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De la toute bonne cuisine

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Avec Le cuisinier, l’écrivain alémanique Martin Suter scrute la froide (bonne) société suisse avec les yeux d’un requérant d’asile tamoul, sans une once de démagogie. Un art balzacien de l'observation sociale et psychologique, aux parfums ayurvédiques...

Martin Suter est le plus lu, dans le monde, des romanciers suisses vivants. En douze ans, les sept romans qu’il a publiés à ce jour ont été vendus à plus de trois millions d’exemplaires et traduits en vingt-cinq langues. Or Suter est, aussi l’un de nos écrivains les plus intéressants. Bien mieux que des produits de consommation fondés sur des clichés, ses romans, captivants, illustrent les multiples facettes de la société contemporaine, mais aussi sa part d’ombre. La façade suisse y rutile en apparence, mais ce qu’elle cache est souvent peu reluisant, jamais schématisé pour autant.
Dès son premier roman, Small World, paru en 1998, cet écrivain tardif (il est né en 1948) imposait un regard à la fois incisif et vibrant d’humanité sur la terrible réalité de la maladie d’Alzheimer, tout en scrutant les embrouilles d’une dynastie zurichoise dorée sur tranche. Dans le dernier paru, c’est sur la vie d’un Tamoul, requérant d’asile, à Zurich, et véritable artiste de la cuisine par ailleurs, qu’il porte son observation, avec une empathie jamais flatteuse.
«Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mes ouvrages», me confiait Martin Suter à la parution d’ Un ami parfait, mémorable plongée dans le psychisme d’un personnage frappé d’amnésie par accident.
De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire, l’apprentissage de la narration via le scénario (il signa ceux de plusieurs films de Daniel Schmid, et, récemment, celui de La disparition de Giulia de Christoph Schaub), des chroniques caustiques sur l’univers de la finance (Business class), des chansons pour Stephan Eicher ont ponctué son parcours atypique.
La fortune lui étant venue avec le succès phénoménal de ses romans, le Zurichois transite aujourd’hui entre la Suisse, Ibiza et le Guatemala où il vit avec son épouse architecte et un enfant adopté, un autre ayant été accidentellement arraché au couple il y a peu.
Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise, qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite, tels ici la cuisine ayurvédique ou la situation politique au Sri Lanka.
Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message», ses livres n’en ont pas moins une forte résonance affective et une pénétration critique indéniable. «Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique», explique-t-il encore, et c’est aussi vrai pour Le cuisinier dont l’action se déroule sur fond de crise financière, de tsunamis et de guerre fratricide au Sri Lanka, sous le regard d’un romancier à la croissante empathie. Celle-ci lui vaut probablement comme à un Simenon, une bonne part de son succès universel.

Eros « au noir »

Dédié à l’enfant Toni (2006-2009), Le Cuisinier est comme baigné par une douceur et une mélancolie inédites dans l’œuvre de Martin Suter, qu’incarne l’un de ses plus beaux protagonistes, en la personne du Tamoul Maravan. Solitaire et digne, ce requérant d’asile, d’abord employé subalterne, quoique brillantissime, dans un restau gastronomique zurichois haut de gamme, entretient sa famille restée à Jaffna, et notamment sa grand-tante Nangay qui l’a initié aux raffinements extrêmes de la cuisine traditionnelle ayurvédique. Distant par rapport à sa communauté, à cause de l’influence des Tigres, qu'i redoute avant d'être obligé de composer avec eux, Maravan, viré à la suite d’une faute, se retrouve au chômage puis use de son grand art pour se recycler dans le catering «érotique»... au noir. Pour l'y aider une jeune femme, Andrea, que seules les femmes attirent (sauf après le piège d'un premier repas que lui a préparé Maravan), fait jouer ses relations dans le monde plus ou moins faisandé de la haute finance et des affaires.

Comme un personnage de Naipaul ou de Kureishi, Maravan illustre à la fois une culture déracinée, la nostalgie de l’exil se grisant du pur «parfum de l’enfance», et la réalité quotidienne suisse si froide le plus souvent. Entre sa pure passion de poète des saveurs et son besoin de survivre, Maravan «fait avec» la dure réalité, sur fond d’affaires en déroute et de tractations politiques (la crise est là, et passe l’ombre des marchands d’armes), non sans rester lui-même, combien attachant.
Martin Suter. Le Cuisinier. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Bourgois.

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