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Page blanche et bleu pétrole

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Lettres par-dessus les murs (63)

Ramallah, le 25 novembre 2008

Cher JLK,

Je reviens vers toi après ce long silence, passé à creuser, couper, gommer. C'est Nicolas Couchepin qui me disait que l'écriture consistait moins à noircir des pages qu'à se résoudre à en jeter aux oubliettes, ce qui me rappelle ton mot lu quelque part sur le blog, lorsque tu dis qu'écrire, c'est d'abord sculpter dans la masse. On pourrait avancer bien d'autres définitions, par exemple qu'écrire c'est surtout pisser dans un violon – c'est ce que je me dis ces jours-ci, après avoir tant taillé, buriné, poli – mais cette définition de la création en négatif, en creux et en coupes, me semble très juste. C'est peut-être là sa partie la plus difficile, mais aussi la plus mature, et sans doute la plus plaisante, somme toute : lorsqu'après de pénibles réécritures on parvient enfin à faire le vide, à s'avouer ce qu'on savait dès le début : que ce passage-là n'est pas bon, que ce chapitre-là est inutile, voire que ce livre ne mérite pas d'être lu. C'est une vraie lumière, un énorme soulagement – bien que relatif à la taille de ce dont on se défait.
Sans m'extasier devant la pureté de la page blanche et la valeur du non-dit, je crois beaucoup à cette responsabilité de ne proposer que le meilleur, malgré la vanité de ce choix tout subjectif : c'est aussi le seul pouvoir qui nous reste. Puisqu'on ne peut forcer le lecteur à nous lire (quel dommage, soit dit en passant), la seule chose que nous puissions vraiment faire, dans cette circulation de nos mots, c'est les choisir avec soin, ou décider de les taire.
Je me souviens de ce livre d'Enrique Vila-Matas, Bartleby et Compagnie, qui énumère à sa manière, à la fois tragique et burlesque, quelques non-écrivains, impuissants ou héroïques, qui à l'instar du personnage de Melville trouvent dans le refus ou le silence leur raison d'être, leur dignité, ou leur malheur… Le vertige du silence reste une vraie menace, parce que cette exigence-là a les dangers de l'accoutumance, une fois lancée il est difficile de dire quand s'arrêtera la machine à nier, à effacer, à brûler.
Un certain nombre de lettres « par-dessus les murs » sont ainsi passées à l'égout, qui ne valaient pas grand-chose. Sans doute la vue de ce pays maudit n'aide pas : on en parlait avec Battuta récemment, l'Occupation étouffe aussi par sa lassante permanence. Que reste-t-il à dire, quand on voit les habitants de Gaza obligés de creuser des tunnels pour s'approvisionner ? Vittorio, le Popeye de Gaza dont je te parlais il y a quelques mois, a été arrêté en mer, à sept milles des côtes, dans une zone que seules les cartes de l'Onu osent encore déclarer sous autonomie palestinienne. Lui et deux collègues sont en prison depuis une semaine, ils ont entamé une grève de la faim. On finira par les sortir du trou, pour les habitants de Gaza c'est une autre histoire.
Je t'embrasse, Pascal.

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A La Désirade, ce 25 novembre, midi.

Cher vieux,

Je n’aime pas du tout, pour ma part, cette idée qu’écrire se réduirait à pisser dans un violon. Cela doit relever, chez toi, de la classique déprime d’après le chef-d’œuvre, que les Chinois soignent le mieux à fins coups de becs de plumes. Comme je viens moi aussi de boucler un manuscrit, je devrais partager ton coup de blues, mais les Japonais ont leur propre parade aïkido, et je m’en inspire en me replongeant dans le tunnel du prochain Opus, que j’aimerais bien achever avant la fin de cette année. Mais la fin de ta lettre à déjà repiqué, et tu es en somme vacciné contre les états d’âme avec Gaza sous tes fenêtres, Serena et le cher Battuta…
A propos de tunnels, la neige est là qui invite à en creuser, comme en nos enfances, surtout en rêve. L’idée qu’on puisse forer ainsi de longues galeries dans le silence ouaté, comme Alice dans son terrier, fut un de mes fantasmes enfantins entêtants, mais la neige a toujours fondu avant réalisation, et voilà qu’on se retrouve devant la page blanche.
La fascination pour l’extrême épure, le goût de la perfection parfaite et du minimalisme filtré à l’entonnoir de pharmacien, je m’en défie autant que de ton violon compissé, même si je partage ton goût artisan pour le travail bien fait ou même plus. Mais les extases du presque rien, les pâmoisons devant les bribes d'émincé genre nouvelle cuisine anorexique d’une certaine poésie contemporaine, la préciosité pour dire moins que rien, pas mon truc, sauf quand c’est Li Po qui mène la barque, ou Paul Celan. Quand certaine dame, les yeux au ciel, prit un jour à témoin le brave Ramuz en supposant que lui aussi devait trouver incomparable une seule rose blanche dans un seul vase, le malotru lui répondit qu’il préférait, lui, des tas de fleurs des villes ou des champs dans un tas de vases.
A la vérité, je pense (je le sais, je l’ai vécu moi-même en déchirant longtemps la première page d’un roman sûrement immortel mais non moins heureusement mort-né) que l’impuissance créatrice est souvent liée à un excès de prétention, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement, comme c’était mon cas, de simple immaturité. En tout cas, cette mystique du manque ou de la rétention me paraît de plus en plus douteuse, et d’autant plus qu’elle fait florès dans une certaine poésie romande cultivée en serres. Plus généralement, sur ce terreau stérile de la Difficulté de Créer, on fait beaucoup de manières et de chichis pour rien. Si l’on n’a rien à dire, mieux vaut se taire ; et si CELA ne PEUT se dire, on va prendre un pot avec Wittgenstein au bar voisin où le cher Bashung nous livrera Le secret des banquises.
Cela s’intitule Bleu pétrole et cela ne veut à peu près rien dire, mais ça dit quand même, ça chante, c’est d’un lyrisme noir qui se déploie somptueusement sur la neige, c’est du vrai belge et tu m’en diras des fumées…


Tout amicalement à toi, Jls

Commentaires

  • Comme Cioran est le bienvenu comme concentré de sens en peu de mot . C'est un régime hypercallorique à consommer avec modération, car il procure une certaine ivresse. Celle d'au-delà du désespoir ! Cela change tellement des soupes habituelles qu'on en revient pas ! Impossible de plonger dans les aphorismes en scaphandre ! Il faut se mouiller. C'est assez froid au début, mais tellement revigorant ! Quel contraste avec le rococo habituel !

  • So you want to be a writer?


    if it doesn't come bursting out of you
    in spite of everything,
    don't do it.
    unless it comes unasked out of your
    heart and your mind and your mouth
    and your gut,
    don't do it.
    if you have to sit for hours
    staring at your computer screen
    or hunched over your typewriter
    searching for words,
    don't do it.
    if you're doing it for money or fame,
    don't do it.
    if you're doing it because you want
    women in your bed,
    don't do it.
    if you have to sit there and
    rewrite it again and again,
    don't do it.
    if it's hard work just thinking about doing it,
    don't do it.
    if you're trying to write like somebody else,
    forget about it.

    if you have to wait for it to roar out of you,
    then wait patiently.
    if it never does roar out of you,
    do something else.

    if you first have to read it to your wife
    or your girlfriend or your boyfriend
    or your parents or to anybody at all,
    you're not ready.

    don't be like so many writers,
    don't be like so many thousands of
    people who call themselves writers,
    don't be dull and boring and
    pretentious, don't be consumed with self-love.
    the libraries of the world have
    yawned themselves to sleep
    over your kind.
    don't add to that.
    don't do it.
    unless it comes out of
    your soul like a rocket,
    unless being still would
    drive you to madness or
    suicide or murder,
    don't do it.
    unless the sun inside you is
    burning your gut,
    don't do it.

    when it is truly time,
    and if you have been chosen,
    it will do it by
    itself and it will keep on doing it
    until you die or it dies in you.

    there is no other way.

    and there never was.
    [Charles Bukowski]

  • Et Rilke qui disait à son jeune correspondant poète: "si tu peux vivre sans écrire, n'écris pas".
    Ecrire comme sculpter dans la masse: Michel-Ange et ses "prisonniers" inachevés, corps qui se libèrent de la matière, n'a rien fait d'autre que commencer à écrire ce qu'il achèvera plus loin (au bout du couloir, le chef-d'œuvre). Te connaissant cher Pascal, je sais que tu ne peux pas vivre sans écrire. Et que ton homme invisible est en train de se libérer d'un bloc de marbre de Carrare qui encore le retient de naître. C'est justement maintenant que l'écriture commence. Persévère.

  • blanc bleu belCHe ?

    Je me tue à te dire qu'on ne va pas mourir
    (Mes bras - L'imprudence - 2OO2)

    ++

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