A propos de Lucy
Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de l’écrivain irlandais William Trevor, déclaré “le plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise” par le New Yorker et qui manqua de peu, avec Lucy, le Booker Prize en novembre 2002.
Encore peu connu des lecteurs de langue française, défendu par un “petit” éditeur qui s’acharne héroïquement à défendre la qualité plus que la quantité, William Trevor n’en est pas pas moins de ces quelques auteurs contemporains dont on se transmet le nom comme un secret, parce que ses livres échappent au bruit du monde et à la fugacité des modes, tout en nous plongeant au coeur du monde et dans le présent incandescent. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy. Mais ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame apparemment absurde, et si riche de significations, que l’auteur voue son attention compassionnelle, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite “des troubles” à nos jours.
“C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher”. En l’occurrence, c’est à cause de l’insécurité croissante que le capitaine Everard Gault, rescapé de la Grande Guerre, et sa femme Héloïse, Anglaise d’origine, décident en 1921 de quitter leur propriété côtière proche de Kilauran, dans le comté “rebelle” de Cork. A l’origine de leur angoisse et de leur décision de s’exiler dans le Sussex: l’empoisonnement de leurs chiens et la tentative nocturne de trois jeunes gens d’incendier leur maison, qui a poussé le capitaine Gault à tirer sur l’un d’eux, le blessant et risquant alors de probables représailles. Le souci des conjoints est évidemment de protéger leur enfant unique, la petite Lucy, agée de presque neuf ans. Or ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que celle-ci, vivant en symbiose avec la nature, se refuse absolument de quitter ce coin de terre et de mer. A la veille du départ annoncé, elle disparaît ainsi avec quelques victuailles, sans s’imaginer du tout qu’elle scelle son malheur et celui des siens. De fait, ceux-ci en arrivent à se convaincre, après des semaines de recherches, que la petite s’est noyée, comme le leur suggère un unique vêtement retrouvé dans les rochers. Désespérée, poignée par la culpabilité (elle s’imagine que l’enfant s’est suicidée) et craignant plus que tout d’avoir à identifier un cadavre, la mère de Lucy entraîne alors son mari à une fuite qui les conduit, effaçant toute trace derrière eux, en Suisse puis en Italie. Ce qu’ils ignorent, c’est que Lucy est retrouvée entretemps par le gardien de leur maison, vivante et bientôt gagnée à son tour par un sentiment de culpabilité qui va la poursuivre toute sa vie durant.
Car la vie, désormais, va reprendre dans la séparation. Si invraisemblable que cela paraisse (mais ce ne l’est pas du tout en réalité), Lucy ne reverra jamais sa mère, qui se refuse à tout retour et se réfugie, en Italie, dans le culte de la beauté magnifiée par les peintres. Les années vont ainsi passer, l’approche de la guerre poussera le couple à se replier au Tessin, et la maladie finira par terrasser Héloïse Gault, laissant son compagnon anéanti mais résolu, pour sa part, à revenir au pays. Entretemps, prise en charge par les fermiers Henry et Bridget (lesquels incarnent un autre type de totale fidélité), Lucy a grandi non sans subir l’opprobre de ses camarades et de certains adultes l’estimant “possédée”, puis est devenue la réplique belle et cultivée de sa mère dont elle partage, en outre, le sentiment lancinant d’une faute dont seul le retour de ses parents la délivrera. Ainsi se refuse-t-elle de vivre l’amour que lui offre un jeune homme, et qu’elle partage, s’estimant indigne de tout bonheur avant d’être pardonnée. Un troisième personnage, en outre, est poursuivi par la même hantise de la faute commise, et c’est le dénommé Hoharan, sur lequel le père de Lucy a tiré, que tous considèrent comme une victime alors qu’il s’estime le premier coupable, torturé par des rêves et finissant à l’asile.
Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor nous semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables. Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension et au si profond amour.
Wiliam Trevor. Lucy. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Editions Phébus.
litterature - Page 4
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L’humanité lancinante de William Trevor
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Milena
Esquisse d'une nouvelle
C’est le mot nectar qui m’y a fait repenser, à propos de ce que m’avait écrit Milena en termes voilés sur une carte postale qu’elle m’avait envoyée de Vancouver un peu après la fermeture de la communauté. Comme quoi mon nectar lui manquait. Milena que la dope nous avait enlevée ensuite des années durant et qui était réapparue ce soir-là. Milena à la langue rêche de fumeuse de Gauloises bleues. Milena qui venait de fêter ses trente-cinq ans et sentait toujours comme après la chose. Milena qui avait fendu la foule du théâtre pour se jeter sur moi en miaulant à notre vieille façon.
- «Et comment tu vas ? Tu n’as pas changé. T’es encore seul ou quoi ? T’as pas viré pédé finalement ? Qu’est-ce que tu fais après ?»
J’allais lui répondre à l'instant où je remarque, par dessus son épaule, là-bas, qu'il avait neigé entre le théâtre et le lac.
Sur quoi je la prends dans mes bras en me rappelant que je n’avais pas du tout envie de prolonger tout à l’heure, et je la serre et je sens son odeur et je lui dis :«Je ne sais pas. Je n’ai rien prévu. Je n’ai pas d’idée. On se prend un verre ?»
Il y avait alors deux jours que les Taliban avaient dynamité les Bouddhas géants d’Afghanistan, on était en mars 2001 et je me demandais déjà comment raconter Milena tant d’années après ? Que je raconte comment elle me regardait la regarder: deux paumés des années Carter qui se retrouvent sous Reagan, et dont je reparle sous Bush fils de Bush: vraiment intéressant ? Deux qui étaient aussi nuls politiquement parlant et qui le sont probablement restés. Deux qui flottaient entre deux eaux. Deux qui ne s’aimaient même pas vraiment, mais se retrouvaient à peu près à chaque fin de soirée au Mao, quand tous les vrais couples s’en étaient allés.
Milena avait maintenant les cheveux courts et l’une des premières choses qu’elle me dit était qu’elle se retrouvait femme au foyer et qu’elle et son jules s’exerçaient à faire une première portée de chatons, ce qui me semblait tout à fait dans sa ligne en dépit de ce que les gens raisonnables lui avaient prédit, l’overdose ou le trottoir. Elle avait déjà repéré une table dans le foyer du théâtre où l’on était en train d’installer le buffet. Je lui ai proposé «un double comme au bon jeune temps» en faisant allusion à notre litre et à celui de Miss Lonelyhearts, elle m’a répondu d’un clin d’oeil, elle s’est installée à la table biplace du fin fond du foyer et j’ai foncé au bar avant l’arrivée de la foule, en passant j’ai juste dit à Peter Brook (qui se rappelait visiblement notre dernière entrevue) que son spectacle m’avait salement secoué, mais je ne pensais alors qu’à rejoindre Milena avec nos deux flacons de retrouvailles, le maestro a dû me trouver mufle et je m’en foutais comme d’une salade sèche.
Pourtant c’est bien de L’Homme qui se prenait pour un chapeau que nous avons parlé d’abord avec Milena, qui m’a dit tout de suite que ça lui avait rappelé bien des choses de La Solitude où elle avait fait ses deux premières cures de désintox, et je la revoyais dans son pyjama de pilou avec sa peau bleue et ses yeux en gelée. Sur quoi, se penchant vers moi, elle a remarqué: «Tiens, tu as changé de parfum, il y a une Madame là derrière ?», et après que j’eus acquiescé: «Moi je me prenais plutôt pour une feuille d’arbre, un parapluie enlevé par le vent, une chauve-souris ou un papillon, en tout cas c’était souple et ça volait la plupart du temps dans ma nuit». Un jour, je le savais, Milena avait failli se jeter de la falaise de Pierremont sous l’effet d’un cocktail à retardement. Le pauvre Jef, dit aussi le pharmacien, y avait bel et bien passé, mais une Main l’avait retenue, elle, qu’elle avait appelée la Main du Sage.
«Et la Madame est un mec bien ?» - « C’est cette individue, mère de cette autre et de cette autre bis».
Milena scrutait les trois photomatons avec l’air ravi de la future mère laitière qu’elle avait toujours été, puis elle m’avoua qu’elle n’avait jamais osé voler son image à son Kurde aux yeux verts. «Salman est le seul avec toi qui sait que je suis restée pure...»
Milena la pure, la fille de pute, la pute elle-même et la pure. Milena la rejetée de partout. Milena à l’éternelle peau de mouton et aux culottes de laine. Milena aux sacs de cuir pleins de trucs. Milena nue dans la boue de l’île de Wight, en 1972. Milena aux crises d’abandonite aiguë au lendemain de la chute de Saïgon (dont elle se contrefoutait d’ailleurs). Milena que j’ai rejetée comme les autres pour essayer de me retrouver et qui m’a retrouvé ce soir par hasard et qui me regardes comme si nous nous étions quittés la veille: «Tu me reverses un chouïa ? Dis, t’as cessé de te ronger les ongles... Et qui c’est qui se lève pour le Buffet ?»Il va sans dire que nous ne nous quittons pas d’une semelle et que ça se remarque. Milena la toujours remarquée: la toujours fée sorcière aux airs de vieille petite fille en chaussons à lacunes (elle a laissé ses pseudo-Doc sur nos sièges en guise de Warning), la toujours sapée Mont-de-piété à bijoux de fer-blanc, et, surtout, avec sa démarche dansante et sa façon gracieuse de me remplir mon auge (elle se souvient de mon faible pour les lentilles et les haricots), la ressuscitée d’à présent dans sa nouvelle aura.
Les gens saluent la grâce et je salue les gens tout en resongeant à ce dont on se souviendra… -
Le regard de Czapski
A propos de L’Art et la vie.
Il y a vingt-cinq ans ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag), finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.Aussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.
Joseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p. -
Sebastiano
Le pauvre garçon doit terriblement souffrir, mais j’ai ce qu’il faut pour le soulager quand les soldats nous laisseront seuls.
Pour l’instant le supplice continue.
Chaque flèche qui le pénètre me pénètre. Ils ne visent que la chair pleine, en évitant les os et les organes vitaux, de sorte que cela pourrait se prolonger des heures, mais je sais que ce sont eux qui flancheront les premiers et que pendant leur sieste je pourrai m’approcher de lui.
Je me demande parfois si Dieu s’ombrage de la douceur de mes caresses. Je ne sais exactement qui a ordonné le supplice, et je me soumets à la volonté supérieure comme Sebastiano lui-même s’y soumet, mais comment Dieu ressent-Il la chose à ce moment-là ?
La réponse que je donne pour ma part est une caresse plus douce encore, qui fait soupirer le jeune homme et lui tire ses dernières larmes, juste avant la conclusion.
Personne ne me voit lui planter le couteau de cuisine au coeur. Personne ne l’a entendu me supplier de lui donner le coup de grâce. Sa queue se libère enfin du pagne quand ma lame s’enfonce en lui, mais le bleu de ma robe de pucelle se confond à celui du ciel et personne n’y verra la tache. -
Au top du ridicule
Paulo Coelho resuce Super-Cannes dans un feuilleton grotesque
Huit ans après la parution du Super-Cannes de J.G. Ballard, Paulo Coelho a débarqué au festival fameux avec ce qui se voudrait une critique carabinée de la manifestation, réduite à un « festival de mode », et un tableau vitriolé d’« une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir », abusant la plupart des gens «portés à croire que c’étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallait se conformer ».
Or comment le « guerrier de la lumière » en lequel s’identifie le romancier milliardaire va-t-il s’y prendre pour dégommer la « Superclasse » qui manipule en coulisses ce haut-lieu de toute les turpitudes « créatures méprisables qui maintenant se trouvent à Cannes » ? D’abord en convoquant un justicier et son Beretta Px4, prénom Igor, Président richissime d’une société de téléphonie, Russe et catholique orthodoxe ( !) trompé récemment par Ewa, femme pourtant sublime, et décidé à la reconquérir en tuant n’importe qui « au nom de l’amour ». La première venue fera l’affaire : une jeune Olivia rencontrée dans la rue voisine, avec laquelle Igor amorce une conversation sur le sens de la vie avant de la sacrifier par la technique dit du Sambo (Samozaschita Bez Orujoya) inventée dans les nuits des temps et très pratiquée encore par l’appareil soviétique (!!). Et la pauvr Olivia d’expirer sans s’en rendre compte. Et le vainqueur Igor, déjà très seul (la solitude du vainqueur) de se féliciter de lui avoir épargné une vie médiocre (elle lui avoué que son petit ami la battait un peu). Et le message subliminal d’Igor à son infidèle compagne Ewa (que Coelho excuse en précisant que seuls les amibes sont fidèles dans le règne animal) de se transmettre par voie mystérieuse tandis que le tueur se sent « plus heureux encore d’avoir libéré l’âme de ce corps fragile ».
D’âme, il est pas mal question dans La solitude du vainqueur, roman d’uns stupidité transcendentale. D’âme et d’amour qui permet de tuer sans faire de mal. De fait, le parcours d’Igor à Cannes sera celui d’un serial killer «bon chrétien » décidé à accomplir la mission que lui a confiée Sainte Madeleine : détruire quelques mondes pour retrouver son amie moins fidèle qu’une amibe...
Paulo Coelho. La solitude du vainqueur. Flammarion, 373p.
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Le chat bleu
Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat bleu égyptien à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, Mister President et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.
J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des déserts du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.
Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.
Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.
Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.
Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.
Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.
De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin du jeu.
Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.
L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.
On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul, et la bande alors, quoique le gag de Pilou soit éculé comme une vieille chaussette, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là - Carlos qui se sent homme déjà et qui n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.
Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, hors du temps et des lois…
Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris, pourtant… -
L'essayage des mots
Nous nous trouverions dans la cabine d’essayage des mots. Tu hésiterais entre le fourreau couleur figue et la casaque à soutaches. Le vendeur serait le chanteur noir Terence Trent d’Arby, qui se montrerait très tendre avec toi. A un moment donné vous échangeriez vos photos de nous. Tu serais attirée par ses très belles mains et tu lui demanderais, avec la hardiesse que nous avons en rêve, de te permettre de les baiser à l’orientale, c’est à savoir chastement. Terence te sourirait simplement un of course darling, puis l’essayage se poursuivrait sans encombre. Tout l’obsolète y passerait. Terence te recommanderait la vertugade et votre rire clair éclabousserait le miroir d’écume légère avant qu’il ne salue ta beauté de madone paysanne, puis à parler en passant du canard automate vous évoqueriez ses roues à palettes et sa corde à boyau. Ensuite nous inviterions Terence à mon concerto de flûte à l’Accademia Chigi, juste en fin d’après-midi.
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Nos bouteilles à la mer
Une rêverie crépusculaire d’Antonio Tabucchi.
Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.
A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?
Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.
Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.
D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.
Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...
Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.(Image LK: crépuscule à La Désirade).
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La passion selon Soutter
Louis Soutter, maudit et génial.Il n’a pas besoin de faire de la beauté convulsive un programme esthétique: il la vit au milieu de ses forêts qui sont des temples et de ses enfants qui sont des anges et de ses catins qui sont des saintes sous le regard de Notre Seigneur crucifié. Frère en esprit de Rouault mais sans doctrine, frère aussi de Van Gogh et de Soutine, c’est un peintre sans peinture, un dessinateur usant de la plume du bureau de poste voisin, on pourrait dire que c’est au commencement l’artiste surdoué qui échappe à l'académisme virtuose par un génie que soulève le feu sacré. Bref: tout ce qui se dit de lui est insuffisant: Louis Soutter est La Poésie incarnée en sa chair blessée.
Sur Louis Soutter on ne devrait donner que des renseignements de police. Né en 1871 à Morges, au bord du lac Léman. Fils de pharmacien. Voisinage darbyste hyper-puritain. Parent de Le Corbusier par sa mère - Corbu qui le soutiendra généreusement, conscient de son génie. Rate ses études d’ingénieur. Se hasarde en architecture, en vain, puis étudie le violon auprès d’Eugène Ysaie, à Bruxelles. A 24 ans abandonne la musique et se lance dans la peinture. A Paris suit les cours du soir de l’Académie Colarossi. Virtuosité classique, sans plus. En 1897 épouse Madge Fursman après s’être installé aux Etats-Unis, où il enseigne la peinture à Colorado Springs. Divorce en 1903. Décline physiquement et psychiquement. En 1907, violoniste à l’orchestre du théâtre de Genève et à l’Orchestre symphonique de Lausanne. Passe pour excentrique et de plus en plus. Refuse la nourriture et claque son argent et celui de ses amis. Sous tutelle dès 1915. Admis en 1923 dans la maison de retraite de Ballaigues, sur les crêtes du Jura vaudois, d’où il s’échappe le plus souvent pour d’interminables errances. Le postier de Ballaigues lui interdit l’usage de l’encrier public, dont il use pour ses dessins. Milliers de dessins à l’encre, tenus pour rien par ses proches, sauf quelques-uns, artistes ou écrivains... Tous autres détails biographiques et critiques à recueillir dans les deux grands ouvrages de Michel Thévoz : Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Age d’Homme, 1974) et Louis Soutter, catalogue de l’œuvre (L’Age d’Homme, 1976).
Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité… -
Sweet Sunny Sixties
Comment, cette année-là, et ce soir-là, cette nuit-là se mêlèrent voix et visages, dans un choeur dont les échos jamais oubliés resurgissent de loin en loin.
L’alto à tignasse de feu débarquait d’un trou perdu du Wisconsin, mais Jim situait sa seconde et véritable naissance en Californie, dans une communauté de San Francisco où il avait entrepris son voyage sur la Vraie Voie, cependant il n’y avait que quelque jours qu’il s’était attaché à la soprano moldave à la voix si poignante assise à côté de lui, Milena de son prénom, fille de réfugiés roumains installés à Londres, et Milena avait suivi Jim jusque-là sans être sûre de se lancer avec lui sur la route d’Orient, d’ailleurs ils avaient eu le matin même leur première rupture d’harmonie en faisant leurs ablutions sur le bord de la Limmat, lorsque Jim lui avait confié qu’il n’était pas sûr que la Vraie Voie pouvait se faire à deux, mais à l’instant leurs voix planaient ensemble au-dessus des moires de la rivière en se mêlant à celles des autres, on eût dit qu’il n’y avait plus d’espace ni de temps divisé, le choeur évoquait une espèce de grand essaim sonore en suspens entre les flots et le firmament d’été constellé de myriades d’étoiles qui rappelaient au vieux Max ses nuits des années 40 au pénitencier militaire, Max dont le drapeau de Marcheur de la Paix enveloppait les épaules de la douce Verena - la fluette voix du patriarche et celle un peu flûtée de la jeune fille dessinaient de fines arabesques en bordure des autres -, puis le quelque chose de très archaïque et de très juvénil qui émanait du choeur fut soudain comme électrisé par le solo de cristal limpide du berger Hans Sonnenberg descendu de son alpage avec de quoi se divertir au Niederdorf et que diverses filles de bar s’étaient arraché, mais qui pour lors n’avait d’yeux que pour la Roumaine de Jim, et c’était pour elle que sa voix cherchait à présent une faille vers le ciel qu’on imagine derrière la nuit, et de fait la voix presque enfantine du grand Kerl à boucles d’oreilles et culotte de cuir, zyeux d’azur et gabarit de lutteur, s’envolait le long des flèches de la Chagallkirche en arrachant à chacun d’irrépressibles frissons, et Milena se sentait fondre au côté d’un Jim de plus en plus absent, murmurant vaguement un OM continu, Milena retrouvait dans la voix du berger des accents de ses montagnes natales dont ses oncles lui chantaient parfois les complaintes, et déjà, aux accents excessivement sentimentaux de ses jodels, les filles de bar avaient compris ce qui se passait entre ces deux-là, tout en sachant que le Hans leur reviendrait avec son rire clair et ses vrenelis, et c’était justement parce qu’il y avait de l’amour dans ce chant que les filles se sentaient pures de jalousie, et la nuit paraissait s’ouvrir à toutes ces voix déployées, Jim était déjà parti vers l’Ashram mystique qui le délivrerait de toute pesanteur et les sans-logis qu’il y avait là se sentaient eux aussi dans la peau de pèlerins au bivouac stellaire, Max se réjouissait finalement d’avoir raté le dernier tram de Zumikon et d’être tombé dans cette bande de chiens sans colliers: même si cela ne faisait pas un pli que le monde continuerait de mal tourner en dépit des essais de révolutions du printemps dernier, même si la sauvagerie se perpétuait, son idéal restait chevillé au corps du vieux disciple du Mahatma et les chants de cette nuit le faisaient se sentir un peu meilleur, comme il en allait de Tonio - serveur à la Bodega et grand lecteur de Pavese - et de tous les traîne-patins que la première rumeur avait attiré des ruelles du Niederdorf au bord de l’eau fraîche à la forte odeur de poisson vif, et ils étaient bien une trentaine vers minuit, mais maintenant la nuit avait basculé sur son axe et le chant commençait de s’espacer, des couples s’en allaient vers les bosquets du Lido, d’autres parlaient à voix basse ou prenaient congé, on se souhaitait bel été ou bonne vie, Jim avait laissé Milena se réfugier dans les bras du contre-alto Sonnenberg cependant que Tonio et Verena faisaient un feu sur la berge de la rivière, et leurs visages éclairés paraissaient plus beaux encore de surgir ainsi de l’obscurité, Jim resterait encore longtemps sur l’empieremment de la berge, les paumes ouvertes et les yeux clos, à se remplir d’énergie cosmique, Hans et Milena continueraient de murmurer à ses côtés, les filles de bar regagneraient leurs studios et des pluies d’étoiles tomberaient encore au fond du ciel que les échos de toutes les voix de ce soir-là retentiraient toujours dans la nuit... -
Le temps du Barbare
Pour Léo
C’est dans la lumière assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à présent ce soleil d’hiver, je ne sais trop pourquoi, ou peut-être à cause de ce quelque chose de très pur qu’il y avait chez l’enfant de chœur que j’étais alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle qui ne m’a jamais quitté – et du coup me reviennent les noms d’Utrillo et de Verlaine, je fume comme une usine et je crève de solitude blême, et combien j’aime cette douleur lancinante qui me fait rechercher la protection des vieilles arches et des impasses de la cité médiévale à peu près encore propices à l’élégie de ces premiers âges, et me reviennent les noms de Brel et de Brassens tournant sur le plateau du juke-box du Barbare au tréfonds de ces années-là.
C’était alors une espèce de trappe enfumée aux murs capitonnés de toile de sac rouge sang-de-bœuf passé et aux tables très basses où toute une tribu d’étudiants et de traîne-patins plus ou moins artistes s’acharnait à refaire tous les jours le monde. Cent fois je m’en étais approché sans oser en franchir le seuil maudit, et cependant plus j’hésitais et plus je m’enferrais dans la croyance secrète que là-bas, dans cet antre aux fenêtres à petits carreaux tatoués de nicotine par lesquels ne filtrait plus que la quintessence du miel alchimique du jour, se perpétuaient les rites mystérieux de la Vraie Vie. Ensuite de quoi, m’y étant risqué une première fois, je n’eus de cesse que d’y revenir.
À cet âge où l’on n’est rien, on s’imagine qu’il suffit, pour se poser devant le monde, d’une gauloise à torailler en lisant ce livre des livres qu’on emporte partout avec soi, et c’est mille fois vrai. Que le philistin s’en vienne donc prétendre que Moravagine de Cendrars n’est pas le livre des livres : cela lui ressemble après tout, alors que depuis qu’on a lu Moravagine on sait que la femme est maléfique et que l’homme est son esclave et que le poète est un outlaw dans la société foutue des temps qui courent.
Quant à moi, j’en avais assez d’endurer depuis tant de temps le même lapement des familles au potage velouté du dimanche, à croire qu’au siècle des siècles cela se répéterait ainsi lugubrement dans cette odeur rampante d’asile de vieux en rase campagne, tandis qu’auprès de Moravagine je m’étais reconnu de la race proscrite, et tout était chaque jour tout neuf sous un autre soleil pour ce gibier de cosaques que nous étions tous deux, chevauchant des locomotives frappées au sceau de la Révolution de part en part de la Russie en pagaille, puis disparaissant et resurgissant finalement parmi les Indiens bleus d’Amazonie après tant et tant d’épreuves et de jungles et de fièvres et de moucherons vampires – et je restais là tout effaré dans la rumeur de jazz et de messes basses de ce bar dérivant de mes heures clandestines, et je me figurais qu’il n’y avait rien de plus beau dans cette chienne d’existence, et c’était mille fois vrai.
J’arrivais au Barbare par des chemins à moi liant entre eux d’autres lieux dont j’avais déjà perçu l’étrange rayonnement. Il y avait cette espèce d’éminence aux herbes folles des hauts de la ville où je m’attardais souvent au déclin du jour pour y soliloquer tandis que, l’ombre des grands arbres qu’il y avait là m’enveloppant de son silence de sanctuaire, les blocs de béton troués de cent mille fenêtres des nouveaux lotissements étagés en contrebas semblaient appareiller vers l’ouest dans la dernière lumière. Ou c’était la zone de ravins et de taillis des confins de la ville à laquelle on accédait par des chemins creux d’une sauvagerie qu’accentuait parfois la rencontre d’un chiffonnier à faciès de corsaire. Or, m’enfonçant dans ce dédale de sentes aux odeurs de carton mouillé, j’étais tombé certain jour, dans une clairière sablonneuse, sur un divan de skaï défoncé dans les vestiges duquel j’avais entrepris de lire ce livre des livres qu’était cette fois Alexis Zorba, et le soleil avait disparu par-delà les rangs de hallebardes inclinées des sapins, et la pénombre remontait le val avec son souffle de glacier que je m’éternisais encore dans l’incendiaire clarté de Crète. Ou c’étaient tous ces endroits oubliés, à l’écart des rues processionnaires du centre-ville ou des vertueuses promenades des jardins municipaux à boniches bernoises, dont il émanait cette même musique sous la pluie ou la neige que j’entendais chez Rimbaud, et là aussi je revenais et revenais sans diable comprendre ce qui m’y attirait à tout coup.
Au Barbare c’était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d’énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l’atmosphère, son gaz subtil de douce désespérance, ce genre miné que nous nous devions d’afficher, qui tissaient à la fois notre emblème bohème et notre confort. C’était le rendez-vous du vague à l’âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d’exister; nous ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l’abominable société; les plus purs d’entre nous parlaient de tout mettre à sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sombrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu’il y a à un jet de pierre de là – ce qu’attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
Il y avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D’ailleurs le jazz parlait pour nous : Thelonious Monk égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c’était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n’était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois ; il y avait de l’impatience théâtrale dans l’air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s’enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu’il s’agissait là d’un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu’il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre, tandis que Jacques Brel, dans sa boîte à musique, n’en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu’à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désarmer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège – impensable qu’on se contente de ça.
Tout alentour, dans le quartier d’où je venais, ce n’étaient que fleurs en pot et que chapeaux mous, que faits et gestes posés, que sourires contraints, que lieux communs ressassés. Or je flairais leur odeur de propre, et derrière les croisées je devinais ces aguets, ce concours de vertus, ces mines penchées, doucement insinuantes, du style je-vous-surveille-pour-votre-bien.
Partout je repérais l’accroupissement. Tel un symbole je me rappelais, pour mieux le vitupérer, le claquement sec du sécateur du fondé de pouvoir Untel tout affairé à la taille de ses bordures de buis alignées au cordeau. De fait il y avait quelque chose, dans la nature même de ce bruit, qui m’était philosophiquement intolérable, comme s’il se fût agi d’une mâchoire s’acharnant sur le vide avec quelle rage bornée, opiniâtre, métronomique, et quelle meurtrière minutie. Ou c’était le silence qui m’oppressait, dont la pesante densité, les dimanches, matérialisait en quelque sorte l’ennui vaseux des béatitudes petites-bourgeoises.
J’étais exaspéré à outrance, mais je le recherchais aussi bien: c’était la plaie qu’on gratte, le suave calice de la déploration; au lieu de les fuir je revenais en ces allées mortifères renifler cette odeur sans odeur.
Cependant je me levais chaque matin, prenais le tramway et tombais invariablement sur cette espèce de colosse aux yeux tristes, avec sa pipe et sa serviette de prof routinier, dont j’ignorais que c’était Schlunegger. Or j’en avais fait l’image même de l’accroupi. Parce que son regard avait des absences et qu’il diffusait comme une aura, je l’accablais de tous les reproches en me jurant de ne jamais me résigner de la sorte. C’était l’incarnation du dégonflé, me semblait-il, et c’est ainsi que je me rappelais le personnage jusqu’au jour où, des années plus tard, je le retrouvai en effigie dans le recueil posthume de ses Œuvres.
Alors je ne sais trop ce que j’en ai pensé. À peu près rien sans doute. Ou peut-être simplement: tiens, mais c’est l’ours-poisson ! Car telle était l’image qu’il m’avait également laissée de lui, et dans ses poèmes je retrouvais sa lenteur d’eau dormante et cette lueur dans son regard, ce mélange de lucidité déchirée et d’accablement que j’avais cru de la veulerie, cette palpitation d’un cœur pris au piège, ce poids énorme, cette présence comme infectée et cette ombre de flamme pourtant.
À présent c’est Noël et je marche tout seul sous le ciel plombagin, le long du lac aux eaux transies; et combien j’aime la mélancolie de ce jour sans couleur de décembre, cette lumière dense et diaphane de la vieille douceur du monde, comme à des lieues de toute atteinte.
Cela me tient depuis ces âges des premiers vertiges. C’est comme une sorte de révélation. Subitement on voit les choses sous un autre éclairage: on est là sur une grève ou dans un dédale de hauts murs, par les bois ou les avenues, et voici qu’on lévite pour ainsi dire, tout allégé quoique plus proche à la fois du monde alentour; ou c’est comme à l’instant, le long de ce chemin surplombant les enrochements du bord du lac où cent fois j’ai passé et repassé depuis tant d’années à me réjouir ou à pester dans mes soliloques déambulatoires: subitement on se découvre ou se redécouvre unique et c’est au même moment cette clairvoyance lancinante et cette reconnaissance aveugle; au même moment on touche à ses limites et se tissent de nouveaux motifs sur la trame, mais ce n’est pas affaire de vouloir ou de savoir, car tout procède de cet élan primordial d’on ne sait quel amour de toujours – et voilà l’abracadabra.
Quelques instants plus tôt j’avais la tête ailleurs, une fois de plus encombré par le fatras de la vie qui va. Comme des myriades d’autres égarés dans le grouillement brownien de la planète, je me trouvais donc là, marmonnant imbécile en l’habitacle de ma deux chevaux à me ressasser des trivialités : penser à ça, faire ça, régler ça et ça; et j’actionnais les machins, la route avait fait place à l’autoroute, il y avait une rangée de saules derrière lesquels se distinguaient les sémaphores oxydés d’une voie ferrée, mais je voyais sans voir, cent fois j’avais passé et repassé dans ce décor de banlieue, aussi était-ce d’un œil indifférent que je le traversai comme à l’ordinaire, et bientôt je fus en ville et parce que j’avais à faire ça et ça dans le périmètre des grands magasins, je me retrouvai peu après au troisième dessous du parking souterrain qu’il y a là, lorsque telle chose m’apparut.
Jusque-là j’avais fonctionné : tous obstacles repérés, pièges éventés, menaces circonvenues, et le même automate allait maintenant diriger mes pas, lorsque tout carambola. Mais à quoi diantre cela tenait-il ? Mystère considérable, car à l’instant je me trouvais encore dans les soubassements de la crypte à voitures. Or, très étrangement, c’est de ces lieux affreux que me saisit soudain la fatidique beauté. Subitement m’apparut ce pilier rouge sang, contre lequel je m’étais garé, comme la pièce enfin retrouvée de quelque rutilant meccano; et du même coup se regroupaient, sous l’effet de cette poussée jubilatoire, tous les détails du même tableau que tout à l’heure je voyais sans voir : ce puits d’échos à la Piranèse, ces rampes en lentes vrilles, ces énormes conduits bleu dragée et les gens surtout – cette femme à lévrier de faïence vivante se pressant vers la sortie (son air de se prendre pour une altesse qui m’eût révulsé en toute autre circonstance, mais à l’instant sa fragilité m’apparaissant là-dessous et son élégance lancée), ce couple de retraités se serrant frileusement l’un contre l’autre à peine extraits de leur limousine, cet adolescent aux cernes mauves et, là-haut, sous le ciel d’opale, de part et d’autre de l’échiquier public, cet étudiant et ce vieillard aux mêmes longs manteaux d’hiver–, les cloches de la cathédrale et de l’Hôtel de Ville se répondant par-delà les frondaisons du jardin suspendu où tant de fois je m’étais attardé avec mon livre des livres du moment, et d’autres jardins, et tout au bout des quais policés, au-delà des allées ratissées pour villégiateurs prospères, cette infime corniche formant frontière entre les arbres et l’eau que je parcourais à présent.
Il y a là quelque chose d’indicible, mais c’est cela même que j’aimerais dire et rien d’autre. La plupart du temps, nous sommes tout semblables à ce démon de la légende russe qui se traîne au monde avec ses paupières lui pendant aux chevilles. Les yeux grands ouverts nous ne voyons rien; ou plutôt nous voyons ce que nous voyons et nous constatons que c’est comme ça ou que c’est comme c’est, que la vie est la vie et qu’on est comme on est.
Trente-six mille pèlerins font escale chaque jour devant ce qu’on leur dit être la représentation de la sublimité picturale en tant que telle, et pourtant ils ne voient que ce qu’on leur dit qu’il y a à voir, et plus ils en veulent ou en savent et moins ils en discernent ce qu’il y a vraiment à y voir, ce qui s’appelle voir. Car il y a beauté et beauté, et l’on ne verra rien de l’immarcescible si l’on reste aveugle à la première venue sollicitant de notre part ce seul imperceptible élan qui fait le partage entre rien et tout.
Dans le sable de la petite anse qu’il y avait là, j’avais ramassé ce galet curieusement armorié qui n’était, à vrai dire, qu’un éclat de porcelaine aux arêtes adoucies par l’eau; et j’imaginais le parcours de ce vestige de rien du tout. C’était l’instant même où des liens inattendus se révèlent, tissant entre objets et visages, pensées et parfums, songes et souvenirs, tout un entrelacs de résonances à n’en plus finir.
Il y avait cette éclaboussure noire d’un ancien feu de grève qui me remémorait, au fond de sa nuit, l’étoile sans cause de Schlunegger dont je recueillais, ainsi, les débris de la musique perdue. Je me rappelais le bric-à-brac de mes poches de gamin, fonds de tiroir et sacs d’école dont le contenu était allé grossir, à travers les années, la coulée silencieuse de mes vies successives: l’effigie en miniature de la star Ava Gardner à l’importante poitrine, fleurant le chewing-gum, et que j’avais retrouvée dans mon premier dictionnaire; le petit masque exotique de bois de rose à l’expression de suave férocité qu’un oncle voyageur m’avait ramené de Malaisie et que je revois parfois, souriant dans la pénombre, comme un obscur emblème; ou encore, précieusement conservé dans sa pochette de papier de soie, les pattes jointes comme pour une oraison, ce spécimen de papillon rare chassé, quelque après-midi de gloire estivale, par l’écrivain lépidoptériste Vladimir Nabokov qui, de sa main tremblante des derniers jours, en fit cadeau à mon compère Reynald une veille de garde à l’hôpital, et que je conserve comme une relique poudrée des ors de cet autre été où mon plus cher complice de sac et de corde s’est abîmé dans les séracs du Mont-Dolent.
Mon compère Reynald me disait au gré de ses découvertes: il n’y a que Mozart de sublime. Alors je le charriais. Ou revenant de Florence avec sa douce il me balançait: à côté de Michelangelo plus rien ne tient debout. Et du coup j’enchaînais avec mon éloge des poubelles de Venise dont l’apparition matinale, tel automne de noir cafard, m’avait ramené subitement à la ferveur d’être avec plus d’effet que tous les Maîtres avérés; ou bien je célébrais la couleur orange et l’heure éternelle, sur le Campo de Sienne, à ce moment de la lente déposition crépusculaire où toute beauté, de la fontaine déjà rafraîchie aux créneaux des palais retenant d’ultimes flammes, se répand en lumière d’un autre monde.
Ensuite je suis revenu sur mes pas en m’efforçant de ne plus penser à rien. J’avais encore à passer au journal. Malgré l’animation croissante des rues, je continuais de ressentir cet apaisement et cette bienveillance diffuse qui procèdent de la Vraie Vie; et ce fut dans ces dispositions que, peu après, je me pointai à la rédaction, étrangement déserte à cette heure, où je m’affairais machinalement à régler ça et ça lorsque, de la sorte d’état de lévitation dans lequel je me trouvais à ce moment, je fus subitement arraché par cette autre apparition.
L’arbre de Noël se dressait là, comme un spectre. On en avait fiché le pied dans un écrou de fonte, puis on l’avait orné de boîtes de bière vides et de guirlandes de papier de cabinets.
Je l’avais d’abord vu sans le voir, comme il en va des choses qui forment le décor de nos transits ordinaires; et probablement un réflexe somnambulique m’avait-il alors tenu lieu de pensée, concluant à l’aspect vaguement saugrenu de l’installation. Au reste, ce devait être le sentiment de tout un chacun puisque personne n’avait, à l’évidence, trouvé à y redire jusque-là. Sur quoi j’en vins à éprouver comme une sorte de gêne corrosive et de vague dégoût mêlé de vergogne. Oui c’était cela surtout : j’étais écœuré. Il y avait là plus qu’un emblème de dérision : le signe d’un consentement à la dégringolade qui trahissait notre faiblesse à tous. Car il va sans dire que personne ne l’avait voulu. Cela s’était fait comme ça. D’ailleurs il en allait ainsi d’un peu tout : parce qu’on n’était plus sûr de rien, on laissait faire, quitte à s’indigner ensuite saintement en incriminant la chiennerie ambiante.
Cependant il me semblait, depuis que j’avais commencé de remuer ces pensées, que je me dédoublais et que tout m’apparaissait sous une autre lumière encore, froide et limpide, plus précise et plus crue. C’était Noël, à l’instant je me trouvais dans la salle d’édition du journal dont j’étais alors le mercenaire, et là-bas dans leur cage de verre les télex vomissaient les nouvelles du soir : un enfant empalé sur les hallebardes de l’enceinte d’un jardin public, un séisme en Albanie, des émeutes, une tour infernale, un scandale financier, le message de paix du Saint-Père – c’était le sempiternel tout-venant qui se déversait et s’entasserait quelque temps en strates de papier de soie, puis disparaîtrait aux oubliettes. Plus tard on établirait qu’en tant d’années il y avait eu tant d’enfants éventrés sur des grilles de square, dont le fils d’une célébrissime actrice de cinéma, mais celle-ci aussi avait disparu depuis lors, donc pas moyen de resservir la sauce, en conséquence de quoi statistique et story passeraient au panier.
Les faits qui s’inscrivaient sous mes yeux dans le crépitement des machines étaient censés me confronter à ce qu’il y a de plus réel. Pourtant il me semblait à la fois que ces lieux diffusaient une atmosphère limbaire où tout se trouvait aussitôt acclimaté. À vrai dire il se passait trop de choses au même moment pour qu’on pût seulement le concevoir. Ou peut-être n’était-ce qu’un rêve ? Après tout, quelle preuve tangible détenait-on de la réalité réelle de ces faits ? N’étaient-ce pas que des rumeurs passibles d’autant de démentis formels ?
Tout à l’heure il y aurait du mouvement dans le périmètre. Le secrétaire de rédaction avait déjà fait son apparition au fond de l’aquarium, avec sa face de carême et sa gauloise au coin du bec. Il était à prévoir qu’il case l’enfant empalé en avant-der, puisque l’accident s’était produit hors de la zone d’influence du journal et qu’il n’y avait pas de photo prenable dans le bac des agences. Quant au titre, il en proposerait un qui sauterait, ça ne faisait pas un pli, parce que trop agressif ou point assez; et comme à l’ordinaire on l’entendrait maugréer, en tirant sur sa sèche, que de-toute-façon-il-n’en-avait-rien-à-cirer-bande-de-salauds.
Au moment de quitter les lieux, j’esquissai un vague signe de complicité à l’adresse de l’irascible tabagique, sans me rapprocher pour autant, pressentant confusément qu’il m’en voudrait de le distraire, ce soir plus qu’un autre, de ses humeurs de massacre. De même me semblait-il illusoire de chercher à m’enfoncer plus profondément dans la substance de toute cette détresse que les formules lapidaires des téléscripteurs réduisaient à moins que rien. Il fallait faire silence et c’était tout.
Dieu sait pourquoi l’idée me vint, lorsque je me retrouvai dans la cramine nocturne, de m’en retourner at home les yeux fermés. Je me serais laissé guider. J’aurais surfé à fleur de macadam en murmurant des incantations. Quoi qu’il m’advînt, j’eusse parié pour la confiance. D’ailleurs n’en allait-il pas ainsi depuis que, pour la première fois, j’avais franchi ce seuil invisible ? Sans doute n’en faisais-je qu’à ma tête; et puis j’avais ma barque à mener tant bien que mal; et je n’en finissais pas de me repaître de visible et de tangible. Mais n’allais-je pas mon chemin comme dans un rêve éveillé ? Et ne restais-je pas convaincu que la Vraie Vie est ailleurs ?
À seize ans, la Vraie Vie, j’avais pensé la trouver dans la fumée du Barbare, et c’était mille fois vrai. Puis je l’avais située dans la Théorie de l’Absurde, puis dans la Pratique de la Révolution, puis dans l’Harmonie Sphérique, puis dans la mise en pièces de tout ça, et à chaque fois ç’avait été mille fois vrai.
Or, c’était Noël, et je me rappelai les lumières de mon enfance. Je me trouvais à présent au milieu du chemin. Tout à l’heure je verrais s’allumer, dans les yeux de mes innocentes, ces étoiles qui me guidaient dans les ténèbres catastrophiques. J’allais les yeux fermés. Tout à l’heure je retrouverais ma douce amie et moins que jamais je ne saurais dire, alors, où était la Vraie Vie.Ce texte constitue le premier récit d'un recueil intitulé Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes. Prix Edouard-Rod 1996.
Le Vieux Quartier, dessin à la plume de Richard Aeschlimann, 1973.
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Retour au père
Retour à Patrimoine, de Philip Roth, ou le requiem émouvant du grand écrivain qui vient d disparaître à l'âge de 85 ans, à la mémoire de son père.
Récit des derniers temps de la saga terrestre d’Hermann Roth, père du grand romancier américain, Patrimoine est l’un des livres les plus attachants de Philip Roth, qu’on pourrait dire à la fois le livre de la filiation et de la reconnaissance, mais aussi de la bataille contre la mort.
Cette « histoire vraie », comme la sous-intitule l’auteur, commence au moment où le vieil Hermann, en sa quatre-vingt-sixième année, voit sa « santé phénoménale» soudain ébranlée par une paralysie de la moitié de sa face liée à une « tumeur massive » au cerveau. Fortement secoué par la découverte des radios du cerveau paternel (siège d’une autorité tutélaire qu’il a vaillamment affronté en sa jeunesse), le fils se rapproche aussitôt de son père qui va s’en remettre à lui au gré d’une inversion de rapport aussi « classique » qu’ « unique » en l’occurrence.
Car tout, à vrai dire, est « unique » chez Herman, formidable « tronche » dont l’écrivain retrace, au fur et à mesure de son déclin, le parcours et les contours de la personnalité. Dans la foulée, et par cercles concentriques, c’est le tableau d’une immense famille (les Roth constituant une tribu de centaines de personnes liées entre elles par des rites, des fêtes et même par un journal…) et de la communauté juive de Newark dont Herman fut le barde oral, que son écrivain de fils déploie avec force détails cocasses et autant de souvenirs kaléidoscopiques,en digne scribe.
Après la magistrale trilogie américaine et, plus récemment, Le complot contre l’Amérique, autre sommet de l’œuvre à caractère autobiographique, la replongée dans Patrimoine nous conduit en son noyau tendre, intime et charnel, à la source bouillonnante d’une mémoire incarnée.
De fait, Herman Roth apparaît ici comme l’incarnation même de la mémoire. « Etre vivant, pour lui, c’est être fait de mémoire : pour lui, si un homme n’est pas fait de mémoire, il n’est fait de rien. » Or cette mémoire n’est pas un refuge mais un partage, non du tout une exaltation du « bon vieux temps » mais une façon généreuse de tout revivifier ensemble.
Réaliste comme l’aura toujours été son père, Philip Roth accompagne celui-ci dans son calvaire avec une attention émouvante, laquelle culmine au moment où le vieillard, pleurant comme un gosse, patauge dans ses excréments après avoir « chié dans son froc » et souillé tout l’appartement de son fils. Alors celui-ci de trouver les mots les plus justes pour reconnaître son « patrimoine » jusque dans cette merde paternelle.
Pur de toute sentimentalité conventionnelle, et ne cachant rien ainsi de l’égocentrisme envahissant et de l’entêtement obtus du vieil homme, Philip Roth raconte les derniers jours de son père avec une délicatesse bouleversante, lui murmurant finalement « papa, il va falloir que je te laisse aller », puis « mourir est un travail, et c’était un travailleur… » avant de sentir, dans sa main, la vie quitter la main de son père.
Philip Roth. Patrimoine. Folio, 252p. -
L’innocence perdue
À propos de Pastorale américaine, de Philip Roth, premier volet d'un triptyque magistral.
C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme exacerbé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par le guerre du Vietnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout, aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine, premier volet d’une trilogie aujourd’hui achevée.
Pastorale américaine est intéressant comme le sont les romans de Balzac. C’est d’ailleurs un roman balzacien. A l’ère post-post-moderne, cela pourrait faire un peu vieux jeu. Mais on continuera de lire Pastorale américaine bien après qu’on aura oublié le post-post-post-modernisme.
Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. La densité psychologique et sociale (je dirai même anthropologique pour faire plus sérieux) suffirait à en faire un roman passionnant sur une époque, mais la forme du récit et la position du narrateur aboutissent à ce qui me semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe et la clarté d’un Hemingway) et développant en sourdine un un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme constituée par chaque individu et au moyen de surmonter ( ?) le malentendu de toute relation ou de tout jugement univoque.
Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent l’esprit d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Démons de Dostoïevski. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit pourtant la matière sociale et psychologique de quatre décennies, aux States d’après-guerre, par le truchement d’un observateur d’une porosité sans limite.
A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark) et d’un personnage à dégaine de héros de stade (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois alors qu’il est juif, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait vivant, après la reddition du Japon, « l’un des plus grands moments d’ivresse collective » de son histoire, dont l’ « océan de détails » roule ses vagues puissantes et chatoyantes dans la première partie du livre, intitulée Le Paradis de la mémoire.
Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en trois temps avec La chute et Le paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine et se remettant d’un cancer – comme l’écrivain) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite.
L’histoire de ce secret, constituant la trame du roman, devient alors, par delà la mort du « héros », le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée « réaliste » du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant « l’incarnation de la platitude », se substitue celle d0un homme beaucoup plus complexe et attachant, type du bâtisseur de bonne foi formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel métier nous vaut un véritable « reportage » balzacien sur les gantiers de Newark, dont la déconfiture adviendra lors des cataclysmes sociaux de Newark) et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts.
Face à cette Amérique positive, la révolte de Merry, fille adorée du Suédois, relève du mystère dostoïevskien ou de ce que René Girard appelle la « médiation interne », et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique puisque la « pureté » de la jeune fille va conduire successivement à l’attentat politique et à son autodestruction « mystique ».
« Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a déjà pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? », peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié du XXe siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine.
Philip Roth. Pastorale américaine. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, coll. Du monde entier, 1999. 433p. Disponible en poche Folio. -
Le rêve fissuré
Flash-back sur J'ai épousé un communiste, qui constitue la suite de la fresque amorcée par Philip Roth avec Pastorale américaine.
L'oeuvre de Philip Roth, déjà considérable, s'est déployée depuis quelques années avec une ampleur nouvelle, au double point de vue de l'expérience humaine et de sa mise en mots, qu'ont annoncé le bouleversant Patrimoine (l'un des plus beaux «livres du père» que nous ayons lus) et la non moins référentielle Opération Shylock.
Avec la trilogie qu'inaugurait Pastorale américaine (parue aux USA en 1997), suivie de J'ai épousé un communiste (1999) et de The Human Stain (à paraître), Philip Roth, la soixantaine bien sonnée, mais retrouvant une sorte de nouvelle verdeur et de prodigieuse énergie, renouait à la fois avec sa jeunesse et avec un grand courant de la littérature américaine du XXe siècle qu'on pourrait dire des jeunes conquérants, de Thomas Wolfe (que Philip Roth a dévoré en son jeune âge et que sa traductrice semble confondre avec Tom Wolfe, auteur-vedette plus récent et nullement fondateur) à Saul Bellow, en passant par Ernest Hemingway.
Pour tous ceux-là, le rêve américain n'était pas un vain mot. Le lyrisme candide, et l'extraordinaire puissance d'absorption et d'évocation de Thomas Wolfe, géant au sens physique et moral, sont souvent moqués aujourd'hui dans les universités américaines. Pourtant c'est avec cet ange pataud, loin des chichis de la postmodernité, que Philip Roth, écrivain hyperlucide, hyperintelligent et hypercultivé, auteur mondialement connu du Complexe de Portnoy, a choisi de renouer à sa façon en remontant aux sources de ses propres grandes espérances et de sa désillusion.
Dans Pastorale américaine, Philip Roth raconte l'histoire d'un homme de bonne volonté, champion de sport et de patriotisme (le type du héros du Nouveau- Monde, assumant son origine de juif atypique) qui a cru à la légitimité de la guerre contre Hitler autant qu'à la démocratie américaine, et qui découvre soudain, dans les années 60, que sa fille est une terroriste. Ce qu'il y a de saisissant dans Pastorale américaine, c'est que tout se rejoue à travers le temps.
De la même façon, dès le début de J'ai épousé un communiste, le récit des faits, remontant aux années 1948-1952, se revit au cours d'une série de conversations réunissant, six soirs de suite, en été 1997, Nathan Zuckerman et son ancien prof d'anglais Murray Ringold, actuellement âgé de 90 ans et lui racontant la vie d'Ira Ingold, son frère cadet, qui a été le mentor de Nathan en son adolescence. Or ce qui va corser cette conversation, c'est le mélange des souvenirs du jeune homme à la fois crédule et naïf, de plain-pied avec ce qu'il vit, le commentaire du frère aîné qui oppose sa lucidité à la passion folle d'Ira, et l'effet de distance des années qui rend sa portée réelle à chaque comportement.
Philip Roth brosse, dans J'ai épousé un communiste, les portraits hautement représentatifs d'une dizaine de figures de l'épopée américaine d'après-guerre. Les deux frères Ira et Murray, le tout instinctif et le plus réfléchi, renvoient à la paire biblique de Caïn et d'Abel autant qu'aux frères Karamazov, sans qu'il n'y ait rien en cela de schématique. Ira est un fauve humain à la Cendrars qui trimballe un terrible secret en s'efforçant de concilier ses idéaux révolutionnaires et ses contradictions de séducteur. Murray, qui a senti le danger du fanatisme, défend la mesure civilisatrice contre la brute sous tous ses aspects. D'abord sous la coupe d'Ira, Nathan va rencontrer un pur révolutionnaire en la personne de Johnny O'Day, dont la rectitude a cependant quelque chose d'inhumain. Par la suite, le jeune homme va découvrir quelles turpitudes humaines cachent souvent les idéaux les plus purs. Du côté des femmes, qui comptent beaucoup pour Ira, le roman nous vaut au moins trois figures balzaciennes hors du commun en les personnes d'Eve Frame, la comédienne à jamais prise à son propre jeu, Sylphid sa fille frustrée et tyrannique, et Katrina l'horrible femme de pouvoir suintant le conformisme moralisant et l'auto-adoration.
A un moment de rupture, quand Nathan Zuckerman entre à l'Université et s'entend dire par un jeune prof que la littérature «engagée» est condamnée d'avance (parce que la politique vise à la généralisation, tandis que la littérature vise au particulier), l'on sent tout l'univers du jeune homme osciller entre le «réel» , que symbolisent le syndicaliste O'Day et les ouvriers de la métallurgie, et un monde plus complexe où les passions humaines, fussent-elles taxées de «bourgeoises» par l'ascète stalinien, n'en sont pas moins omniprésentes.
Ira Ringold, devenu Iron Rinn à la radio de l'époque, célèbre pour ses imitations de Lincoln, incarne à la fois, dans ce roman, la figure de l'indomptable et du faible, du révolutionnaire et du viveur, du réformateur et du jouisseur, dont l'union avec la belle Eve Frame, raffinée et honteuse de ses origines juives, ne peut qu'aboutir à la catastrophe. Ce qu'on remarquera dans la foulée, c'est que la lutte idéologique, là-dedans, comme souvent dans les pays de l'Est à la même époque, n'aura été qu'un prétexte à règlements de comptes personnels.
C'est ainsi que, manipulée par un affreux couple (la romancière moralisatrice à succès, et son mari politicien, chroniqueur patriotard et futur député sous Nixon), Eve accepte de livrer Ira aux fauves en publiant un ouvrage de pure délation, J'ai épousé un communiste, dont elle n'a pas écrit une ligne mais qui va précipiter la ruine sociale de son mari avant que tout ne se retourne contre elle.
Cependant le roman ne se borne pas à ces étroites largeurs de la vengeance personnelle. De fait, plus on entre dans la confidence de Murray, sans cesse corrigée par la vision de Nathan (et le lecteur lui-même ne cesse d'y ajouter son grain de sel), et plus on est confronté au caractère insondable, à la fois effrayant et bouleversant de la nature humaine.
Qu'est-ce qui est trahison et qu'est-ce qui est vérité? Qu'est-ce qui est amour et qu'est-ce qui est crime? A la même époque, les mêmes pharisiens feignaient de croire que les «communistes» fomentaient la mort de la Nation, tandis que les mafieux et les lyncheurs de Noirs restaient impunis. Un livre, intitulé J'ai épousé un communiste, fit alors figure d'arme, désignant la haute trahison d'un conjoint qui eût pu finir sur la chaise électrique. Aujourd'hui, un autre livre paraît qui tire de cette matière une image vivifiante et fraternelle.
Philip Roth, J'ai épousé un communiste. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard. Collection Du Monde entier, 404 pp. -
Dans la peau de tous
Après la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.
L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
Un grand dessein
Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
La souillure humaine
Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.
Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...
Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp. -
Comme une peur d’enfant
Sur Le complot contre l'Amérique, de Philip Roth
Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, le plus grand écrivain américain vivant se livre plus intimement par le détour paradoxal d’une saisissante fiction historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh…Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale. Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus « fictionnaire » et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
Précisons aussitôt, cependant, que ce roman d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions qu’on suppose l’enfant se poser avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ? Or, en dépit de la fiction historique (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage particulier des Roth (dans leur quartier juif de Newark désormais bien familier à ses lecteurs), de telles questions retentissent dans l’esprit et le cœur du lecteur de manière immédiate. Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs, aux Etats-Unis, constituaient le danger numéro un ?
Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et de cœur.
Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p. -
Le blues de l’âge
À propos d’ Exit le fantôme de Philip Roth
Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties. Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine.
Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton.
Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…
Avec notre bon souvenir, merci la vie…
C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…
Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.Peinture: Terry Rodgers.
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L'Opéra du monde
Regard amont à l'ancre du présent à venir: L’Italie à Sète. Du chat d’Audiberti. De Russell Banks à L’Echappée. D’Henri Gougaud qui se la conte et de sept livres qui s’entrouvrent pendant que Johnny Cash se la joue…
« L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, un peu uranique, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse précéleste ».
C’est Jacques Audiberti dans L’Opéra du monde. Et l’opéra du monde cette fin d'après-midi d’avant l’été qui sera, dans les rues de Sète, est à l’heure italienne. Or voici Le Chat, Monsignor Gatto, sur la petite place Aristide-Briand ocellée de lumière verte au-dessus des vasques et des amours et des mômes de tous les âge slurpant des boules glacées de toutes les couleurs : « Il transporte, à la rose extrémité de ses babines, le spectre épineux des poissons qu’il aime. Il a des pattes de masseuse, un mufle de romanichelle, la fourrure de l’astrologique porosité. Auguste et faisandée, sa démarche fait s’ébrouer en foule, devant lui, des punaises m’ales dont telle ou telle pèse autant que toutes les terres et tous les soleils. Lourd, crispé, du satin à la narine, il ne sourit que d’un côté à la manière des auteurs dramatiques. A quelques mètres du créateur qui, d’ailleurs, ne le regarde pas, il s’arrête, il s’assied, se gratte l’oreille, se met à dévider un vieil air de chez nous ».
Ce vieil air est jeune comme Brassens suppliant qu’on l’enterre sur la plage de la Corniche, qui sent très fort à certaines heures le poisson-chat, quand les mouettes signalent le retour des pêcheurs, mais c’est de pêche aux livres qu’il s’agit à l’instant pour nous qui sortons de L’Echappée belle, la librairie jouxtant les halles où le 30 mai prochain se pointera Russell Banks l’Américain. Le précéderont un peu partout des conteurs, dont le sémillant Henri Gougaud. Le précéderont divers concerts dédiés à Brassens. Le précéderont des soirées de liesse dédiées à l’Italie des sources sétoises. « Une grande paix, portée sur des roulettes d’améthyste assourdie, déferle et se répand sur la scène de tout. »
On ne lit plus Audiberti par le temps qui courent. C’est dire combien ceux-ci sont cons. Je serais, sur la place Aristide-Briand, tenté d’attraper ces jeunesses par le collet des oreilles et leur susurrer comme ça : « Petit enfant ! petits enfants ! petits enfants de la jeunesse de l’humain, laissez venir, au petit enfant, les petits enfants… » Mais c’est d’un autre enfant que ceux d’Audiberti que mon œil à facettes s’occupe à la fois : c’est l’enfant terrible américain de Cormac McCarthy dans Méridien de sang que je viens de racheter pour le conseiller aux petits enfant las de voir Jack Sparrow se parodier lui-même. Cela commence comme ça : « Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups ». Ensuite c’est parti pour quatre cents pages de coups de couteau dans les ténèbres de l’Homme.
Sète à l’été venant c’est un peu le Nice aux vagovagues de l’Audiberti de Monorail. C’est à la fois très méditerranéen et très français, très province et commerce maritime, très aquilin Valéry dans la lumière première et très copain d’abord quand tout s’horizonte; et j’aime bien, soit dit en passant, que la tombe de Tonton Georges ne fasse pas du tout fausse bohème anar mais caveau de famille pour ainsi dire bourgeois.
Toutes les rues de Sète retentissent ce soir des mêmes suaves rengaines italiennes, genre Ti amo ti amo, que répercutent d’omniprésents haut-parleurs, et c’est cela même: il y a du fellinisme dans l’air, tantôt on va voir la Gradisca débarquer sur les quais chaloupant et dans son sillage un cortège d’adolescents efflanqués qui savent que lui toucher le postère vaut au lauréat des chances de gagner plus à la Grande Tombola.
Pour ma part j’entrouvre sept livres à la fois. Après McCarthy ce sont les Balades en jazz de mon compère Alain Gerber en merveilleuse disposition lyrico-nostalgique, Que notre règne arrive de J.G. Ballard dont le premier chapitre me happe dans les banlieues ravagées de Londres - mais flûte je ne vais pas tout citer alors que l’arrivée du soir annonce la voix de Johnny Cash dont je viens de dégoter le triple CD de Walking the Line, The legendary Sun recordings me ramenant aux années cinquante qui fleurent toujours la limonade de nos aïeules au jardin, et nous revoici de plain-pied dans L’Opéra du monde : « Dieu, fatigué par tant d’efforts, finit son orangeade, miraculeusement rentrée en scène en compagnie des meubles de rotin »…
Jacques Audiberti, L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges. Monorail, Gallimard ; Cormac McCarthy, Méridien de sang, Points Seuil ; J.G. Ballard, Que notre règne arrive, Denoël ; Alain Gerber, Balades en jazz, Folio ; Jean-Claude Guillebaud, Pourquoi je suis redevenu chrétien, Albin Michel; Edwin Mortier, Les dix doigts des jours, Fayard; Michel Houellebecq, Rester vivant, Librio; Johnny Cash, Walking the Line, Sun Records. -
Sollers à Stratford
De la vivace pérennité, à propos de Guerres secrètes...
Dans un rêve récent je jouais le rôle d’Ulysse à Stratford-upon-Avon (Ontario) et l’écrivain Timothy Findley, déguisé en Agamemenon, me disait avec l’air d’en savoir quelque chose : « Toi donc aussi, ne sois jamais naïf, même pour ta femme », et voici qu’en lisant Guerres secrètes de Philippe Sollers je tombe sur ce même passage invoquant finalement « la toute sage Pénélope », qui me ramène aussitôt à la Doussia de mon propre foyer d'Oblomov pacifiste.
Timothy Findley m’a raconté, lors d’une visite que je lui fis en Provence, que sa meilleure confidente avait été une espèce de Pénélope, sa tante jamais résignée à renoncer d’attendre son Ulysse de banlieue louche à elle, qui ménageait toujours une place, entre elle et son neveu maladif, à celui qu’elle appelait l’Ange.
« Ce même pour ta femme a quelque chose d’étonnant », relève Sollers à propos du conseil d’Agamemnon à Ulysse, mais c’est bien là que gît l’un des secrets de la guerre secrète qui se joue entre le voyageur et La Femme. Apollinaire que cite Sollers chantonne « Je souhaite dans ma maison/Une femme ayant sa raison », mais Pénélope n’est pas réductible à cette sagesse tricoteuse et soumise ni au bout de ses choix, qui fera s’exclamer Télémaque « ma mère au cœur dur », et ce n’est pas non plus en filant et défaisant pieusement son ouvrage qu’il faut se la représenter à la fin, mais plus près d’un lit entrouvert que d’un fauteuil à oreilles du genre bergère, en femme qui pourrait vivre encore quand les déesses ne font que ne pas mourir.
Le dernier roman de Timothy Findley, intitulé Les robes bleues, se passe à Stratford-upon-Avon et met en scène un comédien shakespearien et sa femme dont le couple se déglingue dans une parodie de guerre théâtrale. L’incroyable coïncidence de mon rêve et de ma lecture de Guerres secrètes est, je veux le croire, une ruse de l’Ange posté entre Tiffy, l’éternel enfant maladif et sa tante dingo. Je savais, en lisant ce chapitre où je suis tombé sur le conseil d’Agamemnon me conseillant de ne pas être naïf avec ma femme la « toute sensée », que je déchiffrerais tôt après le nom de Shakespeare, que Sollers salue comme « l’un des très grands auteurs grecs occidentaux, et lui-même îlien », après les noms de Dante et de Joyce et ce trait de Nietzsche qui me rappelle le Chestov des Révélations de la mort : « Nietzsche annonce que par le temps qui vient, les vivants seront de plus en plus morts, alors que certains morts, dans une « vivace pérennité », seront beaucoup plus vivants que les vivants ».
Sollers zigzague et sautille d’un il à une elle avec une façon de toucher à tout mine de rien en ne cessant pour autant de tisser sa toile à lui. Or il faut un pied aussi léger pour le suivre, du genre Ariel dans La Tempête, et je me mêle souvent les papattes, quant à moi, Caliban trop alpin et terrien, sur ses parquets lustrés et dans ses volutes paginées de baroque. Cependant même si je ne sais trop où il va dans ce livre étrange et foisonnant, j’y vais au nom de la « vivace pérennité » qu’il faut accueillir plus que jamais avec enthousiasme, n'était-ce que pour faire pièce aux rabat-joie...
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Sollers à Shitao
En lisant Guerres secrètes
C’est entendu : Sollers est insupportable. D’abord parce que c’est un paon. Ensuite parce que c’est un touche-à-tout. Enfin parce que c’est un écrivain et qu’il travaille et qu’il danse.
Ce dernier point est le plus inadmissible et le plus scandaleux aux yeux des éteignoirs: Sollers travaille gaîment.
Or sa gaîté a revitalisé ces jours la mienne. Donc merci Sollers. Danke schön. Et merci à lui de rappeler à la fin de ce livre à l'ambition paonique et même pharaonique d’ériger Son Obélix, que Martin Heidegger, culotte de peau et chapeau tyrolien qui ne manquait pas d’air, estimait que penser revient à remercier. « Je remercie donc je pense. Denken-danken. Rien n’est plus à contre-courant de l’histoire de la métaphysique elle-même. Comment dépasser le nihilisme qui est à l’œuvre comme falsification du temps ? »
Bonne question du matin, sus au chagrin. Et Sollers dans la foulée de citer les Poésies rarement lues de Lautréamont, désignant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » et précisant virulemment: « La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute. Le doute est le commencement du désespoir. Le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté ».
A l’opposite, Guerres secrètes est un livre d'affirmation et plus encore de remerciement par admiration, laquelle s’ouvre en grand éventail format mondial, du vieil Homère aux doigts de rose à Cézanne en passant par Dionysos et la Chine de Shitao, la France de Joseph de Maistre et celle de Watteau.
On croit Shitao peintre et poète, mais c’est surtout un lieu. Shitao est ce matin pour moi ma table de vieux bois lustré (héritée par mon aïeul du grand chirurgien lausannois César Roux, médecin des pauvres protestant et ingénieux inventeur comme le fut Blaise Pascal à ses heures) à laquelle je travaille en gardant un œil sur les monts bleus de Savoie flottant sur le lac bleu et que traversent une lente traîne de brumes aquarellées, Shitao est ici et partout et toujours et dans ces mots en cet instant d’éternité : « Le plus important pour l’homme, c’est de savoir vénérer. Car celui qui est incapable de vénérer les dons de ses perceptions se gaspille lui-même en pure perte, de même que celui qui a reçu le don de la peinture mais néglige de recréer se réduit à l’impuissance. (…) Comme il est dit au Livre des Mutations, à l’image de la marche régulière du cosmos, l’homme de bien œuvre par lui-même sans relâche et c’est ainsi véritablement que l’on honorera la réceptivité ».
La réceptivité de Sollers est déjà prodigieuse, mais ce qu’il en fait me bluffe de plus en plus, ou plus exactement : elle m’intéresse et me touche. J’ai beau me méfier des grandes visions mystico-géo-artistico-stratégiques que certains littérateurs, en France surtout, érigent en théories du Seul Vrai, de Joseph de Maistre précisément à ses épigones actuels, dont un Dantec est le plus paradoxal et décoiffant exemple : ces représentations m’intéressent à proportion de leur folie artiste et de leur pointe, dans l’esprit de Gracian.
Or Sollers développe de plus en plus l’art de la pointe, dans un flot discursif limpide mais un peu trop brillamment surabondant à mon goût, et des gloussements autosatisfaits de paon qui m’amusent plus qu’il ne m’insupportent. Je rêve d’ailleurs d’élever des paons à La Désirade, selon l’exemple de la sublime Flannery O’Connor. Le premier que nous accueillerons sera baptisé Joyau. Fin de la digression. Sollers est un merveilleux lecteur, et c’est pourquoi je le défends aussi volontiers que j’ai regimbé devant ses « romans » et autres proses dantesques, à mes yeux du galimatias, mais il faudrait peut-être que je revienne à Femmes.
Et puis non : c’est à Shitao que nous sommes et serons. A Shitao Cézanne pose son attirail, devant une Olympia en cheveux ou une Victoire en plein air, et cite Baltasar Gracian dans sa barbe : « Judicieuse anatomie : regarder les choses en dedans. Vite et bien. Deux fois bien. L’amour fait un cercle sur lui-même, couronne la fin par le commencement et chiffre en un seul point tout le bénéfice d’une éternité. De la sorte, toute la longue durée des siècles est ramenés à la nouveauté d’un prodige merveilleux ».
Et lui faisant écho, voici la barbiche d’Ezra Pound pointer de sous un couvercle de tombeau vénitien pour nous souffler : « Amo ergo sum ». Il me semble qu’Augustin l'Africain fumait le même tabac… Cézanne cité par Sollers : «Les sensations formant le fond de mon affaire, je me crois impénétrable ».
Et Sollers à Shitao : « Dire oui au passer du temps, si c’est possible, vous délivre du ressentiment et de l’esprit de vengeance, dont la guerre secrète contre la joie ne cesse pas un instant »…
Philippe Sollers. Guerres secrètes. CarnetsNord, 297p.
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Sollers à SoiSeul
En lisant Un vrai roman, mémoires.Sollers est-il une vieille pute ou un grand écrivain ? A cette alternative d’époque je me propose d’échapper ce matin en écoutant celui qui me raconte Un vrai roman.
Le premier chapitre intitulé Naissances avère aussitôt le titre et par la matière de la vie de Sollers et plus encore par sa façon de la chanter, qui relève de la légende dorée modulant le cycle MoiJe. Mais attention : le MoiJe de Sollers est particulier, non point renfrogné sur son genou comme Narcisse s’adonnant à la délectation morose, mais très gai dès notre entrée dans ce livre qui est un jardin à la française cultivé de grand-père en petite fille à jolis souliers.
Le chapitre Naissances parle de l’importante question du nom choisi pour écrire (celui de Joyaux est trop beau pour être porté, après avoir été moqué à l’école et vitupéré par les grévistes girondins scandant Joyaux au poteau !), des maladies récurrentes et pénibles mais favorable à la rêverie solitaire, de la famille platoniquement incestueuse (deux frères épousant deux sœurs et vivant dans une double maison la destinée commune d’une industrie ruinée en 60) et de l’époque (un officier autrichien intrus sous l’Occupation se poivrant au cognac et l’obligation faite à l’enfant par sa famille anarchisante de refuser l’ordre de chanter Maréchal nous voilà !) dont les souvenirs de la radio et de nombreuses photos aideront l’écrivain à réinventer le tableau qui s' tendra au monde entier avec lui dedans, au milieu, campé sur son MoiJe solaire que Dieu, par faveur spéciale (comme à chacun de nous s'il consent) fait tourner comme une toupie. Or toupillons, toupillez les enfants...
J’ai bien dit : l’écrivain, et qui ne foutra rien de toute sa vie que lire et qu’écrire.
Au troisième chapitre, après Femmes (l’amour de la tante et de la mère, caressantes à souhait jusque dans la calotte un rien leste), au chapitre donc intitulé Fou, on lit ainsi : « En réalité, je m’en rends compte aujourd’hui : je n’ai jamais travaillé. Ecrire, lire et puis encore écrire et lire ce qu’on veut, s’occuper de pensée, de poésie, de littérature, avec péripéties sociopolitiques, n’est pas « travailler ». C’est même le contraire, d’où la liberté. Il faut sans doute, dans cette expérience, garder une immense confiance. Mais en quoi ? »
L’écriture de Sollers est une vitesse. C’est un savon céleste et une électricité. C’est mon hygiène corporelle et spirituelle de ce matin, à jet continu de bonnes phrases. Par exemple : «La maladie récurrente affine les perceptions, les angles d’espace, le grain invisible du temps. Les hallucinations vous préparent à la vie intérieure des fleurs et des arbres. On apprend à trouver son chemin tout seul, à l’écart des sentiers battus, des clichés rebattus, des pseudo-devoirs. » Ou cela : « Enfance très auditive, donc, avec otites à la clé. On m’opère de temps en temps, et, en plus, j’étouffe. Tout est chaotique, souffrant, contradictoire, et, en un sens profond, merveilleux ».
Une vieille pute écrirait-elle comme ça ? Cela est arrivé mais c’est plus rare par les temps qui courent. Quant au grand écrivain, qui d’autre que Sollers pourrait dire crânement qu’il l’est ou le sera, un peu comme Stendhal, dans un siècle et des poussières peut-être ? Mais lira-t-on encore dans un demi-siècle ?
Ce qui est sûr est qu’au présent Un vrai roman est un livre épatant jusque dans ses effets d'épate. Le Sollers le plus pur est là : beau comme un paon faisant la roue, pour la façade en tout cas, car ce Je récusant toute culpabilité est un autre aussi filtrant tout le reste en douce et qui passe, et c’est énorme tout ce qui passe et se transfuse dans un livre aussi gonflé, mais au bon sens, un livre qui ne manque pas d’air, et ça fait un bien fou quand tant de raseurs nous asphyxient des relents de leur contention - un livre plus délicat et généreux qu’on ne croirait tant on est abusé par le personnage composé sur les estrades…
Je n’ai pas dit le principal du chapitre Fou, qui retrace la première échappée décisive du cœur de SoiSeul vers le monde entier et les galaxies, Pékin-Madras-Athènes & Jérusalem UnLimited. Cela se passe en deux temps, qui l’investissent et l’abolissent en même temps, j’entends : le Temps.
La première est à 5 ans à la campagne : « Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus, de déchiffrer et d’articuler une ligne de livre pour enfants. Le b.a ba, quoi. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s’enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit, c’est le déclic, ça s’ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l’autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l’air libre. J’entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire ». Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole, je vole dans l’escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j’entre dans la forêt en contrebas, en n’arrêtant pas de me répéter « je sais lire, je sais lire, ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.
Je sais lire. Autrement dit : Sésame ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s’ouvre. Je viens de m’emparer de l’arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L’espace se dispose, le temps m’appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ca pourra se perfectionner à l’usage, mais c’est fait, c’est réalisé, c’est bouclé ».
La seconde échappée est une diagonale de fou de 7 ans intéressant : « L’expression « âge de raison » m’intrigue. Il a neigé, le rebord d’une balustrade est fourré de blanc et de gel. J’enlève ma montre, je la pose devant moi, et j’attends que l’âge de raison se manifeste. Evidemment, rien de spécial, ou plutôt si : la trotteuse prend tout à coup une dimension gigantesque et éblouissante en tournant dans le givre brillant au soleil. Les secondes n'en finissent pas de sonner silencieusement comme les battements de mon cœur : la raison est le Temps lui-même. C’est un grand secret entre lui et moi, inutile den parler, je suis fou, c’est mon âge. Je n’ai jamais compris, par la suite, ce qu’on voulait me dire en parlant de mon âge ».
Or c’est exactement ce que je ressens en constatant tout à coup que la nuit est tombée sur le jardin de SoiSeul : j’ai 7 ans et 707 ans et c’est Un vrai roman…
Philippe Sollers. Un vrai roman, mémoire. Plon, 352p.
Image: Albert Dürer, La grande touffe d'herbe.
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Ceux qu passeront l'hiver
Celui qui dit ne pouvoir conduire qu’avec ses gants de pécari / Celle qui milite pour la préservation des tapirs / Ceux qui ne savent même pas à quoi ressemble un lamantin / Celui qui visite tous les cimetières / Celle qui s’est offerte à Serge Gainsbourg fin 1977 / Ceux qui se flattent de lire le dernier Umberto Eco sur la terrasse du chalet Humpty Dumpty / Celui qui se shoote au chant grégorien / Celle qui compte les heures durant lesquelles son conjoint téléphone à sa mère / Ceux qui pensent que « les gays sont des conformistes à chier » sans oser le dire / Celui qui mord sa cousine Bluette dans le train fantôme / Celle qui pose nue dans un atelier surchauffé donnant sur la Meuse / Ceux qui ont décidé de se séparer sans se le dire / Celui qui se flatte d’avoir fait tous les 4000 des Alpes occidentales sans avoir jamais commis l'Acte / Celle qui enchaîne ses amants au même radiateur / Ceux qui raffolent du goût de la colle de timbre / Celui qui en pince pour les casseroliers de moins de 25 ans / Celle qui sait (dit-elle) pourquoi elle va chaque année à Djerba / Ceux qui se vantent d’être absolument indifférents aux appels du Ciel / Celui qui pense que c’est plaire à Dieu que de dénoncer « le vice » dans les courriers de lecteurs / Celle qui n’aime rien tant que les enfants au jardin public / Ceux qui se réjouissent de voir l’expo Boudin à Vancouver / Celui qui ne peut renoncer au Pauillac qui le démolit (à ce que dit le Dr Gallopin) / Celle qui adore son collègue Lucien Martineau pour la délicieuse mollesse de ses mains / Ceux qui se plaignent d’Untel toujours de bonne humeur / Celui qui s’imagine obligé « par les circonstances » de manger son chat / Celle qui en veut aux Albanais du sud par tradition familiale / Ceux qui espèrent quand même que leur fils finira par se pacser / Celui qui dit qu’il n’y a que l’Opel Rekord de fiable / Celle qui a pris en horreur la liberté de sa sœur aînée / Ceux qui collectionnent les photos d'Amanda Lear, etc.
La Savoie enneigée. Huile sur panneau, JLK. -
Notre amie la femme
Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à enfanter, était d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec « la vie » et sa matérialité, plus fort que chez les auteurs du sexe dit fort. On le voit au plus haut niveau avec George Sand ou Virginia Woolf, mais c’est aussi vrai des romans à l’eau de rose d’une Barbara Cartland, qui reste terre à terre jusque dans ses froufrous et ses rêveries.
Même en littérature on ne « la fait pas » à notre amie la femme, pourrait-on dire, et la meilleure illustration s’en trouve dans le roman romand du XXe siècle et jusqu’à nos jours, où toute une série d’auteurs, d’ Alice Rivaz à Janine Massard, ou de Catherine Colomb à Anne Cuneo, de Mireille Kuttel à Anne-Lise Grobéty, Pascale Kramer ou Anne-Sylvie Sprenger la petite dernière, ont accumulé sur notre société, l’évolution des mœurs, les relations entre individus, l’injustice ou les « choses de la vie », une masse d’observations et de notations critiques tout à fait remarquable. La vacherie d’un de nos auteurs fort en gueule, très à gauche de surcroît, visant les petits travaux de plume des ces supposées braves bourgeoises désoeuvrées, fait piètre mine quand on considère honnêtement l’apport des écrivains femmes à notre littérature.
Au premier degré du « témoignage » social, s’agissant précisément de la condition féminine entre le début et la fin du XXe siècle, les romans d’Alice Rivaz (qui dut prendre un pseudonyme pour satisfaire papa, socialiste mais pas moins macho) constituent un ensemble magnifique, « féministe » dans la plénitude de l’incarnation romanesque, comme ceux de Mireille Kuttel documentent la situation des immigrés de la première génération et le statut des marginaux avec une sensibilité rare. Dans les générations suivantes, l’écriture au féminin s’est politisée avec Anne Cuneo, Janine Massard ou Anne-Lise Grobéty, mais c’est par la matière vivante de leurs récits autobiographiques ou leurs romans, bien plus que par leurs « positions » respectives que ces femmes écrivains nous touchent. Dans la foulée, on relèvera la difficulté particulière qu’aura représenté, pour certaines, le double statut de mère de famille et d’auteur (Corinna Bille, entre beaucoup d’autres…), mais il faut bien une Journée de la Femme pour se le rappeler.
Or ce que nous apportent les femmes écrivains, autant que les hommes évidemment, c’est tous les jours de l’année !Comme le rappelle Tzvetan Todorov, époux de la romancière Nancy Huston, dans son essai évoquant La littérature en péril, la littérature « permet de mieux comprendre la condition humaine et elle transforme de l’intérieur l’être de chacun de ses lecteurs ».
En défendant lui aussi l’idée qu’une femme écrivain est souvent plus proche de la réalité, plus sensible au poids du monde, plus charnellement « engagée » dans ses écrits, comme l’illustrait une George Sand dans ses échanges de lettres avec son ami Flaubert, Todorov n’oppose pas deux genres mais indique des tendances, le plus souvent complémentaires, sinon en osmose chez beaucoup d’individus. Il y a en effet de la femme chez celui qui dit « Bovary c’est moi », comme il y a du mec en chaque romancière. Poussons même le bouchon en ce jour particulier : disons que la femme écrivain, c’est l’homme complet…
Cette chronique a été publiée en mars 2007 à l’occasion de la Journée de la Femme, dans les colonnes de 24Heures. -
Ceux qui stressent un max
Celui qui se dit overbooké / Celle qui est toujours en conférence / Ceux qui anticipent la gestion du burn out / Celui qui se prétend mobbé par les RH / Celle qui s’éclate au niveau de l’organigramme / Ceux qui occultent la question fumée dans le bureau des créatifs / Celui qui frise l’overdose relationnelle (dit-il) / Celle qui se réfugie dans les plans biodiversité / Ceux qui affirment que quelque part le Système est le Système / Celui dont le neveu Sam a fait du Guide du jeune manager son livre-culte / Celle qui assume ses pulsions d’exécutrice (dit-elle) / Ceux qui déconstruisent leur névrose / Celui qui se prétend fondamentalement décalé / Celle qui entend recentrer ses plans baise sur des critères utiles / Ceux qui ont de bonnes vibes avec la Bourse / Celui qui prévoit un Espace Méditation dans son nouveau loft de la rue du Meunier / Celle qui prévient que sa tolérance a des limites raciales / Ceux qui estiment que le fondé de pouvoir Hornuss est juste bon à jeter / Celui qui pense qu’un drapeau devant sa villa Ma Coquille est tout simplement un devoir / Celle qui se demande où va l’argent de la quête à Notre-Dame / Ceux qui participent au rallye des cadres précarisés / Celui qui est connecté même quand il concourt à la Patrouille des Glaciers / Celle qui estime qu'on ne change pas une équipe qui fraude / Ceux qui tombent sous le couperet de la clause d'indexation que les Américains appellent le reset d'un ton d'initiés / Celui qui estime que l'aspect structurel de la fraude l'exonère de tout état d'âme à caractère moral ou plutôt moralisant / Celle qui n'a jamais cru que l'augmentation du prix du pétrole était dû à la demande chinoise / Ceux qui sont amis sur Facebook sans se douter qu'ils sont ennemis partout ailleurs / Celui qui s'est fait passer pour Sonia sur Skype où il a dragué un Lionel cachant une Nadja / Ceux qui se sont connus à l'époque de l'effondrement de la bulle des subprimes et se sont quittés à la veille de la faillite mondiale de 2013 en laissant deux enfants qui ne seront pas forcément à l'abri du besoin / Celui qui se détend d'une journée à l'UBS en chantant Helwa y Baladi à la manière de Dalida / Celui qui s'efforce une fois par semaine de tuer son boss au squash / Celle qui reçoit les prêtres pédophiles en confession dans son cabinet de psy tendance Lacan / Ceux dont les femmes de ménage chinoises montrent des exigences proportionnées à l'état momentané du marché / Celui qui fait marche arrière sur le piéton qu'il a laissé agonisant afin d'éviter des requêtes d'invalidité à son entreprise propriétaire de la Mercedes / Celle qui ne trouve qu'un message d'erreur quand elle tape TIBET sur l'ordinateur de son bureau de Pékin / Ceux qui considèrent que les orages extraordinaires qui s'ouvrent le ventre sur la ville de Shangai préfigurent une fin du monde dont le cinéma américain devrait s'inspirer, etc. -
La saga des Grands Oncles
En regardant une photo de famille
L’obscure poussée de vigueur m'a repris à dévisager ces figures de Grands Oncles rêvés, et tout aussitôt leurs prénoms me sont revenus. Tout en haut à droite l’oncle Bertie colosse romantique chercheur d’or. En bas à gauche l’oncle Robert arrachant sa camisole de force à la Waldau. Derrière lui l’oncle Ferdi bâtisseur de viaducs aux vannes parisiennes. Deux tantes plus loin à droite l’oncle Sepp fou de foot. Absent pour cause de voyage l’oncle Fabelhaft négociant en Orient un nouveau lot de tapis. Absent pour cause de rogne l’oncle Vitus du chalet de Berg am See au bord du ciel. Et des phrases de rhapsode me sont revenues aussitôt. Du coup j'ai rêvé de repartir à mon tour de par le monde. Je me suis vu arrachant mes camisoles. Je suis vu tracer des plans de ponts. Je me suis vu dans l’équipe nationale pleine de nègres. Je me suis vu négocier des tapis au Rajahstan. Je me suis vu retailler des solives à la hache pour ajouter sept bibliothèques à La Désirade. Soudain ma prose d’hier m'a paru fade et j'ai tout repris à zéro…
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L'autre soeur
Dès ma première communion j’ai choisi d’être la femme habillée.Je ne pense pas que ce soit de famille, sinon pourquoi ma soeur Gundula travaillerait-elle au bar à champagne de La Poularde ?
Ce doit être une affaire de disposition innée puis d’acquisition: j’étais la petite fille de style classique, c’était pour ainsi dire un don et ensuite je l’ai cultivé.
Il est inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l’habit n’a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieur - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.
Tout ça pour vous dire que la sensualité n’a pas été absente de ma vie, mais je ne crains pas d'affirmer que j’ai préféré mille fois, durant celle-ci, la sensation du shantung ou du shintz, de la soie floche ou du satin à celle de la peau de l’homme à poils du cul de porc-épic. -
Mobbing
- Cette femme me colle, répéta le tout jeune nouveau comptable du service contentieux de l'Entreprise au responsable des ressources humaines, elle ne me lâche pas, elle s’assied sur mon bureau, elle me prend par le cou, elle me touche, elle me zyeute, un jour ça va finir par la main au derche, vraiment ça commence à bien faire...
- Revenez me voir ce soir, dit le beau Tibère au pauvre garçon que sa ressemblance avec Johnny Depp désignait à toutes les convoitises.
Et le même soir:
- Le bouquet c’est cet après-midi. Cette fois elle m’a fait des avances claires et c’est carrément la menace. Elle me dit que ça ne serait pas bien ce soir si je ne venais pas chez elle, elle et un certain ami voudraient m’avoir rien que pour eux, ils me trouvent terriblement à leur goût et voudraient m’associer à leurs jeux, même que ça pourrait influer sur ma carrière. Vous voyez le plan ?
Le pauvre garçon tremblait d’indignation devant le beau Tibère, qui lui fit comprendre d’un seul regard, assorti d’une caresse professionnelle, où était son avenir. -
En quête de l’Or du Temps
Sur La Nuit du Destin d’Asa Lanova, ou le mimétisme incarné.
C’est un livre assez fascinant que le nouveau roman de la romancière lausannoise Asa Lanova, peut-être son livre le plus abouti à ce jour, après La Gazelle tartare, plus autobiographique mais déjà si remarquable, sans compter les sept romans précédents. Une fois de plus, la romancière revient en la ville d’Alexandrie, « cette cité où le bonheur est si proche du malheur », y déléguant cependant un double romanesque en la personne de la jeune Anne, arabisante fort attirée par l’islam et le mélange de sensualité entêtante et de mysticisme du lieu.
Lorsqu’elle y revient, le souvenir d’un certain Ismaël se mêle aussitôt à ses errances et à sa rêverie, qu’elle a rencontré en leur prime jeunesse aux abords de l’université où elle prenait des cours d’arabe, et dont elle a vite pressenti que rien ne se passerait entre aux que d’affectif et de spirituel. Ce garçon lettré et de bonne famille mais rejeté par son père viveur, très attiré par la culture française, ne tarde à lui confier son secret : une passion intense pour une Laylah plus âgée que lui et qui interrompt brusquement leur liaison au moment où elle culmine, le poussant à adhérer bientôt, pour sublimer frustration et désespoir, à la société secrète des Aigles d’Osiris dont la quête d’absolu passe par la domination de soi et le dépassement de tout désir. Par la suite, la rencontre d’une Violanta non moins vertigineusement attirante, à la fois artiste et portée vers une sorte d’érotisme sacré, l’incite à rompre son serment, alors que Laylah elle-même a été assassinée en Inde où elle avait fui. Au cours de ce roman romanesque qui fleure bon les lectures de nos jeunes années par son goût du secret et ses saveurs fraîches, entre Secret de la porte de fer et Mille et une nuits, apparaissent trois autres femmes plus ou moins sacrifiées et également attachantes : Magda la mère d’Ismaël, rejetée par son macho lubrique après la naissance de leur fils ; la jeune Negma, cousine d’Ismaël à qui le père de celui-ci l’a mariée et qui n’a pu distraire son jeune époux de son idéal spirituel, enfin la vieille Rhoda, elle aussi soumise à Soleïman avant de devenir le chaperon de son fils et son initiatrice spirituelle.
On se rappelle à tout moment, en lisant La Nuit du Destin, le mémorable Mensonge romantique et vérité romanesque qui a inauguré la réflexion magistrale de René Girard sur le mimétisme en littérature, avant son extension à l’anthropologie dont Achever Clausewitz, tout récemment paru, module les observations sur la guerre totale et ses improbables issues. Les « triangles » du mimétisme amoureux ou religieux sont en effet omniprésents dans ce roman de l’amour-passion dont tous les protagonistes, à commencer par la narratrice, sont liés entre eux par des relations de « jalousie », au sens profond, de frutration et de sublimation ou de sacrifice expiatoire. Entre Anne qui brûle d’être aimée d’Ismaël et s’efforce de sublimer son attirance secrète en menant l’enquête et ses révélations, Ismaël qui étudie la passion fatale en littérature et s’efforce lui aussi de dépasser sa dualité mystico-charnelle dans le sacrifice ascétique, Negma l’épouse délaissée et fidèle par delà la mort, Rhoda la servante humiliée et requalifiée par ses pouvoirs secrets, enfin Violanta qui incarne une sorte d’éternel féminin renaissant du sacrifice de sa propre mère, c’est un véritable tourbillon de liaisons mimétiques, doublées par force signes et symboles initiatiques, qui traverse ce roman à la poésie lancinante, où les récurrences citées en exergue du Diwan du Fou de Layla alternent avec les réminiscences mélancoliques de Constantin Cavafy.
Les évocations magnifiques d’Alexandrie ou des journées de Ramadan (dont la 27e est cette Nuit du Destin propice aux révélations), le romantisme arabisant qui en enveloppe les pages de ses charmes captieux, parfois à la limite du kitsch mais échappant à celui-ci par l’innocence presque « enfantine » de la conteuse (petite fille et sorcière comme tous ses personnages féminins), la beauté et la musicalité proustienne de la phrase d’Asa Lanova font de cette Nuit du Destin un livre finalement à la hauteur de l’épitaphe gravée sur la tombe d’Ismaël : « J’ai cherché l’Or du Temps ».
LANOVA Asa. La Nuit du Destin. Campiche, 208p.
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Les ombres lumineuses
Constellations poétiques de W.G. Sebald.
Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Friedrich Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, qu’on retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du dernier recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de l’allumé Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer : un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en célesta clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
Cette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie me fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de cristal et rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables.
Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald. Celui-ci prolonge la tradition des grands promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…
Une magnifique évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténères pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille.Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine à la manière d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre sur laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure de petits anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…
W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 200p. -
Céline au pied de la lettre
Comment un grand écrivain s’enferre dans le délire raciste. Ses lettres en disent plus long, qui nourrissent également le nouveau Céline d'Henri Godard, traversée de la vie et de l'oeuvre aussi généreuse que lucide.
En mars 1942, Louis-Ferdinand Céline écrivait une longue lettre d’un antisémitisme forcené au leader fasciste français Jacques Doriot, alors engagé sur le front de l’Est dans la LVF (Légion des volontaires français), sous l'uniforme allemand. Déplorant la division des racistes et des antisémites en France, Céline enrageait : « Si nous étions solidaires, l’antisémitisme déferlerait tout seul à travers la France. On n’en parlerait même plus. Tout se passerait instinctivement dans le calme. Le Juif se trouverait évincé, éliminé, un beau matin, naturellement, comme un caca. »
Quinze ans plus tard, au micro du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden, le même Céline justifie ses positions en invoquant son pacifisme foncier, seule raison selon lui qui lui fit s’en prendre à « une certaine secte », les Juifs français étant supposés les fauteurs de guerre principaux. Et de se poser en victime de « la plus grande chasse à courre de l’Histoire », dont il n’a échappé que par miracle. Et d’affirmer, après la vérité faite sur l’extermination des Juifs d’Europe, qu’il ne « regrette rien » et ne retire aucun de ses mots. À défaut de citer Bagatelles pour un massacre, le plus fameux de ses pamphlets, paru en 1937, cette lettre à Doriot, ex-moscoutaire du PCF passé à l’hitlérisme, donne déjà,cependant, un bel aperçu de la dérive assassine du grand auteur de Voyage au bout de la nuit, guère perceptible avant les années 33-35 :«D’où détiennent-ils, ces fameux Juifs, tout leur pouvoir exorbitant ? Leur emprise totale ? Leur tyrannie indiscutée ? De quelque merveilleuse magie ?… de prodigieuse intelligence ? d’effarant bouleversant génie ? »
« Que non, vous le savez bien ! Rien de plus balourd que le Juif, plus emprunté, gaffeur, plus sot, myope, chassieux, panard, imbécile à tous les arts, tous les degrés, tous les états, s’il n’est soutenu par sa clique, choyé, camouflé, conforté, à chaque seconde de sa vie ! Plus disgracieux, cafouilleux, rustre, risible, chaplinien, seul en piste ! Cela crève les yeux ! Oui mais voilà ! et c’est le hic ! Le Juif n’est jamais seul en piste ! Un Juif, c’est toute la juiverie. Un Juif seul n’existe pas. Un termite : toute la termitière. Une punaise, toute la maison ! »
C’est ici le pire Céline, mais il faut se le rappeler. Son éditeur dans La Pléiade, Henri Godard, n’est pas de ceux qui concluent au seul délire d’époque et qui prônent l’ « oubli » des pamphlets à ce titre. Dans un recueil d’essais récents, George Steiner se demande une fois de plus comment un écrivain aussi extraordinaire a pu, « en même temps », défendre l’idéologie génocidaire, comme s’y est employé Lucien Rebatet dans Les Décombres (paru en 1942 et déclaré « livre de l’année »…) alors qu’il signera plus tard Les Deux Etendards, roman des plus remarquables et pur de tout fascisme ? Or, comment en juger sans avoir les pièces en mains ?
En préface, Henri Godard souligne ainsi l’intérêt de cette nouvelle somme épistolaire qui nous permet, dans le flux de la chronologie, de suivre l’évolution de Louis Destouches à tous égards et, pour la seule « question juive », de voir comment ses échecs personnels (le flop cuisant de Mort à crédit, notamment) et les péripéties politiques (l’arrivée de Blum au pouvoir) cristallisent ses préjugés raciaux et portent son écriture à une violence inouïe, d’autant plus meurtrière qu’elle devient plus « célinienne » en crescendo…
Cet affreux Céline, génial novateur de la langue française du XXe siècle, et non moins maudit pour ses pamphlets antisémites, estimait (non sans raison il faut le reconnaître) que le roman contemporain se réduisait à la « lettre à la petite cousine ». Or, se doutait-il que ses lettres, à lui, constitueraient le plus échevelé des « romans » ? Peut-être pas, mais ce n’est même pas sûr, tant il a mis de soin crescendo à ciseler cet ébouriffant ensemble épistolaire qui vit et vibre à l’unisson de sa « palpite » de grand musicien de la langue, en phase aussi avec le bruit du siècle.
Pas tout de suite évidemment, et c’est la première surprise du recueil. Le tout jeune Céline, écrivant à ses parents de ses séjours scolaires en Allemagne ou en Angleterre, est un sage garçon sans rien du héros déluré de Mort à crédit. Le cuirassier Destouches, engagé à dix-huit ans et gravement blessé au front, n’a rien encore du fameux Bardamu de Voyage au bout de la nuit, même si sa gouaille pointe dans ce mot que le blessé écrit à ses parents en novembre 1914 : « De temps à autre un râle de douleur nous rappelle que depuis 4 mois on ne chante plus à l’Opéra »... Et le visionnaire halluciné à venir de décrire « un corps de 5000 nains de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau ». À noter dans la foulée que, pour cette période, les lettres qu’il reçoit sont aussi révélatrices que les siennes dans la mise en place du tableau.
Dans ses lettres d’Afrique, ensuite, puis au fil de ses pérégrinations en Amérique, ses débuts dans la médecine et dans le roman, vers 1930 (« j’ai en moi 1000 pages de cauchemars de réserve »), le futur Céline va se mettre à écrire ses lettres comme les variations d’un roman à multiples personnages, dont chacun aura droit à un ton particulier : toujours respectueux avec les siens, tendrement protecteur ou plus salace avec les femmes, méfiant puis intraitable avec les éditeurs, respectueux avec les auteurs qu’il estime (Lucien Daudet ou Roger Nimier en tête) reconnaissant pour ses critiques de bonne foi, drôle avec ses amis (Albert Paraz,Gen Paul, Le Vigan), acerbe avec les intellectuels, déchaîné avec ceux qui attaqueront Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Ainsi du communiste Paul Nizan : « Lui le plus décourageant insipide limaçon » et « l’échappé de bidets des Loges ».
Céline antisémite ? Plus encore : nourrissant un ressentiment qui le fait tôt s’affirmer anarchiste ennemi de l’homme. Après le Voyage, Mort à crédit creusera plus profond dans ce terreau nihiliste. Or Elie Faure (et d’autres du même gabarit) aura beau célébrer ce « magnifique bouquin » en déplorant juste « un peu trop de caca », Céline enragera de n'être pas entendu alors qu'il a sorti ses tripes. Blessé dans son orgueil après le triomphe du Voyage, l’hygiéniste de profession commence alors à distinguer deux races : la saine et la malsaine. L’une est la France française, l’autre la France juive. Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres seront retirés de la vente. Mais cet opprobre décuplera la véhémence de l’épistolier sous l’Occupation. Ensuite, le « roman » de son exil forcé au Danemark n’en sera pas moins impressionnant, voire parfois poignant...
Reste que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin et auteur reconnu d’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit, et bien plus encore en fin de parcours, fut définitivement, pour le meilleur et le pire, le chroniqueur inégalé d’un désastre apocalyptique. À l’envers de la tapisserie dantesque de son œuvre, ses lettres font apparaître l’homme, et l’écrivain, dans ses contrastes exacerbés, où ses ombres sont mieux dégagées d’un long équivoque.
Louis-Ferdinand Céline. Lettres (1907-1961). Editions établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Préface d’Henri Godard. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 2034p.Henri Godard. Céline.Gallimard, 2011.