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Le dépotoir des nègres blancs


En lisant Triomf de Marlene Van Niekerk



Ils sont affreux, sales et plus ou moins méchants, mais d'emblée nous nous prenons pour eux d'un étrange attachement. Ils vivent à quatre dans une espèce de dépotoir, au milieu d'un quartier de déshérités blancs construit sur les débris de l'ancien township noir de Sophiatown, baptisé Triomf, dans la banlieue crade de Johannesburg. Leurs noms à eux évoquent autant de personnages à la Beckett, à commencer par Mol, la vieille peau qui n'a qu'une dent et point de culotte, flanquée de Pop son frère et pseudo-mari barbichu bientôt octogénaire, auxquels s'ajoutent Treppi le teigneux, autre frère et amant de Mol lui aussi, et Lambert le fils épileptique, qui a l'air d'un enfant pachyderme et dont on fêtera les 40 ans, à la veille des proches premières élections démocratiques en Afrique du Sud, si possible en lui offrant enfin une femme à la place de sa mère...

Oui, décidément, ils ont la dégaine d'un quatuor loqueteux et ensauvagé à la Deschiens, les Benade, et d'ailleurs on ne fait pas trop la différence entre eux et leurs corniauds Gerty et Toby, chéris de Mol, quand Treppi et Lambert, le nez au ciel, se mettent à pousser leurs hurlements, bientôt accompagnés par la meute canine des alentours, «comme s'ils tiraient le son de leur ventre et l'envoyaient vers le ciel du fond de la terre sous Triomf et ses cavernes pleines de fantômes».

Au premier regard, on serait donc tenté de les classer: dégénérés. Les trois mâles de ce clan confiné n'en sont-ils pas arrivés, de fait, à partager la même femelle? Et Treppi n'est-il pas la honte de l'humanité, lui qui pense que «même impeccable, un juif n'est bon que pour la chambre à gaz», et tous tant qu'ils sont ne sont-ils pas que méprisable «piétaille», ainsi que les désignent ceux qui les approchent?

Eh bien, plus on avance dans la lecture de Triomf et plus on leur trouve quelque chose de touchant, parfois même de bouleversant d'humanité, à ces sacrés Benade, sous le regard d'une romancière à la féroce compassion, si l'on ose dire, qui nous fait découvrir peu à peu d'où ils viennent et de quelle misère familiale et collective, historiquement et politiquement significative, découle leur déchéance de «nouvelle minorité».

Aussi, la dèche des Benade est immédiatement colorée par l'incroyable faconde de Marlene Van Niekerk, autant que par son intelligence sous-jacente des mythes, qu'ils soient bibliques ou freudiens... Avec une verve verbale rappelant les accumulations descriptives d'un Céline, la romancière campe ses pouilleux dans la déglingue d'un décor qui évoque toutes les banlieues des grandes villes contemporaines, avec leurs centres commerciaux aux enseignes criardes où tous «vont et viennent, vont et viennent, entrent et sortent, entrent et sortent». A l'occasion, un jour de baraka, les Benade eux-mêmes y seront traités en rois malgré leurs airs de gueux. Ce sera Noël pour la Trinité grotesque et son «cul-de-sac génétique» de rejeton christoïde: une opération promotionnelle y suffira!

Mais leur sort ordinaire est plutôt de se tenir en marge, se pressant les uns contre les autres et ne cessant de se déchirer, mais «ensemble, sous le même toit», ainsi que le relève le pacifiant Pop, survivotant entre une visite des témoins de Jéhovah et une autre des jeunes militants du Parti nationaliste voyant en eux, qu'ils méprisent, des électeurs à bon marché. Au passage, on remarquera que la romancière, par le truchement du regard «innocent» des Benade, se montre aussi cinglante dans sa critique de la société de consommation qu'à l'endroit des milieux religieux ou politiques.

Par ailleurs, le quartier de Triomf se distingue des autres en cela qu'il a été construit sur des décombres dont, à tout moment, émerge un vestige appartenant aux «cafres» ou la plainte confuse de l'âme de quelque chien enseveli. Même si la romancière a vécu quelque temps, elle-même, dans ce quartier dont elle a eu l'occasion d'observer la population, l'endroit est chargé d'un tel symbolisme que l'histoire des Benade y trouve naturellement son ancrage épique. De fait, c'est bientôt aux dimensions d'une épopée que se déploie, d'une histoire à l'autre, la destinée des Benade, et notamment par la trajectoire d'Oupop, figure du patriarche paysan déchu, et celle de son fils Treppi, dont on comprend mieux la dureté de «diable» intelligent en découvrant son passé d'enfant battu, intérieurement détruit par son père en son âge tendre.

D'abord présentés comme des sortes de monstres difformes - entre grotesques à la Dubout et déclassés faulknériens -, les protagonistes de Triomf, dont les points de vue orientent tour à tour les chapitres, gagnent progressivement, ainsi, en épaisseur et en profondeur tandis que résonne la sentence de l'aïeule enfin délivrée du père de Treppi: «A force d'être entassés les uns sur les autres, on devient méchant.»
Or, cette part douloureuse du roman, de laquelle participe aussi le drame secret de Lambert, trouve un contrepoids dans la veine comique qui le traverse de part en part et, aussi, dans l'élan «religieux», mais distinct de toute foi, qui fait lever les yeux des Benade vers les étoiles et songer, plus qu'au lendemain des élections dont ils savent qu'ils n'ont rien à attendre, à l'au-delà où ils retrouveront, peut-être, leurs chiens défunts ou un pain moins ingrat que celui d'ici-bas...

Plus que nous autres sans doute, les compatriotes de la romancière auront pu déchiffrer et apprécier les innombrables allusions de Triomf à l'histoire et à la politique sud-africaine du XXe siècle, dont la présente version française facilite la compréhension par des notes et un utile glossaire en fin de volume. Si Disgrâce, le dernier roman de J. M. Coetzee, que Marlene Van Niekerk nous disait considérer comme l'écrivain le plus important de son pays, parle de l'après-apartheid avec une lucidité désenchantée qui dépasse la situation historique et sociale du pays, Triomf déborde également des limites du roman historico-politique (il parut en 1994, année des élections!) pour toucher, par sa poésie et sa truculence, son empathie extrême et sa beauté convulsive, sa douceur fondamentale et sa véhémence polémique, à une dimension beaucoup plus large. L'éditeur Jean Richard, qui lit l'afrikaans dans le texte, a été grandement inspiré d'inscrire ce grand roman à son catalogue, qui marquant du même coup un renouveau pour les Editions d'En Bas.

Marlene Van Niekerk. Triomf. Traduit de l'afrikaans par Donald Moerdijk et Bernadette Lacroix. Editions d'En Bas / Editions de l'Aube, 577 pp.

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