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litterature - Page 8

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    Lettres par-dessus les murs (28)

    Ramallah, le 1er mai 2008, soir.

    Cher ami,
    J'ai adoré votre description de la petite utopie de Pierre Versins. Il y a là matière à roman, mais votre lettre contient tout entier ce passionnant décalage entre les nuées de l'anticipation et les aléas du réel. Ca m'a rappelé la secte du dernier Houellebecq.
    J'ai pu entrer à Gaza hier. Pure science-fiction là aussi, Versins aurait aimé. Pour s'y rendre on traverse d'abord le meilleur des mondes, autoroutes rectilignes, stations-service impeccables, gardées par des vigiles bien rasés, et la vendeuse me tend un nouveau billet de vingt shekels, on les fait en plastique maintenant.

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    Et puis le passage d'Erez, des guichets, des ordinateurs, de petits couloirs qui sentent la javel, des tourniquets en acier brossé. Des portes blindées, automatiques, qui ouvrent sur un passage grillagé, long et sinueux, et puis un couloir de béton, de hautes parois recouvertes de bâches trouées, qui débouche sur rien, soudain. Le no man's land, la zone tampon. Deux cents mètres de gravats, de terrain rasé, balayé par le vent. En suivant le chemin de terre, on sent, dans nos dos, le regard des miradors. Devant, quelques taxis, quelques silhouettes, la petite ambulance au pare-brise étoilé, qui nous attend. Nous sommes de l'autre côté.

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    Ici c'est Mad Max : immeubles délabrés, carcasses de maisons, bennes à ordures renversées. Charrettes tirées par des mulets, entre les nids-de-poule, quelques voitures, qui marchent à l'huile végétale – on raconte que ça sent la friture, dans l'habitacle. C'est l'heure de la sortie des classes, de joyeux groupes d'écolières remontent les avenues sinistrées, en approchant de Gaza City le béton reprend ses droits, et la vie aussi, mais nul embouteillage pour ralentir notre ambulance. Elle se rend à sa réunion, il y a beaucoup à faire, les cliniques manquent de tout. Lui fera quelques rencontres, au centre culturel français. J'ai la vague idée d'un atelier d'écriture, ça semble juste, en discutant avec Abed, un étudiant, qui en a tellement gros sur la patate qu'il ne sait pas comment le dire, parce que les mots sont en deçà de ce qu'il ressent. J'espère pouvoir revenir, commencer par dire que les mots sont toujours en deçà de ce qu'on ressent, mais qu'on n'a pas encore trouvé mieux pour raconter les histoires. Celles d'Abed pourraient avoir lieu n'importe où : un oncle décédé avant-hier, et cet amour malheureux qu'il traîne depuis cinq ans, parce que son père ne veut pas entendre parler d'amour, quand c'est la guerre. Son histoire m'a touché plus que tout le reste, mais aujourd'hui j'ai du mal à trouver les mots, moi aussi, je vous en parlerai une autre fois. Ensuite on nous invite à manger du poisson, frit plutôt que grillé, parce que ça consomme moins de gaz et qu'on n'en trouve plus ici. Au moins il y a encore de l'électricité, grâce à Dieu, nous dit le taxi qui nous ramène à Erez. En s'approchant du no man's land, il nous montre des chars, mal dissimulés derrière les dunes.

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    Et on repasse dans l'autre monde. Les parois de béton, le dédale grillagé, les portes blindées, qui ne s'ouvrent pas. On fixe les caméras muettes. Dix minutes plus tard une porte coulisse en silence. On entre dans le monde des machines, c'est Matrix à présent. Ou Bienvenue à Gattaca. Vaste hall stérile. Rangées de tourniquets, surmontés d'une lumière rouge. L'un passe au vert. Il y a un être humain, de l'autre côté, enfin presque : un Palestinien revêtu d'un blouson fluorescent, qui nous dit de mettre nos affaires dans les bacs en plastique. Sacs, vestes, ceintures, téléphones, clés USB. Nouveaux tourniquets métalliques. Scanners individuels, comme des sas de décompression. Bruits métalliques, sifflements électriques. Ordres anonymes, grésillements de haut-parleurs. Nouveaux sas individuels, aux parois de verre, lumière rouge, wait, lumière verte, go. Le tapis roulant nous délivre nos affaires. Nouveau tourniquet. Rouge. Vert. Encore un hall, et puis les guichets, enfin, avec des humaines à l'intérieur, enfin presque : deux Russes blondes comme les blés, et le tampon de sortie.
    Je suis soulagé de n'avoir eu affaire qu'aux machines. L'image vous montre comment on nous a vu, sur les écrans. On nous a raconté des déshabillages autrement humiliants, complètement inutiles, des filles toujours, dans des pièces closes. Nudité intégrale. Levez la jambe, tournez, levez l'autre jambe. Ce n'était pas des machines qui regardaient.

    808618862.jpgA La Désirade, le 1er mai, soir.

    Cher Pascal,

    J’allais basculer, ce soir, « au cœur d’une inextricable toile de violence, de corruption et de chantage - car à Gaza-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort », lorsque ta lettre m’est arrivée.

    Du coup, j’ai remis ma lecture d’Une tombe à Gaza à plus tard. Pour être plus exact, je dois dire que j’hésitais à me plonger dans un polar décrivant le chaos de Gaza sous la plume d’un journaliste israélien, même si ce Matt Rees n’est pas un agent d’influence (ce dont je ne suis pas sûr du tout). Ensuite, et surtout, je me suis fait ce matin un plan de finition de mon livre en route et j’ai résolu, jusqu’au 30 juin, de ne pas me laisser contaminer par la folie du monde. T’as compris, le monde : jusqu’au 30 juin, t’arrêtes de faire le fou. Que mon ami Pascal me parle de Gaza, passe encore. Mais à part ça, le monde, tu me lâches les baskettes…
    littérature,voyage,sociétéDonc, dans l’immédiat, je vais plutôt revenir en Autriche. Tu me vois venir avec cette autre folie ? Alors tiens-toi bien : moi aussi je la voyais venir, l’histoire de l’attentionné pépère. J’en ai senti l’odeur abjecte dès mon arrivée à la Pension Mozart, il y a treize ans de ça.

    Treize ans Pascal : tu notes. Faut jamais aller à Vienne il y a treize ans de ça : ça peut mal tourner. Donc j’étais annoncé à la Pension Mozart et forcément, moi l’amateur de clichés, quoique honnissant l’opérette viennoise, je m’imaginais débarquant dans une maison toute blanche dehors et bien intimement romantique à l’intérieure, immédiatement accueilli par une accorte Fräulein en dirndl et son père le typique aubergiste viennois chantonnant quelque Hopli-Hopla par manière de bienvenue.

    littérature,voyage,sociétéEh bien tu oublies, ami Pascal : car ce fut par un dément que je fus reçu, furieux de mon retard (une heure en effet, dont je n’étais aucunement responsable, après un effroyable trajet en train rouillé, de l’aéroport en ville, interrompu par au moins treize accidents de personnes et de vétilleux contrôles de billets. Or au lieu de compatir et de m’offrir une part de la classique Sacher Torte, le Cerbère m’annonça qu’il m’avait d’ores et déjà puni en me reléguant dans la chambre de derrière, dépourvue de la table que j’avais posée comme condition de mon séjour, mesquine et sombre, avec une douche de fortune installée dans la pièce même, évoquant une cabine de téléphone de station balnéaire à l'abandon. Qu’en aurait pensé Amadeus ? Tu sais que cet ange était capable de colères vives. Moi aussi, surtout en fin de matinée autrichienne, quand on me fait chier. Donc j’envoyai paître cet imbécile et m’en fus avec mes treize valises, ne sachant où me réfugier. Treize heures plus tard à marcher sous la neige, j’échouai dans un hôtel du centre historique de la ville dont le concierge, après m’avoir signifié que je le dérangeais, me désigna une chambre certes pourvue d’un escabeau en forme de table, mais donnant sur une cour. De guerre lasse, je m’y posai, attendant d’autres désastres. Il y en eut tous les jours durant le mois sabbatique que je passai en ces murs d’une sournoise joliesse extérieure, jusqu’à ma rencontre d’Hitler.

    littérature,voyage,société
    Après trois semaines de contrition dans l’hôtel que je t’ai dit, l’amie d’une amie me proposa d’emménager dans un bel appartement Art Nouveau où je garderais ses treize chats pendant qu’elle séjournerait en Tasmanie. Ces chats, moi qui les aime, me parurent autant de chiens de l’enfer, mais Hitler m’attendait.
    Tous les jours à 13 heures, dont tu sais que c’est à Vienne l’heure exquise d’après déjeuner où Thomas Bernhard finit de lire ses journaux, tandis que je savourais mon café turc après m’être infligé une page de traduction de la joyeuse Elfriede Jelinek, Hitler sortait de l’appartement d’en dessous en vociférant un de ses discours. Cet affreux type dont je n’ai jamais vu le visage, littéralement terrifié que j’étais, sortait de son antre en hurlant, descendait les quatre étages de l’escalier typiquement viennois, ouvrait la majestueuse porte d’entrée, clamait une dernière malédiction puis remontait tout silencieux soudain d’un pas lourd et lent.
    Que faisait Hitler le reste du temps ? Avec qui vivait-il dans son bunker ? Avec ses treize enfants-hamsters nés d’une pure Aryenne séquestrée ? Avec quelque unijambiste à tête de coléoptère stalinien ? D’où lui venait cette colère de chaque jour ? N’était-ce pas simplement un écrivain autrichien de plus ?

    littérature,voyage,société

    Un jour je me rappelai la remarque que m’avais faite, au Café Kropf de Zurich, le jovial Hugo Loetscher, à propos de Thomas Bernhard : « Jawohl, c’est un vormidable écrivain, mais tout de même, cet homme qui tous les matins se retrouve devant son miroir et se dit : maintenant, je dois être en colère ! N’est-ce pas du cinéma ?"
    Aber nein, Herr Loetscher, pas à Vienne : à Vienne le cinéma fantastique s’est fait réalité, à Vienne les écrivains ne peuvent que vitupérer: à Vienne règne, sous les treilles et les volutes, les dorures et les stucs de sucre bleu et de chocolat blanc,  un climat de démence ordinaire tel que je n’en ai jamais perçu nulle part. On entre à Vienne sans se faire scanner, mais à Vienne-la-maudite, se fier aux apparences revient toujours à jouer avec la mort ...
    A part ça, Pascal, prenez garde à vous...

     

  • Pour un monde parfait

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    Lettres par-dessus les murs (27) 

    Ramallah, mercredi 29 juin 2008.

    Cher JLK,

    La petite famille dont nous parlions hier prenait le petit-déjeuner sous la vigne, quand l'obus est tombé. Ils ont montré les images du lieu à la télé, chaises renversées, assiettes, sous le soleil qui trouait la vigne, et le père en pleurs. Cette fois-ci on n'a pas eu d'images "live", contrairement à celles qui montrent le petit Mohammed mourant dans les bras de son père, en octobre 2000 - hier les journalistes palestiniens sont arrivés trop tard, et les étrangers n'y étaient pas, le terminal étant fermé. Ehud Barak n'a pas eu un mot pour les victimes, c'est un homme fort, il continuera à lutter contre les terroristes. Pendant ce temps, il y a un jeune Israélien qui croupit dans une cave de Gaza, depuis juin 2006, et les obus ne me semblent pas le meilleur moyen de l'en sortir. Je ne peux pas imaginer l'état de son père, qui attend. Ni son état à lui. Il n'y a pas besoin de rester enfermé vingt-quatre ans dans une cave pour perdre la boule, comme cette Autrichienne qui a fait la une des journaux hier, séquestrée, elle, par son propre papa.
    Ces tragédies dont vous parlez, en Suisse, en Europe, relèvent d'une autre monstruosité, plus profonde peut-être, plus dérangeante en tout cas. Ici au moins il y a une cause, de part et d'autre, des peuples qui se battent au nom d'une terre, ça ressemble presque à une bagarre d'écoliers pour des billes, si elle ne se faisait à coups de mortier, s'il elle ne coûtait pas autant de vies, si elle ne durait pas depuis si longtemps. Et il y aurait beaucoup à dire sur la participation d'un gouvernement démocratique à cette horreur-là, quand la monstruosité se cache derrière un papier qu'on signe, un vote au parlement, le patriotisme des mille soldats de la Grande Muette.
    Tout ça donne bien envie de se retirer dans un chalet « loin des méchants », et je comprends bien votre plouc de voisin. Avec quelques amis d'ici, nous avions imaginé ce genre de retraite. On se barre, on colonise une île du Pacifique, on habite entre nous, on en fait un monde parfait. Sauf que s'il est parfait qu'y ferez-vous, vous qui travaillez dans l'humanitaire ? C'est vrai, alors disons qu'on garderait un peu de la population indigène, qui connaîtrait de graves soucis d'hygiène et de pauvreté, et qu'on s'en occuperait, on leur inculquerait les principes de la démocratie. Mais ils auraient le droit de vote ? S'ils ont le droit de vote ils pourraient finir par prendre le pouvoir, c'est gênant. Non, pas le droit de vote.
    2006118846.jpgNous avons eu plusieurs fois cette discussion-là, parfois sérieusement aussi, et à chaque fois notre utopie se cassait la gueule, notre île implosait. On est tombé d'accord : il est agréable de rêver à des mondes tranquilles, immuables, mais ça ne marche pas. C'est là le gros problème d'Israël, cette volonté de vivre dans un monde qui serait parfait, qui serait clos, avec une population choisie. Ca peut sembler légitime, au départ il s'agit seulement de se tenir « loin des méchants ». Désir de contrôle, comme vous dites, qu'on porte tous au fond de soi, mais qui par essence ne connaît pas de limites, et qui finit par provoquer le pire. Je revois les images de ce sous-sol, que le père incestueux avait aménagé pour sa fille, une petite salle de bains, un lit, tout ce qu'il fallait. Dans sa tête à lui, c'était parfait aussi.



    1529803370.jpgA La Désirade, ce mardi 29 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Ce monde parfait que vous évoquez, j’y ai vécu quelques mois l’année de mes vingt-cinq ans, entre l’Utopiste par excellence, la maîtresse de l’Utopiste et l’enfant de la maîtresse de l’Utopiste. Celui-ci, Pierre Versins de son nom de plume, Chamson de son vrai nom (cousin du romancier, je crois), était en train d’achever l’ouvrage de sa vie, à savoir l’  Enyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science fiction, et j’avais été appelé à ses côtés pour lui servir de secrétaire. Il habitait alors une ancienne ferme sur une sorte d’arête en belle courbe surplombant les champs et le lac de Neuchâtel, juste en dessus du village de Rovray ; mais de cela il ne voyait rien, tout à son Utopie. Il se disait anarchiste mais me faisait des scènes si je ne disposais pas la gomme à la place de la gomme ou le pot de gomme arabique à la place du pot de gomme arabique. Il se disait anarchiste, hostile à toute autorité mais il obéissait à sa montre comme un petit automate. A 16h.46 il interrompait ainsi notre travail, gagnait le bureau de poste en 4 minutes et en revenait à 17h.14. Son organisation était prodigieuse : il avait, au milieu de son extraordinaire bibliothèque (60.000 volumes), un grand classeur dont il extrayait les fiches au moyen de longues aiguilles. Il me dictait chaque article d’une traite après avoir consulté ses notes. Lorsqu’il s’agissait de livres très littéraires, il me laissait le soin de composer l’article. Ceux qui trouvent à redire à l’article consacré à Stanislaw Ignacy Witkiewicz n’ont pas à en vouloir à Pierre Versins puisque c’est moi qui ai sévi
    176725677.JPGCréchant alors tout seul dans une petite maison de poète de l’arrière-pays, je me pointais tous les matins à sept heures et, tout en buvant notre première cafetière, nous reprenions la conversation de la veille exactement où elle s’était interrompue la veille. Pierre ne me parlait jamais de la couleur du ciel ou de la nature environnante, le temps n’existait pas plus que le monde environnant ou sa vie personnelle, qui était un chaos. Son maître était Pierre Larousse, c’était un rationaliste aussi absolu qu’était irrationnel le comportement de sa jeune maîtresse, alcoolique au dernier degré, planquant ses bouteilles un peu partout et que j’ai vu lui courir après toute nue en brandissant un couteau de boucher.
    J’aime beaucoup ces souvenirs : j’ai pas mal aimé ce petit homme et sa compagne, j’ai bien aimé aussi le petit garçon qui avait l’interdiction de toucher aux jouets de la collection de l’Utopiste, je conserve de tendres souvenirs de ce séjour où je lus, notamment, Sa majesté des mouches de William Golding, qui décrit un peu ce que tu évoques : sur une île, la constitution d’un Etat idéal d’enfants naufragés qui tourne à la dictature.
    2030280773.jpgL’Utopiste ne voyait pas le monde, ni n’avait le moindre sens de la psychologie humaine. Encore très jeune, il avait été capturé dans un maquis de la Résistance et déporté à Auschwitz, dont il conservait le numéro d’immatriculation bleu-rose au poignet. Il aimait expliquer que son vrai nom lui avait valu d’échapper à la mort. Quand on le tatoua, l’aiguille utilisée était encore à peu près propre, alors que les prisonniers aux noms commençant par les lettres PQR et suivantes succombèrent tous aux infections multipliées. Se fût-il appelé Versins qu’il y restait.
    De l’irréalité ( !) du camp, il passa à l’irréalité du sanatorium, puis à l’irréalité de la science fiction ou plus exactement, comme il disait : de la conjecture rationnelle. Toute imagination non cadrée par la science positive ou la Raison, toute magie, toute mystique, toute poésie lui étaient suspectes. C’est chez lui cependant que je découvris Lovecraft et Philip K. Dick, auquel il a consacré un article plutôt faible. Voltairien d’esprit, mais d’un style moyen, il dut à la vente d’une édition originale de Candide, si j’ai bonne mémoire, l’acquisition de sa maison, qu’il revendit plus tard en se défaisant de son trésor, devenu celui de la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains.
    Ce que je voulais dire à ce propos se résume en ceci : que c’est en observant l’Utopiste dans sa vie que j’ai compris à quel point l’Utopie avait besoin du chaos pour se développer, et à quel point son ordre illusoire reconduisait au chaos. Enfin je parle ici de l’utopie figée en schémas idéologiques, dont on sait les usages totalitaires.
    La poésie en revanche sauve l’Utopie de ce froid. Mais la poésie ne peut pas se cantonner dans l’Utopie, dont les formalisations vont contre la multiplicité de la réalité réelle. Comme écrivain de fiction, Pierre Versins n’a rien donné de convaincant, alors que c’est de cela qu’il rêvait. Il écrivit la plus courte nouvelle de l’histoire de la science fiction (« Il venait de Céphée, il s’appelait Dupont », mais cela restait en effet bien court. C’était un érudit, un collectionneur, un classeur vivant à longues tiges. À la fin de la soirée où nous avons fêté la sortie de l’Encyclopédie, je me le rappelle, tout petit avec son bonnet pointu de nain, s’en allant tout seul dans la rue avec son énorme livre sous le bras…
    La fin de sa vie, Pierre Versins l’a passée sur terre, mais c’est une autre histoire qui ne relève en rien de l’Utopie. Je ne sais d’ailleurs s’il faut s’en réjouir. Quant à moi, qui me méfie autant de la perfection que des systèmes coupés de la vie, je suis toujours aussi porté à ranger la gomme dans le frigo et le pot de gomme arabique dans le four à micro-ondes…

  • Double capture et fugue

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    Lettres par-dessus les murs (25)


    Ramallah, ce 25 avril, à l'heure du café.

    Cher JLs,

    Je n'ai pas de solution pour la thrombose, mais j'en ai une, sacrément efficace, pour ton problème de chauffage, c'est marqué en toutes lettres sur l'image ci-dessus, venez vous réchauffer ici, l'été est arrivé d'un coup mais les ruelles de Jérusalem sont encore praticables, et puis la maison est fraîche. Vous retrouverez cette affiche, qui figure dans de nombreux appartements ici, à juste titre, pour son graphisme impeccable et la douceur de ses couleurs, il fait bon à l'ombre des oliviers, quand on regarde le couchant sur le Dôme du Rocher. Il s'agit aussi, comme tu t'en doutes, d'un manifeste : l'affiche fut dessinée par un certain Franz Kraus, en 1936, il s'agissait alors d'une image de propagande sioniste, destinée à attirer les nouveaux immigrants – aujourd'hui le même dessin s'oppose à d'autres mythes sionistes, plus récents, qui veulent que la Palestine n'ait jamais existé, qu'elle ne fût jamais peuplée, qu'elle n'ait été qu'un désert aride et stérile. L'image a été exhumée et réimprimée en 1995 par un artiste israélien, David Tartakover, proche de Peace Now et des refuzniks de Yesh Gvul, deux groupes qui s'opposent avec plus ou moins de détermination à la politique d'Israël - le Yesh Gvul aimerait bien que la paix arrive maintenant, tandis que La Paix Maintenant l'imagine parfois un peu plus tard ; c'est ce que pensent quelques Israéliens que j'ai rencontré, ainsi que la mère du petit narrateur de My First Sony, que je n'ai pas rencontrée mais je l'aimerais bien, parce qu'elle a l'air très belle.
    76654389.2.jpgL'art palestinien ne bénéficie pas de l'héritage de Kraus, mais il se réveille – des amis viennent d'ouvrir une galerie à Ramallah, à deux pas de chez moi, je t'enverrai des photos de la prochaine expo, si je la vois avant l'été – l'espace est prometteur et ils ne manquent pas d'énergie, c'est plutôt les finances qui coincent, comme d'hab'. Ils ont tous un boulot à côté bien sûr, il y a de nombreux graphistes, dont l'auteur de cette affiche-ci, j'aime bien la tension du corps et la torsion du tank, tout droit dérivé de l'animation japonaise. Comme quoi il y a aussi, dans ce bas monde, des graphistes et des photoshopeurs qui ont vraiment quelque chose à dire.

    Moi je me suis battu avec Word, ce matin, un combat épique, presque mortel. A chaque fois c'est pareil, quand je fais de la mise en page, je me dis que je vais changer de programme, trouver un truc plus simple, plus souple, et je finis par rester coincé avec ce machin développé par on ne sait quels ingénieurs machiavéliques et tordus au possible, qui ont conçu des menus exprès pour qu'on s'y perde, et des commandes qui défient toute logique. Je me demande si ce machin a vraiment été créé par des humains, parce que c'est parfois tellement loin de la pensée humaine qu'il y a dû y avoir là une intervention extérieure, et Bill Gates serait d'un autre monde que ça ne me surprendrait pas plus que ça, il y a quelque chose de pas net du tout dans ce visage-là, la peau comme posée sur autre chose, et le col toujours fermé, hein, pour cacher quoi ? et les cheveux, tu ne vas pas me dire que ces cheveux-là te semblent honnêtes. L'amical salut à toute la Désirade, et ahlan wa sahlan en Palestine…

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    A La Désirade, ce vendred’hui, soir.

    Cher,
    La Thrombose, qui est essentiellement une manifestation de la trombe lente dans les vaisseaux sanguins, se soigne de deux façons : soit à la manière physiocrate, par auto-élévation dans la gouttière de Bonnet, qui a fait ses preuves à ce qu’on dit, sans que j’aie jamais pu le vérifier, soit par la méthode plus récente de la double capture, déduite des recherches que tu connais évidemment de Gilles Duchêne, par ses écrits posthumes.
    J’hésite à te l’avouer, dans la mesure où ces phénomènes restent suspects aux yeux des derniers adeptes de la secte cartésienne à surgeons positivistes primaires, très influente encore dans l’aire dominée par le zombie à pullover que tu cites, mais je te le dis tout de même pour égayer ta soirée : que notre chauffage est reparti ce soir alors que, renonçant décidément à la gouttière de Bonnet, je me lançai dans l’application simple de la double capture. Or la température, entre temps, est devenue quasi estivale ici aussi. Ainsi le processus de la double capture se manifeste-il dans un a-parallélisme prometteur, conforme aux modèles d’un Rémy Chauvin, tout en avérant les intuitions de notre ami Duchêne, dont la septième réincarnation se shoote toujours au carotène.
    Les deux préférés de mes lapins de compagnie se prénomment Gilles et Henri, en hommage à l’auteur de Mille panneaux et au philosophe Bergfather, dont tu connais les variations sur le thème de la multiplicité. Mes dernières thromboses ont guéri à les écouter ruminer de concert, mais cette fois la panne de notre chaudière m’a distrait, et c’est pourquoi mon sang m’a fait des tours.
    littérature,voyage
    Tout cela est anecdotique : revenons au sujet de la juste vitesse, critère essentiel de l’équilibre créateur selon Gilles Duchêne. A propos, as-tu vu le grand manteau de Gilles Duchêne ? A mon avis tout est là. La vraie vitesse est dans la lenteur souple de l’écriture, qui n’est pas molle comme le mohair ou le cachemire mais douce et ferme comme les pèlerines de conspirateurs anglais, les silences chuintés de Charlie Mingus ou les intervalles de lumière noire de Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Tout cela relevant de l’approximation…

    Naturellement, cher Pascal, notre chambre d’amis vous attend, et les outils. De fait, les aménagements de La Désirade bénéficient de toutes nos invitations gracieuses. Le béton gâché est l’occasion de fusées poétiques. Les murs montés, les arches jetées, les appentis, les ajouts au labyrinthe de madrier brut, et la cueillette pour ces dames, font de ce lieu une nouvelle abbaye de Thélème dont nos hôtes sortent harassés mais heureux, une arche industrieuse et non moins affectueuse où François Bon se démène parfois à la Stratocaster. A part quoi ma jambe gauche souffre toujours de toucher terre, et je sais pourquoi: question de vraie vitesse une fois encore. Là-bas, au désert, loin du Paris-Dakar, vous connaissez, vous prenez le temps, au sens propre, le délire vous est encore naturel : « cette Rolls-Royce qui coule doucement dans les eaux grises »…
    Images : Visit Palestine, Franz Kraus (1936) ; Birzeit Right to Education Campaign, Zan Studio. Schémas orthopédiques ingénieux. 3) La gouttière de Bonnet. G. D. au miroir. Gravure de Rembrandt.

  • Retour à la case réel

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    Lettres par-dessus les murs (21)

    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.

    Cher JLs,

    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    65609375.jpgJe ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.

    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...

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    A La Désirade, ce 16 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.
    C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond. 1049179951.jpgEt lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One. Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ? Te voilà d'ailleurs donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.
    La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.
    2003102896.JPGC’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées. Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content. Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :
    - Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?
    Alors moi très tête en l'air :
    - Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.
    Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.
    Je m’attendais à un éventuel rire complice : pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?
    Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?
    Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..
    1769723990.JPGMais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flic-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange pureté
    1846862619.JPGUlrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. M600555765.2.JPGaudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudit artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait... 

  • Nobles causes et postures

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    Lettres par-dessus les murs (20)

    Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.

    Cher JLs,

    Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.

    littérature,politique
    Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.

    littérature,politiqueVoici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».
    BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »
    Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.
    Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...

    A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...

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    A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…

    littérature,politique
    Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».
    La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.

    littérature,politiqueOn a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.
    Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :

    «1er ja357758807.jpgnvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.
    Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)

     26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».

    9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».

    22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…

    littérature,politique

    Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…
    L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur... J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…

  • Jérusalem entre les murs

    1765547832.jpgLettres par-dessus les murs (19)

    Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.
    Cher JLK,

    Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.

    voyage,littérature,jérusalem
    Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas. 1579380664.jpgHier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.
    428021096.jpgLe lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.
    Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…

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    Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.
    Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec…

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    A La Désirade, ce 11 avril, nuit.

    Cher Pascal,
    Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».

    voyage,littérature,jérusalemEnsuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
    J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…

    voyage,littérature,jérusalem
    Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
    Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…

    PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?

  • Avec nos animales salutations

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     Lettres par-dessus les murs (18)

    Ramallah, ce jour d’aujourd’hui

    Cher Fellow,

    Notre ami Pascal, très sollicité ces jours par la visite de ses proches, venus de loin, m’a prié de le relayer dans sa correspondance en tâchant, si possible, de rester dans le ton. Qu’est-ce à dire ? Voudrait-il donc que je me borne à répéter ce qui a été dit jusque-là ? Un perroquet n’est-il bon qu’à ça ? Je n’ai pas relevé, mais je n’en pense pas moins, comme je présume que vous non plus n’en pensez pas moins.

    A ce propos, j’ai bien aimé le passage de la lettre de JLK touchant au Bréviaire de la bêtise de l’excellent Alain Roger, qui rappelle cette évidence que, parmi les espèces, seule la bête ne l’est pas. On ne le dit pas assez. Le bipède est d’une telle suffisance qu’il s’imagine le seul à penser alors qu’il ne fait ça, la plupart du temps, surtout en France, qu’avec sa cervelle formatée. Or vous le savez, nous le savons, nous tous qui pensons de façon coenesthésique et point seulement cartésienne, que la réduction du langage au verbe et du verbe au système html nous coupe de bien des mondes et de l’aperception de ces mondes. Je profite, dans la foulée, de réparer l’injustice qu’a constitué l’occultation manifeste  du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, le 13 mars 1908. Je n’étais pas né plus que vous, mais je suis sûr qu’un Ecossais de race (on m’a rapporté que votre qualification de champion et petit-fils de champions n’est autre que Marvel of the Highlands) apprécie les vraies commémorations, à l’opposé de tout ce qui se fait de nos jours, même à Ramallah à ce qu’il paraît.

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    La perception coenesthésique, que Merleau défendait en somme par la bande, revient pour l’homme à penser par la peau autant que par le cerveau, faute de pouvoir penser par les plumes (supériorité nette à cet égard de l’Ara ararauna, votre serviteur) ou par le poil dru (votre si belle robe, et votre si belle moustache à la Frantz-Josef) mon ami), la nageoire ou l’élytre.

    Notre ami Pascal, comme vous le savez, a ce don de poète rare de penser, sinon par les élytres, du moins comme s’il en était pourvu, et c’est ainsi qu’a été conçu Le chien noir et le poisson-lune. Je cite de mémoire en perroquet-passeur : « La mer s’est retirée, un grand chien noir court entre les trous d’eau, un poisson-lune entre les crocs. Le poisson s’est fait piéger par la marée et le voilà, les yeux brûlés par l’air, volant écrasé dans la mâchoire du monstre… Il court vers sa fin, le grand chien noir, le poison des dards du poisson court déjà dans ses veines ».

    Tout cela pour vous conseiller d’éviter le poisson du vendredi, cher ami.

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    A La Désirade, ce même jour.

    Cher Youssou,

    Votre conseil amical me touche, mais je suis vacciné. Il m’est en effet arrivé, il y a quelque temps, de déterrer une carpe japonaise, du genre coï, dont une nageoire pointait d’un tas de détritus jetés non loin de là par nos voisins, pour sentir le froid soudain de ce fluide mortel qu’un fulgurant réflexe m’a évité de sucer.

    Bien m’en a pris, car j’eusse été privé, crevant bêtement, de ce que je vis en ces jours printaniers, que vous avez sans doute connu vous aussi en marge de votre captivité, que nos frères humains appellent l’Amour et qu’un de leurs auteurs a dit justement « l’infini à la portée du scottish ».

    La perception phénoménologique trouve en la matière, cher Youssou qui avez compris qu’il n’y a pas, dans la notion de corporéité, de clivage entre le corps-pour-soi et le corps-pour autrui, un champ d’observation  d’une prodigieuse richesse, dont je vis tous les jours les effets sous le flux d’effluves montés par bouffées de la ferme voisine où Elle crèche. Je veux parler de Blondie, la Goldie retriever la plus craquante du voisinage, que je rejoins au moindre signe de distraction des gens de La Désirade, dont je perçois ces jours l’agacement érotophobe, mais passons : je crois qu’ils lisent ce blog.

    Je sais assez que passera vite cette saison d’amour, mais j’aimerais vous dire, Youssou, j’aimerais vous faire sentir ce que je ressens à fleur de robe et tout partout, j’aimerais vous communiquer, de poil à plume, cette irradiante félicité qui me fait danser autour de Blondie et la humer tout partout, j’aimerais avoir les poétiques vocables qui me permissent (subjonctif typiquement humain) d’évoquer cette tache d’or « qui passe entre les troncs bleus et lisses des longs arbres touffus » puis qui traverse « l’ocre étendue d’une prairie immobile, étalées sous un ciel sans vent ». Bien sûr vous  aurez reconnu  les mots de notre ami Pascal.

    littérature,voyage,animaux,philosophie

    Blondie est ocre et pleine de grâce, comme ce dernier morceau du même scribe que vous connaissez mieux que nous, intitulé Ocre et qui me semble à moi aussi plein de grâce sublimée : « Une piscine asséchée dont la peinture bleue s’écaille / Un peu de vent dans les citronniers / Le soleil décline ; sur la terrasse, les arabesques / de la balustrade s’étirent dans la poussière / Au fond du jardin, deux chaises en fer, une / petite table carrée ; sur le plateau, un poisson en / mosaïque bondit hors de l’eau »…

    Images : le perroquet Youssou par Pascal Janovjak ; le chien Fellow par JLK.

    Pascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève 2007.    

     

  • Merci la vie, merci bien...

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    Lettres par-dessus les murs (17)

    Cher JLs,
    J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.

    voyage,littérature
    Je me rappelle d'un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Albert Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :
    « … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »

    voyage,littérature

    Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.

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    A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.

    Cher Pascal,
    Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.
    Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…
    Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation. Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.
    Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.
    Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo-yo, bitte sehr ! »
    133991546.JPGTu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.
    En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »
    Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.

    744796507.JPGThierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Préface de Nicolas Bouvier. L’Age d’Homme, 708p.

    Images: Photos de Nicolas Bouvier, dessins de Thierry Vernet. Les deux compères à la Topolino.

  • Les femmes d'abord

    littérature,voyage

    Par-dessus les murs (16)
    Ramallah le 7 avril, après-midi.


    Cher JLs,
    Votre dérive dans les rues de Tokyo m'en rappelle une autre, un peu plus à l'Ouest mais asiatique toujours - c'est sans doute en Asie qu'on se perd le mieux, en Inde surtout, vous connaissez le syndrome indien, ce conseiller culturel de je ne sais plus quelle ambassade, qui disparaît et qu'on retrouve plusieurs semaines plus tard, dépenaillé et errant dans les rues de Calcutta ou de Delhi, ou bien Jean-Hugues Anglade qui se dissout complètement, entre Bombay et Goa, dans le Nocturne Indien de Corneau et Tabucchi.
    Nous c'était au Bangladesh, on n'a pas perdu notre identité, juste notre chemin. J'étais parti avec Bruno et Caroline, quelque part du côté des champs de thé de Sylhet. Nous avions loué des vélos, sur les conseils avisés du Lonely Planet.

    littérature,voyage


    La carte des itinéraires était maigrelette, on aurait dû se méfier, mais c'était tellement beau, quel plaisir de filer ainsi au milieu des rizières sur nos vaillantes montures, nous nous sommes enfoncés dans des terres plus sauvages, des douces collines, poursuivis par des papillons aux envergures de corbeaux et des nuées de moustiques, et une heure plus tard, la bouteille d'eau que nous nous partagions était vide. Alors on s'est dit comme ça qu'on pourrait rentrer, ça avait l'air simple sur le plan, mais il est des lieux réfractaires à la cartographie, des trous noirs qui absorbent les imprudents, où l'espace se dilate, et le temps plus encore. Le chemin se resserra en piste, pas cyclable pour un sou, les fessiers brûlaient, les serpents sifflaient sur nos têtes, on nageait plus qu'on ne pédalait, dans le chaud et l'humide. Au détour d'un chemin, deux heures plus tard, un adolescent, qui portait un fagot. Etrange et superbe rencontre.

    1557904133.JPGC'est par là, dit-il, c'est tout droit. C'est sûr ? Tout droit, pas plus compliqué, pas à droite et à gauche ou à gauche ensuite après le feu ? Juste tout droit ? Oui oui tout droit. Bien sûr, après le premier virage nous attendait une bifurcation et un choix périlleux, et bien sûr nous faisions le mauvais. Etrange contrée vraiment, on avait l'impression d'être absolument seuls, mais toutes les heures, au détour d'un buisson surgissait un Bangladais, aussi à l'aise dans la jungle que vous à la Désirade. Ils se ressemblaient tous, ces Bangladais (ou alors c'étaient les mêmes qui se remettaient exprès sur le chemin), et ils nous perdaient du mieux qu'ils pouvaient, ils y mettaient du coeur et de l'effort, vraiment, sérieux et appliqués, et nous suants, à moitié morts de soif et de fatigue, d'implorer la route juste, le chemin vrai pour sortir enfin de cet enfer, et eux de se plier en quatre pour nous égarer davantage. Vraiment l'idée leur plaisait, contrairement à vos Japonais. Ils se mettaient à plusieurs parfois, ils n'étaient pas toujours d'accord sur le meilleur piège à nous tendre, leurs dissensions nous rassuraient, l'un d'eux au moins avait raison. Mais le plus souvent ils étaient unanimes à tendre leurs bras pour nous précipiter plus avant dans l'inconnu et les fièvres. Mes compagnons me faisaient peur désormais, ils étaient clairement en train de subir une inquiétante métamorphose, blancs comme des spectres, avec des plaques rouge homard sur le visage, et déjà à moitiés liquides. Je fis comme si de rien n'était, je ne savais pas comment ces créatures pouvaient réagir, et puis il allait faire faim, bientôt, des alliances allaient se nouer pour la survie, il fallait rester sur ses gardes.
    Je me rappelle d'une ferme, surgie au milieu de nulle part, l'unique demeure à mille milles à la ronde. L'eau du puits nous a sauvé, elle n'était absolument pas conforme aux normes de potabilité occidentales, elle devait grouiller de vermine et de bactéries et d'hépatites latentes, mais elle nous a sauvé, je crois, et nos bienfaiteurs d'agiter longtemps les mains, soulagés sûrement de voir repartir ces trois extraterrestres albinos et cramoisis sur leurs machines volantes.

    Une vingtaine de prières plus tard, et un testament virtuel mille fois amendé, nous avons aperçu une maison, dans la lumière du couchant, non, deux maisons, trois, et sous le porche de l'une d'elles on vendait des boissons gazeuses. Alors nous avons compris que la ville n'était pas loin, qui dit boissons gazeuses dit civilisation, eau potable, douche froide, matelas, ventilateurs.


    A Dhaka, sous la clim et un gin tonic à la main, j'ai fait la connaissance d'une autre Caroline, Riegel de son nom. Un poil plus expérimentée elle faisait de plus longues virées, elle arrivait tout droit du lac Baïkal, elle allait rejoindre Bangkok. Une balade... Dans ses yeux se retrouvaient tous les sourires aperçus sur le bord des routes... Elle vient de m'écrire pour m'annoncer la sortie de son livre, les amateurs de bicyclette et d'Asie le trouveront sur http://www.baikal-bangkok.org/fr/

    Nous retournons au Bangladesh dans un mois exactement. Revoir nos amis, Bruno et les autres, je vous raconterai... Si nous n'y laissons pas nos os, nous viendrons ensuite à la Desirade. Si vous m'envoyez les coordonnées GPS par retour du courrier.

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    A La Désirade, ce lundi 7 janvier, soir
    Caro Pascal,
    J’aime énormément vos récits de complots bengalis, de bouteilles vides et de serpents qui sifflent sur vos têtes. Votre façon d’écrire « et puis il allait faire faim » me rappelle cette phrase sublime d’une carte postale envoyée du Tessin par Charles-Albert Cingria à je ne sais plus qui : « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin », et je savoure vos histoires de Caroline. Un homme qui a des histoires de Caroline à raconter ne peut pas être tout à fait mauvais. Je vais tâcher de retrouver celle que j’avais commise il y a bien des années de cela dans ma vie de péché. En attendant, vos femmes voyageuses m’en ont rappelé deux autres, Lieve et Lina.
    1220267687.jpgJe n’ai fait qu’une balade en compagnie de Lieve Joris, mais alors mémorable, dans nos préalpes voisines, d’abord au col de Jaman d’où l’on découvre l’immense conque bleue du Léman. 283016233.jpgNous parcourions des pierriers à chamois et vipères sur les vires desquels elle me raconta sa visite à V.S. Naipaul à Trinidad de Tobago, à l’occasion d’une réunion de famille homérique… puis à la terrasse vertigineuse de l’hôtel de Sonloup où, durant le repas, son ami chef de guerre en opération aux frontières du Kivu l’appela au moyen de son portable satellitaire pour nous faire entendre le crépitement des armes automatique, avec ce léger décalage qui rend la guerre encore plus surréaliste que d’ordinaire.

    De la guerre, il était d’ailleurs beaucoup question dans La danse du léopard que venait de publier cette femme si courageuse et intéressante, comme l’est aussi une Anne Nivat dont je lis ces jours le récit des tribulations à Bagdad. Mais pour l’instant c’est de la plus pacifique des femmes que j’aimerais vous parler, notre Lina qui fit juste saliver un cannibale dans sa paisible existence d’institutrice…
    Si vous ne connaissez pas Lina Bögli, il vous reste encore quelque chose à découvrir en ce bas monde : ses lettres de voyage représentent en effet l’un des classiques de la littérature nomade, aussi délicieuse que le journal du berger érudit Thomas Platter, intitulé Ma vie. Mais qui est Lina Bögli ?
    1222486885.jpgC’est une irrésistible godiche qui écrivait, en février 1897, de passage aux îles Samoa: « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. »
    Lorsqu’elle note cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli a déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec la longue pause d’un séjour à Sydney. L’idée un peu folle de faire le tour du monde en dix ans lui est venue en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet signifiait pour elle une échappatoire au vide de l’existence d’une femme seule. « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. »

    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laisse cependant filtrer,
    de loin en loin, un persistant mal du pays. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain ». Ses jugements sont parfois expéditifs, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », ni de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, note-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ».
    1773353324.JPGDans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses de Samoa ou d’Hawaï, elle exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».
    Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit.
    À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « paradis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans on petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen,dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain.
    1626977995.JPG«L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, Lina Bögli achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»

    Pardon, cher Pascal, d'avoir été un peu longuet avec cette impayable Lina, mais elle vaut en somme son pesant de kilobytes. J'avais rédigé le premier jet de ces notes dans un cybercafé de Toronto. Le clavier dont je disposais alors était dépourvu d'accents. Vous aurez remarqué que je les ai rétablis.  Ainsi constate-t-on que tout est perfectible sous la douce férule de l'instite... 

    412585483.JPGImages: paysage du Bangladesh, par Pascal Janovjak. Au Col de Jaman. Lina Bögli. Dessins et peintures de Thierry Vernet. Aquarelle de Frédérique Kirsch-Noir. Femme-papillon par X.

  • Nos drôles de machines

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    Lettres par-dessus les murs (14)

    Ramallah le 2 avril 2008, nuit.

    Salam aleikum,

    Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.
    1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.
    La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...
    http://www.firstsounds.org/sounds/1860-Scott-Au-Clair-de-la-Lune.mp3

    Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.

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    A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.

    Cher Pascal,
    Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.
    L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.
    L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.
    1570714477.jpgJe ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…

    Documents : gravure anonyme parue dans Camille Flammarion, L'Atmosphère: Météorologie Populaire, Paris, 1888. Protototypes du phonautographe et du mnémoscaphe.

  • Ressources de l'imagination

     

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    Lettres par-dessus les murs (13)

    Ramallah, ce mardi 1er avril, matin.

    Cher JLK,

    « Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu'il ne suffit pas, pour un écrivain, d'avoir des choses à dire : encore faut-il qu'il en ait à raconter. ».

    Merci à vous et à Gripari pour cette phrase… On pourrait ajouter que pour avoir des choses à raconter, il faut parfois en vivre, je n'ai compris cette évidence que très tard, j'ai longtemps cru, aveuglément, à la toute-puissance de l'imagination – que les obscurs recoins de nos cervelles contenaient des mondes, à la manière des vieux greniers.

    littérature,voyageC'est peut-être vrai pour les écrivains qui ont roulé leur bosse, ça l'est moins pour les jeunes scribouillards, qui feraient mieux d'aller voir la lumière du jour plus souvent. Ils ont parfois de la chance, le hasard fait parfois irruption dans leur inquiète retraite, à la manière de ce sac à main que la vie a déposé, une nuit, dans notre jardin, par le truchement de quelque voleur de poule qui cherchait un coin isolé pour explorer son butin. C'est toujours assez glauque, un sac à main éventré dans les herbes hautes. C'est un peu comme découvrir un cadavre (toute proportion gardée bien sûr, je ne tiens pas à vérifier la validité de ma comparaison, je me contente volontiers du sac à main). Il y a là toute une intimité profanée, les reliefs d'une existence, le souvenir d'un instant qu'on imagine violent, d'autant plus violent que la délinquance est rare. La victime n'a pas vingt-cinq ans, son visage sourit encore, sur la carte d'identité abandonnée dans les herbes hautes. C'est important, une carte d'identité, sans elle il est impossible de circuler. Elle est délivrée par Israël, via l'Autorité Palestinienne, et les procédures de renouvellement sont longues et compliquées.

    littérature,voyage
    Je vide le sac à main sur la table de la cuisine. Excepté un ou deux perce-oreilles (forficula auricularia) qui s'échappent en frétillant des pinces, il contient : - un paquet de mouchoir - un foulard - un lourd flacon vaporisateur « Soul », qui contient un fond de parfum trop fort - une serviette hygiénique - deux petites peluches, un chien porte-clés aux oreilles jaunes, et un lapin à ressort - une feuille de papier quadrillé, pliée en quatre, vierge, - un carnet. Je l'ouvre. Ce n'est pas un carnet d'adresse, c'est un journal intime. Ecrit en arabe, heureusement, il gardera ses secrets. Une phrase en anglais, tout de même, maladroitement tracée sous un cœur percé de sa flèche, I love you for ever ever ever. C'est vrai que c'est intime, un sac à main… Je me rappelle le journal que je tenais adolescent, si quelqu'un avait pu jeter les yeux dessus je l'aurais tué. Je refuse donc d'aller porter le sac à la police, comme on me le conseille, ces gens-là sont plus voyeurs que des écrivains. Si tous les adolescents du monde se ressemblent, alors il y a aussi, dans ce journal, le prénom de celui qu'elle aime for ever ever ever, et l'oiselle pourrait passer un sale quart d'heure. Derrière la carte d'identité se trouve une carte de stagiaire du Ministère du Travail, je m'y rends donc ce matin, après un week-end et un jour de grève. On me fait fête, on m'installe dans un bureau vide, on m'apporte du café, un cendrier. La fille ne travaille plus ici, on passe des coups de fil, je contemple le pot de fleurs artificielles posé sur le bureau. Dans le couloir passent et repassent des types, ils semblent n'avoir pas grand-chose à faire, dans ce ministère du Travail… L'anglophone de service vient me causer, il m'explique que la prochaine fois, le plus simple est de se rendre à la station de taxis collectifs qui desservent le village de la demoiselle, on la reconnaîtra à coup sûr, on lui rendra son sac. Pas con (c'est d'ailleurs à une station semblable que ma compagne a récupéré mon téléphone portable égaré dans une voiture, le conducteur l'avait appelée). Pas con mais reste l'intimité du journal intime, que j'ai glissé dans ma poche, et dont je ne parle pas. On parle d'autre chose, du Koweit et de je ne sais quoi, et puis on vient nous dire qu'on a réussi à joindre la fille, elle est en chemin. Un autre café plus tard la voilà qui déboule, tout sourire, avec son père, tout sourire aussi. Tant pis pour l'argent que contenait le sac, volé sur le comptoir d'un magasin – l'important c'est la carte d'identité, satanée hawiyye, la voilà enfin. La fille range la carte dans son sac, mais le journal intime elle le garde à la main, sur son cœur. En rentrant chez moi, en traversant la ville, les gens m'applaudissent et jettent des pétales de roses sur mon chemin. Je vous salue, cher ami.

      

    A La Désirade, ce mardi 1er avril 2008, soir.

    Cher Pascal,

    L’imagination, ce sera de raconter la vie de cette fille et le contenu de son journal intime en vous rappelant le geste qu’elle a eu de le retenir sur son cœur. Mais l’imagination, ce pourrait aussi de lui inventer de toute pièce le destin de la femme-orange, vous savez, la femme qu’on pèle, la femme réellement femme et qu’il faut peler pour l’aimer, et qui pelée, le matin, quand vous la retrouvez dans votre lit, s’est misérablement ratatinée et vous supplie de la boire avant qu’elle ne meure tout à fait…

    littérature,voyageC’est l’une des nouvelles à dormir debout qu’a publiées récemment l’auteur belge Bernard Quiriny, sous le titre de Contes carnivores préfacées par Enrique Vila-Matas qui tient l’auteur en grande estime. Ou vous pourriez prêtez à votre jeune fille la destinée de la servante de Son Excellence, l’évêque d’Argentine à deux corps. Je dis bien : à deux corps, mais gratifié d’une seule âme par le Seigneur. D’où complications pour l’intéressé, comme il aurait pu en aller aussi de votre jeune fille amoureuse for ever ever ever d’on ne sait toujours pas qui. Vous avez préservé son secret, tandis que j’ai violé celui de mes squatters.

    Je m’explique : l’année de votre naissance, en 1975, menant une vie de musard à vadrouilles, j’avais confié, à un compère de passage, la clef de ma trappe d’artiste pleine de bouquins, aux Escaliers du Marché lausannois de bohème mémoire, qui laissa s’y installer quelque temps d’autres migrateurs moins délicats que lui. En peu de temps, ma thurne fut transformée en souk puis en foutoir immonde, que je trouvai toute porte béante lorsque j’eu le mauvais goût de m’y repointer sans crier gare. Du moins, avant de lever le camp, mes bordéliques hôtes inconnus avaient-ils oublié un journal de bord substantiel, dans lequel se déployait, sous diverses plumes, la chronique déambulatoire de couples et autres groupes à transformations, passant d’une communauté d’Ardèche à une ruine du Larzac, via Goa et l’île de Wight, un refuge de Haute Savoie et les quais de la Seine.

    littérature,voyagePassionnant ? Absolument pas : misérable. Sans trace de joie de vivre (sauf au début et ensuite par sursauts) ni de fantaisie imaginative : un tissu de considérations pseudo-philosophiques et de dialogues de sourds (car les rédacteurs de ce journal se parlaient par ce truchement), avec quelque chose de pathétique dans le vide de l’observation et du sentiment. Je me dis alors qu’il y avait là la matière d’un roman d’une forme originale, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me sentirais la capacité, je veux dire : l’imagination, de m’y colleter.

    littérature,voyageL’imagination d’un conteur à la Gripari, comme celle de l’auteur des Contes carnivores, ou celle de Cortazar dont on vient de ressortir les nouvelles en Quarto, semblent ressortir à l’invention pure. On se rappelle aussi Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, cette merveille étrange. Pourtant vous avez raison de penser que ces histoires apparemment extraordinaires procèdent elles aussi d’une expérience et d’un savoir d’acquisition. Gripari a évoqué, dans Pierrot la lune, sa vie personnelle où l’imagination ne semble jouer aucun rôle, au contraire de ses merveilleux contes pour enfants ou de ses nouvelles plus ou moins fantastiques. A y regarder de plus près, on constate qu’il en va tout autrement. A contrario, certains univers qui semblent découler de prodiges d’imagination, notamment dans la science fiction, se réduisent souvent à des clichés répétitifs et autres gadgets mécaniques. Votre sac est une auberge espagnole : vous y trouverez ce que vous y fourrerez.

    littérature,voyagePour ma part, je vous laisse ce pardessus oublié par mes squatters avec leur journal. Jetez-le sur les épaules de votre imagination....

  • Être là, voir et entendre

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    Lettres par-dessus les murs (12)

    Ramallah, le 30 mars 2008. 11h.


    Cher JLK,

    C'est vrai, c'est le détail qui fait l'émotion, qui peut provoquer l'empathie. Le petit fait vrai, insignifiant, dont Barthes montre que c'est lui qui crée « l'effet de réel » (et donc le mensonge littéraire). Les politiques pourtant devraient se tenir au-dessus du détail, dans leurs décisions, leur jugement devrait être guidé par l'objectivité des chiffres, non par l'émotion ou la sympathie intuitive... enfin, je crois… c'est pour ça que j'ai du mal à accepter l'inutilité des rapports qui s'accumulent ici. Mais chacun son boulot, Dieu merci nous ne sommes pas des hommes politiques, et nous pouvons nous laisser émouvoir par le détail de la vie, et essayer de le transmettre.
    Il fait chaud. Une silhouette s'avance, elle vient de franchir une brèche du mur. La femme porte une robe noire, un foulard, et un enfant dans les bras. Elle s'avance vers la jeep. Elle veut aller à l'hôpital, l'enfant est malade. Le soldat refuse. Il lui dit de retourner d'où elle vient.
    littérature,voyage,politiqueCe n'est pas juste une image, c'est une réalité, je l'aie vue de mes yeux. Une association israélienne organisait des visites de Jérusalem et de ses alentours, les maisons détruites et les colonies en construction, tous les méfaits de l'Occupation. Notre bus avait suivi le mur, sur une centaine de mètres, jusqu'à une brèche. Une brèche comme il y en a des dizaines, mais impraticable, ce jour-là, parce qu'une jeep la surveillait. Le bus s'arrête, et c'est là que nous avons vu le petit spectacle, comme mis en scène exprès pour nous, cette femme qui s'avance, sa robe poussiéreuse, elle a dû marcher longtemps, elle a dû escalader les blocs de béton, elle porte son enfant, le soldat refuse de la laisser passer. J'avais l'impression de voir un cliché, une actrice sortie d'un mauvais documentaire de propagande. Je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a rien de plus universel que la souffrance d'une mère luttant pour soigner son enfant… et pourtant ça ne marche pas, l'image ne m'émeut pas, pas immédiatement – malgré ses détails, la poussière, son visage fatigué, l'image se surimpose à d'autres images identiques, elle perd de son sens, de sa réalité. La scène a été vue trop souvent, trop souvent décrite, elle est usée.
    littérature,voyage,politiqueEt alors je comprends ce qui ne marche pas, dans cette image, le détail qui cloche : c'est le foulard. Non pas parce qu'il fait de cette femme une musulmane, ce qui en ces temps d'islamophobie ne constitue pas le meilleur passeport, mais parce qu'il fait d'elle une Palestinienne. Elle n'est plus la femme, la mère : elle est la Palestinienne, et ça ne veut plus rien dire parce qu'on l'a vue trop souvent, ça va, on connaît ça, la pauvre Palestinienne avec son gamin, devant la jeep, sur fond de béton. C'est le syndrome du bambin africain avec son ventre gonflé.
    Pour redire l'humain, il faut parfois gommer des détails, nier l'étrangeté, le particularisme. Il faudrait arrêter le temps, figer les acteurs. S'approcher de la femme, enlever ce foulard, doucement, faire glisser ses longs cheveux noirs sur le visage fiévreux de l'enfant. Tourner la scène une seconde fois. Je ne suis pas journaliste, je peux donc raconter d'autres histoires, autour, avant, après, changer de point de vue, reconstruire le réel. Pourtant c'est ça qui s'est passé, juste ça et pas autre chose : elle, son enfant dans ses bras, le soldat. Ca devrait suffire mais ça ne suffit pas.
    littérature,voyage,politiqueElle réussit à s'approcher de notre bus, elle est prête à tout, elle nous interpelle, elle veut aller à l'hôpital. Vous imaginez combien on peut être à l'aise, assis derrière la vitre d'un bus climatisé, avec une femme en contrebas, qui vous supplie de l'aider. Notre guide sort du bus, il est israélien, il parlemente avec le soldat, il désigne la femme, il désigne le mur, il désigne l'enfant, il s'énerve. Le soldat se retient, gêné sans doute par nos regards, mais il ne cède pas.
    Et le guide baisse les bras, remonte dans le bus, et le bus repart, et derrière nous, dans la poussière, la femme nous regarde, avec son enfant, et le soldat la cache à ma vue. Le guide nous dira qu'il n'a rien pu faire, que lui-même courait trop de risques, à s'opposer au soldat. Il doit protéger sa liberté, sa fonction, le peu de pouvoir qu'il a. Son rôle, malheureusement, doit se limiter à nous faire voir. Le mien se limite ici à décrire, à reconstruire, à essayer de transmettre. Mais il doit bien y avoir des gens, quelque part, dans des ministères, dans des gouvernements, dans des parlements, dont le rôle serait d'agir ?

    littérature,voyage,politique


    A La Désirade, ce 30 mars. 17h.

    Cher Pascal,

    Je vous lis tout en écoutant mon ami Rafik Ben Salah au micro de Charles Sigel, dans l’émission Comme il vous plaira que j’estime l’une des plus intéressantes de la radio romande, à l’enseigne d’Espace 2. Rafik est en train de lire une page de Ramuz, tirée du Passage du poète. Puis la voix de Ramuz lui-même se superpose à la sienne, et je trouve ça très beau. Vous le savez peut-être : Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…

    littérature,voyage,politique
    Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.
    Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier.
    Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter.
    littérature,voyage,politique
    Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable.

    « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre, bientôt dans le cadre de toute une action qui se déroulera sur la chaîne Espace 2, dès le 7 avril prochain, sur le thème de l’intégration. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler, cher Pascal. Ce qu’attendant, prenez bien soin de vous et de votre douce amie, et saluez Youssou le perroquet.


    Illustration : Pablo Picasso, Mère et enfant (1902); Rafik Ben Salah

  • Le détail de nos vies


    Lettres par-dessus les murs (11)

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    Ramallah, le 27 mars 2008

    Cher JLK,
    J'ai ri à la lecture de vos inquiétudes communes sur le destin de l'Italie, avec le Gentiluomo et la Professorella, « en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone ». Nous aussi nous nous sommes inquiétés de tant de choses, hier soir, devant quelques verres d'arak, du hoummos, du mutabal et une belle assiette de tabouleh. Heureusement que nous ne sommes qu'humains, et que notre capacité au souci est limitée… imaginez le monde tel qu'il serait sinon, de longs cortèges de spectres errants, qui ne boivent pas et qui ne mangent pas, graves et muets, qui déambuleraient, tristes et courbés, se grattant le menton, hantés par le sort des fourmis d'Amazonie…
    Mouna, ma voisine de table, me disait hier qu'elle aussi pouvait oublier la situation, depuis qu'elle travaillait à Ramallah. Avant c'était plus dur, elle se rendait tous les matins à Jérusalem, elle ne supportait pas les files d'attente et les humiliations. Jérusalem n'est qu'à 15 km de Ramallah, mais l'espace ici se déploie différemment… On peut mesurer les distances en semaines de bateau, en heures d'avions, en kilomètres au compteur ou en nombre de pleins, ici on compte en nombre de checkpoints. On pourrait compter en cigarettes aussi : un ami palestinien, ancien résident à Jérusalem, me racontait (avec les exagérations qui sont le propre des bonnes histoires) qu'avant il allumait sa clope du matin en montant dans le taxi, et qu'il l'écrasait en arrivant devant son bureau, à Ramallah. Aujourd'hui, dit-il, le paquet tout entier y passe. Il a donc décidé d'arrêter de fumer, l'Occupation a du bon, tu vois. Il a arrêté de fumer, et puis il a déménagé à Ramallah. Et Mouna, pour la même raison, a quitté son travail à Jérusalem, et c'est ainsi que la Palestine se morcelle chaque jour davantage, qu'elle se divise en îlots, en enclaves, en prisons.
    Comme ailleurs dans le pays, l'espace qui sépare Ramallah de Jérusalem est devenu incertain, mouvant. Un cauchemar de géomètre, impossible à appréhender autrement que par l'expérience quotidienne, et celle-ci sera différente chaque jour, et Jérusalem ressemble de plus en plus à la Jérusalem Céleste, si loin si proche, une abstraction flottante. Regardez cette carte des Nations-Unies : la situation est illisible, la cartographie est devenue impuissante à décrire le terrain. Elle arrive tout juste à donner une idée de la confusion.
    C'est en feuilletant un rapport des Nations-Unies, il y a trois ans, que j'ai commencé à comprendre l'ampleur du désastre : tout y figure, tout y est répertorié. Le nombre d'accouchements dans les files d'attente, le nombre de personnes décédées dans des ambulances bloquées, tout, daté, documenté, avec le beau logo des Nations Unies à chaque page, je t'assure que c'est sympa à lire, le soir. Des kilos de rapports, des tonnes de chiffres, estampillés ONU, CICR, sans parler d'autres organisations moins (re)connues, telle B'Tselem, centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés - son dernier rapport donne 885 mineurs palestiniens tués par les forces de sécurité israéliennes depuis 2000. Il y a tout, par zone, par tranches d'âge. L'ampleur du désastre n'est pas la monstruosité de ces chiffres, bien sûr, mais leur inutilité absolue. On pourrait empiler les rapports jusqu'à la Jérusalem Céleste que ça ne changerait rien. 885 enfants tués, 885 familles en deuil. 885 histoires à raconter, 885 tragédies à écrire, à mettre en scène. Une bonne suffirait, peut-être ? On en a écrit des centaines déjà.
    Mouna, ma voisine de table, a vécu en exil jusqu'à il y a dix ans, dans des pays prospères, tranquilles. C'est tout de même ici qu'elle se sent le mieux, c'est le pays de ses parents, de sa famille. Et puis malgré ce qui est arrivé à ses enfants, elle se surprend souvent à oublier la situation. Je ne lui demande pas ce qui leur est arrivé, ils sont bien vivants, eux, ils étudient à Londres, alors nous parlons de Londres, et je me ressers une plâtrée de hoummos. C'est un véritable péché, le hoummos, si vous ne connaissez pas je vous en ramènerai.

    (Entre nous : tu auras compris que je ne suis pas un enragé. Mais parfois c'est plus fort que moi, et la littérature c'est aussi ça : écrire ce qui est plus fort que soi... J'essayerai de me retenir, notre correspondance m'est chère, quand elle parle d'autre chose, mais parfois c'est tellement à gerber, je te jure…)

    Marina di Carrara, le 27 mars, soir.

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    Caro Pascal,
    Pourquoi vous retiendriez-vous ? Ces lettres n’auront de sens que si nous nous parlons en toute sincérité, au fil de ce que nous vivons l’un et l’autre. Je ne raconterai pas ici, discrétion oblige, l’enfance et l’adolescence de la Professorella, qui relève des désastres de la guerre, ni non plus les récits que nous fait le Gentiluomo de quarante ans de fréquentation de la créature humaine, au titre de défenseur des braves et des moins braves gens. Je ne vais pas non plus vous faire l’injure de prétendre que tous les malheurs se valent « l’un dans l’autre ». Certains Suisses, qui ont coupé à la guerre, ont parfois prétendu que ne pas subir la guerre était encore pire qu’en souffrir, sous prétexte qu’imaginer le malheur est aussi difficile que de l’endurer. Je n’invente rien.

    52672160.jpgLe grand Ramuz l’écrit pendant la guerre 14-18. Alors que le pauvre Cendrars, engagé volontaire, saigne sur un brancard avant de se faire amputer et de vivre des jours hallucinants dans la chambre d’un jeune soldat qui crèvera de façon atroce, littéralement achevé par un officier chirurgien (c’est raconté dans J’ai saigné), Ramuz écrit comme ça que certes, c’est bien affreux de penser que des milliers de jeunes Français sont en train de mourir dans les tranchées, mais que de penser cela aussi est une souffrance, au moins aussi douloureux que de le vivre. Eh bien non : ce n’est pas pareil. La pesée des douleurs est une opération tout à fait impossible, mais disons que certaines situations « limites », vécues par nos frères humains, appellent un minimum de réserve de la part des « privilégiés » que nous sommes, étant entendu que cette appellation cache souvent de grandes détresses. Bref, parlons de ce que nous voyons et vivons, de ce qui nous révolte et qui nous enrage ou nous encourage au contraire.
    Ce qui m’intéresse, dans ta dernière lettre, ce sont les détails. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut vraiment en apprendre un peu plus sur une situation, et se sentir un peu plus réellement concerné. Patricia Highsmith, qu’on limite stupidement aux dimensions d’un auteur policier, me disait un jour que seule la réalité l’intéressait. A savoir : les faits réels, souvent insignifiants en apparence, mais qui font que tel va devenir, dans les pires circonstances, un kamikaze, alors que tel autre, son frère, vivra un tout autre destin. Patricia Highsmith pensait que tout crime avait pour origine une humiliation, récusant l’idée que le mal est ancré dans l’homme. Fort de son expérience, notre ami le Gentiluomo pense qu’au contraire certains individus sont criminels par « nature » alors que tel assassin, par exemple par passion, n’a tué que sous l’effet de celle-ci et n’est en rien un vrai criminel. La Professorella en visite d’ailleurs un, à la prison de Pise, qui a tué sa femme adorée et blessé son amant avant de s’égorger lui-meme sans s’achever, et qui poursuit aujourd’hui de sérieuses études en attendant sa libération, vers 2020...
    As-tu jamais eu envie de tuer ? m’a demandé hier soir le Gentiluomo. Je lui ai répondu sans hésiter que oui : qu’il y a quelques années, observant des dealers au parc Mozart de Vienne, j’ai pensé que, sans doute, si l’on m’avait permis de faire un carton sur ces ordures, je l’eusse fait. Ce que je voyais de réel était là : c’étaient ces jeunes filles et ces jeunes garçons réduits à l’état de spectres suppliants par ces salopes. Le détail, c’étaient le tremblement des mains des junkies et l’acier du regard des dealers. J’aurais volontiers tué rien que pour ça.
    A propos de Mai 68 tel que je l’ai réellement vécu, j’ai oublié de vous raconter deux ou trois détails qui enrichissent encore le tableau dans la nuance du ridicule qui m'est cher. Après notre escapade au Quartier latin, inspiré par les provos d’Amsterdam, j’ai en effet fauché une Mobylette que j’ai peinte en noir avec l’intention de la remettre en circulation au titre de l'instauration d'une nouvelle forme de propriété collective. Comme je me suis fait piquer par les flics avant d’accomplir cet acte que je me proposais de répéter ensuite, j’eus à remplacer fissa le véhicule, propriété du fils du rédacteur en chef d’un journal agricole, en m’engageant comme moniteur d’alpinisme rétribué au service de groupes de jeunesse belge qui chantaient le soir, devant les sommets immaculés, un chant nationaliste à la gloire du lion des Flandres…
    A cette époque, cette phrase de Paul Nizan me semblait rendre compte exactement de ce que je ressentais : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel age de la vie ». Aujourd’hui, je dirais les choses autrement.

  • Question de civilisation

     

    littérature,politique,voyage


    Lettres par-dessus les murs (10)

    Ramallah, mardi 25 mars 2008.

    Cher JLK,
    Merci pour la concrète beauté du marbre de Carrare. J'imagine des glaciers, d'immobiles cascades, des parois aveuglantes… Ici aussi on taille la roche, pour l'utiliser ou pour faire place à des immeubles, à des routes. J'ai toujours été impressionné par ce travail pharaonique, presque inhumain, des collines entières qu'on a évidées – quand, comment ? – pour tracer les voies de la civilisation, pour construire la route qui mène, par exemple, de Ramallah à la Mer Morte. Je recopie les mots suivants, griffonnés ce samedi sur mon carnet, quand nous étions coincés sur cette route-là, sous le cagnard, à l'entrée de Jéricho.
    On se rend à un mariage, à l'Intercontinental du coin. Barnabé est français, Maha est palestinienne, il n'y aura là que des gens très bien, de nombreux Occidentaux (qui sont toujours très bien, comme on sait) et des Palestiniens de la haute et un peu moins haute. Mais les soldats du checkpoint n'ont pas l'air de savoir qu'il n'y a ici que des gens bien, coincés dans leurs voitures, sous le cagnard, encravatés et chaussures cirées, ils nous traitent comme des marchands de poules, c'est très vexant. Ce conflit, et c'est sa seule éthique, n'épargne pas les riches...
    littérature,politique,voyageOn arrive au checkpoint, enfin, un beau, bien construit, avec mirador et tout, et qui ne manque pas de personnel, il y a le bidasse du mirador, trois qui discutent en bas, trois autres qui contrôlent les papiers. Ils doivent crever de chaud, sous leurs casques et leurs gilets pare-balles, et le poids du fusil qui leur ronge l'épaule… On nous demande nos papiers, bien sûr, et bien sûr on nous demande notre nationalité, et comme à chaque fois nous répondons en grommelant que cette information figure, elle aussi, sur les passeports qu'ils font semblant de feuilleter, qu'ils tiennent à l'envers. Cela arrive souvent, de se retrouver face à des soldats quasi analphabètes, qui ne parlent qu'hébreu, et parfois russe, ou une quelconque langue éthiopienne, s'ils n'ont pas oublié leur pays d'origine. C'est un droit inaliénable, de ne pas parler anglais, mais ici cette ignorance est un peu dangereuse, quand on tient un fusil. On est plus facilement amené à utiliser d'autres modes de communication, surtout quand on a vingt ans, qu'on est énervé par la chaleur et par la fatigue.
    littérature,politique,voyageOn passe, la route cahote sur trois cents mètres, jusqu'à une pauvre guérite qui tremble dans la chaleur, sur laquelle flotte un drapeau palestinien. Le soldat est armé, lui aussi, mais seul. Il nous demande d'où on vient, garez-vous sur le côté. Je sors de la voiture, empli d'une divine colère, je lui dis que merde, on a attendu une demi-heure chez les autres, là, il va pas nous faire chier lui aussi ! Il me regarde, sérieux comme la mort. Il ignore les passeports que je lui tends. Il me redemande d'où on vient. Je suis suisse, elle italienne. Oh, dit-il en anglais cette fois, pour montrer qu'il en connaît deux mots, des mots prononcés lentement, bien détachés, she is italian… et puis un sourire éclatant s'ouvre dans son visage brun, Welcome to Jericho !

    Je n'ai jamais bien compris la présence de ce checkpoint en carton. Montrer aux touristes, israéliens ou autres, que Jericho est bien en Palestine, peut-être. Ce qui serait idiot, puisqu'on est en Palestine depuis Ramallah, et que ce contrôle-ci ne fait que valider l'autre checkpoint, en donnant l'impression d'une frontière. Réponse symbolique à l'Occupation ? sans doute, mais surtout mimétisme imbécile de l'occupant par l'occupé. Ce qui est sûr c'est qu'il ne fait pas peur, ce checkpoint-là, et que je m'en veux d'avoir manqué de respect à cet homme. Il ne nous demande pas grand-chose, juste d'admettre qu'il est chez lui, et que nous sommes ses invités d'honneur.


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    Marina di Carrara, ce mardi 25 mars. Soir.

    Cher Pascal,
    Inviter semble ici l’honneur de ceux qui nous reçoivent, et c’est en nous laissant faire que nous vivons l’hospitalité radieuse de la Professorella et du Gentiluomo, au milieu de leur sept chats dont l’un a perdu sa queue ainsi qu’un peu d’une patte, sous une voiture, plus la chienne Thea dont la vivacité bondissante avoisine celle de l’otarie, tandis que ses regards redoublent de tendre dévotion.
    littérature,politique,voyageComme le dit et le répète le Gentiluomo, qui incarne à mes yeux l’humaniste sans illusions comme le sont souvent les médecins et les avocats, rien ne va plus en Italie où se répandent outrageusement la corruption et la vulgarité, dans une espèce de mauvais feuilleton dont la télévision relance chaque jour les nouveaux épisodes. Cela étant, rien ne lui fait tant plaisir que je lui dise et lui répète ce que nous aimons des Italiens et de la culture italienne, de la cuisine italienne (dont la Professorella perpétue l’art avec une délicatesse sans faille) et du cinéma italien qui est l’émanation pure et simple de son peuple, ainsi qu’il nous le racontait ce soir en évoquant la façon de sa chère petite mère, au soir de son mariage avec la Professorella, de les accompagner jusqu’à leur maison et jusqu’à leur lit, temporisant à qui mieux mieux avant que sa jeune épouse ne fasse comprendre à sa chère belle-mère que, n’est-ce pas, c’était le moment de céder le pas et la place…
    La vie italienne est une comédie mais au sens profond, me semble-t-il, à savoir toujours un peu combinée à du tragique et du grotesque. L’autre jour, la Professorella nous racontait comment, à un examen universitaire, ses collègues napolitains, impatients de faire réussir leur candidate napolitaine, une vraie cloche mais de brillante et mondaine tournure, la firent passer pour gravement atteinte de cruelle maladie (un cancer et, double infortune, ahimé, au sein gauche tant qu’au sein droit) avant que, devant l’obtuse incorruptibilité de leurs pairs, ils n’eurent recours aux plus hautes autorités académiques et ecclésiastiques pour tenter de faire pression en faveur de la pseudo-moribonde. Ce cinéma n’a son équivalent nulle part, et c’est pourquoi nous aimons l’Italie.
    littérature,politique,voyageLa société italienne est en butte à une évolution de ses pratiques politiques et institutionnelles, au plus haut niveau, qui marque une coupure croissante entre le pays réel et la classe politique, sous l’effet de comportements ressemblant de plus en plus à des modèles de type mafieux – c’est du moins ce qu’un ami de la Professorella, philosophe n’ayant rien d’un prophète de bistrot, nous disait encore hier soir. Or faut-il s’en inquiéter ? Certes, il le faut. Nous nous en en inquiétons donc en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone, tout en nous racontant à n’en plus finir des histoires de nos vies. Nous nous en inquiétons en passant aussi en revue nos dernières lectures ou nos derniers films. Nous n’y pensions plus cet après-midi en nous baladant de ruelles en places, à travers la ville supervivante de Lucca, puis en nous exténuant de bon bruit humain dans une trattoria de là-bas, mais ce soir, à l'instant de m'inquiéter de nouveau de tout ce qui fout le camp, et pas qu'en Italie,  je pense à vous, Pascal, à Ramallah, et à ce simple geste de regretter d’avoir manqué de respect à un homme. C’est comme ça, j’en suis convaincu, que commence la réparation de tout ce foutu pasticcio…

  • Politiquement suspects ?

     

    429168525.jpg1087918061.jpg Par-dessus les murs (9)

    Ramallah, le 20 mars 2008

    Moj velky brat,
    Ach, la politik, cette superbe saloperie. C'est à croire qu'il ne faudrait jamais chercher à appliquer les idées. Elle semblait bonne au départ, vous la plantez en terrain fertile et puis ça pousse n'importe comment, ça devient carnivore, ça rampe et ça vocifère, ça traverse les murs et ça fait éclater les maisons, et à Bratislava le jeune homme n'a plus le droit d'étudier, il a vingt-cinq ans, il quitte son pays et sa famille et se retrouve en Suisse, dans un centre pour demandeurs d'asile, auprès d'une famille d'accueil ensuite, parce qu'à chaque poing dressé répond une main tendue… pour lui c'était les mains d'Albert et de Berit, que je considère aujourd'hui comme mes autres grands-parents.
    Ici aussi, des hommes et des femmes ont voulu bien faire. Construire une communauté et cultiver des oranges, et puis ils ont créé une machine de guerre, et un pays qui vit dans la peur. Un ami m'a écrit, il me dit qu'il aime bien nos lettres, mais que tout de même, c'est sacrément politiquement correct, notre truc. Je pense d'abord qu'il a tort, ce n'est ni correct ni incorrect, parce que ce n'est pas politique. Et puis à y repenser, c'est forcément politique, et pas seulement parce que j'habite à Ramallah. C'est politique parce que la politique est transversale, ni plus ni moins que la littérature, elle est partout, sous nos mots aussi, bien sûr. C'est pour ça qu'elle est si difficile à tenir à distance, parce qu'elle est humaine également, qu'elle procède des mêmes mécanismes qui nous conduisent à construire une maison, à fonder une famille, et que l'homme, à un moment où un autre, ne peut que refuser de tendre la main, parce que ce serait nier jusqu'à son humanité.
    J'arrête.
    Tout ceci n'est pas de mon ressort, velky brat, je suis piètre philosophe, et vous avez traversé des tempêtes dont je ne connais que les noms. J'espère que vous me raconterez, quand nous nous rencontrerons, comment vous avez serré à nouveau la main de Dimitri. Je ne vous tends pas la mienne, tovarichtch, aujourd'hui je me permets l'accolade,
    Pascal

    PS. Le combat ordinaire, de Manu Larcenet, raconte aussi des histoires de mains tendues, entre autres. Je relis le second tome ce matin, jamais une bande dessinée ne m'a autant ému, et pourtant je suis bédéphile en diable... Elle transcende avec talent la mode de l'autobiographie nombriliste, qui sévit depuis quelques années dans le monde des bulles.

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    La Désirade. le 20 mars, 21h.33

    Pan Towarysz,
    Votre ami nous trouve trop politiquement corrects, mais dans quel sens l’entend-il ? Je me le demande, parce que la notion et ce qu’elle exprime ont pas mal évolué depuis la première fronde opposée, aux Etats-Unis, à la political correctness, par exemple sous la plume libérale d’ un Allan Bloom, en 1987, avec L’Ame désarmée stigmatisant le déclin de la culture générale dans l’enseignement américain et le verrouillage des mots d’ordre progressistes. Je me rappelle, pour ma part, avoir écrit des papiers très favorables à ce livre, alors que nos bien-pensants de gauche le taxaient de fascisme. Je n’exagère pas: c’est le terme utilisé par un professeur de l’Université de Lausanne dans un journal de nos régions. Non seulement « réactionnaire », ce qui pouvait passer, mais fasciste.
    Or qu’est-ce qu’être « politiquement correct » en Europe, quarante ans après Mai 68 ? C’est être de gauche pour les gens de droite, ou rester constructif pour les nihilistes et autres cyniques de tous bords. Si la révolte démocratique, le goût de la justice ou la simple générosité relèvent du « politiquement correct », alors vive ça…
    Je me suis éloigné très vite, pour ma part, de la pensée clanique du groupuscule progressiste auquel j’ai adhéré en 1966, parce que très vite diverses choses m’ont dérangé dans nos soirées enfumées: la hargne autoritaire des tenants du dogme, la surveillance mutuelle au nom de ceux-ci et la langue de bois, que je dirais plutôt langue de fer. Je me rappelle le ricanement de notre idéologue en chef me surprenant à lire Charles-Albert Cingria, illico taxé de « fasciste ». Charles-Albert fasciste ? Disons qu’il avait souscrit, autour de ses vingt ans, aux idées de Maurras, mais c’est à peu près là que s’en tient sa « pensée » politique, oubliée ensuite. Mais hélas je pêchais, moi, par « littérarisme ».
    En mai 68, nous avons débarqué, petite troupe estudiantine en procession de 2CV chargées de précieux stocks de plasma sanguin pour « nos camarades des barricades », en pleine Sorbonne nocturne en proie à toutes les agitations fébriles, entre rumeurs (« Les fumiers de flics ont violé une militante du côté de l’Odéon ! » - « J’crois bien que j’ai vu Sartre passer dans la cour ! » et débats à n’en plus finir dans les auditoires, où j’ai découvert que la parole se transmettait à qui détenait le bâton. Des balais faisaient aussi l’affaire. Avais-tu quelque chose d’important à dire ? Tu t’arrangeais pour choper le bâton ou le balai, et c’était parti pour une nouvelle harangue. La nuit entière y a passé...
    Ce qui m’a frappé, dès le lendemain matin, c’est mon incapacité à gober ce qui se disait et se répétait de trottoirs en terrasses: que ça y était, que la Révolution était faite, que plus jamais ce ne serait comme avant.
    Or notre idéologue en chef nous attendait, au retour, avec un sourire de travers, comme à une fin de récréation. Lui non plus ne croyait pas que la révolution fût déjà faite. Du plus sérieux se préparait d’ailleurs, plus ou moins dans le secret, à quelques mois du virage trotskiste de ce qui deviendrait la Ligue marxiste révolutionnaire.
    Autre flash personnel mais datant de 1967 : cette vision du petit gars invité à la télévision pour y présenter la pensée de Marcuse, et le journaliste me demandant si Marcuse pouvait être compris des ouvriers, alors le petit crevé de parler gravement de « Marcuse et des masses… », et moi l’un de ne pas reconnaître moi l’autre. Mais déjà j’avais flairé, en Pologne, la réalité réelle du socialisme appliqué…
    Saloperie que la politique ? Mon père disait plus placidement que « la politique c’est la politique », mais je serais plutôt du parti de ma mère qui, dans sa vieillesse solitaire, envoya une lettre personnelle au ministre en charge des affaires du troisième âge pour l’enguirlander – je garde d’ailleurs précieusement la réponse toute personnelle du Conseiller fédéral Caspar Villiger, nimbée de fumée de cigare démocratique.
    Un jour, Pascal, nous parlerons démocratie à Bratislava. Je te parlerai alors, toi qui pourrait être mon fils, sauf que je me sens ce soir 7 ans autant que 700 ans, de mon ami G.K. Chesterton qui est à mes yeux la générosité incarnée, ne serait-ce que parce que, avec son gros cul, il libérait trois places d’un coup en se levant dans l’autobus; et je te citerai de mémoire deux de ses propositions touchant au principe de la démocratie. D’abord que « ce qui est commun à tous les hommes est plus important que ce qu’ils ont en particulier ». Aussi dit-il (c’est écrit noir sur blanc dans La morale des elfes) que « les choses ordinaires ont plus de valeur que les choses extraordinaires ; bien plus, ce sont elles qui sont extraordinaires ». Ensuite que la vraie démocratie va de pair avec la tradition plus qu'à l'idéologie du progrès. Et ceci pour l’éloge de la politique qui échapperait à l’obsession du pouvoir, à la vengeance ressentimentale de Caliban ou à la démagogie des élites jouant avec le désespoir de Billancourt: « Tout démocrate récuse l’idée qu’un homme soit discrédité par le hasard de sa naissance », écrit encore Chesterton, et moi j'ajoute que ce hasard englobe la génération 68 dont tu aurais des raisons (avec Houellebecq & Co) de contester le discours « politiquement correct ». Chesterton est du parti des fées et donc de la tradition, du vrai peuple qui a une mémoire et une sensibilité forestière. « J’ai toujours été plus enclin à suivre la foule anonyme des travailleurs que la classe confinée et querelleuse des gens de lettres, à laquelle j’appartiens », persifle-t-il.
    Dans le genre gendelettre, un littérateur suisse incarnant par excellence le « politiquement correct », notre cher Daniel de Roulet, qui se flatte-repent d’avoir été terroriste en 68, disons plus justement incendiaire du dimanche, n’a pas son pareil pour repérer ses pairs « politiquement suspects ». Je me flatte, sans me repentir, d’en être. Et je sens, Pascal, que vous en prenez dangereusement la voie. Continuez. Ahimè, ciao ragazzo, ciao compagno caro. Domani l’altro vi scriverò dalla Toscana cara (carissima)…39236741.jpg

     

  • D’une anarchie l’autre

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    Par-dessus les murs (8)


    Ramallah, le 22 mars 2008

    Caro JLs,

    Vos souvenirs m'en rappellent d'autres, des amphis enfumés, le rez-de-chaussée d'une maison délabrée, dans la banlieue de Strasbourg, où l'on s'écorchait la gorge à refaire le monde. Les historiens tenaient le haut du pavé, ils maniaient mieux la rhétorique, Georges était anarchiste, son idée était simple, facile à vendre, c'était un bon slogan publicitaire, ni Dieu ni maître… On avait l'impression qu'il avait tout compris, lui, excepté peut-être que ce qui l'intéressait, au final, comme tous ceux qui tenaient le balais, c'était le pouvoir. Mais je les enviais assez, même ceux de l'UNEF qu'on virait à coups de pieds dans les fesses, ils avaient tous leur Coran, écrit par Marx ou Bakounine, tout s'y trouvait, et surtout la solution miracle d'un monde parfait. Leur foi les portait, les galvanisait, ils sortaient tout électrisés avec leurs banderoles maculées de peinture encore dégoulinante, et on restait quelques-uns dans la salle, au milieu des cendriers et des bouteilles de Fisher, un peu plus littéraires peut-être, un peu moins convaincus, qui aurions aimé causer encore, pour être tout à fait sûrs de ce qu'on faisait… on finissait par rejoindre le peloton dare-dare, c'était quand même là qu'on s'amusait le plus, dans la petite foule d'excités, hurler à tue-tête, insulter les RG.
    515844276.jpgLa grande différence avec d'autres printemps, c'est que quand nous sortions de nos réunions, au milieu de la nuit, il n'y avait personne dans la rue. Pas de camping sur le campus, pas de feux de joie, pas de restes de banderoles, pas de belles phrases peintes sur les murs. On en écrivait quelques-unes alors, pour combler ce vide insupportable, de petits poèmes sur de grands murs vides. Sous les pavés la plage, sous le béton le béton… J'ai longtemps regretté, comme beaucoup d'amis, cette époque de combats que nous n'avons pas connue. On a soufflé sur les braises de vos révolutions, on gratouillait la guitare, ça roulait sec, on s'échangeait des albums de Led Zep. Difficile d'être plus réacs, en somme. Pourtant, aujourd'hui, à lire vos souvenirs, je me dis que ces moments n'étaient pas moins intenses. De haut de l'objectivité historique, ça n'avait pas le même souffle, bien sûr, mais l'essence du combat était là, dans nos manifs de cinquante pelés sous la pluie. On a fait l'expérience de l'illusion (parce qu'on en avait, cinquante pelés ça suffit à entretenir les rêves), et on a fait l'expérience de la désillusion, on n'a même pas eu besoin de toute une vie – à vingt-cinq ans c'était fini, on a pu passer à autre chose, parce qu'il y a toujours autre chose, caché là, derrière la globalisation et les écrans d'ordinateurs. On ne sait pas bien quoi, mais on trouvera, avec l'aide des suivants.
    Le libéralisme vieillit à vitesse grand V, et il n'aura même pas eu besoin d'un Staline. Le libéralisme est un totalitarisme comme un autre, même si le dictionnaire les donne comme contradictoires : c'est une autre façon de prétendre à la quiétude d'une réponse ultime, d'un système total. Voilà encore une idée agréable, tellement satisfaisante, quand on a le ventre plein, que de croire qu'en croisant les bras tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes… il n'y a pas de système parfait, pas de jardin qui s'entretiendrait tout seul, si tu veux du raisin mon gars faut tailler ta vigne. Il n'est plus possible de croire aux mains invisibles, quand même la nature, si souvent appelée à la rescousse par ceux qui soutiennent que l'homme n'est qu'un loup, et qu'il doit vivre conformément à sa nature lycanthrope, nous montre le contraire : que sans contrôle politique, la liberté d'entreprendre fait noircir le ciel, craquer les glaciers et monter le niveau des mers.
    On est passé au-delà des vieilles dualités et le sage Président de la République Française l'a bien compris, ce philosophe d'exception qui invite tout le monde à sa table, pour réfléchir, tranquillement, dans le silence, à l'avènement d'un monde meilleur... En attendant on écoute toujours Led Zep, et je trouve sur le web cette image amusante, un Ipod sur un 33 tours, sous-titrée "cómo han cambiado las cosas en 4 décadas"… Nothing has changed, everything has changed, chante Bowie dans un de ses derniers disques.



    2017303549.JPGMarina di Carrara, Pasquetta, le 24 mars.

    Cher Pascal,

    Revenons donc à la vie et par conséquent à la réalité réelle, telle que nous la vivons et telle certes que nous aimerions la changer, mais qui est toujours mille fois plus intéressante et inattendue que les discours abstraits, les fantasmes et les concepts, par exemple devant un bloc de marbre.
    J’étais loin, ce matin encore, d’imaginer tout ce qu’un bloc de marbre pourrait me raconter aujourd’hui, et d’abord qu’il nous conduise le même jour à l’origine de l’anarchie italienne et au sommet de l’art brut. On connaît, évidemment, la ressource séculaire de Carrare, que représente son marbre blanc. Les carrières de celui-ci sont exploitées depuis l’Antiquité, et tout étranger qui passe par là ne manque pas de s’exclamer « ah oui, Carrare, le marbre de Carrare… », en voyant au mieux, de près, les dépôts de blocs entassés autour de la ville et jusqu’au port marchand de Marina di Carrara, ou, de loin, depuis l’autoroute, les entailles blanchâtres faites dans la montagne. A ces distances, le bloc de marbre n’a rien à raconter : il reste aussi lisse ou aussi opaque qu’un discours ou qu’un cliché.
    Le bloc de marbre ne parlera qu’à qui l’écoutera vraiment, et c’est ainsi qu’avec nos amis la Professorella et son conjoint le Gentiluomo, nos chers hôtes de Marina di Carrara qui nous ont conduits dans la montagne aux crêtes enneigées, nous avons peu à peu découvert les marches de plus en plus hautes et de plus en plus enfoncées des carrières évoquant des espèces de temples cyclopéens à ciel ouvert, aux faces miroitantes évoluant du blanc cireux au bleu sérac.
    1495224932.jpgLe grand récit du marbre nous ferait remonter à la nuit des temps géologiques, mais ce n’est pas celui-ci, ni celui des siècles d’exploitation, à tous le sens du terme, que nous a fait aujourd’hui notre bloc de marbre, même si la première des histoires qu’il nous a racontées se trouvait gravée sur la stèle de l’ouvrier exploité : Ai compagni anarchici uccisi sulla strada della libertà. Aux camarades anarchistes tués sur la route de la liberté. De fait, c’est à Colonata, petit village de pierre se dressant sur les hauteurs très escarpées de la montagne, que se situe le berceau de l’anarchie italienne née de la révolte d’hommes réduits au servage « da stelle a stelle », des étoiles du matin à celles du soir, nourris de lard blanc et de pain dur jusqu’au jour où, quelques-uns, rompant la sujétion collective, se mirent à tailler des blocs pour leur propre compte et à diffuser les idées du refus d’obtempérer. On les appelle les Spartani, descendants lointains des frondeurs de Sparte…
    Comme votre ami Olivier, cher Pascal, ma révolte juvénile s’est abreuvée des chansons de Brassens et de Ferré, bien plus que de Marx, autant que des écrits de Morvan Lebesque, maître polémiste du Canard enchaîné de mes quatorze ans, qui m’inspira mon premier article de gamin pacifiste ; mais pour autant, je ne saurais me dire anarchiste à si bon compte. Aucune importance à vrai dire : seule compte l’histoire de ces hommes qui se sont levés contre l’exploiteur et qui ont dit non, comme d d’autres disent non aujourd’hui encore à la corruption ou à la crétinisation tous azimuts.
    1658094487.JPGAutre belle histoire racontée, par le marbre, en contrebas de la même montagne, sur le bord d’un torrent où se dressent des centaines de sculptures d’une saisissante puissance expressive : celle de Mario del Sarto « poète du marbre de Carrare », comme on a qualifié cet artiste brut de haute volée, qui a recréé à même les pentes vertigineuses ou sur telle corniche ou tel replat, un ensemble de bas-reliefs, de figures en ronde-bosse, de bustes, de têtes, de scènes religieuses ou mythologiques à la fois émouvants, comme autant d’efflorescences hors-académisme, d’une beauté rude et quasi magique, où le marbre diffuse ce qu’on pourrait dire l’âme de l’humanité.571228397.JPG1796703870.JPG

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  • De la guerre et des gens

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    Par-dessus les murs (6)


    Ramallah, le 18 mars, 2h26.

    Cher ami,
    Je ne sais pas si je trouverai My First Sony à Tel Aviv – merci pour la proposition d'envoi que vous m'avez faite, mais Ramallah est, entre autres, sous blocus postal, comme je vous l'ai dit, et les valises diplomatiques que je connais sont avares en littérature et en poésie, dès qu'elles dépassent les quelques grammes d'une lettre (les diplomates ont des choses plus importantes à transporter, on le sait, le whisky ça pèse, et les antiquités aussi, dans l'autre sens).
    Mes parents me rendent visite bientôt, ils m'apporteront le livre de Barbash et je me ferai une joie d'en reparler avec vous. Ce ne sera sans doute plus d'actualité et c'est tant mieux… Pour l'instant je suis plongé dans quelques Petits Textes Poétiques de Robert Walser, mon exotisme à moi… nous faisons ensemble de longues randonnées dans la montagne, il n'y a personne pour arrêter nos pas, un brigadier un peu méfiant, parfois, qui regarde notre accoutrement de jeune poète avec un peu de suspicion, mais il est plus bête que méchant, et il ne porte pas de M16 en bandoulière. Les couchers de soleil sont magnifiques, dans ces contrées, les femmes sont belles, qu'on rencontre à la nuit tombée, au détour d'une forêt, qui vous ouvrent généreusement la porte de leur chaumière, une lanterne à la main… Walser, c'est déjà le siècle précédent, 1914, la nuit des temps. Excusez la naïve extase, mais quel miracle, que ces mots qui nous parlent d'une époque à l'autre ! Nous cherchons dans nos lettres à dire la ressemblance humaine, entre ici et Israël, la Suisse et ailleurs… pourquoi la tâche semble-t-elle parfois si rude, quand nous pouvons tisser des liens avec des hommes qui n'existent plus, plus loin de nous encore, par-delà des guerres et des guerres ?
    Vous avez lu la nouvelle comme moi : on aurait retrouvé, il y a peu, le pilote qui a descendu Saint-Exupéry, en juin 1944. Il s'appellerait Horst Rippert, 88 ans aujourd'hui. Les quelques citations que je lis dans le journal (« sur » le journal, plutôt, puisqu'on n'enfourne pas sa tête dans un écran) disent un regret vrai et sans pathos de l'ex-pilote de la Luftwaffe. Ca a l'air authentique, et d'ailleurs qu'importe si derrière ce Horst se cache quelque escroc de talent, il y a quelque chose de très touchant dans cette histoire, que l'on doit sans doute au recul, au décalage temporel. Etrange rencontre posthume, entre un lecteur qui abat sans le savoir l'auteur qu'il admire, qui a toujours espéré, ensuite, « que ce n'était pas lui », pas Saint-Ex, dans l'avion qu'il pourchassait.
    Je suppose que des histoires similaires fleurissent ici, des fleurs sauvages entre les lourdes dalles de la guerre. J'en entends peu, je vous l'avoue. Karin Wenger, journaliste à la NZZ, m'en a raconté une – c'est une histoire vraie, ce qui signifie, dans le contexte présent, que ce n'est pas une histoire d'amitié, mais celle, plus simple, d'une rencontre. Entre un soldat israélien, qui a fait son pauvre boulot dans le camp de réfugiés de Balata, à Naplouse, et un habitant de ce camp. L'un a très certainement essuyé les tirs de l'autre, ils se rencontrent pourtant, quelques années plus tard, dans l'appartement de la journaliste, ici à Ramallah. C'est un tour de force, même si l'ex-soldat fait partie de Breaking The Silence, un groupe d'anciens appelés qui témoignent de leurs actes et des horreurs de l'occupation.
    La conversation durera toute la nuit. Nous n'en connaîtrons que quelques bribes rapportées, la journaliste s'étant sagement retirée, après le dîner. Au petit déjeuner, seul reste l'Israélien, le Palestinien est parti à l'aube. Celui-ci confiera plus tard à la journaliste que la conversation était intéressante, oui, c'était bien, ils ont parlé de choses et d'autres, de musique... L'Israélien lui a confié ses projets, il aimerait prendre des cours d'espagnol, à Madrid, l'été prochain… c'est bien, c'est intéressant, oui, ça doit être bien, de pouvoir aller à Madrid, plutôt que d'être coincé en Cisjordanie, dans un camp de réfugiés, à attendre la prochaine incursion, les prochains tirs.
    Elle raconte cette histoire, et d'autres, dans un livre qui s'appelle Checkpoint, NZZ Libro Verlag. A paraître en août seulement… je reste fidèle aux décalages temporels, et vous joins cette photo du centre de Ramallah, prise il y a déjà trois mois.

     

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    La Désirade, ce lundi 18 mars, 15h 48.
    Cher Pascal,


    Vous m’envoyez une image de Ramallah sous la neige d’hiver d’il y a trois mois, et je me dois donc, malgré celle qui est revenue cette nuit sur nos hauteurs, de vous annoncer le printemps par le truchement d’Olympe. Les narcisses ne sont pas encore en fleur, mais ils pointent en toupets entre les primevères et les perce-neige. L’heure n’est plus aux folles descentes de luge de Sonloup aux Avants (là précisément où Hemingway venait se griser à l’époque de la Conférence de Lausanne), mais elle sera bientôt à la chasse à la martre et à la loutre que le lascar pratiquait en nos régions, et qui ne se montrent plus guère à vrai dire. Le gibier qui nous reste, à nous autres chasseurs virtuels qui ne touchons ni au lynx (sur les hauts) ni au coq de bruyère non plus qu’au blaireau pataud ou au daim gracieux, se réduit donc quasiment au militant écolo et à la démarcheuse de gelée royale. Pour mémoire légendaire, j’ajouterai que c’est dans le val suspendu que surplombe notre Désirade que s’achève L’Adieu aux armes, du même auteur qui s’est fusillé lui-même en été 1961, l’année aussi de la mort de Céline et de nos quatorze ans, où mon ami allemand Thomas et moi nous tâtions de nos premières cigarettes dans les fougères du bord du Danube, en Souabe profonde. A ce propos juste une histoire moins bellement symbolique que les vôtres mais qui dit aussi notre époque : il y a deux ans de ça, me demandant ce qu’était devenu Thomas, je le cherche sur Internet et en trouve, à l’appel de son nom, une bonne vingtaine (un acteur de théâtre à Berlin, un directeur de gymnase de Munich, un marchand hessois signalé à Baltimore en 1846, etc,) mais pas mon Thomas. Je regarde donc le site de sa ville natale et crac dans le sac : voici mon Thomas au cabinet médical repris de son père. Alors de lui écrire et pour apprendre quoi ? Qu’il a deux filles comme nous et une résidence alpestre à trois coups d’aile de condor de notre propre nid d’aigles – et de nous retrouver bienôt, tellement jeunes et pas changés, nicht wahr ?

    183573553.JPGRobert Walser a passé le dernier tiers de sa vie dans le « modeste coin » de la clinique psychiatrique d’Herisau (1933-1956) sans écrire plus rien mais en gardant toutes ses facultés de discernement, comme l’illustrent les merveilleuses Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig. Ce livre est baigné par la quintessence de la sagesse walsérienne, à la fois lucide et mélancolique. Tout en se baladant par les campagnes et les montagnes au fil de marches immenses, ponctuées de repas dans les auberges, l’écrivain parle au journaliste (qui note tout de tête et copie le soir son précieux rapport) de ses souvenirs d’Europe, de Berlin, de Vienne, de Musil, de Kafka et du monde comme il va (cette bruyante bête d’Hitler qui monte qui monte), ou encore de Tolstoï et de Dostoïevski, entre bien d’autres sujet. Rien ne remplace évidemment les textes du poète lui-même, mais ces promenades ont un charme incomparable autant qu’un vif intérêt documentaire. J’en enverrai volontiers un exemplaire à vos parents pour qu’ils vous le remettent ainsi que le My first Sony de Benny Barbash.
    On m’a reproché de parler trop vite dans 24 Heures de ce livre que je n’avais pas fini de lire (mettons 120 pages sur 426…) mais voilà le travail : notre seule page littéraire sort le mardi, ensuite de quoi il y aura Pâques et d’autres thèmes d’actualité à foison. Dans certains cas, nous sommes là pour amorcer les curiosités, et je suis content de l’avoir fait car ce livre, que je lis maintenant en entier me captive comme si je lisais ma propre enfance alors que mes parents ne se chamaillaient pas, que notre famille n’a subi ni la guerre ni aucune dictature, etc. Mais là encore il s’agit de ressemblance humaine, et ressaisie dans une espèce de flot prousto-célinien très singulier, à l’heure du simultanéisme et des liens familiaux et sociaux en constante crise.
    De fait, l’histoire du vieil Horst Rippert est émouvante, même si c’est un « classique » des aléas de la guerre. Je suis en train de lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, qui évoque le monde des tranchées avec une sorte d’hyperréalisme hallucinant. L’autre jour encore, à Paris, nous sommes sortis, un ami et moi, complètement bouleversés par le film consacré à la reconstitution (par les acteurs du drame) de la bavure américaine d’Haditha, où des mères et des enfants sont massacrés sur le coup de sang d’un sous-officier lui-même broyé par la machine de guerre. La ressemblance humaine ? Jamais elle n’a paru plus criante que dans ce chef-d’œuvre du film anti-guerre. Et combien de petits princes là-dedans, alors qu’on continue à lire Terre des hommes dans sa traduction allemande…

    Photo Pascal Janovjak: Ramallah en janvier.

    Photo JLK: Olympe à La Désirade

  • L'Auteur à Sa Table

    Par-dessus les murs (5)

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    Ramallah, le 16 mars, 15h.03. 

     

    Cher JLK,

    J'adore donner mon avis quand on me le demande, mais aujourd'hui je m'interroge. J'ai besoin de réponses. Vous critiquez dans un ancien article l'ameublement de Sulitzer et de Villiers, je partage ces critiques (encore que la femme en laiton…), mais ce n'est pas suffisant. Comment vit un écrivain ? Comment vivez-vous, JLK ? Dans cet espace public qu'est le blog, et eu égard à la clause de confidentialité qui vous lie à votre compagne, je comprendrai vos réticences, mais tout de même, j'ai absolument besoin de savoir. Utilisez-vous des pantoufles ? Trouvez-vous l'inspiration le matin, sous la douche ? Faites-vous également, lorsque l'écriture bloque, des jeux vidéos idiots, genre Pacman ? Quel est votre score ? Pensez-vous que cendres et volutes soient les indispensables auxiliaires de l'écriture, ou bien avez-vous décidé, récemment, de mâcher trois chewing-gum à la nicotine chaque matin, jusqu'à vous en faire péter la mâchoire ? Que pensez-vous des bâtons de réglisse ? Trouvez-vous normal que l'immeuble qui jouxte votre atelier soit aussi bruyant, et que les passants hurlent ainsi dans leurs téléphones, au point que l'envie vous vient de sortir illico, avec hachette, couteau et cutter pour égorger le malotru qui vous a fait oublier, par son rire imbécile, la fin d'une phrase sublime ? Pensez-vous aussi que ces satanés Palestiniens feraient mieux d'aller bosser un peu, plutôt que de passer des heures à bavasser sous vos fenêtres ?

    1919896134.jpgJ'ai besoin de savoir. Rêvez-vous parfois d'un travail de bureau, prendre son petit chapeau, son petit vélo, comme Kafka, dire bonjour aux collègues et casser une graine, midi tapant, et le café, attendre que 17 heures sonnent enfin, à la grande horloge de la sécurité sociale, et rentrer chez vous, exactement à la même heure tous les jours ou à peine un peu plus tard, si vous vous arrêtez à la boulangerie à l'angle des rues Morvandieu et Prêcheur, rêvez-vous aussi parfois d'une vie où vous pourriez vous laisser porter par les horaires et les consignes, épier la petite aventure entre Mademoiselle Loiseau et Monsieur Mouchu, tous les matins devant la machine à café, et ne pas devoir vous poser toutes ces questions sur la façon de gérer son temps ?

    Comprenez-vous, surtout, par quel mystère la fin d'un roman est plus difficile à écrire que le début ? Vous étiez persuadé, pourtant, que ça coulerait de source, allez, une fois la pompe amorcée, une fois fini le gros œuvre, il n'y avait aucune raison que ça ne glisse pas comme sur des roulettes lubrifiées à la graisse de phoque ! Et pourtant ça crisse et ça coince… Mais qu'espériez-vous ? Comment peut-on se résoudre à se séparer de ses personnages, même et surtout si ceux-ci sont exécrables?

    Comprenez-vous enfin, là-bas, pourquoi la solitude, cette chère amie, cette deuxième femme de nos vies, comprenez-vous pourquoi elle est si souvent, si parfaitement insupportable ? Allo ? M'entendez-vous, JLK ?"

     

    868805760.JPG"La Désirade, ce dimanche 16 mars, entre 20h 37 et 21h 14

     

    Cher Pascal,

    Je vous entends mieux que je ne m’entends avec ceux qui posent à l’écrivain, avec table de l’écrivain, gilet de l’auteur qui vous rappelle que c’est dans ce gilet-de-l’auteur qu’il a écrit Mon gilet et moi, ou encore admirable compagne de l’auteur toujours prête à lui enfiler son gilet. Au vrai, cher confrère, les hommes de lettres m’emmerdent, mais les pantoufles, ça oui. 970931234.jpgDébarquer dans un hôtel comme le Louisiane, à Paris, où tant de viols littéraire consentis ont eu lieu du temps des Miller & Co, tant de beuveries et d’intrigues et jusqu’à la carrée perchée du cher Albert Cossery - que j’observais pas plus tard qu’hier dans la pharmacie voisine, se faisant délicatement bander les mains par une dame –, qui reste le plus vénérable témoin de ce lieu mythique mais pas snob pour un sou (à 80 euros la single + le petit dèje partagé l’autre jour avec l’éditrice de Nicolas Bouvier), débarquer donc, la phrase est longue, en ces murs et n’avoir point de pantoufles et de robe de chambre semblable à celle d’Oblomov, à savoir capable de vous envelopper trois fois comme un ciel oriental, bleu sombre et piquetée d’étoiles, serait déroger aux lois élémentaires du confort, qui n’est en rien un avachissement, en tout cas à mes yeux de disciple de Charles-Albert Cingria qui disait comme ça que « l’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau…» Et l’écrivain là-dedans ? On s’en contrefout donc s’il n’est pas d’abord un homme-humain, et l’on passe alors aux autres questions une fois cette question des pantoufles réglée.

    Pour l’inspiration, se doucher avant d’écrire me semble, personnellement, imprudent. Comme j’écris, personnellement, entre 5 et 8 heures du matin, donc au bord du sommeil encore, l’ablution chaude ou froide risquerait de couper la première phrase tirée de la pelote du sommeil, et ensuite te voilà distrait, plus moyen d’oublier que tu n’es pas qu’un corps qui écrit et une âme en murmure, nom de Dieu mais où est ce satané fil à couper le beurre des mots, alors chewing-gum ou jeu vidéo, incantations ou feintes compulsives, non merci.

    Je conçois bien que, dans le voisinage de Palestiniens bruyants, ces questions paraissent de première importance. 2094220182.jpgDe la même façon je n’ai pas compris que d’aucuns trouvent décevant un Soljenitsyne, débarquant à Zurich en 1974, après que les Soviets l’eurent jeté, qui répondit aux médias que ce qu’il comptait faire en Occident était, premièrement, de se procurer de petits carnets et de stylos de diverses couleurs.

    Voilà l’écrivain : pour moi c’est un petit carnet et une certaine encre verte. Vous pouvez m’envoyer au goulag : si c’est avec mes petits carnets et un stock de cartouches vertes, je marche.

    La solitude ? Cela dépend beaucoup des âges, je crois, comme les pantoufles et la compagne ou le compagnon de votre vie, les enfants et les animaux de compagnie. Pensez-vous que les enfants soient compatibles avec l’écriture ? A vingt ans j’aurais parié pour le contraire, mais l’odeur délicieuse du caca de petite fille et la découverte fondamentale, pour moi, personnellement, n’est-ce pas, du fait que nous soyons mortels (découverte du matin de la naissance de notre premier enfant), tout ça compte mille fois plus à mes yeux que je ne sais quelle préparation de je ne sais quelle campagne d’écriture.

    Le gens de lettres de lettres, maréchaux de coton, parlent comme ça : je vais préparer une nouvelle campagne d’écriture. Ah, cher Pascal, je vous souhaite de laisser bien grandes ouvertes vos fenêtres sur la rue pleine de chiards palestiniens, et que leurs cris vous dérangent, que vous ayez l’envie de les égorger en attendant que vous propres chiards vous réveillent la nuit… C’est si bon, d’être réveillé par la vie. Allez, prenez bien soin de vous et de votre bonne amie. "       

     

     

  • Passeport pour la connaissance

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    Par-dessus les murs (4)

    "Ramallah, le 14 mars 2008.

    Cher JLK,

    Notre rencontre virtuelle a suivi un autre bel événement : la semaine dernière, j'ai vu mon passeport s'orner d'un visa israélien d'un an, entrées multiples.

    Jusqu'alors, je résidais ici à coup de visas de tourisme renouvelés. Ils couvrent les dix premières pages du passeport (jusque sous le blason de Lucerne). Je sortais du pays tous les trois mois, il n'y avait pas d'autre solution. C'était pénible, être obligé de faire ces allers-retours, et onéreux aussi, j'ai toujours pris l'avion, pour la France, la Suisse, la Turquie, parce qu'aux frontières terrestres, Jordanie, Egypte, les refus d'entrée sont plus fréquents. Je ne m'étends pas sur les joies des interrogatoires qui vous attendent à chaque sortie, à chaque rentrée. On m'a demandé une fois quel était le sujet de mon roman… je n'en parlais à personne, alors, et j'ai subi cette question insistante comme une violation de ma vie privée, de mon intimité, aucune fouille au corps n'aurait été plus pénible. Pourtant j'ai eu de la chance, mon interrogatoire le plus long n'a duré que trois heures. Certains passent dix heures à attendre sur les bancs de l'aéroport, ignorant de leur sort, certains seront raccompagnés jusqu'au premier avion en partance.

    La majorité des étrangers résidents à Ramallah sont dans le même cas. Des bénévoles, des salariés, étudiants, journalistes, vétérinaires, activistes, musiciens. Ou bien ce sont simplement des maris de Palestiniennes, des épouses de Palestiniens. Il est très difficile d'imaginer ce que cette précarité signifie vraiment. Ne pas être sûr de pouvoir revenir. Vous hésitez à acheter une nouvelle lampe, vous vous limitez à l'essentiel, vous trimballez avec vous vos biens les plus précieux. L'inconstance, l'instabilité de toute la région gagne le petit pré carré de votre vie privée, vous dormez sur des sables mouvants.

    L'année dernière, les refus étaient nombreux, avant chaque voyage les au-revoirs avaient des goûts d'adieux, à bientôt, inch allah.
    Pour un étranger qui aurait décidé de s'établir ici pendant quelques mois, quelques années, le dommage est moindre. Pour une famille franco-palestinienne, qui y possède maison et voiture et emploi, c'est autre chose. R. et L. habitent ici depuis vingt-cinq ans, ils travaillent à l'université de Birzeit. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont « touristes », et travailleurs illégaux, puisque rémunérés par une institution palestinienne. Vingt ans qu'ils jouent, tous les trois mois, avec le risque de ne jamais revoir leurs voisins.

    La semaine dernière, ma compagne a renouvelé son visa de travail, au Ministère de l'Intérieur à Jérusalem. Je l'avais déjà accompagnée trois fois en vain, en attendant notre tour je me suis juré de ne jamais remettre les pieds dans ces couloirs, quoiqu'il advienne. Et puis on est tombés sur une femme presque sympathique, presque souriante. Alors qu'elle appose sur mon passeport un visa d'accompagnement, long séjour, entrées multiples, nous réprimons un rire nerveux. Redescendu dans la rue, je hurle, nous esquissons un pas de danse, je passe le restant de la journée sur un nuage.

    Bien entendu, je ne pourrai toujours pas travailler à l'université, légalement. Bien sûr je n'échapperai pas aux interrogatoires. Mais je ne suis plus obligé de sortir tous les trois mois, mieux : je peux sortir quand je veux, je peux même décider de laisser mon ordinateur à la maison. On pourrait s'acheter un autre tapis, tiens. Magnifique passeport. J'aimerais l'encadrer, mais ce ne serait pas pratique, je m'en sers tous les jours pour franchir les check-points.

    Je crois savoir que certaines personnes, en Suisse, partagent ces angoisses. Que sous leurs pieds aussi, le sol brûle un peu. Est-ce vrai ? Je ne m'en suis jamais vraiment préoccupé, quand j'y habitais..."

    "Paris. Hôtel La Louisiane, ce samedi 15 mars 2008, 11h33.

     Cher Pascal,

    On m’a dit récemment qu’il y avait environ 5000 papiers rien qu’à Lausanne. Chiffre  non vérifié. Je me renseignerai plus précisément pour vous répondre et vous faire une esquisse de tableau de la situation des requérants d’asile en Suisse et de l’intégration des étrangers dans ce pays, dont la proportion est des plus fortes en Europe et qui se passe moins mal qu’on le dit ou le croit. La question n’est pas encore traitée sérieusement par nos écrivains, qui s’en servent juste pour assurer telle ou telle posture, mais les cinéastes s’y mettent, surtout en Alémanie traditionnellement plus politisée. Mais j’y reviendrai…

    1735142749.jpgDans l’immédiat, j’aimerais plutôt évoquer LA rencontre que j’ai faite hier au Salon du Livre, après avoir découvert son livre, My first Sony, de l’écrivain et cinéaste Benny Barbash.

    Le premier Sony de Yokam est le petit magnéto qu’un gosse de 11 ans reçoit de ses parents (elle vient d’Argentine et picole grave, lui est écrivain et sèche sur son nouveau livre tout en couratant le jupon plus grave encore) au moyen duquel il enregistre tout ce qu’il entend – et c’est la formidable cacophonie d’un clan familial et de toute une société qui se trouve restitué par un véritable fleuve verbal que le charme et la drôlerie des observations de Barbash préservent de tout ennui.

    Ce qu’on y découvre est une société prodigieusement volubile, où les gens se parlent de tout près et où tout passe par la politique, y compris la matière de son pyjama. Benny Barbash lui-même (en entretien hier) porte un regard acéré sur la situation actuelle, qu’il juge plus mauvaise encore qu’il y a dix ans (son livre se passe au début des années 90), mais la tonalité du livre, jusque dans sa véhémence débridée (on pense parfois à Thomas Bernhard, en beaucoup plus chaleureux), est essentiellement dirigée « du côté de la vie », avec une énergie qui passe dans un verbe comme électrisé. 1321382453.jpg

    1262107287.jpgEnfin, et ce fui LA grand secousse d’hier soir très tard au petit cinéma Le Brady de Jean-Pierre Mocky, spécialisé en films hors norme : le bouleversant Battle for Haditha de John Broomfield, à côté de quoi le pourtant fameux Full Metal Jacket de Kubrick paraît bien daté et limité au manifeste, alors qu’une compassion extrême et partagée entre les extrêmes opposés, comme dans les admirables Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, en fait un film anti-guerre d’une rigueur d’analyse et d’une puissance expressive, avec peu de moyens, littéralement stupéfiantes. C’est affreux et c’est d’une déchirante beauté, d’une profonde bonté.

    littérature,cinéma

    Or revenant à l’hôtel dans tous mes états, je me suis rappelé une fois de plus que le contraire de la haine n’est pas tant l’amour que la connaissance. A celui qui crache sa haine de tel ou tel pays, ou de tel ou tel peuple, je me garderai bien de répondre que j’aime tel pays ou tel peuple si je ne connais pas ce pays et ce peuple.

    La devise de Simenon était « comprendre, ne pas juger », qui me semble une base éthique basique, mais comprendre sans connaître est difficile, et juger sans comprendre : impossible.

    Je vous souhaite une belle et bonne journée de paix même précaire, en attendant qu’on puisse la dire « maintenant »…"

    Contrepoint de juin 2016.- La Paix maintenant ? Pas demain la veille avec la persistante et galopante colonisation, fer de lance des faucons israéliens. Où l'on voit une fois de plus que "comprendre, ne pas juger", vaut pour le littérateur, alors que les violents font tout pour que nul ne comprenne rien à rien, tout en se moquant d'être jamais jugés. 

     

     

  • L'envers des clichés

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    Par-dessus les murs (3)

    Ramallah, le jeudi 13 mars.

    Cher JLK,
    A lire les horreurs que vous évoquez, on a l'impression que c'est vous qui habitez des terres périlleuses, tandis que je me prélasse au soleil d'une ville tranquille.

    On aurait raison: Ramallah est une ville tranquille, d'un certain point de vue c'est même la ville la plus tranquille dans laquelle il m'ait été donné d'habiter (quoique non, à bien y réfléchir, Bâle, où j'ai vécu pendant seize ans, était somme toute bien peinarde aussi). Cependant le calme peut se briser d'un instant à l'autre ici, je vous raconterai quelques-unes de ces tristes fêlures, mais dans l'ensemble, oui, c'est tranquille, je le dis sans forfanterie. On voit des drames, dans les foyers, comme partout, mais pas de serial killer, pas encore.
    Il y a quelques années, j'avais lu que l'Europe en était exempte, Jack the Ripper était l'exception londonienne, l'anomalie oubliée.

    littératureLe tueur en série était un mal américain, et il aurait envahi le vieux continent en surfant sur la vague des hamburgers et des séries télévisées. La petite mode des fusillades dans les high-schools m'incite à croire que ce n'est pas complètement faux, l'idée d'un malaise propre aux pays du Nord, qui grandirait, qui se répandrait sur le monde. Suicides collectifs, tournantes, happy slapping... Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que ces dysfonctionnements-là n'ont pas encore atteint la Palestine.
    L'absence de solitude y est sans doute pour beaucoup… La tragédie de Jean-Claude Romand ne pourrait pas avoir lieu ici. Trop de liens unissent les gens, trop de curiosité aussi. Il serait impensable de rester seul toute la sainte journée, sans attirer l'attention. Impossible de vivre caché, pour reprendre le titre d'un autre film starring Daniel Auteuil (qui accumule ces mauvais rôles avec brio). Tout se sait, tout finit par se savoir, trop de solidarité, trop de conventions sociales, qui étouffent parfois l'individu, qui protègent aussi la société de ses fractures. Et tout ça fout doucement le camp, mon cher, comme les messes du dimanche, et je ne sais pas trop qu'en penser.
    J'ai vu The Pledge, sans avoir lu La Promesse de Dürrenmatt. Je me dis que Nicholson y incarne justement un type qui allait à la messe le dimanche, lui, et qui bascule dans quelque chose qu'il ne comprend plus… Ce qui est sûr, c'est que votre société n'est absolument pas propre sur elle, et que si l'écrivain dont vous parlez n'y trouve pas l'inspiration, il faut lui conseiller un oculiste, ou des vacances. La distance aide parfois à mieux voir les choses.
    Je ne suis pas le seul à prendre du recul… Notre ami Nicolas Couchepin, que vous connaissez, est venu nous rendre visite il y a quelques semaines. Il voulait changer d'air, et écrire tranquille (je vous l'ai dit, c'est tranquille…). Il travaille sur une histoire qui pourrait se passer n'importe où, mais qui se passe sans doute en Suisse. Une histoire qui aurait pu être inspirée d'un fait divers, si elle n'avait été inventée. Quelqu'un qui aurait moins d'imagination ouvrira le journal, il y trouvera sûrement son compte.
    A l'heure où j'écris, vous êtes peut-être assis dans le train qui vous mène à Paris... Bon salon du livre... Dans l'impatience de vous lire.

    1432974079.jpgDans le TGV Lyria de Lausanne à Paris, ce 13 mars, vers 10h.

    Cher Pascal,

    Je ne sais ce qu’en penserait le perroquet palestinien Soussou, ni le taximan israélien moyen en lequel, comme Amos Oz me le disait un jour, il y a forcément un premier ministre en puissance, mais cette nouvelle selon laquelle, un député de je ne sais quel parti aussi extrême qu’influent a prétendu il y a quelque temps, devant la Knesset, qu’il y avait un lien évident entre les déviances sexuelles et les tremblements de terre, m’a rassuré sur la pérennité de la bêtise, jusqu’en Terre Sainte.  

    Savoir que la bêtise n’est l’apanage ni de tel étudiant amstellodamois qui passe sa journée à se faire de la thune devant sa webcam, ni de tel pasteur vaudois qui ouvre son temple aux chiens des calvinistes du coin  et à leurs chats tant qu’à leurs cochons d’Inde, est en effet réconfortant, cela aussi prouvant la ressemblance humaine, comme l’illustre d’ailleurs un essai passionnant qui vient de paraître sous la plume d’Alain Roger, intitulé Bréviaire de la bêtise, chez Gallimard. J’y reviendrai. Pour l’instant, devant le défilé des verts variés du Jura déclinant, je me rappelle aussi que cet essayiste pétulant, proustien distingué, à déjà traité de la « verdolâtrie » dans l’art français du paysage – vice bien partagé que vous devez sans doute entretenir vous aussi à l’approche de la saison sèche, et qui me tient personnellement aux tripes et à l’âme par l’Irlande et les hauts du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures dont les vaches donnent un lait à moires vert absinthe. 

    Or que cela a-t-il à voir avec Miles Davis ? Apparemment rien, sinon le vert pop d’une jeunesse de fils perpétuel (on ne l’imagine pas se penchant sur l’un ou l’autre de ses rejetons, d’où notamment la cuisante mauvaise conscience qu’il éprouvait envers son fils parti au Vietnam) dont Alain Gerber, que je vais rencontrer tout à l’heure dans un bar de la rue Théophile Gautier, montre bien le rapport de défi respectueux (ou de vénération contredite par son arrogance artiste) qu’il entretenait avec son père, à la fois dentiste et shérif. Miles était-il trop animal pour être bêtement bête ? Ce n’est pas exclu. Ce qui l’est en revanche est de rencontrer la bêtise chez un animal : tel est le premier enseignement d’Alain Roger, dont l’inventaire puise aux sources de la littérature plus qu’à celles de la philosophie, étrangement.


    littératureLa seule bête qui ne le soit pas, constate Alain Roger, est l’animal. Le crocodile est monomaniaque dans sa crocodilité féroce, mais pas bête. La tique semble fainéante ou je m’en fichiste accrochée à sa ramille (comme l’a souligné Gilles Deleuze) mais elle tombe toujours pile où il faut pour se planter dans le derme de telle ou telle créature trahie par l’odeur de son sang dont le parasite va se gorger. Quant à Youssou, les seules idioties qu’il profère sont celles qu’il répète en sa candeur narquoise et peu réfléchie en apparence, mais attention, l’animal n’est pas, là non plus, bête pour autant ; ni la dinde, toute sotte  qu’elle paraisse, qui inspire une expression sage et gage d’intelligence, citée par Gerber : faire dinde froide, signifiant bonnement : décrocher de la drogue - Miles en savait quelque chose…

     

    (Soir à l'Hôtel La Louisiane) - Ma lettre avait précédé la vôtre, mais je suis ce soir trop rétamé pour y ajouter. Juste ceci: belle et bonne conversation avec Alain Gerber cet après-midi, et ce soir There will be blood dont on me disait des merveilles, mais que j'ai trouvé très remake léché et finalement décevant malgré l'acteur principal impressionnant. Or quoi de neuf là-dedans ? Messages amicaux de Paris mouillé et frimas, mais on aime Paris jusque sous les pluies acides...  

  • Le perroquet et le serial killer

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    Par-dessus les murs (2) 

    "Ramallah, ce 12 mars, 14h.09.


    Cher JLK,
    Il n'y aura pas de suite à ma correspondance administrative, Mamzelle Loiseau et Monsieur Mouchu n'existent pas, vous vous en doutez (quoique je me demande s'ils n'ont pas plus d'existence que les véritables Loiseau et Mouchu, terrés quelque part dans les rouages de la sécu, derrière des cloisons blafardes). Pour tout vous dire, je pense que mon dossier s'y trouve encore, quelque part dans les fichiers des âmes en fin de droits. Tant pis pour la sécu, je paye mes rebouteux comptant, comme vous le faites. La vue de formulaires à remplir me fait horreur, à tel point qu'elle pourrait justifier à elle seule mon expatriation.
    Savez-vous que dans ce drôle de pays, un toubib a déjà refusé mon argent ? L'air de penser que ce n'était pas ma faute, si j'étais malade, l'air de dire, bon, votre bronchite persiste, je ne vais pas en plus prendre vos sous. C'est étonnant mais je ne m'étonne plus, nous sommes en Terre Sainte toute de même, les miracles y sont fréquents, je vous en conterai quelques uns.
    Il fait un soleil magnifique, je sors prendre une photo, en guise d'illustration… Il faut en profiter, dans quelques mois la lumière sera telle qu'elle brûlera la pellicule (ou les circuits imprimés).
    Voilà ce que j'ai trouvé au hasard de ma balade : un perroquet. J'aurais pu trouver n'importe quoi d'autre, mais je tombe sur ça, comme sorti d'un chapeau de magicien. Un bizarre volatile qui fait l'acrobate sur sa barre, pirouettes et cabrioles. Il n'est pas attaché. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire, cette photo, peut-être qu'il y a de la couleur aussi, en Palestine, contrairement à ce qu'on répète et répète et répète… L'oiseau s'appelle Soussou, le vendeur (au premier plan) me confie le nom comme si c'était un secret, il y a entre eux une évidente intimité, ils sont amis pour la vie. L'animal a six ans, c'est l'âge idéal pour apprendre à parler, ajoute l'homme. Ah. Effectivement l'olibrius parle beaucoup, cra cra, mais je n'y comprend goutte. Peut-être parce que son propriétaire vient de lui donner un fond de verre de bière… le soleil aidant, le pauvre animal bafouille. Le type par contre parle anglais sans hésitation, il a habité quelques années en Californie. Est-ce que la mer lui manque, et les cocotiers ? Sometimes, répond-il."

    Image Pascal Janovjak: le perroquet Soussou.




    "La Désirade, ce mercredi 12 mars, 17h27.

    Cher Pascal,

    Ceci n'est pas destiné à la publication: voilà ce que je vous propose de noter à chaque fois que ceci ou cela devra rester entre nous, juste pour nous protéger de l'effet Huston. L'autre jour en effet, Nancy Huston étant de passage en Suisse, nous l'accueillons à La Désirade et le lendemain matin, ma bonne amie étant partie, j'engage avec elle une bonne conversation comme nous les aimons avant de la photographier sur notre balcon devant la petite statue qui lui ressemble tant, puis nous allons nous balader dans les vignobles du Lavaux et je la reprends en photo.

    littérature,palestineLe même soir, je raconte tout ça innocemment sur mon blog, photos à l'appui. Je ne pensais pas mal faire, me bornant au récit genre « les écrivains aux champs », mais Nancy n'a pas apprécié. Et me l'a écrit illico. Ce qui m'a fait illico retirer la note. De fait, j'oublie parfois qu'un blog se multiplie par internet et qu'internet est lisible partout, jusqu'à Ramallah.

    littérature,palestineMa bonne amie m'avait demandé pareillement, lorsque j'ai ouvert ce blog, de ne pas toucher à notre sphère intime. Je m'y suis tenu en ne compromettant que le chien Filou, devenu Fellow, qu’on voit parfois intervenir comme sage médiateur dans les commentaires. De la même façon, avec le rutilant perroquet Soussou que vous m'envoyez, il y naturellement dérogation, sinon: tombeau. En revanche je ne vous épargnerai aucun paysage ni aucune nouvelle du pays et de l'arrière-pays.
    La dernière est l’annonce, que j’ai découvert ce matin dans les journaux, du projet de nouveau film de Lionel Baier, consacré à l’affaire dite du sadique de Romont. Une très sombre histoire de serial killer en nos contrées, dont le protagoniste adepte de spélo et de randonnée, était le gars sympa en apparence, un certain Michel P., violé en son enfance par son curé et assouvissant ses pulsions sur des jeunes gens qu’il allait attendre à la sortie des bals du samedi soir, les prenant en stop, les violant et les massacrant finalement. Ce qui m'avait frappé à l'époque, dans le personnage, c'est la jalousie mortelle qu'il avait développé à l'égard du bonheur des autres.  
    Un écrivain romand propre sur lui prétend que la Suisse propre sur elle n’offre aucun sujet de roman, précisément. Or si je ne regarde que dans mon propre entourage, j’en vois des quantités, dont un digne de Dostoïevski, pas loin du drame de Jean-Claude Romand, ce mythomane qui joua son rôle de grand médecin pendant dix-huit ans avant d’être démasqué et de finir par trucider toute sa famille. De ce drame hautement représentatif de l'obsession actuelle du paraître, sur fond d'atomisation de toutes les relations, Emmanuel Carrère a tiré L'Adversaire,  un livre très intéressant, quoique en deça du gouffre hanté par son personnage. A présent je suis très curieux de voir ce que Lionel Baier, dont j'admire l'ambition et le talent,  fera lui-même du sujet.
    Au demeurant, loin de moi l’idée de réduire la littérature à du fait divers, moins encore du reportage. Mais lorsqu’on voit, dans nos rues propres sur elles, un de ces soirs passés, un jeune taré foutre le feu à un SDF, tout de même on perçoit un signe de ce qui passe dans notre dissociété, qui pourrait donner lieu à une relation plus développée que celles toujours insuffisantes des médias. Pas besoin d’aller à Ramallah ou à Grozny pour s’en rendre compte. Dans ce genre de transposition, je ne sais si vous avez vu The Pledge de Sean Penn, film remarquable tiré de La promesse de Friedrich Dürrenmatt ? Si vous avez manqué ça, je vous le recommande.

    littérature,palestine

    Pour l’instant, à la fenêtre, c’est brouillard et compagnie, pluie et fracas. Où est le monde ? Je ne le vois plus. Y est-il encore ? Ah oui, le rev'là: je vois juste la côte de Savoie dans la purée de pois. Sur quoi je vous salue en perroquet : cra cra, tout en espérant que, faute de Loiseau ou de Mouchu, vous allez quand même continuer de nous raconter la vie à Ramallah, le savetier et le cafetier, les écolières girondes ou les gens de la supérette d'à côté...

    Image JLK: le chien Fellow.

  • Cortone au bord du ciel

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    Chemin faisant (32)

    Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone

    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.

    L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modernisant de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
    L’église manque de grâce dans son genre néo-ranissance un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
    9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgSous la loggia de l'Albergo. - Or ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

     

     

  • Vélocipédies toscanes

     
    littérature,voyage

    Chemin faisant (31)

    La belle équipée. - J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.

    littérature,voyageGiro à l'étape. - Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.

    littérature,voyageAprès cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais pas où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) et en me réjouissant de voir demain les couleurs réelles des fresques de Piero della Francesca... (17 juillet 1975)

     

    littérature,voyagelittérature,voyage 

  • Cingria et Witkiewicz

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    Du chant du monde au poids du monde

    Tout l’oppose à Cingria, et pourtant Witkiewicz m’est aussi cher que celui-là. Le premier est un poète des Psaumes, le second un prophète de l’Apocalypse.

    Le premier est essentiellement dans le chant et la spéculation à l’antique, le second dans la rage de tout dire. Le premier se satisfaisait en somme du monde pour peu qu’il y ait une terrasse de café dans le coin, une rivière où se plonger, quelques amis à retrouver puis à quitter pour d’autres, un livre à lire ou à écrire, un harmonium dans la petite église d’à côté. Le second s’impatientait de tout et le manifestait à grands gestes furieux d’écriture et de peinture, rien ne le contentait qui risquait de freiner son ardeur à saisir et ressaisir l’insondabilité abyssale du Mystère de l’Être, rien ne le satisfaisait des concepts qui n’étaient pas soumis à l’épreuve du feu passionnel ou métaphysique, rien ne le contentait des accroupissements sociaux ou des arnaques idéologiques, rien ne lui masquait la progression de la médiocrité et de la bête noire qu'il appelait le nivellisme, lequel triomphe dans le règne actuel de l'insignifiance.

    Charles-Albert était plutôt petit, très en lard mais ferme, le pif et la bedaine considérables, la voix et le geste aussi précieux que l’écriture, il ne plaisait qu’en causant, et encore cela se limitait-il à des cercles choisis, tandis que Stanislaw Ignacy dominait tout le monde de sa taille de colosse, fascinait les femmes rien qu’à les fixer de son regard d’acier bleuté, jouait de son grand visage comme d’un masque shakespearien à transformations – Cingria était intégralement original, et Witkiewicz originalement intégral.

    Les oeuvres de Cingria et de Witkiewicz sont disponibles aux éditions L'Age d'Homme.

  • L'Apôtre du tiroir-caisse

     

    2a7f09d6242f4beb21df960c29a3f2ca.jpgPaulo Coelho, messie multipack de la littérature de gare et d’aérogare, ex chanteur de rock et futur Nobel de mystique ploutocratique, est apparu ces derniers jours au Salon du Livre de Genève, où je n’étais pas et peux donc en parler plus librement...
    En bonus: retour à La solitude du vainqueur, qui fit date dans le genre démago...

     

    Un critique littéraire est-il censé parler des livres de Paulo Coelho, plus que des romans de feue Barbara Cartland ? La question ne s’est pas posée à la parution de L’Alchimiste, conte initiatique fait de bric et de brocante qui pouvait faire illusion, genre Petit princerelooké New Age. Mais comment défendre ce qui a suivi ? Comment ne pas voir que le présumé auteur inspiré, ex-hippie visité par la Muse, était moins un candide conteur qu’un malin opportuniste  jouant avec la crédulité des foules, dont la mythologie pseudo-mystique des Guerriers de la Lumière qu’il bricola en marge de ses écrits ne cédait en rien au marshmallow pseudo-spirituel des sectes multinationales, de Moon à la Scientologie en passant par les fameux adeptes (paix à leurs cendres) du Temple S olaire.
    Si le critique littéraire « à l’ancienne » regimbe à l’idée de parler du contenu (?) et de la forme (??) des romans de Paulo Coelho,  c’est que l’idée de faire la leçon aux foules, du haut de son «élitisme», ajoute au dégoût de parler pour rien, puisque de toute façon la Machine à faire pisser le dinar tourne à plein régime.

    83a6ecdf89538f67066e5bf5d33442da.jpgJ’ai rencontré trois fois, réellement puis virtuellement, Paulo Coelho. La première fois, c’était au lancement de L’Alchimiste.Charmant garçon, relax max, un vrai pote. Ce qu’il m’a dit était peu de chose, mais « tout est dans le livre » étions-nous convenus. La deuxième, ce fut dans un cagibi préservé du bruit du Salon du Livre de Genève, dont le Brésil était l’invité d’honneur. Paulo se souvenait très bien de moi, prétendait-il. Comme je suis bonne pâte, j’ai fait celui qui le croyait, tout en notant qu’il n’avait rien de plus à me dire que la première fois. Par ailleurs, comme c’est loin d’être un imbécile, il avait constaté que mes questions trahissaient un esprit critique inapproprié, comme on dit, et la non-conversation tourna court. Audit Salon du Livre, je relevai le fait que les piles des best-sellers de Coelho occupaient le devant des devantures du Pavillon du Brésil, alors que les Jorge Amado et autres plumitifs « élitaires » se trouvaient relégués en second rang - mais quel esprit mesquin me fait noter un tel détail...
    Or je reviens à ma question : l’approche critique des livres de Paulo Coelho a-t-elle le moindre intérêt. Certes : en tant que phénomène typique des simulacres de la culture globalisée, cette approche est intéressante, bien plus que celle d’autres best-sellers mondiaux du type Barbara Cartland. Pourquoi cela ? Parce que la secte virtuelle entretenue par les livres et le site internet (récemment restructuré après avoir atteint des sommets de kitsch New Age) de Paulo Coelho participent à l’évidence du multiculturalisme mou visant au décervelage des populations.
    Paulo Coelho est le Messie de cette idéologie anesthésiante, qui ne manque pas un World Economic Forum. C’est d’ailleurs là que je l’ai rencontré la troisième fois, à titre virtuel. Etait-ce à Davos, à Zermatt ou à quelque autre sommet de la Phynance ?

    Peu importe à vrai dire, et peu importe si c’était le vrai Paulo Coelho qu’on voyait sur l’écran. A vrai dire, comme il y eut en son temps des Saddam de rechange, il est fort possible que le petit homme en jeans et à bouc grisonnant ne soit qu’un prête-face à l’entreprise Coelho & Coelho, dont Sulitzer pourrait écrire la chronique, à supposer que Loup Durand en ait encore le tonus. Tout cela est passionnant, n’est-il pas ?


    Dans les années 20 du XXe siècle, le génial romancier-visionnaire Stanislaw Ignacy Witkiewicz imagina, dans L’Inassouvissement, une secte multimondiale, guidée par le phénoménal Murti Bing, qui avait commercialisé une pilule assurant à chacun la Vision Lumineuse de la Lumière Invisible. On voit que Paulo Coelho n’a rien inventé : belle découverte en vérité, et ça continue aujourd'hui.

    Paulo Coelho entre Croisette et Vatican

    Coelho7.jpgCar, en fait de démagogie spiritalisante, Paulo Coelho n'en manque pas une. Ainsi a-t-il repris, avec La Solitude du vainqueur, le chemin du Bon combat qui le conduit, cette fois, dans les coulisses sordides du Festival de Cannes, lequel, tiens, vient justement d'ouvrir ses portes infernales. La première invocation du Guerrier de la Lumière nous rappelle qu'il fut un enfant de choeur brésilien avant de s'égarer lui-même dans les miasmes sataniques du rock et de la pop: - Ô Marie sans péché, priez pour nous qui faisons appel à Vous - amen. Sur quoi la première phrase de la Préface de ce Thriller de la Vraie Voie pousse le lecteur à s'agenouiller fissa: "L'un des thèmes récurrents de mes livres est qu'il est important de payer le prix de ses rêves." En l'occurrence: 19 Euros, ce qui fait tout de même 40 balles suisses pour qui ne reçoit pas le Service de Presse gratos... Et la Leçon de s'ensuivre qui ne s'achèvera qu'au terme de cette fable édifiante: "Nous vivons depuis ces dernières décennies au sein d'une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir, et la plupart des gens ont été portés à croire que c'étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallaait se conformer". Et le gourou christoïde d'enchaîner aussi sec: "Ce que nous ignorons, c'est que, en coulisses, ceux qui tirent les ficelles demezrent anonymes. Ils savent que le véritable pouvoir est celui qui ne se voit pas. Et puis il est trop tard, et on est piégé. Ce livre parle de ce piège". 

    Le piège, revisité par un auteur empruntant à la fois à Gérard de Villiers, pour la délicatesse de l'intrigue frottée de sang, et à feue Barbara Cartland (en moins chaste) pour le zeste d'intrigue sentimentale, entre autres modèles impérissables, rappelle un peu le dessin de Sempé figurant, sur un quai de Saint-Trop, le bon père de famille désignant à ses femme et enfants une kyrielle de yachts plus luxueux les uns que les autres et s'exclamant: vous voyez, ces gens-là sont malheureux bien plus que nous !

    Or c'est exactement ce que Madame et Monsieur Toulemonde se diront après lecture (car ils lisent) de La solitude du vainqueur: que tout est pourri-gâté à Cannes, de la jeune starlette au produc véreux ou du styliste self made man au top modèle rwandais - non, je n'invente rien ! Paulo Coelho lui non plus n'a rien inventé, on l'en savait incapable depuis L'Alchimiste, où j'avoue qu'il m'a piégé comme tant d'autres, par une fabrication habile, alors que ce livre déjà n'était qu'une compilation de contes orientaux et de resucées de sagesse passe-partout. À plus tard l'analyse littéraire fouillée (sic) de L solitude du vinqueur. J'attends de me trouve dans l'enceinte du Vatican pour faire mon rapport aui vicaire du fils de Marie-conçue-sans-péché...

            

  • Notes à la volée


    Il est un moment, chez les écrivains « sur l’âge », où la littérature ne tend plus qu’à une sorte de conversation essentielle sur la vie, comme je me le disais déjà en lisant Ravelstein de Saul Bellow.

    Ce qui est réellement exprimé devrait gagner en consistance.

    Un jour il faudra que je décrive le phénomène de l’obsession, telle que je l’ai vécue à un moment donné ; et comment je m’en suis débarrassé, ou plus exactement: comment elle est devenue détail de l'ensemble.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, et ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou La Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, ce qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Tout faire pour échapper au magma des médias, même en y jouant son rôle.

    Se purger de ce que Milan Kundera appelle l’eau sale de la musique. Sauf que, moi, j’aime le rock, et voilà.

    Ces prétendus créateurs qu veulent être payés dès qu’ils font quoi que ce soit. A mes yeux : des faiseurs.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis: «l’indifférence froide»…

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts : mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, qui me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui vivent en moi.

    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant incontrôlable, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à ce qui m’anime depuis mon adolescence, ou ce que je dirai : ma seconde naissance. Or ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     Gouache de JLK, d'après Czapski. Figures de Lucian Freud.

  • Eros Pictor

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    Du plaisir physique de la peinture

    Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvéniles qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse de géant octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors (je ne peignais pas à cette époque) de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, même quand l'un caresse sa baigneuse à l'intime ou l'autre contemple ses baigneurs à la rivière.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon. C’est alors le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté

    1ab429872c3095586c63f13426705ff0.jpgPeindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous ceux-là qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
    a96a958ab40c73bed3145909f025f67c.jpg9d42e9e32e86b379be43684a03a8fa80.jpgPeintures: Thierry Vernet, Lucian Freud, Goya, Soutine.

  • À l'ouest d'Ouessant

    littérature,poésie

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge, et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…


    Regarde-les, me dit mon grand-père, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la villa La Pensée, lequel étudiant russe l’avait répété à mon grand-père qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.


    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom...

    Image JLK: sur la Côte sauvage...

  • Le savoir de Kertesz

    Kertesz9.JPG"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...

    L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »

    En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

    « Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.

    « L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »

    Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
    Etre sans destin. Actes Sud, 1999.

    Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.

  • La Suisse de Bouvier

     

     

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    Un entretien en novembre 1995

    Cette année-là, tandis que sévissait la guerre en ex-Yougoslavie, Nicolas Bouvier prononçait le discours inaugural d'un concours de cornemuses, dans un village montagnard de Haute Macédoine, rassemblant toutes les ethnies locales, Serbes compris, en dépit du climat politique exacerbé. Pour l'écrivain voyageur c'était une façon pacifique de manifester son soutien à ce qu'il considère comme essentiel de défendre également en Suisse: la culture plurielle. Non l’informe fourre-tout d'un melting-pot nivelant les particularismes, mais ce puzzle fabuleux de différences qui attachait Bouvier à l'ancienne Yougoslavie, où il a fait escale d'innombrables fois en quête de documents musicaux, et qui l'enflamme également quand il parle de notre pays.

    - Qu'est-ce qui, lorsque vous vous trouvez de par le monde, vous manque de la Suisse ?

    - Durant les quelques vingt années de vie active que j'ai passées loin de la Suisse, je n'ai jamais éprouvé le mal du pays. J'ai eu quelques fois l'ennui de ma maison, comme l'escargot pourrait s'ennuyer de sa coquille ; quelques fois je me suis dit que je manquais la saison des pivoines ou la saison des dahlias. Mais la seule chose de Suisse qui m'ait manqué, particulièrement dans les pays arides, et là je parle vraiment comme une vache estampillée Nestlé, c'est l'herbe. 1782898793.jpgAu mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.

    - Comment expliquez-vous l'accroissement de la distance entre nos diverses communautés ?
    - Je pense que c'est venu des années de vaches grasses où, de part et d'autre, on était si riche, qu'on est devenu plus égoïste et plus indifférent. L'intérêt pour la langue française a beaucoup baissé en Suisse allemande après la Deuxième Guerre mondiale, et s'est tout à fait éteint chez les Suisses allemands actifs de la quarantaine, qui jugent qu'ils ont plus d'avantage à parler bien l'espagnol ou l'anglais que le français.

    - Qu'est-ce qui, en Suisse, vous agace ou vous insupporte ?

    - Ce qui m'irrite horriblement, ce sont les atermoiements du gouvernement. Les mécanismes de démocratie directe que je respecte infiniment, de l'initiative et du référendum, fonctionnaient beaucoup mieux il y a vingt ans qu'aujourd'hui, où ils sont devenus prétexte à freiner toute évolution. L'électorat m'irrite par sa tendance hyper-conservatrice. Et puis m'agace, je le répète, cette propension des Suisses à donner des leçons au monde. Mais plus encore je suis agacé par l'attentisme de l'exécutif.

    - Votez-vous ?
    - Toujours. Si je suis à l'étranger, je vote par correspondance. Les seuls cas où je m'abstiens, c'est lorsqu 'il s'agit de questions par trop techniques ou ambiguës, qui m'échappent. Sur le prix du lait, par exemple, je ne sais pas comment voter. Donc je m’abstiens. Le prix du lait se fera sans moi. Ceci dit je fais une césure totale entre mon activité d'écrivain et mon activité de citoyen. Quant aux gens qui ne vont pas voter et qui râlent ensuite, ce sont des andouilles.

    - Y a-t-il, selon vous, une culture suisse spécifique ?

    - Je crois surtout qu'il y a un fonds de culture civique commune, qui fait qu'un Tessinois ou qu'un Romand, un Grison ou un Alémanique ont quelque chose à partager qui échappe à un Français ou à un Allemand, mais qui est en train de disparaître. Dans le magnifique roman de Max Frisch qui s'intitule Je ne suis pas Stiller, il y a une histoire de jours de prison pour capote militaire mitée qu'aucun Français ni aucun Allemand ne peut comprendre, tandis que n'importe quel Suisse peut la saisir parfaitement. C'est pareil pour la perception de Monsieur Bonhomme et les incendiaires, que j'ai vue jouer admirablement aux Faux-Nez de Lausanne, et que les Français n'ont absolument pas su rendre. De fait, j’ai revu la même pièce jouée dans un théâtre parisien. Or tout le mélange d'éléments proprement suisses de trouble, de fermentation, de culpabilité et d'humour si intéressants dans la pièce, avaient disparu au profit d'un théorème sec. Cette culture commune est en train de s'étioler et je le regrette hautement. Je crois qu'il est important, à cet égard, de tout faire pour lutter contre la paresse et l'indifférence croissante qui tend à nous éloigner les uns des autres.

    Portrait de Nicolas Bouvier, en 1998: Horst Tappe