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Entre tragédie et comédie

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Lettres par-dessus les murs (39)

Ramallah, dimanche 1er juin

Cher JLK,
Me revoici a casa, au milieu des valises éventrées, des souvenirs plein la tête et une petite grippe pour amplifier le vague à l’âme du retour… je me permets donc de passer la plume… Tu excuseras cet écart journalistique, mais j’aimerais partager la lecture de cet article, tiré du Monde de vendredi, parce qu’il est signé par mon ami Benjamin Barthe, qui vient de décrocher le prix Albert Londres. A tout seigneur tout honneur, d’autant qu’il donne ici la parole à quelques courageux affranchis de la Grande Muette israélienne.

“Alangui à la terrasse d'un café branché de Tel-Aviv, vêtu d'un tee-shirt à fleurs, d'un pantalon de toile et d'une paire de sandales, Doron Efrati, 23 ans, n'a pas véritablement l'allure du bidasse sans scrupule capable de tirer du lit une famille entière de Palestiniens à la pointe de son fusil. C'est pourtant ce qu'il a fait à l'occasion de son service militaire effectué entre 2003 et 2006 en Cisjordanie. "On débarque en douce dans un quartier, on jette des pierres ou une grenade assourdissante contre la porte d'une maison et on hurle : "C'est l'armée, ouvrez !".
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Ensuite, on fait sortir tout le monde dehors et on fouille de fond en comble l'intérieur. Une fois qu'on a fini, on passe à une autre maison et ainsi de suite pendant une bonne partie de la nuit. L'idée, c'est de saisir des armes ou du matériel de propagande, mais surtout de maintenir la population palestinienne dans un état de peur permanente. Comme disent les chefs, "il s'agit de manifester notre présence"."
Dégoûté par ce qu'il a vu et vécu, Doron a décidé de parler, à l'inverse de la plupart des conscrits israéliens, qui s'empressent de partir sous les tropiques pour mieux oublier. Son témoignage figure avec une centaine d'autres dans un livret publié il y a quelques semaines par l'organisation Breaking the Silence (Rompre le silence). Depuis sa création en 2004, cette association, financée par l'Union européenne, a récolté les témoignages d'environ cinq cents anciens soldats, témoins des abus, petits ou grands, vicieux ou criminels, perpétrés par les troupes d'occupation israéliennes dans la région d'Hébron. Des exactions encouragées par le statut très particulier de cette cité qui abrite le tombeau d'Abraham et dont le centre est noyauté par 800 colons juifs, barricadés derrière un dédale de barrages militaires qui pourrit la vie des 160 000 autres habitants de la ville, tous Palestiniens.
"Ça m'est souvent arrivé de prendre la relève de collègues affectés à un barrage et de découvrir que des Palestiniens y sont bloqués et menottés depuis des heures, parce qu'ils ont soi-disant manqué de respect aux soldats", dit Iftakh Arbel, 23 ans, une autre recrue de Breaking the Silence. Des humiliations, qui à la lecture du fascicule de l'association, apparaissent comme routinières. Il y a, par exemple, ce marchand d'accessoires automobiles chez lequel des soldats viennent se servir sans payer et dont ils menacent de fermer le magasin s'il ose déposer plainte. Il y a aussi cette unité qui, un jour de désoeuvrement, décide de casser les vitres d'une mosquée pour déclencher une émeute et s'offrir une tranche d'"action". Et puis ce "jeu" que décrit l'un des témoins, consistant à arrêter quelques passants dans la rue et à les étrangler à tour de rôle tout en surveillant sa montre. "Le gagnant est celui qui met le plus de temps à s'évanouir."
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Mais il y a plus grave. Le témoignage numéro 49, donné par un soldat qui entend conserver l'anonymat, décrit en détail le passage à tabac d'un jeune lanceur de pierres par un officier israélien. "Il l'a démonté, il l'a mis en pièces, raconte le témoin. Le gamin ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Nous, on regardait, indifférents. C'est le genre de truc que l'on faisait tous les jours (...). A la fin, le commandant a mis le canon de son arme dans la bouche du gosse, juste devant sa mère, et a déclaré que la prochaine fois qu'il l'attrapait avec une pierre à la main, il le tuerait."
Iftakh Arbel a touché de près ce processus d'aliénation qui transforme un bon gars en butor. "Tu alternes huit heures de garde et huit heures de repos pendant dix-huit jours. Ça t'épuise, tu t'ennuies à mourir. Tu te mets à haïr les colons à cause de toutes les horreurs qu'ils commettent et les Palestiniens aussi, parce que leur existence est la raison même de ta présence à Hébron. Alors tu essaies de t'occuper. Tu contrôles un Palestinien sans raison. Et s'il ose protester, tu te retrouves à le frapper, juste parce que tu as le pouvoir."
Parfois le défouloir se solde par la mort d'un Palestinien. "C'était dans le camp de réfugiés d'Al-Fawwar, au début de l'année 2004, raconte Doron Efrati. Un gamin avait balancé un cocktail Molotov sur nos Jeep. Dans une situation pareille, la consigne c'est de viser le haut du corps, c'est-à-dire de tirer pour tuer, même si ce n'est pas dit explicitement. Le temps que l'on sorte de nos Jeep, le gamin avait disparu. Sur ordre de notre chef, une embuscade a été tendue. Le gamin a finalement été abattu par un sniper, plus de quarante minutes après avoir lancé son cocktail Molotov. Le commandant de la brigade a voulu ouvrir une enquête, mais l'un de ses supérieurs l'en a dissuadé."
En réaction à la sortie du livret de Breaking the Silence, l'armée israélienne a parlé de "brebis galeuses", "de témoignages anonymes invérifiables" et insiste sur son souci de juger tous les forfaits dont elle a connaissance. Fin avril, deux gardes frontières qui avaient tué un Palestinien en 2002, en le projetant hors de leur Jeep qui roulait à 80 km/h dans les rues de Hébron, ont été condamnés à six et quatre ans de prison ferme. Une sanction tardive, excessivement légère et surtout trop rare, selon Iftakh. "Il faut que les Israéliens comprennent que leur tranquillité a un coût moral exorbitant, dit-il. Actuellement, ce sont les jeunes appelés qui le paient. Mais bientôt, c'est toute la société qui sera corrompue."

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A La Désirade, ce 2 juin, soir.

Caro Pascal,
Nous revenons nous aussi de voyage, mais pleins de joie malgré la grève sauvage qui a paralysé les trains de Toscane et de Ligurie. Povero paese ! s’exclame notre ami le Gentiluomo qui n’en peut plus, en honnête homme de bonne foi, de vitupérer le foutoir qu’est en effet l’Italie à certains égards, à quoi je rétorque immanquablement : caro paese ! Mais le fait est que le thème du gâchis prédomine dans cette Italie au peuple incessamment merveilleux que La Caste, ainsi que les journalistes Gian Antonioo Stella et Sergio Rozzo appellent la classe politique dans leur best-seller ravageur, suivi aujourd’hui par La Dérive, épuise de corruption et de parasitisme.
Mais c’est d’autre chose que du naufrage annoncé par les Cassandre que j’ai envie de te parler ce soir, n’était-ce que pour faire contrepoint, avec ce que nous avons vécu trois jours durant chez nos amis, aux terribles récits que rapporte Benjamin Barthe.
Je pourrais certes te raconter ce qu’a vécu le Gentiluomo, entre dix et treize ans, à la fin de la guerre, lorsque les Allemands se sont repliés de la Ligne Gothique, dont il m’a montré les vestiges fortifiés dans la plaine de Carrare, et que la guerre civile et ses règlements de compte, ses vengeances, ses crimes parfois, a entretenu la haine dans les cendres de la guerre, et puis non : je vais te parler de jeans à 10 euros.
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Si tu cherches de beaux jeans griffés, comme n’importe quel jeune écrivain même égaré à Ramallah, la meilleure adresse est évidemment Forte dei Marmi, qu’on dit simplement Forte, comme on dit Saint-Trop’ ou Marbella. Le gratin de la jet set n’y est pas encore, qui va débarquer vers juillet-août, mais les boutiques en jettent déjà un max : c’est Megève ou Gstaad en bord de mer, pavé de marbre et doré sur tranche, avec des vitrines pleines de jeans artistement froissés, déchirés, aux fesses cousues de motifs brodés et fioriturés que c’en est un rêve, et rien au-dessous de 150 à 300 euros, preuve que Dieu existe.
Néanmoins j’ai douté, je l’avoue, ou plus exactement : j’ai compté, sordide que je suis, me fiant en outre à la moue de la Professorella. Ces vieux jeans neuf tout mités-ravaudés et cloutés d’argent qu’on me proposait me séduisaient certes, comme le Diable sait s’y prendre, mais la Professorella faisait la moue : troppo caro, caro… Et de fait, c’était ailleurs que m’attendaient les Jeans de Rêve.
Le lendemain, donc, au marché popu du samedi matin, dans les rues de Marina di Carrara : cet étal de Brahim le Marocain, flanqué de son fils Ahmed. Deux beaux sourires surplombant un tas de jeans à dix euros la pièce, et nous là-devant, le Gentiluomo et moi, ni bourgeois no bohèmes mais cherchant tous deux des jeans. Alors nos moukhères : ben vas-y, tâte, zyeute, essaie, dix euros c’est donné. Et nous de tâter, de zyeuter puis de nous inquiéter de savoir où se passait l’essayage. Alors Brahim : per di qua, désignant une camionnette ouverte derrière l’étal. Et nous de grimper là-dedans à tour de rôle et d’essayer chacun son tour ses Jeans de Rêve.

Tu me taxeras peut-être de futilité, ami Pascal, après le récit des tribulations palestiniennes de ton ami, mais j’ai bien aimé, pour ma part, observer le Gentiluomo grimper dans la camionnette. Notre cher hôte, avocat de son état, est titulaire de la plus haute distinction portée dans la province, et c’est l'élégance même, mais sa façon de parler aux gens de toute espèce l’est plus encore. La veille, j’ai vu cet homme de droite ulcéré par la droite profiteuse, et tout aussi écoeuré par les profitards de gauche, acheter une exemplaire de Lotta communista à une militante de vingt ans passant par là. Et maintenant il parlait au fils de Brahim avec tant de gentillesse, après avoir essayé ses jeans à 10 euros dans la camionnette du Marocain...
J’en tire, finalement, un critère de distinction à valeur anthropologique, à propos duquel je te prierai de méditer. Monterais-tu, Pascal, dans la camionnette, pour essayer des jeans à 10 euros ? Je te prouve mon amitié en n’en doutant point une seconde. Et le jeu consistera désormais à imaginer tous ceux que nous connaissons, avocats ou écrivains : qui monte et qui se défile ? Qui grimpe avec naturel et qui craint de s’abaisser ainsi ? Caro paese !
 
Image: propagande de Tsahal. Coquelicots en Toscane, huile sur toile de Floristalla Stephani. 

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