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litterature - Page 14

  • L'homme de la pire des nuits



    A propos de L'école d'impiété d'Aleksandar Tisma


    L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
    Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
    Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
    Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?

    Aleksandar Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme.

  • Sic Transit au bord du vide

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    D’un pèlerinage à la vertigineuse Chapelle du Scex. D’une inscription en grandes lettres blanches proclamant VIVE CHAPPAZ, en voie d’effacement, et d'une nouvelle inscription flambant neuve annonçant: DIEU EST MORT...

    Certaine jeune Anglaise qui ne manque ni de candeur ni de grâce dans la silhouette, n’ayant rien à envier en cela à une Kate Moss, en nettement plus frais en revanche, a cru devoir rosir, l’autre soir qu’elle me consultait dans un refuge, en découvrant les toponymes alpins de nos régions où nombre de pics et autres pitons rocheux sont affublés du nom de Scex. Identifiant sur la carte un Scex rouge puis un Scex penché, notre amie semblait toute pensive, jusqu’au moment où je crus de mon devoir de la décevoir en lui apprenant que Scex signifie simplement rocher en langue archaïque…
    Ainsi la Chapelle du Scex n’est-elle pas un oratoire phallique mais un édifice religieux encastré dans la roche, au-dessus de Saint-Maurice d’Agaune où précisément j’ai pèleriné ce matin après avoir longé l’amont du Rhône qui a l’air en ces lieux d’une sauvage rivière d’Amérique.f4bf697031755a33e8ead13ff359cf98.jpg
    Le sentier de la Chapelle du Scex s’amorce derrière la basilique de l’Abbaye de Saint-Maurice où toute Anglaise même jeune sait que se trouve déposé l’un des plus précieux trésors de la chrétienté, dont le coffret mérovingien de Teudéric et le reliquaire de la Sainte Epine. On ne cesse d’ailleurs de penser au martyre du Nazaréen en gravissant l’imitation de son chemin de croix, qui serpente dans la falaise abrupte de quelque cent mètres dominant Saint-Maurice, sur la roche de laquelle des lycéens ont inscrit naguère en lettres blanches : VIVE CHAPPAZ.
    Il faut alors préciser que Marice Chappaz, grand écrivain valaisan, fut conspué dans ces années par les notables et autres bourgeois du pays pour ses virulentes positions affirmées contre les promoteurs et autres prédateurs immobiliers, dans un pamphlet intitulé Les Maquereaux des cimes blanches. Hélas, l’inscription tend à disparaître, mais les lycéens de Saint-Maurice continuent de lire Chappaz avec le même entrain montré par la jeune Portugaise chargée par le curé de balayer ce matin les 444 marches conduisant à la Chapelle du Scex.
    J’ai gravi ces 444 marches avec la satisfaction de ne pas en compter 666. Le triplement du 4, composé d’un mixte de trinité et du symbole de l’UN, est un bon chiffre, que je salue même si je ne pratique la numérologie qu’avec un grain de sel. Je n’ai pas la tripe ésotérique. Mon christianisme composite de fils de huguenots et de vieux-catholiques serait plutôt du genre chestertonien, surtout les jours de beau, avec une nuance évhémériste qui me fait intégrer plus qu’exclure, et sourire même si l’on dit que le Christ ne sourit pas, ce qui n’a pas été prouvé par A + B et ce que G.K. Chesterton, précisément, réfute de toute sa panse.
    668c0b8a1e33c57f886eba585d2d840c.jpgN’empêche qu’on ne sourit pas en remontant un Chemin de Croix. Celui de la Chapelle du Scex commence avec Pilate et finit au Tombeau. Jusqu’à la 200e marche, le Christ porte sa croix. Toute l’humanité en est affligée avec Lui. Ensuite c’est le supplice affreux, la croix, la mort et le retournement qu’on sait, ou plutôt qu’on ne sait pas : on est seulement prié de croire et voilà tout…
    Ce qui est sûr est que la foi continue de s’agripper aux montagnes, comme le prouve la Chapelle du Scex à laquelle on parvient par une dernière volée de marches, les quarante les plus sévères, et qui repose sur une corniche étroite dominant Saint-Maurice.

    8c4b2ae1ef6bb5d0513bc906248666b8.jpgEt que se passe-t-il là dans le minuscule sanctuaire ? Il se passe qu’une messe s’y achève pour une vingtaine de personnes de tous les âges dont un tout petit garçon turbulent. Le curé ne montre aucune impatience. A cette hauteur on est forcément détaché, semble-t-il. Il sait en outre que tout passe, sauf Dieu. A côté de la chapelle, ainsi, une vieille guérite tombe en ruine, qui servait jadis à la vente de cartes postales, du temps où la chapelle se visitait comme une curiosité, sous un autre pape. On croit que tout se perd, mais non : à la Chapelle du Scex, le tourisme a passé, tandis que la messe repique visiblement. Pour combien de temps ?
    05b8ba1ccc5a09467e7360fcc1de8f44.jpgPour ma part, je reste sur le seuil comme je me rappelle que Simone Weil et Léon Chestov sont restés sur le seuil, ces presque chrétiens sûrement mieux vus par Dieu, qui ne passe pas, que la plupart de ceux qui se flattent d’être du Bon Côté - mais il va de soi que je ne me compare en rien à ces deux anges de la pensée. Je ne suis capable quant à moi, à cet instant, que de ruminations moyennes. La preuve : voici que je me demande si j’ai mis assez de pièces dans le parcmètre de la Grand-Rue pour le temps de monter et redescendre les 888 marches du pèlerinage à la Vierge du Scex.

    Post Scriptum: aux dernières information, il était question l'autre jour d'une nouvelle inscription peinte à grandes lettres sur les falaises surmontant l'abbatiale de Saint-Maurice: DIEU EST MORT. Après VIVE CHAPPAZ, la pauvre humanité y gagne-t-elle vraiment ?

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    A signaler enfin: que cette balade figure dans les 24 Itinéraires spirituels parcourus par Slobodan Despot dans son Valais mystique, publié en 2009 aux éditions Xénia.

  • Liquidation

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    …Tout doit disparaître, m’étais-je dit en caressant ses cheveux doux, c’était ma petite princesse égyptienne et deux mille ans et des poussière après cette aube au bord du Nil je reste toujours ému par son épaule affleurant les draps, dans le trépidement des avions, tout doit disparaître, me dis-je en me rappelant que nous avons passé la nuit dans ce putain de motel d’Atlanta, demain nous descendrons dans les tombeaux de la Vallée des Rois si le vol d’Egyptair ne se crashe pas, ma main prend la sienne comme pour la retenir, ses bracelets tintent doucement  sous le drap bleu et j’oublie un instant  que tout doit disparaître…   

     Image: Philip Seelen

     

  • Bret Easton Ellis de retour

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    Ils sont riches, ils sont beaux, ils ont tout, mais il leur manque l'essentiel…Vingt-cinq ans après la publication de son premier roman Moins que zéro, l’histoire continue dans Suite(s) impériale(s), à paraître chez Robert Laffont le 20 septembre 2010, dans la collection Pavillons. 

    Clay, l’anti-héros du premier best-seller de Bret Easton Ellis, Moins que zéro, revient à Los Angeles. Il a vingt ans de plus, il est un peu plus vieux, un peu plus seul et désœuvré. Il retrouve ceux qu’il a connus dans sa jeunesse, Blair, Trent, Julian, Rip… les représentants d’une génération dorée et perdue, abandonnés à la vacuité, la solitude et la vanité qui les détruisent.

    Producteur associé à l’adaptation cinématographique de son dernier scénario, Clay participe au casting du film, joue de son pouvoir, séduit Rain, une jeune actrice sublime et sans talent, lui fait de fausses promesses. Il est prêt à tout pour la posséder. Mais qui manipule qui ? Clay découvre vite qu’il est constamment observé et suivi…

    Jalousie, trahisons, meurtres, manipulations… ici, dans la Cité des Anges, chacun se heurte aux mêmes jeux d’emprise et aux mêmes démons, s’enivre de sexe, d’images, de drogues, de fêtes irréelles… et se révèle toujours plus amer et désespéré. Le vide et la fureur aspirent les personnages, et leur font perdre tout sens des limites.

    On est saisi par la virtuosité du style sobre et acéré, les chapitres courts donnent à la narration un rythme percutant. L’atmosphère est oppressante, la noirceur non dépourvue d’humour. L’angoisse et la tension croissantes annoncent une lente descente aux enfers. Le portrait de notre époque est aussi violent que subversif.

     

     

    Elklis4.jpgBret Easton Ellis est né à Los Angeles en 1964. Dès la publication de son premier livre Moins que zéro, en 1985, il a connu un succès foudroyant et s’est imposé comme l’un des écrivains majeurs de sa génération. Suivront Les Lois de l’attraction, American Psycho, Zombies, Glamorama et Lunar Park. Traduite dans le monde entier, adaptée au cinéma, son œuvre est l’une des plus significatives de la littérature contemporaine.

     

     

  • L'attente

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    …L’un des voyageurs qui ont passé par là prétendait que ceux en qui nous mettons tous nos espoirs n’arrivent jamais que lorsque personne n’a plus besoin d’eux, mais ce n’est pas ce que j’ai observé pour ma part, répond celui que sa confiance presque illimitée a fait bénéficier de toutes les coïncidences heureuses, à commencer par  ses retrouvailles avec Maria après tant de tribulations de part et d’autre et les sept heures d’attente de ce soir de la catastrophe aérienne à laquelle ils ont échappé tous deux   - Maria qu’il appelle la femme de sa vie et qui a cessé de fumer trois ans après la naissance de leur fille Nora, ceci n’ayant aucun rapport avec cela…

     

    Image : Philip Seelen  

  • Dad’s Blues

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    Pour Sophie et Julie.

    Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.

    Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.
    Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.
    Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.
    Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.
    C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.
    Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.
    Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.
    Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.
    Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.
    Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.
    C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.
    Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.
    Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...
    Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !

    Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.
    C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.
    L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.
    Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.
    La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie.



  • Les aiguilleuses

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    Elles sont apparues comme par génération spontanée. Ce qui frappe l’observateur est qu’elles ont toutes la même morphologie mammaire: les aiguilleuses ont le sein conquérant. En revanche elles se distinguent absolument les unes des autres par la voix.
    Nous les pilotes, nous ne serions plus rien sans elles. Au temps des aiguilleurs mecs la voix n’avait aucune espèce d’importance. Faire telle ou telle route, être guidé par Nils ou Pedro n’avait pas la moindre incidence sur notre métabolisme ni sur la pose sans casse.
    L’arrivée des aiguilleuses a tout chamboulé, et d’autant plus qu’elle survenait au moment de l’automation complète des appareils. Pour parler peuple on commençait à se faire sérieusement chier dans les zingues.
    Certains éthologues l’avaient relevé mais les pilotes l’ont redécouvert: que la voix est un stimulant opérationnel de première bourre, j’entends le grain de la voix, la texture, le toucher, le goûteux de la voix.
    Avec l’expérience un pilote moyen est désormais capable de décrire son aiguilleuse rien qu’à la voix. Il m’est même arrivé de deviner ainsi, à la seule vibration de son organe, la marque du parfum de l'adorable Surri Sturlusi ou de la non moins charmante Sri Mulyani en survolant l’Islande ou Bornéo...

     

  • De l'horreur ordinaire

     Canines13.jpgUn antipolar à lire absolument, dans la lignée de La Promesse de Friedrich Dürrenmatt: Canines, de Janus, aux éditions Xénia. Entretien avec l'auteur masqué...

    Pas un cadavre à la clef, sauf celui d'un chien dans le rôle du bouc émissaire. Des faits calqués de près sur ceux d'un drame réel aux apparences ordinaires et non moins extraordinaire dans sa réalité sordide, reflet d'une société minée intérieurement par l'indifférence, plombée extérieurement par l'incompétence.

    Les faits: en février 2002, un petit garçon turbulent de 7 ans, prénom Luca, fils d'aubergistes italiens dans un village valaisan, est retrouvé inconscient et presque nu dans la neige, couvert de griffures et d'ecchymoses, comme s'il avait été fouetté, battu, traîné dans les ronces, peut-être violé ? Non: la piste du pervers sadique est vite écartée, mais tout le reste de l'enquête sera tissée de lenteurs, bavures, gâchis lamentable, avant que le seul coupable désigné, bouc émissaire parfait, ne soit désigné en le "personne" d'un chien, un misérable chien finalement liquidé comme le Mal incarné. Au cours de l'enquête, le juge en fonction aura parlé de "Rital congelé". Mais l'affaire est el et bien classée en 2055. Circulez à présent, on ne discute pas... 

    Or, c'était compter sans la conviction intime des parents de Luca, et l'obstination du détective sédunois Fred Reichenbach  qui mena son enquête parallèlement aux investigations et aux mesures, incroyablement sommaires, de la police et de la justice. De ces faits réels, constituant l'affaire Luca, la Télévision romande, àl'enseigne de sa série Zone d'ombre, a nourri une émission aux témoignages accablants, diffisée en janvier 2009. (http://www.tsr.ch/video/emissions/zone-ombre/3136-l-affaire-luca.html.) Plus d'un an après, une plainte est récemment tombée du ciel de la Justice valaisanne, contre la TSR et contre une vétérinaire comportementaliste qui a osé mettre en doute la thèse du chien. Toujours du côté "réel" de l'affaire, Luca vit aujourd'hui en Italie avec sa mère (son père est revenu travailler en Suisse alémanique), aveugle et tétraplégique mais plein de joie de vivre (!) et entouré de tout un mouvement de solidarité. Les vrais coupables présumés, eux, quatre lascars dont l'aîné avait à peine 16 ans au moment des faits, mais bien connus dans la région pour leur violence,  se débrouillent avec leur conscience de fils de Suisses au-dessus de tout soupçon, protégés jusque-là par toutes les parties constituées, loi du clan oblige. La réouverture de l'enquête n'est cependant pas exclue. L'omertà pourrait encore prendre du plomb dans l'aile. Ce serait la moindre justice...

    Canines.JPGDes faits à la fiction

    Côté roman, Luca se prénomme Gianni et le détective, en pleine crise existentielle auprès d'une acariâtre Babette accro de séries policières, Jack. Dans les grades largeurs, le roman se tient, au dire de son auteur pseudonommé Janus, tout près des faits avérés. En revanche, l'ouvrage se distingue du document brut ou du témoignage par une immersion humaine et une mise en perspective éthique de toute l'affaire qui élève considérablement le "débat" et touche à la littérature.

    Point de cadavre, donc, dans Canines, mais une plongée dans l'abjection ordinaire faite de négligences meurtrières, de bavures à répétition, de petites lâchetés aux grandes conséquences, dans une sorte de complot de la médiocrité liguée contre toute vérité dérangeante. Janus, avec un vrai talent de romancier relevé en préface par l'avocat genevois Charles Poncet, construit un roman lesté d'humanité et de révolte combien légitime, aux personnages bien campés et à la densité émotionnelle constante, non sans burlesque aussi dans la relation "à la Deschiens" du détective et de sa terrible Babette. Sans caricaturer les figures de ce drame encore à vif, il brosse une frise de personnages aussi lamentables que sûrs de leur bon droit (du flic fatigué qui conclut d'avance à la culpabilité du chien et néglige de sécuriser le périmètre du drame, au médecin se hâtant étrangement de faire disparaître des élémnet de preuve, en passant par le juge informateur inexpérimenté et par un juge non moins cuistre et vulgaire dans son incompétence) mais avec une réelle épaisseur humaine, dans une écriture fluide et ferme.

    Point de cadavre vraiment ? On ne dévoilera pas, à vrai dire, la triste issue de cette triste dernière enquête de Jack le Juste au pays des faux jetons... 

    Janus. Canines. Editions Xénia, Vevey.

    Entretien avec Janus, auteur masqué...

    - Pourquoi ce livre ?

    - Dès son classement ce cas irrésolu a frappé mon imagination. L'inhumanité inhérente à ce « fait divers » s'exprime dans toute son horreur dans le terme « Rital congelé » prononcé par le juge.

    - Pourquoi le biais du roman plutôt que le documentaire ou le témoignage ?

    - La vérité romanesque complète souvent la soi-disant vérité des faits.  l’univers romanesque contient plus de vérité que les faits réels, car il sonde l'âme et pénètre des dimensions que la réalité passe par pertes et profit. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la vraie histoire du monde se trouve, à mon avis, bien plus dans les grandes œuvres littéraires que dans les faits historiques.
    - Quelle part les faits exacts ont-ils dans le livre, et quelle part l’affabulation ?
    - Je me suis basé sur le dossier établi par le détective privé Fred Reichenbach et de nombreux e

    ntretiens avec des protagonistes du drame qui ont bien voulu s'ouvrir à moi, et suis resté aussi près des faits réels que possible. Les événements  relatés ont vraiment eu lieu, quoique parfois dans une chronologie différente. Par contre, la caractérisation des personnages et leurs motifs sont imaginés.

    - Dans quelle mesure pensez-vous que votre fiction puisse interférer dans le développement ultérieur de l’affaire ?
    - Il y a eu une fâcheuse coïncidence entre la réactivation de l'affaire due aux plaintes déposées notamment contre la TSR,et la parution du livre. Mais ce qui m’importait était de créer un univers romanesque, rien d’autre. Quelquefois, la littérature permet de rendre la dignité aux victimes et c’est ce que j’espère avoir réalisé avec ce roman.
    - Pourquoi ce sous-titre d’antipolar ?
    - Parce que dans un polar, la vérité finit toujours par être révélée sur la base de preuves ou d’indices. Au pire, si l’enquêteur échoue, la vérité se fait jour par le biais du narrateur. Dans « Canines, rien de tel. On reste sur sa faim jusqu’au bout et l’auteur est aussi impuissant à mettre un point final à l’affaire que son limier. Dans un polar, les inconnues diminuent progressivement et les indices accumulés amènent une réponse. Dans « canines », plus les évidences s’accumulent et plus les réponses s’éloignent.
    - Pensez-vous que l’ancrage de ce drame en Suisse, et en Valais, soit significatif ?
    Non, car ça aurait pu se passer dans n’importe quelle vallée alpine. Voilà pourquoi aucun nom de lieu n’est révélé. Le type de tissu social qui apparaît dans mon œuvre n’est pas spécifique à un endroit précis. Il concerne toutes les contrées périphériques du monde où règne une société clanique.
    - L’état des parents (Italiens  et aubergistes) compte-t-il dans le développement de l’affaire ?
    - Oui, évidemment. Etant venus d’ailleurs, ils n’ont pas de relais à l’intérieur du système et butent contre l’omerta décrétée par la société clanique. Le fait qu’ils soient aubergistes n’importe cependant pas.
    - Dans le roman, le détective paraît extrêmement seul. Le détective « réel » l’a-t-il été pareillement ?
    A ce que je sais, la solitude du vrai détective ressemblait à celle de mon héros. Mais il faut dire que c’est un homme qui préfère travailler seul.
    - Quel "message" avez-vous voulu faire passer ?
    - Canines n’est pas seulement le compte-rendu d’un fait divers sordide. C’est avant tout une réflexion sur le fonctionnement de la société humaine et la perte de valeurs et d’empathie. Le fait divers qui m’a servi de point de départ n’est pas seulement un cas isolé qui serait sans lien avec l’évolution de notre société. D’entrée, deux interrogations se sont imposées à moi : Comment donner un sens à un monde qui permet de telles horreurs et quelles sont les dérives de la modernité qui les rendent possibles ? Si le destin tragique de Gianni ne renvoyait qu’à lui-même, le monde serait perdu sans rémission. Par le fait qu’il ait amené un être humain à aller plus loin dans la remise en question de la société et de l’existence humaine en général, cela donne une chance au futur. Par le fait qu’un frère humain ait été capable de suffisamment d’empathie pour chercher à transcender la dure réalité des faits représente un espoir. Paradoxalement, le suicide de Jack est rédempteur, car le détective prouve, par sa capacité de désespérer du monde, qu’il y a encore des être humains qui échappent à l’indifférence générale.
    - Pourquoi ce pseudo de Janus ?
    - Tout simplement parce que le nom de l’auteur risquerait d’interférer dans la réception de l’œuvre et de l’influencer dans un sens ou dans un autre. D'un côté, je suis un homme jouant un certain rôle social avec toutes ses obligations et contraintes. De l'autre, je suis un auteur que personne ne soupçonne d'écrire ce genre d'oeuvres. La littérature est mon "masque de fer".
    : «Comme un bizutage qui aurait mal tourné»

     

     

    Canines3.JPGLe vrai scénario probable de l'Affaire Luca

     Après la mise en cause d’un tiers soupçonné injustement d’acte pédophile, la justice valaisanne a conclu que l’enfant avait été attaqué par son propre chien, Rocky, un berger allemand qu’il promenait avec son frère, Marco, âgé de 4ans. L’affaire fut classée fin février 2004, et le chien euthanasié. La mesure fut dénoncée par la famille et son avocat, Me Fanti, convaincus de l’insuffisance de l’enquête. Sollicité par les parents de Luca, un détective privé sédunois, Fred Reichenbach, mena une investigation séparée qui lui permit d’envisager un autre scénario que celui de la justice. Celui-ci incrimine quatre adolescents connus pour leur violence, mais bénéficiant d’une protection liée au statut social de leurs parents.Selon Fred Reichenbach, le fin mot de l’affaire se réduirait à «un bizutage qui aurait mal tourné». La thèse du chien, bouc émissaire idéal, aurait délivré les parents des ados de toute responsabilité, notamment financière (des dédommagements aux montants sans doute énormes), tandis que l’Autorité verrouillait la loi du silence et refusait toute autocritique.



     

     

     

  • Merveille des merveilles

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    D'un vers de Schlunegger, poète suicidé, et de L’Elégance du hérisson
    Une paire de vers me revient tout le temps, qui m’est devenue comme un fragment de psaume se répétant malgré moi presque tous les jours:
    Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri
    Merveille, je m’éveille…

    C’est le poète romand Jean-Pierre Schunegger qui en est l’auteur, Schlunegger que je voyais tous les jours, lorsque j’étais collégien, sur la ligne 6 du trolleybus reliant les hauts de Lausanne au centre ville, Schlunegger qui me faisait l’effet d’une espèce d’ours russe doux en canadienne, avec sa serviette de prof et sa pipe éteinte, Schlunegger qui a vécu quelque temps dans le val suspendu de La Désirade, où il écrivit La chambre du musicien, Schlunegger qui s’est jeté d’un pont de la région, Schlunegger dont il ne me reste que ces vers :
    Merveille des merveilles, sous le lilas fleuri,
    Merveille, je m’éveille.

    Le souvenir du lilas me revient ce matin à cause de la neige de pétales de camélia sur la mousse d’un temple de Kyoto, évoquée dans un film d’Ozu que cite Muriel Barbery dans L’Elégance du hérisson, au blanc de laquelle fait écho la neige de ce matin sur les monts de Savoie, de l’autre côté du lac aux eaux dormantes.
    Et toute la poésie de ces choses infimes constituant la « merveille des merveilles » me revient aussi, tandis que j’écoute It’s only a Papermoon de Lester Young, en revenant à ces lignes que j’ai soulignées dans L’Elégance du hérisson (p.93-94) évoquant le rituel d’un inhabituel thé matinal de deux bonnes dames : « Ces instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la force d’un rituel que nous reconduirons avec plus de plaisir encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui mettent le cœur au bord de l’âme, parce que, fugitivement mais intensément, un peu d’éternité est soudain venu féconder le temps. Au dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des nations périssent, d’autre surgissent qui seront bientôt englouties et, dans tout ce bruit et toute cette fureur, dans ces éruptions et ces ressacs, tandis que le monde va, s’enflamme, se déchire et renaît, s’agite la vie humaine. Alors buvons une tasse de thé… »
    Et plus loin : « Où se trouve la beauté ? Dans les grandes choses qui, comme les autres, sont condamnées à mourir, ou bien dans les petites qui, sans prétendre à rien, savent incruster dans l'instant une gemme d’infini ? »
    Et ceci, tiré des Sœurs Munakata d’Ozu : «La vraie nouveauté, c’est ce qui ne vieillit pas malgré le temps ».
    Alors la concierge philosophe Renée, l’une des protagonistes de L’Elégance du hérisson, de conclure : « Le camélia sur la mousse du temple, le violet des monts de Kyoto, une tasse de porcelaine bleue, cette éclosion de la beauté pure au cœur des passions éphémères, n’est-ce pas ce à quoi nous aspirons tous ? Et ce que nous autres, Civilisations de l’Ouest, ne savons atteindre ? La contemplation de l’éternité dams le mouvement même de la vie »…
    Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • Dimanche noir

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    À propos de La Promesse de Dürrenmatt, d’un accident de personne, de Canines et des pertes de mémoire d’une très vieille dame...

    Lucerne, au bord de la Reuss, ce 6 juin 2010. - J’achevais ce midi la relecture de La Promesse de Dürrenmatt, dans le train de Lucerne, lorsque le service de celui-ci s’est trouvé interrompu par ce qu’on appelle désormais un accident de personne, qui venait de frapper le train nous précédant de quelques minutes. Or la communication nous fut faite, lugubrement répétée en trois langues, alors que, sur fond de campagnes paisibles jusqu’à la torpeur, je lisais le récit de la vieille mourante qui démêle l’imbroglio du roman en évoquant l’horrible réalité des crimes de son époux débile, d’un ton frisant le burlesque ; et j’imaginais, du même coup, ce qui se passait à l’avant de l’autre train – je me représentais les voies ensanglantées et le conducteur immobile au bord des rails tandis que tout un monde s’affairait autour de lui pour effacer les trace de cette horreur. Parfaite image d’une Suisse absolument paisible en apparence, où les maléfices restent bien présents comme partout. Même image rassurante que dans La Promesse, qui relate les méfaits d’un maniaque sexuel multirécidiviste (serial killer avant la lettre) et, aussi dans Canines, où l’agression inexpliquée d’un enfant lézarde soudain les quiètes apparences.
    Evidemment, me dis-je à présent en prenant ces notes au bord de la Reuss aux eaux vertes, face à l’église des Jésuites, comparer La Promesse et Canines est délicat, comme il est toujours discutable de comparer le génie et le talent.
    Canines est un roman bien construit et bien écrit, non sans résonances émotionnelles profondes, fondé sur des faits avérés et promenant un miroir le long de nos maisons trop souvent verrouillées par l’égoïsme suissaud ou par l’indifférence.
    Quant à La Promesse (1958), qui a inspiré deux films dont The Pledge de Sean Penn, avec Jack Nicholson, c’est l’œuvre accomplie d’un grand écrivain dont le génie s’est déployé une première fois dans La Visite de la vieille dame - un roman noir qui saisit immédiatement par son atmosphère, ou plus exactement par son climat physique, et qui démarre sur le thèmes des limites du genre policier, sévèrement jugé par un ancien chef de la police, lequel reproche à l’auteur la trop systématique référence à la logique et aux déductions rationnelles, à l’impératif d’une solution finale, voire d’un happy end.
    Et de raconter, alors, au fil d’un récit enchâssé dans l’autre, la désolante histoire d’un de ses plus brillants subordonnés, le commissaire Matthieu, décidé à mettre la main sur un tueur de petites filles après la mort d’un pauvre type accusé à tort et suicidé après des aveux extorqués par la force.
    Formidablement incarné, et pour ainsi dire imprégné d’atmosphère « suisse centrale », La Promesse est un « antipolar » au même titre que Canines, en cela que sa solution tombe à peu près par hasard, alors que le coupable est déjà mort et que l’enquêteur « sauvage » a jeté l’éponge depuis longtemps.
    Or, d’autres rapprochements peuvent être faits entre les deux romans, dont les détectives sont également solitaires et libres, viscéralement attachés à la justice et d’autant plus que des enfants sont en cause ; et les enfants, justement, comme victimes ou comme témoins, avec leur langage propre (des dessins dans les deux cas), donnent aux deux romans leur arrière-plan radical, lié à une zone sacrée de la vie humaine. Non pas l’innocence enfantine idéalisée dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui, en donnant par contraste la pédophilie comme « mal absolu », mais une zone sacrée, je le répète, admirablement cernée par Dürrenmatt, au bord des gouffres de la frustration et de la folie, du sexe et de la mort. Enfin, une commune tristesse se dégage de ces deux livres, même si leur matière dramatique n’est pas comparable.
    Lors de ma visite à une très vieille dame qui fut l'une des bonnes fées de nos enfances, en train de perdre tout doucement la mémoire et me reposant vingt fois la même question comme dans un harcelant interrogatoire, je pensais, ce dimanche assombri par une mort anonyme, sur une voie de chemin de fer, à toutes ces vies contiguës qui se tissent autour de nous et qui se défont comme, à l’instant, sous mes yeux, se font et se défont les eaux mêlées de la rivière filant là-bas vers les fleuves et les mers…
    Friedrich Dürrenmatt. La Promesse. Livre de poche Biblio,156p.

    Janus. Canines. Xénia, 2010.

  • La Provence de Cézanne

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    Douze pages de C.F. Ramuz

    Je viens de relire les douze pages de l’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion. Mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.
    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnée...) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont définit l'art plus préciseméent encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».
    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. »

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

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  • D'harmonieuses Fausses notes

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    Le genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
    Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyrique, les greguerias de Ramon Gomez de La Serna.
    Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
    Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
    Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
    Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
    Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
    Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
    Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité.
    Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
    Ou cela : « Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
    Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
    En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernières feuilles tombent des arbres d’alentour.
    Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
    Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
    J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
    Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.
    Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !
    Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...
    Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
    Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…

    François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
    François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la revue Conférence, 135p.

  • Fantômes de la tribu

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    Les vignettes de mémoire de Jérôme Meizoz, enluminées par Zivo

    C’est avec un recueil à la fois incisif et riche d’échos affectifs ou poétiques que Jérôme Meizoz poursuit son cheminement de prosateur, s’exprimant le plus volontiers en brèves séquences, qui accentuent ici son remarquable pouvoir d’évocation.
    Une premier récit, intitulé Rendez-vous, marque en somme l’accueil des fantômes, à Mardi-Gras, lorsqu’à la foule en fête se mêlent un instant les plus ou moins chers disparus du lieu, de l’ouvrière italienne à laquelle le palmier qu’elle a planté a survécu, au bel Henri emporté d’un coup de sang, ou encore Enoch le demeuré emporté par le fleuve. On pense aux danses de mort médiévales tant qu’aux réapparitions à la James Ensor, et l’on est touché par l’apparition de la mère du narrateur en sa beauté intacte malgré son affreuse fin sous le train. « Mère, longtemps j’ai demandé en vain pourquoi tu nous avais quittés ainsi, sans même laisser un mot. Je t’en ai voulu silencieusement de cet abandon. Mais je vois que tu es rassemblée et tranquille ». Et cela encore après un silence : « Il n’y a plus de peine maintenant parce qu’il reste en nous le meilleur de toi ».
    Tout le recueil, ensuite, joue avec ce mélange d’intime proximité et de distance ajoutée par le temps, dans la ressaisie de la vie d’un lieu qui lui-même passe d’un temps à l’autre (le Valais de bois de Chappaz en train de se moderniser comme on l’a vu déjà chez Germain Clavien ou Alain Bagnoud sur deux générations ultérieures), au « village de l’enfance » et dans la « maison mère ».
    Jérôme Meizoz reste assez minimaliste. Il ne développe guère, mais ses cristallisations se densifient. Le raccourci qui pouvait sembler hier un défaut de souffle devient une nouvelle forme de gravure - je pense ici: gravure sur bois des mots, alors que les lavis de Zivo modulent un autre raccourci plus fantomatique, vaporeux comme dans un rêve prolongé.
    En deux, trois pages, un téléphone à l’heure du repas en commun suffit à suggérer un drame (quelque chose est arrivé au grand frangin qu’on attend à table), et ce sont d’autres scènes qui nous reviennent. Ou bien ce n’est que l'expression, de Saut du loup, pour désigner le passage dangereux d’une route de montagne, et voici réintroduit le thème déjà noté de la mort de la mère. Il y a là de l’art de la fugue brève à variations, côté musique des mots, mais les images, les tableaux, le film visuel comptent aussi beaucoup. Ainsi de cette scène, dans Le rideau se déchire, qu’on voit comme au cinéma, justement, du jeune carabin qui s’engueule devant la maison avec ses tantes, lesquelles entendent l’empêcher de leur ramener une femme mariée alors qu’il s’émancipe à la vitesse grand V, écoute du rock et fume d’étranges herbes tout en préparant ses études de médecine. Or, il faut préciser que la querelle est observé par le frère cadet du jeune faraud, avec une attention qui rend mieux les obscures fermentations à l’œuvre et leurs métamorphoses.
    Celles-ci affectent aussi les maisons. Dans Leurs images, on voit ainsi la vieille pièce de séjour, où la famille se retrouve depuis un siècle pour les repas en commun, se transformer au cœur de la maison, et la maison avec, les jeunes qui s’en vont et ramènent des étrangers, le cercle qui s’ouvre et réveille parfois des colères, la tante seule qui s’éteint et la grand-mère qui se ratatine, enfin quoi la vie qui secoue les maisons.
    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère : ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de scribe de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, finement prolongé par les aquarelles à la fois allusives et non moins évocatrice de Zivo – tout cela résonnant bien et plein d’échos…
    Jérôme Meizoz et Zivo. Fantômes. Editions d’en bas, 72p.

  • Ceux qui n’ont plus rien

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    Celui qui ne dit pas tout / Celle qui préfère les voitures aux hommes / Ceux qui prient avant les repas / Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt/ Celle qui crie quand on ne partage pas sa position politique / Ceux qui s’ignorent / Celui qui a désiré la baise à mort et qui en est mort / Celle qui copie les grands peintres dans ses broderies au petit point / Ceux qui parlent philosophie dans les vestiaires du club de badminton / Celui qui estime son fils trop porté sur les livres / Celle qui a trouvé La Voie /Ceux qui se retrouvent avec leur classe de lycée au Lac Bleu / Celui qui aspire à la suprématie dans le groupe de tête des lanceurs de marteau / Celle qui a choisi de ne voir que le bon côté des choses / Ceux qui se retiennent de chier à l’opéra / Celui qui se sent papillon de nuit / Celle qui ne supporte pas d’être pénétrée pendant la lune rousse / Ceux qui sont au bout du rouleau/ Celui qui ne dit jamais ce qu’il pense à sa mère / Celle qui consacre la moitié de son salaire à l’entretien de ses douze chiens bleus / Ceux qui font les victimes et tyrannisent les autres / Celui qui vole un stéthoscope à l’hosto pour compenser l’injustice qu’il croit qu’on lui a faite au niveau des placards persos / Celle qui juge les femmes légères du haut de sa chaire de pasteure dans le canton de Neuchâtel / Ceux qui balisent / Celui qui te dit que tu peux te bomber / Celle qui te descends pour ton bien / Ceux qui n’ont jamais entendu le chant du coucou / Celle qui ne peut entamer sa journée sans un bon yaourt / Ceux qui surveillent et dénoncent / Celui qui est sans cesse en train de reprendre ce qu’il a donné / Celle qui changerait de mec pour un sac Vuitton / Ceux qui ont décidé d’apprendre l’hébreu / Celui qui s’invente des obstacles pour ne pas se mettre en route / Celle qui fait son trou à la TV / Ceux qui font reluire leur Toyota Cressida chaque samedi à la peau de chamois / Celui qui jette la cassette porno après usage puis va la repêcher dans le vide-ordures où il l’a jetée / Celle qui fait des tests dans les journaux: êtes-vous heureuse, êtes-vous masochiste, êtes-vous une droguée du sexe, avez-vous la baraka? / Ceux qui se laissent vivre / Celui qui s’abonne à L’Homme Top / Celle qui présente les livres et le jardinage à la TV / Ceux qui se réveillent sans personne / Celui qui assure son fond d’alcool / Celle qui ne supporte pas les vacances d’été / Ceux qui préfèrent la saleté / Celui qui est jaloux du bonheur des autres / Celle qui t’invite à brouter son cresson / Ceux qui dorment tout habillés / Celui qui perd son enfant dans la foule de fans des Stones / Celle qui divorcera si Ted ne renonce pas au plaisir solitaire chaque fois qu’elle a ses soirées Tupperware / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui se venge sur les insectes / Celle qui n’aime que Vermeer / Ceux qui violent l’intimité de leurs enfants / Celui qui brûle les cheveux de sa femme infirme / Celle qui pratique le sexe anonyme / Ceux qui enchaînent leurs chiens / Celui qui compte ce que mangent ses enfants / Celle qui se sent rejetée de partout / Ceux qui se disent sinistrés du cœur / Celui qui a honte de son père / Celle qui se saoule de salsa / Ceux qui se foutent de tout, etc.


    Alain Keler, Favela de Rocinhia

  • La lecture comme rempart

     

    Par Sophie Kuffer

    Enfant, j’aimais les livres mais la lecture était un effort terrible ; j’ai le souvenir d’une barrière qui se dresse devant moi, infranchissable. Il y a une dizaine d’années, j’ai choisi d’apprendre une nouvelle langue (l’arabe) avec un nouvel alphabet et là, je me suis retrouvée petite devant ces symboles plus ou moins indéchiffrables qui ensemble ne voulaient jamais produire le bon son, la bonne signification. La lecture peut être source de souffrance, c’est un acte qui peut se révéler difficile et frustrant; ceux qui la maîtrisent l’oublient trop souvent… Cependant, elle reste, pour moi, un incroyable pont entre les pensées, les cultures et les hommes !
    En préparant ce numéro du Passe-Muraille, on m’a proposé deux romans autour de la lecture qui pouvaient s’adresser au jeune public. Je repensai alors à mon propre passage dans la catégorie jeune public. Jamais je n’acceptais de lire ce que l’on me conseillait jusqu’au jour où, après maintes sollicitations, je me suis jetée à l’eau et j’ai commencé à lire, puis à dévorer les pages de romans d’amour ou de sagas inter-minables ! Je crois profondément que chacun trouvera sa voie de lecture par quelque détour que cela passe.
    La lecture est donc le point commun réunissant ces deux romans : Le Vieux qui lisait des romans d’amour et Grâce et dénuement. Un homme et une femme tous deux écrivains qui mettent en scène un homme et une femme dans deux mondes très différents en apparence : jungle amazonienne et jungle de bitume sont les décors qui voient évoluer les protagonistes. Dans ces deux textes, le désir de lecture apparaît comme le remède à l’ennui, au mépris des autres et à la cruauté humaine.
    Alors que José Bolivar Proaño se retrouve seul, sans femme, ni famille ou amis, au milieu de la forêt, il fait « la découverte la plus im-portante de sa vie. Il [sait] lire. Il [possède] l’antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. » Après avoir cherché de quoi lire, il se tourne vers les romans d’amour, les seuls textes qui le font voyager, qui remplissent les vides de sa mémoire, de son coeur et qui, parfois, lui font « oublier la barbarie des hommes. » Car c’est elle qu’il affronte, incarnée par les gringos qui sèment la bêtise et la mort dans la forêt, ou par ce maire citadin qui impose son mépris à l’igno¬rance de ses congénères – et cette bête magnifique, ce jaguar qu’il est forcé de tuer, car rendu fou par la cruauté humaine.
    C’est le mépris des hommes que l’on retrouve dans Grâce et dénuement; ce mépris envers nos voisins no¬mades que l’on chasse de terrain vague en terrain vague. Alice Ferney réussit à nous faire entrer dans cet univers essentiellement féminin du camp de gitans où se présente chaque semaine Esther, la bibliothécaire au projet simple mais ambitieux.
    Esther veut lire des histoires aux enfants car « elle [pense] que les livres sont nécessaires comme le gîte et le couvert », que « la vie a besoin des livres (…), la vie ne suffit pas ». Sans grands discours, cette femme gadjé (non tzigane), gagne la confiance des gitans, d’abord par le pouvoir des livres sur les enfants, puis sur les mères et enfin sur les hommes plus méfiants. Sans humilier, elle apporte la certitude que l’analphabétisme n’est pas une fatalité comme l’a vécu la grand-mère Angéline, privée d’école « pour qu’elle [ne] devienne [pas] comme les gadjés ». Esther est convaincue qu’ apprendre à lire diminue la peur qui sépare gadjés et gitans.
    Symbole de la richesse que représente le livre pour l’auteure, mais aussi pour quiconque se rend compte des mystères qu’il peut receler : Angéline, la vieille gitane analphabète, « parfois, gardait les livres. Elle les déposait sous son oreiller. » après avoir passé « sa main sur les couvertures usées : elle tenait là un trésor ».
    Ces deux romans ne sont pas destinés en particulier au jeune public, cependant les sujets traités, ainsi que le style accessible des deux auteurs ,qui respectent la réalité de leurs personnages, la poésie dégagée par les mots et les rebondissements des deux scénarios, me font penser qu’un lecteur dès 14 ans peut s’y plonger avec entrain. Chacun dans son univers – forêt amazonienne bruissante de singes, d’animaux sauvages et d’Indiens respectueux de la terre et qui partagent leurs connaissances de la forêt avec un étranger, ou camp gitan fixé entre deux tours de banlieue – voit s’incarner la vie de quatre femmes, de leurs enfants et d’une bibliothécaire sous l’oeil protecteur de la matriarche, est formateur et riche en émotions.

    Luís Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, Métailié, 2004, 141 p.
    Alice Ferney, Grâce et dénuement. Actes Sud, coll. Babel, 2009.
    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, journal littéraire, No82, 12e année.

    Le leitmotiv de la page est: Les enfants qui lisent sont dangereux...

  • Claudio Magris flâneur profond

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    Digressions d’un égoïste progressiste
    Entretien avec René Zahnd

    Lorsqu’on le rencontre, le récipiendaire 2009 du Prix européen de l’essai Charles Veillon évoque tout à la fois un promeneur qui, de son élégante silhouette, parcourt les routes de ce monde le nez au vent et un de ces curieux à l’érudition gourmande qui brasse les références, fouillant les bibliothèques, d’abord pour se frotter aux grandes oeuvres référencées, puis pour emprunter des chemins de traverse. Ses propres livres, du monumental Danube aux textes de théâtre tels que L’Exposition sont un impertinent défi lancé aux férus de classification. Ils semblent des digressions qui se répondent d’ouvrage en ouvrage, des interrogations flâneuses, tout un corps organique dont le coeur palpitant serait l’humain lui-même. Nous l’avons rencontré lors de son récent passage à Lausanne.
    – Vous parcourez le monde pour parler de littérature. S’adresse-t-on de la même façon à tous les publics ?
    – Les difficultés peuvent venir des références littéraires. Quand je dis que pour Joseph Roth, l’Eglise est l’auberge, cela évoque bien sûr pour nous le pain et le vin. Pour les Chinois, ce n’est pas facile à saisir. Mais on réussit toujours à se faire comprendre. Parfois il y a des barrières plus complexes. Par exemple, il y a des cultures où la notion de péché originel n’existe pas. Certaines métaphores deviennent donc délicates, elles nécessitent des explications. Mais il ne faut pas oublier que lorsque je m’exprime en Chine ou au Vietnam, je m’exprime devant un public choisi. Des différences plus considérables apparaîtraient s’il s’agissait par exemple d’intervenir dans une école primaire. Je tiens à préciser que je n’ai pas davantage de difficultés au Vietnam que par exemple aux Etats-Unis. Au contraire. Aux Etats-Unis, lorsque j’ai raconté que j’avais écrit un éloge ironique de la triche, du fait de copier sur son voisin à l’école, cela a provoqué un malentendu total. J’avais beau argumenter sur le côté camaraderie, entraide, cela ne servait à rien, je me heurtais à une culture complètement différente de la mienne, une culture organisée, universitaire, qui ne peut pas admettre que l’on puisse rire de quelque chose, tout en respectant et aimant la chose en question. Les barrières n’existent pas seulement avec des cultures lointaines.
    Dans les pays danubiens, l’on me pose des questions presque exclusivement sur le sujet, sur la Mitteleuropa, sur la culture slave, comme si j’avais écrit des études historiques. Il est beaucoup plus facile d’aborder ce domaine en Suède, par exemple, qu’ en Serbie ! Les gens ne comprennent pas toujours que ce qui m’intéresse dans Trieste, ce n’est pas qu’elle compte 300’000 habitants ou je ne sais quoi, mais c’est sa dimension métaphorique. Nous sommes dans le mensonge poétique. Un des moments les plus désolants dont je me souvienne s’est produit en Allemagne, lors d’une lecture. Dans Danube, il y a un passage qui évoque une chasse grotesque et comique dans un cimetière. Le chasseur finit par tuer un lièvre, mais il se sent très coupable. Et là, une jeune femme m’a demandé : « Il s’agit juste d’un lièvre, pourquoi une telle émotion ? » Face à des questions de ce type, on ne peut pas répondre. Si vous me montrez le lac Léman et que vous me dites : regardez la lumière, la brume, c’est fascinant, non ? Et que moi je réponds : comment ça, fascinant ? Dans de tels cas, il n’y a plus rien à ajouter…
    – Si nous adoptons un registre métaphorique, justement, en disant que la terre est la mère, Trieste serait-elle votre matrice ?
    – C’est un peu exagéré ! Turin est aussi important pour moi que Trieste. Ce sont deux mondes. D’un côté Trieste, avec sa liberté un peu gitane et son côté somnolent, avec le danger de se laisser aller, de surestimer la ville. Trieste est pour moi le monde de l’enfance, de l’adolescence, de la famille d’où l’on vient, c’est-à-dire du passé. De l’autre, Turin est pour moi la ville de la jeunesse, de la maturité, des amitiés qui ne doivent rien aux rencontres hasardeuses, mais qui sont de vrais choix, des affinités électives, c’est-à-dire la « famille » que l’on construit. Il y aussi des dimensions politiques, sociales et culturelles qui sont différentes. Quand j’ai fait mes études à Turin, en quatre ans, la population de la ville a doublé, avec tous les problèmes que posait l’immigration des Italiens du sud. Turin a aussi été la capitale de la résistance, du libéralisme, du communisme, des mouvements de protestation de 68.
    Entre Trieste et Turin, j’ai parfois le sentiment de vivre dans une même ville. Turin avec la mer, Trieste avec le paysage des Alpes. Bien sûr, Trieste m’a beaucoup apporté dans ma vision du monde, a nourri ma réflexion sur le problème de l’identité, de l’insignifiance, de la pluralité. C’est là que j’ai compris que nous n’avons pas une identité, mais que nous en avons plusieurs. Cependant, sans Turin, je n’aurais absolument pas écrit…
    – Alors il y a cette bipolarité, Trieste, Turin, et puis les voyages… Que représentent pour vous les voyages ?
    – Le symbole de la vie, c’est le voyage. Le plus grand livre que l’on ait écrit, l’Odyssée, c’est le voyage. Il y a d’ailleurs deux odyssées possibles. L’odyssée où, à la fin, Ulysse retourne chez lui, à Ithaque, c’est-à-dire confirmé dans sa personnalité, ses valeurs, malgré tout ce qu’il a rencontré : les épreuves, les tragédies, les naufrages. Ou alors il y a l’odyssée sans re¬tour possible, où l’on change constamment, où l’on ne peut pas s’arrêter, où l’on devient vraiment personne. Il est intéressant de constater que Joyce est beaucoup plus conservateur qu’Homère, puisque chez Joyce, Ulysse retourne chez lui conforté dans ses valeurs, l’amour conjugal par exemple. Chez Homère, il y a une réelle difficulté du retour. Ulysse est un individu qui ne sait plus réellement qui il est. C’est déjà une ima¬ge de l’Europe contemporaine. L’épisode des sirènes, par exemple, est formidable. Il écoute le chant des sirènes « sans payer », mais en réalité ce n’est pas un bon calcul, puisqu’on n’écoute pas le chant des sirènes sans avoir la possibilité de se perdre.
    Le voyage, pour moi, ce n’est pas juste un déplacement pour faire quelque chose. Venir de Trieste à Lausanne pour recevoir un prix, ce n’est pas encore un voyage ! Le voyage que je pourrais faire, que je n’ai jamais vraiment fait, ce serait par exemple d’aller rendre visite aux Sénégalais qui vivent à Trieste. Je ne sais pas où ils vivent, s’ils ont des familles, des enfants… Et là, ce serait un vrai voyage, même s’il n’y a que dix minutes à pied. Le voyage, c’est la capacité de rencontrer l’autre, d’affronter la crainte de l’autre, ce mélange d’amour, de mécanismes de défense, la capacité de se débarrasser de ses peurs tout en restant fidèle à certaines valeurs. Dans le voyage, il y a la nécessité de l’ouverture. Il faut être capable de dépasser ses propres frontières. En même temps, il y a des frontières que l’on doit défendre. Parce que si je me retrouve face à une culture où une femme enceinte hors mariage est tuée, là je ne discute plus. Je décide que cette valeur n’est pas négociable. Il n’est donc pas facile de composer avec cette souplesse et l’ancrage de certains principes.
    – Existe-t-il une même pulsion, d’aller vers l’autre, qui relie le voyage et l’écriture ?
    – L’écriture, c’est aussi un déplacement des frontières, une construction de nouvelles frontières. Face aux frontières, l’écriture est à la fois un passeur et un douanier. On n’écrit pas ce qu’on veut, on écrit ce qu’on peut. Je sens fortement ce double rôle de l’écriture : passeur et douanier.
    – Vous faites la distinction entre l’écriture diurne et l’écriture nocturne...
    – La formule n’est pas de moi, mais d’Ernesto Sabato. C’est un grand humaniste, un homme plein de chaleur. Il y a chez lui une part diurne de l’oeuvre, mais pourtant la vérité ne se trouve pas là, elle est dans une part plus sombre, plus ténébreuse, avec des vérités parfois détestables qui, dit-il, contredisent ses idéaux. C’est comme descendre dans le sous-sol de l’âme et découvrir soudainement, parfois avec malaise, sans aucune complaisance, des aspects de la vie insupportables. L’écriture diurne est comme un sosie qui nous montre ce que nous pourrions être. Voilà ce que j’admire beaucoup chez Ernesto Sabato : cette capacité à se confronter à cette part obscure, à en témoigner sans la refouler, mais sans la glorifier non plus, sans devenir un philosophe de cette négativité. C’est une chose fondamentale qui distingue les grands écrivains qui ont su résister à cette épiphanie du mal des grands écrivains réactionnaires, comme Céline, qui ont été éblouis par le mal.
    – Vous évoquez parfois, avec humour, un essai que vous aimeriez écrire sur l’égoïsme progressiste. Quelles en seraient les grandes lignes ?
    – Quand j’étais adolescent, j’avais l’idée d’écrire le récit d’une fin du monde, d’une apocalypse. Mon idée était d’imaginer un lieu qui permette de survivre à cette catastrophe : une vallée merveilleuse derrière une énorme cascade, assez puissante pour arrêter les radiations. Je préparais cette île, je l’aménageais, et bien sûr, je n’avais pas le projet de me sauver tout seul, j’envisageais de prendre mes parents, ma famille, mon ami Bruno, sans lesquels une vie heureuse n’est pas possible. Je n’avais absolument pas le projet de sauver l’humanité, mais juste mon bonheur. En poursuivant mon raison¬nement, je me suis dit que mon ami avait aussi besoin de ses parents pour être heureux et ainsi de suite. Peu à peu, j’étais tenté de sauver le monde entier, alors que je cherchais uniquement mon bonheur. Voilà une histoire pour illustrer ce qu’est, à mes yeux, l’égoïsme progressiste.
    – Vous ne cessez de revenir à des oeuvres littéraires. Mais quelle est votre dernière grande découverte ?
    – J’ai été particulièrement intéressé par l’oeuvre d’Edouard Glissant. Premièrement, lui qui est un Noir descendant d’esclave, il dit que les racines ne doivent pas se plonger dans les profondeurs de l’abîme, à la recherche de l’origine, mais s’éparpiller à la surface comme les branches d’arbres qui se rencontrent, comme des mains qui se touchent. Je trouve que c’est vraiment la meilleure réponse au racisme. Deuxièmement, c’est le seul représentant d’un groupe humain qui a été persécuté, exploité que j’ai senti complètement libre de tout ressentiment. Il ne faut pas oublier que l’esclavage a fait 50 millions de morts ! Et lui, il prétend que les descendants des esclavagistes n’ont aucune nécessité de s’excuser, même s’ils doivent rester conscients que dans leur héritage, il y aussi cette infamie.
    Propos recueillispar René Zahnd

    Pour lire Claudio Magris

     

    Loin d’où : Joseph Roth et la tradition juive orientale
    Cette étude consacrée à l’écrivain autrichien Joseph Roth (1894-1939), auteur de La Marche de Radetzky, se propose de mettre en lumière lien qu’il entretient avec une tradition inscrite dans son sang, puisqu’il est né de parents juifs en Galicie. De la chute de l’Empire austro-hongrois à l’exil à Paris, Roth traverse le début du XXe siècle avec un regard nostalgique, et pourtant visionnaire lorsqu’il interroge les notions de déracinement et de communautarisme. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2009, 470 p.


    ➺ Microcosmes
    Mélancolie, amour ou curiosité guident l’écrivain triestin dans une quinzaine de lieux, et cette mosaïque de paysages urbains abordés comme des territoires propres lui est occasion d’une réflexion protéiforme sur l’ouverture et l’altérité. Autoportrait géographique de Magris, Microcosmes est aussi « la simple constata¬tion que l’on peut découvrir le vaste monde en restant as¬sis sur un banc… » J.B.
    Folio, Gallimard, 2000, 343 p.


    ➺ Danube
    De la Forêt-Noire au Pont-Euxin, le fleuve charrie dans cet essai magistral les évocations historiques, les réflexions, les notes de voyage, les souvenirs, suscitant malgré les conditions – quand le « bloc de l’Est » supplante la Mitteleuropa – une étourdissante métaphore intellectuelle. Sous les moirures du fleuve, une question : l’Europe, idée politique et culturelle en devenir ou en décomposition ? J. B.
    Folio, Gallimard, 1990.


    ➺ Trois Orients, récits de voyages
    Voyages infinis est le titre original de ces trois essais, qui replacent les parcours de Magris en Chine, au Vietnam et en Iran dans leur perspective : remonter aux sources des récentes mutations de ces pays, dont les ondes de choc ne pourront être absorbées en Occident que par une compréhension réelle et sans préjugés. Ou quand la géopolitique se fait conte des Mille et Une Nuits ! J.B.
    Rivages, 2006, 119 p.


    ➺ Trieste, une identité de frontière
    Au carrefour des cultures latine, germanique et slave, Trieste, ville natale de l’écrivain, fut un rendez-vous de la littérature, de Stendhal à Morand, Joyce ou Svevo, mais aussi de l’Histoire puisque, autrichienne avant d’être italienne, elle fut finalement amputée de moitié par le Rideau de fer : c’est à cette multiplicité des possibles et à l’identité plurielle de la cité que Magris rend hommage. J. B.
    trad. Angelo Ara, Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2008, 285 p.


    Notes de lectures établies par Joëlle Brack et Sophie Kuffer pour la plaquette Payot Librairie publiée à l’occasion de la remise du Prix européen de l’essai Charles Veillon 2009.

    Cet entretien et ces notes de lecture constituent la partie centrale de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 82, à paraître en juin. 

    Vous comprendrez donc
    « Vous comprendrez donc » qu’après sa mort, elle n’ait pas voulu béné¬ficier de la permission de revenir à la vie pour retrouver son amour. Comment après avoir aimé, inspiré, protégé son poète, lui avoir tout donné, la muse, à son tour, refuse de redevenir sa terre d’asile. Cette fois, elle pense à elle, au calme trouvé en bas, qu’elle perdrait en affrontant les interrogations des vivants et leur déception quant à l’au-delà. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2008, 54 p.
  • La soirée du Ritz

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    À propos de La nuit du monde, de Patrick Roegiers

     

    par Antonin Moeri

    Un personnage irréel entre en titubant dans le hall du Ritz, à Paris, deux tricots sous la chemise, pelisse hors d’âge, lourde redingote. Quatre pages pour décrire l’habillement et le visage de ce revenant. On se croirait à l’époque du nouveau roman. Pour plonger le lecteur dans l’atmosphère du célèbre palace, on évoque des bruits de douche, de chasses d’eau, de robinets qui gouttent, de matelas qui grincent, d’interrupteurs, de dentiers mal ajustés.

    Le revenant s’appelle Proust, il «récolte des pépites dont il fait le miel de son roman auprès des chasseurs, serveurs, livreurs, portiers, liftiers, femmes de chambre, garçons d’étage, veilleurs de nuit ». L’amateur de détails se sent à l’aise, que dis-je, jubile au milieu de ces potins.

    Un autre personnage est minutieusement décrit. «Tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées, la cheville gauche placée sur le genou droit ». Contrairement à Marcel, l’auteur d’Ulysse ne se tape pas la cloche au Ritz. Pour donner le change dans les soirées où il est invité, il se distingue par ses déguisements et son comportement bizarre.

    Ces deux écrivains partagent une même horreur, celle des rats. Ils s’adonnent à une même passion: le voyeurisme. Ils ont des lubies étranges. Si Joyce croit au trèfle à quatre, a la manie du nombre 13, est terrifié par le bond d’un chat, Proust a peur du noir, des orages, de la foudre, déteste croiser une nonne dans la rue, craint les chevaux au galop, l’odeur des désinfectants, les oiseaux éventrés et, surtout, les chiens qui peuvent à tout moment vous entailler très profondément le mollet, la cuisse ou autre partie du corps. Tous deux ont des problèmes avec leurs yeux et leurs oreilles hypersensibles. Tous deux sont fascinés par la sonorité des lieux et des noms. (Plutôt que voir leurs contours, Joyce, étendu sur la banquette d’un train, les yeux fermés, préférait entendre Mercanton lui murmurer le nom des villages suisses qu’ils traversaient). Ils aiment les douceurs, cake, pudding, muffins, cookies. L’un adore Wagner, l’autre le déteste mais tous deux aiment les vieilles rengaines à la guimauve, les ritournelles raillées par les beaux esprits et les airs du music-hall, Coco chéri, Zizi Pompom, Viens poupoule, viens poupoule. Tous deux furent traités de fumiste, flagorneur, parasite, décortiqueur, hypocondre, scatologue, cynique, fouilleur de fumier.

    Patrick Roegiers affectionne les interminables listes à la Novarina. En vérité, il met en scène, dans son « roman», deux solitaires déterritorialisés, errants, en exil (« L’écriture comme exil de soi-même »), ayant opté pour les mots qui n’ont pas de patrie. Leur folie et leur damnation c’est le langage. Leur obsession: inventer une langue qui ne charriât aucun cliché. Une virgule mal placée les fait plus souffrir qu’une migraine ou une indigestion. Question de rythme. Créer un idiome bizarre ou des mots nouveaux qu’ils orthographient comme ça leur chante les excite au plus haut point: lithérathure, Chiksper, bonçouar, snobinage, moribondage, Odyssoyce, faire catleya. Ils ont « à peu près la même conception de l’écriture et de la littérature, seule vie pleinement vécue (...) La vie comme un livre, le livre comme un monde ». Leur rêve était de reconstituer minutieusement une vie créée par l’imagination. La vie, telle quelle, ne leur suffisait pas. D’où leur étonnant et mystifiant jeu de rôles et de masques.
    Pas l’ombre d’un doute, le Français et l’Irlandais devaient se rencontrer. C’est précisément cette rencontre du 18 mai 1922 (quelque temps avant la mort de Marcel et de son enterrement au Père-Lachaise où se presseront Kafka, Homère, Diderot, Molière, Genet, Musil, Beckett, Schopenhauer,
    Rabelais, Rimbaud, Artaud, Thomas Bernhard, Céline... sans oublier Proust qui assiste à sa propre mise en terre), c
    ’est cette rencontre au Ritz que Patrick Roeggiers imagine, déploie, scande et chantonne. Jouer avec les mots et leur polysémie, la langue et ses sonorités procure une jouissance que devaient connaître les deux écrivains d’exception. Il imagine dans un style jubilatoire cette soirée dans un petit salon privé, où l’on parle de l’origine de l’univers, du pouls des huîtres, des moeurs des limaces, des météores, des bienfaits du repassage, du lesbianisme, de l’onanisme, cette soirée où Marcel avoue: « J’aimerais que notre conversation ne s’arrête jamais ».

    Lisant d’une traite ce petit livre qui étincelle de prose heureuse, fascinante et ludique, je me demandais parfois quelle avait été l’ambition de cet auteur qui me rappelait l’Echenoz de Ravel. Il m’a semblé que tout était dans la manière de dire, la manière de moduler un air, oui, disons-le, un air à la gloire de la Littérature (avec un L majuscule).


    Patrick Roegiers. La nuit du monde, Seuil 2010.

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, en juin 2010.

  • Le dépotoir des nègres blancs


    En lisant Triomf de Marlene Van Niekerk



    Ils sont affreux, sales et plus ou moins méchants, mais d'emblée nous nous prenons pour eux d'un étrange attachement. Ils vivent à quatre dans une espèce de dépotoir, au milieu d'un quartier de déshérités blancs construit sur les débris de l'ancien township noir de Sophiatown, baptisé Triomf, dans la banlieue crade de Johannesburg. Leurs noms à eux évoquent autant de personnages à la Beckett, à commencer par Mol, la vieille peau qui n'a qu'une dent et point de culotte, flanquée de Pop son frère et pseudo-mari barbichu bientôt octogénaire, auxquels s'ajoutent Treppi le teigneux, autre frère et amant de Mol lui aussi, et Lambert le fils épileptique, qui a l'air d'un enfant pachyderme et dont on fêtera les 40 ans, à la veille des proches premières élections démocratiques en Afrique du Sud, si possible en lui offrant enfin une femme à la place de sa mère...

    Oui, décidément, ils ont la dégaine d'un quatuor loqueteux et ensauvagé à la Deschiens, les Benade, et d'ailleurs on ne fait pas trop la différence entre eux et leurs corniauds Gerty et Toby, chéris de Mol, quand Treppi et Lambert, le nez au ciel, se mettent à pousser leurs hurlements, bientôt accompagnés par la meute canine des alentours, «comme s'ils tiraient le son de leur ventre et l'envoyaient vers le ciel du fond de la terre sous Triomf et ses cavernes pleines de fantômes».

    Au premier regard, on serait donc tenté de les classer: dégénérés. Les trois mâles de ce clan confiné n'en sont-ils pas arrivés, de fait, à partager la même femelle? Et Treppi n'est-il pas la honte de l'humanité, lui qui pense que «même impeccable, un juif n'est bon que pour la chambre à gaz», et tous tant qu'ils sont ne sont-ils pas que méprisable «piétaille», ainsi que les désignent ceux qui les approchent?

    Eh bien, plus on avance dans la lecture de Triomf et plus on leur trouve quelque chose de touchant, parfois même de bouleversant d'humanité, à ces sacrés Benade, sous le regard d'une romancière à la féroce compassion, si l'on ose dire, qui nous fait découvrir peu à peu d'où ils viennent et de quelle misère familiale et collective, historiquement et politiquement significative, découle leur déchéance de «nouvelle minorité».

    Aussi, la dèche des Benade est immédiatement colorée par l'incroyable faconde de Marlene Van Niekerk, autant que par son intelligence sous-jacente des mythes, qu'ils soient bibliques ou freudiens... Avec une verve verbale rappelant les accumulations descriptives d'un Céline, la romancière campe ses pouilleux dans la déglingue d'un décor qui évoque toutes les banlieues des grandes villes contemporaines, avec leurs centres commerciaux aux enseignes criardes où tous «vont et viennent, vont et viennent, entrent et sortent, entrent et sortent». A l'occasion, un jour de baraka, les Benade eux-mêmes y seront traités en rois malgré leurs airs de gueux. Ce sera Noël pour la Trinité grotesque et son «cul-de-sac génétique» de rejeton christoïde: une opération promotionnelle y suffira!

    Mais leur sort ordinaire est plutôt de se tenir en marge, se pressant les uns contre les autres et ne cessant de se déchirer, mais «ensemble, sous le même toit», ainsi que le relève le pacifiant Pop, survivotant entre une visite des témoins de Jéhovah et une autre des jeunes militants du Parti nationaliste voyant en eux, qu'ils méprisent, des électeurs à bon marché. Au passage, on remarquera que la romancière, par le truchement du regard «innocent» des Benade, se montre aussi cinglante dans sa critique de la société de consommation qu'à l'endroit des milieux religieux ou politiques.

    Par ailleurs, le quartier de Triomf se distingue des autres en cela qu'il a été construit sur des décombres dont, à tout moment, émerge un vestige appartenant aux «cafres» ou la plainte confuse de l'âme de quelque chien enseveli. Même si la romancière a vécu quelque temps, elle-même, dans ce quartier dont elle a eu l'occasion d'observer la population, l'endroit est chargé d'un tel symbolisme que l'histoire des Benade y trouve naturellement son ancrage épique. De fait, c'est bientôt aux dimensions d'une épopée que se déploie, d'une histoire à l'autre, la destinée des Benade, et notamment par la trajectoire d'Oupop, figure du patriarche paysan déchu, et celle de son fils Treppi, dont on comprend mieux la dureté de «diable» intelligent en découvrant son passé d'enfant battu, intérieurement détruit par son père en son âge tendre.

    D'abord présentés comme des sortes de monstres difformes - entre grotesques à la Dubout et déclassés faulknériens -, les protagonistes de Triomf, dont les points de vue orientent tour à tour les chapitres, gagnent progressivement, ainsi, en épaisseur et en profondeur tandis que résonne la sentence de l'aïeule enfin délivrée du père de Treppi: «A force d'être entassés les uns sur les autres, on devient méchant.»
    Or, cette part douloureuse du roman, de laquelle participe aussi le drame secret de Lambert, trouve un contrepoids dans la veine comique qui le traverse de part en part et, aussi, dans l'élan «religieux», mais distinct de toute foi, qui fait lever les yeux des Benade vers les étoiles et songer, plus qu'au lendemain des élections dont ils savent qu'ils n'ont rien à attendre, à l'au-delà où ils retrouveront, peut-être, leurs chiens défunts ou un pain moins ingrat que celui d'ici-bas...

    Plus que nous autres sans doute, les compatriotes de la romancière auront pu déchiffrer et apprécier les innombrables allusions de Triomf à l'histoire et à la politique sud-africaine du XXe siècle, dont la présente version française facilite la compréhension par des notes et un utile glossaire en fin de volume. Si Disgrâce, le dernier roman de J. M. Coetzee, que Marlene Van Niekerk nous disait considérer comme l'écrivain le plus important de son pays, parle de l'après-apartheid avec une lucidité désenchantée qui dépasse la situation historique et sociale du pays, Triomf déborde également des limites du roman historico-politique (il parut en 1994, année des élections!) pour toucher, par sa poésie et sa truculence, son empathie extrême et sa beauté convulsive, sa douceur fondamentale et sa véhémence polémique, à une dimension beaucoup plus large. L'éditeur Jean Richard, qui lit l'afrikaans dans le texte, a été grandement inspiré d'inscrire ce grand roman à son catalogue, qui marquant du même coup un renouveau pour les Editions d'En Bas.

    Marlene Van Niekerk. Triomf. Traduit de l'afrikaans par Donald Moerdijk et Bernadette Lacroix. Editions d'En Bas / Editions de l'Aube, 577 pp.

  • De la toute bonne cuisine

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    Avec Le cuisinier, l’écrivain alémanique Martin Suter scrute la froide (bonne) société suisse avec les yeux d’un requérant d’asile tamoul, sans une once de démagogie. Un art balzacien de l'observation sociale et psychologique, aux parfums ayurvédiques...

    Martin Suter est le plus lu, dans le monde, des romanciers suisses vivants. En douze ans, les sept romans qu’il a publiés à ce jour ont été vendus à plus de trois millions d’exemplaires et traduits en vingt-cinq langues. Or Suter est, aussi l’un de nos écrivains les plus intéressants. Bien mieux que des produits de consommation fondés sur des clichés, ses romans, captivants, illustrent les multiples facettes de la société contemporaine, mais aussi sa part d’ombre. La façade suisse y rutile en apparence, mais ce qu’elle cache est souvent peu reluisant, jamais schématisé pour autant.
    Dès son premier roman, Small World, paru en 1998, cet écrivain tardif (il est né en 1948) imposait un regard à la fois incisif et vibrant d’humanité sur la terrible réalité de la maladie d’Alzheimer, tout en scrutant les embrouilles d’une dynastie zurichoise dorée sur tranche. Dans le dernier paru, c’est sur la vie d’un Tamoul, requérant d’asile, à Zurich, et véritable artiste de la cuisine par ailleurs, qu’il porte son observation, avec une empathie jamais flatteuse.
    «Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mes ouvrages», me confiait Martin Suter à la parution d’ Un ami parfait, mémorable plongée dans le psychisme d’un personnage frappé d’amnésie par accident.
    De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire, l’apprentissage de la narration via le scénario (il signa ceux de plusieurs films de Daniel Schmid, et, récemment, celui de La disparition de Giulia de Christoph Schaub), des chroniques caustiques sur l’univers de la finance (Business class), des chansons pour Stephan Eicher ont ponctué son parcours atypique.
    La fortune lui étant venue avec le succès phénoménal de ses romans, le Zurichois transite aujourd’hui entre la Suisse, Ibiza et le Guatemala où il vit avec son épouse architecte et un enfant adopté, un autre ayant été accidentellement arraché au couple il y a peu.
    Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise, qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite, tels ici la cuisine ayurvédique ou la situation politique au Sri Lanka.
    Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message», ses livres n’en ont pas moins une forte résonance affective et une pénétration critique indéniable. «Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique», explique-t-il encore, et c’est aussi vrai pour Le cuisinier dont l’action se déroule sur fond de crise financière, de tsunamis et de guerre fratricide au Sri Lanka, sous le regard d’un romancier à la croissante empathie. Celle-ci lui vaut probablement comme à un Simenon, une bonne part de son succès universel.

    Eros « au noir »

    Dédié à l’enfant Toni (2006-2009), Le Cuisinier est comme baigné par une douceur et une mélancolie inédites dans l’œuvre de Martin Suter, qu’incarne l’un de ses plus beaux protagonistes, en la personne du Tamoul Maravan. Solitaire et digne, ce requérant d’asile, d’abord employé subalterne, quoique brillantissime, dans un restau gastronomique zurichois haut de gamme, entretient sa famille restée à Jaffna, et notamment sa grand-tante Nangay qui l’a initié aux raffinements extrêmes de la cuisine traditionnelle ayurvédique. Distant par rapport à sa communauté, à cause de l’influence des Tigres, qu'i redoute avant d'être obligé de composer avec eux, Maravan, viré à la suite d’une faute, se retrouve au chômage puis use de son grand art pour se recycler dans le catering «érotique»... au noir. Pour l'y aider une jeune femme, Andrea, que seules les femmes attirent (sauf après le piège d'un premier repas que lui a préparé Maravan), fait jouer ses relations dans le monde plus ou moins faisandé de la haute finance et des affaires.

    Comme un personnage de Naipaul ou de Kureishi, Maravan illustre à la fois une culture déracinée, la nostalgie de l’exil se grisant du pur «parfum de l’enfance», et la réalité quotidienne suisse si froide le plus souvent. Entre sa pure passion de poète des saveurs et son besoin de survivre, Maravan «fait avec» la dure réalité, sur fond d’affaires en déroute et de tractations politiques (la crise est là, et passe l’ombre des marchands d’armes), non sans rester lui-même, combien attachant.
    Martin Suter. Le Cuisinier. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Bourgois.

  • L'aura de ce jour

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    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les enfants en armes également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin. Les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur. Le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…
    La tentation serait alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien : que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.
    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.
    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux ?
    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?
    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…
    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

    Peinture JLK: Toscane rêvée, huile sur toile, 2005.

  • Philippe Jaccottet reconnu par les siens

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    Le poète recevra le 13 mai, à Soleure, le Grand Prix Schiller, constituant l'une des distinctions littéraires helvétiques les plus importantes. Le 14 mai, il lira des extraits de ses oeuvres à l'enseigne des Journées littéraires de Soleure. Un nouveau livre est enfin à paraître aux éditions La Dogana, intitulé Le Combat inégal.

     C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré, en la personne de Philippe Jaccotet, par la plus importante récompense littéraire attribuée en Suisse. Décerné pour la première fois à Carl Spitteler, Nobel de littérature en 1919, le Grand Prix Schiller, assorti d’une somme de 30.000 francs, n’a été attribué jusque-là qu’à quatre écrivains romands, à savoir Charles Ferdinand Ramuz, Gonzague de Reynold, Denis de Rougemont et Maurice Chappaz. Philippe Jaccottet succède à Erika Burkart, seule femme jamais récompensée. Moins « visible » du grand public que celle d’un Jacques Chessex, l’œuvre de Philippe Jaccottet sera la première, en outre, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade, dans le courant de l’an prochain.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon en 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz et Jean Starobinski, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands ou espagnols.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.

    À relever enfin qu’un nouveau livre de Philippe Jaccottet a été publié ces jours à l’enseigne de La Dogana, accompagné d’un CD où le poète lit des extraits de ses œuvres.

    Soleure, le 13 mai 2010, au Stadttheater, à 16h. Remise du Grand Prix Schiller à Philippe Jaccottet. Dans le cadres des Journées littéraires de Soleure, le 14 mai à 17h. au Landhaus, Philippe Jaccottet lira des pages de ses oeuvres. 

     

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre.

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.
    «S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essAis, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournée au premier ?

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

  • L'instant et le lieu

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    Entretien avec Pierre-Alain Tâche


    L’oeuvre de Pierre-Alain Tâche, riche d’une trentaine de titres, s’inscrit dans la postérité romande de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, dont elle partage l’enracinement naturel et les résonances intimes, tout en s’ouvrant à d’autres lieux et harmoniques, à d’autres parentés aussi, latentes ou revendiquées, de Pierre Reverdy à Pierre-Jean Jouve, en passant par ces grappilleurs d’instants et de lieux que sont Charles-Albert Cingria ou Jacques Réda. Pour éclairer les tenants et les visées de son activité créatrices, le poète lausannois a bien voulu répondre à nos questions qui devaient englober, aussi, le statut actuel de la poésie.


    - Comment la poésie est-elle entrée dans votre vie, avant que vous n’entriez « en poésie » ?
    - Peut-être bien par la lucarne de ce galetas qui m’a tenu lieu de chambre, chez mes parents, dès mon jeune âge ! J’y contemplais, de mon lit, les étoiles, dont il me semblait entendre le chant libre et si lointain qu’il m’ouvrait tout l’espace. Car telle était l’aspiration de l’enfant que j’aurais voulu rester : rêver les yeux ouverts, jeter les cahiers au feu, dialoguer avec les oiseaux. Une aspiration confuse à la liberté de l’imaginaire : la poésie n’a peut-être d’abord été que cela - garante de cela.
    Je me souviens de grandes journées d’été, au bord du lac ou à la montagne. La nature était comme une source : je m’y plongeais avec confiance, avec naïveté aussi, mais j’y cherchais déjà une respiration plus vaste. Il y eut quelques instants liés à un sentiment d’unité heureuse, de plein accord. Il y eut aussi les premiers émois. (C’est ainsi que je dis, aujourd’hui, mais je sais qu’ils ont laissé trace, qu’ils ont fini par susciter le désir d’écrire.)

    Et les livres, direz-vous ? Les programmes scolaires m’ont fait découvrir Villon, Ronsard, du Bellay, La Fontaine - on aborderait, plus tard, Lamartine, Musset, Hugo, avant d’effleurer Baudelaire. Je lisais peu de poésie, à l’époque. J’avais fait quelques découvertes grâce à la modeste bibliothèque familiale : Les soliloques du pauvre de Jehan Rictus (j’ai songé à les imiter, sans vraiment passer à l’acte), Paroles de Jacques Prévert...Une culture populaire, en somme, pour un adolescent qui ne dédaignait pas les romans populistes. Et puis, un jour, ce fut Rimbaud - le séisme Rimbaud, qui n’a pas été causé par l’école. J’étais fier de ma découverte ; j’en portais le secret ; j’étais, d’un coup, entré en poésie. (Mais, c’est chez le José-Maria de Heredia des Trophées - on nous avait fait apprendre par cœur La Trebbia et Les conquérants - que je m’en fus - avec prudence ? - chercher mes premiers modèles formels !)
    - Qu’est-ce qu’un poème selon vous ?
    Un espace à aménager entre soi-même et « ce qui est », devant soi et, le plus souvent, comme au revers des choses ; un peu d’inconscient sauvé par la conscience, dans une forme à inventer, qui le recueillera ; une hypothèse informulée et pourtant attentive ; une tentative de jeter « par-dessus le vide les liens les plus robustes entre le réel palpable et décevant et le réel secret, fascinant, inaccessible » - et c’est Reverdy que je cite ici, me souvenant avoir mis ces mots en exergue de L’élève du matin, sans qu’ils aient pris une ride à mes yeux, depuis lors.
    Mais, le poème est aussi le lieu d’un équilibre à conquérir, à ménager sur la page, par l’écriture ; un espace où la scansion, délivrée d’un formalisme étroit, doit trouver sans cesse sa justification, doit inventer quelque chose qui soit de l’ordre du chant. Disant cela, je ne néglige pas l’ambition d’un sens (à la condition qu’il soit dévoilé, plutôt que conquis) ; mais je veux indiquer qu’il n’y a pas, pour moi, de poésie sans musique.
    - Quelles sont les sources de votre lyrisme personnel ?
    - L’instant. Des instants. A travers eux, l’inattendu, l’imprévu - mais n’est-ce pas plutôt l’imprévisible, quand l’essentiel naît d’une association d’images ou de mots qui ne peut être pensée, quand l’enjeu, au moins dans un premier temps, n’est pas tant de dire que d’être dit ?
    A travers eux, encore, des lieux, d’un bout à l’autre de l’horizon européen, dans l’épaisseur de leur humanité, de leur culture. Et puis, comme un enracinement plus profond du regard, en Anniviers, à la faveur d’une ancienne et durable connivence. C’est que les lieux ne se livrent pas volontiers au premier abord - et c’est pourquoi je refais toujours volontiers les mêmes voyages.Pour l’essentiel, donc, des paysages, des êtres, qui font que quelque chose advient qui rend possible, comme l’a bien vu Marion Graf, « une expérience conduisant au seuil d’une connaissance ». J’aurais pu dire : un don - lesté d’une interrogation, parfois d’une inquiétude, et pouvant ouvrir au mystère d’une présence qui s’offre (et je préfère ici me répéter pour ne pas trahir), « hors de toute limite et à profusion », pour qui consent à « la laisser respirer dans un regard désencombré ».
    - Dans quelle parenté poétique, littéraire ou simplement humaine vous situez-vous ?
    - Je serais bien sûr ingrat de ne pas reconnaître une dette envers Gustave Roud et Philippe Jaccottet. Je sais mieux ce que je leur dois aujourd’hui que ma reconnaissance peut s’inscrire dans une plus juste distance. On trouve d’ailleurs trace de leur influence dans mes premiers livres. J’aurai mis longtemps à m’en déprendre - non tant par goût du reniement (ce n’est pas mon genre !) que par besoin de définir, si possible, une aire qui m’appartienne en propre.J’ai commencé à y voir plus clair, me semble-t-il, après avoir lu Reverdy. La pratique jubilatoire de Cingria, la découverte d’Ungaretti, de Montale, puis de Pessoa, m’auront donné du champ - mieux : de l’espace ! Et puis, il y eut Pierre Jean Jouve - pourtant si fortement marqué par la faute, dont il m’aidera pourtant à m’affranchir ! Mais les rencontres décisives ont, à mes yeux, été celles de Jean Follain, en qui je reconnais un véritable maître, et, plus tard, de Jacques Réda, dont la voix généreuse (tous genres confondus) n’a cessé de me conforter dans l’idée que la poésie, n’est pas vouée au manque, à la perte, au peu, mais qu’elle est toujours prête à surgir où l’on ne l’attend pas, si l’on veut bien qu’elle y soit ! Je lui dois une bonne part de la liberté que je m’accorde.Je puis dire, aujourd’hui, que j’ai peine à imaginer une poésie exsangue, se refusant au foisonnement du réel ou se retranchant des circonstances de la vie (qu’elles soient graves ou légères) - et même de l’histoire ou du siècle ; et de tout ce qui peut concourir au déchiffrement qui lui incombe, qu’il s’agisse de textes littéraires, de musique ou de peinture…
    - Y a-t-il, selon vous, une poésie qu’on puisse dire romande ? Et à quoi se reconnaît-elle alors ?
    - On sait les esprits divisés sur la question. Le concept même de littérature romande aurait du plomb dans l’aile ! Dans une préface à l’anthologie parue chez Seghers (La poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars, présentée par Marion Graf et José-Flore Tappy), Bruno Doucet,
    s’autorise de l’avis de Jean Starobinski faisant état d’« un décalage fécond », à propos de l’écrivain romand, pour décrire ce dernier « comme inclus de plein droit dans la littérature d’expression française », mais revendiquant le « principe d’une différence essentielle ». Bertil Galland pouvait, en 1986, en déduire l’existence d’une poésie qui cherche à « vaincre l’isolement sans renoncer à l’intériorité qui lui est chère ». J’ai longtemps vu, dans cette particularité, dont subsiste des traces, la justification d’une différence. Je fus donc longtemps de l’avis - et contre celui de Mercanton, lequel se réclame de l’appartenance à une langue pour constater qu’il n’y a pas de langue « romande » - qu’il existe une littérature romande. Sans céder, pour autant, aux arguments polémiques que j’ai pu entende depuis lors, je ne suis pas sûr qu’une spécificité suffisamment marquée le justifie encore, s’agissant de la poésie qui s’écrit ici, aujourd’hui. Il resterait une commune appartenance à un pays. C’est peut-être beaucoup - et je revendique une différence : elle tient au fait que, décidément, je n’écris pas nulle part -, mais ce n’est plus suffisant. Sinon pour justifier la réalité d’une poésie en Suisse romande.
    L’abolition d’une hiérarchie longtemps entretenue par nos voisins français relève-t-elle de l’utopie ? Je n’en sais rien. Je veux bien tenter d’y croire. Mais il faudrait, pour qu’elle advienne, que la poésie « romande » trouve en France une plus large diffusion, qui pourrait seule rendre vain le débat !
    - Quelle place assignez-vous à la poésie dans l’univers de parole vilipendée qui est le nôtre ?
    - Une place menacée, certes, par une parole de plus en plus confisquée au profit (c’est le cas de le dire !) du seul discours (politique, économique, technique) lié au culte de la consommation. Mais aussi, par contrecoup, une place comme assurée d’une légitimité accrue.
    La poésie n’a que faire de l’avoir : elle est à l’écoute de l’être. Elle n’acquiert pas : elle accueille, elle reçoit - et en cela, déjà, ne participe pas « à la mise en spectacle de la réalité et à sa falsification ». Elle tend ainsi à préserver d’une déconstruction programmée la vérité, à laquelle il faut bien croire, tout en sachant qu’elle est affaire de convictions ; d’une vérité conçue comme un absolu qui pourrait bien être la face lisible de notre liberté (ou qui le deviendra). J’ai retenu les mots de Fabio Pusterla, parus dans ces mêmes colonnes. Il ajoutait : « Ce faisant la poésie s’avance naturellement à contre-courant, de façon parfaitement isolée et en semi-clandestinité ». Nous ne sommes pas loin d’une forme de résistance ; elle est rendue possible par le fait que « la poésie ne s’établit qu’en rapports individuels ». Sa force est d’activer d’autres circuits, de parier sur eux. On ne s’étonnera pas, cela étant, qu’elle représente pour tout régime politique, qu’il soit de gauche ou de droite, un potentiel de subversion qu’il finit par prendre en compte, dans des situations extrêmes. Le poète, alors, n’a d’autre choix que de devenir un témoin. Je ne crois pas me bercer d’illusions en affirmant que, sans en tirer gloire, nous sommes de plus en plus nombreux à nous accorder, aujourd’hui, sur ce point.
    - Que pensez-vous de la pensée de François Cheng, selon lequel il ne saurait y avoir de beauté sans bonté ?
    - Sous la plume d’un écrivain qui se définit lui-même comme « un homme sans prévention et sans cuirasse », la bonté devient une justification de l’être. Elle accède à cette dimension d’harmonie dont la beauté, me semble-t-il, est indissociable. François Cheng ainsi me paraît avoir cent fois raison. La beauté est un équilibre lumineux. Elle est donnée de l’intérieur. La bonté, alors, est le surcroît qui la manifeste. (On comprendra dès lors que je sois peu sensible à la beauté du diable !) François Cheng m’invite à poursuivre la réflexion ; à me demander qui ose encore, de nos jours, évoquer la beauté ? C’est, en tous les cas, une notion révoquée par le discours convenu des arts plastiques - pour lequel elle renvoie à une culture que condamne une idéologie à révoquer. Comme si une théorie avait pouvoir d’abolir une réalité. Allons donc ! S’il n’y a plus de place, sur cette terre, pour la beauté - alors même que je la vois partout présente, offerte -, ne serait-ce pas le résultat d’une confiscation ? Le mouvement qui nous porte vers elle n’a pas tari. On voudrait simplement nous faire croire qu’il ne peut plus être sous-tendu par une valeur morale positive. La négation, pour ne rien dire de la violence (dont je n’ignore ni ne néglige l’omniprésence), n’a pas pouvoir d’éradiquer la beauté qu’elles recouvrent, parfois, d’un voile sombre. Et puis, je crois, décidément, que le monde ne peut se passer de notre acquiescement et qu’il rayonnera toujours pour un regard empreint de bonté.
    - Qu’aimeriez-vous transmettre par le truchement de votre œuvre ? Et qu’est-ce plus précisément que le « lieu » de votre poésie ?
    - Vous parliez, au début de cet entretien, d’« entrer en poésie ». L’expression ne doit rien au hasard, qui renvoie au seuil qu’implique tout engagement, au pas qu’il faudra faire, à l’écart qui en résultera. Vous ne le savez pas, mais vous ne pourrez plus quitter cette voie. (Rimbaud demeure une exception !) Parce qu’elle est chemin de vie, qu’elle est indissociable de votre vie. Voilà pourquoi, sans doute, je n’ai pas vraiment l’ambition de transmettre autre chose que le poème lui-même - car la poésie est vécue en termes d’expérience et non en tant que message. Je voudrais prêcher par l’exemple, suggérer une complétude, donner des gages à ceux qui seraient prêts à s’ouvrir, à risquer, à tenter de voir. Je pourrais même, si cela devait avoir quelque sens pour le lecteur, agencer quelques éléments d’une poétique de l’instant. Je me situerais alors à cette intersection immatérielle de l’espace et du temps, où se joue notre pleine présence au monde ; parce que c’est là le « lieu » d’un instant absolu, qui nous relie à l’unité de ce qui est - au Tout, si l’on veut, et dans la seule éternité qui nous soit acquise. C’est, du moins, ce que j’aurai vécu, parfois - comme une brûlure inoubliable.
    Ainsi, l’instant est-il, probablement, le vrai « lieu » de ma poésie. A moins que ce ne soit, en dernier ressort, le poème lui-même où, métaphoriquement, se mêlent, à la limite d’une lagune imaginaire, les eaux claires de l’inconscient et les courants obscurs du réel.

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    Livres
    d’Heures


    La lecture de Pierre-Alain Tâche est un croissant bonheur, et c’est dans la lumière limpide de celui-ci, après les régulières parutions récentes de Sur la lumière en Anniviers, L’intérieur du pays et Nouvel état des lieux, que nous publions ces poèmes à venir dans son prochain recueil intitulé Roussan, trente-troisième d’une œuvre inaugurée en 1962 avec Greffes, suivi de La boîte à fumée en 1964 et de Ventre des fontaines en 1967.
    Il y a comme une suite enluminée de Riches Heures dans l’oeuvre de Pierre-Alain Tâche, qui serait à la fois d’un promeneur et d’un grappilleur de sensations, d’un amateur au sens fort de celui qui aime en ami et en amoureux, sous le signe d’Eros, d’un arpenteur des lieux et des arts, d’un veilleur aussi à l’attentive présence, d’un sourcier de vocables raffiné, parfois jusqu’à la rareté précieuse, que l’humour et la sagesse acquise ont de mieux en mieux porté au naturel et à la simplicité.
    De la porte d’à côté aux plus lointaines balades, de son bercail lausannois où l’homme de la Cité a fait carrière de juge, aux lumières d’Orta, de Vienne ou de Vermeer, des moineaux du jardin aux chiens d’Argolide, Pierre-Alain Tâche multiplie son envol de poète, tel « celui qui veut vivre », dont Pierre Jean Jouve son pair avéré disait aussi : « celui qui unifie »…


    LECTURES
    CHOISIES


    Ventre des fontaines. L’Age d’Homme, la Merveilleuse Collection, 1967.
    L’élève du matin. Galland, 1978.
    Le dit d’Orta. La Dogana, 1985.
    Buissons ardents. Encres et dessins de Jean-Paul Berger. Empreintes, 1990.
    Noces de rocher. Dessins de Martine Clerc. Empreintes, 1993.
    Le rappel des oiseaux. Empreintes, 1998.
    Reliques. La Dogana, 1997.
    L’état des lieux. Empreimtes, 1998.
    Chroniques de l’éveil. Préface de Patrick Amstutz. L’Aire bleue, 2001.
    L’inhabité, suivi de Poésie est son nom et de Celle qui règne à Carona. Préface de Christian Doumet. Empreintes, Poche Poésie, 2001.
    Sur la lumière en Anniviers. Fusains de Martine Clerc. Empreintes, 2003.
    L’intérieur du pays. Préface de Christophe Calame. L’Age d’Homme, coll. Poche suisse, 2003.
    Nouvel état des lieux. Empreintes, 2005.


    Cet entretien et ses compléments constituent l'ouverture de la livraison d'été du Passe-Muraille, No 70.

    Un nouveau livre de Pierre-Alain Tâche, sa première prose de poète musicien, vient de paraître aux éditions Zoé, sous le titre de L'Air des hautbois.

  • Au Lamartine


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    Il ne faudrait pas se leurrer : l’inspiration,
    ce n’est que souffle d’un ventilateur,
    qui brasse un temps fané sur le comptoir
    où sont des verres taillés, un siphon bleu ;
    et l’air qu’il lisse agite des lauriers
    que ne recherche plus la main d’Alphonse,
    assis sur un rocher, dans la peinture.
    Il a, depuis, tout un val à son nom,
    sans compter Milly, si cher à son cœur
    - et pourtant, c’est ici qu’il aime à méditer,
    interpellant les buveurs de petits cafés,
    qui ne savent de lui que cette plume immense
    et trempée, sur le quai, dans l’encre du terreau,
    lance fichée devant la double page
    où les fleurs à venir signeront le printemps.

     

    Ce poème de Pierre-Alain Tâche est tiré de Roussan, paru aux éditions Empreintes.

    Thierry Vernet. La bouteille d'eau. Huile sur toile.

  • Aux mimes égarés

     

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    par Louis-Ferdinand Céline (p.a.a. Philippe Di Maria)

     

    Je ne lis plus grand-chose, pas le temps, pas envie… trop de misère accrochée partout aux pages… lourdes, si lourdes leurs phrases à tous !… au marteau-pilon qu’ils rabâchent !… et pan !… et pan !… pas musiciens pour un kopeck !… je laisserais bien faire mais voilà, il y a Arthur que me tire par la manche… Ferdine, Ferdine ! qu’il gueule, gaffe !… tu vas t’en ramasser tout un bac, toute un train, tout un Boeing de lamanièrede !… qu’on va plus savoir où les mettre !… un plein tanker de faussaires !… faut que t’agisses, et recta !… Écoute, qu’il rajoute, c’est pour un concours… c’est le thème !… un pastiche, un « à la manière de »… tu parles qu’ils vont tous joui-jouir à céliner !… une constellation de zélés plagieurs à tes basques !… tout un bataillon de clanculs !… Ferdine, dis ?… tu m’entends ?… Ferdine ?… 

                                                                                                   

    Y commençait à me courir, et pas qu’un peu l’Arthur !… fallait bien que je lui réponde !… y m’aurait emmerdé à pas finir !… je l’aurais jamais décollé !… y a pas plus pire sangsue que lui !… d’accord ! que je lui fais enfin !… je vais leur trousser un libelle !… que ça va leur illuminer leur gazette… que ça va les changer des wagons de prousteries qu’ils vont recevoir !… des bossueteries amen, des joyceries néon Bloom, des bars à Barthes, des flaubertiades et autres lafontaineries à deux sols à déborder de partout !… vont voir arriver un tsunami de contrefacteurs au Magazine !… tous debout pour le premier prix !… ah oui, ils veulent tous être écrivaîîîîîn… mais y savent pas chanter !… que des phrases malades qu’agonisent dans les pages !… s’il n’y a pas la musique, y a rien !… alors ils pondent 700 pages de scribouillages laxatif best-seller et ils arrivent à purger 600 000 gogos… tu écris Fucca et t’as ta trogne chez Decaux, sur tous les quais de gare, les coins de rues, dans tous les torcheculs du jour, colonne Morris et compte en suisse !… mais là, au jeu du singe, sûrement que ce sera moi le plus copié !… tous ces naïfs qui s’imaginent qu’il suffit de troispointer !… ils font que ramper, zombies dans les pages !… ineptes ixodes !… aptères Calibans aux feuillets !… j’en traîne tant au cul de ces mimes bubons !… j’en déborde !… c’est la colique !…

    Ils sont pesants à plus savoir !… à tonnes d’étrons !… tellement loin de l’esprit !… de la lettre !… de la légèreté !… pas un qu’a compris !… faut trouver le rythme, l’émotion… mais pour ça faut travailler !… et travailler encore !… laisser la tripe et la vinasse !… caméléons séides boursouflés d’impudence, épigones fous jaloux, torchant du Céline-au-mètre… si facile qu’ils croient !… trois points partout !… Faites, faites, qu’on se marre un peu !… qu’on vous mire bien le fond du froc !… torchis verbeux tout frais fané !… ils veulent tous être goncourisés, renaudisés, nobelisés… ah, pas beaucoup de vrais !… Tiens, si, j’en vois un !… par les grandes vagues !… au-delà d’autres océans qui rugissent en trombes !… où les villes tombent d’être restées trop fières debout… où les hommes tombent à leur tour, de vivre si pauvres… là-bas en Amérique… il y a Cormac McCarthy !… Méridien de sang, Sutree, La Route… il brosse pas dans le sens du poil, le Cormac !… en voilà un qui met ses tripes sur la table !… volutes d’enfer sur ses feuilles… stylo de Satan bien dans le prose du lecteur !… il tient son style !… il en est maître !… il connaît bien l’Homme et sa saloperie naturelle !…

    J’en reviens à mes épigones !… trop pressés tous !… immédiatement !… c’est le nouveau mot-clé du monde !… tout, tout de suite !… courriels, mobiles, fax !… faut une réponse immédiate !… c’est un ordre !… au pied !… et que les autres crèvent de faim !… vae victis !… n’avaient qu’à naître ailleurs !… je les ai vus, moi qui vous raconte, par moins cinq degrés, costards en laine, fourrures indécentes, panses et culs à exploser, blablatant sur l’amour du prochain !… pas une piécette pour le miséreux gelé du trottoir qui sanglote à leurs semelles !… glisse et passe, pâle limace de glace !… l’homme est né égoïste étron !… il jouit de voir mort son prochain !… toujours mieux que crever soi-même !…

     

    Je rêve à des cieux étoilés… qui valsent et virevoltent aux nuages… à grands tourbillons… par les vents tièdes qui réconfortent !… en d’autres folles féeries !… où l’homme aimerait l’homme… falbalas dansants et chantants !… rigodons d’azurs !… à feuilles soyeuses chues sur un cœur…

     

    Ce texte est un pastiche de Céline proposé, il y a deux ans de ça, à un concours sur le mode À la manière de... L'Auteur s'est plaint en haut-lieu de n'avoir pas été primé. Il a pleinement raison et c'est pourquoi son gorillage se retrouve icitte.

     

  • Intimité

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    LE paradis est sous le drap du ciel. Le paradis est dans tes bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est ce matin gris suprême. Le paradis est une main sur une joue endormie. Le paradis est un regard qui s’éveille.

    Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de  petites filles pestes ou de garçons têtus. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

  • Le grand Tim

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    De tous les garçons du bourg c’était lui le plus fort au jeu du panier. La moyenne ne tenait guère à plus de deux ou trois pommes; et déjà ceux qui montraient cette vigueur inspiraient le respect. Cependant au milieu des gars déculottés derrière le bosquet du Mort, le grand Tim faisait sensation, le membre en levier, le panier plein et sans s’aider des mains.

    - Bientôt les femmes y feront de la barre, lançait-il crânement.

    Et de fait le grand Tim fut quelque temps un amant recherché du canton, jusqu’au jour où les siens se mirent en tête de s’installer dans les Laurentides.

  • Psychose d'époque

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    Devoirs d’école, ou le scalpel grinçant de Jakob Arjouni

    Le père est prof. La mère déprime. Paulo le fils aîné milite dans les rangs d’Amnesty international. Martina la fille s’est tirée de la maison à Milan avec un jeune tatoué, après sa tentative de suicide. Cela se passe en Allemagne d’aujourd’hui mais, avec quelques variations du point de vue des références historico-politiques (où la mauvaise conscience post-nazie pèse évidemment très lourd), cet inferno de chambre pourrait très bien se situer dans n’importe quel pays occidental hautement développé.

    La scène d’exposition se passe dans la classe de Joachim Linde, prof du genre plutôt moderne, ouvert d’esprit juste ce qu’il faut, vaguement taraudé par sa libido depuis qu’Ingrid lui impose chambre à part, et s’efforçant d’éviter les affrontements trop violents avec Pablo à la table familiale. En revanche, voici qu’un conflit d’une violence extrême éclate dans le dernier cours de la semaine, où il a proposé à ses élèves une réflexion collective sur le thèmes de leur perception actuelle des conséquences du IIIe Reich. Alors que Sonia Kaufmann se lance dans une diatribe véhément où elle affirme que l’Allemagne est restée nazie, son camarade Oliver la traite de sale gauchiste avant de lui balancer, pour rire dira-t-il, la phrase qui tue : à savoir que si les grands-parents de Sonia avaient été gazés, celle-ci ne serait pas là pour proférer de telles inepties. Du coup, c’est l’explosion, que le prof s’efforce de calmer. Or ce n’est que le premier coup qu’il encaisse à l’orée d’un week-end qui va lui en réserver de plus rudes, jusqu’à le pousser au fond du trou. Accusé de harcèlement sexuel par sa fille qui est parvenue à retourner sa femme contre lui, taxé de lâcheté idéologique par son fils en raison du « fascisme » israélien, le pauvre Linde est finalement convoqué devant ses collègues du lycée Schiller pour s’expliquer, sous peine d’en être expulsé.

    Telles sont les grandes lignes de ce petit roman très percutant, de Jakob Arjouni, dont on se rappelle notamment Magic Hoffmann (Fayard, 1997), qui excelle à dégager les implications des conflits idéologiques ou politiques dans les relations quotidiennes, familiales ou privées, avec autant de féroce précision dans l’observation des personnages que de nuances sensibles dans leur approche. Le portrait de Joachim Linde, au premier rang, est le plus travaillé, qui rend admirablement le mélange de bonne volonté et de mauvaise foi occasionnelle, de courage et de lassitude, de faiblesse et de soudaine vigueur sous l’effet de la révolte liée à l’injustice qu’il subit, de ce personnage finalement très attachant, qui constate sans trop le comprendre le fiasco de son couple et de son quatuor familial, jusqu’au dénouement qui reste ouvert, entre mince espoir et dernier coup du sort.   

    Jakob Arjouni. Devoirs d’école. Traduit de l’allemand par Marie-Claude Auger. Christian Bourgois, 150p.     

     

  • L'arme du pleurer-rire

    Florent Couao-Zotti (Ulf Andersen)[1].jpg24e Salon international du Livre et de la Presse de Genève - 7e Salon africain. Florent Couao-Zotto obtient le Prix Ahmadou Kourouma 20010.

    Le rire immense d’Ahmadou Kourouma éclaterait ces jours sur le 7e Salon africain si le grand écrivain ivoirien, auteur du mémorable Soleil des indépendances, n’avait quitté ce bas monde en décembre 2003, laissant une œuvre majeure où le comique le dispute à tout moment à l’horreur. De fait, on peut imaginer que Kourouma se plairait à la lecture du roman qui vient d’obtenir le Prix honorant sa mémoire, cocktail joyeusement explosif que nous fait savourer le Béninois Florent Couao-Zotti avec un polar foisonnant et savoureux, Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire, confirmant le talent chamarré du conteur baroque de Poulet-bicyclette & Cie.

    Un jour que le dramaturge algérien Kateb Yacine parlait de la tragédie frappant son pays à Bertolt Brecht, celui-ci lui répondit: «Ecrivez une comédie!» Bien plus qu’un paradoxe, cette injonction révèle une vérité profonde de ce que peut la littérature confrontée aux situations les plus désespérées, en modulant une attitude que le romancier congolais Henri Lopes définit parfaitement avec le titre de son fameux Pleurer-rire.

    Or, ce mélange détonant se retrouve dans plusieurs des livres qui ont obtenu ces dernières années le Prix Kourouma, récompense littéraire qui fait désormais référence dans la littérature du «continent noir», fondé et présidé par Jacques Chevrier. Plus précisément, la même façon de «travailler» la réalité génocidaire en jouant sur le grotesque et la dérision, tout en filtrant une profonde émotion, se retrouve dans le magnifique Solo d’un revenant du Togolais Kossi Efoui, lauréat de l’an dernier .

    Dès son premier roman, Notre pain de chaque nuit (Serpent à Plumes, 1998), Florent Couao-Zotti, journaliste entré en littérature par le théâtre (terrain privilégié des auteurs noirs, mieux en phase avec leur public d’origine, tels Kourouma lui-même, ou Kossi Efoui) s’est signalé par sa verve cinglante en évoquant les relations tumultueuses d’une prostituée avec un boxeur et un politicien véreux. Remarquable nouvelliste, croqueur de tableaux vivants à la fois incisifs et révélateurs de situations «à l’africaine», l’ancien réd’en chef du Canard du Golf, journal satirique béninois, nous revient donc avec un roman noir carabiné, mais où s’impose un vrai bonheur de langage. Ce qu’il raconte en matière de crimes, de drogue et de corruption n’aboutit pas à une «dénonciation» ordinaire, car on rit – il y a de quoi «pleurer-rire» sous l’effet de l’écriture jubilatoire de Florent Couao-Zotti. Bel exemple, par ailleurs, du «français d’Afrique» qui fait l’objet d’un des nombreux débats du Salon africain et qu’illustrent aussi le Congolais Alain Mabanckou (Prix Renaudot 2006 et très remarqué pour son récent Black Bazar, ou le Haïtien Lyonel Trouillot, entre autres auteurs vivifiant notre langue…

    Florent Couao-Zotti. Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire, Le Serpent à Plumes. Prix Kourouma 2010.

     

    Kossi.jpgLes mots de l’exorcisme

    "Il ne faut pas se parler tout seul, disait Petite Tante. Tu n’oublies pas de parler avec les choses», se rappelle le narrateur de Solo d’un revenant au terme de sa marche à travers son pays, où il revient après dix ans de massacres. En phase avec les slogans de la réconciliation et de la reconstruction surveillées par les Forces de l’Internationale Neutre, des instructeurs belges enseignent le sourire aux «soldats de bonne volonté» et aux «gardiens de la politesse». Autant d’anciens coupeurs de routes et de gorges s’exclamant: «Affable, chef!» Et c’est par un chemin de mots que le revenant va remonter, à travers le pays «réel» et celui de sa mémoire, au «commencement des douleurs» et au Grand Tourment déclenché par les mots de la séparation et de l’action «nécessaire». A la recherche d’un ami massacré, il découvre qu’un autre ami avec lequel il partageait la passion du théâtre a participé à la «punition». Et voici que les mots prennent visages et corps dans une tragédie que la poésie, lestée de douleur et de colère, relie à l’universel.

    Le Prix Kourouma, le Prix des Cinq continents de la francophonie et le Prix Tropiques couronné l’année dernière ce livre admirabl.

    Kossi Efoui, Solo d’un revenant, Seuil, 206 p

  • L’Afrique d’un métis

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    Rencontre avec Henri Lopes


    Vingt ans après la parution du Pleurer-rire, qui fait aujourd’hui figure de classique de la littérature africaine contemporaine, Henri Lopes a publié un nouveau roman intitulé Dossier classé, d’une tout autre tonalité, à la fois plus retenu et plus sobre, qui marque une nouvelle étape, qu’on pourrait dire de la maturité pacifiée, dans une oeuvre sans cesse aux prises avec la réalité de l’Afrique ou du métissage. Il y est question, plus précisément, de l’enquête à la fois journalistique et personnelle que Lazare Mayélé, fils d’un intellectuel en vue de la période de l’Indépendance, mais établi lui-même aux Etats-Unis avec sa femme américaine, mène pour une revue dans son pays d’origine, l’imaginaire Mossika.
    Sous ses dehors paisibles. ce roman vibre cependant aux échos d’un drame jamais élucidé, puisque le père de Lazare, Bossuet Mayélé, a été assassiné dans des circonstances restées obscures. Ponctuée de rencontres de plus en plus éclairantes, la quête de Lazare n’aboutit pas à l’élucidation complète du mystère, lequel caractérise en somme la période troublée où a disparu son père. Un sentiment de tendresse un peu mélancolique se développe au fil de son parcours, qui lui permet de renouer avec ses racines africaines alors même qu’il a choisi l’exil.

    Lors d’une conversation avec Henri Lopes, à Paris où il a fonction d’ambassadeur du Congo-Brazzaville, l’écrivain nous a d’abord dit quel genre d’homme il était au moment de composer Le Pleurer-rire, entre 1977 et 1981, et comment il en est venu, lui qui était encore ministre en fonction, a se lancer dans une satire aussi virulente du pouvoir de plus en plus délirant et cruel d’ potentat africain.

    «En 1977, j’avais exactement 40 ans et derrière moi, déjà, pas mal d’aveuglement dissipé et d’illusions perdues, une foi marxiste battue en brèche et l’expérience du gouvernement et des gens de pouvoir qui m’a convaincu que la transformation de l’Afrique dépassait les options idéologiques en conflit et dépassait même le problème de la direction - tenant à un problème de culture globale. On a souvent présenté Le pleurer-rire comme une dénonciation de la dictature. C’est vrai. Mais il y a aussi autre chose qui est important là-dedans, que je ne dis pas explicitement, et c’est que dans toute dictature implique la complicité des peuples, et d’autant plus que le niveau culturel de la population est bas. Par exemple, on peut penser à Bokassa ou à Amin Dada en lisant ce livre mais je me suis rendu compte que, parmi les ministres de Bokassa se trouvaient de grands militants communistes du temps où nous étions étudiants. C’est facile de dire qu’ils ont été corrompus. Je ne crois pas qu’ils aient été corrompus par l’argent, mais plutôt qu’il s se trouvaient en accord avec une partie de leur société. A l’époque je pensais encore que l’écrivain a un rôle d’éducateur à jouer: d’où le Pleurer-rire. Par ailleurs, j’ai tout de pensé qu’il fallait accentuer le côté bouffon et rocambolesque du sujet. Une constante que j’ai observée est que l’Afrique a survécu à toutes les tragédies non par des plaidoyers mais en trouvant un antidote dans la détente. Je pense par exemple que si nous avons survécu à la traite, c’est grâce au chant. Aujourd’hui encore, face aux absurdités de certaines directions, y compris celles auxquelles j’ai participé, parce qu’il ne faut pas avoir honte de dire qu’on s’est trompé, l’Afrique se défend par le rire. A Brazzaville, il y avait un personnage qu’on surnommait Double, qui était constamment saoul Or, une fois qu’il était ivre, il devenait Le canard enchaîné du Congo. Personne ne le touchait en dépit de la virulence de ses propos. Quand un Africain éclate de rire, souvent on ne sait pas si c’est parce qu’il se réjouit ou si c’est parce qu’il trouve la situation trop incroyablement tragique. D’où le titre du Pleurer-rire...»

    Métis par ses parents, Henri Lopes (dont le nom est d’origine zaïroise, et non portugaise) a introduit, dès Le chercheur d’Afriques (Seuil, 1990), le thème du métis dans son oeuvre, central dans Dossier classé.

    «Le personnage de Bossuet Mayélé,le père du protagoniste, doit beaucoup à ma réflexion sur le travail de l’écrivain. Je crois que l’écriture est une mise à nu. Une mise à nu dangereuse, qui fragilise, mais qui est indispensable. Avec Bossuet, je vais au bout du thème du métis culturel, puisque Bossuet a une Afrique mythique dans la tête et qui, au contact de la réalité africaine, a peur. J’ai dû, moi-même, affronter et surmonter cette peur afin de retrouver en moi l’Afrique première, bridée par mon éducation européenne, mais qui revient. Or exprimer cette Afrique indicible tient, chez moi, de l’obsession. Dans Dossier classé, cependant, par delà l’image surfaite d’une Afrique vouée à la seule oralité, j’ai tenté, dans une forme plus épurée, d'affirmer l’Afrique dans la maîtrise de soi".

    Henri Lopes. Dossier classé. Seuil, 251p.

  • Ceux qui alimentent la rumeur

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    Celui qu’on appelle le moulin à cafter / Celle qui répand des bruits dans son cabinet d’esthéticienne /Ceux qui guettent la moindre faille dans le comportement de leurs créanciers / Celui que la non-reconnaissance dans son travail de correcteur à l’atelier La Coquille a rendu teigneux / Celle que sa jalousie rend inventive dans la nuisance / Ceux qui estiment que les majorettes du bourg sont les seules à mériter l’attention du journal du canton / Celui qui fait taire ses contradicteurs en invoquant le génocide arménien subi par les grands-oncles de sa seconde épouse / Celle qui jette le discrédit sur tous les travaux académique de celui qu’elle sait au courant de ses manipulations fiscales de haute fonctionnaire / Ceux qui ont un dossier au nom du nouveau conseiller Bona qui n’a jamais perdu son accent congolais / Celui qui s’est spécialisé dans la triangulation des ragots par e-mails / Celle qui insinue que les bonnes fortunes de son collègue Pincemain vont de pair avec une baisse de sa rentabilité dans l’acquisition des portefeuilles haut de gamme / Ceux que la frustration porte à s’intéresser de près aux drames conjugaux de leur entourage / Celui qui tient un registre des comédiens du Théâtre Municipal qu’on sait fréquenter certain mauvais lieu / Celle qui rédige les lettres de dénonciation que lui dicte son conjoint dont la tumeur à la gorge ne facilite pas l’énoncé / Ceux qui laissent toujours traîner leur sonotone là où il faut / Celui que la mesquinerie rend méchant / Celle que la méchanceté rend hideuse / Ceux que la hideur de la mesquinerie et de la méchanceté rend tristes, etc.

    Peinture de Francis Bacon