Douze pages de C.F. Ramuz
Je viens de relire les douze pages de l’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays » et là se trouvant lui-même « repaysé » devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert avec émotion. Mais l'écrivain savait que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.
Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnée...) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont définit l'art plus préciseméent encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».
Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. »
Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».
Commentaires
Pas surprenant, logique même que Ramuz ait parfaitement compris et ressenti la peinture de Cézanne, ils étaient faits de la même eau. Est-ce qu'on trouve facilement ce texte de Ramuz ?
Il se trouve dans le deuxième volume des Oeuvres complètes (à vrai dire incomplètes) de Rencontre, et l'original a paru dans le 4e numéro des Cahiers vaudois, en 1914. A part ça, j'ignore s'il a été réédité en plaquette séparée. Merci aux lecteurs ramuziens de renseigner Raymond Alcovère, au blog duquel je renvoie d'ailleurs pour partage de passion cézanienne, entre autres gaillardises et paillardises...
Oui, merci, en effet Cézanne me passionne, au point que j'ai écrit un roman qui tourne (entre autres) autour de sa vie et son oeuvre et qui s'appelle "Le sourire de Cézanne" ; je l'ai d'ailleurs envoyé récemment aux éditions Zoé dont j'avais trouvé le contact ici, sur ce blog, pour tout dire !
Eh l'excellente nouvelle ! Pour vous en remercier, je vous enverrai copie des douze pages de Ramuz à votre adresse perso, pour autant que vous me la communiquiez par mail (cf. A propos)
Ca c'est sympa, merci !
On peut écouter les imprécations de Cézanne contre les ignares de la couleur telles que consignées dans ses carnets par un jeune poète d'Aix-en-Provence, dans une des dernières productions des Straub : Une visite au Louvre (2003). Mais, à mon humble avis, on peut se contenter de la voix exaltée de la comédienne, Julie Koltaï, lisant la parole de Cézanne restituée et se contreficher de la "bande-image" pour aller consulter les oeuvres dont il est question sur Internet. En superposant par exemple Le Couronnement de la Vierge du Tintoret et telle approche de la Sainte-Victoire, on devrait réussir à produire quelques décharges salvatrices. À moins bien sûr que l'on ait beaucoup de nostalgie pour le style de cadrage et de montage qui a rendu immortelle l'émission "Chefs-d'oeuvre en péril."
Non, cher JLK, il me reste heureusement toute une éducation à refaire...
Aller vers elle. Marcher et soulever à chaque pas la poussière sèche du chemin. Marcher dans la frénésie du soleil et cigales. Savoir que la première morsure pour l'oeil viendra de ce premier plan crayeux d'un blanc laiteux dont le soleil fera une lame. Silence profond de la montagne. S'arrêter, se laisser gagner par la vibration de l'air qui absorbe les ocres et les bruns de la terre, méditer... et essayer...essayer d'enserrer ses flancs verts et bleus dans le poids du ciel, creuser l'espace de la feuille. Comment représenter la lumière ? Comment déstructurer le paysage puis retrouver ses lignes de force ? Arène où je m'épuise....Je fouille dans la palette et salit d'ombre les jaunes flamboyants... Progresser vers le vide...et dans le coeur sa série inachevée de la Sainte-Victoire...
" L'ombre avec sa proie fondues dans un éclair unique "
André Breton
Ou, aujourd'hui cette parole primitive et sauvage :
"Midi grave, austère, sombre de trop d'intensité..." Ramuz ? Ses mots disparaissent dans la lumière...
Ah ça non, sûrement pas, les mots de Ramuz ne disparaissent pas dans la lumière: ils sont bien là, comme les pierres et les éléments constitutifs du pays, qui réfractent la lumière sans se diluer. Rien chez lui d'un Cézanne évanescent comme celui qu'on exalte précieusement aujourd'hui en n'y voyant plus que les blancs...
Cézanne n'est pas évanescent et dire de Ramuz qu'il s'efface dans la lumière, après avoir accroché la lampe de "Midi grave, austère, sombre de trop d'intensité", c'est tout le contraire de ce que vous venez d'écrire, ombrageux JLK, c'est de le pétrir dans cette lumière solide qui s'appuie à la Sainte- Victoire dans les études de Cézanne. Vous le savez bien, vous qui peignez, la lumière peut peser sur le paysage comme une main de potier, comme une insupportable tension, comme une violence implacable. Ce n'est pas un brouillard gracieux et sensuel mais un combat !
Ah, JL, vous me fâchez !
Salut Jean-Louis ! Il y a aussi un excellent article de Jacques Riviière sur Cézanne qui date de 1910 dont voici un extrait : "Cézanne n'était pas le maladroit sublime que tend à nous représenter une certaine légende. Ses aquarelles révèlent au contraire une habileté vertigineuse... Il avait l'amour de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent à l'endroit qui leur est donné... La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait dans l'espace... La couleur est immobile, elle vient du fond de l'objet, de son essence ; elle n'est pas son enveloppe mais l'expression de sa constitution intime».
Merci, cher Raymond, pour cette citation. J'aime beaucoup ce constat selon lequel la couleur monte de la chose et de l'être de la chose, pour autant que la lumière fasse partie de la constitution de la chose, qu'évoque Jacques Rivière. Merleau -Ponty dit lui aussi de justes et belles choses à ce propos ? Comment va par là-bas ? Bon dimanche en tout cas !
J'ai l'impression que beaucoup de grands artistes et de grands mystiques aussi arrivent à la même conclusion, que la couleur ou la lumière est interne ou intérieure à toute partie de l'univers ; oui Merleau-Ponty a écrit de belles choses à ce sujet dans un petit livre tout à fait lisible (!) : L'Oeil et l'esprit ! Sinon, ça va plutôt bien, nous avons eu un été prolongé et encore chaud ces jours-ci. A bientôt et bonne semaine !