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litterature - Page 10

  • Lecture panoptique (1)

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    De la porosité. Lire et écrire. Sur Max Dorra et Proust. Le Cheval rouge, chef-d’œuvre d’Eugenio Corti. Regard sur la rentrée
    Notes de 2007 et de 2008.


    A La Désirade, ce 15 mars 2007. - La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les courriels d’amis, les interférences quotidiennes de ce blog et j’en passe, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque.
    Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch magistralement blond hystérique dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?) qui parle, précisément, d’un passage de La recherche sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timidité ou de patauderie à crever en société : « Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire. » Et ce terrible cri de nous tous actuellement, et nos femmes et les gosses des banlieues, qui demandent simplement à être reconnus...
    Le langage et « l’être du sens », au lieu du « sens de l’être », se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve que je revenais d'un musée du Cachalot en Nouvelle-Zélande), risque réitéré de thrombose (la dernière carabinée en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Max Dorra consacre précisément à ladite aphasie, avant de me replonger dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra précise enfin : « La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant ». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…


    Corti2.JPGA La Désirade, ce samedi 19 juillet 2008. – Lire et écrire en même temps, lire plusieurs livres à la fois alors qu’on travaille soi-même sur un manuscrit requérant la plus grande concentration, relève bonnement de l’acrobatie. Je ne devrais, ces jours, faire qu’écrire mon Enfant prodigue où j’entends, une fois de plus, cristalliser une matière de mémoire dans un flux d’écriture que je vis comme je ne l’ai jamais vécu, mais deux heures à peine d’écriture, le matin, me vident, et toute la journée reste à « lire », j’entends : déménager 10.000 livres de l’appart citadin à la montagne où nous nous installons, faucher l’herbe de la prairie, répondre gentiment à une lettre insultante, puis revenir aux lectures en train, et ce sera chaque fois un monde.
    Je lis ainsi, depuis plus d’un mois, l’un des plus beaux livres qui aient été publiés ces dernières années, qui rappelle à la fois La guerre et la paix de Tolstoï et Vie et destin de Vassili Grossman, pas moins. Le titre en est Le Cheval rouge, de l’auteur italien Eugenio Corti. L’Age d’Homme en a publié la traduction, signée Françoise Lantieri, en 1996. Brouillé que j’étais avec L’Age d’Homme en ces années, j’ai passé à côté de ce chef-d’œuvre dont la lecture transporte très loin de la vacuité et de la vulgarité ambiantes, dans un univers rappelant celui des nos aïeux, à la fois anachronique et hyper-présent. La lecture de la première partie du Cheval rouge, vaste chronique de la tragique campagne des Italiens sur le front russe, dans les années 41-43, bouleverse à la fois par la réalité historique révélée en l’occurrence, et par l’implication humaine, charnelle et spirituelle, de quelques destinées particulières. L’on y découvre plusieurs Italies, dont certaines ne sont en rien soumises au fascisme, comme cette Brianza catholique des protagonistes engagés, à vingt ans, dans cette mêlée affreuse. Ladite Brianza, paysanne et pieuse, m’a rappelé à maints égards cette civilisation alpine et chrétienne dont nous sommes les derniers rejetons. L’intervention constante de l’auteur, se pointant comme le cher Hitchcock au coin de l'écran pour amener tel ou tel commentaire en rapport avec nos temps troublés, ajoute quelque chose d’un peu agaçant, au début, dans le ton édifiant, puis impose une perspective à longue vue sur les valeurs essentielles fondant la société dont émanent Ambrogio, Stefano ou Manno, entre autres, qui vivent et meurent parfois sous nos yeux, loin de leurs familles et de leurs premières amours. C’est un livre infiniment prenant que Le cheval rouge. Il faudrait ne lire que Le cheval rouge trois semaines durant. J’en ai déjà vingt pages de notes et je ne suis qu’à la moitié de ses 972 pages. Mais voici qu’affluent les premiers des 676 romans de la rentrée… Devoir et curiosité du critique patenté : on palpe, on flaire, tiens un nouveau Fleischer à L’Infini, ah le dernier Angot, eh mais Pajak remet ça, et ça mord : tu commences de lire L’étrange beauté du monde et quelque chose se passe de rare et de vital : un type dit sa vérité, humour et sincérité rehaussés par les images dessinées de sa crénom de bonne femme, et voilà : toute la fin de soirée y passe, c’est un bonheur mais ça n’avancera ni ta lecture du Cheval rouge ni la suite de tes annotations sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud…
    Amiel.JPGPremière impression, le lendemain, du Marché des amants de Christine Angot, entamé les pieds dans l’eau ? Va-t-on vers un nouvel épisode de la lettre à la petite cousine dont parlait l’affreux Céline ? De Marc qu’elle découvre à Bruno dont elle s’est un peu fatiguée mais qui est plus beau que Marc, lequel hésite la moindre avant de partir en Corse avec les siens, le feuilleton se dessine mais c’est la phrase, surtout, qui me scotche. La phrase d’Angot se délie et le dialogue a la pêche. Ecriture électrique. Bon, mais là faut regagner la ville pour faire ses adieux à sa grande petite fille qui se tire un mois en Colombie…
    Et ce matin, au lieu de reprendre Angot, c’est avec Sylvie Germain que le flaireur de rentrée poursuit après avoir écrit trois nouvelles pages de son propre écrit. L’inaperçu, donc: tout de suite ça s’incarne et nous entraîne. Tout de suite l'incongruité du romanesque pur y va de son mentir vrai et ça sonne vrai. Tout de suite on est dans le coup. Donc je vais alterner Corti et Guillebaud, Angot et Germain, mais à l’instant va falloir installer, sur leurs nouveaux rayons, 200 premiers sacs à commission de la Migros pleins des bouquins montés de la ville à La Désirade, et tant de revenants, de reprends-moi, de m’as-tu donc oublié ? Mais bonjour mon cher Amiel, veuillez prendre place ! Eh mais Haldas qu’a failli crever son sac en papier tant il en a publiés ? Et ce joli coffret bleu (Ecrits de Gustave Roud) et ce fabuleux recueil relié de la revue Aujourd’hui des compères Ramuz et compagnie. Par ici ! Et par là Cendrars : profond aujourd’hui !

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient.
    Eugenio Corti. Le cheval rouge. L’Age d’Homme.

  • Un Pierrot lunaire

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    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».

  • Un amour non sentimental

    Coetzee9.jpgRetour sur Elizabeth Costello, de J.M. Coetzee, avant de lire L'Eté de la vie, autre merveille récente. 

    Est-il possible de rester humain sans verser dans l'humanitarisme ? Peut-on récuser toute foi religieuse et tout système philosophique, toute croyance en un mot sans conclure à l'absurde et au désespoir ? Et comment un romancier peut-il démêler "le bien" et "le mal", à l'observation du monde contemporain, sans se transformer en prêcheur ?
    De telles questions apparemment naïves, et beaucoup d'autres de la même nature, ne cessent de se poser, à la fois explicitement et plus souvent "entre les lignes", dans le dernier roman traduit de l'écrivain sud-africain J.M. Coetzee, consacré par le prix Nobel de littérature. Rien pour autant d'un traité d'éthique ou d'un essai philosophique dans Elizabeth Costello, portrait en mouvement d'une romancière vieillissante, un peu mal embouchée comme on sait que l'est l'auteur, un peu fatiguée aussi d'avoir à répondre à ceux qui n'attendent d'elle qu'un Message.
    Les lecteurs d' Au coeur de ce pays (Nadeau, 1981) ou de Michael K. sa vie, son temps (Seuil, 1985), d' En attendant les barbares (1987) ou de Disgrâce (Seuil, 2001) savent que J.M. Coetzee n'a jamais délivré de message. Aux premières loges de l'Apartheid, il choisit de transposer son observation de la réalité dans une autre dimension, qu'on peut dire universelle, de la fable ou du poème "panique". Jamais il n'aura endossé, en tout cas dans ses romans, le rôle du partisan ou du maître à penser. Cela ne signifie pas du tout qu'il ait renoncé à "penser", bien au contraire, ni qu'il se réfugie "au-dessus de la mêlée". Chaque roman de Coetzee témoigne d'un souci de "dire l'humain" dans toute sa complexité, et c'est dans la même optique qu'il développe, avec Elizabeth Costello, une observation à multiples points de vue qui tient compte aussi - et c'est très important -, de l'influence sur l'individu du temps qui passe. Sans qu'on puisse le dire "relativiste", ce roman d'une romancière pour qui tout est bel et bien devenu plus relatif avec l'âge, nous fait percevoir presque physiquement la différence de jugement d'une femme encore jeune (la belle-fille d'Elizabeth, prof de philo très catégorique et remontée à bloc contre ses "radotages") et de cette diva littéraire décatie de 67 ans qui apparaît, à son propre fils, comme un vieux phoque de cirque à dégaine de Daisy Duck. Cela étant, le lecteur découvre progressivement que le plus vif, le plus lucide, le plus conscient, le plus rebelle, le plus "jeune" des personnages reste probablement cette vieille enquiquineuse au coeur d'enfant qui trimballe sa carcasse de colloques en conférences sans cesser de gamberger.
    Un outil de connaissance
    Lorsque le lecteur la rencontre, au printemps de 1995, dans une université de Pennsylvanie où elle doit recevoir le plus prestigieux des prix littéraires nord-américains et, à cette occasion, prononcer une conférence sur "le réalisme", Elizabeth Costello, romancière australienne, est déjà une institution internationale surtout connue pour un livre paru en 1969, intitulé la maison de la rue Eccles et reprenant la narration du célébrissime Ulysse de Joyce du point de vue de Marion Bloom. Ce qu'elle dit alors sur "le réalisme" est certes intéressant, mais le plus important dans ce premier chapitre, comme dans tout le livre, est évidemment ce qu'elle vit, observe (la comédie des profs, la spécialiste de son oeuvre qui drague son fils pour se rapprocher d'elle), endure (son blabla et celui des autres) et déduit. Tout cela est vu par une sorte de caméra légère que l'auteur confie tantôt au fils de la romancière (coach improvisé après avoir subi le sort douloureux de fils d'artiste...) et tantôt reprend en main comme une espèce d'appareil détecteur ou de sonde. Un peu à la manière de Kundera, le roman se construit ainsi par touches phénoménologiques, avec des effets de réel probants, comme lorsque Elizabeth se casse le nez sur Paul West à l'occasion d'un colloque où elle a résolu de stigmatiser l'un de ses romans.

    Highsmith7.JPGLa grande affaire de ce roman est ce qu'on pourrait dire, sans railler, le mystère de l'incarnation. Toutes les conférences, colloques et autres séminaires n'expliqueront jamais ce qui n'est jamais qu'une question d'implication - Costello parle plus exactement d'"incrustation". Or c'est bien plus dans sa rencontre physique avec sa soeur Blanche, religieuse versée dans l'étude du sida en Afrique, que dans les véhéments débats qui les opposent (Blanche ne jure que par la Vérité chrétienne, alors qu'Elizabeth défend l'humanisme de source grecque)que le « mystère » agit. Et le récit "out of record" qu'Elizabeth fait au lecteur, faute d'oser en parler à Blanche, de l'acte (érotique) le plus charitable qu'elle ait jamais commis, pour l'apaisement d'un vieux mourant, "incarne" également une vérité humaine inavouable que l'espace du roman fait résonner, dans la conscience et le coeur du lecteur, comme un aveu faisant valdinguer toutes les « idées ».
    De la même façon, le chapitre saisissant consacré à l'approche du Problème du mal, à propos de ce qu'un romancier peut dire de l'abjection absolue (l'exécution des conjurés liquidés par Hitler, décrite avec un diabolique raffinement par Paul West dans Les Très Riches heures du comte von Stauffenberg), ou la confrontation de la romancière au tribunal de quelque Jugement Dernier (A la porte), modulent une réflexion de haute volée qui s'incarne à tout coup dans ce qu'un Henry James appelait le "cercle magique de la fiction". Un Post-scriptum inspiré, faisant écho à la terrible Lettre de Lord Chandos de Hofmannstahl, par la voix de la femme de celui-ci, place enfin tout le roman dans l'enfilade en miroir des siècles, à l'enseigne d'un amour non sentimental rappelant le "milk of human kindness" de Shakespeare, avec cet hommage à la simple vie qui suggère que "toute créature est une clé pour toute autre créature"...

    John Maxwell Coetzee. Elizabeth Costello. Traduit de l'anglais (Afrique du sud) par Catherine Lauga du Plessis. Editions du seuil, 367p.

  • La passion de lire

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    Entretien de JLK avec Jean-Michel Olivier

    – Votre livre, Les Passions partagées - lectures du monde, reprend vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête là où commençait L’Ambassade du papillon qui avait un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous conçu ces deux livres ?
    - Le projet des Passions partagées remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là, combinant des éléments de carnets personnels et des textes plus élaborés de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres et autres expériences formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres dans une même coulée à valeur de chronique, correspond à mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture, oscillant à tout instant entre l’apollinien et le dionysiaque, le cérébral et l’affectif, le nord et le sud, l’ondulatoire et le corpusculaire, ainsi de suite. La forme fragmentaire des Feuilles tombées de Vassily Rozanov, les Greguerias de Ramon Gomez de La Serna ou le Journal de Jules Renard m'ont tenu lieu de références dès ces années-là. Plus récemment, j’ai retrouvé cette forme dans La patience du brûlé de Guido Ceronetti. Je pourrais citer aussi les Journaliers de Marcel Jouhandeau et les carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas, dont les épiphanies familières touchent aux mêmes instants de présence concentrée que j’appelle, pour ma part l’état chantant  dans un des premiers textes de ces Passions. Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé sous de multiples titres, non sans de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à une synthèse poétique de ces années de formation. Quant à L'Ambassade du papillon, il procède d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais un volume de 200 à 300 pages par année. Bernard Campiche a été le premier à s'intéresser à une publication de ce journal, dont j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999) courant entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée par le développement plus intense de mon travail personnel lié, notamment, à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.
    – Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin vers l'autre, cette attention, cette écoute constante, qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle modifié) votre vision du monde ?
    - A vrai dire tout m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être de plus en plus présents, mais j’absorbe autant dans un buffet de gare ou en voyage qu’en lisant ou en conversant avec des amis. Ma vision du monde est probablement la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence et à la solitude que vous évoquez, mon expérience fondatrice de lecteur du monde date de mes premières balades solitaires dans la forêt passées à mémoriser des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré) ou d’Apollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18 ans, puis les mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans, m’ont éveillé à ma propre musique…
    – Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement " une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs, à cet égard, par leur empathie vive, leur curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre ?
    - Tout dépend de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue, en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait qu’il désirait une rencontre et pas une interview. Et de fait, c’est d’une rencontre que je me souviendrai toujours, ce premier après-midi au Domingo de la rue Michel-Servet, que j’évoque d’ailleurs au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent à deux moments de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel écrivain ou tel artiste, mais leur rencontre a plus compté pour moi que celle de maints écrivains ou artistes. Les quelques portraits que je développe en outre (de Pierre Jean Jouve, Vladimir Volkoff, Patricia Highsmith, Alexandre Zinoviev, notamment) correspondent au relief de chaque personnage en résonance avec la lecture de leurs livres. Si j'avais voulu faire du tourisme littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais telle n’était pas du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé aller à parler de la ménagerie littéraire, où l’animal Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourd’hui l’Houellebecq ou le Beigbeder… En fait, et c’est sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que le vrai moi de l’écrivain est dans son œuvre et que l’individu nous donne rarement autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont de terrifiants égocentriques, et c’est en somme naturel. Pierre Gripari me disait «qu’est foutu celui qui ne se gobe pas » , et je croyais alors qu’il avait tort, mais c’est le contraire que je pense maintenant. Cela n’exclut pas l’attention aux autres ni le partage des passions, mais le fait est que, le plus souvent, l’écrivain est soumis à la loi jamais formulée de «mon verbe contre le tien ». Autant dire que, pour l’essentiel, mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert Cingria qui est mort en 1954, d’Anton Pavlovitch Tchékhov que je n’ai rencontré qu’en rêve en compagnie de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery O’Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus proches et les plus constants de mes vrais « amis ».
    - Quelles sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes de votre vie ?
    - Comme je perçois la réalité de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus que telle autre, pas plus que telle partie d’un tableau de Bonnard m’a plus marqué que telle autre d’un tableau de Soutine, ou telle de nos filles m’est plus chère que l’autre. Chaque être qui m’a révélé quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu’une personne, alors voilà : on embarque tout le monde dans l’Arche e la nave va…
    - Les Passions partagées, c'est aussi, autour des livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?
    - « Observer c’est aimer », écrivait Cingria, et c’est ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une forme d’amour, de même que l’amour est une méthode de lecture. L’Intime est alors le lien, dont procède une aura plus qu’un discours. S’il y a un peu de musique dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité diffusée.
    - Vous montrez encore, en racontant votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment l'amitié passe à travers les livres, se développe, mais aussi nous force à questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours une éthique ? Et laquelle ?
    - Le caniche bien peigné n’aime rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau couplet sur l’éthique. Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu sur l’éthique de l’entretien… rarement on a plus mal parlé de l’écoute de l’autre en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique à base de condescendance magistrale… comme le relevait mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n’y est plus. Trait d’époque. Mais vous avez raison : la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique. Le chien fou revendique le droit à l’erreur, à la paresse, à la déprime, à l’aveuglement, voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire c’est aussi relire, et c’est aller contre la paresse et l’inattention, la surdité d’un moment ou l’aveuglement d’un autre. C’est précisément à quoi je tends dans Les passions partagées. Ce qui m’a intéressé, c’est le moment que Peter Handke appelait «de la sensation vraie». Je reprends l’autre jour la lecture d’ In memoriam de Paul Léautaud, et dans l’instant je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça, lisant pour la première fois ce terrible récit de la mort d’un père noté au chevet de celui-ci. Fort de ce présent perpétuel de la lecture, j’ai essayé de retrouver, à partir de mes notes du moment, mais parfois vingt ans après, la première « sensation vraie » et sans tricher, donc sous l’égide d’une éthique. Sans tricher, la première lecture de Mars de Fritz Zorn m’a agacé à proportion de l’engouement convenu d’un peu tout le monde. Puis j’ai redécouvert ce livre dans une autre disposition d’esprit, sans tricher non plus. Mais allez, sans tricher : mon œil, parce que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée. Donc la «tricherie » serait une composante de l’art, et l’éthique, alors, une espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L’éthique serait finalement question d’attention. Le diable est celui qui disperse, tandis que la poésie unifie. L’éthique consisterait à tendre a toujours plus de clarté et de précision à la pointe, plus d’honnêteté et de sincérité. Souvenir récent : sur la même page du quotidien 24 heures, j’écris pis que pendre de L’économie du ciel de Jacques Chessex, que j’estime un grave péché contre l’éthique littéraire, pour célébrer parallèlement Les Têtes, magnifique suite de portraits du même auteur, publiée à la même époque. Ce n’était pas ménager la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même rigueur à deux livres illustrant respectivement l’égarement et l’accomplissement d’un talent. L’éthique enfin serait un work in progress de tous les jours, question d’obstination et de ferveur.
    – Votre livre s'achève sur un très bel hommage – en forme de requiem – à votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait « loin de la maison sans la quitter ». N'est-ce pas là le premier partage, la première expérience de cette passion que vous défendez à travers tout votre livre ?
    - Mes parents n’étaient pas de grands intellectuels mais ils nous disaient : « Ecoute… » ou bien « regarde ! », et ce fut un premier partage à vie.

    Cet entretien a été publié par la revue Scènes Magazine.

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  • Sortilèges de l'âge tendre

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    L'univers magique de Fleur Jaeggy

    C’est d’abord l’histoire d’une enfant farouche jamais guérie d’avoir été rejetée par sa mère, et qui cherche, à l’approche de ses seize ans, à mieux connaître son père le temps d’une croisière de quatorze jours sur un bateau battant pavillon yougoslave et portant le nom de Proleterka. Le périple tient un peu du rituel convenu, style “voyage en Grèce, le père et la fille”, accompli en groupe par la Corporation alémanique à laquelle est affilié le père, dernier ressortissant d’une famille d’industriels argoviens du textile dont la ruine est consommée. Du genre taiseux et froid, propre et gris, cet homme atteint en son enfance de vieillissement prématuré (ce que sa fille n’apprendra qu’à son éloge funèbre), marié par sa mère à une femme probablement séduite par sa fortune plus que par lui-même, laquelle épouse ne lui aura jamais fait de plus beau cadeau que de s’en aller, ne sera qu’un père empêché puisque les femmes liguées (mère et grand-mère de l’enfant) décident seules de son droit sur sa fille.

    C’est donc le récit d’une traversée qui a valeur initiatique, puisque l’adolescente y décidera son initiation érotique en s’offrant “sans douceur” à deux hommes de l’équipage, mais aussi, et surtout, c’est un voyage à travers ses souvenirs d’enfance et d’adolescence “guidés” par la figure tutélaire d’Orsola, mère de sa mère à l’”affection glaciale” et, plus amplement (car le récit commence des années après, alors qu’elle a passé la cinquantaine), à travers toute une vie revisitée dans la préoccupation tardive d’accueillir les morts qui “viennent vers nous tardivement”, se rappelant à nous “quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse”.

    Dans une atmosphère magique propre à l’enfance, où les objets et les chambres ont leur existence et leur langage propres (le piano maternel devenant un “cheval aux sabots d’or” dont le son restera à tout jamais “promesse de paroles de mort et de condamnation”, mais auquel elle continuera néanmoins de se confier à l’age adulte), la narration mêle les temps et les âge de la narratrice qui dit tantôt “je” et tantôt se dédouble avec cette “grâce du détachement” propre à certains enfants dont elle fut sans doute.
    Roman des filiations refusées ou contrariées, Proleterka illustre autant les abus de pouvoir sévissant dans les familles que la puissance subversive de l’amour, avec une implacable distinction de la tendresse lucide et du faux semblant incarné par l’affreux “vrai père” biologique se révélant à la toute fin et lui disant la vérité “pour son bien”. Extraordinairement incisive et concentrée, mais aussi nimbée de mystère et de beauté, l’écriture de Fleur Jaeggy est ici, plus que jamais, un remarquable instrument de connaissance et de réfraction “musicale”.

    Un récit fascinant, Les années bienheureuses du châtiment, nous a fait découvrir l’univers empreint de troublante poésie de Fleur Jaeggy, dont un recueil de nouvelles non moins saisissant, La peur du ciel , modulait plus fortement encore les thèmes de l’enfance blessée et de l’expérience du mal, des élans affectifs ou sensuels butant sur les murs du conformisme, dans un climat exacerbé - profondément helvétique par ses multiples connotations, mais sans rien de local - où s’opposent les passions individuelles et les lourdes règles familiales ou sociales. On pensait ainsi à la Suisse de Robert Walser en lisant le premier livre traduit de cet auteur né à Zurich et s’exprimant en italien (Fleur Jaeggy, établie à Milan, est l’épouse du grand éditeur et écrivain Roberto Calasso, fondateur et directeur des éditions Adelphi), comme on se rappelle le Tessin ou la Zurich étouffante de Zorn en lisant Proleterka, dont la substance intime excède évidemment toute désignation ou limite “nationale”. C’est ainsi que, par sa perception de la douleur, autant que par sa révolte contre les accroupissements sociaux, Fleur Jaeggy peut rappeler, à l’exclusion de toute référence religieuse, l’univers “bernanosien” d’une Flannery O’Connor. “Je condamne les religions qui n’ont pas pitié des suicidés”, déclare la protagoniste de Proleterka, dont les parents sont des “suicidés ratés” de père en fils... “je condamne qui condamne. Je condamne le mot pécheur.” Parce que ces mots “entraînent la vengeance” sous couvert de vertu, et que l’enfant en elle refuse que la haine s’exerce “par amour de la vérité” ou “pour son bien”...

    Fleur Jaeggy, Proleterka. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, collection Du monde entier, 132p.

    Portrait photographique de Fleur Jaeggy: Gisèle Freund

  • Crucifixions de Dürrenmatt

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    Remarques personnelles sur le motif.

    Dans une série de notes sur le processus de son travail pictural, Friedrich Dürrenmatt explique que, par rapport à ses œuvres littéraires, ses dessins ne constituent pas un « travail annexe » mais les « champs de bataille » où se jouent, par le trait ou la couleur, ses combats, ses expériences et ses défaites d’écrivain.
    Ses propos concernant ses Crucifixions sont particulièrement éclairants en termes de pensée dramaturgique.
    « Dans mes Crucifixions je me suis posé la question dramaturgique: comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’ornement, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue.
    Dans ma première Crucifixion, j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. Dans la deuxième Crucifixion, la croix est remplacée par un instrument de torture encore plus atroce, la roue, et d’autre part ce n’est pas un homme qui est ainsi roué, mais plusieurs ; un seul personnage est crucifié, c’est une femme décapitée et enceinte; un bébé pend de son ventre ouvert. Des rats trottinent autour des échafauds, Dans la troisième Crucifixion, c’est un gros Juif qui est crucifié, ses bras sont taillés à la hache, il est pris d’assaut par les rats. Ces planches ne sont pas nées d’un « goût pour l’horrible » : d’innombrabes humains sont morts d’une manière incomparablement plus horrible que Jésus de Nazareth. Ce qui devrait être notre scandale, ce n’est pas le Dieu crucifié, mais l’homme crucifié. Car la mort – si horrible soit-elle – ne peut jamais être aussi affreuse pour un Dieu que pour un homme. Le Dieu, lui, s’en relèvera… »
    Extrait de Dürrenmatt dessine, pp. 11-12. Editions Buchet-Chastel, 2007.
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    Crucifixion I (Encre, 1939 ou 1942); Crucifixion II (Encre, 1975); Crucifixion III (Encre, 1976) 

     

  • Ô vous frères humains…

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    Flash-Back sur les Lettres d’Iwo Jima, film mémorable  de Clint Eastwood, avant le calamiteux American Sniper...

    C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, d’une grande beauté d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractère inéluctable de l’hybris des nations, exacerbé par la guerre. Une scène absolument déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité : lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi (Tsuyoshi Iharo), champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.
    Le nom d’Iwo Jima me rappelle une bande dessinée des années 50 représentant cette bataille aussi symbolique qu’inégale, où les « Japs » étaient réduits à l’image de l’ennemi aux yeux bridés, cruel et fanatique. Or on n’est pas ici au rebours de ce cliché, qui se contenterait d’humaniser les combattants japonais, mais au cœur de la tragédie qu’ils vivent en étant à la fois prêts à mourir pour l’Empereur et conscients que celui-ci les a abandonnés à leur piège. Plus encore : le décentrage du regard d’Eastwood, qui réalise quasiment un film japonais d’esprit et de forme, nous fait vivre les dernières heures de leur vie comme s’ils étaient sans uniformes et sans grades, seuls et nus devant la mort entre tunnels et tonnerre, mer et ciel crachant le feu.
    On est ici à la fois dans le piège de l’Histoire et n’importe où ailleurs, dans un rêve halluciné aux objets fantomatiques (un seau de merde, des tanks semblant de pierre, des épées contre des lance-flammes) et traversé de personnages infiniment proches, du général Kuribayashi (Ken Watanabe) au petit boulanger Saigo qui, par la grâce d’un extraordinaire jeune acteur (Kazunari Ninomyia), irradie tout le film de son demi-sourire candide.
    Voici les hommes, voici la guerre, voici l’Armada américaine surgissant de la nuit sur une mer de plomb et voilà le premier cheval tué sous la première attaque aérienne. Tout se passe entre sable noir et grottes, comme dans un cauchemar de Frank Borzage ou de Kaneto Shindo, le film à l’air d’être en noir et blanc et voici que le gris tourne au brunâtre et que le blanc passe au bleu. Une obsédante petite musique distille d’un bout à l’autre ses gouttes de lumière froide tandis que dix hommes se fond sauter à la grenade après que l’un d’eux a été transformé en torche vivante. Violence sidérante et chaotique, mais tout restera dans quelques mémoires et voici les lettres exhumées entre la première et la dernière séquence – ces lettres des morts qui nous demandent de les enterrer en nos cœurs…

    Actuellement disponible en DVD: Mémoires de nos pères, premier élément du diptyque de Clint Eastwood

  • Le corps nombreux

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    Il nous arrive de sortir de certains rêves en mille morceaux, à la fois épars et accablés, le corps tout dispersé sur le rivage, et c’est en tâtonnant à genoux, sur le sable mouillé ajoutant à l’incommodité et au désagrément diffus qu’on essaie de reprendre connaissance et de rassembler ses lambeaux, comme je m’y emploie ce matin en m’efforçant d’oublier mes cauchemars de la nuit alors que des camions, non loin de là, dérapent sous l’effet des pluies givrantes et du verglas.
    Pas moyen d’oublier cependant quelques visions fugaces de ces angoissantes séquences comme celle, à l’horizon barré par les fumées industrielles, de ces incommensurables containers made in China aux parois évoquant celles de cargos géants, par les écoutilles desquels ont surgi des foules d’individus à pardessus de cuir noirs et à lunettes d’aviateurs, qui se sont ensuite répandus en files menaçantes, avançant inexorablement à travers les champs et de par les forêts et les rues, mains aux poches et tenant déjà, probablement, le revolver de la mission à exécuter aux ordres de la sinistre Ombre Jaune. Puis j’étais dans la peau de Tibor, notre nouveau camarade hongrois au visage pâle et aux grands yeux très bleus et j’entendais, à la porte verrouillée de la maison de Budapest, exactement comme il nous l’avait raconté de ses grands-parents en 1944, treize ans plus tôt, les coups et les voix gutturales annonçant la dernière rafle de la Gestapo. Or ces coups et ces voix, cette fois, m’étaient à l’évidence destinés, à moi, Tibor, né au lendemain de la libération des camps de la mort, et de les entendre me terrifiait d’autant plus que je savais, que nous savions tous, nous les youpins du quartier d’Erzsébetvaros, ce qui nous attendait désormais. Ou je me retrouvais, avant le sperme et le sang, dans cette mare répandue par notre mère que nous faisions, enfants mauvais, pleurer toutes les larmes de son corps, ne sachant trop que faire pour ne pas m’y noyer, ni comment tarir ce flot autrement qu’en me réveillant.
    On se réveille exténué, physiquement exténué et la peur au corps, un poids au ventre, la gorge serrée et la bouche sèche, en émergeant de ces cauchemars. Et c’est alors qu’on se demande : qui ai-je donc été dans ce foutu rêve ? Quel feu ai-je bouté sous l’eau et quel trouble m’est venu sous le regard azuré de Tibor ? Enfin quel plaisir malin me vient à scruter de mes yeux fermés le mot auréolé de menace de GESTAPO ?
    L’expression DANGER DE MORT, inscrite en noir sur fond jaune (couleurs toutes deux funestes) aux abords des lignes à haute tension marquant la limite supérieure du quartier, désigne probablement mon dernier entonnoir de ces années-là, dans lequel je me sentirai replonger de loin en loin, la gorge étreinte et la panique au corps; et dans les livres je me repaîtrai de cette attirante répulsion dès l’âge venu de faire pièce à l’Ombre Jaune.
    Pour lors je m’identifie en effet à Bob Morane, sous l’œil goguenard de mon frère aîné qui va prétendant que je ne fais qu’à peine le poids de figurer la pâle doublure de Bill Ballantine à ses côtés puisque Bob et lui, cela va sans dire : c’est tout un.
    Pourtant le soir venu, tandis que mon grand frère pionce, c’est bel et bien moi qui repars à l’aventure destination la vallée infernale dont je me fais fort de déjouer les moindres pièges, sans me rendre compte d’abord que les trois lascars que je protège n’en ont qu’aux émeraudes des sauvages Negritos et que ce sont ceux-là qui représenteront le plus grand danger.
    Dès mes sept ans j’ai découvert, sur les traces de Raymond Maufrais, qu’un livre était un voyage comme si on y était, un avion qu’on pilote ou un commando qu’on dirige, la descente d’une rivière souterraine ou la remontée de galeries débouchant sur le cratère d’un volcan, les fougères géantes de la forêt vierge qui te cisaillent les joues sans que tu ne bronches ou ne bouge de ton lit jumeau – et ton frère aîné n’est à tes côtés qu’un loir en pyjama qui ne fait que ronfloter sans se douter que demain tu seras reparti sur la piste de Fawcett où tu affronteras piranhas et anacondas.
    Cependant, le matin, mon grand frère est le premier levé et je retombe sur terre : en calecon il bombe le torse et me montre ses biceps, il est costaud, il court sept fois plus vite que moi, d’un tournemain il terrasserait l’Indien Kalopalo qui me traquait hier soir dans les fourrés du Haut-Xingu ; et manie-toi le train, me dit-il, c’est déjà sept heures, tu vas te mettre en retard, mais qui m’a donc fichu cette espèce de songe-creux, lance-t-il encore en reprenant un mot de Cruchon.

    Par la fenêtre de l’école je n’en finissais pas, en effet, de suivre la course des nuages. En outre, la vie secrète des plantes commençait de m’intéresser. Je découpais également, pour mes Albums, toutes les images de poissons des grands fonds que je trouvais dans les journaux et les magazines, monstres marins et généraux de toutes les armées du monde en grande tenue, sans parler des gravures étranges et des infinies variations de machines inventées par l’ ingénieux bipède, selon l’expression de l’oncle Stanislas, sans parler de celle que j’imaginais, capable de descendre le temps.
    Descendre le temps n’est pas seulement le voir d’avance ou le prévoir, mais c’est le vivre en avant de soi, c’est être plus près de la mer avant qu’après le sperme, c’est n’être plus du parti des mères et au-delà de celui des pères, c’est être au-delà de soi avant le temps des comparaisons, c’est être dans la paix avant d’avoir fait la guerre, c’est être au-delà de la question de l’au-delà qui se posera à l’ère des Grandes Questions.
    Les nuages basculaient soudain le long des pentes et je les voyais comme aspirés en vortex par le mot NADIR, que je me figurais dans je ne sais quel aval de cet instant mortel de la leçon de grammaire du père Cruchon. Hélas j’en faisais une fois de plus, en effet, le constat navré : Cruchon se donnait certes de la peine, mais Cruchon ne vivait pas sa leçon de telle façon qu’il pût nous la faire vivre à notre tour, Cruchon ne faisait visiblement que répéter la leçon d’un Cruchon précédent qui avait succédé à des générations immémoriales d’instituteurs infoutus de donner à la grammaire la vie d’une leçon de choses.
    Cependant la carence absolue de calorie ou de fantaisie des leçons de Cruchon m’incitait, les yeux grands ouverts et croyant feindre de mieux en mieux l’attention requise, sans que Cruchon fût toujours dupe pour autant, à dériver vers ce que je pressentais le Pays de la délicate aménité tel que le conçoivent les bergers basques des hautes terres à longue mémoire, comme je le découvrirais en mon aval temporel, mais plus tard est plus tard aurait alors tonné Cruchon s’il se fût avisé du contenu de ma rêverie, déjà réductible au principe basque selon lequel « toutes les langues proviennent de la langue primitive »…
    En aval de mon pauvre savoir de l’ère Cruchon, correspondant aux premiers cercles de la Petite et de la Grande École, j’apprendrais, par mon cher oncle Stanislas qui me certifiait avoir connu les dernières vieilles sirènes du golfe de Biarritz et force bergers des hautes terres aux connaissances immémoriales, que la numération basque embrasse, en treize mots relançant les traditions hermétiques de l’Orient, les principes fondamentaux de la physique naturelle constituant le rutilant Système des Mécanismes observables en plein air ou dans son laboratoire.
    A propos de celui-ci, ce fut dès l’ère Cruchon que j’établis le mien, avant l’apparition de Stanislas par génération spontanée, dans l’une des soupentes de la maison de nos enfances. Au dam de notre mère et de nos tantes qui entrevoyaient là comme un repli sur soi de casanier, j’investis le galetas labyrinthique et l’aménageai à ma guise, y déposai mes bocaux et leurs créatures, y classai mes Albums et mes portulans lacustres, y érigeai un début de bibliothèque et, sous l’une des trois lucarnes ménagées dans le toit, y disposai le premier de sept générations de télescopes au moyen desquels j’allais devenir l’astrophysicien le plus en vue de la partie nord du quartier.
    De mon laboratoire initial, où je n’invitai à goûter que mes sœurs et mes pairs de l’époque, dont l’entomologiste Pierre-Louis, dit Pilou, qui vivait alors sa pénultième année sans que nul ne s’en doute en dépit de son extrême pâleur, Cruchon n’avait pas la moindre idée, alors même qu’il prétendait en savoir plus que nous, de même que le Grand Seau contient plus de sable que son petit homologue.
    Qui dirait que le Petit Seau contient plus de sable que le Grand ? nous demandait ainsi Cruchon d’un air de défi, et lequel d’entre vous irait prétendre que le Grand Seau peut attendre quoi que ce soit du Petit, alors que celui-ci va tout recevoir du Grand ? Or donc, en hiver surtout, dans la lumière précaire de mon laboratoire, je m’efforçai de me délester du lourd péché de ne rien savoir en effet et d’avoir tout à apprendre, ainsi que nous le serinaient, de concert, Cruchon et l’aréopage de nos oncles et de nos voisins. De mèche avec Pilou et quelque autre assoiffé de Connaissance, j’accumulai ainsi savoir sur savoir, touchant notamment au secret des plantes et au langage des gastéropodes recueillis alentour, et le nombre de nos bocaux croissait à proportion de nos curiosités.
    Cependant je répondais toujours présent aux appels de mon grand frère et des morveux du quartier avec lesquels, dès le retour des beaux jours, nous occuperions des territoires de plus en plus étendus.

  • Face à la tragédie



    Amos Oz et le conflit israélo-palestinien. Pour mémoire...

    Dans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. « Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effectue ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des « extraterrestres », un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra-orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins »…

    « Je sais d’expérience, écrit Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie : l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de « traître patenté » par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe ».
    On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette « ambiguïté » d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusqu’aux Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: « A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude « professionnelle » à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien ».
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Traduit de l’anglais par Sylvie Cohen. Gallimard, Arcades, 77p.

  • Qu'il n'est de beauté sans bonté


    Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


    Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

    - Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
    - Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
    - La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
    - Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
    - A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
    - Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

    - Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
    - En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
    - N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
    - Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

    - Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
    - La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

    - Cette contemplation est-elle toute passive ?
    - Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
    - Mais nous allons tous mourir…
    - C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Notes d'insomnie

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    Insomnie I. – CELA m’empêche de dormir et c’est bien : je reconnais CELA pour mon bien, CELA ne se dit pas, qui advient lorsque je me retourne ou me déporte. CELA est mon indicible et ma justification non volontaire.

    Angoisse. – Je me dis qu’elle n’est pas de moi et précisément : elle est en moi le plus que moi qui me taraude, m’interroge et me porte à faire éclater ce moi trop étriqué et trop personnel. Par elle je renoue avec le fonds impersonnel qui procède de la personne mystérieuse. CELA est ma zone sacrée.

    Blanchot. – Longtemps je me suis couché sans le lire, mais ces nuits de bonne heure j’ouvre L’Amitié comme un recours secret. Je ne désire en parler à personne. Leur culte m’a fait me tenir à distance tout en le lisant en douce de loin en loin, lui en son moi nombreux, son silence clair, tellement doucement éclairant.

    Mondanité. – Tenue de ville exigée. Dressing code. L’endroit où il faut être. Toutes ces formules d’un théâtre nul me remontent à la gorge en lisant Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Cela même que je fuis avec Walser et Bartleby à travers les taillis et le long des arêtes.

    Grimace. – Le fantasme est grimace, qui n’est même pas un masque. Celui-ci serait pudeur ou protection, allusion à autre chose, même pulsion pure, tandis que le fantasme est sans histoire, j’entends le fantasme sexuel numérisé et mondialisé qui ne raconte rien mais branle la multitude.

    Bartleby. – L’esquive de celui qui refuse de jouer ne me suffit pas. Je serai l’ennemi de l’intérieur. Je sonderai la bauge et m’en ferai le témoin. Ils croient m’avoir mais je leur souris au nez : je réponds à leur parole vide par mon silence songeur. Je mimerai leur vulgarité et leur platitude. Je vis tous les jours ce grand écart entre la substance et l’insignifiance.

    Du non intérieur. – La Daena, de l’angéologie iranienne, est le modèle céleste à la ressemblance duquel j’ai été créé et le témoin qui m’accompagne et me juge en chacun de mes gestes. Au moment ultime je la verrai s’approcher de moi, transfigurée selon la conduite de ma vie en une créature encore plus belle ou en démon grimaçant. Ma Daena n’attend chaque jour qu’un petit non qui soit pour elle une pensée belle. Elle attend ta conversion matinale, me dis-je en lui souriant, puis je l’oublie en attendant demain qui m’attend, mais je garde en moi ce petit non que j’oppose à tout moment à ce qui risque d’enlaidir ma Daena…

    Insomnie II. – CELA est à la fois le butoir et l’échappée. Tout vise à l’esquiver ou à l’acclimater dans la société du non-être, mais CELA me tient présent. Telle étant l’injonction secrète de CELA: rester présent.

     Joseph Czapski, huile sur toile.

  • Camus centenaire d'avenir

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    Génie multiforme et probité de l’homme, qu'on se gardera de sanctifier pour autant: son oeuvre conserve toute vigueur et fraîcheur au seuil de sa centième année posthume, l'écrivain , Prix Nobel de littérature en 1957, étant né le 7 novembre 1913 à Mondovi.

    Le 4 janvier 1960, Albert Camus trouvait la mort sur une route de France dans la voiture de sport de son ami Michel Gallimard, à l’âge de 47 ans. Mort exemplaire, si l’on ose dire, pour cet « écrivain de l’absurde » que d’aucuns réduisent aujourd’hui à tel « philosophe pour classes terminales ». Mort d’une « icône » du XXe siècle, style James Dean de la plume, dont l’œuvre se trouve le plus souvent réduite à quelques titres « phares », comme on dit aujourd’hui, à savoir deux romans, L’Etranger et La Peste, et deux essais, Le mythe de Sisyphe et L’Homme révolté. La photo de l’intellectuel en imper, la sèche au bec genre Humphrey Bogart, achève de fixer le cliché…
    Et le vrai Camus là-dedans ? On peut aujourd’hui le redécouvrir en perspective cavalière et sur 6000 pages environ de papier bible, quitte à commencer par la fin…
    C’est en effet dans le dernier des quatre volumes de La Pléiade que se trouve Le Premier homme, roman autobiographique inachevé publié en 1994 par la fille de Camus, qui annonce un renouveau de l’œuvre tragiquement interrompue. Avec un souffle puissant, le romancier y sonde son origine (le père mort en 1914, la mère sourde en figure vénérée, la déchirure entre Algérie natale et France « patrie de sa langue ») et lance un nouveau cycle de sa production, par delà le sentiment initial de l’absurde et les postures successives de l’homme révolté : contre le nazisme et le communisme, pour une Algérie dépassant les « noces sanglantes du terrorisme et de la répression», pour un monde restituant sa dignité à chacun.
    Albert Camus « conscience de son temps » ? La formule ronfle, elle réduit l’écrivain au rôle d’un moraliste alors qu’il est aussi artiste et poète solaire, mais la conférence mémorable qu’il prononce à Stockholm où lui est remis le prix Nobel, le 14 septembre 1957, intitulée L’Artiste et son temps, désigne une responsabilité que toute l’œuvre illustre dans tous les genres du roman et du théâtre, de l’essai et de la chronique journalistique. Hostile à la fois à « l’art pour l’art » et à la «littérature engagée» au sens de la propagande, Camus, en quête passionnée du «mot juste» plaide pour un art enraciné dans la vie. Le « devoir » de l’artiste n’exclut pas son bonheur d’homme incarné : « Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’un e, ni aux autres», écrit-il ainsi.
    De la beauté du monde, dans la flamboyante Postérité du soleil, accompagnant des photographies de la Lausannoise Henriette Grindat (parue à L’Aire en 1986, à l’enseigne de L’Aire/Engelberts), l’auteur des Noces, à la fois si sensuelles et si lucides face à la mort, se fait le chantre avec la même intensité qu’il défendra, en 1956, sa « trêve civile en Algérie », restée sans écho. Jamais « idiot utile » des puissants, Camus, adversaire de la peine de mort, défendra les collabos qui en furent menacés, après avoir fait lui-même acte réel de résistance.
    Albert Camus conjugue l’émerveillement d’être au monde et la conscience tragique du mal, la clarté de l’expression et la part plus obscure des sentiments et des intuitions. Dans La chute, roman dostoïevskien moins connu que L’Etranger ou La Peste, mais d’une pénétration spirituelle non moins  lancinante, Camus brosse le portrait d’un héros de notre temps en belle conscience jouissant de sa lucidité stérile.
    « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est d’abord un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui ». Or toute l’œuvre d’Albert Camus, traversée par cette tension, s’oriente progressivement vers cet assentiment « pour le meilleur »…
    Albert Camus. Œuvres complètes. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 4 vol. Viennent de paraître : les vol. III (L’Homme révolté, La chute, Les Justes, etc.) et IV (Réflexions sur la guillotine, Discours de Suède, Chroniques algériennes, Le premier homme, etc.).
    À  écouter : L’Etranger, lu par Michael Lonsdale. Gallimard, 3Cd dans la collection Ecoutez/Lire.

     

  • Ceux qui entendent des voix


    Celui qui mord l’hostie pour contrarier sa tante Agathe / Celle qui s’est travestie en mec pour visiter le Mont Athos / Ceux qui demandent pardon pour se faire bien voir / Celui qui sèche la messe pour une matinée de snowboard / Celle qui demande à Dieu d’être reçue à la StarAc / Ceux qui pensent d’abord à l’Autre (disent-ils) / Celui qui n’a jamais entendu parler du Concile de Nicée / Celle qui a rencontré l’homme de sa vie aux veillées de Taizé / Ceux qui lisent la Bible tous les soirs / Celui qui écoute des chants orthodoxes en réparant des aspirateurs / Celle qui chantait à tue-tête à l’église et qui avait de jolis mollets / Ceux qui n’ont pas pigé la différence entre chiites et sunnites / Celui qui a des sourates dans son taxi / Celle qui prétend qu’elle a l’entrepet ridé par les génuflexions / Ceux qui affirment que la bigoterie provoque des baluneaux pendants / Celui qui trouve Madonna plus mystique que Jane Fonda / Celle qui est devenue Roberte après avoir quitté l’ordre des Franciscains / Ceux qui pensent que toute fusion ou identification est impossible avec Dieu / Celui qui affirme que le Nouveau Testament est d’un goût rococo par rapport à l’Ancien / Celle qui insinue qu’il y avait une affaire entre Jésus et son disciple préféré / Ceux qui pensent que l’élan narcissique vers la pureté trouve son aboutissement dans l’activité motrice (anale) de destruction / Celui qui a écrit que la nature de l’amour de l’écrivain catholique Marcel Jouhandeau pour Notre Seigneur était de nature homosexuelle / Celle qui estime que juifs et arabes c’est nez crochus et compagnie / Ceux qui pensent qu’une Nouvelle Croisade est nécessaire pour faire pièce à la Pénétrante Verte / Celui qui a vu le Padre Pio léviter à environ 15 centimètres au-dessus d’un sentier d’Ombrie centrale l'année de la Conquête de la Lune / Celle qui a écrit à Françoise Dolto pour la féliciter de rapprocher Freud de l’Eglise / Ceux qui parlent de plans cul en attendant leurs meufs devant le temple de Saint-Roch / Celui qui fantasme à l’idée de voir la tête chauve de sa cousine Flora recluse au couvent de la Maigrauge / Celle qui pense que la perle est une figure de la sainteté / Ceux qui se sont régalés des écrevisses ébouillantées et cardinalisées par Madame de Marron, abbesse du couvent de Chavillieu, etc.      

  • Hoï !

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    Supplément au Guide du Routard à propos d’Appenzell, du salut que s’adressent ses gens, de ses peintres et de ses verts toscans
    Si les Tchèques de Prague se saluent d’un sonore ahoj !, comme on l’a vu dans L’As de pique de Milos Forman, en Appenzell c’est simplement hoï ! qu’on se lance en se croisant ; et lorsque vous êtes avec quelqu’un qui connaît tout le monde, ce qui est banal puisque tout le monde se connaît en Appenzell, la chose devient assez comique, voire burlesque.
    J’étais hier soir avec Toni, natif des lieux et connaissant donc tout le monde, qui m’emmenait au pas de charge aux quatre coins de son bourg pour m’en raconter l’essentiel, et tous les trois pas : hoï, hoï, hoï, à se croire dans un film japonais…
    Or de cela, le Guide du Routard ne pipe mot. Ni du fait qu’il y a des peintres en Appenzell. Ni rien à propos des joyeux compères du jass en Appenzell.
    Je m’étais installé à l’Auberge du Pigeon (zur Taube), sur le conseil du Routard, excellente maison en effet tout en haut de la Hirschengasse (la rue du Cerf), lorsque j’avisai, à la vitrine de la boutique voisine, au bas d’une immense maison de bois vert pâle, une toile qui me disait quelque chose, et tout aussitôt la signature confirma mon sentiment : Carl Liner.
    69017b9d65f903f73b56ad7055ba7247.jpgab2e8dcd03f32537ee6f72675f946817.jpgCarl Walter Liner (1914-1997), fils de Liner Carl August (1871-1946), un réaliste remarquable du début du XXe siècle, est un peintre qui a vécu les métamorphoses naturelles de la figuration à l’abstraction lyrique, pas loin d’un Nicolas de Staël. Longtemps installé à Paris, il est revenu en pays où il fait figure de maître, dont la belle cote sur le marché se vérifie. e906ec56b59425559c31f160dff62869.jpgL’exposition actuelle de ses grands formats, au Musée Liner d’Appenzell, immense espace ultramoderne dont le Routard ne dit mot, illustre cette œuvre majestueuse dont je préfère, pour ma part, les petites formes et notamment les aquarelles les plus jetées ou les paysages stylisés, comme celui de la vitrine de Toni.
    De fait, c'est ce paysage de Carl Liner qui m’a fait entrer chez Toni, dans la maison vert pâle, où j’ai découvert ensuite une véritable caverne d’Ali-Baba à la manière helvétique.
    Toni a lui aussi la folie de peindre. Or dès que j’eus mis le nez dans son antre, il m’a ouvert ses portefeuilles où, tout de suite, j’ai flairé la papatte. Toni est à la fois un naïf et un peintre d’instinct, qui touche parfois à la forme pure et à la beauté dans certaines peintures fulgurantes. Sans relever tout à fait de l’art brut, comme Adolf Wölffli qui fut encagé pendant des années dans ces régions proches, l’art de Toni ressemble à sa maison : c’est le capharnaüm helvète dans toute sa gloire, avec mille tableaux de lui et de cent autres, une collection de baromètres géants et d’accordéons, un extraordinaire buffet du XVIIe hérité de son grand-père qui vaut le quart de sa maison, laquelle compte vingt-cinq pièces dans lesquelles il a entassé des kyrielles de Vierges et de Jésus de bois, un tuba géant et un tire-pipes miniature, des épées et des fusils, enfin un monde d’images et d’objets que prolonge le monde de sa conversation d’homme libre et farouche, dont la culture est vécue et plus vivante que celle de tant de gardiens du nouveau temple.
    La passion de peindre lui a sauvé la vie, m’explique Toni qui ne se sent lui-même qu’en travaillant sans se soucier de plaire ou de déplaire. S’il est content d’avoir vendu, la veille, le superbe Liner de sa vitrine à un client connaisseur, et s’il est lucide sur la situation de l’artiste dans la société pompe-à-fric de notre drôle d’époque, le lascar n’est pas aigri ni fatigué à aucun égard, qui affiche une espèce de foi candide en la capacité créatrice de l’homme.
    Toni sait très bien distinguer la bonne peinture du kitsch pour touristes, qu’il ne juge pas pour autant. Or on le constate, dans cette région qui a un riche passé de peinture populaire et dont l’artisanat reflète aussi le goût raffiné: que la beauté semble reconnue des gens mieux qu’ailleurs, que ce soit par la nature ou par les œuvres. Aussi, ces gens qu’on dit les plus arriérés de la Suisse, en matière politique, me sont apparus bien plus ouverts et originaux que ne le prétendent les lieux communs repris par le Routard. Race de nains de jardins repliés sur eux-mêmes : allez donc y voir…
    7e781b5c4a383b9aea1a743cd9b306e2.jpgdfaecd3a7861bb509601b7ae06822017.jpgToute cette après-midi, j’ai repris les chemins empruntés par Robert Walser et Carl Seelig autour du Säntis, écoqués dans les mémorables Promenades avec Robert Walser (Rivages) grisé par les verts indicibles de ces hautes terres, rappelant l’Irlande ou la Toscane, avec quelque chose d’unique dans le ton du pays. Dans ce même pays cohabitent le culte de la tradition et l’esprit d’aventure, le souci de l’ordre qui fait prescrire au randonneur de ne pas baigner son chien dans l’abreuvoir du bétail, en même temps qu’on laisse le bétail en liberté sur les terrasses à touristes. Nature et culture sont ainsi mêlées, avec une sorte de malice collective, d’intelligence et de gouaille débonnaire qui culmine dans les tonitruantes parties de jass (jeu de cartes pratiqué ici d’une manière toute spéciale), évoquant une société encore tenue ensemble à beaucoup d'égards. N’idéalisons pas, mais allez y voir…

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  • Cingria en traversée

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    Le génie de Cingria illustré avec une épatante et compétente allégresse par Anne-Marie Jaton.
    « Personne ne sait que c’est notre plus grand écrivain », déclarait Jean Paulhan au lendemain du fiasco du premier volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria qu’il publia en 1948 sous le titre Bois sec bois vert. Or même si le superlatif exclusif se discute, le fait est que, plus de cinquante ans après la mort de Cingria à Genève (le 1er août 1954), son œuvre continue de susciter de ferventes passions dont témoigne notamment le considérable Dossier H paru à L’Age d’Homme en 2004 et réunissant hommages et témoignages de hautes volée, entre autres études et inédits. Jusque-là, cependant, à part la première monographie consistante de Jacques Chessex parue en 1967 dans les Poètes d’aujourd’hui de Seghers (réédité à L’Age d’Home l'an dernier), aucune approche globale ne permettait au lecteur non initié de se faire une idée claire et complète de cette œuvre absolument originale (et parfois déroutante pour qui y entre au hasard) qui se déploie (index compris) en 18 forts volumes dans la première édition de L’Age d’Homme que devrait suivre une nouvelle version critique.
    Or c’est le mérite éclatant d’Anne-Marie Jaton, professeur de littérature française à l’Université de Pise, de produire cette introduction qui échappe absolument à toute forme de pédantisme académique ou de réduction pseudo-scientifique, dans son ouvrage de 137 pages intitulé Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles où l’essentiel des tenants et des aboutissants de l’œuvre, de sa substance et de ses modulations dans les genres et les formes, de ses sources spirituelles et intellectuelles, de son déploiement symphonique et des tournures inouïes de son style est à la fois détaillé et très pertinemment illustré. « Citer Cingria est toujours dangereux parce qu’il a l’art (décidément pervers pour le commentateur )de se contredire à tout moment », écrit Anne-Marie Jaton à propos de l’érudit, mais c’est pour mieux illustrer la propension polyphonique et polysémique d’une écriture qui ne vise pas à dire tout et son contraire mais à éclairer les multiples facettes d’un monde incessamment divers et mouvant.
    « Je sais bien que je dirai le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », écrivait aussi bien Cingria, qui parlerait de maintenant avec autant de sagacité fusillante que de tout à l’heure. Et c’est en suivant le mouvement, en se coulant dans la vague des phrases et de leurs moires, en mimant la démarche de l’écrivain et en l’éclairant avec autant de bienveillante malice que de pertinence, en éclairant tous les aspects d’une œuvre kaléidoscopique et, surtout, en montrant la cohérence organique et l’unité d’inspiration du poète, qu’Anne-Marie Jaton réussit à dire qui fut plus exactement le légendaire vélocipédiste aux mille anecdotes plus ou moins cocasses, tenu pour un infréquentable par les uns (Gide l’avait en grippe et Drieu rêvait d’en débarrasser la NRF) et pour un fumiste ou un raté pique-assiette par les autres, avant que l’entier de son œuvre apparaisse dans son formidable persistant éclat.
    Anne-Marie Jaton, s’appuyant sur la précieuse chronologie biographique établie par Jean-Christophe Curtet (qu’on trouve dans le dossier H (pp. 467-490), ne s’attarde point trop sur le parcours de Cingria né en 1883 à Genève dans un milieu cosmopolite artiste (sa mère et son frère Alexandre sont peintres) qui l’encouragera dans son mode de vie bohème, tout entier consacré à l’écriture ou à l’étude de la musicologie et de l’histoire médiévale. Dès son jeune âge, Charles-Albert sera nomade, avec quelques points de chute à Constantinople (dans sa prime jeunesse) puis en Italie, à Paris (rue Bonaparte), à Fribourg, à Lausanne, selon les périodes. Le meilleur de son œuvre se débite d’abord dans ses lettres mythiques, puis dans les centaines de petits textes qu’il donne à quantité de revues françaises (de Bifur à La Parisienne, avant la NRF de Paulhan) ou suisses, entre autres journaux de toute sorte, et parallèlement dans les plaquettes poétiques éblouissantes (Le canal exutoire, Enveloppes, Musiques de Fribourg) et autres ouvrages savants (La civilisation de Saint-Gall, Pétrarque) qui ponctuent son itinéraire de présumé parasite social.
    « Charles-Albert Cingria a l’âme d’un poète et l’écriture d’un poète », écrit Anne-Marie Jaton en précisant que nul vers n’est jamais venu à ce grand lyrique de la prose, dont le psaume qu’il élève à la réalité est à égale distance du réalisme et du surréalisme, écrivant au jardin public voisin : "c’est violet violent un pigeon, c’estr rose tendre cendré, c’est arsenical et adipeux ». La poétique de Cingria est « de l’écart », précise l’auteur, autant que « de la joie ». S’il est né dans la ville de Calvin et d’Amiel, rien chez lui de l’introspective rumination ni de la culpabilité morose, mais une constante louange au monde révélé qui, comme chacun ne s’en doute pas forcément, «est une grande hostie de neige craquante »…
    Un singulier génie de la formule et de l’épithète, de l’image et de la définition, caractérise l’écriture de Charles-Albert (on le désigne par son prénom comme Jean-Jacques, ce Rousseau qu’il continue comme il continue Rimbaud…), dont Philippe Jaccottet écrit qu’ »il ne pouvait rien dire qui ne fût comme repeint de frais, drôlele , tonique, exquis. » Et les exemples suivent. Voici le narrateur qui tousse « comme une girafe à l’agonie », que l’herbe est « aussi douce et aussi fraîche qu’un ventre frissonnant de perroquet », qu’un escalier « sonne sec comme des noix », que telle lune est « fine comme un cil de vieillard » ou que le ruban de sa machine à écrire est devenu « comme une violette exténuée qu’étreint une fourmi albinos ».
    Anne-Marie Jaton montre bien l’attention extrême portée aux premiers plans de la réalité (un chaton, un cruchon, un gamin aux joues de gamine, une couleuvre fuyant entre deux eaux) et aux moindres objets, ce qui ne signifie en rien sacrifier à la platitude du « quotidien ». Sans s’attarder beaucoup à la pensée de ce thomiste « évhémériste » (pratiquant donc l’absorption de l’Antiquité païenne) proche de Chesterton et de Claudel (qui l’estime fort), dont l’ontologie poétique cristallise dans certains textes d’une prodigieuse densité (tel Le canal exutoire), l’auteure (l’auteuse, l’autrice ?) n’illustre pas moins ce qui fonde en unité cette œuvre byzantine et chatoyante à laquelle on ne cesse de revenir pour s’y tonifier.
    On pourrait craindre certains rapprochements inattendus entre Cingria et Barthes, Blanchot ou Céline, proposés ici par Madame la professeure (professoresse ?), mais pas du tout : la façon de resituer le prosateur dans la modernité littéraire n’a rien ici de factice, et les observations portées sur l’usage très particulier du soliloque, du dialogue, de l’auto-interview ou de l’oralité sont aussi intéressantes que les investigations nouvelles sur le Moyen Age chrétien selon Cingria ou ce qu’il cherche dans la filiation musicale ou verbale du plus haut lyrisme excluant toute psychologie…
    A propos de psychologie, ce livre ne s’attarde pas non plus à la « blessure profonde » que constitua sans doute le penchant pédérastique de Cingria, qui lui valut un procès en son jeune âge (pour avoir peloté des chenapans sur une plage romaine) et une réputation tenace dont l’essentiel est sans doute surfait. Cingria « homosexuel » ou « pédophile » refoulé ? Les termes vont mal à ce solitaire farouche dont les écrits ne trahissent pas la moindre « histoire » affective ou sexuelle, alors que perle souvent, en revanche, un goût vif autant que sublimé pour de fugaces adolescents lui rappelant peut-être les amitiés particulières du collège de Saint-Maurice. Bref, l’amour de Charles-Albert ne sera jamais individualisé ni sentimental mais étendu à la création entière et diffusé parfois jusqu’à une parodie d’extase, non sans outrance érotico-mystique frottée d’humour.
    S’il n’y a pas trace de « roman » chez Cingria, son œuvre n’en déborde pas moins de sensualité polymorphe constante, dont Anne-Marie Jaton détaille également les modulations olfactives ou auditives particulières, en illustrant par ailleurs le tour physique de cette prose tour à tour rythmée et musclée, traversée d’airs et prompte à déambulation élastique et à la nage autant que l’était le triton génial de Saint-Saphorin, ami des chats et aimé de certaines femmes, telles Méraude Guevara, épouse d’un consul chilien que ses propos étourdissaient, Gisèle Peyron, épouse d’un maréchal de l’Armée du salut qui recueillit pieusement ses écrits pour en nourrir les Œuvres complètes, ou Anne-Marie Jaton elle-même, dont l’époux vient de se briser accidentellement une épaule et mérite donc notre occulte compassion.
    Tout cela pour recommander plus chaleureusement la lecture de Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles, qui ne manquera de gagner de nouveaux lecteur au bienfaisant poète qui écrivait à propos de Pétrarque : « quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».
    Anne-Marie Jaton. Charles-Albert Cingria ; Verbe de cristal dans les étoiles. Presses polytechniques et universitaires romandes. Collection Le savoir suisse, 137p.

  • Par les hautes terres


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    Retour au Devero. En virée par les hauts plateaux d'Ossola. À découvrir absolument !

    Pietro Citati déplore le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par une construction intempestive.
    Or c’est le mouvement inverse qu'on observe dans les hauts du val d’Ossola, au parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re)prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
    398bcf8cb345ab7c8c23fd55a532d9cb.jpgA tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route du Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur de ces jours fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXIe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part : halte-là, tout le monde continue
    pedibus.
    a67b0716661e9206eebdb11c54a836a4.jpgLa foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
    Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent ; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa : cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
    Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer à tous égards ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance. Ce qui est sûr est que chacun ne devrait avoir de cesse d’y aller voir, et que, pour notre part, nous y reviendrons avant longtemps. Mais pour le moment nous y sommes et bien: ciao tutti !

    d29553ea627ece7477a5c2395b088a10.jpgJLK: Au Devero. Huile sur toile, 2006. Photos juillet 2007.

    On atteint le parc national du Devero en un peu plus de deux heures depuis la Suisse romande, par le col du Simplon. Bifurquer à gauche juste avant Domodossola. On peut aussi l'atteindre à pied par le Binntal, dont il constitue le versant méridional.

  • Dire le silence

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    J’aurais voulu dire ce silence, je ne sais pourquoi, peut-être pour le faire durer ? Que ce silence fût me disait quelque chose d’avant qui appelait peut-être un après ? Mais ces mots sont déjà de trop.  J’ai donc tenté de dire ce silence d’un pur reflet dans cette eau de source, comme au cœur du temps.

     

    JLK : Lago delle Streghe, huile sur toile, 2007.

  • Génie d’un lieu

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    La magie du Lago delle streghe
    Il est un terme dont je voudrais me garder d’abuser, tant il est galvaudé, et c’est celui de magique. Or je n’en trouve point d’autre pour qualifier l’intensité de présence et de mystère de cet infime plan d’eau serti entre une forêt de mélèzes et quelques rochers, où défilent de l’aube au couchant des milliers de promeneurs sans qu’il semble en rien altéré. Une vieille légende du Devero est liée au Lago delle streghe (Lac des sorcières), qui mériterait plutôt le nom de Lac des fées, mais sa magie semble d’avant les histoires, absolument intemporelle. C’est cela même : on est ici hors du temps, ou au cœur du temps, d’où émane ce qu’on pourrait dire une musique silencieuse.
    Photo JLK : Il lago delle streghe, à cinq minutes à pied du lieudit Crampiolo.

  • Ramuz classique en toute jeunesse

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    Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.  

     

    Ramuz1.jpgLes portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé.  Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.

    Panopticon44.jpgEntre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre.   Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.

    C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…

    Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.

    Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète. 

     

    Salut à beaucoup de personnages

    Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.

    Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en  découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien,  fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.

    PanopticonB124.jpgLe montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.

    Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé  et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.

    Or, ce que Ramuz a  vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’  Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».

    « L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à  la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…

     

    Un terrien au bord du ciel  

    Ramuz2.jpgRamuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.

    La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…

     

    (Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)

  • Châteaux en enfance

    littérature,journal intime
     On voit toujours d’inimaginables châteaux de sable le long des rivages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice qui caractérise la première enfance et la part artiste de chacun. N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire un château de rêve d’un tas de sable de rien du tout ? Est-il rien de plus bellement gratuit et de plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman, que le vent soufflera ce soir ? 

    Le long des dunes, ce lundi 6 mai 2013.

  • Aux jardins Boboli

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    A Gérard Joulié.

    Ce que j’aime chez vous,
    c’est ce lord, mon ami.
    Chez vous l’élégance et la mélancolie
    diffusent comme une douce aura de nuit d'été.

    Nos conversations le soir
    à l’infini s’allongent
    au hasard des bars.
    et quand nous nous retrouvons à la nuit
    (rappelez-vous cette soirée d’été
    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions
    de ce que peut-être il y a après)
    sur la marelle des pavés
    nous jouons encore
    à qui le premier
    touchera le paradis.

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
    vous m’aviez dit que vous,
    vous croyez qu’on revivra,
    comme ça, tout entiers.
    Pour moi, vous-ai-je dit,
    je n’en sais rien: patience.
    Je ne crois pas bien,
    mais, comme au cinéma,
    j’attends:
    les yeux fermés,
    comme aux jardins Boboli de Florence
    je souris en secret.

    Comme aux jardins Boboli,
    je ne vois qu’une lueur
    à l’envers de la nuit.

    Thierry Vernet, Conversation nocturne. Aquarelle.

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.

     

     

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le cancer qui ronge l'islam

    Littérature,politique,islamQuand Federico Camponovo s'entretenait avec Abdelwahab Meddeb, après la flambée de violence liée aux caricatures de Mahomet. Où l'on voit que le serpent intégriste continue de se mordre la queue... 
    «L’intégrisme est un cancer qui ronge l’islam. » Le diagnostic est signé Abdelwahab Meddeb, écrivain et professeur franco-tunisien qui, de Paris où il vit, appelle inlassablement ses frères musulmans à se libérer de leurs chaînes coraniques.
    Il a des yeux d’un bleu doux et profond, il est d’une érudition infinie et son propos ne trahit aucune inquiétude. Pourtant, dans Contre-prêches, son dernier livre, Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-X-Nanterre, se met une nouvelle fois en danger. En repartant au combat contre le cancer intégriste dénoncé en 2002 dans La maladie de l’islam, une religion dans le berceau de laquelle, dit-il, la «violence a été déposée». Pour asphyxier le fanatisme, résume Meddeb, «l’islam doit s’adapter à l’Europe, et non le contraire. »
    — Comment interprétez-vous l’ampleur des protestations suscitées par les caricatures de Mahomet et les propos du pape sur l’islam et la violence?
    — Je ne supporte pas cette réaction épidermique. Ce prurit de la victimisation me scandalise et me révolte, parce qu’il est pour moi le révélateur de l’état de l’islam, d’où je proviens. Un signe de faiblesse, comme si nous avions désormais à faire à une bête blessée qui se débat sans parvenir à soigner ses plaies.

    — Vous avez toujours dit que la violence est dans l’islam. Ces réactions sont donc normales.
    — Pas exactement. La violence est dans l’islam comme dans la Bible, pas moins mais pas davantage. En revanche, la dimension guerrière de la Bible a, elle, été totalement neutralisée au fil des siècles. Dans l’islam, le même processus a commencé mais il a été interrompu, et c’est le pire qui est venu après. Avec la volonté de se distinguer de la culture dominante, je veux parler de la culture occidentale, de réagir au nom d’une différence. C’est la pire lecture qu’on pouvait faire du Coran pour mobiliser les exclus et les damnés.
    — Pour vous, tout n’est donc qu’une question de lecture des textes, d’interprétation?
    — A l’évidence. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement?

    — Dans une interview à Die Zeit, vous avez pourtant affirmé que «la violence a été déposée dans le berceau de l’islam».
    — Je vous le répète: comme dans la Bible! Et pas dans le berceau: dans la lettre fondatrice. Dans le Coran, nous avons des versets très violents, et d’autres qui sont tout le contraire.
    — Soit. Mais pourquoi donc le «verset de l’épée» triomphe-t-il du «verset de la tolérance» ou de celui de «pas de contrainte en religion»?
    — C’est une lecture, encore une fois! L’un des problèmes majeurs que connaît l’islam, ce sont les concessions que l’islam officiel est en train de faire à son interprétation islamiste. C’est ce genre de concession, par exemple, qui a abouti à l’universalisation du voile. Peu de gens savent qu’après la conférence du pape à Ratisbonne, sans doute un peu trop longtemps après, d’ailleurs, trente-huit docteurs de l’islam, et non des moindres, on écrit une lettre de conciliation au Saint-Père, pour lui dire qu’ils acceptaient ses regrets mais surtout, surtout, pour l’assurer, par exemple, que le verset «pas de contrainte en religion» n’était pas abrogé. Les islamistes, eux, s’appuient sur la seule interprétation violente qui l’abroge pour annuler les quarante-neuf autres qui affirment sa permanence.
    — Pourquoi l’islam officiel fait-il des concessions aux islamistes?
    — L’islamisme triomphe en raison de l’incompétence des esprits et des échecs des Etats. Il faut aussi rappeler la responsabilité des États-Unis, de leurs alliés arabes et d’Israël dans cette émergence. A un moment donné, ces concessions ont constitué une véritable stratégie politique: pour casser des tendances nationalistes, de gauche, révolutionnaires, on a joué la carte de l’islamisme. Je vivais en Tunisie à l’époque où les étudiants étaient tous soixante-huitards et maoïstes. Pour les briser, on a jeté le pays dans les bras de l’islamisme, avec les conséquences que l’on sait.
    — Vous semblez profondément pessimiste. Pensez-vous néanmoins que la culture européenne parvienne, un jour, à féconder l’islam?
    — L’islamisme n’est pas une fatalité, et je ne démissionnerai donc jamais. Jamais je ne cesserai de rappeler qu’une construction tout à fait opposée a été proposée: celle, justement, de l’origine occidentale de l’islam. Tout ce qui a été fait de grand dans l’islam, absolument tout, a été fait par des emprunts à d’autres cultures. La théologie, la philosophie, la grammaire, la logique, tout cela, sans de multiples emprunts à la culture grecque, n’aurait jamais existé.
    — Concrètement, sera-t-il possible de réconcilier l’égalité et la lettre coranique? Je pense au statut des femmes, au port du voile…
    — Dans l’affaire du voile, je vais encore plus loin. Nous avons de nombreux textes, écrits en langue arabe, particulièrement en Égypte, mais en d’autres langues aussi, qui ont prôné le dévoilement des femmes et qui ont été suivis d’effet. Encore une fois, le retour du voile est dû à cette construction d’une identité, avec les matériaux de l’islam, destinée à se différencier de l’Occident et à le combattre.
    — A propos de différences, la Suisse doit-elle laisser s’ériger des minarets sur son territoire?
    — Si l’on veut être démocrate, et donc favorable à la liberté de culte, je répondrais oui. Encore faut-il que l’Etat puisse garantir la qualité de la formation des imams qui officieront dans ces mosquées. Je suis pour un islam européen: pourquoi donc construire ici des minarets conquérants? Pourquoi ne pas inventer une architecture européenne des mosquées, en confiant leur construction à Mario Botta, à Jean Nouvel? Ce serait la meilleure façon de contrer les intégristes et leur stratégie d’occupation, de conquête et d’adaptation à la situation démocratique européenne. Vous en avez un exemple en Suisse, avec les frères Ramadan…
    — Vous qui avez enseigné à Genève, que pensez-vous d’eux?
    — Ils attribuent à leur grand-père, fondateur des Frères musulmans, un rôle de réformateur, alors que c’est lui qui a fait de l’islam une idéologie de combat contre la dominance occidentale. Cela dit, le discours de Tariq Ramadan me semble être en train d’évoluer. Est-ce une évolution tactique ou authentique? Je n’en sais rien. Dans le même temps, il ne semble pas avoir rompu avec son frère Hani qui, lui, ne fait aucune concession. Dès lors, si c’est le cas, on est en droit de penser qu’ils sont les deux faces d’une même pièce.
    — Dans Contre-prêches, vous allez jusqu’à évoquer la possibilité d’user de «pressions guerrières» pour réformer l’islam.
    — Vous savez peut-être que je n’étais pas contre l’intervention américaine en Irak. Ce que je trouve catastrophique, en revanche, c’est que personne n’a songé à ce qui allait se passer après, à l’avenir. Mais j’ai la conviction profonde qu’il faut être très ferme, jusqu’à l’exercice des armes, sur la défense des principes. Je me méfie terriblement du culte de la différence: je ne respecterai une différence, quelle qu’elle soit, et c’est important dans le discours sur l’islam, qu’à la seule condition que je puisse voir en elle des éléments de partage avec ma propre identité.

    — Vous arrive-t-il d’avoir peur?
    — Des proches me mettent en garde, me disent d’être prudent. Je ne suis pas très courageux, je suis même plutôt couard, mais je ne peux pas les entendre. Aujourd’hui, face au péril qui menace une civilisation, une culture, comment voulez-vous que je me taise?


    PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR FEDERICO CAMPONOVO

    Vient de paraître: Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 2006.


    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 22 décembre 2006.

  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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  • Les cocolets



    Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis. Je veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde. C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.

    Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.

    Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande. Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de poudre d’or du Far West. Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées.

  • Dostoïevski ou l'homme ridicule

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    Passion de Fiodor Mikhaïlovicth Dostoïevski.
    C’était un homme absolument ridicule que Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski, et sans doute est-ce pour cela que nous l’aimons tant, plus encore que nous l’admirons. C’est entendu : nous admirons Tourguéniev et nous admirons plus encore Tolstoï. Le premier fut un immense artiste, le second un génie apollinien. Et nous aimons Tchékhov, plus que nous l’admirons. Mais Tchékhov n’est pas ridicule. Rozanov en revanche est ridicule, que nous aimons plus que nous l’admirons. Or Rozanov est un personnage de Dostoïevski et même plus : non seulement il aima la même femme que celui-ci, mais il représente en quelques sorte l’émanation survivante du ridicule dostoïevskien porté à son propre point d’incandescence lyrique.
    medium_Dosto.2.jpgQue Dostoïevski fût ridicule jusqu’à l’absolu, nous l’avions subodoré à le lire, alors même que maintes gloses lui arrangeaient le portrait. Exalté, fuligineux, torturé, pervers, morbide: tant que vous voudrez. Mais ridicule, on n’a pas trop osé le prétendre, sauf l’intempestif Nabokov. Ridicules ses agités personnages: certes. Mais à l’écrivain, la convenance voulait qu’on finît toujours (dans les biographies) par lui tendre un bout de fauteuil pour qu’il se repose de sa dernière crise, ou un bout de couronne de laurier pour la photo pérenne. La foule immense qui se pressait à son enterrement pouvait faire illusion. Cependant la encore le ridicule devait triompher : ses pairs dignes de manier l’encensoir étaient soit à l’étranger (Tourguéniev), soit à la campagne (Tolstoï), soit au chaud pour cause de rhume (Saltykov-Chtchédrine). Le seul qui avait préparé son speech (Maïkov) n’eut pas le temps de s’en fendre. Dostoïevski l’avait échappé belle, comme le Christ coupa à l’équipe sanitaire ou à la cellule de soutien psychologique avant la mise en croix. Loin de le tuer, le ridicule sauva Dostoïevski. De Tourguéniev nous dirons volontiers, comme des rangs d’oignons chauves de l’Académie, qu’il est « immortel ». A Dostoïevski nous devons plus d’égards. Or ceux-ci passeront d’abord par la considération pleine de l’absolutisme de son ridicule.
    medium_Dostoievski.jpgUn livre éclairant nous y aide de façon décisive dont l’auteur, Igor Volguine, a reconstitué La dernière année de Dostoïevski. Pour ridicule que paraisse aussi telle entreprise, précisons d’emblée que le paradoxe est dans les faits : car entre 1880 et 1881 Dostoïevski achève, sous les yeux de la nation, Les Frères Karamazov, tout en atteignant le sommet du ridicule dans sa confrontation avec le siècle et avec le ciel. C’est aussi bien de cela qu’il s’agit tous les jours de ces dernières années de la vie de Fiodor Mikhaïlovitch : du salut de la Russie et des fins dernières de l’humaine engeance.
    Au moment où commence le récit de Volguine, la Russie vibre d’attente impatiente et pense: Constitution. Mais les plus fébriles de ses fils préfèrent à celle-ci l’action dynamitique. Et le pouvoir menacé se défend: seize condamnations à mort pour la seule année 1879. Défendre les terroristes eût été ridicule, argueront les mêmes gens raisonnables qui auront fourré dans le même sac, de nos jours, Karakazov et Baader-Meinhof. Or Dostoïevski se paie le premier ridicule de penser tout autrement. Se disant « socialiste russe » il prend la défense des fils de nihilistes, et certain plan de son roman indique aussi bien que le doux Aliocha aurait pu devenir régicide… Mais chaque attentat contre le tsar poigne Dostoïevski au cœur et à l’âme. Parce qu’en même temps il voit en le tsar le garant d’un Etat à venir qui se confondrait à une nouvelle Eglise. Visées conservatrices banales ? Son attitude envers les chiens de garde Katkov et Pobiendonovstsev prouve le contraire. Parce qu’il ne se range pas du côté de la Volonté du peuple et publie son dernier roman dans une revue de droite, d’aucuns voient en lui un renégat. C’est ne pas déceler le ridicule profond de son attitude qui, de la raison révolutionnaire, a fait le saut dans ce paradoxe à la Tertullien (Credo qui absurdum est) qui postule la plus grande liberté (bien plus réelle, pense-t-il, qu’en démocratie parlementaire) sous le règne du tsar à l’écoute du peuple russe – non pas les fonctionnaires, les intellectuels ou les bourgeois, mais le peuple des « bougerons », les gueux de Platonov, les moujiks de Soljenitsyne, le peuple des humiliés et des offensés assimilé à la seule église vivante, hors les murs et la cléricature. Dans son dernier cahier, Dostoïevski note crânement en parlant du tsar : « Plus il croira en la vérité que le peuple ce sont ses enfants, et plus je serai son serviteur ». Puis d’ajouter, ingénu : « Mais il en met du temps à le croire ! ».
    N’est-ce pas ridicule ? Ce l’est à un point sublime, et c’est pourquoi nous l’aimons tant. Les jeunes filles et les garçons russes le suivaient d’ailleurs à genoux dans cette manière de ridicule Passion. Elles se jetaient à ses pieds, ils rugissaient de ferveur, elles retiraient ses couronnes à Tourguéniev (pseudo-progressiste de salon) pour les disposer sur son front d’ombrageux inspiré. A la fameuse inauguration du monument à Pouchkine, apothéose du ridicule dostoïevskien dont libéraux et réacs ricaneraient les jours suivants, un jeune homme perdit connaissance comme les femmes au pied de la Croix. Plus ridicule tu meurs !
    medium_Soutter160001.JPGMais ne mélangeons pas tout. Le Christ n’est pas ridicule : Il est Christ. Tandis que Dostoïevski est plus ridicule que grand chrétien. Leontiev a beau jeu de le fustiger : le dogmatique Constantin est aussi peu ridicule qu’un pape ou qu’un pope, qui légifèrent et codifient tandis que Dostoïevski vit dans la contradiction et plus encore dans le paradoxe incarné qu’est la vie du poète romancier chrétien socialiste joueur pécheur prophète et tutti quanti. Ridicule Dostoïevski : tout nous porte à le fuir, et nous y revenons. Julien Gracq disait qu’il préférait mille fois la clairière de Tolstoï aux trappes enfumées de Dostoïevski, mais que c’était dans celles-ci qu’il retournait sans cesse se fourrer malgré lui.
    Et de même, à nous replonger dans Le Songe d’un homme ridicule de Fiodor Mikaïlovitch, à revenir à Douce, à les retrouver tous tant qu’ils sont, de Raskolnikov à Muichkine, personnages non moins ridicules que Dostoïevski, de même éprouvons-nous, au bord du gouffre froid de la Raison raisonnable, comme un obscur désir de partager cette folie et ce feu du ridicule absolu de l’amour.
    Igor Volguine. La Dernière année de Dostoïevski. Traduit et annoté parAnne-Marie tatsis- Botton. L’Age d’Homme / De Fallois, 614p.
    Fiodocbabecc7658ea7a3df2f64e7b0f0b6d7.jpgr Dostoïevski. Nouvelles et récits. Traduit et présenté par Bernard Kreuse. L’Age d’Homme, 650p.

    A lire absolument: Dostoïevski, Les années miraculeuses. par Joseph Franck. Actes Sud.

    Image du Christ: Louis Soutter

  • La Fée Valse



    Elle met ses jolis dessous dessus. Elle est la petite fille de tous les âges et de tous les pays. Elle est la sage tannée comme le cuir de l’humanité à la première heure. Elle est le sourire de la lune.
    Sur le tapis de chair elle est la mer ondulée. Tous les nageurs la prennent, mais elle se relève à chaque fois plus pure. Sa mère, la pauvre, n’a pas eu cette chance, que la besogne a ridée. Tandis que Valse renaîtrait de la pire misère, mille fois violée et souillée on la verrait rebondir en quête d’un verre de lait.
    Le sourire de la lune lui apparut à la mort de son père. Depuis lors une chose s’est brisée en elle, qu’elle sait ne pouvoir réparer que de sa propre lumière. C’est pourquoi vous la voyez sourire toujours au bord de la rivière de la rue.
    Vous l’achetez, vous montez le nez dans ses dessous dessus, vous croyez la tenir, la retenir mais elle vous danse dessus et quand la lune se lève sur les corps rejetés par la mer vous voici sourire à votre tour à la fée qui danse.

    (Cette prose est l'initiale d'un recueil à paraître sous ce titre)

  • A rebrousse-toiles

     

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    Les questions que chacun brûle de se voir poser en matière de cinéma un mardi soir 18 septembre...

    1. Quel est le dernier film que vous ayez vu en salle ou en DVD et qu’en avez-vous pensé ?
    - Hier soir en DVD: Hyènes du Sénégalais Djibril Diop Mambety, magnifique adaptation à l'africaine de La Visite de la vieille dame. de Friedrich Dürrenmatt. Un poème cinématographique à l'admirable jeu de plans et au montage magistral,  doublé d'une réflexion grinçante sur la trahison, la vengeance, la responsabilité personnelle et collective, la rapacité huaine et la solitude. Les acteurs sont merveilleux et la mélancolie qui se dégage du film ajoute à la qualité de la fable. À (re)découvrir absolment ! 
     
    2. Quelle est la meilleure définition qu’un cinéaste vous ait donnée de son art ?
    - Alain Cavalier : l’art de passer d’un plan à un autre.
    3) Le chef-d'oeuvre ab-so-lu ?
    - Cette expression est d'une stupidité tout actuelle, mais All about Eve de Joseph Mankiewicz est mon choix ab-so-lu de ce soir...

    4) Citez le moment d'un film qui vous revient obsessionnellement en mémoire :
    - La mélopée lancinante du protagoniste à la  balançoire, sous la neige, dans Vivre (Iriku) d’Akira Kurosawa.

    5) Une séquence qui vous a fait pleurer depuis sept ans:
    - Les larmes, à la fin de L’enfant des frères Dardenne. La fin de La vie des autres. La solitude de Draman Drameh dans Hyènes de Djibril Diop Mombéty, ou la destinée d'Umberto D.  
    6) Votre bon mot préféré d'un cinéaste ?
    - Fellini qui répond, au critique lui demandant ce qu'il pense de l'opinion d'un de ses confrères prétendant que les mauvais cinéastes italiens ont tous un nom finissant par "ini": - Mais n'est-ce pas mon ami Viscontini qui prétend cela ?
    7) Un film dans lequel vous auriez aimé figurer ?

    1309976252.jpg- J'aurais volontiers fait la valise dans La fille à la valise, ce bijou de Valerio Zurlini.
    8) La scène d'amour qui vous a ému ces trois dernières années ?
    - Dans Sous les toits de Paris, les vieux amants Michel Piccoli et Mylène Demonjeot. Vraiment très belle scène.  

    9) Citez un film qui module la plus profonde nostalgie.
    - Incontestablement et pour toujours : Vivre d’Akira Kurosawa.
    710265019.jpg10) Quelle est votre apparition préférée d’un personnage historique dans un rôle de fiction ?
    - Le Hitler de La Chute est celui que je préfère pour le pire...
    11) Votre film préféré ce 18 septembre 2012 ?
    - Je dirais I Vitelloni de Federico Fellini, mais ça peut changer denain.
    12) Citez les titres du premier double programme que vous diffuseriez pour l’inauguration de votre propre salle d’art et d’essai ?
    The Snapper  de Stephen Frears, et La Bataille pour Haditha de Nick Broomfield.
    13) Quel serait le nom de cette salle ?
    - Le Mollywood.

    14) Le film le plus résolument tordant ?
    - Joe la limonade, parodie de western d'un cinéaste tchèque dont je ne me rappelle pas le nom.
    15) Votre film préféré d'Alfred Hitchcock ?
    - Cela change tous les jours : aujourd’hui c'est Vertigo.
    16) Votre émotion la plus mémorable liée à l’utilisation de la couleur d’un film ?

    - La scénographie de Senso, de Luchino Visconti.
    17) Quel film constitue-t-il la plus forte critique de la guerre ?
    - La bataille pour Haditha, hier, et aujourd’hui Lettres d’Iwo Jima. En plus doux: Alexandra d'Alexandre Sokourov.

    18) L’actrice que vous n’épouseriez sous aucun prétexte ?
    - Arielle Dombasle, mais on me dit qu'elle gagne à être connue....

    19) Quelle critique vous a-t-elle semblé la plus injuste depuis 7 ans ?
    - Celle de Gérard Lefort à propos de La chute.
    20) Y a-t-il un film que vous aimeriez avoir signé ?
    - Umberto D.

    21) Le plus grand ratage d’une adaptation de roman ?
    - J’aime beaucoup L’homme qui a tué Don Quichotte, mais Terry Gillian va faire encore mieux.
    22) Votre film préféré de la semaine prochaine ?
    - J’ai vraiment envie de revoir Saraband de Bergman 
    1653112627.jpg23) Qu’est-ce qui pour vous, dans un film, marque la supériorité du 7e art ?

    - C’est le cinéma, me semble-t-il. Vous voyez autre chose ?
    24) Citez le meilleur livre qui ait été inspiré par un monstre sacré ?
    - Il s’intitule Le bel obèse et fait revivre Marlon Brando et deux autres magnifiques personnages, imaginaires, avec un brio formidable. Son auteur est Claude Delarue. Le roman a paru il y a quelques années chez Fayard. L'auteur est mort récemment.
    25) Quel est votre souvenir de cinéma le plus aquatique ?
    - Les cœur verts, d’Edouard Luntz, une histoire de blousons noirs en « cinéma vérité » que j’ai vu 27 fois (j’étais alors placeur de cinéma). Il y a là une scène de natation nocturne clandestine, dans une piscine, qui est plus encore qu’aquatique: amniotique.
    26) Citez l’auteur qui parle le mieux de cinéma :
    - Il me semble que c’est Gilles Deleuze. Ou peut-être Serge Daney ? Ou quand même Jean-Luc Godard ? Ou Luc Dardenne ? Ou Martin Scorsese dans ses magnifiques anthologies du cinéma américain et italien ?
    27) Citez le film dont le mauvais esprit vous ait le plus réjoui :
    - C’est arrivé près de chez vous, naturellement. Et Prick up your ears de Frears, pas mal non plus.
    28) Votre film préféré des sixties ?
    - Probablement Qu’est-il arrivé à Baby Jane de Robert Aldrich. (1962)
    29) Le film que vous enverrez votre pire ennemi voir ce soir ?
    - Je n'ai aucun ennemi. Par égard pour mes amis, je leur recommande de ne pas aller voir le dernier mauvais film qui passe en salle ces jours, que je n'ai d'ailleurs pas vu. Ah oui: un film réellement à éviter: Lezione 21 d'Alessandro Baricco.   

    30) Quand avez-vous réalisé pour la première fois que les films étaient réalisés ?
    - Quand j’ai réalisé mon premier film sans pellicule.