Comment un grand écrivain s’enferre dans le délire raciste. Ses lettres en disent plus long, qui nourrissent également le nouveau Céline d'Henri Godard, traversée de la vie et de l'oeuvre aussi généreuse que lucide.
En mars 1942, Louis-Ferdinand Céline écrivait une longue lettre d’un antisémitisme forcené au leader fasciste français Jacques Doriot, alors engagé sur le front de l’Est dans la LVF (Légion des volontaires français), sous l'uniforme allemand. Déplorant la division des racistes et des antisémites en France, Céline enrageait : « Si nous étions solidaires, l’antisémitisme déferlerait tout seul à travers la France. On n’en parlerait même plus. Tout se passerait instinctivement dans le calme. Le Juif se trouverait évincé, éliminé, un beau matin, naturellement, comme un caca. »
Quinze ans plus tard, au micro du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden, le même Céline justifie ses positions en invoquant son pacifisme foncier, seule raison selon lui qui lui fit s’en prendre à « une certaine secte », les Juifs français étant supposés les fauteurs de guerre principaux. Et de se poser en victime de « la plus grande chasse à courre de l’Histoire », dont il n’a échappé que par miracle. Et d’affirmer, après la vérité faite sur l’extermination des Juifs d’Europe, qu’il ne « regrette rien » et ne retire aucun de ses mots. À défaut de citer Bagatelles pour un massacre, le plus fameux de ses pamphlets, paru en 1937, cette lettre à Doriot, ex-moscoutaire du PCF passé à l’hitlérisme, donne déjà,cependant, un bel aperçu de la dérive assassine du grand auteur de Voyage au bout de la nuit, guère perceptible avant les années 33-35 :
«D’où détiennent-ils, ces fameux Juifs, tout leur pouvoir exorbitant ? Leur emprise totale ? Leur tyrannie indiscutée ? De quelque merveilleuse magie ?… de prodigieuse intelligence ? d’effarant bouleversant génie ? »
« Que non, vous le savez bien ! Rien de plus balourd que le Juif, plus emprunté, gaffeur, plus sot, myope, chassieux, panard, imbécile à tous les arts, tous les degrés, tous les états, s’il n’est soutenu par sa clique, choyé, camouflé, conforté, à chaque seconde de sa vie ! Plus disgracieux, cafouilleux, rustre, risible, chaplinien, seul en piste ! Cela crève les yeux ! Oui mais voilà ! et c’est le hic ! Le Juif n’est jamais seul en piste ! Un Juif, c’est toute la juiverie. Un Juif seul n’existe pas. Un termite : toute la termitière. Une punaise, toute la maison ! »
C’est ici le pire Céline, mais il faut se le rappeler. Son éditeur dans La Pléiade, Henri Godard, n’est pas de ceux qui concluent au seul délire d’époque et qui prônent l’ « oubli » des pamphlets à ce titre. Dans un recueil d’essais récents, George Steiner se demande une fois de plus comment un écrivain aussi extraordinaire a pu, « en même temps », défendre l’idéologie génocidaire, comme s’y est employé Lucien Rebatet dans Les Décombres (paru en 1942 et déclaré « livre de l’année »…) alors qu’il signera plus tard Les Deux Etendards, roman des plus remarquables et pur de tout fascisme ? Or, comment en juger sans avoir les pièces en mains ?
En préface, Henri Godard souligne ainsi l’intérêt de cette nouvelle somme épistolaire qui nous permet, dans le flux de la chronologie, de suivre l’évolution de Louis Destouches à tous égards et, pour la seule « question juive », de voir comment ses échecs personnels (le flop cuisant de Mort à crédit, notamment) et les péripéties politiques (l’arrivée de Blum au pouvoir) cristallisent ses préjugés raciaux et portent son écriture à une violence inouïe, d’autant plus meurtrière qu’elle devient plus « célinienne » en crescendo…
Cet affreux Céline, génial novateur de la langue française du XXe siècle, et non moins maudit pour ses pamphlets antisémites, estimait (non sans raison il faut le reconnaître) que le roman contemporain se réduisait à la « lettre à la petite cousine ». Or, se doutait-il que ses lettres, à lui, constitueraient le plus échevelé des « romans » ? Peut-être pas, mais ce n’est même pas sûr, tant il a mis de soin crescendo à ciseler cet ébouriffant ensemble épistolaire qui vit et vibre à l’unisson de sa « palpite » de grand musicien de la langue, en phase aussi avec le bruit du siècle.
Pas tout de suite évidemment, et c’est la première surprise du recueil. Le tout jeune Céline, écrivant à ses parents de ses séjours scolaires en Allemagne ou en Angleterre, est un sage garçon sans rien du héros déluré de Mort à crédit. Le cuirassier Destouches, engagé à dix-huit ans et gravement blessé au front, n’a rien encore du fameux Bardamu de Voyage au bout de la nuit, même si sa gouaille pointe dans ce mot que le blessé écrit à ses parents en novembre 1914 : « De temps à autre un râle de douleur nous rappelle que depuis 4 mois on ne chante plus à l’Opéra »... Et le visionnaire halluciné à venir de décrire « un corps de 5000 nains de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau ». À noter dans la foulée que, pour cette période, les lettres qu’il reçoit sont aussi révélatrices que les siennes dans la mise en place du tableau.
Dans ses lettres d’Afrique, ensuite, puis au fil de ses pérégrinations en Amérique, ses débuts dans la médecine et dans le roman, vers 1930 (« j’ai en moi 1000 pages de cauchemars de réserve »), le futur Céline va se mettre à écrire ses lettres comme les variations d’un roman à multiples personnages, dont chacun aura droit à un ton particulier : toujours respectueux avec les siens, tendrement protecteur ou plus salace avec les femmes, méfiant puis intraitable avec les éditeurs, respectueux avec les auteurs qu’il estime (Lucien Daudet ou Roger Nimier en tête) reconnaissant pour ses critiques de bonne foi, drôle avec ses amis (Albert Paraz,Gen Paul, Le Vigan), acerbe avec les intellectuels, déchaîné avec ceux qui attaqueront Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Ainsi du communiste Paul Nizan : « Lui le plus décourageant insipide limaçon » et « l’échappé de bidets des Loges ».
Céline antisémite ? Plus encore : nourrissant un ressentiment qui le fait tôt s’affirmer anarchiste ennemi de l’homme. Après le Voyage, Mort à crédit creusera plus profond dans ce terreau nihiliste. Or Elie Faure (et d’autres du même gabarit) aura beau célébrer ce « magnifique bouquin » en déplorant juste « un peu trop de caca », Céline enragera de n'être pas entendu alors qu'il a sorti ses tripes. Blessé dans son orgueil après le triomphe du Voyage, l’hygiéniste de profession commence alors à distinguer deux races : la saine et la malsaine. L’une est la France française, l’autre la France juive. Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres seront retirés de la vente. Mais cet opprobre décuplera la véhémence de l’épistolier sous l’Occupation. Ensuite, le « roman » de son exil forcé au Danemark n’en sera pas moins impressionnant, voire parfois poignant...
Reste que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin et auteur reconnu d’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit, et bien plus encore en fin de parcours, fut définitivement, pour le meilleur et le pire, le chroniqueur inégalé d’un désastre apocalyptique. À l’envers de la tapisserie dantesque de son œuvre, ses lettres font apparaître l’homme, et l’écrivain, dans ses contrastes exacerbés, où ses ombres sont mieux dégagées d’un long équivoque.
Louis-Ferdinand Céline. Lettres (1907-1961). Editions établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Préface d’Henri Godard. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 2034p.
Henri Godard. Céline.Gallimard, 2011.
Commentaires
Une correspondance, donc, indispensable à tout amateur du style célinien, dont je suis. L'ami Antonin dit le plus grand bien de ces lettres. J'attends aussi son article, à paraître.
Merci de faire remonter cette note instructive.
« L'après midi à l'Institut Allemand, rue Saint Dominique. Là, entre autres personnes, Merline [Céline], grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue ; Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. "J'ai constamment la mort à mes côtés" - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs- il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité ; « Si les bolcheviques étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire. » J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toutes évidences la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante ; Ils sont comme des machines de fer qui continuent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres. La joie de ces gens-là, aujourd'hui ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes, et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, qu'elles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dés le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques ou l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra ; il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint.
On a annoncé aujourd'hui l'entrée en guerre du Japon. Peut-être l'année 1942 verra-t-elle un nombre d'hommes plus élevé que jamais passer ensemble les portes de l'Hadès. »
Ernst Jünger, Premier journal parisien
http://incarnation.blogspirit.com/archive/2011/01/22/celine-ecrivain-essentiel.html
Merci, Nebo, d'avoir pris la peine de recopier cette page qui en dit long, elle aussi, sur cet aspect du nihilisme célinien, qui n'est qu'un aspect du personnage mais combien important, ainsi que l'a relevé l'officier de la Wehrmacht qu'était Ernst Jünger au temps de l'Occupation.
Quel pauvre type il faut être pour insinuer que Céline était un pauvre type !
Je n'insinue rien du tout. Je le dis tranquillement et le répète à quelqu'un qui se cache derrière le nom d'un autre. Je relis ces jours Voyage dont presque chaque phrase me touche au coeur et aux tripes, c'est la plus belle musique française du XXe siècle, mais cet immense labeur de transfiguration est d'un pauvre type dans la vie. Lui-même ne cesse d'ailleurs de le dire: un peu moins lourd que les autres, il espère, mais très pauvre type, comme à peu près chaque pauvre type d'humain. Je lis aussi ces jours le remarquable pavé consacré par Henri Godard à Céline. Lui aussi montre quel pauvre type cohabitait en Céline avec un génie avéré, et combien le délire du voyant est abaissé par les discours de l'hygiéniste, comme on le voit d'ailleurs dès Semmelweiss...
Bien sur que tout être cache en lui une lâche petite fripouille prête à éclore sur le champs mais lui au moins ne s'en est jamais caché, et plutôt que de jouer le jeu du bourgeois quart-repentant, à montré ce qu'il en était : étant donné la nature humaine, pernicieuse et opportuniste, il n'y a pas plus innocent que lui. Et vos insinuations, que vous osez nier, sont bien loin en-dessous de ce qu'il à fait toute sa vie : ouvrir sa gueule bien grand pour vomir méthodiquement toute sa nature de sale con pour recouvrer l'esprit. Qui fait mieux?