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L’autre désir – la poésie

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Vient de paraître chez Albin Michel: L'Inachevable, recueil très substantiel d'entretiens avec le poète. Qui nous avait accordé celui qui suit pour Le Passe-Muraille, en 1993.  

Entretien avec Yves Bonnefoy

La tendance massive de l’époque est à la parole vilipendée à grande échelle, à la présence émiettée, à la distraction planifiée, aux certitudes assenées et qui tuent, au doute qui paralyse et qui stérilise, à toutes les formes du leurre et du simulacre – et comment résister à ce qui paraît un mouvement fatal ?A ces questions bien générales, certaines œuvres particulières répondent et d’abord par la simple évidence d'une voix à sa plénitude d’être et d’expérience. Ainsi celle d’Yves Bonnefoy, poète exemplaire de la présence au monde vécue à tous les degrés de l’intuition sensible, de la connaissance tous azimuts et de la réflexion.


- Quelle place l’écriture tient-elle exactement dans votre vie ? Est-ce une discipline régulière ou une suite de mûrissements et de jaillissements ?
- Quelle place ? Des jours aucune, puisqu’il y a tant de tâches qui nous requièrent dès qu’on a une profession. Nombre de mes journées sont occupées ainsi, dévorées ainsi, et il vaut mieux que je n’essaye pas de les retenir à quelque illusion d’écriture, elles ont leur vérité propre, d’ailleurs, leur enseignement. Et ce qui est vrai pour des jours l’est aussi pour des mois, parfois, si ce n’est même pour des années. Le fait poétique ne cesse pas de me préoccuper pendant ces périodes, il me donne matière à réflexion, sur l’exemple d’œuvres que j’ai toujours avec moi, mais je puis rester longtemps sans écrire. Après quoi, eh bien, c’est comme si j’entrais, parfois peu à peu, dans une autre sorte de vie, et il y a des saisons de la mienne pendant lesquelles je me penche chaque jour ou presque, et pour des heures recluses, sur cette feuille où des surgissements se produisent, que je me propose de comprendre, de raccorder entre eux, en les refusant s’il le faut, c’est-à-dire le plus souvent.
- Qu’en est-il, plus précisément, de cette germination du poème ? Vous semblez dire qu’elle est difficilement accordée ?
- Pour moi en tout cas elle est bien longue, et c’est là un fait qui me rassure, car je ne crois pas qu’il y ait de vraie poésie qui ne soit le renversement de la parole ordinaire par une autre qui monte de très profond dans notre inconscient et cela ne peut donc s’accomplir qu’au travers de maintes péripéties, où il faudra déjouer nombre de pseudo-évidences : certaines d’ailleurs suggérées par cet inconscient même que j’évoquais à l’instant, quand il agit par ses formes superficielles. L’inconscient, autrement dit, ce n’est pas simplement cette parole du désir dont on parle tant depuis Freud. C’est vrai que le désir, l’éros s’est façonné un langage en nous, avec ses symboles, sa scène, son autorité et son énergie, si bien qu’il suffit d’écrire, et le voilà qui afflue : ce vont être ces évidences dont je dis qu’il faut se méfier, celles qui font que l’on croit savoir ce qui est beau, ce qui a du sens. Mais tout cela n’est qu’une image du monde, de l’irréel : et plus profond dans notre rapport à nous-mêmes il est un autre désir qui veut, lui, la réalité et rien d’autre, un désir qui veut la voir, la toucher en ce qu’elle a d’inentamé par les mots – d’immédiat, disons aussi, de présent à notre présence -, et s’impatiente donc contre le discours de l’éros, et cherche à en déjouer les structures, à remonter à travers ses pour nous arracher à leur séduction, pour nous montrer comme à nu, du coup, la montagne, là-bas, ou l’arbre dans le soleil, ou le nuage immobile. Cet autre désir, c’est la poésie. Et comment espérer que l’écoute en soit facile, quand tant de prestiges l’étouffent ? Il ouvre des failles mais on n’en finit pas d’y descendre.

- On a parlé des aspects religieux de votre poésie. Vous considérez-vous comme un esprit religieux ?
- C’est une question de mots. Si un esprit religieux, c’est celui qui croit en un dieu, je n’en suis pas un : il ne m’est donné aucune croyance. Mais si religion signifie désir de vivre dans l’unité plutôt que le fragmentaire, avec respect pour les aspects les plus immédiats, les plus simples de l’être naturel, alors j’accepte ce grand vocable et je voudrais qu’il ait sens pour la société tout entière, sinon celle-ci est perdue, qui ne sera plus qu’un réseau de signes, aveugle au mystère de ce que j’évoquais tout à l’heure : l’arbre dans la lumière, le silence des pentes de la montagne.
- Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune poète ?
- Qu’il ne faut pas qu’il ait peur de cette sorte de préoccupation, mais surtout qu’il ne s’y prête pas que de façon négative, c’est-à-dire en cherchant la rupture, la faille dans le discours de la société, mais fasciné malgré tout par l’infini propre de celui-ci, qui a certes de belles phosphorescences. C’est bien cette rupture que veut la poésie, je l’ai déjà dit, et j’aime la retrouver dans l’apparent décousu ou le minimalisme de bien des poèmes de notre époque, mais le rôle de la rupture, c’est de révéler l’immédiat, l’indéfait du monde, vers lequel il faut donc aussi que l’on se porte en des moments de vie simplement vécue parmi les grandes et belles choses.
- Que pensez-vous de la coupure que l’on constate aujourd’hui entre la poésie et la société ?
- Y en a-t-il vraiment une ? Ou ne s’agit-il pas simplement de la même sorte de distraction qui prive d’eux-mêmes, tous les premiers, ceux qui ont souci de la poésie ? A tout instant celle-ci leur échappe, le discours du concept s’y substitue, et cela qui a lieu aussi pour le groupe social dans son ensemble, depuis surtout que la science détourne de la pensée symbolique, qui gardait l’esprit auprès de la chose, mais voilà qui peut laisser espérer, tout aussi bien, que ce qu’on oublie peut être également ce qui tout se resignifie, et appelle. Peu de place pour les livres de poésie sur les rayons des librairies, mais que de films pour nous éblouir par de brusques instants épiphaniques, poésie brute !
- Quelle pourrait être la fonction de la poésie dans l’univers de fausse parole des médias ?
- Assurément, de combattre ce que l’on peut appeler l’idéologie, laquelle est d’articuler les uns aux autres quelques concepts absolutisés, refusés à tout avenir d’expérience, afin de les substituer au monde et d’ainsi enfermer les êtres, séduits ou contraints par force, dans ce champ d’abstraction, d’intolérance, de mort. Puisqu’il n’y a de poésie que par mémoire d’un au-delà du langage, tout recours au poème est aussi l’accusation, comme par surcroît, mais avec grande efficacité, de ces caricatures de langues qui sont des captations de pouvoir. Et cela me conduit à dire que la poésie est donc, de ce fait, le complément naturel du projet de démocratie – ce droit de chacun à sa parole – et la condition nécessaire à son véritable plein exercice. Il y a de la poésie même aux époques totalitaires, par des recherches individuelles, qui réussissent quelque eu à modifier la pensée commune, comme ce fut le cas à la Renaissance, ou préservent l’avenir. Mais il n’y aurait plus de démocratie si disparaissait l’activité poétique, et il faut donc prendre garde à ce que celle-ci soit protégée et révélée là où c’est possible, c’est-à-dure d’abord dans l’enseignement. Un professeur peut préserver un enfant de la tentation d’être dogmatique, intolérant, tyrannique – ou d’accepter d’être un esclave – en lui donnant simplement à lire – simplement, oui, sans les commenter, pour qu’il reste seul avec elles – quelques pages de Baudelaire ou de Rimbaud…

Commentaires

  • On ne sait ni le jour ni l'heure...de l'inspiration. Un mystère qui se donne à l'occasion bien fragile d'une rencontre entre ce que le réel veut bien nous donner, et une réceptivité dont on viendra parfois fort à douter ensuite. Culpabilité du narrateur de Plexus, sachant l'oeuvre à accomplir, mais se voyant incapable de l'accomplir, précisemment; puis viendra cette prise de conscience qu'il n'a jamais fait qu'écrire, non pas s'y préparer, mais écrire, et...Plexus. Le mystère ne se laisse pas attraper si facilement, qu'on y parvienne malgré tout, c'est peut-être cela le plus grand mystère.

  • Pour avoir lu et étudié une partie de l'oeuvre d'Y. Bonnefoy, je me permettrais deux mots. La théorie de la parole poétique qui se heurte à la production constante d'idéologies me semble sujette à caution. Si on pense la création poétique comme le ferment naturel de l'esprit démocratique dont la seule définition radicale est la reconnaissance par chacun de la pleine dignité des autres êtres, alors oui, sans poésie, la démocratie n'est pas. C'est en cela qu'elle est salvatrice et donc nécessaire; qu'elle manque et la société est en péril... De plus et pour compléter les derniers mots de Bonnefoy: le sentiment poétique étant naturel à l'enfance, il peut facilement se laisser intimider par les indications trop impératives qu'adresse aux adolescents la société dans laquelle ils ont à vivre. En ce sens, le discours philosophique en est une forme puisque souverainement régit par la pensée conceptuelle.

  • il y a aussi les beaux essais de Bonnefoy,celui sur son ami gilbert lely et sa fabuleuse vie du marquis de sade,qui pour moi aurait du être en tête des oeuvres complètes de sade aux éditions de la pleïade.pour qu'on est un certain recul pour lire une telle oeuvre,mais annie lebrun,a forcé les choses,pour que les 120 soient le début,le début lély lui nous montre,la vie,la fin,c'est toute l'attitude des qui ont connus breton,sans qu'ils soient de l'humour noir.breton l'a affirmer l'humour noir se clôt sur la seul vrai ténèbres d'un immense poète jean pierre duprey,après tout est:j'ai connu breton,je fût surréaliste,tout après duprey n'est qu'un retour à un sous corbière et ses amours jaunes,et l'humour noir genre lebrum son mec,jouffroy,n'est qu'humour jaune.avec lely c'est éclairant avec annie lebrum c'est décadent,presque irresponsable.le grand essais sur louis rené des forêt.et puis l'essais sur son ami jean starobinski.le formidable arrière pays,et l'improbable et autres essais,comme le nuage rouge ou la vérité sur parole,et sa poésie ses récits de rêves.et un toujours qui prend le temps de vous répondre de parler avec ma bonne amie de poésie,un poète exemplaire,pourtant pas le poète moderne que j'aime le plus.vraiment devenu célèbre par l'admiration des poètes et des intellectuels américains,ses traductions aussi.un poète exemplaire dont j'avoue et je l'ai lu ne pas savoir situer dans notre présent,dans ma vie,dans la vie des hommes un temps.mais il faudrait lire les poètes jeunes qui viennent de lui,pour moi ce que je peux dire:que sa poésie est solide,elle est dans un souvenir de mallarmé,sans le dépasser,ni sans les vocations que générait mallarmé

  • Je suis très touchée par ce que dit Bonnefoy de la germination du poème et très sensible à cette idée que la poésie est nécessaire à l'homme, qu'elle est le complément naturel du projet de démocratie, et la condition nécessaire à son véritable plein exercice.
    Merci Jean-Louis Kuffer de nous remettre sous les yeux ces formidables entretiens.

    La poésie, les fulgurances de la langue quand elle va chercher loin la vérité échappant à toute séduction, votre écriture est tout entière là. A quoi il n'y a rien à ajouter, juste se rendre capable d'écouter.

  • Grand merci pour cet entretien avec cet auteur dont, en effet, les essais sont tout autant admirables que la poésie (en fait, et dès les origines – voir l’articulation entre 'Du mouvement et de l’immobilité de Douve' et 'L’Arrière-pays' – essais et poésie entretiennent un rapport de complémentarité, d’approfondissement réciproques de l’expérience et de la pensée) – et sous l’invocation de qui j’ai placé mon (tout jeune) blog : cf. http://limprobable.hautetfort.com/archive/2009/05/25/prologue-l-improbable.html

  • Je crois que Bonnefoy a toujours été fasciné par l'enseignement. Je me souviens de la voix de l'huissier qui annonçait son entrée, lorsqu'il était professeur au collège de France. Je me souviens aussi avoir vu Bonnefoy à l'institution lyonnaise des Chartreux, lorsque "les planches courbes" furent au programme des Terminales il y a quelque années. Il était sincèrement heureux d'être là. Et ce bonheur là était touchant.

  • Je suis justement en train de penser à la notion de bon maître, qui serait essentiellement un éveilleur capable lui-même de continuer de s'éveiller sous l'influence de son élève. Vous écoutez le vieux Bachelard sur CD le matin et, le soir, il vous remercie des notes que vous avez prises sur son cours, reçues par occulto-courriel, par le même voie Xpress. Autre bonheur touchant...

  • Improbable, je me réjouis de vous voir apparaître, surtout dans cette acception de l'improbable, à distinguer absolument du mot passe-partout qui sévit par les temps qui courent, juste bon à qualifier le nimporte quoi - donc le véritable inattendu que nous attendions sans le savoir...

  • Bien jolie note dans la symphonie de la vie, qui m'a permis de vous rencontrer! 3 ans de présence accueillante, où j'ai toujours aimé venir me rafraichir à votre fontaine.
    Que de chemin avons nous respectivement parcouru!!! Et qu'en reste-t-il devant nous...
    Bientôt le 14, mais où serai-je? Donc bon anniversaire et bon vent à votre talent d'homme, d'humaniste et d'écrivain.
    Bien amicalement,

  • Merci Fred, merci la vie.

  • C'était pas mal d'attendre le 14, 8h47, mais vous avez raison, Fred, de prendre les devants. On n'en fait jamais trop quand il s'agit d'aimer. Les amis, la vie.

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