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Fantômes de la tribu

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Les vignettes de mémoire de Jérôme Meizoz, enluminées par Zivo

C’est avec un recueil à la fois incisif et riche d’échos affectifs ou poétiques que Jérôme Meizoz poursuit son cheminement de prosateur, s’exprimant le plus volontiers en brèves séquences, qui accentuent ici son remarquable pouvoir d’évocation.
Une premier récit, intitulé Rendez-vous, marque en somme l’accueil des fantômes, à Mardi-Gras, lorsqu’à la foule en fête se mêlent un instant les plus ou moins chers disparus du lieu, de l’ouvrière italienne à laquelle le palmier qu’elle a planté a survécu, au bel Henri emporté d’un coup de sang, ou encore Enoch le demeuré emporté par le fleuve. On pense aux danses de mort médiévales tant qu’aux réapparitions à la James Ensor, et l’on est touché par l’apparition de la mère du narrateur en sa beauté intacte malgré son affreuse fin sous le train. « Mère, longtemps j’ai demandé en vain pourquoi tu nous avais quittés ainsi, sans même laisser un mot. Je t’en ai voulu silencieusement de cet abandon. Mais je vois que tu es rassemblée et tranquille ». Et cela encore après un silence : « Il n’y a plus de peine maintenant parce qu’il reste en nous le meilleur de toi ».
Tout le recueil, ensuite, joue avec ce mélange d’intime proximité et de distance ajoutée par le temps, dans la ressaisie de la vie d’un lieu qui lui-même passe d’un temps à l’autre (le Valais de bois de Chappaz en train de se moderniser comme on l’a vu déjà chez Germain Clavien ou Alain Bagnoud sur deux générations ultérieures), au « village de l’enfance » et dans la « maison mère ».
Jérôme Meizoz reste assez minimaliste. Il ne développe guère, mais ses cristallisations se densifient. Le raccourci qui pouvait sembler hier un défaut de souffle devient une nouvelle forme de gravure - je pense ici: gravure sur bois des mots, alors que les lavis de Zivo modulent un autre raccourci plus fantomatique, vaporeux comme dans un rêve prolongé.
En deux, trois pages, un téléphone à l’heure du repas en commun suffit à suggérer un drame (quelque chose est arrivé au grand frangin qu’on attend à table), et ce sont d’autres scènes qui nous reviennent. Ou bien ce n’est que l'expression, de Saut du loup, pour désigner le passage dangereux d’une route de montagne, et voici réintroduit le thème déjà noté de la mort de la mère. Il y a là de l’art de la fugue brève à variations, côté musique des mots, mais les images, les tableaux, le film visuel comptent aussi beaucoup. Ainsi de cette scène, dans Le rideau se déchire, qu’on voit comme au cinéma, justement, du jeune carabin qui s’engueule devant la maison avec ses tantes, lesquelles entendent l’empêcher de leur ramener une femme mariée alors qu’il s’émancipe à la vitesse grand V, écoute du rock et fume d’étranges herbes tout en préparant ses études de médecine. Or, il faut préciser que la querelle est observé par le frère cadet du jeune faraud, avec une attention qui rend mieux les obscures fermentations à l’œuvre et leurs métamorphoses.
Celles-ci affectent aussi les maisons. Dans Leurs images, on voit ainsi la vieille pièce de séjour, où la famille se retrouve depuis un siècle pour les repas en commun, se transformer au cœur de la maison, et la maison avec, les jeunes qui s’en vont et ramènent des étrangers, le cercle qui s’ouvre et réveille parfois des colères, la tante seule qui s’éteint et la grand-mère qui se ratatine, enfin quoi la vie qui secoue les maisons.
La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère : ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de scribe de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, finement prolongé par les aquarelles à la fois allusives et non moins évocatrice de Zivo – tout cela résonnant bien et plein d’échos…
Jérôme Meizoz et Zivo. Fantômes. Editions d’en bas, 72p.

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