Du plaisir physique de la peinture
Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvéniles qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse de géant octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors (je ne peignais pas à cette époque) de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, même quand l'un caresse sa baigneuse à l'intime ou l'autre contemple ses baigneurs à la rivière.
A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon. C’est alors le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté…
Peindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous ceux-là qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
Peintures: Thierry Vernet, Lucian Freud, Goya, Soutine.
Commentaires
"Peindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l'écriture..."
Bander jusqu'à perdre la conscience de la bandaison...
Bonjour amigo!
C'est ben vrai tout ça!
Et tellement bien décrit sous votre plume!
Le plaisir d'être, tout en étant plus là, dehors, acteur, mais également au dedans de la pâte, des épaisseur ou des transparences, des pigments... d'être en même temps absent au monde qui nous entoure et intensément là, dans l'infini d'un petit carré de toile enduite... de ces jaillissements qui nous dépassent, viennent d'on ne sait où et nous comblent, des couleurs qui nous prennent par la mains et se jouent de notre raison ... un avant gout d'éternité!
Merci de ce très beau texte. C'est une amie qui me l'a fait connaître en m'écrivant sur mon blog. Je lui disais que parfois; je bandais dans la couleurs et les formes
lorsque je pressentais qu'elles allaient surgir sur ma toile.
Je crois qu'en écriture ça peut arriver aussi:ce sentiment de saisir et d'empoigner une matière qui va prendre corps.
Bien, je vous rends hommage et vous félicite.
cordialement.
Robert Renard