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littérature - Page 13

  • Théâtre de la passion


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    Autour d'Edvard Munch

    Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles (son autoportrait de 1886 évoquant à la fois les maîtres flamands et Delacroix), et le parcours du labyrinthe chronologique et thématique que nous propose ces jours la Fondation Beyeler de Bâle, avec la plus importante présentation de ses œuvres picturales jamais proposées hors des murs d’Oslo, nous vaut une succession d’ébranlements physiques et psychiques insensés, au fil d’un parcours labyrinthique d’une densité de tous les instants. Tout est sensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime de la tuberculose comme sa sœur aîné terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thèmes est repris de manière obsessionnelle.
    C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch, qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où les couleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge, et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai.
    Pour quelqu’un qui est sensible à la couleur, l’œuvre de Munch est une exultation et une interrogation de chaque instant, et d’abord parce que c’est la couleur qui semble commander, relayer immédiatement les émotions, avec une intensité qui rappelle ce que disait Sollers à propos de Francis Bacon : cela va direct au système nerveux.
    medium_Munch14.jpgJe suis revenu et revenu vingt fois à tel grand paysage enneigé à dominante rose mauve et au ciel vert tendre, en me demandant ce qui foutre m’y faisait revenir et revenir, comme je suis revenu vingt fois à l’autoportrait infernal au corps jaune et au visage brûlé de 1903, sans savoir ce qui foutre m’y faisait revenir. On est au début du XXe siècle et tout couve de ce qui va se décomposer (une femme couchée est presque un Kandinsky, et la bombe De Kooning s’amorce à tout moment), mais comme chez le dernier Hodler annonçant les lyriques abstraits américains tout est encore tenu chez Munch par le drame représenté, ne fût-ce que le drame de la couleur incarnée.
    C’est une peinture de folie et de sublimation prodigieusement tenue, et à tous les sens du terme, qui chante et crie en même temps, bande et pense, invective et sanglote. Pas la moindre place, là-dedans, pour le moindre sourire. Tout y est arc tenu et tendu. Tout y est art physique et méta. De Dieu de Dieu, luxure et mort, j’y reviendrai tous les jours…

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  • La mère et l'enfant

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    Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
    Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
    Je revois alors l’enfant à l’oiseau. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que Titus et que des tas d’autres portrait de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car le petit Titus ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
    Ce que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants à l’oiseau sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
    L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
    Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
    Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit à paraître)

  • L'Enfant prodigue


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    Le jardin suspendu

    Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve?

    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.

    J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.

    Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.

    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.

    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.

    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?

    Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?

    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.

    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.

    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.

    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.

    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.

    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.

    C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.

    Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.

    A chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.

    Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement? Mais avant: comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait?

    A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.

    Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les biscottes et la tisane du rescapé.

    La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses: c’est l’heure de se lever dans le parc à barreaux de bois que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot dehors; c’est l’heure de se mettre à tomber.

    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.

    Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.

    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend LÀ-HAUT.

    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

    Ce matin je me rappelle la fois où nous avions joué au jeu de l’Aveugle, et me voici rejoindre imaginairement le dehors sans quitter le dedans, en jetant des passerelles au-dessus des abîmes du temps.

    Ainsi nous étions-nous trouvés ce jour-là tous les quatre à ne pas savoir que faire, sans envie de nous cacher une fois de plus ou de cacher un objet une fois de plus, si bien que nous avions inventé ce jeu de l’Aveugle qui consiste à faire la nuit complète dans la maison, puis à s’y perdre, à s’y retrouver à tâtons, à ne plus trop savoir si l’on est encore dedans ou dehors, alors même que nos père et mère, absents en cette fin d’après-midi de dimanche d’hiver, ont fermé à double tour la porte d’entrée et celle aussi de la cave où nous risquerions de tomber.

    La révélation de ce que c’est qu’un mur et qu’il cogne, la solidité des objets aux angles vifs sur lesquels on se dilacère si l’on n’y prend garde, la conscience soudaine que tout dans le noir devient gueule du loup où c’est soi-même qui se jette sans faire gaffe, et c’est un gouffre dans le gouffre, les pans de murs que je palpe, le couloir qui s’esquive Dieu sait où, tout à coup cette main perdue qui touche une jambe nue, partout les membres épars d’un corps coupé en morceaux dont j’apprendrai bien plus tard qu’il a été jeté au Nil et n’est autre que celui d’Osiris, tout ça ne fera fête qu’avec des cris de fous.

    Ils ont fait les fous, constatera la mère en rétablissant, la première, la lumière sur le champ de bataille, mais le souvenir de la fête est si fort qu’on n’aura de cesse de recommencer le jeu de l’Aveugle afin d’établir (on ne s’en doute pas mais c’est bien de ça qu’il doit s’agir) la cartographie de son corps et du corps du monde...

     (Ce texte constitue le début de L'Enfant prodigue, récit à paraître le 21 janvier 2011 aux édition d'autre part, dans une nouvelle collection Passe-Muraille.)

    Image de couverture: Philip Seelen

    Portrait de JLK: Augustin Rebetez.

     

     

  • Dürrenmatt imagier

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    ALBUM. Le génie du dramaturge débordait dans ses visions de dessinateur et de peintre
    S’il se défendait d’être un peintre, argüant que, techniquement, il peignait « comme un enfant », Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) n’en a pas moins accompli une œuvre picturale hors du commun, qui nous intéresse autant pour ce que ses figures « disent » en écho aux pièces de théâtre, aux romans et récits ou aux essais du grand écrivain, que par leur propre langage plastique, d’un « enfant » décidément génial. Qu’il s’agisse de ses dessins à la plume aux motifs obsessionnels (avec le Minotaure et autres thèmes mythologiques), de ses crucifixions, de ses visions cosmico-apocalyptiques, de scènes expressionnistes de la comédie sociale (la fameuse représentation du suicide collectif des banquiers fédéraux, ou ses caricatures au vitriol de critiques et autres pontifes), cette œuvre est déjà connue dans les grandes largeurs, qui a fait l’objet de maintes expositions et autres publications.
    A celles-ci, en marge d’une nouvelle présentation au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, s’ajoute un superbe album paraissant dans la collection dirigée par Frédéric Pajak à l’enseigne des Cahiers dessinés, préfacé par l’écrivain et historien de l’art paul Nizon et contenant, en outre, divers textes très intéressants du grand « Fritz ». A découvrir surtout: tout un pan jusque-là méconnu de l’activité picturale de l’écrivain (bon) père de famille qui réalisa, dans les années 50, pour ses trois enfants, deux formidables livres d’images jamais publiés et que Valère Bertrand n’hésite pas à qualifier de «chefs-d’œuvre ». De couleurs très vives en à–plats de gouache, avec des scènes fantastiques rappelant à la fois l’univers des contes et celui d’un certain... Dürrenmatt, avec diables rouges et chevaliers-libellules, voyages interstellaires et sous-marin vert, le premier rappelle le graphisme de Babar en dix fois plus fou, tandis que le second, au crayon de couleurs, transporte le petit lecteur dans une Afrique-Amérique mêlant tigres et Indiens, géants et poupons asiates.
    Dans sa préface à Dürrenmatt dessine, Paul Nizon insiste sur le fait que l’écrivain n’a rien d’un « peintre du dimanche », invoquant ses parentés avec les expressionnistes Grosz ou Ensor, notamment, et le qualifiant de « franc-tireur démoniaque ». Pour sa part, analysant la genèse et le développement de ses représentations bibliques ou mythologiques, Dürrenmatt lui-même les inscrit dans une « pensée dramaturgique » en phase avec son travail de conteur ou d’auteur de théâtre. Autant dire que la plume qui dessine ne fait que poursuivre, en cauchemars éveillés, la quête de l’écrivain visionnaire.
    Dürrenmatt dessine. Préface de Paul Nizon. Textes de Friedrich Dürrenmatt et Valère Bertrand. Buchet-Chastel, Les Cahiers dessinés/Centre Dürrenmatt, 170p.

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  • Soljenitsyne providentiel

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    En mémoire du grand écrivain russe, né le 11décembre 1918. 

    Le combat biblique de David contre Goliath revient à l’esprit à l’instant de se rappeler la destinée historique providentielle, à la fois politique et littéraire, d’Alexandre Soljenitsyne. Nul écrivain du XXe siècle n’a été plus engagé, corps et âme. Nul n’a montré plus de courage et d’énergie, dans sa vie et par son œuvre. Contre le pouvoir totalitaire de Staline, qui l’envoya au bagne. Contre l’Etat soviétique et ses chiens de garde, ministres ou plumitifs. Contre les « pluralistes » occidentaux après son exil de 1974. Au fil d’une œuvre en continuelle expansion, brassant la langue et la revivifiant (on sait qu’il l'a renouvelée par un dictionnaire de son cru !) tout en menant ses campagnes de résistant, l’écrivain, conteur plein d’humanité et poète en prose de grand souffle, fit à la fois figure de chef de guerre et de prophète.

    Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur marqué au feu de la guerre et du goulag, du cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt diffusé dans le monde entier), confronté au déchaînement des larbins de tous les pouvoirs. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La Ferme de Matriona, Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale, à valeur de mémorial anthropologique, de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage d’anciens détenus. En 1967, le Nobel soviétique de littérature Mikhaïl Cholokhov déclarait: « Il faut interdire Soljénitsyne de plume». Un an plus tard, l’indomptable auteur fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljenitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février de cette année et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont avec sa femme Alia et ses quatre fils. Les premières apparitions de Soljenitsyne se sont gravées dans nos mémoires par sa formidable, lumineuse présence, plus rayonnante encore dans l’émission que lui consacra Bernard Pivot en 1993. David à stature de Goliath…

    Soljenitsyne.jpgS'il faut rappeler ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljenitsyne a trop souvent été réduite, dès son exil, à celle d’une espèce d’ayatollah nationaliste, voire fascisant (sa défense malencontreuse du Chili de Pinochet), vitupérant le laxisme occidental. Dès son arrivée à Zurich, le personnage divisa. Ses propos peu amènes sur les accords d’Helsinki, plus tard son pamphlet contre Nos pluralistes, jetèrent les premiers froids. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit à la lecture de l’extraordinaire « roman » autobiographique à épisodes constituant une partie de son œuvre. A côté de l’immense fresque historique à plusieurs « Nœuds» de La Roue rouge, sondant les tenants et les aboutissants de la guerre et de la Révolution, Soljenitsyne a raconté avec Le chêne et le veau, puis dans ses récentes Esquisses d’exil, un demi-siècle de combats contre la vilenie des chacals soviétiques, puis, aux Etats-Unis, des faiseurs de scandales ou de procès juteux, de tel maniaque publiant des montages pornographiques à son effigie à tel reporter « inventant » une interview, jusqu’aux calomnies répandues sur l’usage de son Fonds d’aide aux familles d’anciens détenus, entièrement financé par les droits mondiaux de L’Archipel du Goulag et toujours alimenté dans la Russie actuelle...
    Soljenitsyne8.JPGA la fois « David » à la minuscule écriture (pratique de l’ancien proscrit), témoins des « invisibles », qui lui étaient si chers et revivent dans ses livres autant qu’ils lui firent fête à son retour de 1994, et Goliath tenant tête à Eltsine avant de recevoir Poutine pour lui conseiller quelques réformes, le vieux maître s’est éteint dans sa chère Russie dont il craignait la mort de l’âme (La Russie sous l’éboulement), qu’il aura conjurée, après Tolstoï et Dostoïevski, avec quelle furieuse ferveur.

    Par le seul pouvoir des mots, Soljenitsyne a vaincu les tanks

    Soljenitsyne2.jpgAlexandre Soljenitsyne, plus qu’aucun écrivain « engagé » du XXe siècle, restera dans l’Histoire comme l’incarnation du pouvoir de la littérature. Après qu’il eut autorisé en 1974, au risque de sa vie, la publication de L’Archipel du Goulag en Occident, l’auteur de cette inoubliable traversée du monde concentrationnaire soviétique insista sur le fait qu’il s’agissait là d’une « enquête littéraire » et non d’un rapport scientifique. Le succès public immédiat de l’ouvrage ne s’explique pas par son contenu idéologique mais par l’extraordinaire vitalité du tableau qu’il brosse à partir des milliers de témoignages recueillis, que l’écrivain ressuscite à travers leurs mots. Ceux-ci ne se bornent pas à un « message ». Ils incarnent autant de ces vies « invisibles » dont Soljenitsyne s’est fait le témoin tantôt en verve et tantôt en rage. L’Archipel du Goulag ne se borne pas à une « dénonciation », comme tant de textes de dissidents : c’est une polyphonie vocale, au même titre que Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski décrit le bagne de Sibérie où il passa cinq ans, ou que le Voyage à Sakkhaline de Tchékhov. Le pouvoir des mots, dans ces trois textes essentiels, ne se borne pas à la dimension politique ou morale : ils suent la vie, la détresse, le mélange de courage et d’abjection qui s’observe dans l’archipel des douleurs, les cris et les psaumes. 

    En exilant Soljenitsyne et en le privant de sa citoyenneté, les autorités soviétiques l’ont honoré d’une certaine façon : c’était reconnaître le pouvoir de ses mots, qui survivent aujourd’hui à l’empire éclaté, comme ils survivront à l’écrivain. Les mots d’Ivan Denissovitch. Les mots de Matriona. Non tant les mots unidimensionnels du prophète nationaliste ou du prêcheur, mais les mots puisés dans le vivier de la condition humaine, les mots cueillis au dernier souffle des humiliés et des offensés, les mots de la ressemblance humaine dont tous entendent la musique… 

  • Les aventuriers de l’absolu (1)


    Oscar Wilde, côté tragique.
    C’est un livre immédiatement captivant que Les aventuriers de l'absolu, dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus personel, voire intime, de leur engagement existentiel et de leur vie plus ou moins fracassée. La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. En dépit du caractère exceptionnel de leurs destinées, ils ont des choses à nous dire: du moins est-ce le pari de Todorov de nous le montrer au fil de ce qu'il appelle tantôt enquête et tantôt roman...
    L’approche d’Oscar Wilde en son oevre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.

    Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont, 2007.

     

  • Les aventuriers de l’absolu (3)

    Marina Tsvetaeva ou l’incandescence
    La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance. La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif. 

    A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives  témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l'absolu. Editions Robert Laffont, 277p.

  • Présence d'un ardent

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    Entretien avec Georges Haldas. Pour mémoire...
    En Suisse romande, Georges Haldas s'imposait au premier rang de ceux qui nous aident à réfléchir sur le sens de notre destinée personnelle, dans une perspective à la fois intime et globale, à l'écart des partis et des idéologies, mais avec la passion d'une homme engagé au sens le plus profond.


    - Que cela signifie-t-il pour vous d’écrire en Suisse ?
    - Lorsque j'écris à propos des choses qui sont pour moi fondamentales, telles que le sens de la vie, la place de la mort dans l'existence, la fonction de chaque être humain, la vocation de l'espèce humaine dans la totalité de l'Univers, etc. , bien que travaillant en Suisse, à Genève, chez Said, je n'en ai n'ai pas conscience. Après coup, étant donné que je parle de ce qu'il y autour de moi et des choses que j'aime dans cette ville, le quartier de Plainpalais, la rumeur de l'Arve, une matinée lumineuse quand je traverse le jardin des Bastions, ce sont les autres qui pourront dire que j'ai peut-être rendu tel ou tel aspect de Genève. J'aime cette petite grande ville où se concentrent une intensité, un mouvement, une certaine fièvre et une mesure qui font que je m'y sens plus à l'aise qu'ailleurs. Ma double appartenance grecque et romande fait cependant que je suis toujours resté un peu à distance des traditions locales ou de ce qu'on appelle "l'esprit de Genève". C'est que les questions qui requièrent mon attention impliquent la personne humaine et ses grands fonds, plutôt que la société. En fait, toute appartenance est inconsciente. Dès qu'elle est consciente, elle se charge de quelque chose de social et de voulu qui me paraît factice.
    - Vous passez pourtant pour un écrivain qui s'intéresse vivement à la société...
    - C'est vrai, mais je m'explique. Pendant la guerre, je trouvais honteux de n'appartenir qu'à la DAP (Défense Aérienne Passive, ou débine-toi-avant-que-ça pète!). Mais si je brûlais de m'engager dans l'active, ce n'était pas pour défendre à tout prix le territoire da la mère patrie. C'était par solidarité avec les garçons de mon âge, et parce que je considérais que la vie est sacrée, alors que l'idéologie nazie allait à l'encontre de ce que poétiquement et humainement je considérais comme le fondement de l'existence. Pareillement, si j'ai été un compagnon de route du parti communiste, ce n'était pas pour des raisons idéologiques, mais parce que les cocos et les chrétiens étaient des ennemis du fascisme et du nazisme et prônaient l'avènement d'une société plus fraternelle – hélas, on a vu le résultat ! Ceci dit, je n'ai jamais pu dissocier l'émotion qu'on a devant la beauté du monde et l'émotion qui découle de la fraternité humaine. On ne peut comprendre la psychologie d'un peuple si l'on n'en connaît pas les fondements, et c'est pourquoi je me suis approché de l'islam.
    - Qu’est-ce qui vous attache particulièrement à la Suisse, ou qui vous y rebute ?
    - Une telle question suscite tant d'impressions en moi que je ne sais par où commencer ! D'abord, c'est le simple bonheur de retrouver des choses familières, et le soulagement d'échapper à une certaine angoisse qu'on éprouve dans les grands pays. Il y a des lieux (Genève, les Franches-Montagnes, Lavaux) qui m'émeuvent autant qu'en Grèce, mais mon attachement à la Suisse tient aussi à d'infimes détails: la solidité des tasses au petit déjeuner, ou l'épaisseur et la sécurité des loquets de porte en Suisse allemande... En même temps me pèse, passée la frontière, la tendance à la somnolence de ce confetti privilégié qui n'a pas été mêlé depuis deux siècles aux guerres, aux conflits sociaux ni même aux grandes catastrophes naturelles du monde, et qui s'abandonne à une certaine sclérose paisible, d'autant plus insidieuse qu'elle se situe dans un cadre idyllique. Il y a en outre une réalité meurtrière, camouflée derrière les géraniums. Or cette atmosphère de repli sur soi et de prudence nous renvoie aussitôt à l'histoire de ce pays et à la complexité des choses. Le sentiment que j'éprouve envers la Suisse est complexe et contradictoire, mais tout se réduit au fait que j'aime y être. Je ne me sens pas particulièrement suisse, mais j'aime être en Suisse. Je ne supporte pas, lorsque je suis à Paris, d'entendre les Français se gargariser de slogans et de clichés. J'aime bien Le canard enchaîné, mais le dossier qu'il a consacré à la Suisse dégoulinait du crétinisme le plus avancé, d'ailleurs alimenté par certains Suisses. A l'opposé de ce dénigrement facile, le vrai travail d'un écrivain, mais aussi d'un journaliste, devrait être de montrer la complexité des choses et non pas de réduire la réalité à des schémas ridicules.
    - Que pensez-vous des médias actuels ?
    - Première impression: saloperie de presse, lamentable, vulgaire ! L'impression que toute cette bande n'a qu'un souci: vendre, vendre, vendre à n'importe quel prix ! Tant de bêtise et de confusion me fout en colère ! Puis je ris, je me dis que c'est la vie. Mais en même temps cette rage vient de la haute idée que je me fais de la presse et du métier. J'ai connu des journalistes de valeur qui avaient une culture, un sens de la vérité humaine, qui exposaient leurs opinions avec calme et politesse, qui avaient un sens réel de la complexité des problèmes. Un journaliste, c'est quelqu'un qui, de tout son coeur et de toute son intelligence, cherche à comprendre ce qui se passe dans l'histoire immédiate si difficilement déchiffrable, puis s'attache à éclairer les faits sans parti pris ni slogans meurtriers. C'est parce que beaucoup de journalistes trahissent cette mission que je suis furibard. Et puis il y a un phénomène à mon sens catastrophique, c'est l'aplatissement de la presse écrite devant ce monstre qu'est la télévision. La télévision pourrait être un instrument formidable, mais la plupart de ses dirigeants sont des larbins de l'Audimat sans visée globale. Ainsi la télévison mène-t-elle à une banalisation de la vie qu'on peut dire géologiquement stupide. Une fois encore, ce n'est pas par esprit négatif que je fais ce constat, mais parce qu'il se trouve des émissions intelligentes, émouvantes, et des journalistes honnêtes qu'il faut soutenir.
    - Comment vivez-vous la saturation de notre monde par l’image ?
    - Les images ne sont qu'un aspect de la réalité. Prenez un match de football: le reportage télévisé a beau être très précis, il ne restitue aucunement tout ce qui se passe sur le stade, avec les gens, l'atmosphère, les pronostsics, le souvenir des matches d'autrefois qui vous revient, les odeurs, les blagues du public, l'attente, la foule qui lévite ou qui gronde, tout un monde intérieur et extérieur que l'image aplatit complètement. A ce nivèlement de la réalité, on ne peut résister que si on s'occupe soi-même de gens vivants et qu'on a une expérience de la souffrance d'autrui. Vous savez: on n'est vraiment sensible qu'à ce qu'on voit de près. Pendant la guerre, dans la rédaction du journal où je travaillais, les nouvelles qu'on recevait des fronts étaient souvent terribles: cent mille morts par ci, cent mille morts par là. Et voici qu'un jour, un typo qu'on aimait bien, qui s'appelait Billard, a eu une crise cardiaque. Or cinquante ans plus tard, j'ai un souvenir plus vif de la mort de Billard que des nouvelles de Stalingrad. C'est le même constat qui fait dire à Jung que les grands événements sont insignifiants par rapport aux moindres choses qui nous arrivent…

  • Eloge du brouillard


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    D’aucuns vont prétendant que le brouillard est l’ennemi Numéro Deux, après la pluie givrante, de la déambulation radieuse. Or je m’inscris en faux contre cette vision des choses. Le brouillard, que Gustave Roud disait le Seigneur de l’Automne, et qui agit à vrai dire quand il veut et partout où il veut, jusqu’à Salamanque - le brouillard est un révélateur de visions précisément.
    De ma fenêtre haute de Sent, en basse-Engadine, d’où se déploie ordinairement la vue du val splendide à tendres gazons jusqu’au château de Tarasp, sous le promontoire duquel l’Inn descend en gracieux méandres dont les multiples S annoncent Scuol et Seraplana et Sbruck en Autriche, on ne voyait ce matin-là qu’une grande présence de velours de suie aux reflets d’anthracite et j’étais comblé : je me revoyais en Cornouailles et à Salamanque.
    Le brouillard de Cornouailles est aussi remarquable, on le sait, que celui qui remonte soudain le long des flancs du Machu Pichu, mais le brouillard le plus étonnant au monde (in the World) est le brouillard à Salamanque, qui flotte à moyenne hauteur de passants et coupe ceux-ci à la taille, au tronc ou à fleur de tête, produisant dans ses meilleurs moments d’intéressantes variations de Magritte.
    A Sent, ce matin-là, le brouillard était également inventif,  traversé de longues grandes formes inquiètes cheminant comme des âmes en peine, sans doute sortie des légendes du Trentin voisin, peut-être montées des contes de Dino Buzzati, soudain dissipées par un coup de dague de la lumière matinale ouvrant une faille vers les hauteurs de Guarda, à trois coups d’ailes de choucas, et de nouveau plus rien, autant dire : tout à imaginer…

  • Ceux qui ont la baraka

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    Celui qui tombe dans l’escalier du Palace Baur Au Lac et se brise toutes ses dents de devant / Celle qui prétend avoir vu le lièvre d’eau sur les bords du lac de Constance / Ceux qui sont fiers de leur drapeau de gymnastes vétérans de La Chaux-du-Milieu / Celui qui lit le dernier Beigbeder dans le tumulte de la Fête Fédérale de Gymnastique / Celle qui essaie de réveiller son conjoint Marcel ronflant à la messe de la communauté intégriste de Murmeldorf / Ceux qui continuent à taxer les Allemands de Boches au camping Les Gentianes / Celui qui réduit tout au déterminisme de la géographie / Celle qui estime les homos globalement plus corrects que les hétéros / Ceux qui disent qu’un citoyen qui ne vote pas ferait mieux d’aller vivre à l’étranger / Celui qui espère que l’Eglise catholique va redevenir leader mondial / Celle qui se voit tout à fait en phase avec les Golden Dolls / Ceux qui militent pour l’accueil des chiens et des hamsters au culte protestant / Celui qui comprend qu’il vaut mieux adorer l’Eternel Absent que de se faire larguer tous les trois jours / Celle qui a trouvé auprès de l’Abbé Christinat le substitut de ses antidépresseurs / Ceux qui prisent le « roulis moral » cher à Dostoïevski / Celui qui écoute Bach sur son i-Pod au milieu de l’île Saint-Pierre / Ceux qui reviennent fatalement à la Cinquième Promenade du rêveur solitaire / Celle qui lance à sa mère qu’elle a raté sa vocation de kapo / Ceux qui sont plutôt Rottweiler / Celui qui se dit fait pour ce qui part en couille / Celle qui cherche une forêt de bouleau pour lire du Pouchkine dans l’ambiance / Ceux qui regrettent la grand époque des Boyards / Celui qui lit L’homme de désir dans son cabanon du Perche / Celle qui se trouve trop girly et pas assez wild / Ceux qui ont juniorisé la meuf idéale / Celui qui dit préférer les paysages irlandais aux petites Anglaises / Ceux qui ont laissé passer leur chance au tournant du XXIe siècle / Celui qui pense qu’une religion varie en fonction de la température ambiante moyenne / Ceux qui concluent la lecture du dernier Houellebecq en se disant : ça c pile de l'amer Michel, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Thomas Bernhard en rit encore

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    En lisant Mes prix littéraires...

     

    On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires de Thomas Bernhard, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles  TB a reçus diverses récompenses dès  ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.

    Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer. Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.

    Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…

    Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade,  il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein...

    Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...

    Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permie d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.

    Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes. Le récit de son « bonheur automobile » est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante « indemnité vestimentaire ».

    La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les dix ans le mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et  intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…

    Thomas Bernhard. Mes prix littéraires. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, Du monde entier, 137p.

  • Des visages

    Inlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois.
    Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous.
    En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.

     

  • A l'écoute de la poubelle

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    Martine * ne sait plus à quel saint se vouer. Vous connaissez Martine: elle est à l'édition littéraire ce que le soldat fidèle est à toute armée. Martine donnerait sa vie pour un bon livre. Martine est entrée en édition comme sa cousine Bluette * de Clermont-Ferrand choisit d'offrir sa vie à l'Epoux divin, et sa fonction de Lectrice aux prestigieuses Editions Madrigal * relève à ses yeux du sacerdoce au même titre que le titre actuel de Bluette, Abbesse crossée de son couvent.

    Des lustres durant, la tâche de Martine consista, dans sa cellule feutrée du sanctuaire de la rue Saturnin-Potin *, à trier, à réception des 333 manuscrits quotidiennement reçus par l'illustre maison, le bon grain de l'ivraie. A savoir, en termes non châtiés: fiche au panier l'essentiel de ce papier. Sans le moindre état d'âme, se rappelant que l'élection rarissime du génie (comme celle du spermatozoïde zélé) suppose un sacrifice multitudinaire, Martine répéta donc mille fois ce geste, à la fois sévère mais juste, de balancer 999 manuscrits sur mille à la poubelle.

    Or voici que, tout récemment, une note de service tombée des hautes sphères de Madrigal, probablement sous l'influence de l'occulte service commercial de l'institution, s'en est venue rompre la sublime ordonnance de la tâche de Martine en ces termes clairs et nets:

    Le Service Lecture est prié, désormais, de se mettre à l'écoute de la poubelle.

    A l'écoute de la poubelle: voilà ce qu'on demande à Martine. Mais que cela signifie-t-il au fond ? Martine le sait mieux que personne, qui poubellise depuis tant d'années ce qu'un grand auteur de la maison (Céline le maudit) appelait non sans dédain misogyne la « lettre à la petite cousine ». Autrement dit: le bavardage quotidien, la confidence à ras la fleurette, le cancer du chien de Paul * ou les fantaisies sexuelles des perruches de Jeanne *, bref le tout-venant de l'immense déballage alimentant, tous les soirs, le Confessionnal cathodique et, tous les matins, les tabloïds dont Martine n'envelopperait même pas les déchets de la salade de sa tortue Clitemnestre *.
    Certains lecteurs, méfiants envers les « cimes » de la Littérature ou simplement attachés aux « choses de la vie », l'auront peut-être déjà conclu: votre Martine est une oie blanche corsetée. Ce qu'elle balançait à la poubelle relevait peut-être de ce qu'il y a de plus vivant dans l'expression humaine. Le maudit Céline n'a-t-il pas lui-même donné du galon au populo et du brillant à la dégoise ? A vrai dire, ils auront pris Martine pour une autre, tant il est vrai que la littérature brassant la vie et la langue, de Rabelais à Cendrars ou de Villon à Guilloux, l'a toujours « vachement branchée », pour causer comme sa nièce Elodie *. Mais une chose est le récit au premier degré d'une aventure style Papillon, et tout autre chose la transposition que suppose la magie du conte et de la fiction, vieille comme le monde et qui fait se taire tous les peuples quand retentit la formule-sésame d' « il était une fois ». Autant dire que ce n'est pas la vie simple, mais la platitude que Martine vouait jusque-là à la poubelle. La parole intime n'a jamais rebuté non plus Martine, qui aime sentir le souffle de Montaigne à fleur de page, ou les jérémiades de Rousseau, les rosseries de Léautaud, les notes journalières de cette suave peste de Jouhandeau, les pages déchirantes d'Hervé Guibert en ses derniers jours. L'aveu personnel ne relève en rien, aux yeux de Martine, de la fameuse poubelle, à l'opposé du ragot qui flatte les plus bas instincts de la foule ou de l'étalage éhonté qui fait désormais « pisser le dinar », selon l'expression d'Elodie.

    Mais à quel Bienheureux se vouer alors, si le saint des saints du Critère littéraire se trouve à son tour contaminé ? Martine se tâte. Va-t-elle rendre son tablier et rejoindre Bluette en son désert ? Penchée sur sa poubelle, Martine reste à l'écoute depuis ce matin. Et si son éditeur la faisait raconter à son tour sa story ? Elle a des choses sûrement porteuses à raconter, Martine ...

    * Noms et prénoms fictifs.

  • Le premier Labyrinthe

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    Ce fut mon compagnon occulte en enfance: le Petit Larousse illustré. Avec lui j’ai découvert le monde. À plat ventre sur mon lit ou dans les herbes j’ai pénétré dans le Labyrinthe en passant sous l’arche de l’A initial, et déjà la dame au profil de déesse Art Nouveau, sans cesser de souffler sur son pissenlit, me révélait que “ne savoir ni A ni B” signifiait rien de moins qu’”être fort ignorant”, et moi j’avais faim de savoir un peu tout.

    Aussi j’aimais la musique que font les mots sur leurs portées typographiques, et je paressais de longues heures sous le soleil de perpétuelles vacances, égrenant le chapelet d’inépuisables litanies: “picotin”, “picoture”, “picpouille”, “picrate”...

    Et puis il y avait les images, les planches et les tableaux historiques ou géographiques de la seconde partie, les têtes fameuses (saint Pie Ier, juste après Picrochole) et les notices artistiques (La pie voleuse, opéra-comique).

    Le casoar avait la même coiffure hirsute et le même bec pincé que ma maîtresse de piano qui, lorsqu’elle jouait certaine Polonaise de Chopin (né en 1810 près de Varsovie, il a “rénové le style du piano”), semblait avoir autant de mains que le dieu Shiva de la gravure illustrant l’Art Hindou.

    Dès que je m’ennuyais, je savais en outre qu’il suffisait, pour échapper aux lois de la pesanteur, de s’abandonner à la contemplation de la page des Navires (le majestueux “voilier” à trois mâts, nanti de son “grand cacatois”, de ses “focs” et de sa “brigantine”, mais aussi le “paquebot” et le “cuirassé d’escadre”), ou à celle, écornée, des Véhicules montrant la “litière” et le “tilbury”, la “diligence” ou le “ballon sphérique”.

    Le ballon sphérique ! Dans un de nos albums des éditions NPCK (Nestlé, Peter, Cailler, Kohler) fleurant l’industrie chocolatière et l’université familiale, j’avais colorié la nacelle d’Auguste Piccard dont on disait qu’il était l’”homme le plus haut du monde”, qui avait inspiré le modèle du professeur Tournesol et que nous surprenions parfois avec sa loupe de naturaliste et ses calepins, fouinant dans les fougères ou le long de la rivière, dans les bois des hauts de ville que nous hantions toutes les fins de semaine...

    Et ce mot annonçant l'envol des vocables: Je sème à tout vent...

  • L’autre désir – la poésie

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    Vient de paraître chez Albin Michel: L'Inachevable, recueil très substantiel d'entretiens avec le poète. Qui nous avait accordé celui qui suit pour Le Passe-Muraille, en 1993.  

    Entretien avec Yves Bonnefoy

    La tendance massive de l’époque est à la parole vilipendée à grande échelle, à la présence émiettée, à la distraction planifiée, aux certitudes assenées et qui tuent, au doute qui paralyse et qui stérilise, à toutes les formes du leurre et du simulacre – et comment résister à ce qui paraît un mouvement fatal ?A ces questions bien générales, certaines œuvres particulières répondent et d’abord par la simple évidence d'une voix à sa plénitude d’être et d’expérience. Ainsi celle d’Yves Bonnefoy, poète exemplaire de la présence au monde vécue à tous les degrés de l’intuition sensible, de la connaissance tous azimuts et de la réflexion.


    - Quelle place l’écriture tient-elle exactement dans votre vie ? Est-ce une discipline régulière ou une suite de mûrissements et de jaillissements ?
    - Quelle place ? Des jours aucune, puisqu’il y a tant de tâches qui nous requièrent dès qu’on a une profession. Nombre de mes journées sont occupées ainsi, dévorées ainsi, et il vaut mieux que je n’essaye pas de les retenir à quelque illusion d’écriture, elles ont leur vérité propre, d’ailleurs, leur enseignement. Et ce qui est vrai pour des jours l’est aussi pour des mois, parfois, si ce n’est même pour des années. Le fait poétique ne cesse pas de me préoccuper pendant ces périodes, il me donne matière à réflexion, sur l’exemple d’œuvres que j’ai toujours avec moi, mais je puis rester longtemps sans écrire. Après quoi, eh bien, c’est comme si j’entrais, parfois peu à peu, dans une autre sorte de vie, et il y a des saisons de la mienne pendant lesquelles je me penche chaque jour ou presque, et pour des heures recluses, sur cette feuille où des surgissements se produisent, que je me propose de comprendre, de raccorder entre eux, en les refusant s’il le faut, c’est-à-dire le plus souvent.
    - Qu’en est-il, plus précisément, de cette germination du poème ? Vous semblez dire qu’elle est difficilement accordée ?
    - Pour moi en tout cas elle est bien longue, et c’est là un fait qui me rassure, car je ne crois pas qu’il y ait de vraie poésie qui ne soit le renversement de la parole ordinaire par une autre qui monte de très profond dans notre inconscient et cela ne peut donc s’accomplir qu’au travers de maintes péripéties, où il faudra déjouer nombre de pseudo-évidences : certaines d’ailleurs suggérées par cet inconscient même que j’évoquais à l’instant, quand il agit par ses formes superficielles. L’inconscient, autrement dit, ce n’est pas simplement cette parole du désir dont on parle tant depuis Freud. C’est vrai que le désir, l’éros s’est façonné un langage en nous, avec ses symboles, sa scène, son autorité et son énergie, si bien qu’il suffit d’écrire, et le voilà qui afflue : ce vont être ces évidences dont je dis qu’il faut se méfier, celles qui font que l’on croit savoir ce qui est beau, ce qui a du sens. Mais tout cela n’est qu’une image du monde, de l’irréel : et plus profond dans notre rapport à nous-mêmes il est un autre désir qui veut, lui, la réalité et rien d’autre, un désir qui veut la voir, la toucher en ce qu’elle a d’inentamé par les mots – d’immédiat, disons aussi, de présent à notre présence -, et s’impatiente donc contre le discours de l’éros, et cherche à en déjouer les structures, à remonter à travers ses pour nous arracher à leur séduction, pour nous montrer comme à nu, du coup, la montagne, là-bas, ou l’arbre dans le soleil, ou le nuage immobile. Cet autre désir, c’est la poésie. Et comment espérer que l’écoute en soit facile, quand tant de prestiges l’étouffent ? Il ouvre des failles mais on n’en finit pas d’y descendre.

    - On a parlé des aspects religieux de votre poésie. Vous considérez-vous comme un esprit religieux ?
    - C’est une question de mots. Si un esprit religieux, c’est celui qui croit en un dieu, je n’en suis pas un : il ne m’est donné aucune croyance. Mais si religion signifie désir de vivre dans l’unité plutôt que le fragmentaire, avec respect pour les aspects les plus immédiats, les plus simples de l’être naturel, alors j’accepte ce grand vocable et je voudrais qu’il ait sens pour la société tout entière, sinon celle-ci est perdue, qui ne sera plus qu’un réseau de signes, aveugle au mystère de ce que j’évoquais tout à l’heure : l’arbre dans la lumière, le silence des pentes de la montagne.
    - Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune poète ?
    - Qu’il ne faut pas qu’il ait peur de cette sorte de préoccupation, mais surtout qu’il ne s’y prête pas que de façon négative, c’est-à-dire en cherchant la rupture, la faille dans le discours de la société, mais fasciné malgré tout par l’infini propre de celui-ci, qui a certes de belles phosphorescences. C’est bien cette rupture que veut la poésie, je l’ai déjà dit, et j’aime la retrouver dans l’apparent décousu ou le minimalisme de bien des poèmes de notre époque, mais le rôle de la rupture, c’est de révéler l’immédiat, l’indéfait du monde, vers lequel il faut donc aussi que l’on se porte en des moments de vie simplement vécue parmi les grandes et belles choses.
    - Que pensez-vous de la coupure que l’on constate aujourd’hui entre la poésie et la société ?
    - Y en a-t-il vraiment une ? Ou ne s’agit-il pas simplement de la même sorte de distraction qui prive d’eux-mêmes, tous les premiers, ceux qui ont souci de la poésie ? A tout instant celle-ci leur échappe, le discours du concept s’y substitue, et cela qui a lieu aussi pour le groupe social dans son ensemble, depuis surtout que la science détourne de la pensée symbolique, qui gardait l’esprit auprès de la chose, mais voilà qui peut laisser espérer, tout aussi bien, que ce qu’on oublie peut être également ce qui tout se resignifie, et appelle. Peu de place pour les livres de poésie sur les rayons des librairies, mais que de films pour nous éblouir par de brusques instants épiphaniques, poésie brute !
    - Quelle pourrait être la fonction de la poésie dans l’univers de fausse parole des médias ?
    - Assurément, de combattre ce que l’on peut appeler l’idéologie, laquelle est d’articuler les uns aux autres quelques concepts absolutisés, refusés à tout avenir d’expérience, afin de les substituer au monde et d’ainsi enfermer les êtres, séduits ou contraints par force, dans ce champ d’abstraction, d’intolérance, de mort. Puisqu’il n’y a de poésie que par mémoire d’un au-delà du langage, tout recours au poème est aussi l’accusation, comme par surcroît, mais avec grande efficacité, de ces caricatures de langues qui sont des captations de pouvoir. Et cela me conduit à dire que la poésie est donc, de ce fait, le complément naturel du projet de démocratie – ce droit de chacun à sa parole – et la condition nécessaire à son véritable plein exercice. Il y a de la poésie même aux époques totalitaires, par des recherches individuelles, qui réussissent quelque eu à modifier la pensée commune, comme ce fut le cas à la Renaissance, ou préservent l’avenir. Mais il n’y aurait plus de démocratie si disparaissait l’activité poétique, et il faut donc prendre garde à ce que celle-ci soit protégée et révélée là où c’est possible, c’est-à-dure d’abord dans l’enseignement. Un professeur peut préserver un enfant de la tentation d’être dogmatique, intolérant, tyrannique – ou d’accepter d’être un esclave – en lui donnant simplement à lire – simplement, oui, sans les commenter, pour qu’il reste seul avec elles – quelques pages de Baudelaire ou de Rimbaud…

  • Ceux qui n’en pensent pas moins


    Celui qui rêve des îles Lofoten / Celle qui mutile les araignées / Ceux qui se confondent en excuses / Celui qui stresse avant les rapports / Celle qui aimerait faire rougir son psy / Ceux qui vont aux défilés de mode pour chiens / Celui qui suce parfois son 6.35 / Celle qui rêve d’être élue Miss Sirène / Ceux qui se réunissent pour médire / Celui qui pense se réaliser en février / Celle qui estime avoir été lésée par ses défunts cousins / Ceux qui ne désespèrent pas de l’avenir letton / Celui qui conserve un exemplaire du Protocole des Sages de Sion dans son cabinet dentaire / Celle qui affirme qu’elle aurait très bien bu rencontrer la Reine Astrid au tea-room Edelweiss de Davos / Ceux qui ont été en affaire avec un Henry Michaux, employé d’assurances belge à Namur en 1953 / Celui qui est fier de ses barres de chocolat / Celle qui reprochait à son ex de ne pas entreprendre de traitement contre sa calvitie naissante / Ceux qui lisent l’horoscope à haute voix à la réu du club des aînés / Celui qui se dit un tigre en amour / Celle qui pioche dans les réserves de l’écureuil du jardin / Ceux qui revivent en écoutant Ramona, etc.

  • Le don des larmes

    9f6dedfc322a6ca49c064dd3d0495b67.jpgA propos de L'enfant des frères Dardenne

    On se sent très pur en sortant de L’enfant des frères Dardenne : on se sent purifié, on se sent comme lavé par les larmes de Bruno et Sonia, après deux heures dures et sans autre répit que quelques jeux de gamins, deux heures comme la vie de ces deux grands gosses naufragés s’accrochant l’un à l’autre et se retrouvant finalement dans les larmes après trop de galère et de mensonge.
    C’est un film de jungle urbaine où Bruno, qui n’a rien reçu, vole, ment, vend l’enfant que Sonia lui ramène, puis revient. C’est un film d’amour sous couvert de nécessité désastreuse et de démerdise, où l’on revient. Rien ne me touche plus que le geste de quiconque revenant sur ses pas. Rien n’est jamais condamné à vie par celui ou pour celui qui revient. Et lorsque Bruno a entraîné le petit Steve si loin que celui-ci tombe aux mains des flics, là encore il revient par loyauté. C’est un film d’enfants perdus rappelant, en version contempraine, les uccellini uccellacci de Pasolini ou les Olvivados de Bunuel, dont me revient à l’instant la séquence où Bruno, tabassé par des mafieux et rejeté par Sonia, se réfugie dans une espèce de cercueil en carton, au bord du fleuve. C'est un film de violence et de tendresse que traverse un arc électrique, c'est un double bloc d'enfance fracassée qui s'ouvre finalement sur cette catharsis muette et bouleversante des larmes partagées…

    L'enfant est disponible en DVD

  • A fleur de mémoire


    Tristano meurt d'Antonio Tabucchi

    Le philosophe russe Léon Chestov évoquait, dans Les révélations de la mort, ce moment décisif, dans la vie du jeune Dostoïevski condamné à mort pour menées subversives, où il fut confronté au “mur” ultime avant d’être gracié. in extremis. Or c’est dans une situation comparable, à certains égards, que se trouve le vieux Tristano en ce mois d’août de la dernière année du XXe siècle, dans une maison de campagne de Toscane écrasée de chaleur, au milieu du crissement des cigales, sachant la mort certaine et proche, et non moins convaincu de la nécessité de parler tout en se méfiamt des mots, “l’écriture fausse tout”, dit-il même, et à l’écrivain qu’il a convoqué à son chevet pour se confier à lui, de lancer acerbe “vous les écrivains vous êtes des faussaires”. Lui-même, considéré comme un héros pour d’anciens faits de résistance qu’il rappellera plus tard, n’est pas moins lucide à son propre égard, et pourtant Tristano va parler. Sa parole semble d’abord surgir du silence crissant de l’été comme de l’ébluissante nuit d’un autre temps, sous la forme de bribes d’une chansonpopulaire surgie des années 40 et se prolongeqant ensuite par bribes désordonnées, délirantes parfois même à proportion des doses de morphine que lui administre la Frau revêche qui veille sur lui, puis un récit, discontinu mais non moins cohérent, accidenté mais traversé de visions et incessamment pimenté d’humour, va se développer, de plus en plus ample, en suivant les méandres de la mémoire, ressaississant à la fois une vie et toute une époque aussi.

    Emprunté à une personnage de Leopardi, le prénom de Tristano rayonne ici de la même sombre lumière filtrant dans la poésie et la pensée du grand poète italien, tout en associant le lecteur à une vertigineuse traversée de ce qu’il est convenu d’appeler “la réalité”. Réalité d’une enfance, d’une adolescence, d’une histoire nationale précipitant les troupes de Mussolini sur la Grèce, réalité de l’acte soudain déviant (mais à un millimètre près) du jeune soldat Tristano tirant sur un “camarade” allemand avant de rallier la Résistance et d’endosser la figure du héros, réalité revisitée après que son interlocuteur muet (qui fut naguère son biographe) l’eut fixée une première fois, et redite cette fois “pour de vrai” (mais qui écrit, sinon celui qui a écouté...), réalité “à la vie à la mort” qui voudrait dire pour l’essentiel une histoire en train d’être prostituée à toutes les sauces par le nouveau monde du dieu “dingodingue” de la société médiatique et berlusconienne. Tristano se meurt et , pour reprendre le titre d’un autre admirable roman de Tabucchi, “il se fait tard, de plus en plus tard”. Et pourtant la musique des mots, la poésie des images, la chanson alternée de nos amours et de nos idéaux de jeunesse résiste à la corruption - la vive voix de Tristano est là pour en témoigner, et si l’écriture ne rend pas toute la voix de Tristano, du moins l’écriture ressuscite-t-elle en nous la réalité d’une vie transmutée par le verbe...

    Antonio Tabucchi. Tristano meurt. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. “Du monde entier”,203p.

  • Ceux qui vivent entre-les-mondes


    Panopticon201.jpgCelui qui vise un créneau / Celle qui a gardé tous les 33 tours de Ray Ventura / Ceux qui composent des herbiers / Celui qui investit dans la tourbe canadienne / Celle qui se rappelle sa mère Honorine en faisant ses vitres / Ceux qui pensent que les arbres sont les dieux de la Terre / Celui qui parle des romans d’Henry Bordeaux au tea-room Dorian Gray / Celle qui se rappelle la puanteur de poisson du port d’Innsmouth / Ceux qui trient les déchets au bord de la rivière / Celui qui se flatte de maîtriser l’usage du point-virgule / Celle qui se méfie des blonds / Ceux qui se rappellent leur découverte de Calvino / Celui qui chérit secrètement sa déprime / Celle qui se dit elle-même une porcelaine de Saxe / Ceux qui passent la nuit à la belle étoile sur l’herbe de Delphes / Celui qui ne kiffe pas l’opéra (dit-il) / Celle dont le sweatshirt s’exclame Go West / Ceux qui usent du mot « foutraque » / Celui qui prêche la bigamie au bar Le mouton / Celle qui s’est spécialisée dans l’étude de Pisanello pour une bête histoire de cul / Ceux qui incendient des églises / Celui que sa mère considérait comme le nouveau Clayderman / Celle qui est convaincue de dire la vérité parce qu’elle crache tout ce qu’elle pense / Ceux qui se débarrassent des raseurs en leur rendant service / Celui qui augmente ta solitude de sa seule présence / Celle que les silences de son conjoint ont poussé à le poignarder un dimanche matin rue des Cascades / Ceux qui citent Saint Jean Chrysostome dans les vernissages, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Le temps de Charles-Albert Cingria

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    Il est peu d’écrivains contemporains qui semblent plus étrangers que Charles-Albert Cingria aux tumultes de ce qu’on appelle l’actualité, et qui nous propulsent à la fois, avec autant d’énergie, au cœur même du présent. Cingria aura traversé la moitié de notre siècle ponctué de révolutions locales et de guerres mondiales sans que ses écrits n’en conservent de traces significatives, et pourtant on se tromperait en affirmant qu’il a ignoré son époque. Ce n’est pas qu’il se voile la face ou qu’il prône le dégagement. Simplement il vit à un autre étage. Ce n’est pas qu’il soit coupé de la réalité. Au contraire il l’investit avec une intensité particulière, mais d’une manière qui lui est propre. Ce n’est pas qu’il fuie la terre des hommes. C’est qu’il l’arpente et l’habite à sa façon. Son temps n’est pas celui des grands événements et des grandes questions du jour dont, relevait Jean Paulhan, il se « foutait complètement ». Son temps n’est pas celui des horloges pointeuses, et pourtant la firme Cingria ne chôme pas : c’est l’officine d’un scribe peut-être irrespectueux des horaires mais qui alimentera tout de même quelque quatre mille cinq cents pages imprimées. Son temps n’est pas celui des modes littéraires, ni des écoles ou des mouvements. Cingria ne s’inscrit guère dans l’esprit du temps au sens d’une conformité suivie ou subie, mais cela ne l’empêche pas d’être de son temps. Ainsi va-t-il fréquenter les écrivains et les artistes de son époque, tant en Suisse romande qu’à Paris. Ses portraits et jugements, qu’on aurait tort de ne borner qu’à leur plaisant cocasse, témoignent d’ailleurs d’une acuité de perception et d’une qualité d’évocation sans pareille. Les pages qu’il consacre à Ramuz ou à Léautaud, à Modigliani ou à Stravinski nous paraissent aujourd’hui encore d’une cinglante pertinence alors que tant de gloses à prétentions avant-gardistes ont perdu toute saveur de surprise et tout éclat. Certes l’humeur, à base de susceptibilité froissée ou de prévention plus sérieuse, gauchit-elle nombre des opinions qu’il formule sur ses contemporains. On n’ira pas chercher dans son œuvre un tableau bien objectif des productions artistiques ou littéraires du moment. Plus que quiconque Charles-Albert est personnel dans la ferveur de ses adhésions autant que dans la véhémence de ses fulminations. Du moins ses goûts rompent-ils avec tout souci de se montrer à la page.

    « Nous ne nous occupons pas de l’âge (pas de l’actualité) : nous ne nous occupons que des qualités, lesquelles sont comparables quel que soit leur âge. Une chose d’un temps vaut mieux que celle d’un autre. Nous aimons cette chose. C’est ainsi que, bien que le cubisme ou le surréalisme soient actuels (en réalité ils ne le sont plus, mais ils prétendent à l’être), nous ne faisons aucune difficulté de nous charger du grief de « passéisme » (d’abord qu’est-ce que c’est que ce mot ?) en détestant cette stupidité pour être ce qu’il nous plaît d’être, d’antique ou de moderne ou de n’importe quel temps. »

    Il y a un provincialisme dans le temps, disait à peu près T.S. Eliot, come il y en a un des lieux. Or Cingria ne se cantonne pas plus dans la considération d’une modernité fabriquée, que dans l’idée provinciale au possible qu’il n’y aurait que Paris pour donner le ton ou que paris pour le corrompre.

    « L’art appelé moderne (constructivisme, abstractionnisme, idéisme et mille incommensurables stupidités de ce genre) n’est pas un art naturellement moderne, mais un art voulu moderne. Voulu en dépit de cause, car il ne l’est pas ; voulu avec des éléments imaginaires, mais, surtout – il faut dire cela, car c’est vrai -, sans émotion réelle de la vraie vie, sans spiritualité ou matérialité, ni pour les sens, ni sous l’impulsion d’une passion quelconque. Ce n’est alors qu’une fabrication cérébrale ».

    Si le présent n’est pas une valeur ensoi pour Cingria, il y a pourtant une actualité proprement cingriesque, et qui est celle en somme de sa langue, donc de son être manifesté. Il y a ce travail que le poète accomplit sur le tout-venant des jours. Il y a la rue, il y a les gens, il y a les livres, il y a les routes dont le ruban se déroule souplement sous le caoutchouc boucané de sa bicyclette et le conduit à travers champs et forêts, il y a le monde, il y a les saisons que ponctuent le vin nouveau et les feuilles mortes. Charles-Albert n’est pas claquemuré dans sa tour de papier, il fait son miel de cette poussière dorées des jours ouvriers tout se réjouissant, « demain, parce que c’est dimanche ».

    medium_Cingria7.JPGL’écriture de Cingria ne voudrait rien devoir à l’exécré « moderne voulu moderne », et cependant il y a une modernité de Cingria qui nous saute aux yeux et qui le fait novateur de la langue autant sinon plus qu’André Breton ou que Max Jacob ou que Jean Cocteau. Au premier regard, l’on a peine à croire que Charles-Albert Cingria soit le contemporain de Jean-Paul Sartre, et pourtant s’il n’est pas vraiment représentatif, comme on dit, de ce même siècle où a été formulée la théorie de la relativité et où ont été appliqués les préceptes de l’amour libre, Cingria ne nous touche pas moins par sa façon de faire vibrer ce que Cendrars appelait le profond Aujourd’hui, avec une sorte de juvénile classicisme.
    On a souvent parlé du baroquisme de Cingria, mais pas assez sans doute de son classicisme, ou disons plus précisément de la latinité, de la base d’airain de sa propre langue qui font de lui le contemporain simultané de Claudel et d’Apulée. Sa phrase jaillie, tendue, toute souple, cinglante, même sauvage, a conservé quelque chose de sainement archaïque qui n’exclut pas tous les contours et les ornements, les dorures et les arabesques. Il y a là un mélange de force tellurique et de grâce civilisée très rare.
    Cependant, préludant même à l’acte d’écrire il y a d’abord ce marmonnement qu’on pourrait dira la basse continue et la base de toutes les improvisations de cette voix aussitôt reconnaissable – et voilà le miracle.
    Il faut alors citer la phrase du Canal exutoire où Charles-Albert salue l’apparition dans une brasserie de cet individu apparemment semblable à tout un chacun et que sa qualité d’être identifie à celui que les Chinois appellent l’homme-humain :

    « Il suffit qu’il y ait quelqu’un. »

    Et ce quelqu’un n’est pas tomé là par hasard mais a surgi dans un ange du temps vivant où il est donné à l’être – « c’est un temps u deux de stupeur insondable dans la vie » – de reconnaître sa nature.
    Ainsi s’éclaire la double ubiquité de Cingria dans le temps et dans les lieux, qui est une disposition à l’unité bien plus qu’on ne le pense, une vocation poétique à sensibiliser tous les points de la circonférence à partir d’un seul moyeu. Bien moins errant qu’on le croirait au vu de ses incessantes déambulations, Charles-Albert, dans son vagabondage, était « le moins vagabond des hommes », affirmait justement Jean Starobinski, parce qu’il « allait à la rencontre de l’ancien, du permanent ».

    Charles-Albert Cingria s’extasiait à la seule idée qu’il pût y avoir quelqu’un au lieu qu’il n’y ait personne. Cela lui semblait une grâce qu’il pût y avoir un monde au lieu de rien du tout. Il y avait à ses yeux, dans le seul surgissement de l’Univers et de la vie et de ses bonnes choses, un tel miracle que tout phénomène à nos yeux ahurissant, tel que la lévitation d’un bonze sur quelque haut plateau de l’Inde ou que le pas solennel de Notre Seigneur sur les eaux d’un lac, lui paraissait à peine plus surprenant que le fait de pouvoir bouger un orteil et d’abord que cet orteil eût apparu dans le chaos des virtualités gazeuses.
    Le monde selon Cingria relève aussi bien de l’apparition, et cela se voit jusque dans les motifs et les métaphores et les formes et les mouvements les plus organiques de sa langue. Le monde selon Charles-Albert est un monde révélé – et nous l’entendons au sens exact d’un dévoilement suivi d’un repli des choses inanimées et animées dans leur secret et leur obscurité. On parle volontiers du caractère jubilatoire de cette prose aux amorces fusées et aux rebonds allègres, mais cette alacrité joyeuse ne se réduit pas à une euphorie de surface ou à une extase passive, à une banale délectation esthétique ou sensuelle. L’économie de cette écriture n’est pas d’ailleurs de consommation mais de consumation. Les lieux de Cingria ne sont point d’évasion mais au contraire d’invasion et de tous les instants. L’être qui se reconnaît marque l’affirmation d’une présence et cette présence est aussitôt livrée à un jeu de relations à travers le temps et les lieux qu’il incombe au poète d’éclairer et de nommer et de définir avec cette surexactitude et ce « sens d’illumination continuelle » que Charles-Albert disait sa « façon de procéder dans la mise au net de n’importe quel problème ».
    Les évocations et les définitions de Cingria ont-elles-mêmes la première vertu de faire apparaître les choses ou les êtres avec fulgurance. Voici ces lieux que sa parole magique dégage soudain de leur insignifiance présumée et par exemple ces abords de tas de sable et de hangars et de rails ne menant nulle part qu’il voit du côté du port d’Ouchy où nul villégiateur passant à Lausanne n’aurait l’idée de s’égarer et qui diffusent pourtant cette beauté secrète qui est celle-là même de la terre :

    « Il y a une prairie avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ».

    Ou voici paraître Modigliani : « Ses entrées étaient très hautes, courtoises, taciturnes. Il évoluait dramatiquement avec les dames ».

    Voici Paris comme à tout instant l’inattendu s’y révèle :

    « Paris est une ville où on voit tout d’un coup des choses comme ça : un papillon qui sort du cerveau d’une statue, puis s’élève d’un lourd vol vaseux, puis plane. L’or est tiède sur les façades. Mille têtes, en bas. Il traverse la place. Les gens croient que c’est un bout de papier ou bien ils ne voient pas. Et puis le vent le roule au Nord-Est grassement sur les toitures. Peut-être qu’il ne mourra pas. Il y a de l’herbe tendre, de belles meules éternelles, pas si loin de Paris ».

    « L’or est tiède sur les façades », « le bitume est exquis », « l’herbe est divinement tendre » Autant de formules qui signifient à n’en plus finir dans quel ordre de l’éloge et de la célébration s’inscrivent l’évocation et la définition selon ce contemplatif aimant. « Observer c’est aimer », remarque-t-il au passage, et tout aussitôt lui prend l’élan de le communiquer. Il est là. Il observe. Il marmonne. Il rend grâce. Il absorbe. Il mastique. Et bientôt il lui faut noter. Ses premières cartes postales témoignent de cet émerveillement qui fonde en somme son attitude devant le monde, et cela depuis toujours à ce qu’il semble. Il n’a pas vingt ans lorsque, de Rome, il écrit à son compère Adrien Bovy qu’«on ne doit pas avoir du noir (…) », contre lequel il affirme qu’«il n’y a que le travail, ou l’espérance de beaux Voyages ». Et c’est juste quelques jours après avoir fait à sa tante Edmée Stryjenska cette annonce merveilleuse :

    « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin ».

    medium_Cingria8.JPGEnfant déjà nous le voyons, sur les photographies de l’album familial, en petit pacha qu’il incarnera toujours d’une certaine façon. Il est à Bône comme chez lui et comme à Grenade, comme à Sienne ou à Fribourg, comme à la rue Bonaparte ou au bord de la Maggia, et très vite il apparaît à ses amis sédentaires en personnage de légende. Que nous soyons en 1902 ou en 1952 se voit à peine dans ce qu’il écrit. C’est presque toujours le même ton, la même découpe de la phrase, la même inaltérable luisance de médaille. Tout adolescent encore il lui vient parfois des les considérations d’un vieux sage, et jusqu’à la fin il conservera quelque chose de la candeur d’un gamin de sept ans. A une demoiselle de Genève qui s’inquiète d’établir la fiche signalétique de Charles-Albert, celui-ci répond en ces termes dont la fantaisie n’exclut pas la vérité profonde : « Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre ».

    Est-ce à dire que le monde ne lui ait jamais pesé ? Le prétendre ne serait pas voir l’extraordinaire énergie qu’il a déployée afin de transmuter les mille misères de sa vie d’homme seul et démuni qui si rarement se plaint ou s’apitoie sur son sort. Nombre de gens assis n’ont vu chez lui qu’un personnage et certes peu commun, mais dont les frasques, les esclandres ou les simples bizarreries de la tournure éclipsaient la réelle qualité. On peut imaginer la solitude sans doute ressentie par l’individu au fil d’une vie où nulle autre liaison autre qu’amicale n’est repérable. On sait les difficultés matérielles constantes et lancinantes qu’il s’est imposées par souci de préserver sa liberté d’artiste. On se rappelle que le caractère de Cingria n’était pas toujours accommodant et que ses dehors enjoués dissimulaient un être à vif. « Sa nature complexe fuyait lorsqu’on cherchait chez lui le dialogue, écrivait le peintre René Auberjonois. Seul le monologue lui était séant ». Dans le monde parisien, les gens cravatés regardaient avec dédain ce pitre drôlement alluré. Dans son Journal, Drieu La Rochelle le classe au nombre des « médiocres délirants » de la Nouvelle Revue Française, et l’on sait que d’autres dents grinçaient à la lecture de son Air du mois. Sans doute Charles-Albert a-t-il vécu mille humiliations cuisantes, qui nous font paraître d’autant plus admirables la fraîcheur lustrale de tant de ses proses et sa formidable aptitude à tout transfigurer dans l’élan du plus haut lyrisme.
    Au demeurant, comme il échappe au temps des horloges, celui en qui les philistins ne voyaient qu’un pauvre bougre bravait les contingences et de façon si impérieuse qu’elle exclut toute commisération. On se rappelle à ce propos l’ombrageuse et poignante invective du petit Labyrinthe harmonique :

    « Me faisant aimable alors que je suis tueur, me faisant pittoresque alors que je suis roi ».

    En un temps de lamento collectif, de ressentiment latent et de déprime patente, Charles-Albert incarne ce pauvre radieux trônant en caleçon de coton dans les opulentes crinières d’herbe riveraine d’un fleuve qu’il vient de remonter de sa puissante brasse et qui nous lance :

    « Etonnez-vous donc de ce soleil avant d’en réclamer un autre, mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps ».

    Charles-Albert ferait-il un bon sujet d’étude psychanalytique ? C’est possible mais incertain. Et d’ailleurs nous n’en avons cure. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que le personnage dissimule mais ce qu’il montre au contraire, ou plutôt comment il enlumine la partition du monde et devient lui-même légende. Nulle place n’est faite en tout cas, dans son œuvre, à la psychologie, et c’est un phénomène sans doute et qui l’éloigne plus encore de l’esprit du temps.
    Il est piquant de constater qu’à un siècle d’intervalle, et parti de la même ville, Charles-Albert adopte la démarche la plus diamétralement opposée à celle d’Amiel, rompant tout piétinement introspectif par l’échappée et la sublimation. Si la langue d’Amiel évoque un forage et certes bien moins stérile qu’on en le prétend à l’ordinaire, c’est au jaillissement, à la montée inspirée, à l’improvisation lyrique qu’est soumise l’écriture de Cingria dont son ami Jean-Marie Dunoyer relevait qu’avant de l’écrire le poète la parlait comme un jazz verbal incessamment exercé. Jour après jour, Amiel nous paraît incarner par excellence l’homme pris au piège du temps, s’acharnant vainement à en conjurer ou à en corriger les arrêts – et c’est une lancinante et douloureuse musique qui émane de ses cahiers de vieil écolier. De même une mélancolie sans fond enveloppe-t-elle la Recherche proustienne, où le temps lui-même devient musique.
    Quant au rapport entretenu par Charles-Albert Cingria avec le temps, il nous semble absolument unique dans la littérature contemporaine. Le temps de Cingria est simultanément celui de l’émotion foudroyante de l’instant et des lentes remontées au fil de l’Histoire. Il y ale temps du voyage et c’est à chaque fois un voyage dans le temps. Il y a le temps du sens et le temps du chant. Enfin et surtout le temps de Charles-Albert est celui de sa langue. Or une langue, il le dit et le répète, ne saurait se borner à sa fonction utilitaire ou à son prestige esthétique, mais signifie à la fois le mystère et la musique de l’être.

    « C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer comme vire un bocal dangereusement significatif cet instrument étourdissant qu’est un être ».

    Le temps de Charles-Albert est celui d’un enlumineur. Mais il y a bien plus qu’un rôle décoratif dans la vocation de celui-ci, bien plus qu’une simple effusion ou qu’un goût cocasse dans le bonheur cingriesque, bien plus que de la fantaisie ou que de ce plaisant farfelu qu’on salue d’un air amusé : toute une formidable énergie de ressaisissement poétique qui fuse du tréfonds. On se rappelle l’image qu’il donnait de la gloire poétique de Pétrarque et qui lui revient en droit à lui aussi :

    « Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les toiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».

    Avec Charles-Albert on se sent au matin de la Création : partout on est chez soi et comme délivré du temps, au présent absolu. C’est une joie, ou plutôt c’est une jubilation, c’est un chant qui répand en nous sa jouvence. S’il ne parle à peu près jamais du mal courant dans le monde ni ne se plaint non plus de ses pauvres maux, ce n’est pas qu’il s’aveugle ou que les tribulations lui soient épargnées : c’est que la célébration le requiert avant tout, et le lui reprocher serait aussi vain que de faire grief à Job ou à Jérémie de n’être pas l’auteur des Psaumes.
    Or il nous suffit de regarder une phrase de Cingria pour nous sentir mieux. Il en va comme d’une idée d’apéritif ou de bain turc _ rien que de voir la belle plastique de ces mots écrits nous fait du bien :

    « Et ensuite ? Ensuite il se passe que le terrain se refait plat, et l’on remonte sur son engin. Il n’y a plus dès lors d’obstacle à faire une moyenne, fort agréable vitesse. On dépasse une gendarmerie, on dépasse un élevage de chiens, quelques cloches à melon qui luisent noblement dans le soleil de cinq heures. Et puis il y a une descente, jusqu’à un torrent et un pont. Je crois que c’est une frontière de rossignols, cet endroit, car on ne peut s’empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d’oiseaux si impressionant ».

    Au cœur de l’œuvre de Charles-Albert Cingria, il y a cette adhésion fondamentale qui évoque la plénitude byzantine. Certes et à de nombreuses reprises vous l’entendrez fulminer et tempêter contre les choses ou les gens qui l’horripilent. Il peut entretenir de terribles colères passagères, traverser des passes de désarroi – « L’âme est triste – je suis comme une route qui dégèle – il pleut du pétrole » -, ou ressentir comme chacun les atteintes du temps qui passe :

    « Au lendemain de mes vingt-cinq ans je me suis aperçu que réellement ma barbe était plus forte que la veille. C’est vraiment extrêmement douloureux de vieillir. Et dire qu’au lieu de s’arrêter ça continuera toujours. J’y pense avec effroi la nuit quand des Allemands causent bruyamment à côté de ma chambre ou que de stupides messieurs anglais sifflent des airs banals ».

    medium_Cingria6.JPGIl peut être acerbe, sévère jusqu’à l’injustice, dire de telle personne qu’elle est « tout à fait nulle », quitte à convenir du contraire tout à l’heure – « Oui, mais tout à l‘heure est tout à l’heure, et ce n’est pas maintenant ».
    Pour l’essentiel, cependant, c’est sous le signe d’un accord profond avec l’Univers que se place ce clochard céleste apparemment détaché de tout et connaissant pourtant, dans sa misère richissime, le prix de chaque chose. Docteur honoris causa des universités buissonnières, il préfère la compagnie des petits enfants de Lavaux ou du Luxembourg à celle des pontes académiques. Enfin accordons-lui le dernier confort de l’imaginer réincarné sous la forme d’un chat sauvage à sa sieste de haute songeuse civilisation. L’éternité, jusqu’à la fin de l’après-midi, sera sa demeure.

    Ce texte a paru initialement en décembre 1993 dans le numéro 491 de la Nouvelle Revue Française. Il a été repris en préface à l’anthologie parue à L’Escampette en 1995.


  • Ceux qui restent pensifs

    PanopticonS3.jpgCelui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui pense en termes de sphères / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent toute rencontre à fleur de coeur / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes d'affect / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout l’Ennemi, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ramblas

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    La vie comme à Barcelone

    Ces fins de matinée, le long des Ramblas de Barcelone, le vent déferlant vous envoie de fraîches claques et vous fait vous cambrer, et presque piaffer sur place, dans la mêlée des gens qui vont et viennent des terrasses encore transies aux allées sonores et parfumées des marchés couverts.

    On ne voit guère le soleil, qui tourne autour des collines, mais on le sent dans le soudain entrain des marchands de fleurs, et les gosses s’en renvoient le reflet comme une balle élastique dans les ruelles du Barrio Chino, et les oiseaux prisonniers, dont les cris répondent à ceux, rauques et lancinants, des vendeurs de billets de loterie, s’ébrouent dans la vieille poussière malodorante des cages empilées les unes sur les autres.

    Ce que j’aime beaucoup à retrouver, dans les pays catholiques, ce sont les adolescentes peignées comme il faut qui se déplacent dans les rues bien éclairées en faisant un peu les chèvres – et c’est vrai qu’elles vont toujours en menus troupeaux. Avec elles passe à chaque fois comme une brise. Celles qu’on voit ce matin stationner en conciliabule devant une vitrine pleine d’or et de joyaux et de montres indiquant toutes sortes d’heures ont les mêmes jupes plissées et les mêmes bas blancs que leurs cousines du parc Monceau ou du Campo de Sienne. Elles ont quelque chose de vert et d’argentin, comme d’impertinentes sonnettes, de suave et d’acide à la fois qui rappelle la liqueur de gentiane. L’instant d’un battement de paupière, on aimerait les approcher, ces pimprenelles, pour en humer le parfum jusqu’au trouble – mais déjà les voilà qui s’égaillent en roucoulant. Alors on tombe sur le mendiant aveugle. En frac rapiécé et en savates, il s’en va tout seul à travers la cohue, tenant devant lui sa canne comme un sourcier sa baguette. Et les gens se détournent, non sans lui jeter au passage le sou du pauvre : parce qu’il s’agit d’échapper à ce regard tourné vers le ciel et qui menace de rappeler à chacun Dieu sait quoi. Puis le vent vous a bientôt chassé dans la gorge d’une venelle aux relents mêlés. Et là, comme serti dans une encoignure, un travesti au visage émacié, mal rasé mais on ne saurait plus langoureux avec ses ondulations d’hippocampe cousu de satin mauve, vous lance une œillade mais déjà vous avez passé votre chemin tout en souriant à la vie comme elle va, chienne ou madone en châle de Manille, Mère courage des banlieues sinistres ou fille-fleur du Café Zurich en quête de nirvana, fumeur de cigares des clubs du Paseo de Gracia ou peau de taureau sanglante qu’on traîne au soleil couchant dans le sable des arènes.

    Enfin il y a ce décor dans le décor, ces soudaines poussées arborescentes, ces lignes qui serpentent et ces volées délirantes de marches grimpant en spirales ailées au ciel du Sanctus, ces façades houleuses comme des pans de mer, ces tours et ces bulbes polychromes, ces voussures semblant de grandes arches de basiliques souterraines ou de forêts à la Wagner, ces formes élémentaires s’arrachant aux entrailles du temps silicifié pour se dresser et chanter, sauvages et lyriques autant que l’âme catalane, dans la polyphonie des volumes et des jours, des mosaïques et des jeux de lumière, des frises de poules et de coqs ou d’anges annonciateurs à la Gaudí.

    Alors, vous attardant dans le jour déclinant, là-bas sur les bancs de céramique multicolore du parc Güell, vous vous sentez à la fois pénétré de mélancolie et de joie diffuse, tout à la poésie triste tantôt et tantôt exubérante de l’étrange et secrète Espagne.

    Henri Cartier-Bresson: Barrio Chino

  • Antistress



    Nous continuons la visite.

    Voici la salle des immersions prénatales. Nous la réservons aux clients stressés, autant dire à tout le monde. Le temps y est ralenti et le bain commun dans le grand bassin consensuel a tôt fait de neutraliser les poussées hyperactives. Tout le monde y entre vêtu du même caleçon marial, ensuite de quoi chacun fait ce que bon lui semble. C’est alors que cela devient intéressant pour notre ami Fletcher que vous voyez là-haut dans la cabine de surveillance.

    Fletcher est un ancien obsédé du travail que nous nous enorgueillissons d’avoir guéri avant de le pousser dans la recherche appliquée. C’est lui qui pointe désormais les sujets méritant le Certificat de Tranquillité, sans lequel personne ne sort d’ici.

    Quand on étudiera l’histoire de la sublimation programmée, Fletcher pourra décrire le processus qui fait d’un drogué du sexe un élément recyclable. C’est ici le haut lieu de la détente généralisée. La montagne que vous apercevez par la grande baie est la Jungfrau.

  • L'homme de la pire des nuits



    A propos de L'école d'impiété d'Aleksandar Tisma


    L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
    Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
    Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
    Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?

    Aleksandar Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme.

  • Sic Transit au bord du vide

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    D’un pèlerinage à la vertigineuse Chapelle du Scex. D’une inscription en grandes lettres blanches proclamant VIVE CHAPPAZ, en voie d’effacement, et d'une nouvelle inscription flambant neuve annonçant: DIEU EST MORT...

    Certaine jeune Anglaise qui ne manque ni de candeur ni de grâce dans la silhouette, n’ayant rien à envier en cela à une Kate Moss, en nettement plus frais en revanche, a cru devoir rosir, l’autre soir qu’elle me consultait dans un refuge, en découvrant les toponymes alpins de nos régions où nombre de pics et autres pitons rocheux sont affublés du nom de Scex. Identifiant sur la carte un Scex rouge puis un Scex penché, notre amie semblait toute pensive, jusqu’au moment où je crus de mon devoir de la décevoir en lui apprenant que Scex signifie simplement rocher en langue archaïque…
    Ainsi la Chapelle du Scex n’est-elle pas un oratoire phallique mais un édifice religieux encastré dans la roche, au-dessus de Saint-Maurice d’Agaune où précisément j’ai pèleriné ce matin après avoir longé l’amont du Rhône qui a l’air en ces lieux d’une sauvage rivière d’Amérique.f4bf697031755a33e8ead13ff359cf98.jpg
    Le sentier de la Chapelle du Scex s’amorce derrière la basilique de l’Abbaye de Saint-Maurice où toute Anglaise même jeune sait que se trouve déposé l’un des plus précieux trésors de la chrétienté, dont le coffret mérovingien de Teudéric et le reliquaire de la Sainte Epine. On ne cesse d’ailleurs de penser au martyre du Nazaréen en gravissant l’imitation de son chemin de croix, qui serpente dans la falaise abrupte de quelque cent mètres dominant Saint-Maurice, sur la roche de laquelle des lycéens ont inscrit naguère en lettres blanches : VIVE CHAPPAZ.
    Il faut alors préciser que Marice Chappaz, grand écrivain valaisan, fut conspué dans ces années par les notables et autres bourgeois du pays pour ses virulentes positions affirmées contre les promoteurs et autres prédateurs immobiliers, dans un pamphlet intitulé Les Maquereaux des cimes blanches. Hélas, l’inscription tend à disparaître, mais les lycéens de Saint-Maurice continuent de lire Chappaz avec le même entrain montré par la jeune Portugaise chargée par le curé de balayer ce matin les 444 marches conduisant à la Chapelle du Scex.
    J’ai gravi ces 444 marches avec la satisfaction de ne pas en compter 666. Le triplement du 4, composé d’un mixte de trinité et du symbole de l’UN, est un bon chiffre, que je salue même si je ne pratique la numérologie qu’avec un grain de sel. Je n’ai pas la tripe ésotérique. Mon christianisme composite de fils de huguenots et de vieux-catholiques serait plutôt du genre chestertonien, surtout les jours de beau, avec une nuance évhémériste qui me fait intégrer plus qu’exclure, et sourire même si l’on dit que le Christ ne sourit pas, ce qui n’a pas été prouvé par A + B et ce que G.K. Chesterton, précisément, réfute de toute sa panse.
    668c0b8a1e33c57f886eba585d2d840c.jpgN’empêche qu’on ne sourit pas en remontant un Chemin de Croix. Celui de la Chapelle du Scex commence avec Pilate et finit au Tombeau. Jusqu’à la 200e marche, le Christ porte sa croix. Toute l’humanité en est affligée avec Lui. Ensuite c’est le supplice affreux, la croix, la mort et le retournement qu’on sait, ou plutôt qu’on ne sait pas : on est seulement prié de croire et voilà tout…
    Ce qui est sûr est que la foi continue de s’agripper aux montagnes, comme le prouve la Chapelle du Scex à laquelle on parvient par une dernière volée de marches, les quarante les plus sévères, et qui repose sur une corniche étroite dominant Saint-Maurice.

    8c4b2ae1ef6bb5d0513bc906248666b8.jpgEt que se passe-t-il là dans le minuscule sanctuaire ? Il se passe qu’une messe s’y achève pour une vingtaine de personnes de tous les âges dont un tout petit garçon turbulent. Le curé ne montre aucune impatience. A cette hauteur on est forcément détaché, semble-t-il. Il sait en outre que tout passe, sauf Dieu. A côté de la chapelle, ainsi, une vieille guérite tombe en ruine, qui servait jadis à la vente de cartes postales, du temps où la chapelle se visitait comme une curiosité, sous un autre pape. On croit que tout se perd, mais non : à la Chapelle du Scex, le tourisme a passé, tandis que la messe repique visiblement. Pour combien de temps ?
    05b8ba1ccc5a09467e7360fcc1de8f44.jpgPour ma part, je reste sur le seuil comme je me rappelle que Simone Weil et Léon Chestov sont restés sur le seuil, ces presque chrétiens sûrement mieux vus par Dieu, qui ne passe pas, que la plupart de ceux qui se flattent d’être du Bon Côté - mais il va de soi que je ne me compare en rien à ces deux anges de la pensée. Je ne suis capable quant à moi, à cet instant, que de ruminations moyennes. La preuve : voici que je me demande si j’ai mis assez de pièces dans le parcmètre de la Grand-Rue pour le temps de monter et redescendre les 888 marches du pèlerinage à la Vierge du Scex.

    Post Scriptum: aux dernières information, il était question l'autre jour d'une nouvelle inscription peinte à grandes lettres sur les falaises surmontant l'abbatiale de Saint-Maurice: DIEU EST MORT. Après VIVE CHAPPAZ, la pauvre humanité y gagne-t-elle vraiment ?

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    A signaler enfin: que cette balade figure dans les 24 Itinéraires spirituels parcourus par Slobodan Despot dans son Valais mystique, publié en 2009 aux éditions Xénia.

  • Liquidation

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    …Tout doit disparaître, m’étais-je dit en caressant ses cheveux doux, c’était ma petite princesse égyptienne et deux mille ans et des poussière après cette aube au bord du Nil je reste toujours ému par son épaule affleurant les draps, dans le trépidement des avions, tout doit disparaître, me dis-je en me rappelant que nous avons passé la nuit dans ce putain de motel d’Atlanta, demain nous descendrons dans les tombeaux de la Vallée des Rois si le vol d’Egyptair ne se crashe pas, ma main prend la sienne comme pour la retenir, ses bracelets tintent doucement  sous le drap bleu et j’oublie un instant  que tout doit disparaître…   

     Image: Philip Seelen

     

  • Bret Easton Ellis de retour

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    Ils sont riches, ils sont beaux, ils ont tout, mais il leur manque l'essentiel…Vingt-cinq ans après la publication de son premier roman Moins que zéro, l’histoire continue dans Suite(s) impériale(s), à paraître chez Robert Laffont le 20 septembre 2010, dans la collection Pavillons. 

    Clay, l’anti-héros du premier best-seller de Bret Easton Ellis, Moins que zéro, revient à Los Angeles. Il a vingt ans de plus, il est un peu plus vieux, un peu plus seul et désœuvré. Il retrouve ceux qu’il a connus dans sa jeunesse, Blair, Trent, Julian, Rip… les représentants d’une génération dorée et perdue, abandonnés à la vacuité, la solitude et la vanité qui les détruisent.

    Producteur associé à l’adaptation cinématographique de son dernier scénario, Clay participe au casting du film, joue de son pouvoir, séduit Rain, une jeune actrice sublime et sans talent, lui fait de fausses promesses. Il est prêt à tout pour la posséder. Mais qui manipule qui ? Clay découvre vite qu’il est constamment observé et suivi…

    Jalousie, trahisons, meurtres, manipulations… ici, dans la Cité des Anges, chacun se heurte aux mêmes jeux d’emprise et aux mêmes démons, s’enivre de sexe, d’images, de drogues, de fêtes irréelles… et se révèle toujours plus amer et désespéré. Le vide et la fureur aspirent les personnages, et leur font perdre tout sens des limites.

    On est saisi par la virtuosité du style sobre et acéré, les chapitres courts donnent à la narration un rythme percutant. L’atmosphère est oppressante, la noirceur non dépourvue d’humour. L’angoisse et la tension croissantes annoncent une lente descente aux enfers. Le portrait de notre époque est aussi violent que subversif.

     

     

    Elklis4.jpgBret Easton Ellis est né à Los Angeles en 1964. Dès la publication de son premier livre Moins que zéro, en 1985, il a connu un succès foudroyant et s’est imposé comme l’un des écrivains majeurs de sa génération. Suivront Les Lois de l’attraction, American Psycho, Zombies, Glamorama et Lunar Park. Traduite dans le monde entier, adaptée au cinéma, son œuvre est l’une des plus significatives de la littérature contemporaine.

     

     

  • L'attente

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    …L’un des voyageurs qui ont passé par là prétendait que ceux en qui nous mettons tous nos espoirs n’arrivent jamais que lorsque personne n’a plus besoin d’eux, mais ce n’est pas ce que j’ai observé pour ma part, répond celui que sa confiance presque illimitée a fait bénéficier de toutes les coïncidences heureuses, à commencer par  ses retrouvailles avec Maria après tant de tribulations de part et d’autre et les sept heures d’attente de ce soir de la catastrophe aérienne à laquelle ils ont échappé tous deux   - Maria qu’il appelle la femme de sa vie et qui a cessé de fumer trois ans après la naissance de leur fille Nora, ceci n’ayant aucun rapport avec cela…

     

    Image : Philip Seelen  

  • Dad’s Blues

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    Pour Sophie et Julie.

    Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.

    Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.
    Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.
    Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.
    Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.
    C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.
    Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.
    Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.
    Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.
    Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.
    Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.
    C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.
    Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.
    Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...
    Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !

    Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.
    C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.
    L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.
    Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.
    La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie.



  • Les aiguilleuses

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    Elles sont apparues comme par génération spontanée. Ce qui frappe l’observateur est qu’elles ont toutes la même morphologie mammaire: les aiguilleuses ont le sein conquérant. En revanche elles se distinguent absolument les unes des autres par la voix.
    Nous les pilotes, nous ne serions plus rien sans elles. Au temps des aiguilleurs mecs la voix n’avait aucune espèce d’importance. Faire telle ou telle route, être guidé par Nils ou Pedro n’avait pas la moindre incidence sur notre métabolisme ni sur la pose sans casse.
    L’arrivée des aiguilleuses a tout chamboulé, et d’autant plus qu’elle survenait au moment de l’automation complète des appareils. Pour parler peuple on commençait à se faire sérieusement chier dans les zingues.
    Certains éthologues l’avaient relevé mais les pilotes l’ont redécouvert: que la voix est un stimulant opérationnel de première bourre, j’entends le grain de la voix, la texture, le toucher, le goûteux de la voix.
    Avec l’expérience un pilote moyen est désormais capable de décrire son aiguilleuse rien qu’à la voix. Il m’est même arrivé de deviner ainsi, à la seule vibration de son organe, la marque du parfum de l'adorable Surri Sturlusi ou de la non moins charmante Sri Mulyani en survolant l’Islande ou Bornéo...