat le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel », écrit Baudelaire, que je me suis rappelé en lisant Les Onze, qui raille en somme le rêve de poète rôti du bourgeois.

    La peinture d’Histoire est vouée naturellement à l’acclimatation du bourgeois, sauf à se faire peinture-peinture d’avant ou d’après l’Histoire, comme Lascaux ou l’Uccello des batailles immobiles. Le Tiepolo de la Terreur que figure François-Elie Corentin fait la pige à Girodet et à Delacroix, en peignant Les Onze, comme Balzac fait achever en gloire le chef-d’oeuvre inconnu que Thomas Bernhard appelle sûrement de ses vœux en fulminant de maître en maître ancien pour sauver LA toile absolue, entre Lascaux et le Bacon des papes qui effacent également la référence historique pour devenir l’Histoire. Je sais bien que le poète aligne à peu près sept références à la ligne dans Les Onze, et chiche que le savantasse de service se fera un devoir de relever la pléthore du signifié (je me rappelle un article de Tel Quel qui parlait ainsi de la Comédie de Dante), mais c’est finalement d’un effacement du fait divers qu’il s’agit là, avec ces obscènes pantins lettreux que sont les Comitards travaillés par la même envie de se faire baiser par la Brute que le protagoniste, justement, de L’Envie d’Olécha, figurant par excellence l’intellectuel révolutionnaire (ou le nazi devant l’Athlète) devant le Pouvoir. À celui-ci la seule réponse picturale est celle de Goya ou de Velasquez, pour les grimaces retorses, ou de l’immobilité silencieuse de Rembrandt, d’Uccello et de Corentin fils.

    Chappaz.jpgQuant à la question du Douzième, elle est le trou noir éblouissant des Onze que figure celle-là-même du peintre qui a appris de la Terreur que « tout homme est propre à tout ». Vous cherchez le message : il n’y a que le massage de chair et d’ombre et cette lumière qui les traverse et la langue prodigieusement porteuse, patois ou français de l’Île ou babélien de francophonie qui fait que le Maurice Chappaz de l’Evangile selon Judas fait écho, jusque dans son délire prompt d’octogénaire rimbaldisant, au livre fulgurant de Pierre Michon…       

     

     
    Michon2.jpgPierre Michon. Les Onze. Verdier, 136p.

    Judas3.jpgMaurice Chappaz. Evangile selon Judas. Gallimard.

  • Don DeLillo à Manhattan

    DonDeLillo7.jpgLe romancier américain parle de Cosmopolis

    "Je voulais raconter l'histoire d'un homme qui traverse Manhattan en une journée", explique l'écrivain pour commencer. "Le type en question serait richissime et très cultivé. Il habiterait au sommet du plus haut building du monde, dans un appartement de 48 pièces qui lui aurait coûté plus de 100 millions de dollars, avec bassin à requins et nursery pour barzoïs. Il souffrirait d'une asymétrie de la prostate mais disposerait, dans son avion personnel, de la bombe atomique. Il apparaîtrait comme  le maître de l'univers et vivrait pourtant, ce jour-là, l'effondrement d'une utopie "...

    La soixantaine plus qu'entamée mais fringante, d'une discrète ironie qui renvoie à la fois à son parcours de franc-tireur peu soucieux de tapage publicitaire et à son inflexible lucidité, le romancier tout modeste d'apparence revient sur divers aspects de Cosmopolis.

    Sur le protagoniste du roman, président d'un empire financier, il évoque d’abord le glissement de pouvoir du politique à l'économique: “Quelque chose de curieux s'est passé dans les années 90 aux Etats-Unis. On y a vu les entreprises devenir des puissances, et les plus grands managers rivaliser avec les chefs d'Etat et les stars des médias. L'obsession de l'argent a gagné les particuliers, scotchés devant les nouvelles de la Bourse défilant sur leurs computers. Tous se sont mis à vivre dans une sorte de futur immédiat, rythmé par le flux financier. Jusqu'alors, on disait que "le temps est de l'argent" alors que l'argent a commencé de fabriquer un temps accéléré. Mais voici que soudain, au printemps 2000, cette euphorie a été stoppée net par le chaos financier. Le 11 septembre a fait le reste..."

    Si l'action de Cosmopolis se déroule un an avant la tragédie, l'ombre de celle-ci plane déjà comme une menace diffuse sur le roman dont le protagoniste dispose lui-même d'un service de sécurité digne d'un chef d'Etat alors qu'il assiste, dans sa limousine de douze mètre tapissée de liège et connectée par écrans au monde entier, à l'asssassinat en direct du directeur du FMI, en Corée du Nord, et à une émeute altermondialiste en plein Manhattan. Une fois de plus, la fiction du romancier se sera trouvée rattrapée par la réalité...

    "Jusqu'au 11 septembre, précise alors Don DeLillo, les Américains se croyaient inatteignables et maîtres du futur, et voilà qu'un petit groupe de terroristes a suffi à ruiner cet optimisme "cosmique". A l'époque de la Guerre froide, nous étions conscients que de terribles destructions pouvaient toucher l'Amérique, mais à présent, à commencer par les habitants de Manhattan, chaque individu se sent menacé sans savoir où le prochain coup va porter..."

    Toute l'oeuvre de Don DeLillo, dont l'influence sur les jeunes romanciers américains les plus en vue est considérable (notamment un Bret Easton Ellis ou un Jonathan Franzen), est à la fois une vaste fresque polyphonique et une mise en perspective romanesque de grands thèmes en phase avec le monde contemporain où interfèrent la technologie et la médiatisation à outrance, l'évolution de la société américaine durant un demi-siècle (dans le monumental Outremonde) et l'émergence du terrorisme, notamment. Son travail relève donc en partie de ce que Mallarmé qualifiat, à propos de l’avenir du roman, d’un “universel reportage”, mais Don DeLillo n’en insiste pas moins sur l'importance de la langue, base irremplaçable de la poétique romanesque, et de l'intuition non planifiable, à l'approche de la complexité humaine, qui distinguent le roman de l'essai ou de l'enquête journalistique.

    Nulle meilleure preuve, au reste, que son oeuvre relançant l'observation sociale d'un John Dos Passos et les visions plus déjantées d'un Philip K. Dick, avec sa propre intelligence et sa propre musique.


    NewYork6.jpgUn ange trépasse

    Le mal rôde dans Manhattan, mais qui est le diable à Cosmopolis ? Et la notion de mal a-t-elle encore un sens dans un monde globalisé où l'argent règle tous les problèmes ? Ce qui est sûr, dès le début du périple qui doit amener Eric Packer chez le coiffeur - son divin caprice de ce matin-là-, c'est que la menace plane sur la ville, qui vise virtuellement le patron milliardaire de la Packer Capital autant que le président des Etats-Unis en visite à New York. Pourtant la menace n'inquiète Packer que de loin, protégé qu'il est par sa conviction d'être au top, par le blindage de sa stretch-limousine et par un commando d'agents de sécurité le suivant partout, jusque auprès de ses diverses partenaires, du toubib qui lui ausculte la prostate (tandis qu'il vit, avec sa responsable conseillère financière, un orgasme sans contact à base de "contrôle oculaire complet"), ou de la librarie branchée où il retrouve sa femme zurichoise multifortunée et poétesse "de merde".

    Bon connaisseur de la physiologie des oiseaux et de la peinture d'avant-garde, des poètes de Bagdad au Xe siècle et de Marx qu'il lit dans le texte, Packer est le champion de la performance toute catégorie et l'homme du futur accompli, dont un disque dur devrait prolonger éternellement la vie à supposer que son corps pourtant entraîné le lâche contre toute attente ou que le mal rôdant le frappe comme il a frappé (à son vif plaisir, soit dit en passant), un magnat russe de sa connaissance, étripé sur la rue en plein jour.

    Il y a de l'ange en Packer, dont les ailes virtuelles le portent au-dessus de l'"espace viande" de la rue, et pourtant c'est par ladite viande qu'il va chuter, dont un damné plus ou moins squatter a voulu flairer la "saleté". Incarnation du ressentiment, ce pauvre Benno "jeté" par son entreprise, et qui fait la peau de Packer avant de lui faire les poches, est à vrai dire un piètre démon à côté de celui-là. D'ailleurs l'arrêterait-on que le mal continuerait de rôder en souriant dans une autre "limo", selon "l'axe du Bien" tracé par les nouveaux dieux...

    Don DeLillo. Cosmopolis. Traduit de l'américain par Marianne Véron. Actes Sud, 222p.

  • L'argus de Nabokov

    medium_Nabokov4.JPGmedium_Argus.jpg Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’a donné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.

    C’était le dernier grand maître de la littérature occidentale, que les cuistres de Stockholm ont honoré en s’obstinant à ne pas lui décerner le Prix Nobel, comme s’il était naturellement au-dessus de ces honneurs calculés, trop insolemment libre pour aller donner la papatte à un monarque social-démocrate.

    Nabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’imprécision ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.

    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout chez Nabokov: c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du naturaliste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis. Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’ Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui “le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie”, auquel il consacra un petit livre non moins singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristocratique, et du second le fond plus trouble et le génie malicieux, l’ironie et certain goût du trivial - mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littérature scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre génie - comme un don du ciel qui méritait le respect et le meilleur entretien quotidien.

    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Eden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale. Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui - mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en attendant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.

    Je regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.

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    medium_Photo_007.jpgNabokov à son pupitre, photo de Horst Tappe.

    La tombe de Vladimir et Véra Nabokov, toute proche de celle d'Oskar Kokoschka. Photo: Philip Seelen

     

  • Sollers à Silvaplana


    De la liberté de ne pas suivre l'Auteur...

    Silvaplana, ce lundi 24 janvier, 16h.33. – Le soleil rougeoie à l’ouest du lac enneigé sur lequel je marche seul en laissant derrière moi la double marque répétée YETI YETI de mes moonboots, qui me rappellent Tchang, le petit chinois de Tintin au Tibet, et notre premier séjour familial en ces lieux, lorsque nos filles étaient toutes petites et qu’entre deux chapitres de La montagne magique je me réjouissais tant de changer, de torcher, de humer au cul, de peloter et de palpoter, de mignoter, de léchoter et de faire rire par mille mignardises idiotes de père attentionné, avant de les oindre d’huile de rosat et de myrtilles, de les emmaillotter de linges imbibés d’eau-de-vie, de les embéguiner et de les déposer dans la bercelonnette.

    Combien j’aimais jouer au papa sans maman (elle se reposait alors dans son coin en se livrant à quelque sublime découpage) et combien j’emmerde Philippe Sollers pour la déconsidération qu’il jette sur la condition de père, mais combien je me réjouis aussi qu’Une vie divine soit de ces livres rares qui nous laissent la double liberté d’apprécier les vues de leur auteur tout en emmerdant celui-ci pour mieux se rester fidèle à soi, n’est-ce pas ?
    Donc il me plaît de reconnaître à Sollers le droit et la liberté de dire son mot, pour autant qu’il me laisse dire le mien, et c’est à cela que nous incitent et nous invitent et son livre et Nietzsche et les cimes que tous les matins je salue en me disant crânement avec Sollers: les montagnes s’en foutent !
    Pourtant le fait que les montagnes s’en foutent ne signifie pas que rien n’ait plus d’importance. Au contraire, et Sollers et Nietzsche ne disent pas autrechose : c’est quand on a reconnu que rien au fond n’a d’importance que tout se met à compter. La clairvoyance est le contraire du nihilisme, et j’aime que Philippe Sollers y ajoute de la gaîté.
    Du moins est-ce ce que je me dis en marchant sur le lac enneigé de cette fin d’après-midi en laissant derrière moi cette signature de YETI…

    Les cygnes de Silvaplana. Découpage de LK.

    Philippe Sollers. Une vie divine.

  • Sollers à Sils-Maria


    Au miroir de Jouve. Propos sur le roman.

    Sils-Maria, Hôtel Waldhaus (grand salon), ce mercredi 25 janvier, 13h.33.- Il y a plus de cent ans qu’a été érigé le Waldaus de Sils-Maria où je rencontrai, pour la première et unique fois, en 197**, un Pierre Jean Jouve doublement effondré du fait que Blanche, son épouse psychoanalyste, venait de faire une mauvaise chute dans le Grand Escalier, et non moins grave : du retard que l’envoi du chèque de Bianca, sa richissime mécène américaine, accusait ce jour-là.

    « Maladie, canicule, catastrophe ! » furent les trois termes de son entrée en matière, après quoi nous allâmes sur la terrasse ensoleillée surplombant les lacs égrener quelques sablés arrosés de whisky-tisane et quelques propos sur le roman.
    « Henry James affirme que tous les personnages du grand romancier ont raison », nous dit alors Jouve, et me signant mon exemplaire de Paulina que je lui soumis en tremblotant d’émotion, il me regarda par en-dessous de son œil terrible et malicieux à la fois : « N’est-ce pas que nous l’avons aimée notre Paulina ?!" Notre Paulina !
    Or resongeant aujourd’hui, sous la neige congelée, tant d’années après la mort de Jouve, de Blanche et de Bianca sans doute, aux personnages de Paulina, de La scène capitale, de Catherine Crachat ou du Monde désert, j’entends toute une rumeur de rêve, dans une sorte de brume proustienne, de laquelle montent des voix dont je reconnais chacune - chacune ayant raison.
    Et c’est Jacques de Todi, le fils de pasteur du Monde désert, neveu de Paulina, que son penchant pour un garçon diablement angélique peloté sur les hauts alpages du val d’Anniviers, non loin de chez Ella Maillart et du chalet des Chappaz, fait se convulser de culpabilité puis se jeter dans le Rhône de Genève au dam de son amie Baladine, dont Jouve a repris le prénom de la mère de Balthus. C’est Paulina et c’est Hélène de Sannis à Soglio (que Jouve appelle Sogno, le rêve), la toute belle Hélène fascinant un autre adolescent, Dans les années profondes, ou c’est Gribouille le fils des Gribiche et vingt, trente autres personnages qui ont tous raison, entre le poète et nous.
    La bande à Sollers, à l’époque de la revue Tel Quel que j’ai commencé à collectionner en 1966, avant de la rejeter virulemment, a fait beaucoup pour accréditer l’idée de la mort du roman et du caractère obsolète de la notion de personnage. Mais où en sommes-nous quarante ans plus tard ? Ya-t-il un seul grand romancier français vivant, comparable à un Philip Roth ou à un J.M. Coetzee, à un William Trevor, à une Doris Lessing, une Edna O’Brien ou une Joyce Carol Oates, un Brian Easton Ellis ou un Antonio Lobo Antunes - quel Bernanos d'aujourd'hui ?

    Je pose la question en revivant mentalement, ici au Waldhaus, tous les épisodes de La montagne magique dont chaque personnage me reste avec son prénom et ses raisons.
    Philippe Sollers a–t-il laissé la liberté à un seul personnage, à part le sien et ceux des femmes qui lui tournent autour comme autant de courtisanes et autres servantes aux rôles définis ?

    J’attends tranquillement les contradicteurs, tout en reconnaissant de mieux en mieux le mérite particulier de l’auteur d’Une vie divine…

    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 2005.


     

  • Sollers à Sienne


    Du mystérieux Mozart et du char de Beethoven


    Sienne, Accademia Chigi, ce jeudi 26 janvier, 10 heures du matin. – Il y a des siècles que je reviens à Sienne, où Simone Martini a brossé mon portrait en 1320 et des bricoles, juste après ma conquête de Montemassi, de profil et couvert d’une splendide robe d’or poinçonnée à losanges, qui recouvre presque entièrement aussi mon blanc destrier, sous le nom de Guidoriccio da Fogliano.

    Je ne sais où Simone m’a déniché ce joli chapeau, mais bon. Ensuite, le dernier des érudits le sait, je réapparais au Cinquecento sous la figure du voyou à bandeau qui se trouve à la droite du Chevalier Blanc de la fameuse bataille peinte à fresque en 1466 par ce snob de Piero della Francesca. J’y ai l’air un peu patraque, pas à cause de la bataille mais à cause de ce que je viens de faire dans une alcôve proche avant la reprise de la pose avec toute l’équipe de forbans.

    Ces deux avatars de mon passé toscan, entre cent autres, sont fixés par la peinture de ces époques : nul doute à ce propos. En revanche, je ne sais d’où me vient le goût du cappuccio le matin, comme celui que j’ai pris deux fois tout à l’heure sur le Campo, ni d’où le goût de Beethoven et de Schubert, de Purcell et d’Arvo Pärt, de Soutine et de Bonnard…
    A l’instant cependant il n’y en a que pour Mozart, Sollers oblige, qui ruisselle bonnement des murs de l’Accademia jusque dans la cour où, comme tant de fois lorsque j’attendais la diva Johanna Silber, dans les années 20 du 20e siècle (une autre de mes vies antérieures) j’ai pris place sur le banc de pierre, l’oreille proche des conduits auditifs (géniale invention) qui relient chaque salle de répétition au cortile…
    Mozart ou la délectation : c’est tout Sollers, c’est l’apollinien par excellence bien plus que le dionysiaque, cela ravit Moi l’autre l’aérien tandis que Moi l’un renaude, qui n’en finit pas d’espérer le roulement de char de Beethoven le long des Bianchi di Sopra.
    « Sollers est très, très amusant lorsqu’il compare Wagner à un capitaine d’industrie usinant sa musique comme de la métallurgie lourde ou du matériel d'armement!», pérore Moi l’autre en se gorgeant de chocolat Mozart. Et Moi l’autre de grommeler : « Pas ça d’émotion, ton phraseur n’est jamais descendu à la cave, parle des migraines de Nietzsche mais ne sait pas ce que c’est, parlote et jabote mais ne me touche pas pour autant, chiacccherone maledetto ! », et Moi l’autre de pouffer.
    Et Mozart de ruisseler dans la matinée radieuse, au milieu des collines enneigées…

    Philippe Sollers. Mystérieux Mozart. Plon, 2001.

  • Le choc des images

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    Sontag24jpg.jpgA propos de Devant la douleur des autres. Rencontre avec Susan Sontag.

    Les images-chocs de la guerre rendent-ils l’homme plus conscient de l’abomination de la guerre, au point de l’en détourner ? C’est ce que croyait la romancière anglaise Virginia Woolf lorsqu’elle prit connaissance, dans les années 1936-1937, de photos montrant des corps dépecés de civils adultes et enfants victimes des bombardements de l’armée de Franco, en pleine guerre d’Espagne, laquelle fut d’ailleurs le premier conflit largement “couvert” par les photographes de guerre. Dans le même esprit pacifiste, sous le titre de Guerre à la guerre, l’objecteur de conscience allemand Ernst Friedrich avait publié, en 1924 déjà, un album rassemblant d’effrayantes photos de “gueules cassées”, de soldats gazés et de cadavres de toutes nationalités pourrisant en tas. Or la “guerre de demain” prophétisée en 1938 par Abel Gance dans son film J’accuse, aux images non moins terribles, éclata en dépit de toute “prise de conscience”.
    Depuis lors, les représentations de la guerre et de la violence dans le monde se sont multipliées de telle manière que nous baignons littéralement dans les images de la souffrance humaine captées dans le monde entier le jour même. Or pouvons-nous encore compatir, comme y incitaient les gravures célèbres des Désastres de la guerre de Goya, ou sommes-nous immunisés par le flot des images ? Et la manipulation technique et commerciale de celles-ci ne fausse-t-elle pas leur réception, déviant leur fonction de témoignage et assouvissant parfois les pulsions les plus morbides. Telles sont, entres autres, les observations et les questions développées par Susan Sontag dans son dernier essai, qui nous confronte à la réalité actuelle dans son ambivalence et sa confusion.
    - Dans quelle mesure, Susan Sontag, la photographie rend-elle compte de la réalité de la guerre ?
    - Le pouvoir spécifique d’une photo est, je crois, de nous hanter. Une photo peut créer un choc et fixer une vision symbolique, tel l’officier vietnamien exécutant un vietcong agenouillé , le soldat républicain de Capa ou le gosse levant les mains dans le ghetto de Varsovie. Mais sans les mots, sans légende ou narration, ce que dit la photographie de la guerre est limité. Je l’ai vérifié lors du siège de Sarajevo, où j’ai séjourné pendant près de trois ans. En parlant, après la guerre, avec des amis qui en avaient vu tous les jours d’innombrables images, j’ai constaté qu’ils n’avaient aucune idée de la réalité concrète que nous vivions. Un film, sans doute, rend mieux celle-ci. Mais la photo ne dit rien de l’odeur, du bruit, du silence, de l’ennui, des multiple sensations vécues jour après jour dans une guerre.
    - Les images de la guerre au Vietnam n’ont-elles pas influencé, tout de même, l’opinion américaine ?
    - C’est vrai. Au Vietnam, la photographie de guerre a d’ailleurs eu un rôle inégalé par le passé. Mais les photos n’auraient jamais suffi sans l’opposition suscitée par la conscription obligatoire et les pertes humaines dans l’opinion publique, également stimulée par des fleuves de mots.
    - Le témoignage photographique garde-t-il sa validité à vos yeux ?
    - Bien entendu. Le problème n’est pas lié au document lui-même, mais à son contexte et à sa réception. Je me rappelle que pour la première publication dans Life, en juillet 1937, de la photo de Capa montrant le milicien frappé à mort, le magazine avait consacré la pleine page de gauche au baume capillaire Vitalis. Le rapprochement pouvait choquer, mais du moins savait-on où était la publicité et où le document... Cette fonction s’est complètement diluée, par exemple, dans les photos réalisées par Toscani pour Benetton, où la douleur humaine devient une composante publicitaire avec le plus total cynisme. Dans ces mêmes eaux troubles, et au comble de la morbidité, je vous signale que les images de l’exécution, au Pakistan, du journaliste américain Danny Pearl ont été localisées sur un site porno...
    Cela étant, la photo reste un précieux instrument de savoir. Prenez un tout autre exemple que celui de la guerre: le vieillissement. J’y ai pensé en voyant les images successives de Katherine Hepburn à travers les années. On dispose là d’un instrument à large diffusion qui ajoute à notre connaissance.
    - On reproche souvent à la photographie d’esthétiser le malheur ou la souffrance. Vous parlez vous-même de la polémique suscitée par les magnifiques images de Salgado, qui fait de la beauté à partir de la misère...

     

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    - A franchement parler, j’ai de la peine à trancher. J’ai moi-même défendu Salgado lorsqu’on l’a descendu en flammes, mais je constate tout de même que, par exemple dans sa grande série sur les migrations, il mélange tous les sujets au risque d’aboutir à des amalgames confus. Là encore, l’image qui n’est pas relayée par la réflexion est insuffisante. De la même façon, je me méfie de la compassion suscitée par des photos et que ne prolonge aucune réflexion. Je crois que la réflexion doit se substituer à l’incantation généreuse, qui n’est souvent qu’un simulacre.
    - Est-ce cela qui vous fait réagir violemment, aussi, contre ceux qui prétendent que la réalité n’est plus aujourd’hui que spectacle ?
    - Cette affirmation me semble révoltante, mais en somme typique d’un certain provincialisme intellectuel occidental, notamment représenté par un Baudrillard, qui ne voit que la virtualité des images ou des réseaux médiatiques et ne perçoit plus rien de la réalité pourtant douloureusement réelle dans laquelle vit la plus grand partie de l’humanité.

    - Quel serait alors, selon vous, le bon usage des images ? Y a-t-il une écologie de leur réception ?
    - Je vais vous paraître un peu vieux jeu, mais c’est mon côté moraliste de base qui ressort là: je crois que la meilleure façon de recevoir une image photographique est encore le livre, qui permet un rapport intime et prolongé propice à la réflexion. Ce n’est qu’en exerçant celle-ci, par exemple, qu’on peut comprendre le sens et la portée d’une des images anti-guerres les plus extraordinaires que je connaisse, à cet égard, entièrement composée en studio par le photographe canadien Jeff Wall, et qui représente des soldats russes et afghans morts dans un vallon ensanglanté, et qui continuent de nous parler comme si de rien n’était...

    Susan Sontag. Devant la douleur des autres. Traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert. Editions Christian Bourgois Editeur, 138p.

    Susan Sontag est décédée en décembre 2004.

    Un recueil d'essais, Temps forts, a paru à titre posthume chez Christian Bourgois, en 2005.

    Images ci-dessus: Dead Troops Talk. Afghanistan. Photomontage de Jeff Wall. Mine de la Serra Pelada, au Brésil. Sebastiao Salgado.

    Deux ouvrages traduits de Susan Sontag ont reparu en octobre 2008 chez Bourgois: Sur la photographie et La conscience des mots, dans la collection Titres.

  • Rêver à la Suisse

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    Henri Calet au temps des privations. Invite à la (re)découverte...
    On sait, ou on ne sait pas, en tout cas on le découvre en ouvrant le petit livre savoureux d’Henri Calet portant ce titre : que Rêver à la Suisse signifie, au sens figuré cité en exergue, ne penser à rien. Un Suisse pourrait s’en vexer : il aurait tort. Lorsqu’un publiciste provocateur a lancé le slogan La Suisse n’existe pas, il exploitait une assez médiocre démagogie en vogue, notamment, dans certains milieux de haute intelligentsia et de haute politique culturelle helvétique, sous-entendant en somme que nous sommes tellement tout qu’il nous manque juste d’être tenus pour rien. Ce rien n’a rien à voir avec le rien de Calet, qui ne dit certes pas tout de la Suisse mais donne envie d’y goûter, comme à un idéal carré de chocolat.
    2c7647520e364a0cbbbf700761b82877.jpgLa première édition de Rêver à la Suisse, préfacée par Jean Paulhan, date de 1948, et l’on sent encore un peu la guerre dans la Suisse protégée que décrit Calet par le tout menu. Ainsi relève-t-il l’inscription figurant dans telle vitrine d’une prestigieuse confiserie de la place de Montreux, selon laquelle la Maison ne pourra livrer sa production d’Amandino pour cause persistante de restrictions.
    Henri Calet se moquait-il de la Suisse en relevant ce détail qu’on pourrait trouver un summum de luxe futile, au cœur d’une Europe en ruines ? Et se moque-t-il de la Suisse en s’arrêtant à d’autres détails ténus tels que la forme et l’appareillage des urinoirs ou le fonctionnement de tel vertigineux funiculaire à crémaillère ? Je ne le crois pas du tout. On n’apprend certes à peu près rien de ce pays en lisant Rêver à la Suisse, mais on en sent en revanche le climat : on y est et tout est dit. Ne penser à rien en rêvant à la Suisse est au reste la meilleure disposition pour redécouvrir ce pays qui en contient plus que quiconque n'oserait en rêver sur le territoire d'un timbre-poste, et l'on verra que ce n'est pas rien...   
    Jean Paulhan. Rêver à la Suisse. Préface de Jean Paulhan. Réédition Pierre Horay, 1984.

    Images: les emblèmes de la Suisse chevillés à nos semelles: le lion de Lucerne et Guillaume Tell; le funiculaire de Territet

  • Friedrich le Grand

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    En mémoire de Dürrenmatt, mort le 14 décembre 1990.

    Génie de l’espèce volcanique, Friedrich Dürrenmatt écrivait comme un écolier follement appliqué, dont chaque paragraphe de sa petite écriture carrée était essayé et repris, révisé cent et mille fois au point qu’à son œuvre comptant trente volumes il faudrait en rajouter trente autres au moins de brouillons. Des récits fantastiques de La Ville aux romans policiers à double fond tels que Le Juge et son bourreau ou Le Soupçon, ou des pièces radiophoniques (la fameuse Panne) aux écrits récents mêlant paraboles et réflexions, en passant par l’essai politique (sur Israël ou sur la Suisse), les dessins à la plume et la peinture virulemment expressionnistes, cet immense bonhomme n’aura cessé d’approfondir les thèmes qui le hantent depuis ses jeunes années : l’individu perdu dans le grand labyrinthe, la corruption du pouvoir et de la justice par l’argent, la dilution de toute responsabilité dans le chaos de l’Histoire, l’entropie cosmique et l’autodestruction de l’humanité. Autant de thèmes qui traversent son théâtre, de l'increvable Visite de la vieille dame, qui continue de se jouer aux quatre coins du monde, à cette représentation de la folie humaine que figure Achterloo, sa dernière pièce.

    Pessimiste paysan, Dürrenmatt n’a jamais cru aux lendemains qui chantent du communisme, pas plus qu’il ne cédait aux sirènes d’aucune autre idéologie que la sienne, critique, de fabuliste à traits acérés. Comme il le disait avec son goût du paradoxe, ce rebelle plantureux, amateur de bons vins et de cigares Brissago, était devenu écrivain en Suisse « précisément parce qu’on n’y a pas besoin de littérature ». À l’époque où les grands de ce monde se foutent de la littérature tout en la citant dans leurs discours pour se faire bien voir, le grand Fritz était arrivé, en présence de Vaclav Havel, dans un mémorable discours mêlant la plus folle exagération et la plus juste perception du conformisme helvétique, à défier nos édiles au point qu’ils lui battirent froid au terme de la cérémonie. Nul hommage plus mérité !

    Convaincu qu’il est impossible désormais de démêler la culpabilité des fauteurs de tragédies, ce moraliste panique visait essentiellement à réveiller ses contemporains doublement menacés par la mort spirituelle et l’Apocalypse planétaire, avec les moyens d’un Jérôme Bosch à la sauce bernoise.

    Portrait de Friedrich Dürrenmatt. Huile sur toile de Varlin

  • Polyphonies de la condition humaine

     

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    Antonio Lobo Antunes en traversée.

    Il est peu d’œuvres contemporaines dont la traversée procure, autant que celle des romans de l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, le sentiment de s’immerger en eau profonde et d’avancer comme en apnée dans une sorte de rêve éveillé. Un jeune drogué est en train de mourir dans un hôpital de Lisbonne. La science a déjà établi son bilan fatal tandis que la technique et la chimie le retiennent plus ou moins en vie. Or ses derniers instants constitueront l’une des sphères temporelles qui s’interpénètrent dans La mort de Carlos Gardel, où la voix du garçon se mêle à celle de son père divorcé et à de multiples autres murmures qui s’entrecroisent et s’éclairent mutuellement, pour constituer une sorte de lancinante polyphonie du manque d’amour dont chaque chapitre porte en exergue le titre d’un tango du mythique Carlos Gardel.

    A première approche, force est de convenir qu’un tel livre peut dérouter, tant sa trame est serrée et comme couturée de ruptures. De fait, une page d’Antunes combine souvent plusieurs plans de réalité et plusieurs temps, plusieurs niveaux de pensée ou de parole, plusieurs systèmes de dialogues, sans que la cohérence de l’histoire en train de se raconter ne soit pourtant entamée. L’impression d’un fouillis inextricable peut cependant prévaloir faute d’attention de la part du lecteur, à qui il incombe en somme de « construire » à l’unisson de l’auteur. Déchiffrement fastidieux alors ? Pas vraiment, car si complexe que soit la phrase d’Antunes, les éléments constitutifs de ses romans sont si « concrets », si fortement lestés de substance existentielle, affective et psychologique, sensuelle et sexuelle, si « physiques » et si « métaphysiques » à la fois, si profondément en consonance avec la souffrance quotidienne de tout un chacun, mais également si sublimés par la forme et la musique de la langue que jamais on n’a le sentiment d’une complication gratuite.

    La meilleure introduction à l’œuvre d’Antunes reste sans doute au demeurant, son premier livre, Le cul de Judas, dont la forme monologuée et l’éclat célinien de l’écriture ne posent aucun problème de lecture. Publié en 1979, Le cul de Judas, dont le titre évoque en portugais un trou pourri, ou l’opprobre frappant le traître, ressaisit, sous la forme d’une confession à laquelle se livre une nuit durant, dans un bar, un homme en train de séduire son interlocutrice, le voyage au cœur des ténèbres qu’a représenté, pour le jeune officier-médecin-écrivain, la guerre en Angola à laquelle il a participé vingt-sept mois durant, de 1971 à 1973. Cela étant, plus qu’un témoignage « sur » la guerre coloniale, Le cul de Judas se déploie comme une incantation, véhémente et lyrique à la fois, où le rescapé de la sale guerre exorcise le cauchemar de sa génération. On en trouve, aujourd’hui, les échos « à chaud » au fil des Lettres de la guerre qu’il a écrites à sa femme durant cette épreuve, publiées par ses filles et tout récemment parues chez Christian Bourgois.

    Issu de la bourgeoisie cultivée du quartier de Benfica qu’il a maintes fois évoqué dans ses livres, petit-fils d’un Brésilien marié à une Suissesse alémanique, élevé dans un milieu de médecins et lui-même psychiatre de formation (Connaissance de l’enfer, traduit en 1988, raconte sa plongée dans l’univers des malades mentaux), Antunes s’est colleté, dans ses premiers livres, avec les grands thèmes de l’histoire portugaise récente. Les séquelles de la guerre coloniale sont ressaisies dans le « débat » de Fado Alexandrino (1983) où quatre anciens combattants de l’Afrique se retrouvent lors d’un banquet de bataillon pour une confrontation sur fond de révolution en cours. D’une tout autre tonalité, plus onirique et baroque, mais non moins mordant, Le retour des caravelles (1988) brosse un tableau mémorable des conquêtes du Cinquième Empire et de la décolonisation.

    Il y a de la vision à la Garcia Marquez dans cette évocation grinçante du retour des conquérants où les figures mythiques de l’histoire portugaise des XVe et XVUe siècles croisent les dépossédés récents de la décolonisation, où caravelles et cuirassiers mouillent dans les mêmes eaux tandis que le langage du chroniqueur, revisitant à sa façon le premier des dix chants épiques des Lusiades de Camoës, multiplie les anachronismes et les allusions ironiques. Plus qu’un Garcia Marquez, cependant, Antunes investit l’intériorité de ses personnages, portant l’accent sur le désarroi des individus emportés dans la maëlstrom de l’Histoire.

    Dans cette perspective, c’est avec Explication des oiseaux, datant de 1981, que la forme novatrice des romans d’Antunes a trouvé sa première cristallisation. Au fil de quatre journées à la continuité rompue par la mort annoncée du narrateur, le lecteur participe littéralement à la lente et inexorable noyade d’un brave prof d’Histoire empêtré dans ses déboires conjugaux. Au fil d’un récit baigné de lancinante mélancolie, l’on assiste alors, simultanément, à la phase finale de la vie d’un couple mal assorti (le fils de bourgeois rêveur et l’intellectuelle communiste agressive, pour simplifier), aux séances de tribunal oniriques durant lesquelles le protagoniste s’imagine jugé tantôt par les siens et tantôt par les camarades prolétaires de sa femme, ou encore à de multiples remémorations de toutes les périodes d’une vie foisonnant de personnages malmenés par l’existence.

    « Toutes ces angoisses devant la cruauté de  la vie ne peuvent laisser le lecteur indifférent », écrit à ce propos la traductrice et préfacière du Retour des caravelles, Michelle Giudicelli, « car, à travers ces cas particuliers, et indépendamment de la personnalité de chacun, Antonio Lobo Antunes met à nu l’humanité dans son ensemble. Pour ce faire, il s’aide de tous les moyens que le langage met à sa disposition pour créer cette écriture baroque qui lui est si particulière. Afin de rendre le récit plus présent, il n’hésite pas à bouleverser la structure habituelle des phrases, parfois interminables, à y faire alterner le style indirect et le style direct, à passer brusquement d’une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, où le héros de l’histoire que l’on est en train de conter réagit devant nous aux événements qu’il vit en un discours intérieur dans lequel il dévoile tout ce qu’il ressent, les souvenirs qui le hantent, les images qui l’obsèdent ».

    Cette narration labyrinthique, qu’on pourrait dire également organique, ce concert de voix aux développement polyphoniques, on les retrouve plus amplement déployés dans Le Traité des passions de l’Âme (1990) ou plus encore dans L’Ordre naturel des Choses (1992) dont la forme est explicitement démarquée de la Cinquième symphonie de Gustav Mahler. Par ailleurs, la technique du romancier ne laisse de faire penser à tout moment, aussi, aux procédés de montage, d’enchâssements ou de fondus de l’écriture cinématographique ; et rien, au demeurant, de mécanique ou d’artificiel dans le développement de ces romans qui paraissent au contraire couler comme de lents fleuves moirés, charriant une multitude d’images singulières qui s’incorporent naturellement à la substance du texte.

    Voici « l’odeur d’alcool, de peur et d’espoir propre aux hôpitaux » qui avance et recule dans les couloir, « semblable à celle d’une mer endormie ». Voici la vieille mourante dont Antunes parle du « sommeil d’écureuil », tandis que le bruissement d’un envol lui évoque « les petites feuilles minces, innombrables, d’un dictionnaire » ou qu’un poisseux brouillard marin enveloppe la ville « dans un linceul de larmes immobiles » ou qu’une mouette sur l’eau est « couleur de paupière retournée ».

    Pour autant, les ressources imagières de l’écrivain ne se bornent pas à de telles « trouvailles » mais tendent de plus en plus à tout rendre plastique, comme si telle esthétique du « tout dire » devait inscrire dans la chair de l’écriture le grand projet du jeune auteur, formulé dans Le cul de Judas, de déchiffrer « le secret de la vie et des gens » et de résoudre « la quadrature du cercle des émotions ».

    D’un livre à l’autre, et notamment après La farce des damnés (1985), la propension satirique et grinçante du romancier tend s’adoucir au bénéfice d’une empathie de plus en plus proche de la compassion. Or cet aspect tchékhovien des romans d’Antonio Lobo Antunes, qui nous attache particulièrement à certains personnages désarmés, n’édulcore jamais le tableau clinique des observations de l’écrivain, à la fois moraliste et poète.

    Dans L’Ordre naturel des Choses, dont le titre évoque une expression qui l’exaspérait en son enfance (sa mère lui faisant valoir que la mort est, précisément, « dans l’ordre naturel des choses »), Antunes met en scène une série de personnages qui incarnent tous un certain état de déréliction ou de déliquescence, comme il en va des protagonistes de La mort de Carlos Gardel. Il y a là un vieil homme amoureux d’une jeune fille diabétique, laquelle lui offre son lit en échange du paiement de son loyer. Sous le même toit vivent la tante de la jeune fille en train de mourir du cancer, et son père qui a travaillé dans les mines du Mozambique. A ceux-là s’ajoutent un ancien agent de la police politique de Salazar reconverti dans l’hypnotisme, un officier libéral torturé pour complot contre le dictateur (et qui parle d’outre-tombe) et son frère toujours vivant rejeté par son père et ruminant le ratage de sa vie annoncé dès son enfance… et tels personnages d’en susciter d’autres comme d’une frise d’un seul tenant se prolongeant dans le labyrinthe intime de chaque lecteur.

    Telle est, aussi bien, l’étrange et profonde qualité d’absorption et de réfraction de l’œuvre d’Antonio Lobo Antunes, frère à la fois de Proust et du Simenon de la quête de « l’homme nu », mélange de sortilèges et de cruautés, de ténèbres et de lumière.

     

    Antonio Lobo Antunes dixit

    Du travail

    « Le plus important est le travail. Je travaille très lentement, à la main, dix à douze heures par jour, tous les jours, et je ne vois pas pour moi d’autre solution. Je me souviens toujours de ce que Bach disait : « Si vous travaillez autant que moi, vous parviendrez au même résultat ». Ce n’est pas tant une question de modestie que d’humilité. Je suis un auteur très commode pour les éditeurs, car je ne revois jamais les épreuves, ni ne relis mes livres. Tout mon travail se fait en amont : je fais une première version, puis une deuxième, puis une troisième, puis je fais dactylographier le manuscrit que je corrige une dernière fois et basta ! »

    De la lecture
    « Nous avons eu la chance, avec mes six frères, d’entendre mon père nous lire à haute voix, tous les samedis soir, les auteurs français, anglais ou russes qu’il aimait. Il n’émettait jamais de jugement, nous invitant plutôt à écouter et à former notre propre opinion. J’ai beaucoup de pitié pour les gens qui ne lisent pas, car la lecture est pour moi un plaisir presque sensuel, comme la musique et la peinture. De surcroît, la lecture des plus grands vous rend plus humble. Avec Le Traité des passions de l’âme, j’ai pensé que j’avais découvert un moyen de faire avancer l’action par le dialogue qui innovait. Et puis, un jour, je me suis mis à relire Jane Austen – et tout était là ! Ernesto Sabato me disait qu’il ne fallait pas lire beaucoup mais souvent le même livre. Il y a ainsi trois livres de Faulkner que je lis et relis : Le bruit et la fureur, Go down Moses et Tandis que j’agonise. Quand les romans sont très bons, ils ont une qualité magique. Et Faulkner a sur moi un effet catalyseur : il me donne envie d’écrire ».

    Du roman
    « En tant que lecteur, j’aime les gros livres. J’ai besoin de m’attacher aux personnages. Et puis un roman c’est très curieux, parce qu’on ne peut pas avoir un orgasme pendant quatre cents pages, il a ses propres lois, qui rejettent tout ce qui ne lui appartient pas. J’ai en outre appris, en travaillant, que la première version contient toutes les solutions techniques à développer ensuite ».

    De la composition
    «J’ai d’abord une idée vague. C’est très étrange. Ce sont de petites bribes, des trucs informes qui lentement cristallisent et se combinent. Puis une idée plus précise des personnages et de l’intrigue se forme, et c’est parti. Le même problème se pose avec la fin des livres : je me souviens toujours de la formule de Freud qui disait qu’une analyse est terminée quand l’analyste et le patient sont satisfaits du résultat. C’est al même chose quand l’écrivain et le livre sont eux aussi satisfaits… »

    Des influences
    « Dans chaque pays on me trouve d’autres oncles et cousins. En Suède par exemple on m’a rapproché de Claude Simon, que je connais mal. En France, c’est à Céline qu’on m’a comparé. Mais si je devais me choisir des parents, je dirais : Gogol, ou Faulkner. Par certains côtés, Zola a beaucoup compté pour moi. J’aime, en outre, beaucoup Simenon et Graham Greene, quoique je n’aurais pas aimé écrire leurs livres. La puissance d’évocation de Simenon est fantastique, qui arrive à créer une atmosphère en trois mots. Il a des qualités de concision que je n’ai pas du tout… »

    De la langue
    « La langue française est très difficile, beaucoup plus que le portugais , langue plus ductile et plastique, enrichie par beaucoup de mots arabes, nègres, juifs, dont vous pouvez bousculer la syntaxe et le lexique. Même la conception du temps en est changée. Il n’y a pas pour les Portugais, comme dans le reste de l’Europe, une séparation nette entre présent, passé et futur, mais une sorte d’immense présent élastique. Le problème du temps est un problème majeur du roman. Je me suis demandé pendant de longues années comment je pourrais le résoudre. J’ai utilisé certaines techniques de la psychanalyse, où les champs se mélangent. D’autre part j’ai utilisé les personnages comme miroirs, pour se refléter les uns les autres. C’est comme ça que je pensais pouvoir refléter l’extrême complexité des hommes et des femmes, et le caractère souvent paradoxal de leurs émotions et de leurs sentiments ».

    (Propos recueillis par JLK)

  • Le fleuve de la mémoire

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    Sur Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz, et en relisant Seule la mer, roman-poème.

    La voix d’Amos Oz est de celles qui, dans le bruit du monde actuel, font du bien. Pas tant du fait, d’ailleurs, de ce qu’il dit en vue de la solution du conflit israélo-palestinien, notamment dans le petit livre intitulé Laissez-nous divorcer ! , ni pour la valeur de témoignage humain et historique d’ Une histoire d’amour et de ténèbres, vaste chronique familiale englobant ses années d’enfance et de jeunesse en Israël et la destinée de ses aïeux européens chassés du monde dont il furent les plus ardents défenseurs, mais pour le mélange de sagesse lucide et de tendresse, d’empathie non sentimentale et de poésie qui se dégage de ses livres.
    De cette voix profonde et généreuse nous restant par son écho durable, le roman-poème intitulé Seule la mer (Gallimard, 2001; traduction discutable de The same Sea) constituait la meilleure illustration jusque-là, que déploie aujourd’hui dans le temps et l’espace cette inépuisable Histoire d’amour et de ténèbres, interrogeant autant les racines et la mémoire européennes de l’auteur que les nôtres, que nous soyons juifs ou pas. Or, quoique goy avéré, jamais le soussigné ne s’est senti aussi proche d’être juif qu’à la lecture de ce livre excluant pourtant les assimilations lénifiantes et les bons sentiments à la petite semaine. Plutôt, c’est à proportion des différences considérées pour telles, des défauts de ses personnages et de l’incompréhension régnant entre eux jusque dans le cercle le plus étroit de la famille confrontée aux mêmes difficultés, que nous nous prenons à les aimer. Seraient-ils Palestiniens ou Chinois que nous les aimerions tout autant sous le même regard froid et chaud à la fois, d’un auteur ne cessant de balancer de la comédie à la tragédie, de l’individuel au collectif, du particulier au général, des premiers plans de l’actualité aux allées des années profondes.

    Cette chronique romanesque (on verra plus loin dans quelle mesure fidèle aux faits, ou réfractée et charnellement épaissie par la fiction) commence dans un logement insalubre du quartier “tchékhovien” de Kerem Avraham à Jérusalem, au commencement des années 50, où s’entassent les monceaux de livres du père bardé de diplômes mais confiné dans un emploi de bibliothécaire (il lit seize ou dix-sept langues et en parle onze avec l’accent russe) et de la mère elle aussi très lettrée (même si elle ne lit que sept ou huit langues...). Européens de culture et d’âme comme leurs aïeux, les parents d’Amos rêvent peut-être encore en yiddish mais ne parlent à leur enfant qu’en hébreu, de crainte qu’il ne succombe à son tour “au charme de la belle et fatale Europe” dont ils ont été chassés comme des rats. De la même façon, c’est à l’avenir de la nouvelle nation que la figure tutélaire de la famille, le grand-oncle savant Yosef Klausner (c’est le vrai patronyme d’Oz) trônant au milieu de son “château” de livres et de manuscrits, consacre les méditations et les traités historico-politico-littéraires qui lui vaudront la vénération des plus haute autorités de l’époque.

    Le charme profond de ce livre tient cependant à la manière toute familière, et souvent frottée d’humour - à hauteur d’enfant ou d’adolescent -, dont se modulent observations et portraits. Une visite dominicale au voisin (et terrible rival) du grand-oncle, le futur Nobel de littérature S.Y. Agnon, n’est pas relatée ici avec plus de solennité que les redoutables séances de décrassage subies par l’enfant en visite chez sa grand-mère Shlomit qu’obsède la hantise des microbes “asiatiques” fourmillant dans l’atmosphère d’un Proche-Orient où l’on s’est réfugié faute de mieux...
    Au cliché d’une jeune nation unie fixant crânement la ligne d’horizon se substitue, dès les premiers chapitres d’ Une histoire d’amour et de ténèbres, l’image grouillante et contradictoire, voire conflictuelle, d’une société composite où les moins mal vus ne sont pas les jeunes pionniers des kibboutzim, considérés comme impies ou de moeurs dissolues par d’aucuns, à commencer par les parents d’Amos. Or c’est ceux-là que le jeune garçon rêve de rejoindre au plus tôt, pour devenir tractoriste et non du tout écrivain comme l’aimeraient tant les siens. A quatorze ans déjà, il imposera à son père ce crève-coeur avant de changer de nom et de découvrir que le jeune Israël de Galilée est aussi pourri de littérature et de poésie que les irrespirables appartements de sa famille.
    L’écrivain remarque, à un moment donné, qu’il a toujours donné une “seconde chance” aux personnages de ses romans, et l’on pourrait se dire, en lisant ce premier ouvrage explicitement autobiographique, que c’est la même “seconde chance” qu’il s’est donné à lui-même par rapport à sa mère et son père, en rejouant tous leurs rendez-vous manqués et en les incorporant pour ainsi dire dans la “seconde chance” donnée à toute une généalogie restituée dans l’immense brassage de cette remémoration.

    De Jérusalem et Tel-Aviv, et des années 50 à nos jours, le chroniqueur ne cesse en effet de nouer et de renouer de nouveaux liens de filiation dans la trame desquels, comme pêchés au tréfonds du temps par un grand filet, ressurgissent visages et destins. Une paire de chaussures d’enfant y fait office de petite madeleine, et c’est ainsi qu’un jeune pionnier finit par honorer, plume en main, la mémoire des siens...

    En relisant le roman-poème Seule la mer.

    La poésie est-elle d’actualité à l’heure où deux peuples se déchirent sur la terre dite sainte, et le lecteur ne va-t-il pas se détourner de cet ouvrage d’Amos Oz, sous-titré «roman en vers», arguant du seul prétexte que les poèmes ne sont pas sa tasse de thé ? Eh bien il aurait tort. D’abord parce que la forme de ce roman, absolument originale et même novatrice (sans que nous puissions hélas juger de sa traduction), ne pose aucun problème de lecture pour qui s’y laisse immerger. Ensuite, et surtout, parce que cette démarche poétique, qui en appelle essentiellement à la sensibilité fine par le truchement des images et de la musique des mots, répond à une interrogation à la fois intime et collective de l’homme sur le sens de sa vie et de sa destinée.

    Ce roman-poème d’Amos Oz, datant de 1999 mais déjà traduit en trente langues et précédé d’une rumeur enthousiaste, ne parle qu’incidemment du conflit israélo-palestinien, mais il n’en est pas moins actuel et universel de portée. Il campe quelques personnages ordinaires auxquels nous ne tardons à nous attacher, qui pourraient êre de n’importe quelle nationalité ou religion. Il y a là un conseiller fiscal en récent veuvage et son fils idéaliste crapahutant du côté de l’Himalaya, l’amie de celui-ci et bientôt de celui-là en train de se faire gruger par un producteur de cinéma mal dans sa peau, une chère disparue qui ne l’est pas tout à fait, une veuve qui tâche de faire réapparaître son défunt avec l’aide d’un cartomancien grec, une Portugaise ex-nonne aux rondeurs offertes aux jeunes pèlerins des hautes terres du Tibet, d’autres encore et le romancier lui-même, au tournant de la soixantaine, qui a mal au dos, a déjà «commis quelques livres» et même «posé pour des magazines», et qui se demande à quoi rime cette histoire racontée «en vers libres», comme s’il «retournait à l’horrible époque de son enfance, quand il s’isolait la nuit à la bibliothèque, à l’autre bout du kibboutz, pour noircir des pages et des pages au cri des chacals»...

    Le titre original de ce roman (Oto Ha-Yam), fidèlement traduit par The same Sea dans sa version anglaise, signifie en effet «la même mer» en hébreu et désigne, mieux que sa transcription française, un thème essentiel du livre et plus encore le sentiment dominant qui l’imprègne, que tous ses personnages forment autant d’îlots liés entre eux par une même substance originelle et un même socle.
    La structure formelle du roman est elle-même constituée d’îlots, se déployant comme une suite de «poèmes», de quelques lignes ou des deux ou trois pages, ou comme un montage de séquences. Plus qu’un puzzle à piécettes, ou qu’un kaléidoscope, c’est en effet à une sorte de film mental et émotionnel que fait penser cet ouvrage bousculant les conventions de lecture.

    Ce qu’on appelle la licence poétique nous y permet aussi bien de passer sans transition du bord de mer de Bat-Yam au lac Chandartal que de vivre au même instant le présent de Nadia (laquelle, quoique morte, encourage son fils à baiser les pieds de Maria la bien vivante - les pieds après le reste...) et son passé, le temps et ses distorsions physiques («en Himalaya, c’est déjà demain») ou psychologiques, tous les niveaux de conscience de chaque personnage et ce qu’ils pensent à l’instant où ils parlent dans un bruissement de dialogues admirablement enchâssés dans le récit.

    Ainsi que se le dit Rico, le fils du conseiller fiscal de Bat-Yam en train de gamberger au Tibet, «nous sommes tous prisonniers condamnés à attendre la mort chacun dans se cellule. Et toi avec tes voyages, cette obsession d’accumuler les expériences de plus en plus loin, tu trimballes ta cage avec toi à l’autre bout du zoo». Du moins ces prisonniers se rencontrent-ils de loin en loin, ils vont souvent mal mais ensemble, ils se comprennent souvent hypermal mais le romancier nous aide à mieux saisir les tenants de leur (parfois) étrange conduite, si semblable à nos propres errements.

    La part du poète, et d’abord dans la cristallisation de maintes «minutes heureuses», selon l’expression de Baudelaire, tient à faire alterner silences et récit, avec de fréquentes échappées contemplatives et de constants renvois à la subjectivité du lecteur. Aussi, avec autant de franchise que de juste distance, le romancier aborde les zones les plus intimes de ses personnages où la sensualité, le sexe, les peurs et les refus, les pulsions de vie et de mort se trouvent naturellement incorporés dans la totalité du vivant.

    C’est ainsi un livre à lire et à relire que Seule la mer, à compulser comme une liasse de photos ou de lettres (il en contient d’ailleurs un lot), comme un recueil de sagesse où l’on pioche de vieilles sentences (l’auteur montrant l’exemple) dont on vérifie l’éventuelle validité avec un sourire aux aïeux, enfin comme une chronique de la vie ordinaire qui poursuit son bonhomme de chemin tandis que les armes «parlent» encore non loin de là. Dans l’un des plus beaux morceaux murmurés par l’auteur lui-même, ou son double, et justement intitulé Magnificat, une dernière phrase englobe l’écrivain et ses personnages, autant que nous autres et que ceux que la haine sépare. Avec cet esprit fraternel qui nous rappelle le bon docteur Anton Tchekhov, la phrase conclut comme une main tendue: «Assez bourlingué. Il est temps de faire la paix»...

     



    Amos Oz. Une histoire d’amour et de ténèbres. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. 543p. Du monde entier.

    Amos Oz. Seule la mer. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, Du monde entier, 206p.

    Photo de Horst Tappe

  • Amos Oz poète de la vie ordinaire

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    En relisant le roman-poème Seule la mer.  

    La poésie est-elle d’actualité à l’heure où deux peuples se déchirent sur la terre dite sainte, et le lecteur ne va-t-il pas se détourner de cet ouvrage d’Amos Oz, sous-titré «roman en vers», arguant du seul prétexte que les poèmes ne sont pas sa tasse de thé ? Eh bien il aurait tort. D’abord parce que la forme de ce roman, absolument originale et même novatrice (sans que nous puissions hélas juger de sa traduction), ne pose aucun problème de lecture pour qui s’y laisse immerger. Ensuite, et surtout, parce que cette démarche poétique, qui en appelle essentiellement à la sensibilité fine par le truchement des images et de la musique des mots, répond à une interrogation à la fois intime et collective de l’homme sur le sens de sa vie et de sa destinée.

    Ce roman-poème d’Amos Oz, datant de 1999 mais déjà traduit en trente langues et précédé d’une rumeur enthousiaste, ne parle qu’incidemment du conflit israélo-palestinien, mais il n’en est pas moins actuel et universel de portée. Il campe quelques personnages ordinaires auxquels nous ne tardons à nous attacher, qui pourraient êre de n’importe quelle nationalité ou religion. Il y a là un conseiller fiscal en récent veuvage et son fils idéaliste crapahutant du côté de l’Himalaya, l’amie de celui-ci et bientôt de celui-là en train de se faire gruger par un producteur de cinéma mal dans sa peau, une chère disparue qui ne l’est pas tout à fait, une veuve qui tâche de faire réapparaître son défunt avec l’aide d’un cartomancien grec, une Portugaise ex-nonne aux rondeurs offertes aux jeunes pèlerins des hautes terres du Tibet, d’autres encore et le romancier lui-même, au tournant de la soixantaine, qui a mal au dos, a déjà «commis quelques livres» et même «posé pour des magazines», et qui se demande à quoi rime cette histoire racontée «en vers libres», comme s’il «retournait à l’horrible époque de son enfance, quand il s’isolait la nuit à la bibliothèque, à l’autre bout du kibboutz, pour noircir des pages et des pages au cri des chacals»...

    Le titre original de ce roman (Oto Ha-Yam), fidèlement traduit par The same Sea dans sa version anglaise, signifie en effet «la même mer» en hébreu et désigne, mieux que sa transcription française, un thème essentiel du livre et plus encore le sentiment dominant qui l’imprègne, que tous ses personnages forment autant d’îlots liés entre eux par une même substance originelle et un même socle.
    La structure formelle du roman est elle-même constituée d’îlots, se déployant comme une suite de «poèmes», de quelques lignes ou des deux ou trois pages, ou comme un montage de séquences. Plus qu’un puzzle à piécettes, ou qu’un kaléidoscope, c’est en effet à une sorte de film mental et émotionnel que fait penser cet ouvrage bousculant les conventions de lecture.

    Ce qu’on appelle la licence poétique nous y permet aussi bien de passer sans transition du bord de mer de Bat-Yam au lac Chandartal que de vivre au même instant le présent de Nadia (laquelle, quoique morte, encourage son fils à baiser les pieds de Maria la bien vivante - les pieds après le reste...) et son passé, le temps et ses distorsions physiques («en Himalaya, c’est déjà demain») ou psychologiques, tous les niveaux de conscience de chaque personnage et ce qu’ils pensent à l’instant où ils parlent dans un bruissement de dialogues admirablement enchâssés dans le récit.

    Ainsi que se le dit Rico, le fils du conseiller fiscal de Bat-Yam en train de gamberger au Tibet, «nous sommes tous prisonniers condamnés à attendre la mort chacun dans se cellule. Et toi avec tes voyages, cette obsession d’accumuler les expériences de plus en plus loin, tu trimballes ta cage avec toi à l’autre bout du zoo». Du moins ces prisonniers se rencontrent-ils de loin en loin, ils vont souvent mal mais ensemble, ils se comprennent souvent hypermal mais le romancier nous aide à mieux saisir les tenants de leur (parfois) étrange conduite, si semblable à nos propres errements.

    La part du poète, et d’abord dans la cristallisation de maintes «minutes heureuses», selon l’expression de Baudelaire, tient à faire alterner silences et récit, avec de fréquentes échappées contemplatives et de constants renvois à la subjectivité du lecteur. Aussi, avec autant de franchise que de juste distance, le romancier aborde les zones les plus intimes de ses personnages où la sensualité, le sexe, les peurs et les refus, les pulsions de vie et de mort se trouvent naturellement incorporés dans la totalité du vivant.

    C’est ainsi un livre à lire et à relire que Seule la mer, à compulser comme une liasse de photos ou de lettres (il en contient d’ailleurs un lot), comme un recueil de sagesse où l’on pioche de vieilles sentences (l’auteur montrant l’exemple) dont on vérifie l’éventuelle validité avec un sourire aux aïeux, enfin comme une chronique de la vie ordinaire qui poursuit son bonhomme de chemin tandis que les armes «parlent» encore non loin de là. Dans l’un des plus beaux morceaux murmurés par l’auteur lui-même, ou son double, et justement intitulé Magnificat, une dernière phrase englobe l’écrivain et ses personnages, autant que nous autres et que ceux que la haine sépare. Avec cet esprit fraternel qui nous rappelle le bon docteur Anton Tchekhov, la phrase conclut comme une main tendue: «Assez bourlingué. Il est temps de faire la paix»...

    Amos Oz. Seule la mer. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, Du monde entier, 206p.

    Photo de Horst Tappe

  • Buzzati en ce moment précis

     littérature

     

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    L’édition en Bouquins des Œuvres du grand écrivain italien a marqué le centième anniversaire de sa naissance.

    Egalement parue en octobre 2007: la réédition de Poema à fumetti, son dernier livre, sous le titre d'  Orfi aux enfers, chez Actes Sud.


    Dino Buzzati aurait eu cent ans le 16 octobre 2006, et c’est aujourd'hui encore et plus que jamais l’occasion d’évaluer, quarante-cinq ans après la disparition de ce grand écrivain un peu snobé de son vivant, mais actuellement traduit en plus de 30 langues et faisant l’objet de constantes redécouvertes, l’héritage réel de l’auteur du célébrissime Désert des Tartares.

    Parallèlement à la réédition du premier volume de ses Œuvres, contenant précisément son chef-d’œuvre, vient de paraître le second tome constituant, peut-être, la meilleure introduction à l’ensemble. Deux raisons à cela: la très éclairante préface de Delphine Gachet, responsable de cette nouvelle édition d’une rigueur critique accrue, et l’illustration de trois aspects majeurs de l’œuvre, avec deux romans (L’image de pierre et Un amour), trois recueils de nouvelles (L’écroulement de la Baliverna, Le K et Les nuits difficiles) et deux volumes de « carnets » encore peu connus mais qui constituent bel et bien le noyau de l’œuvre, tenant à la fois du journal de bord fragmentaire (jamais borné à la notation intimiste quotidienne), du recueil d’amorces de récits ou de poèmes, enfin du kaléidoscope de réflexions sur la société, les relations humaines, les choses de la vie et de la mort, sous les titres respectifs d'En ce moment précis et de Nous sommes au regret de...
    Exemples à l’appui, Delphine Gachet montre comment Buzzati, du genre de scribe à écrire tout le temps, passait du journalisme à la nouvelle ou de la chronique au roman, avec le même souci de raconter dans une langue sans fioritures, dégageant les composantes mystérieuses ou révélatrices des scènes les plus quotidiennes. Ainsi le reporter va-t-il « couvrir » la construction du métro de Milan, dont le nouvelliste extrapolera les visions futuristes dans son Voyage aux enfers du siècle, l’un des récits réunis dans Le K. Visionnaire souvent prophétique, Buzzati semble pressentir, aussi bien, l’implosion de l’empire soviétique en décrivant (en 1954) L’écroulement de la Baliverna, et la nouvelle Le K, comme tant d’autres, fait écho à notre peur de la mort et au caractère fatal de notre destinée, avec le thème omniprésent d’une attente angoissée.

    Malgré la grande variété de ses modes d’expression, de la poésie au théâtre en passant par la peinture et jusqu’à la bande dessinée des érotiques Poèmes-bulles, Dino Buzzati laisse une œuvre fondue en unité marqué par un ton sans pareil, qu’on pourrait dire d’inquiétude latente, où l’acuité critique le dispute à la mélancolie. Son originalité ne fut pas toujours saisie de son vivant, notamment dans son pays. Parfois considéré comme un épigone de Kafka, critiqué pour son non-engagement politique et social, quand il n’était pas relégué au second rayon pour son recours au fantastique ou à la science fiction, Dino Buzzati pourrait bien, cependant, résister à l’épreuve du temps mieux que certains de ses pairs.
    Quoique parfois desservi par la traduction, Dino Buzzati fut cependant bien reçu en France où l’éditeur Robert Laffont, Albert Camus, et les professeurs Yves Panafieu et Michel Suffran, en firent découvrir l’exceptionnelle acuité des observations qu’il portait sur notre monde déshumanisé (des vues prémonitoires sur la violence dans la cité et l’inhumanité croissante des relations humaines), mais aussi la profondeur de son regard sur la solitude de l’homme contemporain, l’expression obsessionnelle de la fuite du temps ou la modulation de l’angoisse de l’individu perdu dans le cosmos, qui incita Michel Suffran à souligner son ton « pascalien ».
    Cet aspect « métaphysique » se dégage particulièrement des fragments souvent fulgurants des « carnets » de Buzzati, dont les pages concentrées et cristallines semblent nous attendre, justement, « en ce moment précis »…

    Dino Buzzati. Œuvres. Tome 2. En ce moment précis. L’écroulement de la Baliverna. L’image de pierre. Nous sommes au regret de… Un amour. Le K. Les nuits difficiles. Robert Laffont, collection Bouquins, 1152p. 2006.

    medium_Buzzati2.4.jpgDino Buzzati en 7 dates
    16 octobre 1906. Naissance près de Belluno, au pied des Dolomites. Père professeur de droit international. Etudes de droit, puis entre au Corriere della Sera en 1928. Y restera plus de 40 ans.
    1933. Parution de Son premier roman, Barnabo des montagnes, marqué par l’esprit des légendes.
    1940. Après Le Secret du Bosco Vecchio, Le désert des Tartares lui vaut la célébrité en Italie et à l’étranger. Correspondant de guerre.
    1949. Suit le Giro pour le Corriere, où il donnera de grands reportages, des chroniques et des milliers d’articles et de textes à valeur littéraire.
    1951. Participe, en tant que peintre, à une exposition collective sur le thème de la cathédrale de Milan.
    1953. Sa pièce de théâtre, Un cas intéressant est jouée au Piccolo Teatro de Milan, avant d’être traduite par Albert Camus.
    1966. Mariage avec Almerina Antoniazzi.
    1972. 28 janvier, mort de Dino Buzzati, du cancer.

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    Peinture de Dino Buzzati. Ex Voto tiré de sa légende (imaginaire) de Sainte Rita

     

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  • Métèque de Sa Majesté

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    Hanif Kureishi, des faits à la fiction.

    Les drames humains qui affectent la société contemporaine sous l'effet des flux migratoires, des chocs de cultures, des ruptures entre générations, des bouleversements de l'économie ou de l'évolution brutale des moeurs, marquent assez faiblement la littérature française contemporaine, qui ronronne avec la conviction d'être toujours le centre du monde.

    Par contraste, les écrivains du «domaine étranger», et notamment sur l'aire des empires déchus ou renaissants, nous paraissent beaucoup plus sérieusement à l'écoute du monde contemporain, et sans doute n'est-ce pas un hasard si ceux-là même qui ont vécu dans leur chair le déracinement et les difficultés de l'assimilation, le racisme ou la xénophobie, nourrissent leurs oeuvres de cette réalité bouillonnante.

    Dans le sillage des plus célèbres rejetons de l'ancien Commonwealth en train de revivifier l'anglais à leur façon - tels l'ex-Trinidadien V.S. Naipaul ou l'ex-Bengali Salman Rushdie -, l'ex-«Paki» Hanif Kureishi, né dans le Kent (en 1948) et sorti de King's College, incarne bien cette capacité à ressaisir, par la fiction, des situations significatives de cette fin de siècle, sans jamais donner dans le simplisme démagogique ou le socio-journalisme.

    Les personnages de Kureishi ressemblent assez à ceux de Tchékhov ou de Simenon, tous plus ou moins pris au piège, doucement paumés ou carrément en perdition, mais combien attachants sous le regard fraternel et gouailleur de l'écrivain. Ainsi du protagoniste d'Intimité, long récit au fil duquel un écrivain de scénarios (tiens tiens) nous détaille, une nuit durant, les mille et une bonnes raisons qui le feront plaquer, promis-juré, et pas plus tard que le matin prochain, son emmerderesse de bonne femme supportée douze ans durant, qui lui a donné deux mômes encombrants comme tout, qu'il a déjà trompée plus souvent qu'à son tour et qui se révèle néanmoins plus attachante au fur et à mesure qu'il la débine. Par aileurs s'accroît la conviction du lecteur que la séparation ne se fera pas, ou, tout au moins, que l'éventuelle échappée du protagoniste n'aboutira qu'à un plus grand empêtrement. Dans la foulée, l'on donnera volontiers son absolution à chaque personnage d'Intimité, tant Kureishi les rend aimables.

    Avec une palette plus ample et plus variée, Hanif Kureishi brosse, dans les dix nouvelles rassemblées sous le titre Des Bleus à l'amour, un tableau de la société multiculturelle contemporaine qui serait assez désespérant s'il n'était traversé par le souffle d'une grande tendresse et d'une formidable vitalité, un peu comme il en allait du Snapper de Stephen Frears. Perdus dans la grande ville, voici les petits immigrés «pakis», la mère et l'enfant souffre-douleur, que persécutent Gros Billy l'ex-teddy boy et son méchant fiston. Alors la mère du gosse de gémir à bout d'argument: «Nous ne sommes pas des juifs !»... Ou voilà, dans Ta langue au fond de ma gorge, la jeune junkie rejetée par son père - un coq parvenu régnant à Lahore sur sa basse-cour -, et qui accueille, à Londres, sa demi-soeur fascinée par l'Angleterre: deux univers sont alors confrontés en miroir, aussi déglingués l'un que l'autre.

    Dans la plus longue des nouvelles du recueil, intitulée Dernièrement et composée sur le modèle du Duel de Tchekhov, Kureishi décrit le monde, à la fois velléitaire, convivial, bavard et pathétique d'un groupe qui évoque les vauriens adorables des Vitelloni de Fellini, rêvant de s'arracher à leur trou et n'en trouvant jamais l'énergie. Plus obscure et folle, la nouvelle Veilleuse exprime la quête éperdue de vie palpable qu'un homme poursuit dans un rapport strictement charnel avec une inconnue. Plus obscène encore, Le Conte de l'étron figre l'absurdité cocasse de certaines situations où des bribes de convenances lient encore des gens vivant en réalité comme des sauvages.

    Telle est d'ailleurs la vertu des écrivains du melting pot: qu'à la manière des enfants mal élevés mais pétris de bon naturel, ou devenus hyperlucides par humiliation (Salman Rushdie en est un autre), ils disent tout haut une vérité peut-être blessante pour Sa Majesté mais intéressante à entendre dans sa modulation vibrante d'humanité.

    Devenu célèbre par le truchement du cinéma (il fut le scénariste fêté de Stephen Frears dans My beautiful laundrette et Sammy et Rosie s'envoient en l'air, et deux autres des histoires de son cru ont été adaptées à l'écran: Le Bouddha de banlieue et Mon fils le fanatique), Hanif Kureishi est d'abord et avant tout un écrivain à part entière, conteur et moraliste doux-acide. A travers le prisme de son observation, nous découvrons une réalité qui est celle-là même qui nous entoure, également, ici et maintenant. Un Kureishi saurait ressaisir, à n'en pas douter, la vie triste et joyeuse de vos voisins bosniaques ou celle de votre cousin Paul maniaque de philatélie qui succomba lors du dernier transit astral de certaine secte solaire.

    Hanif Kureishi. Des bleus à l'amour. Traduit de l'angais par Géraldine Koff-d'Amico. Christian Bourgois, 326pp.
    Intimité. Traduit de l'anglais par Brice Matthieussent. Christian Bourgois, 164pp.

  • En lambinant vers la Perfection

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    Ce bon Monsieur Joubert
    Les uns voient en Joubert l’huître perlière de la littérature française, qui avance tranquillement dans la vase veloutée en couvant son prochain aphorisme. D’autres se le figurent en escargot tâtonnant de la corne au milieu des gouttes de rosée. Au petit jeu des métaphores zoologiques on pourrait risquer aussi celle du ver à soie, ou suivre Amiel sur l’échelle de l’Evolution en le décrétant horticulteur à chapeau de paille. Une vue plus sophistiquée le pose en architecte du vide. Un arrêt moins révérencieux le taxera d’enc… de moucherons. Les gardiens du Temple n’ont, quant à eux, qu’une image pour le couronner : Joubert est un ange, ainsi soit-il.
    On peut aimer beaucoup Joubert et trouver du vrai à toutes ces approximations, jusqu’à la plus déplaisante, sans toucher à cela seul qui nous fait revenir et revenir sans cesse, non tant à un sage, ni même à un conseiller, qu’à une incomparable lumière dans les mots, une musique pensante qui dispose à l’harmonie intérieure, et cette énergie singulière qui fait de l’esprit de finesse une sorte de puissance douce.
    Encore s’agit-il de dissiper quelques malentendus. La reparution des fameux deux cents cinq carnets et autres feuillets volants, établie par André Beaunier en 1938, assortie d’un essai biographique gentiment désuet de la veuve de celui-ci, et précédée d’un excellent avant-propos de Jean-Paul Corsetti, ménage (pour beaucoup) une véritable redécouverte de l’œuvre dans son inscription chronologique. L’image figée d’un Joubert sagement assis sur sa branche dans le grand arbre des moralistes français, à équidistance de La Rochefoucauld et de Chamfort, en prend alors un coup. Vous vous figuriez un sage emperruqué alignant posément formules parfaites sur bons mots ? C’est le profil usuel des recueils thématiques «à la française », où le Joubert au miroir (« La moitié de moi se moque de l’autre », etc.) précède l’inévitable analyste du cœur et des passions (« Il faut tenir ses sentiments près de son cœur », etc.), que suit le moraliste politique (« Presque tout ce que nous appelons un abus fut un remède dans les institutions politiques », etc.) et le critique littéraire (« Voltaire, tu as trompé les hommes en les détrompant ! », etc.), le penseur domestique (« Il n’y a de bon dans l’homme que ses jeunes sentiments et ses vieilles pensées », etc.) ou le métaphysicien à loupiote (« Ferme les yeux, et tu verras », etc.), si possible en progression ascendante.
    Or, à suivre Joubert, c’est en effet l’escargot qu’on retrouve d’abord en ses tâtons mous, sans une perle longtemps dans le sillage de l’huître. Avant le cap de la quarantaine, on n’aura guère de solide à se mettre sous la dent. L’horticulteur ne se risque pas à la moindre bouture. L’escargot tourne même, parfois, à la limace. On lit ainsi : « Repos aux bons, paix aux tranquilles », « L’évanouissement est une mort courte » ou encore « Le sublime est la cime du grand », pour se surprendre à bâiller la moindre. Joubert a certes fait lui-même la théorie de sa pratique et de ses manques, mais est-ce son meilleur usage que de le suivre dans la valorisation du chétif ? En ce qui me concerne, c’est pour le Joubert vigoureux et original (qu’on lise ainsi l’invraisemblable missive qu’il envoie à sa future femme pour la convaincre qu’il est son seul salut !), le maître de l’intuition et de la pointe, le merveilleux lecteur et le musicien de la langue, le penseur vif et dégagé, que je parierai plutôt, et non pour l’esthète trop délicat, moins encore pour l’âme emmitouflée du mystique en chambre. Peut me chaut que tel commentateur l’exalte en l’assimilant à quelque arachnide mallarméen patinant sur le « blanc du texte », ou que tel autre, par effet de loupe, en grossisse les grâces précieuses pour ne voir en lui qu’un elfe platonicien.
    Le 8 février 1815 Joubert note : « Tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phraze et cette phraze dans un mot. C’est moi. » Or on aura noté en passant le mot « tourmenté » et le mot « maudit », comme on note à longueur d’Amiel le désir et la poursuite d’une œuvre qui ne sera jamais, en vérité, que ce qui reste dans les replis du drap du fantôme enfui – quel vrai trésor pourtant à nos yeux ! Car l’un et l’autre, auteurs « sans livres » selon l’expression de Blanchot, auront du moins grappillé ces « gouttes de lumière » qui constituent la pensée en germe et la langue à sa source.
    Encore « goutte de lumière » fait-il trop bibelot, comme tant de « phrazes » du doux Joseph fleurent la bourre de bas bleu, de mots qui se « peignent à l’oreille » en vocables « où boit la pensée »… Mais en bousculant un peu le trop honnête homme engoncé dans ses couches de bonnets, comme en boxant le cher Amiel drogué de langueur, c’est bel et bien à de vives sources qu’on vient se désaltérer chez l’un et l’autre.
    Plus on suit, l’âge avançant, le lambin Joubert, et plus l’huître accroît sa capacité de production, quand bien même ce ne serait pas la perle qu’on réclame d’abord à Joubert – mais une pensée qui vivifie. Emmanuel Berl disait à peu près qu’il écrivait pour savoir ce qu’il pensait, et Joubert lui fait écho en notant : « Comment il se fait que ce n’est qu’en cherchant les mots qu’on trouve les pensées ». Et de fait on va les trouver. Quitte, dans la foulée, à se recomposer pour soi-même le recueil tonique des siennes…
    En 1791, le ci-devant ami de Diderot écrivait qu’ »on ne tolérera aucune intolérance» et que « l’exportation sera la peine de tous les prêtres turbulens ». En 1795, à ceux qui invoquent la nécessité des coups d’Etat, il répond que « ce qui est funeste et criminel n’est en aucun temps nécessaire ». Dès ces années il conseille de « chercher la sagesse plutôt que la vérité », car « plus à notre portée ». Mais le souci métaphysique n’en est pas moins le foyer même de sa pensée : « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste ». Où l’étonnant : « Ombre de Dieu qui nous luisez… »
    De son temps il dira «ce siècle de la science opaque », d’une femme qu’«elle avait l’air d’une idée », des rois «qu’ils ne savent plus aimer», des enfants «qu’ils ont plus besoin de modèles que de critiques», de Locke qu’ »il a du trémoussement dans la phrase », de Condillac qu’il est «lac, mare ou bassin, étang ou réservoir, mais n’est pas source », de la religion qu’elle donne «aux imbéciles même leurs vertus». Il parlera de « cette girouette française dont Voltaire est le pivot», de Rousseau qui «remplit de feu» tandis que Platon «remplit de lumière», de La Fontaine comme de « l’Homère des Français »; de son ami Chateaubriand il dira « pompeux comme les roses à cent-feuilles »...
    Joubert écrit que « la vertu par calcul est la vertu du vice », que « le bien vaut mieux que le mieux, que « le médiocre est l’excellent pour les médiocres », que « la bonté sans doute nous rend meilleurs que la morale », que « dans la poésie l’harmonie se fait par les clartés, comme dans la musique par les mouvements », que « l’esprit militaire est un esprit favorable à la bougrerie », qu’ « en littérature il ne faut pas faire le beau », enfin que lui, Joubert, est « comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air ».
    On citerait à n’en plus finir: l’huître a rattrapé l’escargot depuis longtemps sur le chemin de la plage, le ver à soie file les bandelettes de la momie en ignorant qu’un papillon s’en échappera, et l’horticulteur fume sa pipe d'écume au fond du jardin.
    Les quatre derniers mots inscrits sur les carnets de Joseph Joubert, datés du 22 mars 1824, deux mois avant sa mort, seront :  le vrai – le beau = le juste – le saint.


    Joseph Joubert, Carnets. Avant-propos de Jean-Paul Corsetti. Préfaces de Mme André Beaunier et M. André Bellesort. Gallimard, 2 vol, 1304p.

  • L'aventure de lire

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    C’est une belle histoire que de lire, qui nous fait recevoir le monde et le partager.

    On peut y voir une fuite et tout l’opposé : la découverte de ce qu’on est ici et maintenant, comme les mots de Vol à voile, de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.

    5ccc8aff0ea716bc4235a9abfe72c9cf.jpgPour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie.

    Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé paru chez Marguerat et dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.

    d065e65c5c69336171b9064444d9b759.jpgJe ne sentais autour de moi que prudence et qu’économie alors que les mots crépitaient en noires étincelles sur le mauvais papier du divin Livre de poche : « Vivre, c’est être différent, me révélait le monstre ravissant, je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle. » Je lisais en marchant : « Au commencement était le rythme et le rythme s’est fait chair. » Mes camarades raillaient le papivore et moi je les narguais de la place Rouge où je venais de débarquer : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ». J’allais par les allées des bibliothèques, mais bientôt m’écœuraient l’odeur de colle blanche et la poussière en suspension, et m’impatientaient les gestes lents des gardiennes du Temple à chignons serrés, aussi me carapatais-je par les chemins de traverse des grands bois de l’arrière-pays ou le long du lac aux eaux transies, à travers les prairies et sur les chemins de crête de ma préférence d’atavique coursier des hauts.

    d92aebacf054b7aa5a90509badc848c5.jpgDes années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le chant du monde.
    Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély.
    « Les traces des mots sont pour moi des souvenirs », nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ?

    10071ab866d1145a3f8948036ab12d0b.jpgLire serait alors vivre cent fois et de mille façons diverses, comme le conteur de partout vit cent et mille fois à psalmodier sous l’Arbre, et cent et mille fois Rembrandt à se relire au miroir et se répéter autrement, cent et mille l’aveugle murmurant ce qu’il voit à l’écoute du vent et cent autres et mille fois un chacun qui admire, s’étonne, adhère ou s’indigne, s’illusionne ou découvre qu’on l’abuse, s’immerge tout un été dans un roman-fleuve ou s’éloigne de tout écrit pour ne plus lire que dans les arbres et les étoiles, ou les plans de génie civil ou les dessins d’enfants, étant entendu que ne plus lire du tout ne se conçoit pas plus que ne plus respirer, et qu’il en va de toute page comme de toute chair.

    Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers dix ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne. »

    6d74653cefe22143c58fc5ef69cd0885.gifLorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, et que du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillée au ciseau fin des tombeaux égyptiens.

    Ce chemin d’humanité serpente entre ces pages aussi, du pas tantôt hésitant et tantôt plus décidé d’un incorrigible irrégulier jamais à l’aise sous aucune discipline d’aucune école, n’ayant à produire que le Doctorat de l’Université buissonnière des littératures. Le seul fait d’entendre, par manière d’accueil à la Faculté des lettres de Lausanne, et de la voix grise du Mandarin de l’époque à longue figure blafarde de calviniste, qu’en ces lieux ne se pratiquerait jamais l’amour de la chose littéraire mais la seule Analyse Scientifique des Structures, suffit à me renvoyer aux sous-bois et aux rivages de mon industrieuse paresse, momentanément flattée aussi par l’esprit frondeur de Mai 1968. Les aphorismes obscurs et sensuels de René Char, autant que les proses transgressives de Jean Genet, les essais libertaires de Marcuse et la haute éthique érudite non alignée de Walter Benjamin me tinrent alors lieu d’enseignement vif, tandis que je m’adonnais à outrance à l’exercice plus stérile de la lecture dite par l’aisselle. Porter sous son bras tel ou tel volume vert sale des Œuvres complètes de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, serrer de la même façon Das Kapital de Marx en v.o. ou les dernières livraisons de la revue L’Homme et la société, transbahuter ainsi, de librairies en bars, sans les ouvrir mais en absorbant leur substance comme par osmose, ces sommes théoriques fut quelque temps ma façon révolutionnaire de lire, jusqu’au jour où, las de feindre et retrouvant, en d’autres lieux, le plaisir partagé d’explorer les travées de bibliothèques, je flambai tout à coup à la découverte du psalmiste libérateur que devait figurer à mes yeux Charles-Albert Cingria, dont les mots et les phrases me semblaient peints à la feuille d’or sur fond de parchemin ceint d’azur : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini. » En ma vieille vingtaine qui me pesait tant aux épaules, les yeux cernés par le chagrin du monde et la délectation morose, lire Cingria m’a rendu la fraîcheur.15358ede8a42b020c83a329a2d9391fc.jpg

    « Il nous faut relire plus que lire », affirmait ce druide des bibliothèques que fut John Cowper Powys, et c’est dans le faisceau de regards croisés de tous mes âges et de tous les âges du lecteur que je voudrais situer Les Passions partagées, dans ce même mouvement de ressaisie qui fait noter à Samuel Belet, le personnage de Ramuz, au moment de se raconter, que « ce qui n’a pas assez été vécu est revécu », et le passé ressuscite dans un nouveau présent « car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde dans quoi tout est contenu ».

    7f1b844aac26f3c36e73c1225e17baa6.jpg« Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais “ voir Dieu ”, il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature. »
    Ce texte constitue un extrait de l’ouverture du livre intitulé Les passions partagées, Lectures du monde 1973-1992, paru en 2004 aux éditions Campiche. Prix Paul Budry 2005.


  • Notre ami Tchékhov

    Anton1.JPGUn siècle et douze ans après sa mort, le grand écrivain russe, en médecin des corps et des âmes lucide et fraternel, ne cesse de nous parler…

     

    Il y a 112 ans, le 2 juillet 1904, Anton Pavlovitch Tchékhov s’éteignait dans une station thermale de Forêt-Noire, à l’âge de 44 ans, vingt ans après le premier crachement de sang que la tuberculose lui arracha.

    Durant la nuit du 1er juillet, Tchékhov se réveilla et pria son épouse Olga Knipper, grande comédienne de l’époque, d’appeler un médecin. Lorsque celui-ci arriva à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «Ich sterbe», but une flûte de champagne, s’étendit sur le flanc et expira. La suite des événements, Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité de ses premiers écrits. De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que sa dépouille fut rapatriée à Moscou, où l’accueillit une fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie. Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de l’écrivain porté par deux étudiants...

    En janvier de la même année, la dernière pièce de Tchékhov, La cerisaie, avait connu un succès phénoménal. L’interprétation de la pièce, à laquelle le metteur en scène Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à Tchékhov qui s’exclama: « Mais ce n’est pas un drame que j’ai écrit, c’est une comédie et même, par endroits, une véritable farce ! ». Or, le malentendu allait perdurer. L’image d’un poète des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe, survit ainsi à travers le cliché d’un « doux rêveur», alors que la véritable figure de ce fils de petits commerçants né en 1860 est celle d’un observateur implacable de la réalité.

    Marqué en son enfance par un père aussi religieux que violent, dont la faillite a fait de lui un soutien de famille précoce, Anton Pavlovicth fut, en tant que médecin (dès 1884) aux premières loges de la misère russe, trop lucide cependant pour croire à la révolution. Jamais dupe des idéologies, il n’en a pas moins une conscience sociale aiguë. Dès son établissement de médecin, il arrondit ses fins de mois avec des récits souvent mordants qui lui valent un vif succès. En 1890, en dépit de sa maladie, il entreprend un séjour d'un an au bagne de Sakhaline afin de porter témoignage sur le sort des déportés.  Toute sa vie, d’ailleurs, Tchékhov multipliera les actions de bienfaisance, de constructions d’écoles en soins gratuits. Ses nouvelles d’abord, son théâtre ensuite, le feront reconnaitre de son vivant comme une des gloires nationales russes, à l’égal d’un Dostoïevski ou d’un Tolstoï.

    Or ce qui frappe, aujourd’hui, c’est que ce peintre souvent noir de la société russe et des comportements individuels reste actuel et pertinent, notamment dans son théâtre (lire encadré). Contre toute emphase et tout héroïsme factice, Tchékhov présente la réalité comme elle, est, sans jamais l’enjoliver. « Il n’y a que le sérieux qui soit beau », écrivait-il, mais en souriant. Et le rire était sa défense contre le désespoir.

     

    Un autre Tchékhov

    Au demeurant il n'y a pas que le rire et le désespoir, chez Anton Pavlovitch, mais aussi cette joie profonde qui traverse les siècles, retrouvée dans celui de ses récits qu'il disait préférer entre tous: L'étudiant, mystique plongée en 5 pages dans la profondeur du Temps.

    Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici que les veuves sont bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible:

    "Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait  les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne

    "Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut".

     

    Un Cliché réducteur

    L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du “doux rêveur”, qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment. Or une nouvelle occasion nous en est donnée, pour commémorer son centenaire, avec la parution d’un ouvrage à la fois passionnant et inachevé, constituant un témoignage de première main et dans lequel une véritable révélation biographique se fait jour. De dix ans le cadet de Tchékhov, Ivan Bounine, merveilleux écrivain lui-même (Prix Nobel de littérature en 1933), fut un ami particulièrement cher à Tchékhov, qu’il fréquenta de 1895 à sa mort. Le présent recueil de souvenirs, et jusque dans sa forme relevant parfois du croquis ou de la note préparatoire, fut entrepris par Bounine en 1952, un an avant sa mort, et la préfacière et traductrice, Claire Hauchard, précise qu’on ne sait trop quelle forme définitive il devait avoir. Or l’inachèvement de l’ouvrage n’enlève rien à son intérêt et moins encore à son charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.


    Pour fixer, en moins de cent pages, ce que fut assez exactement le parcours de Tchekhov, et se faire une idée précise de la rude vie qui fut la sienne entre un père despotique, bigot et fondu en ivrognerie, des frères non moins irresponsables et le reste de sa famille dépendant de lui alors qu’il n’avait pas vingt ans, le lecteur non onformé se reportera à la Vie de Tchékhov insérée en seconde partie dans le recueil des Conseils à un écrivain, sous la plume de Natalia Ginzburg.
    Quant à Bounine, c’est par petite touches qu’il complète son portrait “en mouvement” d’un Tchékhov à la fois fraternel et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du “geignard” que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au “pur”. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est tordant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa grande sollicitude de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour “empêché” d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova (1865-1943), nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi en douceur...

    L’hommage de l’édition française à Tchékhov est un peu, reconnaissons-le, de bric et de broc. Le meilleur exemple en est donné par l’édition bâclée d’un recueil de récits donnés pour “inédits”, intitulé Le malheur des autres, alors même que la nouvelle éponyme a déjà été traduite par André Markowicz dans l’ensemble du Violon de Rotschild. Bref, et malgré sa traduction parfois bien lourde, l’on saura gré à Lily Denis d’enrichir tout de même, ici, l’éventail des récits de Tchékhov (il y en a 649 en tout) dont la Pléiade nous a fait connaître 250 titres, entre autres éditions. Nulle “révélation” dans ces 38 récits, si l’on songe à tant de merveilles connues, mais le génie de Tchékhov y est néanmoins omniprésent, fût-ce parfois dans un certain “tout-venant” journalistique.

    Anton Tchekhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance et présentée par Pierre Brunello, constituent un formidable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi “conseils à tout le monde”. Ecrire et vivre, pour Tchekhov, allait de pair, et ses propos sur “la petite vie de tous les jours” ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de “féroce”. C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchekhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.

    Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.


    Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékohv, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.


    Anton Tchékhov. Le malheur des autres. Nouvelles choisies et traduites du russe par Lily Denis. Gallimard,

    Anton Tchékhov, L'étudiant, traduit du russe par André Markowicz dans le recueil indispensable réunissant dix-neuf nouvelles et  intitulé Le Violon de Rotschild, paru chez Alinea e n1986 avec une préface lumineuse de Gérard Conio).

     

     

     

  • Divtseserimnet pinatarier

    littérature
    Le creaveu hmauin lit dnas le dsérorde


    Sleon une étdue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des lteetrs dans les mtos n’a pas d’ipmortncae. La suele coshe ipmortnate est que la pmeirière et la drenèire ltetre sionet à la bnone pclae. Le rsete puet êrte dans un désrorde ttoal snas cuaser de prbolème de letcure. Cela prace que le creaveu himaun ne lit pas chuaq ltetre dstinciteemnt et à la stuie, mias le mot cmome un tuot.

    Cttee rvéélaiton ve-t-lale ficaliter la tchâe des cnacres dans les éocles ? Et les hmomes se cmoprenrdont-ils miuex en s’exrimpant dans le désrorde ? Le dréosdre mnodial va-t-il bnéfiécier de ce nuovaeu mdoe d’exrpession en nuos fisanat vior la réatilé d’un oiel noavueu ? L’vaneir de l’epsèce hamuine s’en truoerva-t-il chngaé, voire aémiolré ?

    L’édtue de l’Uerisnivté de Cibramdge plare de leutcre mias pas d’esspreixon olrae. Si vorte ceervau lit chqaue mot cmmoe un tuot, tuot se cpmlioque au memont de vuos empxrier de vvie voix !

    Si vuos lsiez : « Le cehin oibét à son mtaîre », vuos ne pvouez oodnrner à votre cbles : « Moédr, dnone la pttapae à pnapouet ! » Le pruave Mdéor n’y pgiera que piouc ! De mmêe la crtlaé du Tjéléouarnl rsqiue de piâtr du pssaage des mtos éicrts aux mtos écnonés à 20 hurees par Pactrik Pvoire de Cazhal. Rien que Mdaame, Msonieur, Boionsr ! » jetetra la csonfuion dnas le caerevu des téésltpeucaters les puls déots en la mtraièe…

    On viot arlos la litmie de l’iérntêt de l’édtue fauemse. Ce qui se lit frot bien ne psase pas à la tléé. Est-ce à drie que le cevreau huiamn n’a pas été cçnou pour fonnonctier à plein rmiége en fcae d’un piett écran ? Tllee est puet-êrte la quioestn fonnemdatale à mteédir suos le cauqse de la cousfeife...

    Peinture: Pierre Omcikous

  • Passeurs de livres

    littératureL'Arche du critique littéraire

    Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.
    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?
    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?
    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnel. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

    Image: Claude Verlinde.

  • Tourbillons et sphères parlantes

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    Lettres par-dessus les murs (66)


    Ramallah, le 16 décembre 2008.

      Cher JLs,

    Pendant que le vent soulève des nuées de feuilles mortes devant la fenêtre, j'écume avec bonheur internet et ses blogs, je fais moisson de mots et d'images, fasciné comme toi par la richesse de cet univers dont on commence seulement à entrevoir les possibilités. Grâce à Battuta je fais la connaissance de Jalel, depuis Jalel je découvre Feuilly et l'élégance de sa plume, et puis toujours Poindron et la richesse de son iconographie, et me revoilà chez toi… Il y a sur internet beaucoup de vide mais plus d'étoiles qu'on ne saurait compter, des constellations se tracent et croisent leurs motifs et de fil en aiguille et de planètes en étoiles on en arriverait presque à toucher l'infini…
    Il nous manque un cartographe pour faire le portrait de cet univers-là - sans doute sa représentation graphique se rapprocherait-t-elle des images de Mark Lombardi, l'artiste qui dessinait les nébuleuses de la mafia et du monde politique, recherchant dans la presse les intérêts liant les entreprises et les grandes familles pour les représenter par des graphiques à la fois complexes et éthérés, jolis nuages de conspirations globales… il fut l'un des premiers à découvrir les liens unissant les Bush et les Ben Laden, le FBI s'intéressa de près à ses recherches, on le retrouva suicidé en mars 2000 dans son appartement…
    Panopticon29.jpgD'autres prennent sa suite, le fondateur de Facebook rêve de tracer le graphe social absolu – moins prétentieux et plus amusant il y a twitter.com, dont tu connais peut-être le principe : des messages de 140 signes maximum, format SMS, instantanément publiés. La concision donne des choses sympathiques, ainsi Jessica, de Portland :
    I left the office late today, and our night courier asked me out. Poor kid would've had a better shot just asking for sex.
    Sur twittervision.com on voit ces messages s'afficher en temps réel sur une mappemonde, en petites bulles qui éclatent de Cologne à Brno : KayButer : müde. die nächte ohne nennenswerten schlaf nagen langsam etwas an der substanz.
    Egl: Perdu procès.
    Bolapucc @JoeQuesada : Maybe the guy who gave you the flu could meet the guy who gave ME the flu. And may they rot in hell Markoph : A práve mám vďaka nemu chuť rozbíjať veci a vydlabať sa na celý ročník. >:(

    C'est aussi par twitter que j'apprends qu'un attentat a été déjoué dans un grand magasin à Paris, en même temps que les inquiétudes domestiques de Kate :

    Just heard something from the dishwasher that sounded like a Star Trek sound effect. I'm not going to look.
    Dans ce sympathique gazouillis on regrettera le silence de la Chine, ou le quasi-mutisme de l'Afrique, et certains n'y verront qu'un vain bavardage, mais au-delà de l'individualité des interventions, c'est leur nombre, leur flux continu qui relève d'une poésie inédite… le murmure polyglotte qu'entendrait un extraterrestre, s'il tendait son oreille pointue vers notre petite planète. Il y a dans ce bruit universel un souffle qui me rappelle évidemment tes ceux qui, celles qui…
    ulinuxwrld : Ai ja é demais ... cliente me roubando um notebook velhinho na cara larga já é demais ... isso vai dar policia
    hellcat73@Dr__Dee: Heul nicht, ist doch bald vorbei.
    AnnaBitar : Bom dia, amiguinhos
    Pascal : à bientôt.


    Panopticon654.jpgA La Désirade, ce 16 décembre, soir.
    Cher Pascal,
    Oui c’est assez vertigineux tout ça, surtout avec le vent en tourbillon. Or nous avons plutôt vécu, ce soir, dans le calme tissage des strates de neige montant à mesure des lentes descentes de flocons. Mais l’un peut aller avec l’autre, c’est affaire d’imagination spatio-temporelle et je crois que nous y arrivons par simple expérience des phénomènes moyennant un délire ordonné par une poétique rigoureuse. Un Michaux me semble trop exsangue en dépit de son génie poudroyant, le Butor gyroscopique manque hélas de chair autant que l'auteur d'Ecuador, les épigones latinos (Lezama Lima notamment) de Joyce se perdent dans la même musique destructurée que Guignol's Band.
    Quant au tempsprésent, je suis surpris d'y voir tant d’esprits rassis, notamment chez les écrivains, tout à fait incapables de voir ou même d'entrevoir  cette nouvelle réalité où l’ubiquité spontanéiste se combine avec d’incessants enjambements existentiels ou conjecturaux. Ne parlons pas de mes chers confrères critiques: ils ont des lunettes en bois. Cela dit, lis Tumulte de François Bon et tu m'en diras des nouvelles: il y a là un début de quelque chose, je crois...
    Là-dessus,  faut-il vraiment une cartographie de tout ça ? Alors à condition que ce soit un gracieux mobile et sans suspension stable. Et pourquoi faire au demeurant ? Quelques images suffiront à nous faire imaginer des labyrinthes où nous resterons ce que nous sommes, avec des noms et des visages – mais une autre liberté narrative, et là je pense roman, sans en voir aucun début d’esquisse nulle part, à moins qu’on dessoule Finnegan’s Wake ou qu’on relance un Quichotte sur les routes d’après The Road, dans un multithriller à la narration ondulatoire et corpusculaire à la fois. Si je me suis tellement intéressé aux tentatives étonnantes de Maurice G. Dantec (surtout Cosmos Incorporated et Grande Jonction), c’est à cause de ces pointes. Il est le seul à faire ça, mais il est peut-être trop seul, trop mégalo ou trop speedé, trop tiraillé entre les stéréoptypes de la pop culture et des lectures mal digérées aux abrupts idéologiques criseux.
    René Girard estime que le temps du roman est fini. On aurait pu le penser après Ulysses, après la Recherche proustienne ou après L’Homme sans qualités, et je me fiche bien d'ailleurs du genre roman, mais je suis sûr qu’on va voir réapparaître un jour une grande synthèse poético-philosophique de notre temps.
    Ce qu’attendant regardons tomber la neige et tourbillonner le vent. On peut aussi lire, régulièrement, quelques pages des Sphères de Peter Sloterdijk, ce philosophe qui me semble l’un des seuls à percevoir cette réalité nouvelle que nous reconnaissons à tâtons, et dont les idées relèvent de la poésie autant que de la pensée discursive.
    Sur quoi je t’embrasse bien amicalement, autant que Serena et Nicolas.

    Ton vieux tatou, Jls.

    Images : Mark Lombardi, Philip Seelen.

  • Page blanche et bleu pétrole

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    Lettres par-dessus les murs (63)

    Ramallah, le 25 novembre 2008

    Cher JLK,

    Je reviens vers toi après ce long silence, passé à creuser, couper, gommer. C'est Nicolas Couchepin qui me disait que l'écriture consistait moins à noircir des pages qu'à se résoudre à en jeter aux oubliettes, ce qui me rappelle ton mot lu quelque part sur le blog, lorsque tu dis qu'écrire, c'est d'abord sculpter dans la masse. On pourrait avancer bien d'autres définitions, par exemple qu'écrire c'est surtout pisser dans un violon – c'est ce que je me dis ces jours-ci, après avoir tant taillé, buriné, poli – mais cette définition de la création en négatif, en creux et en coupes, me semble très juste. C'est peut-être là sa partie la plus difficile, mais aussi la plus mature, et sans doute la plus plaisante, somme toute : lorsqu'après de pénibles réécritures on parvient enfin à faire le vide, à s'avouer ce qu'on savait dès le début : que ce passage-là n'est pas bon, que ce chapitre-là est inutile, voire que ce livre ne mérite pas d'être lu. C'est une vraie lumière, un énorme soulagement – bien que relatif à la taille de ce dont on se défait.
    Sans m'extasier devant la pureté de la page blanche et la valeur du non-dit, je crois beaucoup à cette responsabilité de ne proposer que le meilleur, malgré la vanité de ce choix tout subjectif : c'est aussi le seul pouvoir qui nous reste. Puisqu'on ne peut forcer le lecteur à nous lire (quel dommage, soit dit en passant), la seule chose que nous puissions vraiment faire, dans cette circulation de nos mots, c'est les choisir avec soin, ou décider de les taire.
    Je me souviens de ce livre d'Enrique Vila-Matas, Bartleby et Compagnie, qui énumère à sa manière, à la fois tragique et burlesque, quelques non-écrivains, impuissants ou héroïques, qui à l'instar du personnage de Melville trouvent dans le refus ou le silence leur raison d'être, leur dignité, ou leur malheur… Le vertige du silence reste une vraie menace, parce que cette exigence-là a les dangers de l'accoutumance, une fois lancée il est difficile de dire quand s'arrêtera la machine à nier, à effacer, à brûler.
    Un certain nombre de lettres « par-dessus les murs » sont ainsi passées à l'égout, qui ne valaient pas grand-chose. Sans doute la vue de ce pays maudit n'aide pas : on en parlait avec Battuta récemment, l'Occupation étouffe aussi par sa lassante permanence. Que reste-t-il à dire, quand on voit les habitants de Gaza obligés de creuser des tunnels pour s'approvisionner ? Vittorio, le Popeye de Gaza dont je te parlais il y a quelques mois, a été arrêté en mer, à sept milles des côtes, dans une zone que seules les cartes de l'Onu osent encore déclarer sous autonomie palestinienne. Lui et deux collègues sont en prison depuis une semaine, ils ont entamé une grève de la faim. On finira par les sortir du trou, pour les habitants de Gaza c'est une autre histoire.
    Je t'embrasse, Pascal.

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    A La Désirade, ce 25 novembre, midi.

    Cher vieux,

    Je n’aime pas du tout, pour ma part, cette idée qu’écrire se réduirait à pisser dans un violon. Cela doit relever, chez toi, de la classique déprime d’après le chef-d’œuvre, que les Chinois soignent le mieux à fins coups de becs de plumes. Comme je viens moi aussi de boucler un manuscrit, je devrais partager ton coup de blues, mais les Japonais ont leur propre parade aïkido, et je m’en inspire en me replongeant dans le tunnel du prochain Opus, que j’aimerais bien achever avant la fin de cette année. Mais la fin de ta lettre à déjà repiqué, et tu es en somme vacciné contre les états d’âme avec Gaza sous tes fenêtres, Serena et le cher Battuta…
    A propos de tunnels, la neige est là qui invite à en creuser, comme en nos enfances, surtout en rêve. L’idée qu’on puisse forer ainsi de longues galeries dans le silence ouaté, comme Alice dans son terrier, fut un de mes fantasmes enfantins entêtants, mais la neige a toujours fondu avant réalisation, et voilà qu’on se retrouve devant la page blanche.
    La fascination pour l’extrême épure, le goût de la perfection parfaite et du minimalisme filtré à l’entonnoir de pharmacien, je m’en défie autant que de ton violon compissé, même si je partage ton goût artisan pour le travail bien fait ou même plus. Mais les extases du presque rien, les pâmoisons devant les bribes d'émincé genre nouvelle cuisine anorexique d’une certaine poésie contemporaine, la préciosité pour dire moins que rien, pas mon truc, sauf quand c’est Li Po qui mène la barque, ou Paul Celan. Quand certaine dame, les yeux au ciel, prit un jour à témoin le brave Ramuz en supposant que lui aussi devait trouver incomparable une seule rose blanche dans un seul vase, le malotru lui répondit qu’il préférait, lui, des tas de fleurs des villes ou des champs dans un tas de vases.
    A la vérité, je pense (je le sais, je l’ai vécu moi-même en déchirant longtemps la première page d’un roman sûrement immortel mais non moins heureusement mort-né) que l’impuissance créatrice est souvent liée à un excès de prétention, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement, comme c’était mon cas, de simple immaturité. En tout cas, cette mystique du manque ou de la rétention me paraît de plus en plus douteuse, et d’autant plus qu’elle fait florès dans une certaine poésie romande cultivée en serres. Plus généralement, sur ce terreau stérile de la Difficulté de Créer, on fait beaucoup de manières et de chichis pour rien. Si l’on n’a rien à dire, mieux vaut se taire ; et si CELA ne PEUT se dire, on va prendre un pot avec Wittgenstein au bar voisin où le cher Bashung nous livrera Le secret des banquises.
    Cela s’intitule Bleu pétrole et cela ne veut à peu près rien dire, mais ça dit quand même, ça chante, c’est d’un lyrisme noir qui se déploie somptueusement sur la neige, c’est du vrai belge et tu m’en diras des fumées…


    Tout amicalement à toi, Jls

  • L'espoir au bout de la nuit

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    Lettres par-dessus les murs (62)


    Ramallah, ce mardi 4 novembre 2008.

    Cher JLs,

    Je relis ta lettre sur Jean Ziegler et ses imprudences politiques – il y a quelques années de ça l'idée de supporter une cause m'aurait fait horreur, mais pas par prudence : j'étais retranché dans ma tour d'ivoire de l'Art pour l'Art, et comme Des Esseintes je passais mon temps à des inutilités, à sertir la carapace d'une tortue de pierres précieuses, tout dévoué au culte de la Beauté, et rien d'autre n'avait d'importance. Cela m'arrive encore, de construire des choses qui ne servent à rien, des machines à tailler les ailes des chauve-souris, en buvant de petits verres de liqueur forte – pour tout dire cela m'arrive encore souvent.
    Pourtant ce soir je serai devant la télévision, nous en avons une, quelle horreur, et je m'intéresse à la marche du monde, quelle bêtise, et cette nuit je serai rivé à mon écran, pour suivre la soirée électorale américaine. Triste pathologie, je l'ai notée à la plume sur ces carnets que je dédie à mon délabrement physique et mental : depuis quelques semaines déjà, la vue de ballons rouges et bleus ne me fait plus peur, depuis quelques semaines les pancartes brandies par les foules de supporters ne me font plus ricaner, je balaye de la main les millions de dollars engloutis en badges et en t-shirts, cela me semble tout à fait normal, de même que me semblent éloquentes les déclarations populistes de l'un et de l'autre, et superbes leurs basses attaques. Je bois leurs mots comme si c'était du Baudelaire.
    Je devrais sans doute demander de l'aide à un psychologue, mais je ne connais pas de psys palestiniens, ceux dont j'ai entendu parler sont occupés avec les traumatisés des bombardements, je m'observe donc moi-même. Que se passe-t-il ? J'ai sans doute été frappé de globalite aiguë, depuis mon départ à l'étranger, dans des pays qui vivent encore tournés vers le rêve américain. Ou bien j'ai vieilli, je n'ai plus la flamme qui me faisait tourner le dos à tout ce que la majorité pouvait faire, dire ou penser – je me suis rangé, j'ai trouvé ma place dans la foule, je marche avec elle au son des beaux discours, comme je marchais avec elle au son des mégaphones, sauf que maintenant j'écoute ce que disent ceux qui portent cravate et qui parlent dans des micros. Ou alors je suis retombé en adolescence, et je suis amoureux comme une collégienne de ce joli afro-américain au sourire fluoré. Possible, il paraît que je ne suis pas le seul, et que bon nombre d'intellos bourrus et barbus danseront comme des collégiennes, cette nuit. Qu'est-ce que nous pouvons bien attendre d'un chef d'Etat, quand nous savons fort bien que les belles idées ne peuvent que se salir, au contact du pouvoir ? Peut-être que nous espérons l'exception, l'improbable, après tout les Etats-Unis sont le pays d'Hollywood, même le précédent président était sorti d'un western.
    Nous sommes donc victimes d'une hallucination collective, en Technicolor et THX, et il faudrait se frotter les yeux, et il serait de bon ton de rester critique, de laisser flotter sur nos lèvres un sourire cynique, c'est plus prudent, de laisser poindre l'ironie, on est au-dessus de tout ça. Je n'y arrive pas, je suis sous perfusion hollywoodienne, je rêve. Un président du monde noir de peau. C'est pas mal. J'imagine un certain nombre d'employeurs, aux Etats-Unis ou ailleurs, qui seront un peu moins regardant quant à la couleur. Un gamin un peu mat, en France ou ailleurs, qui se sentira un peu moins différent. Je rêve, c'est doux, au moment où j'écris les Américains dorment encore, moi je rêve les yeux ouverts : Barack entre dans le Bureau Ovale, il faudra redécorer tout ça, songe-t-il en s'allumant une cigarette, il s'assied dans le fauteuil molletonné, et puis il demande à sa secrétaire de lui apporter le dossier sur l'abolition de la peine de mort, on va expédier ça d'abord, se dit-il, pour un gars ou deux, dans leurs cellules, ça peut servir, et puis qui sait, ça pourrait faire boule de neige ailleurs, dans d'autres pays.
    Voilà à quoi on rêve, voilà ce qu'on espère, parce que le monde est tellement merdique qu'on a un besoin terrible d'espérer... Ca fait un bien fou, comme ça fait un bien fou de laisser tomber la prudence, et tant pis si on se casse la gueule.


    Ramallah175.jpgA La Désirade, 4 novembre au soir.
    Cher Pascal,

    Tu n’étais pas né à l’été 1960, durant lequel une vraie folie s’est emparée de nous, teenagers helvètes qui ne connaissions l’Amérique que par Elvis et le chewing-gum aux vignettes de collection à l’effigie des stars (j’en pinçais pour Ava Gardner), les westerns projetés au cinéma lausannois le Bio (où la salle entière se levait quand se pointait le Balafré pour mettre en garde le Justicier) ou les premier jeans authentiques Levi’s, tous soudain galvanisés par la figure d’un candidat président à la dégaine fringante, rompant avec les vieilles peaux style Truman ou Eisenhower et que tous autour de nous disaient l’Amérique de demain…
    Or on nous a rebattu les oreilles, ces derniers jours, sur le miracle renouvelé, et nous devrions nous pâmer sur ce motif de la répétition, et je comprends donc ton premier mouvement de réserve, et pourtant, avec le recul, j’aurais presque envie, moins niais qu’à quatorze ans, de croire plus naïvement à un changement plus profond, en cas de victoire d’Obama, que celui qu’aura représenté le règne de JFK, dans la mesure où le « joli afro-américain au sourire fluoré », comme tu l’appelles, me semble fondamentalement plus sain et plus franc de collier que le beau Jack et sa tribu de canailles. Mais il va de soi qu’une présidence ne se réduit pas à son président et que l’Empire est là, qui ne va pas se métamorphoser d’un jour à l’autre - et j’ai comme l’impression que l’abolition de la peine de mort ne sera pas la première mesure de l’éventuel nouveau Président et que ce n’est pas demain la veille que les prisons se videront par miracle de leur 40% de détenus noirs…
    N’empêche, et quoi qu’il arrive sous le règne éventuel de Barack Obama, à supposer qu’il survive à plus de trois ans de règne - croyons à ce premier miracle -, je n’arrive pas à penser que le sort de l’Amérique actuelle puisse être pire que celui où l’a fait descendre l’actuel débile installé à la Maison Blanche avec sa clique de bigots hypocrites et de pillards.
    Je t’écris en écoutant mes chers vieux bluesmen noirs comme du cirage, pauvres comme Job et souvent aveugles. Robert Johnson me parle d’amitié de sa voix grêle en chantant When you got a friend, Blind Willie Johnson recommande aux siens de veiller avec son Keep your Lamp trimmed and burning, et je sais bien que Jesse Jackson s’est promis de couper les couilles d’Obama s’il trahissait les siens, du moins Barack aura-t-il des comptes à rendre…
    Je viens de finir le livre de Jean Ziegler, La Haine de l’Occident, qui dit autant les raisons de désespérer d’un monde où des pays richissimes, comme le Nigeria, comptent parmi les plus pauvres du fait de leur mise en coupe, tout en indiquant des alternatives, comme en Bolivie, qui n’ont rien de «rêves» mais seront peut-être, demain, les possibles alternatives à trop d’iniquités et les seuls palliatifs au suicide de l’Espèce.
    Ramallah169.jpgAlors quoi, le vieux Bobby pourra-t-il y aller demain matin de son Times they are a-changin’ ? Know Hope moj brat…

  • Zorba, Vittorio et le Loup

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    Lettres par-dessus les murs (59)

     

    Ramallah, ce 12 0ctobre 2008.



    Cher JLs,

     

    Je reprends la plume, revenu à Ramallah, et Ramallah est revenue à la normale après les jours austères de Ramadan et la fête de l'Eid. La tête pleine de souvenirs, depuis ma dernière lettre : à Gaza j'ai rencontré Vittorio, et dans le Sinaï j'ai rencontré Zorba, et c'est là que ça se corse. Vittorio d'abord, qui est de chair et d'os mais qui ressemble à un personnage de fiction, entre Corto Maltese et Popeye, casquette de marin et pipe au bec, des bras comme mes cuisses et couverts de tatouages – une bonne gueule, une très bonne gueule, d'ailleurs même s'il avait une sale gueule on le décrirait avec beaucoup d'égards, parce qu'on n'aurait pas envie de se retrouver les quatre fers en l'air, effondré au milieu des chaises et des tables, à l'autre bout du bar.
    De bar il n'y en a pas à Gaza, ni bar ni bière, ni femmes infidèles contre lesquelles se frotter la panse, Vittorio est venu là par conviction politique, il a débarqué fin août, sur un des bateaux du mouvement « Free Gaza » qui ont défié le blocus maritime israélien. Tu as entendu parler de ces bateaux, l'affaire était médiatisée, même si seule Karin Wenger se trouvait dans le port lors de leur arrivée. Accueilli en héros, et le voilà qui donne un coup de main aux pêcheurs, et lorsqu'on se promène dans les rues à ses côtés, les saluts n'en finissent pas, et il joue de sa petite gloire, une écharpe du FPLP autour du cou, ultime provocation dans ce territoire entièrement contrôlé par le Hamas.

    Devant un plat de poisson grillé, il me raconte la situation des pêcheurs de Gaza : d'après la loi internationale, ils ont le droit de sortir jusqu'à vingt miles nautiques des côtes, mais les vedettes israéliennes sont là dès trois miles, qui les accueillent souvent à balles réelles – alors la pêche est maigre, forcément, donc Vittorio et quelques autres étrangers accompagnent les pêcheurs, caméras vidéos à la main, ils grimpent sur les toits des cabines, ils se montrent aux Israéliens, qui se calment un peu devant ces témoins gênants. Ils font presque preuve de politesse, les bateaux peuvent s'aventurer jusqu'à cinq miles, six miles, la pêche est bonne, et quand on finit par les attaquer c'est seulement à coup de canon à eau… Le plus insupportable, dit Vittorio en tirant sur sa pipe, c'est qu'il existe tout de même des lois non écrites, un code de solidarité, une éthique de la mer. Ne pas répondre à un appel radio, par exemple : ça ne se fait pas, c'est pas réglo. Mais eux ne répondent pas, il n'y a aucune communication possible, et la seule chose qu'on entend, à la radio, c'est du rock poussé à fond les manettes, quand ils attaquent. Leur musique de guerre, façon Apocalypse Now… Quelques points de suture pour Vittorio, parce que la vitre de la cabine a volé en éclats, mais quelques points de suture ne suffiront pas à réparer les machines noyées, l'équipement radio détruit.

     

     

    littérature,cinéma,voyage,palestinelittérature,cinéma,voyage,palestineVoilà, Vittorio c'était quelques jours avant de partir dans le Sinaï, faire trempette en Mer Rouge – quelques jours avant de rencontrer Alexis Zorba, qui rentre dans ma vie par l'angle d'un livre, ce qui est un comble pour cet homme qui envoie tous les livres au diable. Il y a là un double mystère : d'abord, comment ai-je pu passer à côté du livre de Nikos Kazantzaki ? C'est comme imaginer n'avoir jamais bu une goutte d'alcool pendant vingt ans, ni senti la brûlure du soleil… et je serai éternellement reconnaissant au bougre d'Olivier qui me l'a conseillé. C'est là la seconde diablerie d'Alexis Zorba, de chanter la vie vécue, d'aller jusqu'à envoyer paître le langage, comme Zorba submergé par l'émotion danse pour raconter, danse à s'en faire péter les artères – et de nous redire le pouvoir des livres, leur capacité à procurer un plaisir purement physique, une explosion d'émotions véritables, nous faire rire vraiment, et nous faire pleurer...

    Voilà ce Zorba, de papier et de mots, qui ne m'amuse pas moins que Vittorio, de chair et d'os, et qui me parle tout autant, quand il me dit que vivre, c'est défaire sa ceinture et chercher la bagarre. Mais je ne suis pas monté sur les bateaux de Gaza, et je n'ai ouvert de mine de lignite, je me console de mon manque d'audace en imitant le narrateur de Kazantzaki, qui se replonge de plus belle dans les livres, et l'écriture… Et je me demande, patron, je te demande : qu'as-tu fait, toi, après avoir rencontré Zorba ?

     

     

    A La Désirade, ce 13 octobre.

     

    Cher toi,

    Après avoir rencontré Zorba, à seize ans et des poussières, sur les crêtes d’Ailefroide, il me semble que j’ai commencé d’écrire, ou disons de lire et d’écrire, ou plus précisément de respirer et de marcher, de lire et d’écrire, plus attentif à La Chose, comme un artisan ou un artiste sont attentifs à La Chose.

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    Mon souvenir détaillé de Zorba s’est passablement estompé, avec les années, et tu m’as d’ailleurs donné l’envie d’y revenir, et aux autres livres de Kazantzaki dans la foulée, mais j’en garde un enseignement fondamental, ou même deux : le premier est que la vraie poésie, qui englobe tout travail humain, je veux dire toute transformation par un travail d’une chose en La Chose, ne souffre aucune tricherie. C’est évidemment un idéal, mais qui s’incarne de façon très concrète. Or cet été-là, Zorba m’a appris à mieux lire et à mieux écrire, mais également à mieux grimper, dans l’observance de la justesse, de la rigueur et de la beauté de chaque geste. Cela peut paraître très éloigné de l’art, et pourtant non : la grimpe, exercice absolument inutile par excellence, peut être assimilée à une démarche esthétique ou même spirituelle, tout au moins comme je la pratiquais cet été-là, farouche garçon de seize ans, seul par les hauts d’Ailefroide, avec Zorba, sauf une fois où je suis monté aux Ecrins avec des guides du coin, attentif à la beauté du geste et à ne jamais tricher par forfanterie, donc à me jamais risquer la chute – je ne suis jamais tombé seul.  Gaston Rébuffat et Walter Bonatti, deux esthètes de l’alpinisme extrême, à la fois athlètes et contemplatifs, artistes aussi, étaient mes dieux, vivants mais inaccessibles, tandis que Zorba, mon mentor de papier, tenais dans  ma poche ou sous ma lampe de poche, le soir au camping. Donc Alexis Zorba m’a appris (où confirmé dans la conviction antérieure me venant de mon père et des mes aïeux) qu’il y a une Règle qui préside à la beauté (et à la bonté, et à la vérité, je l’apprendrai plus tard chez Kierkegaard) jusque dans les gestes les plus usuels, et dans celui d’écrire aussi, et que cette Règle est celle aussi de la Vie, et qu’elle n’exclut ni la sensualité ni la folie – merci à la Bouboulina et merci au vin de Samos. C’est ainsi que, depuis ce temps-là, aussi, la littérature et la vie ne font à mes yeux qu’une chose qui est La Chose, et j’emmerde les bonnets de nuit qui voudraient les séparer.

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    D’ailleurs j’ai retrouvé un Zorba vivant, écrivain et grand fauve de la vie, une vingtaine d’été plus tard, à une terrasse d’un bar lausannois, qui se serait entendu avec ton Vittorio comme larron en foire. Dès le premier soir je l’ai appelé le Loup. Nous avons fini notre première soirée dans un bar rempli de beautés roumaines. Nous ne nous sommes plus quittés depuis lors. Les histoires folles que Marius Daniel me racontait sont devenues un livre formidable après que je l’eus enfermé dans une cabane de montagne avec un quignon de pain, des oignons,  mon Hermès mécanique et sept packs de bière et sept autres de clopes. Après trois jours il avait écrit, interligne simple et sans une rature (il y en eut ensuite) les premières pages magnifiques de La Symphonie du loup, qui parut sept ans plus tard et qui a été couronné par le Prix Robert Walser et le Prix de littérature de l’Etat de Vaud. « Je vous respecte et je vous emmerde ! », a déclaré le Loup aux Autorités locales qui lui ont remis ce prix la semaine passée...

    Mon Zorba de chair et de verbe reprend son service aux Bus lausannois demain matin à 4 heures. C’est le premier SMS que je reçois avant l’aube. Il y en a en général vingt par jour.  Les Bouboulinas de toutes les lignes de bus de notre ville en raffolent. Les vieilles dames aussi, car il y a chez lui un immense respect des gens. C’est un fou et un sage à la fois. C’est ma poésie vivante et j’emmerde ceux qui osent dire du mal du Loup.

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    Images: La séquence du sirtaki, dans Zorba le Grec, avec Anthony Quinn. Photo JLK: Marius Daniel Popescu, en 2000.

     

  • De l'admirable admiration

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    Lettres par-dessus les murs (58)

     

    Ramallah, le 24 septembre 2008.

      

    Cher JLs,


    Je saluerais volontiers Mario del Sarto, dont le nom l'a sans doute prédestiné à être tailleur (de pierre)… D'ailleurs j'irai volontiers en Toscane, j'ai le souvenir de la douceur de ses collines, grasses et accueillantes, elles me changeraient de celles d'ici, sèches et dures, comme le montre cette photo de l'Allemand Pierre Riedlinger, dont l'expo est accrochée à Ramallah en ce moment. Images topographiques de la colonisation, qui ont l'intérêt de montrer une réalité à laquelle la plupart des Palestiniens n'ont pas accès : nombreux sont ceux qui ignorent à quel point leur chère Jérusalem est cernée par le béton, et il y a quelque chose d'ici d'infiniment triste, dans leur espoir et leurs revendications, quand de facto les plus grandes causes sont déjà perdues.
    Ramallah135.jpgMais en réponse à ton admiration pour l'œuvre de Mario del Sarto, je voulais partager ici celle que j'éprouve pour le livre de Karin Wenger, dont je t'avais annoncé la sortie il y a quelques mois. Cette amie a fait un travail remarquable, qui dépasse de loin le champ du journalisme - tu en jugeras par cet extrait de l'introduction, que je traduis ici.

    « Au printemps 2003 je posai pour la première fois le pied sur le sol israélien (…). De retour à la rédaction de la NZZ, je me suis assise devant un carnet débordant de notes. J'étais dépassée. Comment parler d'un conflit dont les lecteurs sont depuis longtemps lassés, fatigués par la répétition des chiffres, des statistiques, des plans de paix, des abstractions ? Un conflit polarisé comme pratiquement aucun autre. En Israël et dans les territoires occupés, les partis de la guerre ont forgé des héros et des histoires de héros. Ils ont essayé ce faisant de rendre le conflit plus supportable, de donner un sens à la douleur, d'éviter les questions sur la légitimité et la justesse de leurs actions. A l'étranger, les héros furent étiquetés en fonction de leur position politique, admirés, condamnés. Mais qui étaient vraiment ces héros ?
    Au printemps 2004 je me tenais à nouveau dans le hall d'arrivée à Tel Aviv. Je voulais étudier l'arabe pendant six mois à l'université de Birzeit, en Cisjordanie, je voulais découvrir le quotidien, rencontrer les héros, écouter leurs histoires, les partager (…). J'ai recueilli des récits du quotidien, j'ai rencontré des gens à Ramallah, Tel Aviv, Naplouse, Jerusalem, Gaza, Beersheba, Khan Yunis, Nahariya et d'autres villes et villages, palestiniens et israéliens. Les histoires de héros n'étaient jamais toutes noires ou toutes blanches, mais marquées par les combats intérieurs, ponctuées de nombreuses questions. Elles m'ont émues. Les protagonistes ont donné un visage au conflit, et rendu accessible l'inconcevable. Deux d'entre eux, Mohammed et Shai, ont été au point de départ de ce livre. (…)
    On peut lire les souvenirs et les expériences de Mohammed, de Shai et des autres Israéliens et Palestiniens comme des histoires lointaines, les récits d'un conflit qui ne nous concerne pas. Moi-même j'ai d'abord vu ce conflit comme un conflit des autres, dans lequel on pouvait trouver des arguments rationnels pour ou contre chacune des parties. Ce n'est qu'en cessant de considérer le conflit d'un point de vue strictement rationnel que j'ai commencé à comprendre ce qu'il faisait des hommes, comment il les détruisait. Ce livre ne rapporte donc pas seulement les opinions d'Israéliens et de Palestiniens. Il contient aussi un choix de notes personnelles, rédigées entre septembre 2004 et août 2007. Elles parlent du quotidien et de ce fait : qu'en chacun de nous sommeille un soldat docile ou un potentiel auteur d'attentat. C'est le monde qui nous entoure qui en décide. »


    Tu le vois, Karin a déjà un pied en littérature, et c'est l'humanité de son livre qui le rend exceptionnel : il renvoie dos à dos le baratin politique et le reportage accrocheur pour se plonger au plus profond des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. S'il ne vous fallait lire qu'un livre avant votre venue à Ramallah, je vous conseille celui-là, mais sans trop insister : il rendrait presque le voyage inutile, tant l'empathie de l'auteur permet de saisir les choses d'ici…

    Sokourov3.JPG 

    A La Désirade, ce 3 octobre 2008.

    Cher Pascal,

    Mille pardons d’avoir mis presque dix jours à te répondre, mais j’ai couru ces jours après mon ombre, entre mes obligations mercenaires, deux nouveaux livres en train, la nouvelle livraison du Passe-Muraille à boucler et un putain de zona qui me mord les flancs et le moral alors que je n’ai vraiment pas l’âme à me plaindre, surtout à lire ce que tu dis de cette courageuse Karin Wenger dont j’espère que le livre sera vite traduit – mais je vais essayer de me le procurer la semaine prochaine et tâcherai de le lire malgré mon allemand défaillant à l’écrit.

    Ce que je retiens surtout de ta lettre est l’admiration que tu manifestes à l’endroit de la jeune femme. Parce que c’est important, l’admiration, surtout lorsqu’elle est pure d’envie ou de fantasmes. Trop souvent en effet, par les temps qui courent, l’admiration oscille entre la fascination béate que suscite telle performance ou telle réussite, et l’idolâtrie qui fait qu’on parle d’ «icônes» à propos de n’importe quel personnage auréolé de gloriole. Mais quelle raison nom de Dieu aurais-je d’admirer Madonna au lieu de tant de femmes qui le méritent mille fois plus ?

    Je t’écris ça en pensant à Sokourov, que j’admire de plus en plus, n’était-ce que parce qu’il me fait admirer le monde. J’ignorais, jusqu’à ce printemps dernier, qui était Alexandre Sokourov. Puis un ami écrivain m’a parlé de Mère et fils, dont je me suis procuré le DVD. Admirable film. Puis j’ai lu l’admirable article que Georges Nivat consacre au cinéma de Sokourov dans son dernier livre, Vivre en Russe. Puis j’ai vu Alexandra, autre admirable film où l’on voit une vieille Russe débarquer dans un camp de soldats proche de Grozny, où elle rend visite à son petit-fils, inspecte la troupe, puis rencontre une Tchétchène de son âge dans une maison bombardée, où toutes deux évoquent la vie et le siècle. Admirable film lui aussi, dont la protagoniste est interprétée par la non moins admirable Galina Vichnevskaya, veuve de Rostropovitch, et toiut aussi admirables sont  Père et fils, L’Arche de Russie, Spiritual voices et, que je viens de découvrir, les Dialogues avec Soljentitsyne filmés par le même Sokourov.

    Non, mon ami, je ne m’exalte pas à vide en taxant d’admirables ces divers objets et figures: je ne fais qu’obéir à cet élan qui nous sort de nous vers mieux que nous ou vers le meilleur de ce que nous pourrions être.

    Soljenitsyne.jpgDans les Dialogues avec Soljenitsyne, j’ai relevé ce moment - admirable entre tous - où le vieux patriarche, en réponse à Sokourov qui n’en finit pas d’évoquer la cruauté de l’homme et les enfers du XXe siècle, parle lentement et posément, les yeux au ciel, de l’admirable Perfection que réalise la créature humaine. C’est à la fois en physicien et en poète, en petit-fils de paysans et en proscrit longtemps relégué au fond des steppes, en témoin de toutes les turpitudes humaines, en rescapé du cancer aussi, que s’exprime le grand écrivain revenu en Russie (les dialogues datent de 1999) et qui aurait toutes les raisons de considérer sa destinée personnelle, et celle de son peuple, comme une suite de tribulations épouvantables, somme d'imperfections à n'en plus finir...

    Mais non : l’Homme est admirable, et Soljenitsyne parle ici pour les milliers d’ « invisibles » qui l’ont aidé à témoigner pour les millions de victimes du totalitarisme, autant que pour ce que représente l’homme nu à sa naissance...

    A un moment donné, Alexandre Sokourov demande à Soljenitsyne de lui montrer ses mains. Des mains d’homme comme les autres. D’admirables mains d’homme. Prends celles de Serena dans les tiennes et regarde-les. Je me réjouis de tenir les tiennes dans les miennes et de les ouvrir comme un livre...    

     

    Photo : Peter Riedlinger, Us/them II - http://www.peter-riedlinger.de
    Livre : Karin Wenger, Checkpoint Huwara, NZZ Libro Verlag. - http://www.karinwenger.ch

    Alexandre Sokourov. Dialogues avec Soljenitsyne. DVD Facets Video. L'image ci-dessus est tirée de Mère et fils.

  • Comme de vieux amis

    Ramallah117.jpgLettres par-dessus les murs (58)
     
    Ramallah, 21 septembre 2008
     
    Caro,
    ben tornati ? Comment se porte la casa, et votre Filou ? Et la Toscane ? Nous étions à Jaffa ce week-end, quelques heures à se dorer la pilule sur la plage. Autant j'aime nager autant la plage m'ennuie profondément. La plage me semble une transition idéale entre terre et mer, un doux entre-deux où le sol commence à se dérober sous les pieds, c'est comme une piste d'envol pour le nageur avide – et il ne me viendrait pas à l'idée d'étendre ma serviette sur une piste d'envol, mais ce n'est pas le cas de tout le monde (suivez mon regard). Et puis c'est plein de sable, tu le sais, il y fait trop chaud, les balles en caoutchouc claquent contre les raquettes, c'est bruyant, parsemé de mégots. Petite spécialité locale : des maîtres nageurs perchés dans leur cabanon hurlent des ordres dans leur mégaphone, à intervalles réguliers : c'est insupportable, et d'autant plus que ces injonctions en hébreu ne peuvent que me rappeler celle des soldats aux check-points.
    Triste constatation : cette langue, ni plus ni moins belle qu'aucune autre, riche comme toutes les autres, porteuse d'humanité et de littérature, cette langue me fait froid dans le dos. Je pense à cet ami allemand, qui me disait sa douleur d'entendre parler sa langue, lorsqu'il résidait en France : c'était toujours dans des films de guerre, lorsqu'un soldat réclamait un Ausweiss, et pour beaucoup de Français l'Allemand reste cet idiome barbare de l'Occupant, dont on ignore la douceur possible, les nuances et la finesse. Je sais ces préjugés, la bêtise des généralisations, mais je sais aussi la force de l'instinct, les réactions viscérales de la peur : contre celles-ci l'intellect ne peut pas grand-chose, et en tout cas pas à court terme. Sur la plage, quand le haut-parleur crachait, je serrais les dents.
    Je me souviens aussi de mon grand-père, au chalet en Alsace, qui s'était soudain jeté sous la table, en plein milieu du repas. Mon frangin avait eu l'idée d'allumer un pétard, de l'autre côté de la maison, petite blague innocente et mon grand-père de plonger sous la table, et puis de se relever, pâle comme un linge, tentant de répondre par un sourire à nos regards éberlués : quand on a vécu la guerre, le corps réagit plus vite que l'esprit.
    Ou plutôt, l'un et l'autre sont mêlés inextricablement, à l'endroit de la blessure, comme les grosses cicatrices font se fusionner la peau et la chair – et c'est dans le corps, paraît-il, qu'on peut retrouver la trace des traumatismes, dans ses muscles contractés, et c'est là qu'on peut en adoucir l'impact, faute de pouvoir l'effacer.
    Et c'est aussi là, dieu merci, que se logent les plus beaux souvenirs, les petites madeleines des bonheurs passés, qui ont laissé leur empreinte sur les papilles, au creux de l'odorat, dans les recoins secrets de la peau. Sur la plage soudain est passé un cheval au trot, et puis il est repassé, au  pas, et j'espère que ma pupille gardera ça : le petit cheval, son jeune cavalier marchant à ses côtés, leurs silhouettes sur fond de soleil couchant. Le garçon ne tenait pas la bride, ils marchaient côte à côte le long de l'eau, comme de vieux amis.

    Sarto13.JPGA La Désirade, ce 23 septembre.

    Ciao ragazzo,

    Nous sommes rentrés de Toscane requinqués, malgré le triste état de ce que la télé berlusconienne reflète de la pauvre Italie qu’elle contribue à crétiniser sans y réussir tout à fait. Notre ami le Gentiluomo ne cesse de pester contre les temps qui courent en invoquant la grande Italie de naguère et jadis, mais l’humour n’est jamais absent de ses fulminations, la Professorella le retient de trop exalter le passé, et lui-même est le premier à saluer la Qualité se manifestant au plus que présent, comme celle de Mario del Sarto, le sculpteur « brut » dont je t’ai parlé déjà au début de notre correspondance après avoir découvert ces œuvres, exposées en plein air, et que cette fois j’ai rencontré en chair et en os, sous un beau chapeau blanc. IMG_1758.JPGTu as IMG_1769.JPGvu, lors de votre passage à Lausanne, les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut (à mi-chemin de l’art naïf et de l’art populaire, qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », mais ça se discute…), et l’évidence est que Mario del Sarto est de ceux-là, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artiste et une intelligence parfaitement équilibrée.IMG_1753.JPG
    Lorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani. Après les présentations, où le gentiluomo lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, il m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques… et c’est alors que je lui ai dit ma détermination à faire plus qu’un reportage : tout un livre illustrant ses travaux et où il me raconterait sa vie.IMG_1749.JPG
    Je ne sais trop comment te le dire, mais tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 83 au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.
    IMG_1777.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare. Mais t’ai-je seulement dit ce que sont les spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…
    Sarto14.JPGC’est bien là l’Italie que nous aimons, et j’espère bien t’avoir donné l’envie de rendre visite à Mario del Sarto lors de votre prochaine virée dans le pays de Serena…
    Ce qu’attendant, sans t’avoir rien dit de tout le bien que nous pensons de ton livre dont j’ai fait la lecture du tapuscrit à ma douce durant tout le voyage, je vous embrasse sans oser vous dire Forza…

    Photo : Chanan Getraide, vieille mosquée de Jaffa. Mario del Sarto et ses oeuvres.

     

    Mario del sarto: il Spartano, statue d'environ quatre mètres de hauteur, destinée à se trouver juchée sur un pic dominant la vallée à l'aplomb des carrières du Canal Grande et des Campanili, au-dessus de Carrare.

  • Le poète et la mère du monde

    littérature,cinéma,voyage,palestine

    Lettres par-dessus les murs (57)

    Ramallah, ce 16 septembre 2008.

    Cher JLs,

    Il y a des moments comme ça, où le sentiment de poésie t'étreint le cœur, mais où les mots font défaut, parce que tu ne sais pas d'où ça vient, peut-être un objet aperçu dans la maison, une bougie dont la flamme a adouci les bords, un compas posé là, les branches écartées, inutile. Un bruit dans la rue, un téléphone à la sonnerie étouffée, qui n'en finit pas de sonner dans la chaleur. Ou bien c'est un texte lu plus tôt dans la journée, une interview de Hubert Haddad peut-être, ou bien l'idée d'une histoire, et les idées aujourd'hui se succèdent comme des vagues, la vague histoire du Grand Maître de cette loge dissidente, qui traverse la foule en gare du Nord, l'histoire de l'enfant gazawi qui se glisse dans les décombres, au bord de la plage, où il a caché des crayons et du papier. L'histoire du vieux marchand de jouet à Rome, le moment précis où le petit carillon de la porte retentit, le moment précis où il se tourne vers elle, vers sa silhouette délicate en contre-jour, sur fond de rue ensoleillée.

    Ramallah143.jpgCe matin on m'a demandé si je voulais participer à un repas avec la ministre de la justice française (c'est la ministre qui est française, pas la justice qui ne saurait avoir de nationalité, n'est-ce pas ?). J'ai décliné, on me prendra peut-être pour un snobinard, mais vraiment, je ne sais pas quoi dire à ces gens qui veulent être partout, avec leurs cortèges et leurs emplois du temps minutés, et qui ne sont jamais nulle part. Dimanche c'était le premier ministre palestinien que nous avons attendu, dans ce centre pour enfant handicapés, dans le village de Doura, près d'Hebron, c'est un événement important pour l'équipe du centre, ils ont insisté pour que ma douce soit présente. Le ministre passera un quart d'heure, nous a-t-on dit, soyez au garde-à-vous entre midi et 16h30... Nous avons attendu, nous avons vu le défilé de voitures, toutes sirènes allumées, passer sur la grand-route, et repasser, et repasser encore, d'une école à un centre culturel, de la mairie à une autre école. Mais son emploi du temps était trop chargé, il n'a pas pu s'arrêter, et tous les employés qui attendaient là, tout beaux, qui s'étaient déplacés pendant ce jour de week-end, tous ces gens de rentrer chez eux, la tête basse. Mais quelle différence, entre une visite au pas de course et pas de visite du tout ?
    Je me rappelle de la griserie de quelques années passées à fréquenter des réceptions et des diplomates, j'étais troisième couteau, la cravate ajustée, les chaussures cirées, l'adrénaline de la montre, les serrements de main, deux bons mots et un sourire, entre deux réceptions, la vie à toute vitesse. Il y avait là de la poésie aussi, bien qu'elle se trouvât surtout dans ce qui dépassait le cadre des cérémonies, cette maudite tache sur la manche, qu'on s'empresse d'ôter avec un mouchoir et un peu de salive, cette flaque de boue qui ne vous a pas raté, en descendant de voiture, la cigarette qu'on fume presque en cachette, quand on réussit à s'échapper une minute sur le balcon désert. Derrière, sous les lumières du grand salon, le rire déjà éméché de l'ambassadrice, elle était sympathique, cette ambassadrice.
    Je repense parfois avec nostalgie à ces moments-là, où je manquais de jeu, où je rêvais plus que tout d'être inutile. Voilà mon souhait exaucé, pour quelques jours encore, et j'aime ce moment-ci, où personne ne m'attend, où je peux regarder frissonner les feuilles de la vigne, rêver à une nouvelle histoire. Cette ruelle impossible, à Rome, ce vieux magasin de jouets, la belle silhouette à contre-jour, qui vient de passer le seuil.
    Pascal.

    Sokourov37.JPG

    A La Désirade, ce 16 septembre, soir.

    Cher toi,
    Nous avons parlé ce matin, avec L., de notre séjour à Ramallah. Au printemps prochain. Nous nous réjouissons. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir là-bas. Nous venons pour vous et vos amis, éventuellement pour les animaux de vos amis. A la fin de la semaine, nous allons à Marina di Carrara, en Toscane maritime, retrouver nos amis, la Professorella et il Gentiluomo. Je suis en train de peindre leur chien Thea et leurs chats. Le chien Thea est un personnage. Les chats sont nombreux. Je vais en peindre deux sur un radiateur. Leur pose est intéressante. Rien d’américain : leur pose est essentiellement du Vieux Monde, genre Morandi. Thea est une star hyperactive : c’est autre chose. Mais elle est du vieux monde elle aussi, je dirais la chienne de la Magnani. Tu sais que je voue un culte à la Magnani. Il n’y a pas de femme plus femme, de mère plus mère, de fille, de soeur, de cousine, de caissière de cinéma plus caissière de cinéma qu’Anna Magnani. Alexandre Sokourov aussi est fou de la Magnani.Sokourov35.JPG
    Il faut absolument que Serena et toi vous découvriez le cinéma de Sokourov. C’est à mes yeux le génie poàétique suréminent survivant du grand cinéma des Bergman, Tarkovski et autres inspirés du 7e art. Commandez immédiatement Alexandra. L’idée en est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. Tu la vois ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Je la vois très bien débarquer à Ramallah ou à Gaza, passant d’un camp à l’autre. Parce que, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie. Cela ne se décrit pas.
    littérature,cinéma,voyage,palestine
    Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, oui la cantatrice, la veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant tu ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances. Quand vous aurez aimé ce film, vous vous jetterez naturellement sur Mère et fils et sur Père et fils, puis sur L’Arche russe. Si vous avez de la peine à vous procurer ces films plus beaux les uns que les autres, je vous les apporterai au printemps. Je t’en envoie deux trois images en attendant et vous embrasse fort.

    Jls

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  • L’homme qui tombe et son histoire

    Ramallah133.jpg

     

    Lettres par-dessus les murs (55)

    Ramallah, vendredi 5 septembre 2008.


    Cher JLK,



    Tu connais l'image : prise à 9:41, heure de New York, il y a bientôt sept ans. Le photographe est Richard Drew, né en 1946, Associated Press, mais on s'en fiche, cette image-là ne saurait avoir de copyright, tant elle est universelle.
    Je n'y suis jamais allé, à New York, mais j'aimerais bien. Je ne sais pas si c'est le centre du monde, mais c'est sûrement sa caisse de résonance, où tout ce qui se pense ailleurs finit par trouver sa place là-bas, à New York, et finit par rebondir et irradier le reste. Vision ethnocentrée, sans doute, et pourtant il me plaît d'imaginer que le moindre murmure, dans le village africain le plus reculé, finisse par s'entendre, quelque part à New York – et vice-versa. C'est en tout cas ce qu'ont pensé ceux qui ont imaginé ces attentats. Il y a quelques années j'avais lu que tout film tourné à New York recevait de sa municipalité un soutien financier considérable, s'il montrait la ville vue du ciel, à un moment ou un autre. D'où le nombre de films hollywoodiens qui s'ouvrent sur les gratte-ciel, lents travellings aériens qui terminent dans un bureau, dans la rue, sur un banc de Central Park. D'où la connaissance que nous avons de cette ville-là, une connaissance presque intime malgré sa démesure.
    Et les auteurs de ces attentats le savaient, et le mot auteur est juste, tant on a l'impression d'un scénario parfait, d'une impeccable mise en scène, avec sa cascade de symboles, Manhattan, siège du capitalisme phallique et universel. Ce qu'ils ont oublié, peut-être, c'est le paradoxe qui consiste à utiliser la globalisation pour s'y attaquer : comme tous les terroristes, ils n'ont pu que renforcer le système qu'ils prétendaient détruire.

    J'ai fini hier la lecture de Falling Man, Don De Lillo. Je l'ai lu en anglais – je ne sais pas si ça t'arrive aussi, mais les livres lus en V.O. me laissent un souvenir plus vague, je retiens juste les images que j'ai construites, non les mots qui les disent. L'image confuse, la vision hallucinée de Keith, qui marche dans une bourrasque de cendre, au milieu des gens qui courent, qui voit les choses sans les sentir. Une femme lui tend une bouteille d'eau, il remarque vaguement qu'il la saisit de la main gauche, sans doute parce que la droite est blessée. Et puis ce que voit Lianne, lorsqu'elle ouvre la porte : son ex-mari, qu'elle n'a pas vu depuis plus an, un fantôme en costume, couvert de poussière, le visage piqueté de verre.
    Le récit alterne les voix de ces deux-là, et de quelques autres, dont Hammad, qu'on suit de Hamburg jusqu'au ciel, jusqu'au moment de l'impact. Incroyable présomption de l'auteur, de se mettre dans la tête de ce type-là : il y réussit pourtant, on y croit, à Hammad, et c'est la preuve d'un vrai courage d'écrivain. Mais c'est sur les vivants qu'il se concentre, ceux d'après la chute, ceux qui cherchent à reprendre pied, qui s'appuyent les uns sur les autres, en vain. Lianne l'intello qui se tournera vers Dieu, Keith qui deviendra joueur de poker obsessionnel, qui se réfugie derrière les cartes, dans l'activité la plus dérisoire qui soit, qui joue pour oublier de vivre. L'ombre absente des tours plane sur le moindre de leurs gestes, l'ombre qui va se poser sur le monde, qui va se poser sur l'Histoire.

    On se rappelle bien sûr où l'on était, à ce moment-là. Je me souviens surtout que le lendemain, à l'entrée d'un centre commercial, on m'a demandé d'ouvrir mon sac, pour inspection. J'étais dans une petite ville française, à des milliers de kilomètres de Manhattan, et l'onde de choc était là, j'ouvrais mon sac à cause de cette chose qui ne me concernait pas. La semaine suivante je partais au Liban, et dans les rues de Tripoli des gens manifestaient leur joie – une semaine plus tard cela me concernait déjà, et plus le temps passe plus je me sens concerné, touché par l'événement. La seule chose que j'avais comprise sur le coup, c'est qu'il nous faudrait attendre des années, pour en prendre la mesure, pour en parler avec quelque pertinence. Don de Lillo y a réussi, il dit l'intimité de la tragédie, son universalité, mais aussi en quoi cette tragédie-là est fondamentalement nouvelle, absolument contemporaine, et pour longtemps : suspendue dans le temps, comme l'homme qui tombe.

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    La Désirade, ce 5 septembre 2008.


    Cher Pascal,

    J’ai dû voir et revoir cette image cent fois, comme on vu et revu cent fois les séquences du crash de ce matin-là, mais c’est la première fois que cet arrêt sur image me saisit réellement d’effroi, comme l’image arrêtée d’un homme dont le crâne et le corps éclateront dans la minute qui suit.
    Si je n’ai pas vraiment vu jusque-là cette image que j’ai vue et revue cent fois, c’est, je crois, parce qu’elle est faite pour ne pas être vue vraiment. J’entends par là que sa beauté formelle, sa superbe organisation graphique, son irréalité presque ludique illustrant je ne sais quel rêve de l’humanité de marcher la tête en bas, éclipse à peu près complètement l’horreur de la situation en l’acclimatant, au point qu’on en attend le tirage en poster. Qui n’a pas son Homme qui tombe dans son loft ou son studio ?
    La première fois que je suis tombé dans New York, véritablement tombé et moi aussi la tête en bas, mais sur mes pieds jouissant de l’élasticité de l’asphalte de l’incommensurable Avenue fuyant en canyon entre deux murailles qui me semblaient de roche noire et de glace, c’était une aube nocturne de janvier, il faisait un froid polaire, je sortais des entrailles louches de la gare routière de Times Square, arrivant en Greyhound de Washington D.C., et descendant l’avenue à grandes enjambées, ivre fou de grand air pur, j’ai retrouvé la sensation de soulante griserie éprouvée des années auparavant sur le glacier d’Arolla, en fin de parcours nocturne d’une étape de la Haute Route, fonçant sur mes lattes sous la lune blême, mais au bout de l’Avenue se trouvait la mer, à New York, et déjà je pensais à nos aïeux qui avaient, au début du siècle, abordé le Nouveau Monde par cette voie peut-être salvatrice…
    Ce matin-là des Attentats, cependant, j’étais à Paris, sortant de chez Marina Vlady : autant dire d’un coin de la Russie artiste que j’aime, et j’avais regagné le studio du journal, rue du Bac, lorsque, par téléphone, l’une de mes filles me somma quasiment d’ouvrir la télé, pour voir ce que des millions de gens, autour du monde, avaient déjà vu et revu.
    Curieusement, sur le moment, je n’ai pas éprouvé la moindre pitié pour les milliers de gens en train de cramer et de crever dans les incendies, mais je me suis rappelé la prophétie de Witkiewicz, dans les années 20, selon lequel l’humanité avait engendré une machine qui la broierait tôt ou tard, et c’était la scène qui se jouait là : j’y voyais l’effondrement d’un Triomphe mythique, dont nous participions tous peu ou prou, et je me suis senti happé par un vertige pour ainsi dire métaphysique, comme devant un gouffre spatio-temporel sans fond – le trou noir de l’époque. Un peu plus tard, au bar d’en dessous, le premier quidam que j’entendis commenter l’Evénement, avec la gouaille du Parigot, incriminait déjà la main cachée du Mossad. On retombait sur terre... Et les explications, ensuite, de proliférer, tel faiseur d’opinion nous déclarant illico Tous Américains, et autres pompeuses fadaises, avant les vains éclairs de lucidité d’untel et les fulgurances non moins visionnaires et vaines de tel autre, n’est-ce pas Philippe Muray, n’est-ce pas Marc-Edouard Nabe ? Et les romans de s’aligner, dont pas un ne m’a paru jusque-là rendre vraiment compte de la réalité de l’Evénement. N'est-ce pas Frédéric Beigbeder ?
    Wolfe4.jpgC’est dire que je vais lire maintenant L’homme qui tombe de Don DeLillo, que je craignais de voir traiter le thème trop en surface et sans assez d’empathie et de pénétration, tout à sa brillante manière intelligente et perspicace mais sans vraie folie... J’imaginais ainsi ce qu’en eût fait le titanesque Thomas Wolfe (à ne pas confondre évidemment avec le Tom Wolfe du Bûcher des vanités) qui a si génialement évoqué New York en tant qu’élan et que vortex d’humanité, en poète et en voyant. Or ce que tu dis de ce livre relance ma curiosité, et je t’en dirai des nouvelles.
    Haldas15.JPGCe qu’attendant je te donne des nouvelles de Georges Haldas, qui va mieux que je ne le craignais après ce qu’un proche de L’Age d’Homme m’en avait dit. Son ami Pierre Smolik, qui le voit régulièrement, m’a appelé tout à l’heure pour me dire qu’Haldas, quoique physiquement diminué, reste vif et très présent dans leurs conversations, comme me l’a aussi confirmé son éditeur Vladimir Dimitrijevic qui lui rend visite de son côté.
    Georges Haldas l'a dit et répété: l’homme qui tombe est la métaphore même de ce que nous vivons tous les jours. Je me garderai bien de dire que le Falling Man de cette terrible image est une métaphore, mais le chemin est long entre l’effroi convenu que celle-ci peut faire éprouver et la compréhension avérée d’un tel événement. Je me rappellerai toujours, pour ma part, la longue trace de sang brunâtre maculant la chaussée, sous le Pont Bessières, en plein Lausanne, d’où venait de se jeter, un matin de printemps, un jeune désespéré. Il était là, gisant sous une couverture d’où ne dépassait qu’une touffe de cheveux sales. Or cette trace d’une vie, ce paraphe concluant une histoire, Dieu sait laquelle, n'a cessé de me hanter: quelle histoire, n'ai-je cessé de me demander ?

    Post scriptum: un ami, ayant lu la lettre de Pascal, réagit à ce que celui-ci écrit à propos de l'auteur de l'extraordinaire photo de l'homme qui tombe. On se fiche de son identité, affirme Pascal, tant le document est universel. Mais l'identité de Richard Drew compte, objecte mon ami, puisque c'est lui aussi qui prit la photo mémorable de Bob Kennedy juste après son assassinat. Dans la foulée, le même ami recommande aux internautes de s'intéresser à la saga de cette photo, et plus précisément à l'homme qui tombe, dont l'identité a été finalement établie... 

  • Comme une bouteille à la mer

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    Lettres par-dessus les murs (54)

    Ramallah, lundi 1er septembre 2008.

    Cher JLK,

    Ceci est une lettre importante, je la soigne, c'est peut-être la dernière. J'oublie l'en-tête, comme toujours : Ramallah, Palestine, le 1er septembre, 18h49. Mais c'est justement dans l'en-tête que commence le problème. Ramallah, j'en suis sûr, ça n'a pas changé. Mais Palestine ? Pas la Palestine historique, sans doute. Etat Palestinien ? Niet. Autorité Palestinienne : un peu lourd, et quelle autorité ?
    Appellation officielle onusienne : Territoires Palestiniens Occupés. Ca colle, mais c'est encore plus lourd. En Israël, on dit juste Territoires, ça évite les Palestiniens, qui sont ces gens, et ça évite surtout Occupés. Dans les formulaires, à l'aéroport, on écrit tout simplement Ramallah, Israël. Mais c'est un peu comme écrire Lausanne, France (entends-tu l'exclamation outrée des Lausannois, depuis ta terrasse ?).
    Bon, je mets juste Ramallah alors, Ramallah, 1er septembre. Mais l'heure ? C'est plus embêtant. 6:58, dit l'ordinateur, mais l'ordinateur semble avoir oublié le changement d'heure. Y a-t-il eu changement d'heure ? La rumeur courrait, je sais que dans la Bande de Gaza, ils sont tous un peu plus jeunes, il est 18h et des brouettes là-bas, le Hamas a changé d'heure depuis une semaine. A Jérusalem, à quinze kilomètres d'ici, il est 19h passé. Mais ici ? Impossible de savoir, on a passé des coups de fil ce matin, personne n'est vraiment sûr.Voilà donc une lettre tout droit issue d'un abîme spatio-temporel,d'une zone floue, d'un trou noir. S'il se passait, aujourd'hui, ici, quelque événement majeur, genre 11 Septembre, il tomberait dans les oubliettes de l'Histoire, fautes de coordonnées précises. Or il s'est passé quelque chose. J'ai eu l'imprudence de sortir, au coucher du soleil, pour imprimer mon roman, une dernière relecture. J'ai fait quelques pas, avant de me rendre compte. Magasins clos, cafés fermés. Personne dans la rue. Pas une voiture.

    littérature,voyage

    Le trou noir s'est refermé sur Ramallah, le gouffre spatio-temporel a englouti la ville. J'ai regagné mes pénates dare-dare, de peur de connaître le sort des autres habitants. Happés par le vide. A moins qu'ils n'aient eu le temps de se réfugier dans leurs foyers, tous ensemble, dans un grand mouvement de panique. Ma douce ne répond pas au téléphone. Internet ne marche pas. Je m'accroche maintenant à mon ordinateur, aux certitudes qui m'entourent, aux murs de la maison, à cette lettre, une bouteille à la mer, j'espère qu'elle gagnera la Désirade, un jour. Encore quelques heures à tenir, essayer de passer la nuit… Si jamais j'étais moi aussi absorbé dans une dimension parallèle, sache que – Dans le silence parfait du temps arrêté, dans l'éternité du crépuscule, soudain s'est élevée la voix d'un muezzin, solitaire, chaleureuse, rassurante. Il marque la rupture du jeûne... Je corrige
    l'en-tête : Ramallah, 1er jour du Ramadan, à l'heure de l'Iftar. Pour le pays, on ne sait toujours pas.

    Haldas18.JPGLa Désirade, 1er septembre, soir.

    Cher Pascal,

    Ta lettre m’a angoissé. J’essaie de t’imaginer là-bas, dans cette nuit tissée d’incertitude, après l’insouciance de votre traversée de l’été pleine d’amis et d’allégresse, retour au poids du monde.
    Ta dernière lettre ? Qui sait ? Je ne prends pas ton sentiment à la légère. L’arrivée de l’automne est d’ailleurs véhicule de ces afflux de mélancolie que la folie des hommes exacerbe à certains moments ou en certains lieux. Et puis c’est la vie : je pense sans discontinuer, ces jours, à Georges Haldas dont mes amis me disent qu’il va très mal, aveugle, fatigué de cet affreux monde dont il a chanté les « minutes heureuses », tout près de cette dernière Heure énigmatique qu’il interrogeait sans relâche dans ses derniers livres, dont ce Paysan du ciel que je suis justement en train de lire et d’annoter.

    littérature,voyage
    Je l’ouvre au hasard et je lis : « Il y a tellement de souffrances dans le monde, qu’on ne sait plus comment prier. A part ça, festival de merles ce matin pour nous rappeler au mystère intégral de cette vie dans ses moindres manifestations. Un bonheur qui est à lui seul une prière».
    Et ceci : « Si le possible n’est pas tissé d’impossible, il n’existe pas ».
    Ou ceci : « Sous les propos sarcastiques, ravageants mêm, garder un cœur tendre. Sans faire à bon compte état de celui-ci. En un mot, tromper la monde en bien, sans qu’il le sache ».
    Ou ceci encore : « Puisse le mal qu’on a fait éclairer le ciel des autres ».
    Ou ceci encore, le 1er avril 1999, il a 82 ans : « Envie de dire: mon corps terrestre s’effrite. Mon corps intime prospère ».
    Ou cela encore : « Rien de plus fertile que l’émerveillement et la gratitude. Malheur à qui n’est pas capable de les éprouver ».
    Ou cela : « Pour écrire des paroles de feu – le feu de la vérité – il faut être calciné soi-même. Or, nous n’écrivons le plus souvent – et moi le premier - qu’avec de l’eau tiède dans les veines ».
    Et il y en a, comme ça, des pages et des pages, et pour chaque année. C’est une source inaltérable que l’œuvre de Georges Haldas, qui s’abreuve lui-même quotidiennement à ce qu’il appelle la Source.
    Ta lettre m’a rappelé ce qui finira cette nuit peut-être, peut-être ne recevras-tu jamais cette lettre ? Peut-être devrais-je, demain, tenter de dire ce que fut la vie et l’œuvre de Georges Haldas après m’être détourné du bonhomme (mais non de ses livres) des années durant, pour les petits motifs de nos petites vies ?
    J’espère, mon grand, d’autres lettres de Ramallah. J’espère que ton noir sentiment n’est que passager, et que le ciel s’éclaircira demain sur la Palestine. Je pense à toi et à ta douce, je pense à Georges Haldas, qui va nous quitter,  et à ses livres qui lui survivront.
    Georges Haldas ce soir : « Notre vie n’est que l’ébauche d’une trajectoire dont nous ignorons tout »…

    Images: la magnifique photographie illustrant la lettre de Pascal est l'oeuvre de Lucia Cristina Estrada Mota. Elle est protégée par le droit international, auquel La Désirade échappe par clause unilatérale exclusive et gratuite. Le portrait de Georges Haldas, chez Saïd à Genève, est signé Jean-François Luy.

  • Mélancolie des retours

    Ramallah9.jpg

    Lettres par-dessus les murs (51)

    Ramallah, le 17 août 2008.

    Cher JLs,

    Nous retrouvons Ramallah, dans le silence de l'aube. Dans le jardin, le pommier a perdu ses fruits, ceux que les gamins n'ont pas cueillis jonchent le sol, et le raisin est mûr, derrière la maison, des grappes lourdes et gonflées, prêtes à éclater, et quelques-unes saignent déjà, que les guêpes viennent courtiser.
    Dans le salon gisent les valises éventrées, celles qui pèsent sous nos yeux nous disent qu'il serait temps d'aller dormir un peu, mais la beauté de l'aube et l'excitation du retour empêchent le sommeil. Un chat vient pleurnicher devant la cuisine, c'est Nicolas sans doute qui l'a apprivoisé pendant son séjour, un adorable petit pouilleux qui vient réclamer sa pâtée, miaulard et fâché de ces nouvelles têtes, qui sont donc ces deux ahuris qui ignorent les règles de la maisonnée et l'heure exacte des repas ?

    Je retrouve aussi le blog, et un gros regret : j'ai oublié de te demander de me faire voir le papillon de Nabokov, je l'aurais choyé des yeux, parce qu'un peu d'idolâtrie ne fait pas de mal. C'est un vrai bonheur aussi de relire ces citations de Céline, je l'avais un peu oublié celui-là, alors que j'étais célinien en diable à la fac, et la seule mention du nom de Bardamu me replonge illico dans l'univers drôle et grinçant et sinistre et désespéré du Voyage, le roman tout entier surgi de ces trois syllabes, Bar-da-mu.
    Effet madeleine de Proust : la première fois que j'ai vraiment compris l'expression, c'est en rouvrant un volume de l'intégrale de Conan Doyle aux éditions Rencontre, plusieurs années après ma première lecture : le livre à peine entrouvert l'odeur du papier m'a projeté à Londres, physiquement, derrière la vitre d'un appartement de Baker Street : on voit la rue en contrebas, les pavés luisant sous les becs de gaz, et un bruit de calèche qui se perd au loin.
    Ramallah97.jpgTu te rappelles qu'en parcourant le centre de Lausanne je me suis arrêté pour fouiller dans un bac de livres d'occase, je vous ai rattrapés avec un Simenon à la main, un Maigret des mêmes éditions Rencontre. Même papier et même odeur, du coup, gros problème : Boulevard Richard-Lenoir on entend sonner Big Ben, la pauvre Madame Maigret porte des rouflaquettes façon Watson, et quand le corpulent commissaire descend une bière je vois Holmes l'efflanqué se piquant le bras. Seul point commun, l'odeur de pipe qui imprègne ces pages, mais à part causer tabac je ne vois pas bien ce que ces deux-là auraient à se dire, sinon leurs doutes d'être du bon côté de la loi.
    Il faudrait interdire aux éditeurs d'utiliser deux fois le même papier : chaque auteur mérite sa papeterie dédiée, on imprimerait Nord sur du Céline pur fil, le vieux Goriot sur du vélin Balzac, et humer les livres suffirait alors à retrouver les univers, tu n'aurais plus besoin de coucher de longs résumés en deuxième de couverture. Ce que tu dois être en train de faire, de retour de Locarno, retrouvant ton bureau flanqué de la pile vacillante des romans de la rentrée.
    Je me suis assis au mien avec impatience, après ces longues vacances européennes. Prêt à replonger dans les mots, les yeux lavés par ce séjour entre trains et autoroutes. Suis mûr pour cueillir les fruits de ce voyage, devant la fenêtre pendent les lourdes grappes, quelques-unes saignent déjà, je t'envoie les plus belles.
    Pascal

    PaintJLK26.JPGA La Désirade, ce 19 août.

    Cher Pascal,
    Est-ce dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau qu’il y a une Sophie et une Julie ? Tu dois le savoir toi qui es lettré. Pour nous, ce qui est sûr est que nous avons retrouvé avec un certain soulagement nos deux filles aux mêmes prénoms, la première revenant de Colombie où la rue est aussi dangereuse qu’à Jérusalem d’où revenait la seconde par la Jordanie. Comme toutes deux, en outre, viennent d’emménager en de nouveaux lieux après que leur oncle légendaire a vidé notre ancien appart du quartier popu dont je suis en train de reclasser les 12.000 livres restants à La Désirade, tu peux t’imaginer les odeurs mêlées de parfums orientaux ou latinos, et les mille images, les mille impressions glanées entre Petra et les Caraïbes et les mille fenêtres ouvertes en enfilade durant les dix jours que nous avons passés avec L. au Festival de Locarno.
    Filou13.JPGLes retours sont toujours un peu vertigineux. Le silence vaguement réprobateur des objets qu’on retrouve. Où étiez-vous ? Et le chien Fellow qui s’agite enthousiastique, disons trois minutes, avant de retrouver sa routine. Et les journaux entassés. La chronique du monde qui nous rattrape, tristes images d’Ossétie et qu’en penser mon ami, tu as une idée de quoi faire là-bas pour le bien des Ossètes ?
    Or me revoici dans le parfum de livres, que j’aère au fur et à mesure que je déballe les centaines de cartons amoncelés sur les trois étages de La Désirade, et l’odeur de la poussière que j’en arrache se mêle à l’odeur de la prairie au bord du ciel sous l’œil perplexe de nos trois ânes plus stoïques que jamais – et mille titres, mille couvertures, le simple toucher de mille vieux rossignols d’antiques collections (eh mais c’est La Parisienne, tiens voici du Cahier vert, ah mais voilà du Flammarion d’avant les guerres) me remplit de mélancolie et de reconnaissance. Du coup je me revois collégien chez Payot quand Dimitri y était LE libraire seul habilité à conseiller Nabokov de passage, ou dans ma carrée d’étudiant des escaliers du Marché où avaient passé les Thibault de Martin du Gard, chers souvenirs de notre bon jeune temps…
    Aussi je me réjouis de revenir à mon livre en chantier, sans cesser de penser au tien. Ces milliers de livres devraient nous dissuader de persévérer - tu as entendu comme moi la plus stupide remarque qui soit, qui revient à dire que tout a déjà été écrit, et nous voici reprendre le fil de l’encre ou de la chaîne de mots sur le clavecin électronique, et c’est reparti pour la musique…
    Il fait ce matin bleu laiteux sur les Alpes de Savoie.Dolent2.jpg Tout à coup je me rappelle que c’est un 19 août, en 1995, un dimanche, que mon meilleur ami de l’époque s’est fracassé dans les séracs de la face nord du Mont Dolent, que je devais gravir avec lui… A la fin de la matinée de ce jour-là, nous nous trouvions avec L. et nos enfants au pied du Jura, je leur avais montré le minuscule triangle bleuté du Dolent et j’avais remarqué que Reyald devait avoir rallié déjà le refuge Fiorio, alors qu’il gisait au pied de la paroi…
    Reynald aussi aimait Céline, même plus que moi, dont il avait découvert, encore carabin, la thèse sur Semmelweiss. Je lui avais offert les œuvres réunies sous couverture de verre de la collection Balland, et tu connais l’histoire de l’Argus bleu, dont Vladimir Nabokov lui fit cadeau en reconnaissance de ses bons soins et qu’il m’a confié à son tour.
    Dolent1.jpgCher vieux Reynald qui a toujours la trentaine sur les dernières photos que j’ai de lui, de notre traversée de l’arête Midi-Plan, sur ce fil de glace entre deux vertiges, l’un donnant sur le gouffre de mille mètres de la vallée de Chamonix, l’autre sur la Vallée blanche…
    Voilà mon cher Pascal, on revient à la vie, je me suis remis à mon encre verte, ma bonne amie a retrouvé ses emmerdements d’institut, nos petites filles font leurs meufs éternelles avec leurs mecs respectifs, et vous là-bas à Ramallah... tout est bien.
    Ciao, amici, ciao ciao ciao…

  • Au bon jeune temps

    Hejaz.jpg

    Lettres par-dessus les murs (50)


    Ramallah, samedi 28 juin 2008

    Caro,

    Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, nous en parlions hier avec les amis, de ta lettre et des malheurs de l'éducation, en Suisse, en France et ailleurs. Quelques lueurs d'espoir tout de même, comme tu as pu le lire, le Conseil de l'Europe veut interdire la fessée : elle porte atteinte à la dignité de l'enfant, comme on le sait, et elle bien peu efficace. On privilégiera désormais au sein des familles la bonne vieille pratique de la brûlure de cigarette ou de la torsion de bras, l'autorité parentale s'en trouvera renforcée, c'est bien.

    Ziad m'a raconté cette semaine la Ramallah de son enfance, on s'est croisé par hasard, on s'est salué bien bas, parce que Ziad est un gentleman de la vieille garde et qu'il mérite tout le respect, on a échangé deux banalités et il s'est lancé dans la peinture d'une fresque du temps jadis. Quand il n'y avait pas d'hôtel en Palestine, mais des salles communes où tout voyageur était accueilli par un repas, un narguilé et un coin de tapis... quand aux carrefours on trouvait des grandes jarres d'eau fraîche pour rassasier la soif des promeneurs... quand il n'y avait en ville que cinq voitures, pour les deux médecins et les trois nantis. De sa voix grave et douce, il m'a parlé de ces étés qu'il passait à Hébron, dans les champs, en ce temps-là tout le monde travaillait en été, pour se préparer aux rigueurs de l'hiver, et l'on chauffait les maisons avec les noyaux des olives issues de la récolte.
    En ce temps-là peu d'enfants apprenaient vraiment à lire, ils récitaient le Coran assis sur le sol de l'unique pièce de l'école. Lui faisait partie des privilégiés, son père était cheminot, il portait le bleu mais le soir il mettait la cravate et le fez ottoman, parce qu'il était fier d'être fonctionnaire, et la mode était à la moustache hitlérienne, on était solidaire des Allemands et des Turcs, contre les Anglais. La locomotive paternelle desservait alors le Caire et Damas, l'on pouvait aller jusqu'à Cape Town en train, et à neuf ans, pour apprendre la géographie, l'instituteur leur demandait de trouver le chemin le plus court de Jérusalem à Madrid, en s'aidant des cartes et des horaires de chemins de fer.
    Ensuite nous passons du coq à l'âne, aux hommes invisibles et aux djinns, il m'avoue qu'à son âge il a encore peur du noir, parfois, quand il va vérifier le fonctionnement de la citerne derrière la maison, les mystères sont grands, on cause religion et son regard plonge dans la nuit des temps, savais-je que la circoncision trouve son origine dans les rites cananéens, et me suis-je rendu compte que dans les synagogues et dans les mosquées subsistait encore la trace de l'autel des premiers sacrifices ? Non, mais je repense aux offrandes hindoues, aux lingams arrosés de lait et couverts de fleurs, et cette soudaine redécouverte de l'unité humaine me réjouit. Il est tellement facile d'oublier même les évidences, quand on vit le dos au Mur… De l'Occupation nous n'avons point parlé, je ne tiens pas à savoir comment un homme aussi épris de connaissance, de voyages dans l'espace et dans le temps peut supporter d'être Palestinien aujourd'hui.
    Il regarde sa montre, je vais devoir rentrer, je vous prie de m'excuser, le match va commencer, dit-il avec un petit sourire. Espérons que la Turquie gagne, dis-je – Que le meilleur gagne, répond-il de sa voix grave et douce.

    Nous quittons Ramallah lundi aux aurores, pour de longues vacances, et Istanbul où nous faisons une petite escale. La ville ne sera ni klaxonnante ni pavoisée, mais ça restera la plus belle du monde… je t'en enverrai des nouvelles, avant de débouler enfin à la Désirade, dans une dizaine de jours...

    A très bientôt,

    Pascal
    PS. Mon ami Nicolas reste ici pendant l'été, les curieux de littérature, les amoureux de photo et les passionnés du monde arabe pourront consulter son blog, il y enfile perle sur perle : http://battuta.over-blog.com/



    Suisse420001.JPGA La Désirade, ce 2 juillet 2008.

    Cher vieux,
    Tu seras déjà parti quand tu liras ce mot, mais cela ne fait rien n’est-ce pas ? Nous avons tout le temps, et bientôt je vais te tanner avec mes souvenirs remontant au moins au XVe siècle, lorsque je traversais l’Europe dans la bande d’escholiers de Thomas Platter le fils de bergers de montagne devenu grand humaniste à multilangues.
    Les souvenirs de Ziad me rappellent ceux de mon Grossvater, qui possédait lui aussi sept langues et lisait tous les soirs, sur la table de la Stube dont les quatre pieds tournés constituaient les colonnes de notre temple d’enfants, quelques pages de sa grande Bible et quelques sourates du Coran en V.O. Grossvater avait connu sa promise au Caire, et tous deux y rencontrèrent aussi le père de mon père, lui aussi dans l’hôtellerie. Le père du père de mon père, en revanche, était dans les chemins de fer comme le père du père de ma mère, qui fut de la première équipe à traverser le tunnel du Gothard, au titre de chef de train.
    Je ne voue aucun culte particulier, en ce qui me concerne, aux choses et aux gens du bon vieux temps. L’attitude de beaucoup des gens de ma génération ou de la précédente, qui consiste à prétendre que plus rien ne se fait de bon aujourd’hui, me semble déplorable. Je suis tout à fait conscient, en matière de littérature et d’art, que nous vivons dans une période d’eaux basses, mais c’est en pensant et en sensibilisant notre temps que nous pourrons faire le mieux que nous pourrons, et non en nous cantonnant dans le passé, qui n’est à mes yeux qu’une modulation du présent. Lorsque la mère de ma bonne amie, Batave anarchisante, me parlait de Sénèque dont je lui ai filé un opuscule, avant qu’elle n’achète toute la série, elle me parlait de « ton M. Seneque » et me citait ses propos comme si elle venait de boire un coup avec lui au Café du débarcadère. Elle aussi regrettait le temps des vitriers chantant dans la rue, comme je regrette l’odeur de crottin que diffusait le passage des chars des maraîchers remontant du marché, dans les hauts de Lausanne des années 50, et l’autre jour ma vieille marraine, troisième fille de Grossvater, me racontait comme celui-ci, pingre et demi, au retour de leurs immenses balades du dimanche, parfois jusqu’au sommet du Rigi et retour, conseillait à ses filles, sur la route du soir, de faire semblant de boiter pour apitoyer quelque conducteur de char ou des rares voitures de l’époque…
    Nos souvenirs sont-ils plus beaux que ceux que nous avons offerts sans le savoir à nos enfants ? Qui peut le dire ?. Le tout est de s’arranger pour ne pas les leur pourrir d’avance. Mais les émerveillements de nos mômes valent bien les nôtres et, à vue de nez, la tradition ne se perd pas malgré les Barbie connes et le Coca Zéro.
    Je t’envoie, avec cette vue de La Désirade où vous êtes attendus, cette photo de la famille de la mère de ma mère, quoi doit dater de 1911. Tous les gens qu’il y a là sont morts. L’un de nos arrière-grands-oncles présents fut chercheur d’or aux States et mourut de déprime après son retour en Suisse. L’autre était boucher. Un autre encore, que nous appelions l’oncle Fabelhaft, avait pas mal voyagé et pratiqué le négoce de tapis orientaux. Il nous faisait, enfants, beaucoup rire, je ne me rappelle plus pourquoi. L’une de nos tantes vécut en Chine, une autre se pendit de chagrin (l'Amour...), une autre encore se perdit d’inconduite. La personne très digne du premier rang est ma grand-mère Agata, mère de ma mère qui, le jour de ses 80 ans, fut ensevelie sous les fleurs de tous ceux qu’elle avait aidés petitement ou grandement, au dam de mon grand-père qui trouvait que c’était là bien de l’argent gaspillé. De la même façon, s’il prenait la fantaisie à ses filles de nous voiturer en taxi depuis la gare, il ne manquait pas de leur faire remarquer qu’avec l’argent de ce taxi on eût acheté trois pains.
    Ainsi de suite : c’est la saga des familles. Un jour, me trouvant sur une butte dominant le quartier de nos enfances, et me rappelant le voisinage de Simenon, sur les hauts de Lausanne, j’ai pensé que je pourrais un jour, comme de petites boîtes qu’on ouvre, guigner dans chaque maison et en regarder vivre les gens. Dans ce quartier qui nous semblait, adolescents, la banalité même, voire la mort vivante, j’ai appris à détailler depuis lors des romans et des nouvelles à n’en plus finir, nourris de drames de la jalousie et de suicides, de trésors de bonté et de d’abîmes de solitude ou de mesquinerie. En notre enfance nous étions bien cinquante à jouer sur le grand pré, et les aiguiseurs passaient avec leurs aiguisoirs, les vanniers avec leurs paniers, les pasteurs et les curés avec leur propre bazar, puis il n’y eut presque plus d’enfants, et voici qu’il en repousse.
    Liras-tu ces lignes à Constantinople (j’en suis resté à ce nom magnifique), ton portable sur tes genoux au milieu d’un souk moyennageux, ou dans quelque aérogare futuriste fleurant le kérosène ou le parfum dutyfree ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir tous les deux, je vais vous amener au Chemin des Dames, en plein Lavaux, comme j’y ai amené Fabienne Verdier, Nancy Huston et tous ceux que j’aime ou que j’ai envie de pousser un peu au bord de la falaise (ça ne pardonne pas), et nous parlerons de ton roman en fumant nos bonnes vieilles pipes pendant que nos bonnes vieilles compagnes feront ensemble un peu de tricot sur le banc qu’il y a devant le chalet…

    PaintJLK15.jpgImages : Chemin de fer du Hejaz, 1957.  Portrait de famille, 1911. Vue de La Désirade, huile sur toile de JLK.