UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

litterature - Page 12

  • Des goûts et des couleurs

    freud.girl-white-dog (kuffer v1).jpgElle le lange, il chie, elle le nettoie, il paie, il retourne au bureau.

    Elle doit avoir la bouche pleine de chocolat quand il opte pour le French Kiss.

    Cet autre exige qu’on l’appelle Excellence et qu’on lui suce les annulaires tandis qu’il mate une vidéo de Bruce Willis qu’il a toujours avec lui dans son attaché-case.

    Les amateurs de conversations privées sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains clients t’allongent jusqu’à des trois cents euros pour t’entendre parler de ton chien blanc ou de leur avenir.

    Donaldson le Brésilien attend, pour sa part, que nous lui flattions la croupe. Il sait que nous sommes des tombes question publicité. Ce serait un scoop que de voir le mercenaire avant-centre de l’équipe nationale dans cette position d’offrande, et ces dames lui tourner leur compliment, comme quoi ses fesses sont plus belles que celles de Maradona ou de Ronaldinho, mais le contrat stipule l’absolue discrétion des employées et nous sommes une maison top sérieuse.

    Peinture: Lucian Freud

  • Contemplation

     

    C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant à midi 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant pour celle que j'aime l’acquisition, avec le fric du prix littéraire que je viens de recevoir, d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair où je copie : « Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve », et je lis en moi : « Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort », et Dhôtel cité par Leclair : « L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon. »

    Bouddha de l'époque Song (960-1127). Provient d'un temple, détruit, de la ville de Xiaken. Bois aux traces de polychromie.

    (Note de juillet 2003)

  • Ecrire sur du sable

    a5d1f3139e1a6946d9e416ef165908ff.jpg
    Notes sur la blogosphère (2007)

    « La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats », note aimablement Alina Reyes dans Forêt profonde, son dernier roman, détournant la non moins charmante formule de Céline selon lequel « L’amour est l’infini à la portée des caniches ».
    Forêt profonde est un livre émouvant et passionnant à divers égards, dont le mélange de désarroi et de désespoir, et la force d’expression, la vitalité, l’intelligence, la poésie de sa ressaisie littéraire, composent un mélange détonant, pure émanation d’époque.
    Ce qu’Alina Reyes dit de la blogosphère, des fantasmes qu’elle suscite et des rapports (ou pseudo-rapports) qui s’y tissent, de ce que beaucoup en attendent et qui en frustre tout autant, est à la fois pénétrant et vrai à 99%, ce qui nous donne un bon espace d’1% pour continuer d’y converser tranquillement, n’est-ce pas ?
    Alina avait un amant de chair et d’osses, ils se sont perdus de vue longtemps puis se sont retrouvées sur le web et une nouvelle liaison en a découlé, qui constitue l’un de motifs de la fiction de Forêt profonde, autour de la figure plus ou moins démoniaque de Sad Tod.
    « J’ai un amour virtuel. J’ai des amis virtuels, qui peuvent être aussi des ennemis virtuels. Je vais converser chez les uns, chez les autres. Je guette les manifestations de mon amour virtuel. Je joue à vivre en ligne, je me donne l’illusion de jouir du jeu, j’en jouis. Mais une angoisse sans nom me vide chaque jour, nuit après nuit, lentement, sûrement. Je sais, au fond, que je suis en train de me transformer en simple élément du jeu, en objet virtuel que le jeu manipule lui-même.
    La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats. L’internaute est un visiteur potentiel de millions de blogs, dont beaucoup apparaissent ou disparaissent à chaque instant. De site en site, de lien en lien, il peut surfer sans limites, courir et gratter de ses petites pattes l’infinité des trous, passages et couloirs souterrains de la vie. Sans limites dans l’espace virtuel, sans limites dans la variété de l’offre : toutes les voix du monde semblent s’y faire entendre, alors qu’évidemment rien n’est plus faux, seuls résonnent dans ces catacombes des échos assourdis, des rires enregistrés et des bruitages de cinéma. Ni la voix de l’enfant en train de jongler avec les démons de ses rêves ou de sa boîte à jouets, ni celle de la femme en train d’accoucher, ni celle du vieil homme en train d’agoniser ne s’y entendent. Encore moins celle de l’enfant qui travaille en usine ou mendie, celle de la femme cloîtrée, celle du SDF, celle du soldat qui chie de peur dans son treillis. Ni celle des milliards d’hommes sur cette terre qui sont trop occupés à survivre ou à vivre pour s’offrir le luxe décadent d’une pseudo-vie. Et les entendrait-on sur son ordinateur ou à la télévision, on ne les entendrait toujours pas. La voix n’est pas seulement une série de sons, pas plus que la chair n’est qu’une image.
    Régulièrement j’ai la gueule de bois. L’écoulement verbal dans la blogosphère me révulse, je voudrais ne plus jamais boire ce jus d’impuissant, pauvre épanchement d’être physiquement morts, psychiquement anorexiques-obèses, semence stérile et frelatée qui ne saurait enfanter que toujours plus de monstres pour grossir les rangs des armées de la Mort, que nous appelons contre nous-mêmes."

    2d18aad82cdd6bef35c1ee43a5cae6c9.jpgAux dernières nouvelles, j’ai constaté qu’Alina Reyes avait fermé son site, après avoir fermé son blog depuis un certain temps déjà. A-t-elle eu raison ? Sans doute, en ce qui la concerne, et son livre l’illustre évidemment. Mais a-t-elle raison de réduire ceux qui pratiquent la blogosphère à des rats morts ? Je ne le crois pas. D’ailleurs les accents qui se veulent prophétiques, dans le genre catastrophiste, de Forêt profonde, sont à mes yeux la partie la plus faible du livre, et qui vieillira vite n’était-ce que par ses lourdeurs d’écriture, alors que le souffle de l’Eros, le souffle de la vie et le souffle de l’amour en traversent mainte pages superbes et qu’on relira demain.
    Alina Reyes prétend qu’il n’y a aucune place pour la vraie vie dans la blogosphère, ce qui me semble aussi discutable que de prétendre qu’il n’y a de vraie vie ni dans les mails ou les SMS. En ce qui me concerne, je vois de la stupidité partout, et des simulacres de relations, de la perversité et de la malice, autant que des surprises de bonté et de désintéressement, de curiosité bonne ou de sincère désir de frayer, dans l’espace d’1% que représente internet dans ma vie occupée à 99% par de l’encre réelle, des arbres à racines, une femme à humeurs et un chien chiant vraiment partout à sa seule guise, sans compter les enfants-soldats et les prolétaires du Kerala central. 
    Les Français eux aussi, hélas, sont souvent chiants avec leur vision binaire de la réalité, qui les fait ignorer les échappées tierces. François Cheng me le disait le jour précédant son intronisation à l’Académie, qui n’en a pas fait un cartésien crispé pour autant. Imagine-t-on un Descartes, un Sade anglais ou italien ? Nullement. Or il faut écouter les Italiens. Nul cinéma n’a si bien brocardé le cinéma que le cinéma italien, ni si bien dégommé l’imbécile télévision que Fellini, comme en s’en jouant. Et les Anglais mes aïeux : encore un peu de Chesterton sur la blogosphère et nous serons moins rats. Enfin les Suisses qui sont des composés d'Etrusques, de Celtes et de Wisigoths...
    Résumé de cette divagation du soir d’un optimiste se réjouissant de voir que l’espoir nous est encore permis à un taux d’1% : ne prenons pas la blogosphère pour une terre promise ou un paradis artificiel, ne nous camons pas à l’internet, n’écrivons pas ici comme sur du marbre ni même comme sur du papier, mais comme sur du sable…

    Alina Reyes. Forêt profonde. Editions du Rocher, 376p.

  • L’emmerdeur vital

    1c0541f85f7c963b8291569419347a44.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Les récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard réunis en Quarto

    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?! Voici donc 942 pages réunies en un volume de cette collection formidable qu’est décidément Quarto de Gallimard, avec onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
    Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographique » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
    Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.

     

  • Le dandy rebelle

     Cossery2.jpg

    Flash-back sur l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery, mort à 94 ans à Paris, en 2008.

    Albert Cossery était l’un des derniers mythes vivants de la littérature française du XXe siècle, ou, plus précisément, de la bohème parisienne de Saint Germain-des-Prés, en l’hôtel Louisiane, rue de Seine,  où il résidait depuis 1945 après Henry Miller. Le personnage, aphone depuis quelques années, mais visité comme un monument par les télévisions du monde entier, éclipsait hélas l’écrivain, aussi rare qu'original et percutant. Né le 3 novembre 1913 au Caire, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. Son premier livre «reconnu» porte un beau titre (comme tous les autres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme. Il y avait  en effet du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous nous captive en conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est ainsi renouvelé bien plus que maints autres auteurs. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'œuvre sont désormais disponibles.

     

  • Prince des mendiants

     littérature

    Rencontre avec Albert Cossery

    Albert Cossery est un mythe vivant, auquel je préfère à vrai dire la légende que lui tissent ses livres. Le premier tient du cliché: celui du dandy de Saint-Germain-des-Prés, familier du Flore et locataire de l'hôtel Louisiane depuis plus d'un demi-siècle. La seconde, riche d'humanité, de révolte et de sagesse, est d'une autre épaisseur, que perpétue l'oeuvre d'un écrivain aussi rare qu'original et percutant.
    Entre mythe et légende, Albert Cossery, 87 ans, pour ainsi dire aphone (un cancer du larynx l'a privé de ses cordes vocales), sagement assis dans le hall d'entrée du Louisiane en élégante tenue printanière (soyeuse pochette et belles pompes), attendant de se transporter à l'Emporio Armani (l'horrible boutique à coin-restau qui a remplacé l'affreux drugstore de naguère, double symbole de la déchéance germanopratine narguant les Deux-Magots et le saint clocher) où il prendra son plat de pâtes après la cohue de midi - Albert Cossery, donc, déjà sourit et fulmine.
    A l'image de ses livres, l'écrivain déborde aussi bien de malice et d'invectives. Très expressif en dépit de son demi-souffle de voix, il a le geste non moins vigoureux. Et de maudire aussitôt l'américanisation de Saint-Germain-des-Prés dont il a connu l'âge d'or, jusqu'au milieu des années soixante. «Si je ne suis pas resté en Egypte, c'est que j'avais celle-ci en moi. J'ai toujours vécu, ici, comme j'aurais vécu au Caire. Mais aussi, pour un jeune écrivain, le Paris de l'immédiat après-guerre était une fête de tous les soirs. J'y ai connu tout le monde...» Et de mimer Boris Vian à sa trompinette après avoir haussé les épaules à l'énoncé du nom de Sartre (toujours entouré, selon lui, de femmes laides) et manifesté la plus vive admiration pour un Jean Genet, voyou non moins qu'immense écrivain.
    Ecrivain à dix ans
    Pour sa part, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. «Je n'ai pas vraiment choisi d'écrire en français. Cela s'est fait parce que j'ai été envoyé dans une école française et que tout ce que je lisais à dix ans, toute la littérature française qui m'a enchanté, de Stendhal à Baudelaire, mais aussi Dostoïevski et Thomas Mann, passait par la langue française.» Ce qu'on pourrait ajouter, à ce propos, c'est que le verbe et l'imaginaire arabes n'ont cessé d'irriguer la langue fluide et drue, charnelle et très imagée de Cossery, organiquement liée au monde de la rue cairote qu'il a fait revivre de son premier à son dernier livre.

    Son premier livre «reconnu», après un recueil de poèmes (Les morsures, 1931) qu'il relègue dans les limbes des péchés de jeunesse, porte un beau titre (comme tous ses titres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme.
    A l'écart de l'«engagement» démonstratif, l'écrivain incarne le scandale de l'inégalité et montre diverses tentatives de révolte, qui tournent le plus souvent au désavantage des humiliés et des offensé. A propos de ce premier livre, Henry Miller écrivait que parmi les écrivains vivants, «aucun ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l'existence des masses humaines englouties». Et de fait, des nouvelles comme Le coiffeur a tué sa femme, Danger de la fantaisie ou Les affamés ne rêvent que de pain, ont aujourd'hui encore valeur de témoignage sur une réalité inchangée et de manifeste subversif, sans parler de leur rayonnement poétique.
    Dans une tonalité moins noire et moins lyrique, le dernier roman d'Albert Cossery, Les couleurs de l'infamie, revisite par ailleurs les quartiers populeux du Caire où le protagoniste, jeune voleur fringant et sans complexes, entreprend bonnement une «minime récupération» sur le pillage organisé des notables rompus à la «haute délinquance». A soixante ans de distance, on voit que le jeune octogénaire en colère n'a pas abdiqué!
    Humour à l'égyptienne
    A d'autres égards aussi, le grand âge n'a pas éteint le regard acéré d'un observateur dont l'apparent enjouement et l'humour ont toujours été de pair avec un refus radical des conventions, de l'injustice et de l'indignité, de la bêtise et de la cruauté, du travail aliénant et de toute vaine agitation.

    «Mon père, l'heureux homme qui vivait de ses rentes, m'a appris à ne rien faire. Mon père et mes frères dormaient jusqu'à midi. Il y avait pourtant dans cette façon de vivre plus qu'une paresse idiote: une philosophie de gens qui ont le temps et réfléchissent à la vie.»
    Cette vision du monde, opposée au dynamisme industrieux à l'occidentale, et qui se retrempe dans le sommeil et le rêve, se double en outre d'une défiance tenace envers toute hiérarchie et tout pouvoir constitué, du gendarme de quartier aux grands de ce monde.
    Soudain impatient à l'instant de me l'expliquer, Albert Cossery réclame une feuille de papier pour y écrire d'un mouvement impérieux: «Pouvez-vous écouter un ministre sans rire?»

    medium_Cossery3.jpgUn paresseux fécond
    Il y a du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous charme et nous passionne d'abord et avant tout par ses qualités de conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin, sans que le «progrès» ne soit forcément linéaire. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est renouvelé bien plus que maints autres auteurs tout en restant fidèle à ses perceptions de base. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'oeuvre sont désormais disponibles.

    (Paris, en 2001)

  • Walser ou la danse d'un style

     

    medium_Walser0001.JPG 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Dans son approche du grand écrivain, Peter Utz prouve que celui-ci vivait avec son temps plus qu'on ne l'a cru... 

    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien» (un poète peut-il être autre chose pour les gens sérieux?) et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait que Walser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatrique (d'abord à la Waldau, où séjourna le non moins fameux Wölfli, puis à Herisau), et qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société» de cette figure hors norme des lettres germaniques contemporaines, l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud.

    Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

    Dans la même optique, mais brassant beaucoup plus large, de l'intérieur de l'oeuvre étudiée au fil de sa progression, et même de l'intérieur de la langue faut-il préciser, mise en constant rapport avec les discours de l'époque, un essai critique magistral, signé Peter Utz, vient de paraître en français, qui jette une lumière toute nouvelle sur l'ensemble de l'oeuvre. A l'image simpliste de l'«ahuri sublime» se substitue ici celle d'un écrivain dont le style unique (et tôt reconnu pour tel par les plus grands) représentait bien plus qu'une manière: une attitude et une démarche opposées à la cal- cification du discours et donc de la pensée, un effort constant d'échapper à la pesanteur des idéologies mortifères par un élan et un mouvement sans cesse rebondissant que Peter Utz compare à ceux de la danse. Or cette analogie ne relève pas de la jolie trouvaille critique: elle s'inscrit dans une thématique littéraire fondatrice au début du siècle, quand la danse (voyez Mallarmé ou Valéry) cristallisait l'idée de la forme pure qui a fasciné toutes les avant-gardes.

    medium_Walser.4.jpgRobert Walser avant-gardiste? Pas du tout au sens d'un chef d'école ou d'un concepteur de manifestes. Et pourtant, qui aura mieux que lui subverti tous les clichés et nettoyé, à sa façon, la langue en la «travaillant» au creux de ses arcanes auriculaires - Peter Utz dégageant mieux que personne son talent d'«écouteur» du bruit du temps.

    Le lecteur francophone ne peut certes encore, à l'heure qu'il est, évaluer la richesse du matériau verbal transmuté par Robert Walser dans la constellation de ses «feuilletons» journalistiques, dont une partie seulement est traduite. Or c'est le mérite de Peter Utz de nous révéler cette partie immergée de l'iceberg walsérien, à quoi s'agrègent aussi les microgrammes, et surtout de mettre en évidence, dans la continuité mimétique (et souvent parodique) d'un «style-du-temps-présent» revendiqué par l'écrivain, certains motifs traités à la fois par les écrivains de son époque et par Walser.

    medium_Walser5.JPG

    Ainsi du thème de Cendrillon, «dramolet» considéré par le coéditeur de la revue Die Insel où il parut comme «de loin ce que nous avons publié de plus important», et traité par Walser d'une manière si originale par rapport à ses pairs. Ainsi de sa façon de traiter et de «retourner» le «caractère nerveux de l'époque», qui l'impliquait lui-même dans son hérédité. Ainsi de son rapport avec les thèmes, à haute connotation idéologique, de la célébration des Alpes ou du concept de fin du monde. Ainsi de ses relations avec Nietzsche et Kleist, dans un jeu significatif de réserve et d'adhésion. Ainsi enfin, dans le genre particulier de la chronique journalistique, de sa manière d'habiter ce «rez-de-chaussée» comme personne...

    Ce qu'il y a de plus étonnant dans la grande traversée de Peter Utz, outre la somme de connaissances et de références dont il nous enrichit, c'est que le critique y danse positivement avec le poète, non pas en lui imposant son rythme et ses figures, comme tant de commentateurs académiques, mais en écoutant la musique de l'écrivain à sa source vive. Il en résulte une relecture sans parasite, en ce sens que ce qu'il y a d'apparemment primesautier chez Walser ne s'en trouve pas défraîchi. Quant à la part à la fois plus consciente et plus profonde, plus ouverte et plus libératrice de cette oeuvre, elle apparaît comme un apport critique réellement créateur, qui donne au livre sa propre beauté.

    Peter Utz, Robert Walser, Danser dans les marges. Traduit de l'allemand par Colette Kowalski. Editions Zoé, 565 pp.

     

  • Ceux que la mort laisse interdits

     

    medium_Ben_Shahn.2.JPG
    Celui qui se sait mortel depuis la naissance de son premier enfant / Celle qui chine dans l’appart du défunt / Ceux qui trouvent à la morte une sérénité qui lui ressemble / Celui qui te recommande de gérer ton deuil sans états d’âme / Celle qui sanglote sans savoir pourquoi / Ceux qui ont choisi le cercueil First Class eu égard au standing du Vieux / Celui qui rédige son 1233e laïus funéraire / Celle qui retrouve le parfum de son oncle aimé sur son lit de mort / Ceux qui se demandent si les cendres de leur cousin Venceslas Nobel de chimie en 1977 conservent une valeur marchande / Celui qui entre pieds nus dans la chapelle de l’Au Revoir / Celle qui retire subrepticement la bagues à Solitaire 24 carats de sa cousine sans héritiers directs vu que de toute façon on la crame / Ceux qui photographient le cadavre pour pouvoir le montrer à la veuve dont le divorce fut un premier deuil à l’époque de Pompidou / Celui qui a envie de pincer le macchab / Celle qui estime de son devoir de glisser un chapelet entre les doigts de Mara l’agnostique si bonne pourtant / Ceux qui estiment que Monsieur Lepoil ira droit au paradis rejoindre son chien Cachou / Celui qui peut enfin s’expliquer avec sa tante cannée / Celle qui trouve que sa maman chérie a l’air d’une poupée style fin XIXe / Ceux qui estiment que leur cousin pédé Frédéric n’a pas droit à une messe à la basilique tout académicien belge qu’il soit / Celui qui raffole de l’odeur des chrysanthèmes / Celle qui ne paiera pas un sou pour la transformation de la tombe de ses parents fomentée par ses sœurs et frères / Ceux qui ne manquent pas une verrée d’adieu / Celui qui se demande si le décès de ta mère remet en question le versement de la petite somme que tu lui dois avant la fin de la semaine / Celle qui retrouve son frère dit l’Américain à l’ensevelissement de leur mère aux sept enfants illégitimes / Ceux qui n’assisteront pas à la cérémonie vu que leur mère n’avait plus personne / Celui qui découvre que sa sœur Pétronille est bien plus présente morte que vivante / Celle qui parle au fuchsia dans lequel sa tante lui a dit qu’elle laisserait la meilleure part de son être / Ceux qui se sont jurés de passer un bout de la Misa Criola à l’office du souvenir / Celui qui estime que son chef de bureau n’a pas mérité tant de couronnes / Celle qui sait quelle vraie salope était le mort dont tous font l’éloge dans la fumée des cigares / Ceux qui ne disent rien à la sortie de la chapelle, etc.

    Ben Shahn, de la série The Passion of Sacco and Vanzetti.

  • Léautaud à l’apéro


    medium_Leautaud6.3.JPG

    Citations à la venvole

    C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune – et on claque en chemin.

    ***

    Tout ce qui constitue cette époque me dégoûte par sa bêtise et sa laideur.

    ***

    Il faut plaindre une époque de ne pas mieux comprendre l’esprit, de l’aimer si peu et de le supporter si mal.

    ***

    Disparition de l’esprit de fronde, de l’esprit satirique. Le gavroche loustic, qui dégonflait les baudruches sociales d’un lazzi, n’existe plus.

    ***

    La moquerie s’en va, quand on vieillit : on est trop blessé du spectacle des hommes.

    ***

    Il est six heures du soir. Je vais préparer les quatre pommes de terre de mon dîner. C’est là invariablement la composition de mes repas : quatre pommes de terre. Il faut de la régularité dans la vie. La régularité dans la vie, c’est d’avoir de bonnes mœurs, même à table.

    ***

    Il est difficile d’avoir de l’esprit avec des gens bêtes.

    ***

    Il n’y a décidément rien de plus imbécile que ces gens qui se parent de ce titre : les intellectuels.

    ***

    Rien ne fait mieux écrire que d’écrire sur ce qu’on aime.

    ***

    Les beaux livres, décourager d’écrire ? C’est comme si vous disiez qu’ne jolie femme décourage de faire l’amour.

    ***

    Cela ne nous regarde pas, l’effet que peut produire un livre. On écrit. Un point c’est tout. Ce qui peut en résulter n’a pas d’intérêt. On ne doit pas s’en occuper. Le vrai compte seul, s’il est humain. La notion d’utile ou de malfaisant, de vertu ou de vices et sans intérêt.

    ***

    Savoir bien écrire mal, dis-je quelquefois.

    ***

    Annonce de la sottise d’aujourd’hui : l’art pour le peuple.

    ***

    Qu’on fasse la guerre avec des gens de métier, qui en ont le goût, à qi cela plaît, qui aiment donner des coups et en recevoir, mais prendre chez lui un homme tranquille, pacifique, voué aux choses de l’esprit et l’envoyer tuer et se faire tuer ! Voilà la civilisation.

    ***

    Prodigieux qu’on emploie maintenant de la façon la plus naturelle cette expression : matériel humain. Matériel humain comme on dit des canons et des fusils. Il y a seulement deux cents ans, cette expression aurait fait bondir. L’idée aurait révolté que tout le monde dût aller à la guerre, tuer et se faire tuer. Nous avons fait un joli progrès dans l’abêtissement et l’asservissement.


    ***

    Rien ne choque plus qu’un esprit libre, quitte de préjugés, et qui n’éprouve sur toutes choses que ce qui lui vient de sa sensibilité, sans s’inquiéter du qu’en dira-t-on ni des conventions de société.

    ***

    Tout individu ne vaut un peu que par le sentiment de révolte qu’il porte en soi.


    Image: Paul Léautaud

  • De l'intimité cosmique

     

    medium_Sebald0003.3.JPG En lisant Séjours à la campagne de W.G. Sebald

    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, que je retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer: un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en céleste clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
    Cette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie m'a fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de nuée et de rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés de la planète, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables. Or le portrait du grand-père de Sebald m'a replongé en plein Walser, autant que mes souvenirs du petit homme, drillé au Ritz de Paris, parlant sept langues et finissant sa vie en colporteur à bicyclette, que fut mon Grossvater... 

    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, pieuse et sauvage, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald.

    Celui-ci prolonge aujourd'hui la tradition des promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, à Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…


     W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

    Portrait de W.G. Sebald: Horst Tappe.

  • Les baisers

    Baiser1.jpg


    Les premiers supposés les plus dégoûtants, bientôt les plus exquis, les plus entêtants.

    Les plus frais de nymphettes à la citronnelle, au retour de la plage des corps chocolat, et l’envie de tirer sur les élastique pour entrevoir le blanc d'en bas.

    Les plus tendres les yeux fermés. Les pour la vie à douze treize ans. Les langues fourrées au Carambar ou au chewing gum Hollywood.

    Les baisers de la première fois, sur le premier corps, toute la première nuit, toutes les spécialités, mêlis-mêlés.

    Les baisers ardents, les baisers alanguis, les baisers hardis.

    Les baisers blasés à la longue, les baisers bavés, les baisers distraits, les baisers glacés.

    Le baisers immondes ou mondains. Les plus désespérés les yeux fermés. Les baisers de la baise.

    Les baisers délicieux du début du déclin. Les chastes baisers des Noëls esseulés.

    Les baisers aux défunts.

    Le biseau. Le brûlant. Le bilan.

    Image: Robert Doisneau

  • La fugitive

    Panopticon99999.jpg
    Je reçois une lettre anonyme signée Un ami qui vous veut du bien, qui me dit que celle que je cherche se trouve dans le métro de Paris. Je fais donc croire à Pomme, qui me présente volontiers comme son compagnon de vie, que je dois passer trois jours à la capitale, et je m’y attendais: elle me dit qu’elle ne pourra m’accompagner à cause de son atelier de patchwork.

    J’aperçois celle que je cherche sur le quai de la station Gaîté, mais c’est évidemment de l’autre côté des voies et ce n’est même pas la peine que j’essaie de la rejoindre puisque sa rame arrive à ce moment-là. Un autre jour il me semble en distinguer le pur ovale du visage dans la foule de Saint-Michel, mais ce n’est peut-être qu’une fantasmagorie; en revanche elle s’assied bel et bien en face de moi sur le trajet de retour entre Bastille et Gare de Lyon, et là je m’en veux de ne pas avoir le cul de bouleverser la sacro-sainte organisation de Pomme, qui m’attend ce soir pour fêter la libération des otages du Liban avec ses amis du Groupe Solidarité.

    Bref, je n’en ai pas fini de lui courir après. D’ailleurs cela devait être écrit puisqu’au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez.

    Image: Philip Seelen

  • Nabucco bibliophile



    Les Nubiens n’ont pas leur pareil à la frotte du bois de pierre. Tout ce qui pèse en moi de mélancolie se trouve allégé quand un Nubien lustre mes fameux sols de chêne silicifié que les ambassadeurs étrangers prennent pour de l’ambre.

    Je ne sais si les Nubiens ont une âme, il n’est pas de mon ressort de relancer la controverse de Ninive, mais peu d’êtres animés ont autant qu’eux le sens des hiérarchies esthétiques.

    Mêmes réduits en esclavage mes Nubiens n’ont rien perdu de leur ascendant princier. Je les aime voir manger des fruits crus et déféquer dans la paille, j’aime les voir lutter à mains nues et se masser ensuite à grand renfort d’onguents parfumés.

    En ce qui concerne la reliure, je recommande un abattage traditionnel des individus certifiés les plus purs quant au sang et au derme. De tous les volumes de ma Librairie, il n’est pas un dont on puisse dire que la façon pleine peau n’a pas pour provenance un Nubien travaillé à la fleur de l’âge.

    De la qualité des onguents fournis à mes Nubiens dépend en outre, pour beaucoup, l’odeur qui émane de mes chers ouvrages.  Or chacun sait, jusqu'au Barbare, que l'odeur est le langage de Dieu...

  • Baleine au bord du ciel

    dd30ce2d63f464ff2146f2fbef9e1d39.jpgLecture en chemin. A Chamonix, ce jour-là, en lisant Baleine de Paul Gadenne

    L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non : que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige ; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentiane, et c’était cela même me disais-je : l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    °°°

    littératureC’est le miracle de la lecture que de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler, soudain, ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à la soixantaine, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique : une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient donc avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    °°°

    La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
    Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante ! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou ? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre pensée lyrique ou philosophique, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…

    °°°

    cba79b5ea17b5c0c56e9ae8a05aa08a0.jpgTandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane de la nouvelle de Gadenne, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivain alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent suggérer des montagnes ce que certains peintres en revanche ont saisi, le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades de saphirs au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses: ce lecteur divaguant…

    Paul Gadenne, Baleine. 150e numéro de la collection Un endroit où aller. Actes Sud, 38 p.

    Images: Aquarelle de Turner, Paul Gadenne, aquarelle de Samivel.



     

  • L’éternel gôuter

    medium_Arcimboldo.jpg
    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat. Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu. Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
    Image: Arcimboldo.

     

  • Charles-Albert bleu et or


    littérature

     

    Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition des Oeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.

    Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale.  Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations / Regard / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itimnéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...  

    «Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.

    Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»

    Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»

    Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»

    Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»

    Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»


    Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème». Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»


    Pour lire Charles-Albert Cingria 

    Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.

    Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
    Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.

     

    Anthologies et éditions de poche:

    Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
    Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
    Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
    Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
    Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
    Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.

  • Cingria ou le chant du monde

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpg
    Célébration de Charle-Albert

    Cinquante ans et des poussières après sa mort, Charles-Albert Cingria (1883-1954) que ses mille inconditionnels (chiffre rond et renouvelable, mais guère extensible) surnomment familièrement Charles-Albert, continue de vivre à travers son verbe de cristal, et de mieux en mieux à ce qu’il semble, alors que tant de ses pairs naguère glorieux soupirent au Purgatoire des lettres.

    Cingria7.JPGCharles-Albert écrivait tel jour d’Ouchy, et c’était hier ou ce matin : « Il y a une prairie, avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ». Ou bien il notait, en sortant de son logis de la rue Bonaparte, « l’or est tiède sur les façades », ou roulant sur sa bicyclette, « le bitume est exquis », ou cheminant en campagne, « l’herbe est divinement tendre ». Jean Paulhan, qui le défendait contre les pontifes pincés de la NRF (Gide en tête), releva qu’il savait dire « il pleut » comme personne et, des grands événements de ce monde, se « foutait complètement », étant entendu que « le signe du grand écrivain , c’est qu’il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde ». Et de fait, nul ne célébrait mieux que Charles-Albert « cela simplement qui existe », promeneur émerveillé des villes (Lausanne qu’il a décrit plus génialement que quiconque, Fribourg dont il a modulé les musiques, Paris à l’infini ou San Gimignano dans une lettre de nomade rimbaldien de vingt ans : « Cette ville avec ses quatorze tours s’élevant d’un pâté de maisons ressemble à une vieil orgue de bois ») mais aussi des campagnes qu’il sillonnait à vélo, nanti de sa petite valise de cuir bouilli et ralliant la prochaine étape où il payait ses hôtes (il avait par toute l’Europe des cercles s’ignorant les uns les autres qui le recevaient) de ses propos d’incomparable conteur, avant de franchir une nouvelle « frontière de rossignols » pour faire halte dans telle buvette ou se réfugier dans telle bibliothèque, entre Saint-Gall et Salamanque, où il enrichissait ses manuscrits enluminés de joyeux érudit ès histoire ou musicologie médiévale.

    Dans le sillage de Charles-Albert - né plutôt à l’aise dans une famille composite de Genève (Franco-levantin par son père et Polonais par sa mère), passé par le collège de Saint-Maurice, diplômé de rien mais sachant tout, entré en littérature avec son frère Alexandre le peintre verrier et Ramuz, Gilliard et autres compères des Cahiers vaudois -, toute une rumeur complaisante, cousue d’anecdotes, faisait de lui un pitre raté aux yeux des gens comme il faut, alors qu’une légende dorée se tissait à la fois par la vertu de ses écrits et de la reconnaissance des meilleurs, de son vivant Claudel ou Cocteau, Dubuffet, Jouhandeau, Ramuz, Stravinsky, Etiemble, après sa mort Philippe Jaccottet ou Jean Starobinski, enfin (et surtout) les Jacques, Réda et Chessex, lequel lui consacra la première introduction aux « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

    Dans une société cultivée que le tournis médiatique n’avait pas encore écervelée, la qualité d’un génie aussi peu « visible » que celui de Cingria, qui ne se manifestait ni par le roman ni par le théâtre, mais par quelques livres surfins ou savants et, bien plus, par une myriade de textes éparpillés entre revues et journaux grands ou petits, se distinguait encore par la découpe et la musicalité d’un style sans pareil, mais il aura fallu la première édition des Oeuvres complètes en dix-huit volumes, établie par quelques saintes personnes (une Gisèle Peyron, cantatrice épouse d’un hiérarque de l’Armée du salut, et Pierre-Olivier Walser l’infatigable pèlerin, notamment) pour en évaluer l’ampleur et l’inaltérable tenue, la profondeur de vue et l’allégresse. Ainsi ce dandy ruiné, ce zéro social, ce paria bedaineux, ce bateau ivre monté sur roues aura-t-il accompli dans la dèche quotidienne et l’humiliation, la pauvreté croissante et mille maux dont jamais il ne se plaint, ce Chef-d’œuvre de savoir subtil et d’improvisation jaillissante. Michel Butor le dit bien : « le sourcier des miracles ».

    Cingria130001.JPGEt ce miracle de plus : près de 500 pages d’hommages et de témoignages repris d’un peu partout, de récits et de pages inédites de Charles-Albert lui-même, ou d’études nouvelles attestant la relance de l’intérêt qu’il suscite, réunis par le jeune Alain Corbellari et toute une vibrante et sagace équipe de zélateurs dont Maryke de Courten est la doyenne avisée (elle souligne dans le Dossier H « la constance d’une philosophie ou l’unité du monde » chez Cingria), flanquée d’un autre fidèle apôtre à culottes courtes du nom de Jean-Christophe Curtet, qui donne ici une très précieuse chronologie détaillée.
    Rien là-dedans, pour autant, de l’hagiographie convenue dans le style de la momification ramuzienne en cours, mais un magnifique florilège de propos et d’observations, de traits vifs et libres ou de vues plus pénétrantes où des écrivains et des lettrés touchés par la grâce de Cingria en célèbrent les multiples facettes. Pierre Michon dans La danseuse, Nicolas Bouvier dans Le vagabond ensorcelé, Corinne Desarzens dans Vert Cingria, et Borgeaud, Budry, Mandiargues, son ami Jean-Marie Dunoyer dans Pompes pour football, bonbons élastiques, cinquante autres… Toute une polyphonie sensible et sensée, poétique ou savante, alternant avec le contrepoint à l’épinette à écrire de Charles-Albert le merveilleux…

    Charles-Albert Cingria. Les Dossiers H. L’Age d’homme, 2005, 490p.
    Charles-Albert Cingria. Propos animaliers. Choix de textes présenté par Maryke de Courten. L’Age d’Homme, Poche suisse, 176p.
    Charles-Albert Cingria. Le Novellino. Les cent nouvelles antiques ou le livre du beau parler gentil. L’Age d’Homme, Poche suisse, 209p.

    Images: portraits de Jean Dubuffet et de Géa Augsbourg.

  • En manque d'Aymé

    Aymé5.JPGL'humanisme sceptique d'un grand écrivain

    Marcel Aymé connaissait bien les hommes, dont il se méfiait avec tendresse.
    Avant le mémorable affrontement entre la nation poldève et le peuple molleton dont chacun se souvient de la guerre meurtrière qui en découla, il avait relevé que les deux grands Etats «avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux».

    Les lecteurs attentifs (il en reste au fond de l’avion) se rappellent évidemment cette nouvelle, intitulée Légende poldève, où l’on voyait une vieille demoiselle de grande piété et virginité, dépitée par l’inconduite de son vaurien de neveu orphelin, qu’elle avait pourtant chaperonné tant et plus, se faire sauver par lui au paradis, lorsqu’ils y arrivaient ensemble, elle de mort naturelle et lui en tant que jeune hussard crevé au champ d’honneur. Tandis que piétinaient les milliers de troufions à la porte du saint lieu, le jeune Bobislas, avisant sa chère «vioque» dans la foule bloquée, la prenait en effet en croupe et la faisait passer devant saint Pierre au titre de «catin du régiment». Or, cette céleste entourloupe consommait, en un geste généreux, l’antimilitarisme naturel et l’anticléricalisme familial d’un écrivain rétif à vrai dire à tous les «ismes» et si peu soucieux de reconnaissance officielle qu’il pria, lorsque le président de la République Vincent Auriol le menaça de lui décerner la Légion d’honneur, de se la «carrer dans le train».

    Longtemps Marcel Aymé passa, surtout aux yeux des mandarins littéraires, pour un littérateur charmant, mais en somme de seconde zone, dont le succès public devait beaucoup à ses contes pour enfants ou aux gauloiseries d’une certaine jument verte. Le bon peuple de ses lecteurs, quant à lui, n’a pas attendu la publication de ses oeuvres sous reliure «pleine peau dorée à l’or fin 23 carats», à l’enseigne de la Pléiade, pour se reconnaître dans la cohorte de braves gens et de coquins divers en lequel le professeur Michel Lecureur, grand ordonnateur de ladite édition, voit justement une «Comédie humaine du XXe siècle». De fait, sous couleur de fantaisie et d’humour, sur fond plutôt noir, l’oeuvre de Marcel Aymé est non seulement d’un grand conteur et d’un moraliste que Jean Anouilh eut raison de dire un moderne La Fontaine: il est aussi d’un observateur inlassable de l’humanité des champs (rappelons que ses premiers livres plongent leurs racines dans l’âpre et magique terre jurassienne de Brûlebois et de La vouivre) et des villes (il élut domicile à Montmartre, comme se le rappellent les descendants de poulbots du XVIIIe arrondissement), et rien de ce qui est humain ne fut étranger à ce franc-tireur aussi courageux que fragile de santé, qui défendit la liberté d’expression comme personne (ainsi lutta-t-il indifféremment pour sauver des confrères d’extrême-droite ou d’extrême gauche de la peine de mort ou de l’épuration et autres chasses aux sorcières) et modula par écrit toutes les nuances du comportement humain, de l’abjection à la sainteté.

    On parle aujourd’hui de Marcel Aymé comme d’un «classique» du XXe siècle, son style suivant en effet ce qu’on peut dire la «ligne claire» de notre langue, en ceci tout à fait différent de son compère Céline, refondateur d’une langue à grand brassage et musique inouïe. Pourtant on ne voudrait pas oublier les inventions constantes et les trouvailles à chaque page, de formulation ou d’imagination, d’un écrivain dont le bon sens terrien n’excluait pas le génie artiste. Ses nouvelles, aujourd’hui réunies selon l’ordre chronologique de leur composition, dans un pavé de 1366 pages, en témoignent plus encore que ses romans.

    Du jeune auteur encore tâtonnant (la première nouvelle, Et le monde continua, datée de 1927, relate l’étonnant plaidoyer du Fils «espoir des hommes» auprès de Dieu tout décidé à en finir avec Satan, donc avec le monde...), au conteur plus sûr du Puits aux images (1932) et du Nain (1934) ou des Contes du chat perché (1934), nous voyons l’art du conteur s’affiner et se diversifier avec le superbe recueil trop peu connu de Derrière chez Martin (1938), le fameux Passe-Muraille (1943) et le plus sombre Vin de Paris (1947), ou enfin le décapant En arrière (1950), dans lequel la critique du conformisme de l’anticonformisme fait écho à l’essai intitulé Le confort intellectuel (1949), dont la (re)lecture fera ressentir à quel point Marcel Aymé nous manque à l’heure du politiquement correct et de la traque anti-fumeurs...

    Marcel Aymé. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1366pp.
    A lire aussi: Michel Lecureur. La comédie humaine de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.

  • Café littéraire

    medium_Czapski3_kuffer_v1_.JPG

     

     J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
    C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
    Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
    Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
    C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…

    Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl  sur toile, 1981.

  • Ceux qui vont en justice

    89e16f1cbec20a79741dad219b085f95.jpg
    Celui qui réapparaît menottes aux poings / Celle qui a porté plainte contre le Prince Charmant / Ceux qui voient la vie de leur enfant exposée aux regards du Tribunal / Celui qui se demande ce qu’il serait devenu avec un père ivrogne dans un pays en guerre et plus ou moins douze frères et sœurs si l’accusé n’a pas menti sur cela aussi / Celle qui regarde la mère de la victime de son point de vue de juge déjà grand-mère / Ceux qui violent et violentent tous les jours que Dieu fait en toute impunité / Celui qu’émeut l’humanité de la Cour / Celle qui sent la glace de la réalité la transir / Ceux qui découvrent que leur enfant est une femme / Celui qui tourne en rond dans la cage du non-langage / Celle qui se fait arracher en public les derniers aveux de son aveugle passion de jouvencelle / Ceux qui se rappellent leurs vingt ans / Celui qui plaide en tennis / Celle qui constate que ses dépositions n’ont rien retenu de l’essentiel de ce qu’elle a enduré / Ceux que choque le trop jeune avocat stagiaire qui taxe son client de salaud et de lâche pour le disculper de l’accusation d’être un violeur / Celui qui a ouvert sa maison au barbare en connaissance de cause / Celle qui a ouvert son cœur de mère au barbare avant de ramasser ses slips sales / Ceux qui trouvent toutes les excuses au barbare / Celui qui estime que sa cause est jugée d’avance vu qu’il est né du mauvais côté / Celle que le barbare a fascinée avant de sentir la pointe de son couteau sur sa gorge de roucoulante colombe / Ceux qui se barricadent dans le déni / Celui qui estime avec ses compères du Bar Le Bronco que toutes les femmes sont des putes et des salopes à dresser, sauf leurs mères / Celle qui souffre de se rappeler tout ce qu’elle a aimé de ce nul / Ceux qui envient cette passion de jeunesse tout à fait stupide selon les critères de la Raison / Celui qui se réjouit de remonter sur son voilier de 18m. après avoir jugé ce pauvre type mal barré à vie selon son expérience / Celle que la tristesse terrasse à l’instant où justice lui est rendue / Ceux qui se réjouissent de tourner la page / Celui qui s’est reconstruit en taule / Celle qui estime que cette cause qu’elle a défendue en tant que substitut du procureur devait l’être bec et griffes pour le bien des petites écervelées qu’abusent encore des prétendus princes charmants à couilles rabattues / Ceux qui ramènent tout à un excès de testostérone comme au Tour de France - enfin tu vois quoi / Celui qui espère sans se faire trop d’illusions que trois ans de travaux agricoles ou horticoles adouciront cette petite brute / Celle qui redoute de revoir un jour l’Homme de Sa vie au coin d’une rue / Ceux qui se sont faits à l’idée que les frasques les plus cuisantes du père seront répétées par le fils, et que la fille ne sera pas une oie moins blanche que la mère, etc.

    Image: Daumier

  • Ceux qui scrutent les eaux du fleuve

    Panopticon898.jpg
    Celui qui dit toujours qu’il n’est pas antisémite, mais quand même / Celle qui n’ose pas dire à Reginald que son parfum l’indispose / Ceux qui vous trahissent pour votre bien / Celui qui attend les honneurs dus à son rang / Celle qui gère tant bien que mal un cousin friqué qu’elle estime réactionnaire / Ceux qui s’investissent dans le créatif / Celui qui affirme que Gonzague Saint-Bris gagne à être mieux connu / Celle qui redoute les influences d’Uranus sur sa vie / Ceux qui vous sourient à l’arrêt du bus / Celui qui a farci de lames de rasoir les morceaux de pain qu’il a jetés aux caniches nains de Madame Lempen / Celle qui insinue que Roudoudou le SDF est un pédophile potentiel / Ceux qui refusent de monter en téléski avec un étranger / Celui qui écoute du Mozart pour se remonter le moral / Celle qui pense qu’un conseiller communal catholique doit montrer l’exemple / Ceux qui ont donné leur vie aux chemins de fer / Celui qui vendra le Leica de son père dès qu’il aura canné / Celle qui estime que le bilan écologique de l’avion est très négatif / Ceux qui se rappellent que la Chandeleur, jour des crêpes, est aussi celui de la présentation de Jésus au temple de Jérusalem / Celle qu’épate le fait qu’un jet de sperme d’éléphant permette à une termitière de survivre pendant treize mois/ Ceux que la mise à mort des taureaux fait bander / Celui qui sait qu’il n’en a plus que pour trois mois au max / Celle qui sait quelle place est stratégique dans le tea-room Les Bosquets / Ceux qui recourent aux flashes précis de la médium Maude / Celui qui se signe à l’entrée des tunnels / Celle qui avait à la base le potentiel vocal de la Nicoletta des meilleures années / Ceux qui feraient des bornes pour un bon Cantal / Celui qui estime que tout de même José Bové reste José Bové / Celle qui reproduit la Joconde au point de croix / Ceux qui ne peuvent pas kiffer l’opérette, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Le gong

    medium_Gong2.jpgGong sur le moment est à la fois mon surnom et la chose. En elle chaque coup retentit jusqu’aux extrémités de ses tsunamis. Je ne suis plus alors que ce battant du Big Bang originel annonçant l’universel Ding Dong.
    Après quoi je redeviens Monsieur Ming et elle Miss Mong, partenaires de ping-pong à l’Espace Détente de la prison de Sing-Sing.

  • Le lait des nuits



    Maman renifle ces portulans humides avant même que je ne sache de quoi il retourne. La semence de ce jeune homme était surabondante, dira-t-elle plus tard avec le manque total de retenue qui caractérise souvent la mère typique.

    Il me semble d’abord que cela sent la pêche. Non, ce n’est pas la pêche: c’est l’amande que cela sent, l’amande douce, plus exactement la fleur d’amandier dans le vent tiède, le verger tout blanc des matinées de printemps, ou je me fourre le nez là-dedans et je vois plein d’étoiles et je ne pense pas que ça sorte de moi: je me figure comme ça que je suis un pylône et que j’ai puisé dans la profondeur d’un puits de fuel blanc.

    Longtemps cela s’épancha de moi par nappes au gré de rêves que je n’ai jamais notés, mais qui me reviennent parfois du tréfonds des années.

    Enfin je redécouvre depuis peu ce plaisir pris à la chasteté par les curés et les joueurs d’échecs, quand le corps endormi fait l’amour au sommeil.



  • Radiations libidinales

    littérature

    J’ai localisé le site des Mille Phallus au moyen d’un banal détecteur de radiations, mais la communauté scientifique n’aura jamais vent de ma théorie relative auxdites radiations: la Carrière avant tout.

    C’était pourtant clair. J’avais traversé cent fois ce coin de steppe supposé très à l’écart des zones à fouiller, et c’est en roulant un patin à ma nouvelle adjointe, arrivée trois jours plus tôt de Brisbane, prénom Darlene, vraiment la plante, que l’appareil s’est mis à grésiller.

    - Tu vois ce qu’on rayonne, Baby, lui dis-je avec mon esprit coutumier, et je fis réviser l’appareil pour le travail du lendemain.

    Or au soir du jour suivant, toujours avec Darlene, le détecteur recommence de s’agiter un max. Et là mon esprit scientifique se met à trotter; et ça se corse à l’instant où Darlene s’éloigne, puis quand elle revient. Sur quoi j’ordonne une fouille à cet endroit.

    Le nom de Darlene fut associé au mien lorsque nos services diffusèrent la nouvelle de l’extraordinaire découverte de l’armée des Mille Phallus, et j’eus loisir de poursuivre mes observations initiales quand débarquèrent les médias du monde entier, avec leur lot de Superwomen.

    Darlene ne fit aucune difficulté lorsque je lui recommandai de s’abstenir de la moindre allusion publique à nos petites expériences et à ma théorie. C’est à notre découverte qu’elle doit son nouveau poste de directrice de recherches à Melbourne. Notre secret est tout ce qui me rappelle cette liaison. D’ailleurs je ne m’attache jamais: la Science est une femme jalouse.

  • Serial killer de la critique (?)

    medium_Amis.3.jpg
    Cette peste de Martin Amis

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

  • Ceux qui maximisent leur potentiel

     medium_JLK33.jpg

    Celui qui développe son aire de prédateur administratif / Celle qui met toujours une certaine human touch dans ses lettres de licenciement / Ceux qui ont lynché l’adjoint du chef de service dont on a découvert le passé de scientologue / Celui qui collectionne les méthodes d’assainissement financier / Celle qui a proposé ses escort girls au producteur d’Astérix aux Jeux Olympiques / Ceux qui affament un lynx qu’ils lâcheront à la pleine lune dans le Parc aux Biches / Celui qui était en train de rédiger son offre d’emploi à la firme Optima lorsque le plafond de son studio s’est effondré / Celle qui a entendu le plafond de son voisin Rudolf s’effondrer pendant qu’elle lisait le dernier Marc Levy / Ceux qui ont connu Rudolf à l’époque où il démarchait l’Encyclopédie du Bricolage / Celui qui décide de changer sa stratégie dans la gestion de ses pulsions primales / Celle qui envisage sérieusement de grever son budget pour l’achat d’un complexe cellulaire buste et décolleté à 148 euros / Ceux qui prétendent voir la vie plein écran / Celui qui dit à Rafik que les Arabes lui ont toujours paru plus performants que les Blacks / Celle qui a trouvé une solution innovante pour l’éclairage de son Coin Méditation / Ceux qui estiment que tout est déjà réglé par la Nature / Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte / Celle qui offre des dessous affriolants à sa belle-fille Zerline afin qu’elle fasse la reconquête de son fils adoré / Ceux qui vivent peinards dans les containers de l’usine à gaz désaffectée de la Banlieue Est, etc.

    Photo Philip Seelen: JLK l'ombrageux.

     

  • Dans la farine

    medium_Fellini.JPG

    J’ai toujours aimé ses bras roses. Roses potelés. De porcelaine humide, genre Sèvres mou. Ses bras roses et ses seins de laitière.

    Quand elle me roule dans la farine et qu’elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l’un contre l’autre suffisent à ma paix.

    Père lui recommande de ne pas oublier le sel, que je sois un homme nom de Dieu. Mère lui reproche de mettre trop de sa salive, mais elle n’en fera toujours qu’à sa tête et la voici qui tire la langue dès que Mère s’en va voir ailleurs si j’y suis.

    Vient alors le jeu des trois nénés, vite en douce, qui me fait tant plaisir. Ma tête entre les deux choses chaudes, nous ne formons plus qu’un, et tout à l’heure le lait me viendra sûrement à la bouche.

    Dessin de Federico Fellini

  • Le rêveur éveillé


    Thierry Vernet, peintre

    medium_Vernet40.JPGLe bouquet diurne. Huile sur toile, 65x54cm, 1990.

    C’est un nouveau bonheur, après la découverte de la correspondance étincelante de Thierry Vernet, que de se replonger, par le truchement d’un beau texte dense et limpide du poète et historien d’art Jan Laurens Siesling, et un large aperçu des peintures de l’artiste, fort bien reproduites, dans l’espèce de rêve éveillé, et souvent enchanté, de ce peintre si original et si injustement méconnu. Le mérite de Jan Laurens Siesling et d’y introduire sans verbiage, avec modestie et délicatesse, la bonne distance de l'oeil extérieur, la ferveur mais aussi la compécente, en resituant pourtant avec précision l’artiste genevois établi à Paris, de sa formation peu académique à son grand voyage avec Nicolas Bouvier, avant une vie entière consacrée, aux côtés de Floristella Stephani, artiste elle aussi, à la seule peinture. Défendu par quelques galeristes, et surtout, les vingt dernières années de sa vie, par le couple de Plexus, à Chexbres (Vaud, Suisse), Barbara et Richard Aeschlimann, qui ont recueilli l’œuvre, Thierry Vernet aura vécu comme un franciscain, sans jamais en concevoir d’aigreur. Les dernières peintures qu’il eut encore la force de brosser, au stade final du cancer, n’expriment d’ailleurs qu’une sorte de psaume de reconnaissance, avec ce voile de mélancolie rêveuse qui flotte cependant sur toute l’œuvre. Au commentaire souvent éclairant de jan laurens Siesling, je reviendrai sous peu. Dans l’immédiat, cependant, ce sont les toiles de Thierry Vernet qui parleront ici, dont je m’impatiente de partager plus amplement la passion…

    Jan Laurens Siesling. Thierry Vernet, peintre. Avant-propos de RichardAeschlimann. Plexus/Editions d’art Somogy, 145p.

    medium_Vernet36.2.JPG

    medium_Vernet47.JPGmedium_Vernet45.JPG

     

     

     

     

     

     

     

    medium_Vernet46.JPG

     

     

    Jardin nocturne à Savona. Huile sur toile, 59x65cm, 1987.

    medium_Vernet44.JPGmedium_Vernet48.JPG

  • L’alphabet mystérieux

    92c2264346e856b1678453cc1aec219b.jpg
    Sur une phrase d’Yves Leclair


    « Je suis ce petit aveugle conduit par une main inconnue, venu contempler un moineau dans les jets d’encre des bambous ».

    Yves Leclair, Manuel de contemplation en montagne, La Table Ronde, 2005

    JLK: L'oiseau petit. Aquarelle, 2006. 

  • Ceux qui attendent leur tour


    adb0ce7375568d228d95b0a90b43aa1d.jpg

    Celui qui n’aime pas se voir à la télé / Celle qui se noie dans la Marie Brizard / Ceux qui spéculent sur le cancer du pancréas de leur Boss / Celui qui évalue par écrit ceux qu’il fréquente / Celle qui aime se baigner nue / Ceux qui se sont réservé un vol orbital / Celui qui déchire le portrait de son père, et le recolle / Celle qui savoure le goût de son propre sang / Ceux qui rêvent de casser une manif / Celui qui se répète chaque matin devant sa glace qu’il n’est pas une fiote / Celle qui en veut à ceux qui la regardent et plus encore à ceux qui ne la regardent pas / Ceux qui aiment le tonnerre en montagne / Celui qui fume dans la voiture quand il a charge de l’enfant / Celle qui est sûre que Jean-Paul Sartre était un pédérasque / Ceux qui ponctuent leur discours de mots orduriers / Celle qui peint des nuages / Ceux qui se flattent de ne rien lire / Celui qui s’assume à tous les niveaux (dit-il) / Celle qui vit à 100 à l’heure (dit-elle) / Ceux qui sont de vrais battants (disent-ils) / Celui qui finit les verres des autres / Celle qui se targue de tout leur dire / Ceux qui rêvent de se faire un dealer / Celui qui dispose d’un destructeur de documents personnalisé / Celle qui combat les mauvaises odeurs du bureau / Ceux qui endurent tout en silence.