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De l'horreur ordinaire

 Canines13.jpgUn antipolar à lire absolument, dans la lignée de La Promesse de Friedrich Dürrenmatt: Canines, de Janus, aux éditions Xénia. Entretien avec l'auteur masqué...

Pas un cadavre à la clef, sauf celui d'un chien dans le rôle du bouc émissaire. Des faits calqués de près sur ceux d'un drame réel aux apparences ordinaires et non moins extraordinaire dans sa réalité sordide, reflet d'une société minée intérieurement par l'indifférence, plombée extérieurement par l'incompétence.

Les faits: en février 2002, un petit garçon turbulent de 7 ans, prénom Luca, fils d'aubergistes italiens dans un village valaisan, est retrouvé inconscient et presque nu dans la neige, couvert de griffures et d'ecchymoses, comme s'il avait été fouetté, battu, traîné dans les ronces, peut-être violé ? Non: la piste du pervers sadique est vite écartée, mais tout le reste de l'enquête sera tissée de lenteurs, bavures, gâchis lamentable, avant que le seul coupable désigné, bouc émissaire parfait, ne soit désigné en le "personne" d'un chien, un misérable chien finalement liquidé comme le Mal incarné. Au cours de l'enquête, le juge en fonction aura parlé de "Rital congelé". Mais l'affaire est el et bien classée en 2055. Circulez à présent, on ne discute pas... 

Or, c'était compter sans la conviction intime des parents de Luca, et l'obstination du détective sédunois Fred Reichenbach  qui mena son enquête parallèlement aux investigations et aux mesures, incroyablement sommaires, de la police et de la justice. De ces faits réels, constituant l'affaire Luca, la Télévision romande, àl'enseigne de sa série Zone d'ombre, a nourri une émission aux témoignages accablants, diffisée en janvier 2009. (http://www.tsr.ch/video/emissions/zone-ombre/3136-l-affaire-luca.html.) Plus d'un an après, une plainte est récemment tombée du ciel de la Justice valaisanne, contre la TSR et contre une vétérinaire comportementaliste qui a osé mettre en doute la thèse du chien. Toujours du côté "réel" de l'affaire, Luca vit aujourd'hui en Italie avec sa mère (son père est revenu travailler en Suisse alémanique), aveugle et tétraplégique mais plein de joie de vivre (!) et entouré de tout un mouvement de solidarité. Les vrais coupables présumés, eux, quatre lascars dont l'aîné avait à peine 16 ans au moment des faits, mais bien connus dans la région pour leur violence,  se débrouillent avec leur conscience de fils de Suisses au-dessus de tout soupçon, protégés jusque-là par toutes les parties constituées, loi du clan oblige. La réouverture de l'enquête n'est cependant pas exclue. L'omertà pourrait encore prendre du plomb dans l'aile. Ce serait la moindre justice...

Canines.JPGDes faits à la fiction

Côté roman, Luca se prénomme Gianni et le détective, en pleine crise existentielle auprès d'une acariâtre Babette accro de séries policières, Jack. Dans les grades largeurs, le roman se tient, au dire de son auteur pseudonommé Janus, tout près des faits avérés. En revanche, l'ouvrage se distingue du document brut ou du témoignage par une immersion humaine et une mise en perspective éthique de toute l'affaire qui élève considérablement le "débat" et touche à la littérature.

Point de cadavre, donc, dans Canines, mais une plongée dans l'abjection ordinaire faite de négligences meurtrières, de bavures à répétition, de petites lâchetés aux grandes conséquences, dans une sorte de complot de la médiocrité liguée contre toute vérité dérangeante. Janus, avec un vrai talent de romancier relevé en préface par l'avocat genevois Charles Poncet, construit un roman lesté d'humanité et de révolte combien légitime, aux personnages bien campés et à la densité émotionnelle constante, non sans burlesque aussi dans la relation "à la Deschiens" du détective et de sa terrible Babette. Sans caricaturer les figures de ce drame encore à vif, il brosse une frise de personnages aussi lamentables que sûrs de leur bon droit (du flic fatigué qui conclut d'avance à la culpabilité du chien et néglige de sécuriser le périmètre du drame, au médecin se hâtant étrangement de faire disparaître des élémnet de preuve, en passant par le juge informateur inexpérimenté et par un juge non moins cuistre et vulgaire dans son incompétence) mais avec une réelle épaisseur humaine, dans une écriture fluide et ferme.

Point de cadavre vraiment ? On ne dévoilera pas, à vrai dire, la triste issue de cette triste dernière enquête de Jack le Juste au pays des faux jetons... 

Janus. Canines. Editions Xénia, Vevey.

Entretien avec Janus, auteur masqué...

- Pourquoi ce livre ?

- Dès son classement ce cas irrésolu a frappé mon imagination. L'inhumanité inhérente à ce « fait divers » s'exprime dans toute son horreur dans le terme « Rital congelé » prononcé par le juge.

- Pourquoi le biais du roman plutôt que le documentaire ou le témoignage ?

- La vérité romanesque complète souvent la soi-disant vérité des faits.  l’univers romanesque contient plus de vérité que les faits réels, car il sonde l'âme et pénètre des dimensions que la réalité passe par pertes et profit. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la vraie histoire du monde se trouve, à mon avis, bien plus dans les grandes œuvres littéraires que dans les faits historiques.
- Quelle part les faits exacts ont-ils dans le livre, et quelle part l’affabulation ?
- Je me suis basé sur le dossier établi par le détective privé Fred Reichenbach et de nombreux e

ntretiens avec des protagonistes du drame qui ont bien voulu s'ouvrir à moi, et suis resté aussi près des faits réels que possible. Les événements  relatés ont vraiment eu lieu, quoique parfois dans une chronologie différente. Par contre, la caractérisation des personnages et leurs motifs sont imaginés.

- Dans quelle mesure pensez-vous que votre fiction puisse interférer dans le développement ultérieur de l’affaire ?
- Il y a eu une fâcheuse coïncidence entre la réactivation de l'affaire due aux plaintes déposées notamment contre la TSR,et la parution du livre. Mais ce qui m’importait était de créer un univers romanesque, rien d’autre. Quelquefois, la littérature permet de rendre la dignité aux victimes et c’est ce que j’espère avoir réalisé avec ce roman.
- Pourquoi ce sous-titre d’antipolar ?
- Parce que dans un polar, la vérité finit toujours par être révélée sur la base de preuves ou d’indices. Au pire, si l’enquêteur échoue, la vérité se fait jour par le biais du narrateur. Dans « Canines, rien de tel. On reste sur sa faim jusqu’au bout et l’auteur est aussi impuissant à mettre un point final à l’affaire que son limier. Dans un polar, les inconnues diminuent progressivement et les indices accumulés amènent une réponse. Dans « canines », plus les évidences s’accumulent et plus les réponses s’éloignent.
- Pensez-vous que l’ancrage de ce drame en Suisse, et en Valais, soit significatif ?
Non, car ça aurait pu se passer dans n’importe quelle vallée alpine. Voilà pourquoi aucun nom de lieu n’est révélé. Le type de tissu social qui apparaît dans mon œuvre n’est pas spécifique à un endroit précis. Il concerne toutes les contrées périphériques du monde où règne une société clanique.
- L’état des parents (Italiens  et aubergistes) compte-t-il dans le développement de l’affaire ?
- Oui, évidemment. Etant venus d’ailleurs, ils n’ont pas de relais à l’intérieur du système et butent contre l’omerta décrétée par la société clanique. Le fait qu’ils soient aubergistes n’importe cependant pas.
- Dans le roman, le détective paraît extrêmement seul. Le détective « réel » l’a-t-il été pareillement ?
A ce que je sais, la solitude du vrai détective ressemblait à celle de mon héros. Mais il faut dire que c’est un homme qui préfère travailler seul.
- Quel "message" avez-vous voulu faire passer ?
- Canines n’est pas seulement le compte-rendu d’un fait divers sordide. C’est avant tout une réflexion sur le fonctionnement de la société humaine et la perte de valeurs et d’empathie. Le fait divers qui m’a servi de point de départ n’est pas seulement un cas isolé qui serait sans lien avec l’évolution de notre société. D’entrée, deux interrogations se sont imposées à moi : Comment donner un sens à un monde qui permet de telles horreurs et quelles sont les dérives de la modernité qui les rendent possibles ? Si le destin tragique de Gianni ne renvoyait qu’à lui-même, le monde serait perdu sans rémission. Par le fait qu’il ait amené un être humain à aller plus loin dans la remise en question de la société et de l’existence humaine en général, cela donne une chance au futur. Par le fait qu’un frère humain ait été capable de suffisamment d’empathie pour chercher à transcender la dure réalité des faits représente un espoir. Paradoxalement, le suicide de Jack est rédempteur, car le détective prouve, par sa capacité de désespérer du monde, qu’il y a encore des être humains qui échappent à l’indifférence générale.
- Pourquoi ce pseudo de Janus ?
- Tout simplement parce que le nom de l’auteur risquerait d’interférer dans la réception de l’œuvre et de l’influencer dans un sens ou dans un autre. D'un côté, je suis un homme jouant un certain rôle social avec toutes ses obligations et contraintes. De l'autre, je suis un auteur que personne ne soupçonne d'écrire ce genre d'oeuvres. La littérature est mon "masque de fer".
: «Comme un bizutage qui aurait mal tourné»

 

 

Canines3.JPGLe vrai scénario probable de l'Affaire Luca

 Après la mise en cause d’un tiers soupçonné injustement d’acte pédophile, la justice valaisanne a conclu que l’enfant avait été attaqué par son propre chien, Rocky, un berger allemand qu’il promenait avec son frère, Marco, âgé de 4ans. L’affaire fut classée fin février 2004, et le chien euthanasié. La mesure fut dénoncée par la famille et son avocat, Me Fanti, convaincus de l’insuffisance de l’enquête. Sollicité par les parents de Luca, un détective privé sédunois, Fred Reichenbach, mena une investigation séparée qui lui permit d’envisager un autre scénario que celui de la justice. Celui-ci incrimine quatre adolescents connus pour leur violence, mais bénéficiant d’une protection liée au statut social de leurs parents.Selon Fred Reichenbach, le fin mot de l’affaire se réduirait à «un bizutage qui aurait mal tourné». La thèse du chien, bouc émissaire idéal, aurait délivré les parents des ados de toute responsabilité, notamment financière (des dédommagements aux montants sans doute énormes), tandis que l’Autorité verrouillait la loi du silence et refusait toute autocritique.



 

 

 

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