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litterature - Page 12

  • La fugitive

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    Je reçois une lettre anonyme signée Un ami qui vous veut du bien, qui me dit que celle que je cherche se trouve dans le métro de Paris. Je fais donc croire à Pomme, qui me présente volontiers comme son compagnon de vie, que je dois passer trois jours à la capitale, et je m’y attendais: elle me dit qu’elle ne pourra m’accompagner à cause de son atelier de patchwork.

    J’aperçois celle que je cherche sur le quai de la station Gaîté, mais c’est évidemment de l’autre côté des voies et ce n’est même pas la peine que j’essaie de la rejoindre puisque sa rame arrive à ce moment-là. Un autre jour il me semble en distinguer le pur ovale du visage dans la foule de Saint-Michel, mais ce n’est peut-être qu’une fantasmagorie; en revanche elle s’assied bel et bien en face de moi sur le trajet de retour entre Bastille et Gare de Lyon, et là je m’en veux de ne pas avoir le cul de bouleverser la sacro-sainte organisation de Pomme, qui m’attend ce soir pour fêter la libération des otages du Liban avec ses amis du Groupe Solidarité.

    Bref, je n’en ai pas fini de lui courir après. D’ailleurs cela devait être écrit puisqu’au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez.

    Image: Philip Seelen

  • Nabucco bibliophile



    Les Nubiens n’ont pas leur pareil à la frotte du bois de pierre. Tout ce qui pèse en moi de mélancolie se trouve allégé quand un Nubien lustre mes fameux sols de chêne silicifié que les ambassadeurs étrangers prennent pour de l’ambre.

    Je ne sais si les Nubiens ont une âme, il n’est pas de mon ressort de relancer la controverse de Ninive, mais peu d’êtres animés ont autant qu’eux le sens des hiérarchies esthétiques.

    Mêmes réduits en esclavage mes Nubiens n’ont rien perdu de leur ascendant princier. Je les aime voir manger des fruits crus et déféquer dans la paille, j’aime les voir lutter à mains nues et se masser ensuite à grand renfort d’onguents parfumés.

    En ce qui concerne la reliure, je recommande un abattage traditionnel des individus certifiés les plus purs quant au sang et au derme. De tous les volumes de ma Librairie, il n’est pas un dont on puisse dire que la façon pleine peau n’a pas pour provenance un Nubien travaillé à la fleur de l’âge.

    De la qualité des onguents fournis à mes Nubiens dépend en outre, pour beaucoup, l’odeur qui émane de mes chers ouvrages.  Or chacun sait, jusqu'au Barbare, que l'odeur est le langage de Dieu...

  • Baleine au bord du ciel

    dd30ce2d63f464ff2146f2fbef9e1d39.jpgLecture en chemin. A Chamonix, ce jour-là, en lisant Baleine de Paul Gadenne

    L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non : que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige ; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentiane, et c’était cela même me disais-je : l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    °°°

    littératureC’est le miracle de la lecture que de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler, soudain, ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à la soixantaine, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique : une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient donc avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    °°°

    La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
    Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante ! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou ? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre pensée lyrique ou philosophique, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…

    °°°

    cba79b5ea17b5c0c56e9ae8a05aa08a0.jpgTandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane de la nouvelle de Gadenne, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivain alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent suggérer des montagnes ce que certains peintres en revanche ont saisi, le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades de saphirs au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses: ce lecteur divaguant…

    Paul Gadenne, Baleine. 150e numéro de la collection Un endroit où aller. Actes Sud, 38 p.

    Images: Aquarelle de Turner, Paul Gadenne, aquarelle de Samivel.



     

  • L’éternel gôuter

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    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat. Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu. Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
    Image: Arcimboldo.

     

  • Charles-Albert bleu et or


    littérature

     

    Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition des Oeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.

    Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale.  Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations / Regard / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itimnéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...  

    «Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.

    Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»

    Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»

    Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»

    Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»

    Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»


    Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème». Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»


    Pour lire Charles-Albert Cingria 

    Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.

    Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
    Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.

     

    Anthologies et éditions de poche:

    Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
    Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
    Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
    Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
    Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
    Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.

  • Cingria ou le chant du monde

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    Célébration de Charle-Albert

    Cinquante ans et des poussières après sa mort, Charles-Albert Cingria (1883-1954) que ses mille inconditionnels (chiffre rond et renouvelable, mais guère extensible) surnomment familièrement Charles-Albert, continue de vivre à travers son verbe de cristal, et de mieux en mieux à ce qu’il semble, alors que tant de ses pairs naguère glorieux soupirent au Purgatoire des lettres.

    Cingria7.JPGCharles-Albert écrivait tel jour d’Ouchy, et c’était hier ou ce matin : « Il y a une prairie, avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ». Ou bien il notait, en sortant de son logis de la rue Bonaparte, « l’or est tiède sur les façades », ou roulant sur sa bicyclette, « le bitume est exquis », ou cheminant en campagne, « l’herbe est divinement tendre ». Jean Paulhan, qui le défendait contre les pontifes pincés de la NRF (Gide en tête), releva qu’il savait dire « il pleut » comme personne et, des grands événements de ce monde, se « foutait complètement », étant entendu que « le signe du grand écrivain , c’est qu’il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde ». Et de fait, nul ne célébrait mieux que Charles-Albert « cela simplement qui existe », promeneur émerveillé des villes (Lausanne qu’il a décrit plus génialement que quiconque, Fribourg dont il a modulé les musiques, Paris à l’infini ou San Gimignano dans une lettre de nomade rimbaldien de vingt ans : « Cette ville avec ses quatorze tours s’élevant d’un pâté de maisons ressemble à une vieil orgue de bois ») mais aussi des campagnes qu’il sillonnait à vélo, nanti de sa petite valise de cuir bouilli et ralliant la prochaine étape où il payait ses hôtes (il avait par toute l’Europe des cercles s’ignorant les uns les autres qui le recevaient) de ses propos d’incomparable conteur, avant de franchir une nouvelle « frontière de rossignols » pour faire halte dans telle buvette ou se réfugier dans telle bibliothèque, entre Saint-Gall et Salamanque, où il enrichissait ses manuscrits enluminés de joyeux érudit ès histoire ou musicologie médiévale.

    Dans le sillage de Charles-Albert - né plutôt à l’aise dans une famille composite de Genève (Franco-levantin par son père et Polonais par sa mère), passé par le collège de Saint-Maurice, diplômé de rien mais sachant tout, entré en littérature avec son frère Alexandre le peintre verrier et Ramuz, Gilliard et autres compères des Cahiers vaudois -, toute une rumeur complaisante, cousue d’anecdotes, faisait de lui un pitre raté aux yeux des gens comme il faut, alors qu’une légende dorée se tissait à la fois par la vertu de ses écrits et de la reconnaissance des meilleurs, de son vivant Claudel ou Cocteau, Dubuffet, Jouhandeau, Ramuz, Stravinsky, Etiemble, après sa mort Philippe Jaccottet ou Jean Starobinski, enfin (et surtout) les Jacques, Réda et Chessex, lequel lui consacra la première introduction aux « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

    Dans une société cultivée que le tournis médiatique n’avait pas encore écervelée, la qualité d’un génie aussi peu « visible » que celui de Cingria, qui ne se manifestait ni par le roman ni par le théâtre, mais par quelques livres surfins ou savants et, bien plus, par une myriade de textes éparpillés entre revues et journaux grands ou petits, se distinguait encore par la découpe et la musicalité d’un style sans pareil, mais il aura fallu la première édition des Oeuvres complètes en dix-huit volumes, établie par quelques saintes personnes (une Gisèle Peyron, cantatrice épouse d’un hiérarque de l’Armée du salut, et Pierre-Olivier Walser l’infatigable pèlerin, notamment) pour en évaluer l’ampleur et l’inaltérable tenue, la profondeur de vue et l’allégresse. Ainsi ce dandy ruiné, ce zéro social, ce paria bedaineux, ce bateau ivre monté sur roues aura-t-il accompli dans la dèche quotidienne et l’humiliation, la pauvreté croissante et mille maux dont jamais il ne se plaint, ce Chef-d’œuvre de savoir subtil et d’improvisation jaillissante. Michel Butor le dit bien : « le sourcier des miracles ».

    Cingria130001.JPGEt ce miracle de plus : près de 500 pages d’hommages et de témoignages repris d’un peu partout, de récits et de pages inédites de Charles-Albert lui-même, ou d’études nouvelles attestant la relance de l’intérêt qu’il suscite, réunis par le jeune Alain Corbellari et toute une vibrante et sagace équipe de zélateurs dont Maryke de Courten est la doyenne avisée (elle souligne dans le Dossier H « la constance d’une philosophie ou l’unité du monde » chez Cingria), flanquée d’un autre fidèle apôtre à culottes courtes du nom de Jean-Christophe Curtet, qui donne ici une très précieuse chronologie détaillée.
    Rien là-dedans, pour autant, de l’hagiographie convenue dans le style de la momification ramuzienne en cours, mais un magnifique florilège de propos et d’observations, de traits vifs et libres ou de vues plus pénétrantes où des écrivains et des lettrés touchés par la grâce de Cingria en célèbrent les multiples facettes. Pierre Michon dans La danseuse, Nicolas Bouvier dans Le vagabond ensorcelé, Corinne Desarzens dans Vert Cingria, et Borgeaud, Budry, Mandiargues, son ami Jean-Marie Dunoyer dans Pompes pour football, bonbons élastiques, cinquante autres… Toute une polyphonie sensible et sensée, poétique ou savante, alternant avec le contrepoint à l’épinette à écrire de Charles-Albert le merveilleux…

    Charles-Albert Cingria. Les Dossiers H. L’Age d’homme, 2005, 490p.
    Charles-Albert Cingria. Propos animaliers. Choix de textes présenté par Maryke de Courten. L’Age d’Homme, Poche suisse, 176p.
    Charles-Albert Cingria. Le Novellino. Les cent nouvelles antiques ou le livre du beau parler gentil. L’Age d’Homme, Poche suisse, 209p.

    Images: portraits de Jean Dubuffet et de Géa Augsbourg.

  • En manque d'Aymé

    Aymé5.JPGL'humanisme sceptique d'un grand écrivain

    Marcel Aymé connaissait bien les hommes, dont il se méfiait avec tendresse.
    Avant le mémorable affrontement entre la nation poldève et le peuple molleton dont chacun se souvient de la guerre meurtrière qui en découla, il avait relevé que les deux grands Etats «avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux».

    Les lecteurs attentifs (il en reste au fond de l’avion) se rappellent évidemment cette nouvelle, intitulée Légende poldève, où l’on voyait une vieille demoiselle de grande piété et virginité, dépitée par l’inconduite de son vaurien de neveu orphelin, qu’elle avait pourtant chaperonné tant et plus, se faire sauver par lui au paradis, lorsqu’ils y arrivaient ensemble, elle de mort naturelle et lui en tant que jeune hussard crevé au champ d’honneur. Tandis que piétinaient les milliers de troufions à la porte du saint lieu, le jeune Bobislas, avisant sa chère «vioque» dans la foule bloquée, la prenait en effet en croupe et la faisait passer devant saint Pierre au titre de «catin du régiment». Or, cette céleste entourloupe consommait, en un geste généreux, l’antimilitarisme naturel et l’anticléricalisme familial d’un écrivain rétif à vrai dire à tous les «ismes» et si peu soucieux de reconnaissance officielle qu’il pria, lorsque le président de la République Vincent Auriol le menaça de lui décerner la Légion d’honneur, de se la «carrer dans le train».

    Longtemps Marcel Aymé passa, surtout aux yeux des mandarins littéraires, pour un littérateur charmant, mais en somme de seconde zone, dont le succès public devait beaucoup à ses contes pour enfants ou aux gauloiseries d’une certaine jument verte. Le bon peuple de ses lecteurs, quant à lui, n’a pas attendu la publication de ses oeuvres sous reliure «pleine peau dorée à l’or fin 23 carats», à l’enseigne de la Pléiade, pour se reconnaître dans la cohorte de braves gens et de coquins divers en lequel le professeur Michel Lecureur, grand ordonnateur de ladite édition, voit justement une «Comédie humaine du XXe siècle». De fait, sous couleur de fantaisie et d’humour, sur fond plutôt noir, l’oeuvre de Marcel Aymé est non seulement d’un grand conteur et d’un moraliste que Jean Anouilh eut raison de dire un moderne La Fontaine: il est aussi d’un observateur inlassable de l’humanité des champs (rappelons que ses premiers livres plongent leurs racines dans l’âpre et magique terre jurassienne de Brûlebois et de La vouivre) et des villes (il élut domicile à Montmartre, comme se le rappellent les descendants de poulbots du XVIIIe arrondissement), et rien de ce qui est humain ne fut étranger à ce franc-tireur aussi courageux que fragile de santé, qui défendit la liberté d’expression comme personne (ainsi lutta-t-il indifféremment pour sauver des confrères d’extrême-droite ou d’extrême gauche de la peine de mort ou de l’épuration et autres chasses aux sorcières) et modula par écrit toutes les nuances du comportement humain, de l’abjection à la sainteté.

    On parle aujourd’hui de Marcel Aymé comme d’un «classique» du XXe siècle, son style suivant en effet ce qu’on peut dire la «ligne claire» de notre langue, en ceci tout à fait différent de son compère Céline, refondateur d’une langue à grand brassage et musique inouïe. Pourtant on ne voudrait pas oublier les inventions constantes et les trouvailles à chaque page, de formulation ou d’imagination, d’un écrivain dont le bon sens terrien n’excluait pas le génie artiste. Ses nouvelles, aujourd’hui réunies selon l’ordre chronologique de leur composition, dans un pavé de 1366 pages, en témoignent plus encore que ses romans.

    Du jeune auteur encore tâtonnant (la première nouvelle, Et le monde continua, datée de 1927, relate l’étonnant plaidoyer du Fils «espoir des hommes» auprès de Dieu tout décidé à en finir avec Satan, donc avec le monde...), au conteur plus sûr du Puits aux images (1932) et du Nain (1934) ou des Contes du chat perché (1934), nous voyons l’art du conteur s’affiner et se diversifier avec le superbe recueil trop peu connu de Derrière chez Martin (1938), le fameux Passe-Muraille (1943) et le plus sombre Vin de Paris (1947), ou enfin le décapant En arrière (1950), dans lequel la critique du conformisme de l’anticonformisme fait écho à l’essai intitulé Le confort intellectuel (1949), dont la (re)lecture fera ressentir à quel point Marcel Aymé nous manque à l’heure du politiquement correct et de la traque anti-fumeurs...

    Marcel Aymé. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1366pp.
    A lire aussi: Michel Lecureur. La comédie humaine de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.

  • Café littéraire

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     J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
    C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
    Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
    Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
    C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…

    Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl  sur toile, 1981.

  • Ceux qui vont en justice

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    Celui qui réapparaît menottes aux poings / Celle qui a porté plainte contre le Prince Charmant / Ceux qui voient la vie de leur enfant exposée aux regards du Tribunal / Celui qui se demande ce qu’il serait devenu avec un père ivrogne dans un pays en guerre et plus ou moins douze frères et sœurs si l’accusé n’a pas menti sur cela aussi / Celle qui regarde la mère de la victime de son point de vue de juge déjà grand-mère / Ceux qui violent et violentent tous les jours que Dieu fait en toute impunité / Celui qu’émeut l’humanité de la Cour / Celle qui sent la glace de la réalité la transir / Ceux qui découvrent que leur enfant est une femme / Celui qui tourne en rond dans la cage du non-langage / Celle qui se fait arracher en public les derniers aveux de son aveugle passion de jouvencelle / Ceux qui se rappellent leurs vingt ans / Celui qui plaide en tennis / Celle qui constate que ses dépositions n’ont rien retenu de l’essentiel de ce qu’elle a enduré / Ceux que choque le trop jeune avocat stagiaire qui taxe son client de salaud et de lâche pour le disculper de l’accusation d’être un violeur / Celui qui a ouvert sa maison au barbare en connaissance de cause / Celle qui a ouvert son cœur de mère au barbare avant de ramasser ses slips sales / Ceux qui trouvent toutes les excuses au barbare / Celui qui estime que sa cause est jugée d’avance vu qu’il est né du mauvais côté / Celle que le barbare a fascinée avant de sentir la pointe de son couteau sur sa gorge de roucoulante colombe / Ceux qui se barricadent dans le déni / Celui qui estime avec ses compères du Bar Le Bronco que toutes les femmes sont des putes et des salopes à dresser, sauf leurs mères / Celle qui souffre de se rappeler tout ce qu’elle a aimé de ce nul / Ceux qui envient cette passion de jeunesse tout à fait stupide selon les critères de la Raison / Celui qui se réjouit de remonter sur son voilier de 18m. après avoir jugé ce pauvre type mal barré à vie selon son expérience / Celle que la tristesse terrasse à l’instant où justice lui est rendue / Ceux qui se réjouissent de tourner la page / Celui qui s’est reconstruit en taule / Celle qui estime que cette cause qu’elle a défendue en tant que substitut du procureur devait l’être bec et griffes pour le bien des petites écervelées qu’abusent encore des prétendus princes charmants à couilles rabattues / Ceux qui ramènent tout à un excès de testostérone comme au Tour de France - enfin tu vois quoi / Celui qui espère sans se faire trop d’illusions que trois ans de travaux agricoles ou horticoles adouciront cette petite brute / Celle qui redoute de revoir un jour l’Homme de Sa vie au coin d’une rue / Ceux qui se sont faits à l’idée que les frasques les plus cuisantes du père seront répétées par le fils, et que la fille ne sera pas une oie moins blanche que la mère, etc.

    Image: Daumier

  • Ceux qui scrutent les eaux du fleuve

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    Celui qui dit toujours qu’il n’est pas antisémite, mais quand même / Celle qui n’ose pas dire à Reginald que son parfum l’indispose / Ceux qui vous trahissent pour votre bien / Celui qui attend les honneurs dus à son rang / Celle qui gère tant bien que mal un cousin friqué qu’elle estime réactionnaire / Ceux qui s’investissent dans le créatif / Celui qui affirme que Gonzague Saint-Bris gagne à être mieux connu / Celle qui redoute les influences d’Uranus sur sa vie / Ceux qui vous sourient à l’arrêt du bus / Celui qui a farci de lames de rasoir les morceaux de pain qu’il a jetés aux caniches nains de Madame Lempen / Celle qui insinue que Roudoudou le SDF est un pédophile potentiel / Ceux qui refusent de monter en téléski avec un étranger / Celui qui écoute du Mozart pour se remonter le moral / Celle qui pense qu’un conseiller communal catholique doit montrer l’exemple / Ceux qui ont donné leur vie aux chemins de fer / Celui qui vendra le Leica de son père dès qu’il aura canné / Celle qui estime que le bilan écologique de l’avion est très négatif / Ceux qui se rappellent que la Chandeleur, jour des crêpes, est aussi celui de la présentation de Jésus au temple de Jérusalem / Celle qu’épate le fait qu’un jet de sperme d’éléphant permette à une termitière de survivre pendant treize mois/ Ceux que la mise à mort des taureaux fait bander / Celui qui sait qu’il n’en a plus que pour trois mois au max / Celle qui sait quelle place est stratégique dans le tea-room Les Bosquets / Ceux qui recourent aux flashes précis de la médium Maude / Celui qui se signe à l’entrée des tunnels / Celle qui avait à la base le potentiel vocal de la Nicoletta des meilleures années / Ceux qui feraient des bornes pour un bon Cantal / Celui qui estime que tout de même José Bové reste José Bové / Celle qui reproduit la Joconde au point de croix / Ceux qui ne peuvent pas kiffer l’opérette, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Le gong

    medium_Gong2.jpgGong sur le moment est à la fois mon surnom et la chose. En elle chaque coup retentit jusqu’aux extrémités de ses tsunamis. Je ne suis plus alors que ce battant du Big Bang originel annonçant l’universel Ding Dong.
    Après quoi je redeviens Monsieur Ming et elle Miss Mong, partenaires de ping-pong à l’Espace Détente de la prison de Sing-Sing.

  • Le lait des nuits



    Maman renifle ces portulans humides avant même que je ne sache de quoi il retourne. La semence de ce jeune homme était surabondante, dira-t-elle plus tard avec le manque total de retenue qui caractérise souvent la mère typique.

    Il me semble d’abord que cela sent la pêche. Non, ce n’est pas la pêche: c’est l’amande que cela sent, l’amande douce, plus exactement la fleur d’amandier dans le vent tiède, le verger tout blanc des matinées de printemps, ou je me fourre le nez là-dedans et je vois plein d’étoiles et je ne pense pas que ça sorte de moi: je me figure comme ça que je suis un pylône et que j’ai puisé dans la profondeur d’un puits de fuel blanc.

    Longtemps cela s’épancha de moi par nappes au gré de rêves que je n’ai jamais notés, mais qui me reviennent parfois du tréfonds des années.

    Enfin je redécouvre depuis peu ce plaisir pris à la chasteté par les curés et les joueurs d’échecs, quand le corps endormi fait l’amour au sommeil.



  • Radiations libidinales

    littérature

    J’ai localisé le site des Mille Phallus au moyen d’un banal détecteur de radiations, mais la communauté scientifique n’aura jamais vent de ma théorie relative auxdites radiations: la Carrière avant tout.

    C’était pourtant clair. J’avais traversé cent fois ce coin de steppe supposé très à l’écart des zones à fouiller, et c’est en roulant un patin à ma nouvelle adjointe, arrivée trois jours plus tôt de Brisbane, prénom Darlene, vraiment la plante, que l’appareil s’est mis à grésiller.

    - Tu vois ce qu’on rayonne, Baby, lui dis-je avec mon esprit coutumier, et je fis réviser l’appareil pour le travail du lendemain.

    Or au soir du jour suivant, toujours avec Darlene, le détecteur recommence de s’agiter un max. Et là mon esprit scientifique se met à trotter; et ça se corse à l’instant où Darlene s’éloigne, puis quand elle revient. Sur quoi j’ordonne une fouille à cet endroit.

    Le nom de Darlene fut associé au mien lorsque nos services diffusèrent la nouvelle de l’extraordinaire découverte de l’armée des Mille Phallus, et j’eus loisir de poursuivre mes observations initiales quand débarquèrent les médias du monde entier, avec leur lot de Superwomen.

    Darlene ne fit aucune difficulté lorsque je lui recommandai de s’abstenir de la moindre allusion publique à nos petites expériences et à ma théorie. C’est à notre découverte qu’elle doit son nouveau poste de directrice de recherches à Melbourne. Notre secret est tout ce qui me rappelle cette liaison. D’ailleurs je ne m’attache jamais: la Science est une femme jalouse.

  • Serial killer de la critique (?)

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    Cette peste de Martin Amis

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

  • Ceux qui maximisent leur potentiel

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    Celui qui développe son aire de prédateur administratif / Celle qui met toujours une certaine human touch dans ses lettres de licenciement / Ceux qui ont lynché l’adjoint du chef de service dont on a découvert le passé de scientologue / Celui qui collectionne les méthodes d’assainissement financier / Celle qui a proposé ses escort girls au producteur d’Astérix aux Jeux Olympiques / Ceux qui affament un lynx qu’ils lâcheront à la pleine lune dans le Parc aux Biches / Celui qui était en train de rédiger son offre d’emploi à la firme Optima lorsque le plafond de son studio s’est effondré / Celle qui a entendu le plafond de son voisin Rudolf s’effondrer pendant qu’elle lisait le dernier Marc Levy / Ceux qui ont connu Rudolf à l’époque où il démarchait l’Encyclopédie du Bricolage / Celui qui décide de changer sa stratégie dans la gestion de ses pulsions primales / Celle qui envisage sérieusement de grever son budget pour l’achat d’un complexe cellulaire buste et décolleté à 148 euros / Ceux qui prétendent voir la vie plein écran / Celui qui dit à Rafik que les Arabes lui ont toujours paru plus performants que les Blacks / Celle qui a trouvé une solution innovante pour l’éclairage de son Coin Méditation / Ceux qui estiment que tout est déjà réglé par la Nature / Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte / Celle qui offre des dessous affriolants à sa belle-fille Zerline afin qu’elle fasse la reconquête de son fils adoré / Ceux qui vivent peinards dans les containers de l’usine à gaz désaffectée de la Banlieue Est, etc.

    Photo Philip Seelen: JLK l'ombrageux.

     

  • Dans la farine

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    J’ai toujours aimé ses bras roses. Roses potelés. De porcelaine humide, genre Sèvres mou. Ses bras roses et ses seins de laitière.

    Quand elle me roule dans la farine et qu’elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l’un contre l’autre suffisent à ma paix.

    Père lui recommande de ne pas oublier le sel, que je sois un homme nom de Dieu. Mère lui reproche de mettre trop de sa salive, mais elle n’en fera toujours qu’à sa tête et la voici qui tire la langue dès que Mère s’en va voir ailleurs si j’y suis.

    Vient alors le jeu des trois nénés, vite en douce, qui me fait tant plaisir. Ma tête entre les deux choses chaudes, nous ne formons plus qu’un, et tout à l’heure le lait me viendra sûrement à la bouche.

    Dessin de Federico Fellini

  • Le rêveur éveillé


    Thierry Vernet, peintre

    medium_Vernet40.JPGLe bouquet diurne. Huile sur toile, 65x54cm, 1990.

    C’est un nouveau bonheur, après la découverte de la correspondance étincelante de Thierry Vernet, que de se replonger, par le truchement d’un beau texte dense et limpide du poète et historien d’art Jan Laurens Siesling, et un large aperçu des peintures de l’artiste, fort bien reproduites, dans l’espèce de rêve éveillé, et souvent enchanté, de ce peintre si original et si injustement méconnu. Le mérite de Jan Laurens Siesling et d’y introduire sans verbiage, avec modestie et délicatesse, la bonne distance de l'oeil extérieur, la ferveur mais aussi la compécente, en resituant pourtant avec précision l’artiste genevois établi à Paris, de sa formation peu académique à son grand voyage avec Nicolas Bouvier, avant une vie entière consacrée, aux côtés de Floristella Stephani, artiste elle aussi, à la seule peinture. Défendu par quelques galeristes, et surtout, les vingt dernières années de sa vie, par le couple de Plexus, à Chexbres (Vaud, Suisse), Barbara et Richard Aeschlimann, qui ont recueilli l’œuvre, Thierry Vernet aura vécu comme un franciscain, sans jamais en concevoir d’aigreur. Les dernières peintures qu’il eut encore la force de brosser, au stade final du cancer, n’expriment d’ailleurs qu’une sorte de psaume de reconnaissance, avec ce voile de mélancolie rêveuse qui flotte cependant sur toute l’œuvre. Au commentaire souvent éclairant de jan laurens Siesling, je reviendrai sous peu. Dans l’immédiat, cependant, ce sont les toiles de Thierry Vernet qui parleront ici, dont je m’impatiente de partager plus amplement la passion…

    Jan Laurens Siesling. Thierry Vernet, peintre. Avant-propos de RichardAeschlimann. Plexus/Editions d’art Somogy, 145p.

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    Jardin nocturne à Savona. Huile sur toile, 59x65cm, 1987.

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  • L’alphabet mystérieux

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    Sur une phrase d’Yves Leclair


    « Je suis ce petit aveugle conduit par une main inconnue, venu contempler un moineau dans les jets d’encre des bambous ».

    Yves Leclair, Manuel de contemplation en montagne, La Table Ronde, 2005

    JLK: L'oiseau petit. Aquarelle, 2006. 

  • Ceux qui attendent leur tour


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    Celui qui n’aime pas se voir à la télé / Celle qui se noie dans la Marie Brizard / Ceux qui spéculent sur le cancer du pancréas de leur Boss / Celui qui évalue par écrit ceux qu’il fréquente / Celle qui aime se baigner nue / Ceux qui se sont réservé un vol orbital / Celui qui déchire le portrait de son père, et le recolle / Celle qui savoure le goût de son propre sang / Ceux qui rêvent de casser une manif / Celui qui se répète chaque matin devant sa glace qu’il n’est pas une fiote / Celle qui en veut à ceux qui la regardent et plus encore à ceux qui ne la regardent pas / Ceux qui aiment le tonnerre en montagne / Celui qui fume dans la voiture quand il a charge de l’enfant / Celle qui est sûre que Jean-Paul Sartre était un pédérasque / Ceux qui ponctuent leur discours de mots orduriers / Celle qui peint des nuages / Ceux qui se flattent de ne rien lire / Celui qui s’assume à tous les niveaux (dit-il) / Celle qui vit à 100 à l’heure (dit-elle) / Ceux qui sont de vrais battants (disent-ils) / Celui qui finit les verres des autres / Celle qui se targue de tout leur dire / Ceux qui rêvent de se faire un dealer / Celui qui dispose d’un destructeur de documents personnalisé / Celle qui combat les mauvaises odeurs du bureau / Ceux qui endurent tout en silence.

     

  • Ceux qui cheminent en silence

    littérature
    Celui que l’abjection des médias perturbe jusqu’à l’insomnie / Celle qui n’ose rien refuser à son cousin pacsé dont l’angora Poupon est tombé de son balcon du septième / Ceux qui hantent les couloirs de l’Hôpital des enfants / Celui qui comprend au seul regard de l’oncologue ce qui les attend ce matin / Celle qui estime que la maladie de l’employé Dufaux relève de la faute professionnelle grave à ce moment précis du développement de l’Entreprise / Ceux qui ont voté pour la professionnalisation du clown Tirliboum au service des petits cancéreux / Celui qui considère qu’il perd sa vie à la gagner / Celle qui imagine le choc que ce serait pour sa concierge Madame Lopez de la voir tomber du douzième sur le dallage juste devant sa loge / Ceux qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes / Celui qui voit la vie comme à travers des barreaux (dit-il) / Celle qui endure le cynisme de l’infirmier Stello qui prétend que ses demandes d’analgésiques relèvent de tendances toxicomanes / Ceux qui font de moins en moins de pas dans le grand couloir / Celui qui a vu tripler le volume du bras de son fils atteint d’ostéosarcome dont il espérait faire une star du basket / Celle qui se sent en faute à chaque nouvelle flambée de ses métastases / ceux qui reviennent sous les fenêtres de leurs morts / Celui qui sait qu’il ne laissera aucun vide / Celle qui estime que le Téléthon est l’Honneur de la Télévision / Ceux qui ne laisseront personne toucher à leur chagrin, etc.

    Image: une peinture de Zdravko Mandic.

  • Naufragés de la solitude

    En lisant Bonheur flottant de Matthias Zschokke.

    Il est certains livres qui traduisent le sentiment diffus d'une époque ou d'une catégorie d'individus à un moment donné, et tel est assurément le cas du deuxième roman de Matthias Zschokke, Bonheur flottant, dont il émane un mélange de désenchantement et de révolte, de lassitude physique et métaphysique, sur fond de saturation et de ras-le-bol existentiel, assez caractéristique du tournant du siècle et du millénaire.
    Le premier quartet de personnages, réunis sur un yacht au large de paisibles rives lacustres qu'on imagine suisses, est constitué d'une femme à la très forte personnalité, Tana de son prénom, et de trois anciens camarades d'école de celle-ci, qui se retrouvent sur son bateau comme de vieux enfants réunis «pour ne pas devoir réfléchir» ou «pour ne pas avoir froid». Plus précisément, il y a là l'ingénieur en Eaux et forêts Portman, du genre pragmatique qui se veut «trouveur» plus que chercheur; l'avocat-notaire Samuel qui se tue au travail pour soigner sa femme maladive et somnole le reste du temps; et enfin Linus, autrefois Lina, qui a renoncé à une carrière de chanteuse et découvert qu'elle était «plutôt faite pour être un homme» avant de se résigner à un sort «élimé» puisqu'aussi bien «il ne veut plus rien devenir, il ne veut plus qu'être».
    Ces quatre compagnons, foncièrement mal à l'aise sur la terre ferme, où ils forment d'ailleurs «un tableau parfaitement ridicule», ont trouvé sur l'eau un refuge («Il n'y a qu'au large, sur l'eau que règne le calme») loin du monde et de leurs vies respectives où chaque fois, de surcroît, «ils échappent un peu plus les uns aux autres». Leur pacte amical consiste en effet à se ménager les uns des autres, et d'ailleurs ils n'ont quasiment plus rien à se dire, chacun ne s'exprimant guère désormais que par monologue.
    Tana s'y déploie le plus abondamment, elle qui a beaucoup vécu et bourlingué mais déclare d'emblée qu'elle n'a «plus aucun plaisir» et qu'il ne lui «reste plus aujourd'hui, dorée et sucrée, que la poire de la mélancolie». Constatant sa décrépitude physique avec quelle cruelle lucidité, elle regrette de n'avoir pas assez flambé dans ses années ardentes, se moque des problèmes de rentes et de caisse maladie qui obsèdent ses concitoyens surprotégés, et déclare que «l'horreur, la vraie, c'est se trouver pris dans une accalmie». Pour résister au désespoir, elle s'est exercée à être plus présente au monde, comme ce sera le cas aussi de deux autres personnages apparaissant bientôt, prénommés Ellen et Roman, vivant à Berlin et se retrouvant une fois par semaine au Restaurant Au Jardin-Fleuri.
    Un hasard bienvenu (pour la suite du roman notamment...) fait Ellen, en séjour dans ces régions, se réfugier à son tour sur le yacht où elle amène une soudaine bouffée de vie et d'histoires. Pendant qu'elle raconte la «vie de tous les jours» à ses hôtes d'une nuit, Roman, qui a publié jadis des livres dont personne ne se souvient, s'attache à renouer, lui aussi, un nouveau lien avec les choses et avec les mots. Comme Tana a redécouvert les «premiers plans» du paysage quotidien, il se voudrait humble chroniqueur, et fidèle, et spontané comme un enfant, de cela simplement qui est.
    «Partout, tout le monde s'exprime sur tout et n'importe quoi, dit Tana, mais aucun de ces discours n'est vivant, les mots ne sont pas irrigués.» De la même façon, à Berlin, Roman «vit» la dégradation liée à la fausse parole, et cherche à lui résister. Or, tout le roman de Matthias Zschokke illustre ce double mouvement opposé de la dissolution et d'une résistance solitaire, voire atomisée, dans un climat de poésie crépusculaire frottée d'humour triste.

    Matthias Zschokke. Bonheur flottant. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Editions Zoé, 284 pp.

  • Au nom de la mère

    40d500644d34e04606373110fa8b067d.jpgL'un des plus beaux livres

    de Jacques Chessex

    Le jugement commun, selon lequel la qualité d’un individu peut s’évaluer à la façon dont il parle de son père ou de sa mère, est souvent révélateur chez les écrivains, et c’est particulièrement manifeste dans le dernier livre de Jacques Chessex, constituant à la fois une lettre d’amour posthume mêlant regrets, aveux et justifications; un nouvel élément décisif de la chronique familiale qui traverse l’œuvre, de Carabas au Désir de Dieu, ainsi que le plus beau  portrait de femme que l’écrivain ait jamais tracé dans son œuvre. Nulle trouble inflexion œdipienne (« J’ai  aimé ma mère comme une mère ») dans cette démarche dont la justesse de ton nous semble de part en part sans la moindre faille : s’il « prend sur lui », le fils ne joue pas pour autant les affreux, se reprochant certes de n’avoir pas assez montré à temps, à sa mère, qu’il l’aimait et désirait qu’elle reconnût elle aussi, à temps, cet amour, tout en ne cessant de multiplier les détails attestant un profond attachement réciproque. Mais longtemps, du vivant de sa mère, le fils aura pris le temps de ne pas dire à sa mère ce que la plupart d’entre nous se reprochent, post mortem, de n’avoir pas su assez dire. « En attendant le temps passait. Je rencontrais ma mère, je la blessais parce que tout en elle me blessait. Son esprit était droit, sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise, son regard d’un bleu un peu gris était pur et me voyait. Et moi je n’étais pas digne de ce regard, de cette beauté, de cette humeur enjouée. Tant allait mon humeur à moi que ma gêne devenait tangible, et la querelle éclatait. »

    « Un enfant sans cesse grandit », note le fils, père lui-même de deux fils, dans le chapitre de la fin du livre intitulé Pourquoi vous êtes-vous fait fils ?, en se demandant : « Et moi, enfant de ma mère, ai-je pris taille, force neuve, densité, - ai-je grandi en écrivant ce livre ? ». Or non seulement le lecteur aimerait dire à l’écrivain qu’il a grandi, l’homme et l’écrivain aussi, mais qu’il l’a fait grandir aussi, lui lecteur, en le ramenant à sa propre mère et aux  manques de leur propre relation, pour revivre le temps de la présence et tout ce qui doit être dit pour être guéri.

    « Ce qui se passe entre une mère et son fils relève d’un effroyable secret. J’ai habité ta chair, j’ai bu ton sang, tes pleurs, maintenant je te regarde tenant sur ta poitrine les fils d’une femme qui n’était pas toi et qui s’éloigne de moi, comme toi aussi, mère, tu t’éloignes de moi parce que je suis ombrageux, obscur, et fou. Parce que je vous trompe toutes les deux pour fuir et défier votre alliance. Parce que je bois seul et avec des imbéciles. Parce que je disparais dans mes livres, et que pour prétendre les écrire, je rôde et vis dix vies lointaines ».

    Lucienne Vallotton, des Vallotton de Vallorbe, maîtres de forges et notables depuis des siècles, incarnait « la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière ». Aimant les fleurs et les oiseaux, les proverbes et La Fontaine  pour faire pièce à la sottise ou la médisance, ne se confessait point comme les papistes, se méfiait des beaux parleurs, résistait aux folies de son intempestif époux, n’aimait pas les romans « trop sexuels » de son fils mais collectionnait la moindre coupure concernant celui-ci qu’elle aimait et qu’elle n’aimerait point voir, dit-il, pleurer de l’avoir point assez reconnue. « Dérision de mes singeries ! » Et le fils de découvrir encore, sur un film tourné un mois avant la mort de sa mère, ce vieil ange qui lui dit de son au-delà : « Touche-moi, palpe, écoute ma voix (…) ah presse-toi contre moi comme lorsque tu étais petit enfant et que tu collais ta bouche à ma poitrine ronde ».

    On a lu bien des livres d’écrivains évoquant leur mère, et Jacques Chessex cite en passant Georges Bataille ou Albert Cohen, auquel il reproche justement ses trop suaves modulations. Or c’est plutôt du côté de la Lettre à ma mère d’un Simenon, pour la netteté et l’honnêteté, mais en plus profond aussi, en plujs baroique, en plus somptueux de style, que Pardon mère nous conduit, à la pointe d’une vraie douleur sans trémolo, face finalement à son propre sort reconnu de vieil orphelin: « O refuge de ma peine et d’avoir un jour à mourir »… 

    Jacques Chessex. Pardon mère. Grasset, 214p. 

        

    c696b1c9817cb63cad1fb433a0148bcd.jpgComme une flûte d’os

    La mère de Jacques Chessex n’aimait rien tant que le chant du merle et La Fontaine, dont la limpidité toute simple ne se retrouve que par intermittences dans la poésie de son drôle d’oiseau de fils, où le baroque et le jazz syncopé, la rupture et l’abrupt, l’obscur et l’obscène vont de pair avec la clarté nette, Bach le matin (qui se prononce Baque comme Braque et baquet) et Schubert le soir ou Madeleine Peyroux : « Voix sur les confins perdue/Et reconnue par les anges/Qui la rendent avec la vue/Sur l’absolu qui dérange »…

    Tout est pur à ceux qui sont purs, a dit un probable impur qui se fût reconnu dans le premier de ces poèmes amorcé comme ceci : « Dieu tu n’as pas dit que boue/Ni sanie sont déraison/Mais par dispersion et folie/Nous chantons », et finissant comme cela : « O traces par ce monde dur/ Où tu regardes sans limite/Dans ma bêtise je t’imite/Revanche des purs »…    

    Cerf au pré dru, cloche de neige, Christ aux collines, groin de saint porc ou frère âne, primevère sur lit de mort, Parole de rivière et miel de Satan : tout se mêle là-dedans et passent les animaux, doute et croyance, douces ou dures figures, et les plus ou moins purs salués au passage (Bacon au tombeau ou Jouve sur l’alpe « comme l’éther monte », Gustave Roud ou Jean-Paul II santo subito presto) et passent les lieux du profane puis s’en vient le temps prochain de notre mort -  mais encore un chant s’il vous plaît (« J’aimais ta bouche si fière/Et nos cris glorieux de porcs ») et revit aussi bien Villon dans le sillon de nous tous frères humains : «Dans ta carcasse/Vieille nervure/Rameau et crasse/Vint l’écriture », avant l’ultime paraphe anticipé : «Beauté de moire/Ta pauvre trace/Injurie grâce/Mais quoi fut gloire »…

    Jacques Chessex. Revanche des purs. Grasset, 133p. 

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 29 janvier 2008      

    Photo: Horst Tappe

  • Vent du Nord

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    Camperduin, ce jeudi 19 octobre 2007. – Il a fait ce soir un vent a decorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle etait bonne et bienvenue, cette formidable gifle a repetition du grand air de mer, après la traversee de l’immense plaine s’etalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forets de chenes de l’arriere-pays de Zandvoort. Je restais encore dans l’emotion du petit pan de mur jaune, retrouve hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolates de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’ecumes arrachees aux croupes des vagues enragees. Le present rugissait après la vieille melodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailes au lendemain de l’eternelle reverie devant le petit pan de mur jaune que jai decouvert pour la premiere fois tel  que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…  

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    Si souvent j’ai repense, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle presence fremissante… le revoici plus que reel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…

    Photo JLK: la dune de Camperduin

    Vermeer: Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye.

  • Pasolini et les fils

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    En lisant Lettere luterane

    A en croire Pasolini, l’un des thèmes les plus mystérieux de la tragédie grecque est la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il n’importe pas que ceux-ci soient coupables ou innocents: les fils subiront la fatalité des crimes de leurs pères. La chose lui a longtemps paru absurde, puis il y a trouvé lui-même un fondement de vérité à l’observation de la société actuelle, dont la jeunesse lui paraît, à l’opposé des images conventionnelles, une sorte de vaste secte se reconnaissant aux mêmes postures et aux mêmes vêtements, au même jargon vague et au même regard terni, comme vidé de toute flamme personnelle.
                “Après avoir élevé des barrières tendant à reléguer les pères dans un ghetto, écrit Pasolini, ils se sont trouvés enfermés dans le ghetto opposé”, Grégaires comme on ne le fut jamais, parce que s’identifiant à des modèles standardisé, les jeunes seraient selon lui à la merci de leurs pulsions autant que des abstractions de l’idéologie, déracinés, trop impatients ou trop soumis, trop conformistes ou trop arrogants. Surtout, écrit Pasolini: “Ils sont l’ambiguïté faite chair”. Pour eux, l’intégration ne serait plus un problème d’éthique mais un simple “arrangement”.  Leur révolte tendrait à se codifier jusqu’à la normalisation, et leur refus de toute forme aboutirait à la dissolution de toute individualité affirmée...
               

  • Proust sur écoute

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    L’intégrale de la Recherche du temps perdu lue par de grands comédiens

    André Dussollier est-il crédible lorsque, la voix ferme et douce à la fois, il nous confie: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure»? Ce qui est sûr, à l'écoute des pages célébrissimes du tout début de Du côté de chez Swann, évoquant les lisières du sommeil du jeune Marcel et son attente du baiser maternel, c'est que le comédien trouve le ton juste et la bonne cadence, la parfaite netteté d'élocution pour ne pas nous anesthésier à l'instant de nous embarquer dans l'immense traversée que constitue l'intégrale sonore de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, monument de la littérature française du XXe siècle désormais accessible sous coffret de 111 CD, subdivisé en 11 coffrets de 8 à 15 CD qu'on peut acquérir séparément, correspondant aux sept titres de l'ensemble.

    Accomplie par six comédiens qui se sont répartis lesdits titres – sauf Le temps retrouvé que se partagent Michel Lonsdale, André Dussollier et Denis Podalydès -, cette lecture au long cours se module évidemment en fonction de chaque lecteur, mais aussi du climat de la séquence. C'est ainsi qu'on passe du naturel intimiste du premier roman (lu par Dussollier) à un ton plus mondain (Lambert Wilson dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs) maniéré (Guillaume Gallienne dans Sodome et Gomorrhe) ou fondu en douceur chaleureuse (Michael Lonsdale dans Le temps retrouvé), avec toutes les nuances dictées par le «théâtre» inépuisablement varié du roman.

    Mais quel public pour un tel objet? «Dès le début de cette entreprise d'une dizaine d'années, explique Adeline Defay, collaboratrice des éditions Thélème, de nouveaux «lecteurs» ont découvert Proust par ce biais. L'écoute se fait individuellement (en voiture) mais aussi en famille, dans une sorte d'immersion qui renvoie ensuite au livre. La vente, en librairies et dans le réseau des bibliothèques, suffit à rentabiliser la production, non subventionnée, pour laquelle les cachets des acteurs restent modérés.»

    Spécialisées dans le livre enregistré, les éditions Thélème ont conquis un public diversifié avec un catalogue où voisinent Bashung et Sapho lisant la poésie française, Michel Piccoli interprétant Les fleurs du mal ou Denis Lavant revisitant Mallarmé, entre autres séries policières vouées à Agatha Christie ou Fred Vargas… A préciser enfin que le coffret Proust est complété par un livret très substantiel assorti d'une présentation de Jean-Yves Tadié, connaisseur s'il en est de la Recherche

    Marcel Proust. A La Recherche du temps perdu. Prix de l'intégrale: 365 euros. Chaque volume peut être acheté séparément

  • A l’usine


    Il se passe de drôles de choses dans les vestiaires de l’usine à glottes de tulipes.
    - Surtout dans les vestiaires Messieurs, précise le délateur dont personne ne sait qu’il collectionne les revues spéciales.
    Madame la Directrice ne montre rien de son vif intérêt.
    - Continuez, Monsieur Thielemans.
    - Les jardiniers s’attardent aux douches. On dit qu’il peut y en avoir jusqu’à des équipes entières. Cela fait beaucoup de savon.
    Madame la Directrice sent maintenant qu’elle le tient.
    - Ne me cachez rien, Thielemans.
    - Ils se massent. Parfois il se mêlent aux impubères et se livrent à des concours. C’est dégoûtant.
    - N’avez-vous rien oublié, Thielemans, interroge encore la directrice du personnel en fixant sévèrement le jeune complexé qui, tout à coup, rosit comme une très jeune fille des cantons de l'Est.
    C’est ainsi que Thielemans se coupe et que Madame la Directrice en fait sa chose.

  • Ceux que la beauté laisse froids

    medium_Bona.2.JPGCelui qui sort son flingue pour un mot de travers que lui adresse un Danois dans la salle d’attente des Urgences du CHU / Celle qui insinue que les bénévoles des soins palliatifs sont intéressés quelque part / Ceux qui estiment qu’un Adolf Hitler remettrait un peu d’ordre au jour d’aujourd’hui / Celui qui se retire au grenier pour se balafrer les joues en signe de vengeance / Celle qui prétend que l’hospitalité des Mandelman est une ruse de juifs / Ceux qui se réjouissent qu’il arrive enfin quelque chose dans le quartier des Muguets où l’on vient de retrouver un corps mutilé de Gitan / Celui qui signe l’exécution du peintre Chmielov dont les couleurs ont été jugés contre-révolutionnaires / Celle qui va cracher sur la tombe du plasticien slovène qui a contaminé son filleul Anatole / Ceux qui regardent le nouveau-né abandonné dans la gare de Shinjuku / Celui qui soigne sa paralysie faciale avec un sèche-cheveux / Celle qui lit attentivement la déclaration pendue au cou d’une mendiante / Ceux qui lâchent des rats affamés dans une assemblée de vieilles femmes / Celui qui essaie de maigrir grâce à l’acupuncture / Celle qui rêve (cauchemar) qu’elle est Arielle Dombasle / Ceux qui font épiler leurs jumeaux / Celui qui rote pendant la prière aux obsèques de l’évêque Ducommun / Celle qui raconte les crasses de son chef de bureau à son canari Pioupiou / Ceux qui regardent la nouvelle route nationale du haut de la lande du Pendu / Celui qui pense que l’Avenir appartient aux lecteurs de Michel Onfray / Celle qui donne des cours de taï-chi aux enfants retardés de la commune de Xuan / Ceux qui estiment que la peinture à chevalet n’a pas dit son dernier mot / Celui qui mâche un chewing-gum à l’approche de l’orage / Celle qui craint la grosse voix de l’oncle Fernand / Ceux qui font une ronde dans leur quartier de retraités, etc.

    Peinture de Bona Mangangu

  • Les filles de joie


    Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !

    Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.

    Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.

    Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.

    Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer.

  • Mademoiselle Papillon

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    Je suis juché sur sa croupe et nous nous faisons tout le Val Sauvage en lentes glissades de couches en couches d’air, puis nous remontons par les courants ascendants.
    C’est une extraordinaire griserie, qui ne m’empêche pas de prendre conscience d’un phénomène étrange, peut-être illusoire mais combien troublant.
    De fait, il me semble vieillir à la descente et rajeunir quand Mademoiselle recommence à brasser de l’air.
    - Accroche-toi, me lance-t-elle au moment de virer au-dessus de Berg am See, dont on voit les parasols et les pédalos mille mètres plus bas, et cet aperçu balnéaire me revigore, je me sens des cuisses de jeune athlète et Mademoiselle en est elle aussi tout excitée.
    A la montée, c’est une jouissance accrue que de la sentir rajeunir. Son abdomen a la fermeté du torse des nageuses soviétiques des années soixante et l’air devient plus tonique à l’approche des glaciers tandis que je la pénètre je ne sais trop comment.

  • Ceux qui aiment la solitude

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    Celui qui se méfie de lui-même / Celle qui aimerait effacer les péripéties de la nuit passée / Ceux qui dorment dans la salle d’attente de la gare de Sienne / Celui qui se demande ce qu’il fait au bord de la rivière noire / Celle que la voix d’Adolf Hitler incite à se signer / Ceux qui ne savent comment parler à leur cousin néonazi / Celui que son impuissance sexuelle a rendu plus attentif dans ses entretiens de formateur en chef / Celle qui ne prêtera jamais son stylo Mont-Blanc / Ceux qui écoulent les derniers exemplaires des Œuvres complètes de Lénine aux Editions sociales / Celui qui en mai 68 s’est fait choper chez Maspéro en train de piquer Le bleu du ciel de Bataille sur grand papier / Celle qui n’ose pas rire à cause de son nouvel appareil / Ceux qui estiment qu’il est politiquement répréhensible de regarder TF1 / Celui qui recommande la lecture de ses propres livres / Celle qui croit encore que le DJ Fabrice est le meilleur coup de la place de Neuchâtel / Ceux qui estiment qu’ils valent le DJ Fabrice / Celui qui ne parle que de Dieu et de cul / Celle qui reste des heures à sa fenêtre / Ceux qui font peser leur réprobation silencieuse / Celui qui serine aux amoureux que tout à une fin / Celle qui estime que faire des enfants aujourd’hui est irresponsable / Ceux qui se sont pacsés le jour de la Libération / Celui qui injurie les internautes sous le pseudo de Tatie Beurk / Celle qui épie sa voisine nympho / Ceux qui boivent du Nesquick / Celui qui se sait condamné / Celle qui exerce son violoncelle à minuit pour faire chier les Borcard d’à côté ces nuls / Ceux qui dénoncent le travesti Molly au concierge Semedo pour les bouteilles de Pet qu’il/elle balance dans le vide-ordures / Celui qui affirme avoir mal à l’équipe de France / Celle qui porte le maillot de Zidane pour bluffer sa cheffe de projet / Ceux qui vomissent leur pays d’accueil / Celui qui se trouve lui-même au top / Celle qui estime que son compagnon de vie Onésime ferait mieux d’admettre son homosexualité inconsciente / Ceux qui se flattent de leur cynisme immonde / Celui qui distingue sans peine le chant de la fauvette de celui de la mésange huppée / Celle qui a les règles les plus douloureuses de l’atelier de couture de Madame Dupanloup / Ceux qui préfèrent les chiens virtuels du Nintendo / Celui qui rêve de se faire un Coréen / Celle dont la vie a été transformée par la rencontre du représentant des aspirateurs Dyson / Ceux qui estiment que la réputation des aspirateurs Dyson est surfaite / Celui qui limite son ambition prochaine à l’acquisition d’un aspirateur Dyson / Ceux qui raptent les chiens de prix / Celui qui sifflote dans sa Twingo / Celle qui conçoit un logiciel bancaire à l’insu de ses proches / Ceux qui se ramasseront un mélanome à Lanzarote, etc.

    Obscure est ma passion. Dessin à la plume de Louis Soutter