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Ramblas

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La vie comme à Barcelone

Ces fins de matinée, le long des Ramblas de Barcelone, le vent déferlant vous envoie de fraîches claques et vous fait vous cambrer, et presque piaffer sur place, dans la mêlée des gens qui vont et viennent des terrasses encore transies aux allées sonores et parfumées des marchés couverts.

On ne voit guère le soleil, qui tourne autour des collines, mais on le sent dans le soudain entrain des marchands de fleurs, et les gosses s’en renvoient le reflet comme une balle élastique dans les ruelles du Barrio Chino, et les oiseaux prisonniers, dont les cris répondent à ceux, rauques et lancinants, des vendeurs de billets de loterie, s’ébrouent dans la vieille poussière malodorante des cages empilées les unes sur les autres.

Ce que j’aime beaucoup à retrouver, dans les pays catholiques, ce sont les adolescentes peignées comme il faut qui se déplacent dans les rues bien éclairées en faisant un peu les chèvres – et c’est vrai qu’elles vont toujours en menus troupeaux. Avec elles passe à chaque fois comme une brise. Celles qu’on voit ce matin stationner en conciliabule devant une vitrine pleine d’or et de joyaux et de montres indiquant toutes sortes d’heures ont les mêmes jupes plissées et les mêmes bas blancs que leurs cousines du parc Monceau ou du Campo de Sienne. Elles ont quelque chose de vert et d’argentin, comme d’impertinentes sonnettes, de suave et d’acide à la fois qui rappelle la liqueur de gentiane. L’instant d’un battement de paupière, on aimerait les approcher, ces pimprenelles, pour en humer le parfum jusqu’au trouble – mais déjà les voilà qui s’égaillent en roucoulant. Alors on tombe sur le mendiant aveugle. En frac rapiécé et en savates, il s’en va tout seul à travers la cohue, tenant devant lui sa canne comme un sourcier sa baguette. Et les gens se détournent, non sans lui jeter au passage le sou du pauvre : parce qu’il s’agit d’échapper à ce regard tourné vers le ciel et qui menace de rappeler à chacun Dieu sait quoi. Puis le vent vous a bientôt chassé dans la gorge d’une venelle aux relents mêlés. Et là, comme serti dans une encoignure, un travesti au visage émacié, mal rasé mais on ne saurait plus langoureux avec ses ondulations d’hippocampe cousu de satin mauve, vous lance une œillade mais déjà vous avez passé votre chemin tout en souriant à la vie comme elle va, chienne ou madone en châle de Manille, Mère courage des banlieues sinistres ou fille-fleur du Café Zurich en quête de nirvana, fumeur de cigares des clubs du Paseo de Gracia ou peau de taureau sanglante qu’on traîne au soleil couchant dans le sable des arènes.

Enfin il y a ce décor dans le décor, ces soudaines poussées arborescentes, ces lignes qui serpentent et ces volées délirantes de marches grimpant en spirales ailées au ciel du Sanctus, ces façades houleuses comme des pans de mer, ces tours et ces bulbes polychromes, ces voussures semblant de grandes arches de basiliques souterraines ou de forêts à la Wagner, ces formes élémentaires s’arrachant aux entrailles du temps silicifié pour se dresser et chanter, sauvages et lyriques autant que l’âme catalane, dans la polyphonie des volumes et des jours, des mosaïques et des jeux de lumière, des frises de poules et de coqs ou d’anges annonciateurs à la Gaudí.

Alors, vous attardant dans le jour déclinant, là-bas sur les bancs de céramique multicolore du parc Güell, vous vous sentez à la fois pénétré de mélancolie et de joie diffuse, tout à la poésie triste tantôt et tantôt exubérante de l’étrange et secrète Espagne.

Henri Cartier-Bresson: Barrio Chino

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