Lettres par-dessus les murs (32)
"Abu Dhabi, entre deux vols, on ne sait plus a quelle heure, les paupieres lourdes, sur un clavier sans accent, ce 10 mai 2008...
Cher JLK,
tu te trompes je t assure, le centre du monde est ici, ou bien tout pres. Des Arabes en emirs, d un blanc immacule et fiers comme des coqs, un type en jogging, avec Pamela Anderson tatouee sur son mollet, ceux qui remplissent des caddies entiers de parfums detaxes, des asiatiques en t shirt, des blancs en costume, beaucoup de types avec des talkies walkies qui essaient de retrouver les retardaires du vol 514 pour Bangkok, peine perdue dans cette foule, des gamins qui hurlent, la voix de Madame Aeroport qui egrene les departs, et que personne, absolument personne, n ecoute, des tetes de Bangladais, ou d Indiens, par groupes de cinq ou de six autour d un cendrier, dans l aquarium des fumeurs, un banc d hotesse en uniformes a boutons dores qui passe en claquant des talons, la dernier du groupe marche comme un canard, un fakir tout droit sorti d un Tintin, je ne me rappelle plus du titre de l album, des blondes decolorees, un pilote affale sur le comptoir comme le dernier des ivrognes, avec une casquette trop grande, des decolletes facon Ibiza, des femmes voilees de la tete aux pieds, et puis cette fille aux epaules nues, un nez africain mais les yeux plisses, avec un t shirt I Love NY, voila le centre du monde, en un coup d oeil je denombre exactement 56 religions differentes, plus 321 sous-sectes, par contre compter le nombre de magasins est absolument impossible. La connection quant a elle coupe toutes les cinq minutes, radins les Abu Dhabiens, je te laisse donc avant qu on ne me musele a nouveau, a bientôt…"
"En orbite périphérique, sur les genoux aussi, mais avec les accents, ce jour de la Pentecôte, neige de plumes de colombes, ce 11 mai.
Cher toi,
Plus exactement, et tu le décris assez bien, le centre est désormais partout, mais je te parlais, du centre qui m’est vraiment centre, lié à un corps supposé siège de l’âme, ou sa succursale supposée (on suppose avoir la vie « dans la peau ») qui prend un dimanche de Pentecôte, même pour un paléochrétien cousu d’hérésies tel que je le figure, une signification particulière puisqu’il neige ce matin des plumes de saint Esprit, comme au début d’Amarcord, tu te souviens de cet autre printemps éternel : le manine, le manine...
Ce que tu évoques me rappelle une observation dont j’avais émaillé le seul roman que j’ai commis jusque-là (tu ne perds rien pour attendre, allez), intitulé Le viol de l’ange et paru en 1997. Je n’aime pas trop me citer moi-même en personne (ah, ces modestes…) mais en l’occurrence j’obéis à ma mémoire et comme je sais mon roman par cœur (ah, ces menteurs…) je te sers la tranche.
Il y est question d’une cité périphérique et d’un couple à tatouages et pratiques échangistes consommées au Cap d’Agde cher à Houellebecq : «À l’apparente quiétude de cette splendide matinée d’été se mêlait déjà, pourtant, le sentiment d’un indéfinissable malaise. À quoi cela tenait-il ? C’était pour ainsi dire dans l’air. Peut-être même cela oblitérait-il la lumière ? La netteté particulière des choses, ce matin-là, n’avait pas empêché Muriel Kepler de ressentir la même vague sensation d’être engagée dans une impasse qui oppressait des millions de gens, notamment dans l’ensemble des sociétés tenues pour les plus évoluées. Mais quel sens tout cela diable avait-il ? Une vie vouée au shopping méritait-elle encore d’être vécue ? Dans le cas précis de la Cité des Hespérides, l’architecture même semblait distiller une espèce de torpeur qu’on retrouvait à vrai dire dans toutes les zones de périphérie urbaine. L’impression que les blocs d’habitation qu’il y avait là et que les parkings qu’il y avait là, que les espaces verts qu’il y avait là et que les containers de déchets qu’il y avait là se multipliaient en progression exponentielle sur les cinq continents aboutissait, pour qui en prenait effectivement conscience, à une sorte d’accablement proche de la désespérance que seuls des programmes en tout genre paraissaient en mesure de pallier. Ainsi l’aérobic et la diététique, les thérapies de toutes espèces et la créativité multiforme entretenaient-ils l’illusion d’une activité positive quoique périphérique elle aussi.
Or tout devenait périphérique à cette époque. Dans le mouvement s’étaient perdus la notion de centre et jusqu’au sentiment d’appartenance à telle communauté privée ou publique. L’impression dominante que tout était désormais possible se diluait en outre dans une sensation générale d’inassouvissement qui exacerbait le besoin de se distraire ou plus précisément, ce jour-là, le désir de se retrouver sur n’importe quelle plage à ne plus penser à rien. Cependant une femme souffrait réellement, à l’instant précis, dans l’habitacle d’un véhicule lancé à vive allure à destination des simulacres de félicité – Muriel Kepler retenait un cri. »