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litterature - Page 2

  • Calet à la paresseuse

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    Le rêveur solidaire

    Le journalisme français actuel manque terriblement d’un Henri Calet. Entendons par là: d’un homme de plume qui soit à la fois un reporter et un poète, capable de parler du monde actuel et des gens sans cesser de donner du temps au temps, et dont l’expression se reconnaisse comme une petite musique sans pareille. Or Calet, dans une époque certes moins soumise à la frénésie que la nôtre, avait ce double talent du témoin engagé et du rêveur, de l’observateur acéré et de l’humoriste anarchisant. On en trouvera une superbe illustration dans Les deux bouts (Gallimard, 1954), série d’une vingtaines de reportages-entretiens réalisés auprès de gens peinant, précisément, à «nouer les deux bouts», et que le journaliste aborde avec autant de souci du détail véridique que de malicieuse empathie; ou dans le premier recueil de chroniques, souvent merveilleuses, d’Acteur et témoin (Mercure de France, 1959).
    Ecrivain avant que de prêter sa plume au journalisme, Henri Calet se fit connaître en 1935 avec La belle lurette, premier roman très nourri de sa propre enfance en milieu populaire et qui l’apparente, par son ton âpre et vif et sa vision du monde douce-amère, aux écrivains du réalisme «noir» à la Raymond Guérin ou à la Louis Guilloux. Après ce premier livre régulièrement redécouvert, Henri Calet publia Le mérinos en 1937 et Fièvre des polders, en 1940, qui lui valurent l’estime du public lettré sans toucher le grand public. Paru en 1945, Le bouquet, où ses souvenirs de captivité nourrissent l’un des meilleurs tableaux de la France occupée, faillit décrocher le Prix Goncourt, mais ce fut plutôt par le journalisme que le nom d’Henri Calet gagna en notoriété publique à la même époque. Par la suite, l’oeuvre du chroniqueur et celle du romancier-autobiographe n’allaient cesser d’interférer, pour aboutir parfois (notamment dans Le tout sur le tout, l’un des plus beaux livres de Calet, datant de 1948) à des collages inaugurant une forme nouvelle, ainsi que le relève Jean-Pierre Baril, omniconnaisseur de l'oeuvre et de la vie de Calet, dans sa préface à Poussières de la route.
    Ce dernier recueil, précisons-le, fait suite à la publication d’un autre bel ensemble de chroniques rassemblées par Christiane Martin du Gard, dernière compagne et exécutrice testamentaire de Calet (De ma lucarne, Gallimard, 2001), et le lecteur découvrira, dans les notes bibliographiques, quel jeu de piste et quel travail de recomposition a été celui du jeune éditeur biographe - Jean-Pierre Baril prépare en effet une biographie d’Henri Calet à paraître. Ainsi qu’il me l’a rapporté, les papiers laissée par Calet après sa mort (en 1956), et notamment sa correspondance, constituent une véritable mine, encore enrichie par d’inespérées découvertes sur le passé souvent obscur de l’écrivain.

    C’est en décembre 1944 qu’Albert Camus, sur proposition de Pascal Pia, invita Calet à collaborer au journal Combat, inaugurant un activité qui allait se disperser (un peu à la manière d’un Charles-Albert Cingria) entre de nombreux journaux et revues, à commencer par les publications issues de la Résistance. De cette période de l’après-guerre en France profonde, où sévissait l’épuration, Calet se fait l’écho dans deux reportages en Avignon et à Dunkerque, en 1945-1946, racontant respectivement une tournée houleuse (et qui faillit très mal tourner) du président Daladier, puis une confrontation de Paul Reynaud avec les communistes enragés et autres veuves de guerre. «On exécute beaucoup ces jours-ci», note Calet en passant, avant que Daladier, évoquant les «mégères exorbitées», ne lui rappelle les furies du Tribunal révolutionnaire.

    Au passage, le lecteur aura relevé la totale liberté de ton du reporter, qui commence son récit par l’aperçu d’une terrible séance chez un dentiste d’Avignon lui arrachant une dent sans lâcher sa cigarette. De la même façon, qu’il décrive un monument aux morts faisant office simultané de wc public, tire sa révérence à un obscur soldat tombé pour la France en 1940 («Ici repose un inconnu, dit Fenouillet»), acclame la nouvelle tenue des fantassins français «chauffée électriquement à l’intérieur au moyen de piles», raconte ses débuts à Berlin dans l’enseignement non dirigiste selon la méthode de Maria Montessori, visite les «dessous de grand navire» de l’opéra de Paris, échappe de justesse à un pervers lausannois ou vive avec la Garonne une sorte d’idylle poétique, Henri Calet ne cesse de combiner l’observation surexacte et la fantaisie, parfois pour le pur et simple plaisir d’écrire ou de décrire, selon la formule de Cingria, «cela simplement qui est».

    Comme «notre» Charles-Albert ou comme Alexandre Vialatte, comme un Raymond Guérin ou un Louis Calaferte, Henri Calet se rattachait en somme à cette catégorie peu académique des grands écrivains mineurs, dont le style résiste parfois mieux au temps que celui de maints auteurs estimés suréminents de leur vivant.
    Ce qui saisit à la lecture de Calet, c’est que le moindre de ses écrits journalistiques est marqué par le même ton, inimitable, qui fait le charme à la fois piqûant et nostalgique de Rêver à la Suisse ou de L’Italie à la paresseuse. Ces promenades littéraires, de fil en bobine, relient enfin la partie digressive de l’oeuvre à sa partie narrative, dont on commence seulement à évaluer l’ampleur, la cohérence et la qualité.
    Mais Lison, lisez donc Calet: c’est un régal!

    Henri Calet. Préface et notes de Jean-Pierre Baril. Poussières de la route. Couverture (magnifique) de Massin. Le Dilettante, 317p. 
    A lire aussi : la Correspondance d’Henri Calet avec Raymond Guérin (1938-1955), établie et préfacée par Jean-Pierre Baril. Le Dilettante, 347p.


  • Abécédaire romand

     

     

    Adolphe – On pourrait dire de ce joyau de la littérature d’analyse, d’inspiration protestante et romantique à la fois, qu’il est celui de l’hésitation. Jeune homme de vingt-deux ans, Adolphe s’ennuie dans une petite ville allemande où il rencontre la Polonaise Ellénore, vivant avec un Comte. Adolphe étant devenu son amant, Ellénore se sépare du Comte, mais Adolphe à son tour voudrait se séparer d’Ellénore, sans s’y résoudre. Incertitudes et tourments entretenus tissent un filet où se débat le protagoniste. Benjamin Constant. Adolphe. Livre de poche G/F.

    Alectone – Ce récit poétique aux accents nervaliens constitue l’un des joyaux de l’œuvre à la fois brève et cristalline de Crisinel, dont Pierre-Paul Clément rappelle en préface la destinée tragique et le caractère essentiel des écrits, relevant de la catharsis. A l’ensemble des poèmes et des proses lyriques rassemblés en ce volume s’ajoutent quelques variantes, des proses descriptives de ton plus serein, voire léger, ainsi qu’un extrait du Journal de la Métairie. « Je pense à Crisinel avec déchirement », écrivait Edmond Jaloux, « comme à l’un de ceux qui ont le plus souffert de chercher et de connaître le sens allégorique de la vie ». Edmond-Henri Crisinel. Œuvres. L’Age d’Homme. Poche suisse No 8.

    medium_Ramuz.3.jpgAline – Ce premier roman de Ramuz, d’une concision et d’une puissance expressive saisissante, pourrait constituer l’introduction parfaite à la littérature romande du XXe siècle. Emotion, perfection du style, défi au conformisme mortifère, compassion : tout y est. Dans un village vaudois typique, une très jeune fille s’éprend du fils d’un notable, qui l’engrosse et se détourne ensuite d’elle, la poussant au suicide. Avec autant d’acuité sensible que de sensualité, le jeune auteur campe des personnages inoubliables dans un pays poétiquement recrée. C.F. Ramuz. Aline. Grasset, les Cahiers Rouges.

    L’Amour fantôme – La propension satirique de l’auteur fait florès en ces pages évoquant l’itinéraire initiatique d’un Colin oedipien à outrance dont les tribulations recoupent les expériences « sur soi » de toute une génération. D’un premier séjour en prison (il a fait le fou dans une manif) d’où le tire Maman, à l’amoureuse initiation qui marque sa rencontre avec Rose, fille-fleur se roulant nue dans le sainfoin, avant d’autres étapes de sa réalisation personnelle, de rebirth en séminaire de chanelling, le personnage est joliment épinglé. Jean-Michel Olivier. L’Amour fantôme. L’Age d’Homme, 1999.

    medium_Popescu.2.jpgArrêts déplacés. – Assez proche des enlumineurs du quotidien américains dont Raymond Carver et Charles Bukowski sont les meilleurs exemples, le poète cristallise ici, à partir d’observations apparemment anodines, de choses vues en scènes vécues dans la rue ou dans l’intimité, les reflets kaléidoscopiques de la réalité contemporaine la plus immédiate, parfois la plus brute. Les mots y retrouvent leur fraîcheur et leur usage primordiaux, tels des objets découverts sous une lumière neuve, et le regard de l’auteur englobe ses semblables dans un climat d’empathie achevant de donner à cette poésie sa beauté et sa justification. Marius Daniel Popescu. Arrêts déplacés. Antipodes, 2005.

    Aujourd’hui je ne vais pas à l’école
    - L’adjectif est galvaudé, mais c’est bel et bien un livre subversif que ce monologue d’un jeune énergumène en bisbille avec les convictions établies et les idées reçues. Il y a du cabarettiste en ce jongleur de mots et de concepts, décidé à rester sur sa scène privée au lieu de reprendre la comédie de l’Ecole (avant celle de l’Eglise et de l’Etat). A l’école « contre la vie » dont parlait Edmond Gilliard, s’oppose ici la classe buissonnière d’un émule de Roorda. C’est frais et vif, sans une ride vingt ans après... Claude Frochaux. Aujourd’hui je ne vais pas à l’école. L’Age d’Homme, 1986.

    Les beaux sentiments
    – Le suicide d’un de ses élèves et l’abus sexuel subi par un autre marquent l’année du bac de la classe de gymnase du professeur François Aubort, double romanesque de l’auteur qui parvient, en évitant les pièges du témoignage direct ou de l’ouvrage « à thèmes », a construire un roman d’émotion portant à la réflexion sans être désincarné. De fait, tous les personnages en sont vibrants de présence, la force du romancier tenant à restituer la fragilité et le désarroi de jeunes gens – le professeur autant que ses élèves - dont il ressaisit aussi la fraîcheur et la générosité. Jacques-Etienne Bovard, Les beaux sentiments. Campiche, 1998.

    Cahier de verdure
    – La partie la plus accessible de l’œuvre de Philippe Jaccottet, et la plus attachante aussi, relève d’une sorte de carnet poétique continu, d’une semaison à l’autre, dont ce recueil, accordé au cycle des saisons, est une belle illustration. L’apparition en gloire d’un grand cerisier en marque l’ouverture symbolique par-delà laquelle on s’engage Sur les degrés montants de la nature saisie dans son effervescence et sa violence vitale, avant les Eclats d’août et les feux de l’automne préludant à la descente vers les plaines de l’hiver et de l’âge. Philippe Jaccottet. Cahier de verdure. Gallimard, 1990.

    medium_Gallaz0001.JPGLes chagrins magnifiques – Plus grave de tonalité qu’Une chambre pleine d’oiseaux, premier recueil des chroniques de l’auteur, cet ensemble de proses reprend les thèmes récurrents du malaise existentiel et de la difficulté de communiquer dans le couple et dans la société, avec un regard plus personnel et nostalgique sur les « légères hypothèses d’enfance », et des inflexions mélancoliques accentuant et poétisant à la fois un sentiment de déréliction quasi omniprésent. Du moins les bonheurs d’écriture, et le ton si particulier du chroniqueur-écrivain valent-ils à ce livre sa vertu paradoxalement tonique. Christophe Gallaz. Les chagrins magnifiques. Zoé Poche, 2005 (1986).

    Chambre 112
    – Le titre de ce récit autobiographique désigne la chambre de l’hôpital tessinois dans lequel le père de l’auteur a vécu ses derniers jours et qui devient le pivot des allées et venues du narrateur entre la Suisse romande où il accomplit sa carrière d’universitaire distingué et le Tessin plus rugueux de son enfance et de sa langue maternelle, de ses premières racines culturelles et de son Padre padrone en train de passer de l’état de chêne familial à celui de roseau fragile, bientôt arraché par le vent de la destinée. Très juste de ton, et d’une empathie généreuse à l’égard de la petite communauté évoquée, cet hommage au père est à la fois la mise en rapport de deux cultures et de deux époques traversées par l’auteur. Daniel Maggetti. Chambre 112. L’Aire, 1997.

    Châteaux en enfance – Premier volet du triptyque romanesque englobant Les esprits de la terre et Le temps des anges, ce roman doux-acide marque aussi l’amorce d’une forme narrative novatrice, instaurant une modulation proustienne de la remémoration. Au gré d’un récit non linéaire, soumis aux associations libres de l’évocation, c’est tout un théâtre de bourgeoisie provinciale qui émerge des brumes du passé, dont les figures goyesques contrastent avec quelques personnages « élus » par la romancière à proportion de leur sensibilité, de leur vulnérabilité ou de leur appartenance à un « ailleurs » poétique. Catherine Colomb. Œuvres complètes. L’Age d’Homme, 1993.

    medium_Cherp_kuffer_v1_.jpgLe chêne brûlé
    – On redécouvre une Suisse souvent insoupçonnées, à tout le moins oubliée de nos jours, dans ce premier récit autobiographique de l’écrivain né en milieu ouvrier, dont la mère et le père s’échinaient à travailler dur sans parvenir à nouer les deux bouts. Sur ce fond d’âpre nécessité qu’adoucissent du moins les sentiments et les valeurs incarnées par les siens, l’auteur raconte, sans sa langue à la fois directe et chantournée, lyrique et rebelle, son parcours de fils de prolétaire accédant à l’université, dont l’engagement communiste lui vaudra l’opprobre. Gaston Cherpillod. Le chêne brûlé. Poche Suisse, 1981.


    Les circonstances de la vie. – Après les deux premiers romans terriens de Ramuz, celui-ci s’attache à un personnage qui va vivre, à son corps défendant, la mutation de toute une société soudain entraînée dans les mécanismes de l’expansion et de la spéculation, où les affairistes et les arrivistes feront florès. Après un premier mariage malheureux, le notaire Emile Magnenat s’installe en ville afin de satisfaire les ambitions pressantes de la fringante Frieda, qui le pousse à toutes les dépenses avant de le tromper et de l’anéantir. D’une tonalité flaubertienne, ce sombre et poignant roman est tout empreint de la défiance du jeune Ramuz à l’encontre de la ville et d’une société déshumanisée. C.F. Ramuz. Les circonstances de la vie L’Age d’Homme, Poche Suisse No 134.

    Comme si je n’avais pas traversé l’été. – C’est là, sans doute, le roman le plus accompli de l’auteur. Il y est question de la peine et de la révolte d’Alia, confrontée en très peu de temps à la mort de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer. Livre de la déchirure intime et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive et lui survive, ce roman est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux et du dialogue perpétué avec ceux qui leur ont été enlevés. Janine Massard. Comme si je n’avais pas traversé l’été. L’Aire, 1998.

    La complainte de l’idiot – On se régale à la lecture de ce livre ludique et foisonnant autant pour l'originalité de sa vision - apparemment dégagée de tout réalisme et renvoyant cependant à notre monde avec une verve critique réjouissante - que pour l'éclat et les chatoiements de son écriture, jamais aussi libre et inventive. Rappelant la douce dinguerie hyperlucide d'un Robert Walser, et d'abord parce qu'il se passe dans un « débarras à enfants » assez semblable au fameux Institut Benjamenta, ce roman évoque également la figure tutélaire de Cendrars par ses dérives épiques, le goût du conte qui s'y déploie et sa faconde verbale. Michel Layaz. La joyeuse complainte de l’idiot. Zoé, 2003.

    medium_Meizoz.jpgLes désemparés – Oscillant entre le Valais de bois et certaine Suisse sauvage auxquels on le sent également attaché par ses fibres ataviques, et sa culture plus cérébrale et policée d’universitaire bon teint, l’auteur cisèle, en premier lieu, une dizaine de portraits fort expressifs de Sans voix, évoquant les errants et autres humiliés rejetés dans les marges de la course à la réussite. La découverte du livre et de l’écriture nourrit ensuite Beaux parleurs, alors que Tombés du ciel étend le champ du voyage de l’auteur, qu’on retrouve skis aux pieds dans la dernière variation jouant sur une rumination de randonneur à caractère politique... Jérôme Meizoz. Les désemparés. Zoé, 2005.

    Le désir de Dieu – D’emblée l’auteur se dit « plein de Dieu » dans ce livre reprenant en fugues et variations les thèmes fondamentaux de son œuvre, à savoir : l’étonnement primordial d’être au monde et la découverte de la poésie, l’intuition précoce de la mort et son expérience tragique au suicide du père, le vertige du sexe et ses turbulences contradictoires, la fascination pour le vide qui serait à la fois une plénitude à la manière extrême-orientale, le miel du monde et ses infinies modulations, le rêve du monumentum artistique cher à Flaubert et la conscience de sa vanité sous le ciel métaphysique. Or il y a, dans ce livre de pure prose, une liberté et une qualité de style qui en font l’un des meilleurs ouvrages de son auteur. Jacques Chessex. Le désir de Dieu. Grasset, 2005.

    Le dessert indien
    – La tonalité qui marque les treize nouvelles de ce recueil, mélange d’épicurisme souriant et de désenchantement indulgent, de flegme frotté de cynisme et de bonhomie frottée d’expérience, relève de la culture anglo-saxonne plus que de la tradition romande, du côté de Somerset Maugham. De la nouvelle policière à la gourmandise érotique, en passant par la rêverie méditative d’Un instant d’éternité, évoquant Barbey d’Aurevilly, le récit fantastique ou la satire, l’auteur excelle à tout coup, en dépassant pourtant l’exercice de style par un vrai bonheur d’écriture et de narration. Marc Lacaze. Le dessert indien. Seuil, 1996.

    Le dixième ciel – Comment concilier foi et raison, vérité révélée et connaissance scientifique ? Telle est l’un des questions posées par ce vaste roman au formidable générique, puisque Pic de la Mirandole, le protagoniste, y fréquente Laurent de Médicis ou Marsile Ficin, dans la Florence brillantissime du Quattrocento où apparaissent également le jeune Michel-Ange, Sandro Botticelli ou Savonarole, notamment. Plus que le pittoresque du roman historique, somptueux au demeurant, c’est l’enjeu du débat d’avenir qui nous captive ici, incarné par de beaux personnages. Etienne Barilier. Le Dixième ciel. Julliard/L’Age d’Homme, 1986.

    Le droit de mal écrire. – Dans sa fameuse Lettre à Bernard Grasset, Ramuz a magistralement traité le problème des relations liant la Suisse romande à Paris et, plus précisément, les langues périphériques de la francophonie au « bon français ». D’un Rousseau, qui revendiquait la spécificité culturelle et morale du parler romand, tout en s’exprimant en français classique, à un Töpffer émaillant volontiers son écriture de localismes à coloration helvétistes, et jusqu’aux auteurs d’aujourd’hui, le rapport entre la littérature romande et la France reste ambigu, rarement simple. Jérôme Meizoz. Le droit de « mal écrire », Quand les auteurs romands déjouent le « français de Paris ». Zoé, 1998.

    Eloge du migrant. – Quelque peu rugueux au premier abord, ce premier livre d’un fils d’immigré en impose bientôt par la justesse de son ton et l’originalité de son écriture, incorporant ici et là des tournures italianisantes qui tiennent lieu d’accent au protagoniste, saisonnier italien se racontant sans trémolos. « Murateur » de métier, il se dit « de rue et d’errance solidaire », non tant « de revendication » que « de fidélité », avec un double sentiment d’être exclu et de participer à la fraternité des matinaux. Il y de l’héritage de Pavese dans cette belle méditation poétique. Adrien Pasquali. Eloge du migrant. L’Aire, 1989.

    medium_Olivier.JPGL’enfant secret - Les destinées croisées des aïeux de l’auteur, de la Côte vaudoise à l’Italie de Mussolini, et l’Histoire dramatique du siècle, se vivifient dans cette autofiction constituant sans doute l’un des plus beaux livres de l’auteur. Les personnages d’Emilie et Julien, qui vivent sur les bords du Léman, et le couple formé par Nora et Antonio, assistant (et participant, puisque Antonio est le photographe attitré du Duce) à la montée du fascisme en Italie, constituent le cercle familial multiculturel dans lequel va grandir l’enfant, dont la mémoire restituera ce microcosme si caractéristique de notre pays. Jean-Michel Olivier. L’enfant secret. L’Age d’Homme, 2003.

    L’enfant triste
    . – On retrouve, une génération plus tard, la douloureuse grisaille des Circonstance de la vie, sur fond d’aigre puritanisme, dans ce récit d’une enfance marquée à la fois par le désamour des parents du protagoniste, et par les avanies subies au Collège, où le goût manifesté par le garçon pour un Baudelaire, notamment, est assimilé à un dévoiement. Du moins une tante bonne, à la montagne, va-t-elle donner une autre image de la vie, plus ouverte et généreuse, au narrateur de ce livre d’autant plus marquant qu’il s’en tient aux faits, sans pathos. Michel Campiche. L’enfant triste. L’Aire, 1980.

    medium_Mercanton0001.JPGL’été des Sept-Dormants. – Relevant à la fois de l’exorcisme autobiographique, du roman symphonique et du testament spirituel, ce livre allie, étrangement, les fantasmes obsessionnels et presque maniaque, dans leur expression, d’un esthète amoureux des éphèbes, et la ressaisie magistrale, poétique et religieuse la fois, de quelques destinées réunies dans le creuset existentiel et affectif d’un institut de jeunes gens tenu par une maîtresse femme, Maria Laach, et son pittoresque époux. Roman de l’apprentissage à l’ample mouvement de fleuve, ce livre majestueux laisse en mémoire un double souvenir de fraîcheur juvénile et de lancinante mélancolie. Jacques Mercanton. L’Eté des Sept-Dormants, Galland 1974. Réédition en Poche Suisse, Nos 9 et 10.

    Ce qui reste de Katharina. – De la misère morale en famille bourgeoise pourrait être le sous-titre de ce roman courant à travers trois générations et constituant un aperçu mordant de l’évolution des mœurs au XXe siècle. Au lendemain de la mort de son fils quinquagénaire, Katharina se repasse le film de sa vie et en établit le bilan, marqué par maints sacrifices sur l’autel de la vie conjugale et de la maternité. Rien pourtant du réquisitoire féministe unilatéral dans ce récit d’une vie gâchée où la complexité humaine est abordée avec empathie. Janine Massard. Ce qui reste de Katharina. L’Aire, 1997.

    L’essaim d’or. – Amateur de bonnes choses, à tous les sens de l’expression, l’auteur, ancien bibliothécaire municipal en chef, et fomentateur à ce titre d’une phénoménale collection de bandes dessinées, est également un prosateur gourmand capable de faire partager ses goûts, comme celui du flan caramel, dit ici « mets de fête ». Excellant dans l’évocation ludique ou cocasse (son éloge de la vache ou sa célébration de la poussière de bouquins), cet arpenteur des sentiers écartés de la littérature ajoute, de surcroît, une touche d’humour à notre littérature si souvent si grave… Pierre-Yves Lador. L’essaim d’or. L’Aire, 1998.

    Le désarroi
    – Issu d’une génération héritière de la faillite des idéologies, le protagoniste rompt avec sa vie confinée d’étudiant en lettres à la suite des mises en garde d’un de ses profs vitupérant la standardisation et la déshumanisation de la société. « Confronté à une existence que je ne savais plus comment empoigner, je me sentais usé » remarque-t-il à l’instant où il arrive, après un long voyage, dans un monastère qu’on suppose au Mont Athos, où il chemine sur les traces d’un certain Alexandre, mi-héros mi-ascète en lequel il espère trouver un modèle existentiel. René Zahnd. Le désarroi. L’Aire, 1990.

    medium_CINGRIA4.2.jpgLa fourmi rouge. – Une très bonne introduction se trouve ménagée ici à l’œuvre de Charles-Albert Cingria, tant par la qualité et la diversité représentative des textes réunis, que par la très éclairante préface de Pierre-Olivier Walzer, pour lequel la promenade avec Charles-Albert « est une perpétuelle réconciliation avec l‘univers ». Tous les registres du génial écrivain sont illustrés ici, de la déambulation quotidienne (Le seize juillet) à la plus sublime méditation poético-métaphysique (Le canal exutoire), en passant par le dialogue fantaisiste (Grand questionnaire), l’essai de définition d’un habitus humain (L’eau de la dixième milliaire « autour» de Rome) ou l’érudition joyeuse (Musiques et langue romane en pays romand). Un constant émerveillement, accordé à une écriture sans pareille. Charles-Albert Cingria. La Fourmi rouge et autres textes. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 1.

    La gazelle tartare. – Dernière en date de ses autofictions, ce livre d’Asa Lanova est aussi le plus vibrant d’émotion et le mieux enraciné dans le sol natal de la romancière lausannoise, le plus accompli aussi du point de vue littéraire. Un premier amour, dont la fin prématurée coïncide avec le renoncement à une prometteuse carrière de ballerine, et la mort de la mère de la protagoniste, constituent les deux pôles sensibles de cette remémoration où l’enfance et ses magies, une angoisse maladive et le recours à l’exorcisme des mots, se conjuguent pour rendre le « son » unique d’une vie ressaisie par l’écriture. Asa Lanova. La gazelle tartare. Campiche, 2004.

    medium_BenSalah.jpgLe Harem en péril.
    – Conteur savoureux, mais développant aussi de féroces observations sur la société dont il est issu, et notamment sur la condition de la femme et la régression obscurantiste, l’écrivain tunisien établi en pays de Vaud, après trois premiers romans, continue de nous captiver avec dix nouvelles également marquées au sceau de la vitalité et de l’authenticité, à commencer par l’insoutenable premier récit (La viande morte) des atroces souffrances endurées par Selma, atteinte d’une tumeur et que les siens accusent d’avoir « fauté » parce que son ventre gonfle. Un étonnant mélange de verve caustique et de compassion. Rafik Ben Salah. Le Harem en péril. L’Age d’Homme, 1999.

    L’Homme seul. – Soliloque effréné non moins que stimulant, ce livre a les qualités et les limites de la recherche autodidacte, à la fois passionnant par ses observations et discutable dans ses conclusions, à commencer par celle qui conclut à l’extinction de la culture occidentale dans les années 1960… Matérialiste anarchisant, l’auteur réduit l’histoire de la culture à une suite de déterminations où le rôle de la géographie se trouve revalorisé par rapport à l’analyse historico-économique des marxistes. Sans aucune référence indiquée, mais brassant d’innombrables lectures, cette somme hyper-subjective et péremptoire est marquée par un souffle et un ton uniques. Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Age d’Homme. Poche Suisse No 194-195.

    Humour. – Tenant à la fois du journal de bord personnel et de l’essai biographique, ce livre est l’une des plus belles illustrations de la pratique singulière de l’auteur, consistant à imbriquer des dessins et des aquarelles dans le corps de son texte. En l’occurrence, celui-ci place la (re)découverte de Joyce, dont la vie se trouve racontée au fil d’un journal imaginaire, sous le signe de la passion juvénile de Pajak et de son ami Yves Tenret, protagonistes d’une histoire se donnant comme en miroir, en résonance à la biographie du génial Irlandais. Frédéric Pajak (avec Yves Tenret) Humour. Une biographie de James Joyce. PUF, 2001.

    medium_Tache2.3.jpgL’intérieur du pays – Sensible au génie des lieux, qu’il restitue par le truchement d’images aussi limpides qu’évocatrices, gardant toujours un nimbe de mystère, le poète, passant d’abord par La porte d’à côté pour une suite d’aquarelles lausannoises de bonne venue, entreprend ensuite un voyage en zigzags qui le conduit à travers la Suisse débonnaire de Töpffer en passant par quelques hauts lieux de culture gardant en mémoire le passage de Nietzsche (à Sils-Maris), Jouve (au val Fex) ou Rilke (à Soglio), sans que la référence littéraire n’alourdisse jamais le propos, le voyage se poursuivant de lumières en mélodies, à fleur de sensations bien lestées par les mots. Pierre-Alain Tâche. L’intérieur du pays. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 205.

    Jean-Luc persécuté
    . – Deuxième roman du jeune Ramuz, cette tragédie montagnarde donne un grand frère farouche à la petite Aline en la personne de Jean-Luc Robille, incessamment humilié par une épouse sensuelle et mauvaise, Christine de son prénom. Type de l’homme simple et droit, le protagoniste découvre les traces de l’adultère dès la fameuse scène première, préludant à tous ses malheurs et à ceux de l’enfant du couple. Le roman, portrait aussi d’un village de montagne, évoque une pyrogravure expressionniste, où la noblesse de cœur de Jean-Luc et la vilenie de ceux qui l’entourent forment un contraste significatif. C.F. Ramuz. Jean-Luc persécuté. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 25.

    Je dis tue à tous ceux que j’aime – Après avoir abordé les genres les plus divers, de la science fiction au roman historique, l’auteur lausannois touche ici au symbolisme fantastique autant qu’à l’érotisme homosexuel, dans un roman évoquant les nouvelles de Kafka ou la littérature latino-américaine. Le protagoniste, représentant banal de son état, échoue dans une ville paraissant soudain coupée du temps et du monde ordinaire, où la rencontre d’un jeune homme vaguement angélique, en dépit de conduites sordides, achève de le déstabiliser. Surtout intéressant par son atmosphère, ce roman est d’un conteur avéré. Olivier Sillig. Je dis tue à tous ceux que j’aime. H&O, 2005.

    Jette ton pain.
    – « Je ne suis qu’une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jours, et l’aveu pourrait être aussi celui de Christine Grave, à cela près que cette quinquagénaire est encore en charge de sa mère impotente, qui ne manque de lui rappeler combien elle s’est elle-même « sacrifiée ». Bilan d’une existence de femme souvent « empêchée » dans ses aspirations personnelles, ce roman proche de l’autofiction est à la fois marqué par l’effort d’émancipation et le pari créateur sur lequel s’ouvre sa dernière partie. Alice Rivaz, Jette ton pain, Gallimard/Galland, 1979.

    Jonas
    – Roman de l’alcool et des bilans de la cinquantaine, cette autofiction – l’une des plus fortes de l’auteur – évoque le retour, à Fribourg où il a passé le début de sa jeunesse, de Jonas Carex en quête d’un refuge momentané dans le ventre de la baleine aux souvenirs. De fait, c’est en ces lieux qu’il a vécu le plus intensément, à l’âge des grandes questions et d’un amour qu’il va retrouver avec un mélange de tendresse et de désarroi, qui le confrontera plus durement encore à son naufrage personnel. Jacques Chessex. Jonas. Grasset, 1987.

    medium_Amiel.JPGJournal intime – Parangon du genre, ce monument de l’introspection ne se borne pas, loin s’en faut, à la rumination stérile d’un professeur esseulé et velléitaire, mais constitue la chronique extrêmement variée d’une fin de siècle genevoise, vue par un écrivain aussi ouvert à la culture européenne qu’à la nature, à la philosophie et aux nouvelles doctrines sociales, au milieu littéraire local ou parisien. Lecteur et promeneur infatigable, Amiel est surtout un prosateur d’une merveilleuse porosité, du moins quand il échappe au ressassement quotidien et à l’autoflagellation. Ses paysages, ses portraits (notamment de femmes) et ses réflexions de toutes espèces constituent un inépuisable trésor. Henri-Frédéric Amiel. Journal intime, L’Age d’Homme, 12 volumes.

    Kriegspiel
    – A la tête d’une escouade de dragons à l’ancienne, le capitaine Pavel Takac donne l’assaut à une formation de tanks, dont il ressortira seul vivant, témoignant du sacrifice des hommes tombés à ce qu’on pouvait dire encore le champ d’honneur, et faisant revivre l’événement avec panache, mais non sans mélancolie. Le ton et la manière, autant que la vigueur de ce roman sont assez rares en Suisse romande, et c’est en effet un captivant roman d’aventures que cet ouvrage à valeur, aussi, de réflexion sur la guerre et sur le sacrifice des héros, chair à canon de la Realpolitik. Jacques-Michel Pittier. Kriegspiel ou le jeu de la guerre. L’Age d’Homme, 1982,

    Les larmes de ma mère
    - Récit mimétique d'une libération, Les Larmes de ma Mère représente, malgré quelques relents de lyrisme adolescent, un travail de fiction qui dégage ce livre de ce qu'il pourrait avoir d'anecdotique ou de nombriliste. La démarche de Michel Layaz se fonde sur une implication vivante, vécue par le truchement d’une langue qui restitue, dans leurs nuances, tous les désarrois, les humiliations, les infimes mais cuisante blessures, comme aussi les effusions, les petits bonheurs, les premiers troubles sensuels, les échappées dans le sillage d'un magicien ou d'une femme bien en chair, les premiers refus aussi et les premières prises de conscience personnelles. Michel Layaz. Les Larmes de ma mère, Editions Zoé, 2002

    Laura – Deuxième roman de l’auteur lausannois, ce livre étincelant concentre les thèmes à venir de l’œuvre, partagée entre une interrogation sur le sens de l’art dans le monde contemporain et la modulation des passions humaines. Dans le décor hautement symbolique de Venise, le protagoniste, jeune artiste peintre cheminant aux frontières du nihilisme métaphysique, aime et fait souffrir Laura que résument les « gestes de la vie ». Limpide et dense, ce roman a conservé sa vibration tendue et sa beauté. Etienne Barilier. Laura. L’Age d’Homme, Poche suisse No 82.

    La Malvivante. - Dans son chalet en banlieue du Clos, Tosca remâche sa révolte en observant les gens du quartier au moyen de ses jumelles. Malheureuse en ses premières amours, cette fille d’immigré italien et de Vaudoise terre à terre, mariée à un ouvrier résigné à son sort, est en outre rejetée par ses enfants. Au bord de la rupture psychique et du suicide, Tosca n’en témoigne pas moins d’une vive lucidité sur le monde médiocre qui l‘entoure, où les « petites gens » montrent parfois le plus de grandeur inaperçue. Mireille Kuttel, La Malvivante. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 37.

    Le marcheur illimité. – Intéressant par l’allant de son écriture et l’observation des « premiers plans » que lui ménage la marche, Ellenberger le farouche n’a rien du sémillant randonneur à la manière de Töpffer, ni non plus du « performeur » à celle de Daniel de Roulet : il marche à en crever à ce qu’il semble et, de fait, cela devient un récit plein de vie que cette suite d’évocations de longues trottes le long du Doubs ou du Rhône, en Crète ou dans les rues de Paris, lézardant quelque temps au Luxembourg puis se remettant en route du Quartier latin à Saint Germain-en-Laye… Pierre-Laurent Ellenberger. Le marcheur illimité. L’Aire, 1999.

    medium_Salem.2.JPGLe miel du lac.
    – En chroniqueur pratiquant un type d’observation et une langue imagée à la Vialatte, son maître avéré, l’auteur évoque, dans cette manière de d’autoportrait étoilé, son passé de gosse levantin aux souvenirs d’enfance à la fois pittoresques et parfois douloureux. Rompant avec le tout-venant du journalisme, il enlumine, avec un mélange de candeur blessée et d’humour souvent cocasse, les heures riches de ses flâneries et de ses rencontres, dans ce pays de Vaud qui est devenu sa terre d’adoption. Gilbert Salem. Le miel du lac. Campiche, 1998.

    Mille-feuilles. – En trois volumes très élégants et illustrés avec beaucoup de goût, ce recueil de proses et d’articles, plus encore que les romans autobiographiques de l’auteur, constitue le « trésor » de l’auteur délicieux d’Italiques (L’Age d’Homme, 1969), capable de parler de la peinture de James Ensor ou d’une visite à Gustave Roud, de Picasso en Avignon ou de « Fribourg-la-romaine », du Paradou des Bille ou de la mort de Léautaud avec la même fine justesse et avec le même bonheur. Comme dans Le soleil sur Aubrac (Grasset, 1986), le grappilleur déploie, en ces pages étincelantes, une constante faculté de transmutation. Georges Borgeaud. Milles Feuilles I, II, III. La Bibliothèque des Arts, 1997.

    Mon bon ami
    – L’auteur de ce savoureux recueil de proses, dont le texte intitulé Merveilles indique bien l’orientation et la tournure, se nourrit de tout, circulant de par le monde comme l’enfant au tricycle ou son grand frère en aile delta. De l’oiseau witcha (une sorte de merle blanc) elle dit : « Le merle avait un regard de comptable, de notaire, d’inspecteur, de soliste ». Avec la même alacrité joyeuse et le même bonheur d’expression évoquant tour à tour Vialatte et Cingria, elle parle indifféremment de Lawrence Durrell et de Marco Polo, de sa peur du noir et d’un mazot sur la montagne, des Rolling Stones copulant dans leur jet rivé ou d’une humble vieille dame corse, sans oublier l’âme soeur qui donne son nom au titre du livre… Corinne Desarzens. Mon bon ami. L’Aire, 122p.

    Monument à F.B
    . – Sur le ton apparemment détaché du dandy, ce récit de pure émotion, dont les mouvements de la narration reproduisent les tâtons, hésitations et autres retours amont, digressions ou subites illuminations, tient à la fois de la remémoration sentimentale et de l’exorcisme. Il y est question de la liaison d’un homme marqué par « la saloperie d’usure de la vie quotidienne », auprès duquel F.B., malmenée en ses jeunes années, cherche refuge, pour le faire souffrir à son tour. Du moins cette femme-enfant laisse-t-elle une trace indélébile de « pureté inaliénable ». Roger-Jean Ségalat. Monument à F.B. Hachette-Littérature, 1978.


    medium_Cuneo.2.JPGMortelle maladie - D’une voix encore fragile, mais chaleureuse, nouée par la souffrance, l’auteur exprime à la fois sa révolte contre le mal qui la ronge et contre la société des hommes, où la femme est parfois encore une esclave. La première partie du livre est attente de l’enfant, d’abord intrus, puis vie désirée, jusqu’au jour de l’accident qui laisse la mère de nouveau seule dans le monde des survivants, contrainte de s’inventer de nouvelles raisons de vivre. Mère frustrée, la narratrice devient femme-écrivain tentant d’assumer le sort de ses semblables, en racontant notamment le calvaire d’Annunziata, la mère italienne, pour donner à son propre drame une résonance plus universelle. Anne Cuneo. Mortelle maladie. En Campoche, 2005.

    Nains de jardin.
    – La verve satirique qui se déploie dans ce recueil de nouvelles, dont le succès populaire n’a pas faibli depuis sa parution, s’applique à toute une Suisse moyenne déjà brocardée par un Hugo Loetscher, un Emil ou une Zouc. L’homme aux nains de jardin vit dans une petite maison à soi ou en villa mitoyenne, au milieu d’un univers propre-en-ordre et censé le rester, qu’un rien suffit pourtant à troubler, suscitant alors une vraie fièvre sécuritaire. Multipliant les scènes significatives, l’auteur brosse un portrait-charge de groupe non dénué de malice amicale. Jacques-Etienne Bovard. Nains de jardin. Campoche, 2004.

    Ni les ailes ni le bec – Mélange d’humour mordant et de tendresse latente, ce premier recueil de l’auteur constitue, en dix-huit nouvelles, un patchwork attachant et vif, à l’image de la jeunesse qu’il décrit et dont il procède aussi bien. Des rêves de la femme de ménage espagnole compulsant son roman-photo, dans Conchita, à l’évocation de jeunes gens incapables d’apprécier tout ce qui leur est donné, dans Vous les enfants des hautes Villes, le nouvelliste restitue de brèves tranches de vie à valeur parfois significative. François Conod. Ni les ailes ni le bec. Campiche, 1987.

    Le pain de coucou.
    – Plus encore qu’un kaléidoscope de souvenirs d’enfance puisant à la double source de l’univers alémanique du Grossvater et du quartier lausannois des jeunes années de l’auteur, ce livre restitue les premiers émerveillements de celui-ci à la découverte conjointe des choses et des mots. Dans un climat mêlé de tendresse et d’humour, les séquences de cette remémoration évoquent le monde d’une modeste tribu familiale assez typique de la Suisse des années 50, avec ses figures et ses emblèmes dont le relief s’accentue par le double jeu de la distance temporelle et du verbe poétique. Jean-Louis Kuffer. Le pain de coucou. L’Age d’Homme, Poche Suisse No 44.

    Passion.
    – La beauté et la hideur cohabitent dans ce roman glacial et brûlant à la fois, où s’opposent aussi bien deux univers, de la stérilité et de la création, de l’amour-passion et de la vie par procuration d’un maniaque solitaire. Pierre X., « homme sans passion », le type du quidam sans qualités, vit comme greffé au jeune couple que forment la danseuse Maria F. et le pianiste Frédéric Z., qu’il épie avec des moyens de plus en plus sophistiqués et dont il consigne l’évolution de la relation dans son journal, lequel constitue le roman lui-même, l’un des plus saisissants de l’auteur lausannois. Etienne Barilier. Passion. L’Age d’Homme, Poche suisse No 7.

    Les passions partagées
    . – Sur la base de carnets tenus quotidiennement et de notes fixant chaque nouvelle découverte, l’auteur recompose une chronique kaléidoscopique à valeur de « lecture du monde » où alternent aussi rencontres, voyages et autres expériences personnelles formatrices. Vingt ans (1973-1992) de vie littéraire en Suisse romande, des balades en Toscane ou en Andalousie, la découverte des Etats-Unis et du Japon, l’amitié et l’amour, la naissance d’un enfant et l’arrachement aux êtres aimés constituent la trame de l’ouvrage. Jean-Louis Kuffer. Les Passions partagées. Campiche 2005.

    Le pays de Carole
    . – Peu de romans romands témoignent, mieux que ceux de cet auteur, de l’état et de l’évolution des mentalités et des moeurs dans notre pays, ici dans la rupture de continuité de la séculaire vie paysanne et dans le vacillement généralisé des relations de couples, notamment entre la trentième et la quarantième années. La crise vécue ici par Paul, homme au foyer qui se découvre une passion pour la photographie, et Carole que suroccupe sa carrière de médecin, aboutit à une nouvelle forme de liberté qui accentue par contraste, les médiocres accommodements où trop de vies s’enlisent. Avec autant de lucidité que d’empathie, Bovard campe des personnages vivants et attachants. Jacques-Etienne Bovard. Le pays de Carole. Campiche, 2002.

    Prendre d’aimer
    – Fuyant la disette qui sévit en Valais, Séverine cherche ailleurs de quoi vivre, des bains de Loèche à Lausanne et Fribourg en passant par Villeneuve, découvrant le pays en ces années 1820, et multipliant les rencontres également significatives pour le lecteur. La fresque d’époque, nourrie par une documentation précise, est rehaussée par une écriture également marquée par le souci de reconstitution, mais sans artifice pour autant, savoureuse et sympathique autant que le portrait de la protagoniste. Gisèle Ansorge. Prendre d’aimer. Campiche, 1988.

    medium_Sonnay.2.JPGUn prince perdu. – Tenant à la fois du conte épique et du roman en prise directe avec les tribulations du monde contemporain, ce roman évoque fortement les destinées de l’Afghanistan, que l’auteur connaît bien pour y avoir été délégué du CICR, sans que le pays ne soit jamais nommé. Le jeune Jahan, unique rescapé du massacre de la famille royale du Karaba, entreprend le récit de sa vie à l’initiative de son ami portugais Jorge, afin de laisser témoignage et d’affirmer une identité remise en cause. A la fois tendre et amer, pétri d’humanité et impressionnant par ses évocations de la nature et du chaos de la guerre civile, ce livre est de ceux qui marquent. Jean-François Sonnay. Un prince perdu. Campiche, 1999.

    Rapport aux bêtes. – Dès les premières pages de ce roman se révèle un talent singulier, tant par le choix singulier des mots que par les rythmes, la couleur, le modelé, la pâte du langage. Si la voix de la romancière manifeste aussitôt une indéniable originalité, cela ne va pas sans sophistication de style tournant, parfois, au maniérisme. Le fait est d’autant plus gênant que le livre est censé représenter l’existence d’un paysan de montagne et ses rapports avec sa jeune femme Vulve, son valet de ferme portugais et ses vaches. Noëlle Revaz. Rapport aux bêtes. Gallimard, 2002.

    Le rendez-vous de Thessalonique. – Ce premier livre de l’auteur fixe d’emblée un espace romanesque et développe, au fil d’une écriture précise, concrète et rapide le récit des désarrois d’un quadragénaire, architecte de son état, dont la disparition soudaine de son meilleur ami exacerbe sa propre remise en question. Voyage vers soi-même recoupant l’errance des damnés de la terre, ce périple surtout existentiel ressaisit les rejets et autres tâtons d’une génération en perte de repères, dans un roman qui a valeur à la fois de symptôme et de fondation personnelle. Nicolas Verdan Le rendez-vous de Thessalonique. Campiche, 2005.

    Le roseau pensotant – L’humour palliant la bêtise, l’esprit grégaire et pédant ou le conformisme du bourgeois encaqué dans ses préjugés, est la marque du ton et du style de Roorda, pédagogue et chroniqueur dont les titres de quelques œuvres sont assez explicites, à commencer par Le débourrage de crâne est-il possible ? ou Le pédagogue n’aime pas les enfants… Plus que tel ou tel essai séparé, c’est l’ensemble des Œuvres de Roorda, réunies en deux volumes, qu’il faut recommander à l’amateur de vues originales et roboratives, marquées du sceau d’un sens commun authentiquement démocrate et vivifiant. Henri Roorda. Œuvres, 2 vol. L’Age d’Homme, 1970.

    Les sept vies de Louise Croisier née Moraz. – Mémorialiste patiemment documentée de ses familles paternelle et maternelle, Suzanne Deriex s’attache ici à la peinture d’une tribu vigneronne à Lavaux, dès la fin du XIXe siècle et sur une durée avoisinant le siècle, où s’entremêlent les tribulations personnelles de la protagoniste, Louise Moraz devenue Croisier, les multiples petites histoires de famille et les grands événements des époques successives. Portrait d’une femme et des siens, l’ouvrage fait également figure de chronique document la vie et les mentalités en mutation d’une région. Suzanne Deriex. Les sept vies de Louise Croisier née Moraz. L’aire, 1986. Poche Suisse, Nos 105-106.

    medium_Moeri.JPGLe sourire de Mickey – Il y a quelque chose de panique dans le regard que l’auteur promène sur nos semblables plus ou moins empêtrés dans les embrouilles de la société contemporaine, où les modèles du battant et de la superwoman font figure de référence. Les personnages décrits dans ces nouvelles peinent à telle identification, à moins de s’aliéner comme ce couple pour lequel la naissance d’un enfant fait figure de péripétie « non appropriée ». Observateur redoutable des tics de comporteent ou de langage, dans la parenté d’un Michel Houellebecq, Antonin Moeri excelle à ressaisir, sous forme narraative, les névroses et les psychoses de l’homme actuel, sans trop le caricaturer. Antonin Moeri, Le Sourire de Mickey. Campiche, 2003.

    La Suisse romande au cap du XXe siècle. – Le gai savoir a trouvé, en Alfred Berchtold, son plus généreux représentant helvétique, dont cette somme (avant une fresque consacrée à la civilisation bâloise et un livre exhaustif sur Guillaume Tell) est la première, éclatante illustration. Des sources protestantes, essentielles dans ce pays, à l’émergence de l’helvétisme, marqué par les courants romantiques européens, et jusqu’au tournant fondateur des Cahiers vaudois, l’historien se fait tour é tour conteur et critique littéraire pénétrant. Jamais sec ou pédant, ce livre aux synthèses magistrales et aux inoubliables portraits n’a pas pris une ride ! Alfred Berchtold. La Suisse romande au cap du XXe siècle. Payot, 1964.

    Les Têtes – Ce pourrait n’être qu’une galerie de portraits littéraires, alors que l’art du prosateur à son extrême pointe, et la matière physique et psychique brassée font de cette suite de figures une admirable danse des vifs. D’un Henry Miller juste entrevu dans un café parisien, avec son museau de loup, au souvenir recomposé de Charles-Albert Cingria se relevant d’une chute en vélocipède, le front tatoué de bitume, l’auteur s’éloigne le plus souvent de la chose vue ou de l’anecdote contenue pour restituer chaque personnalité en vérité plus qu’en légende, sans se priver pour autant de l’invention révélatrice. Aux magnifiques évocations d’écrivains encore vivants (François Nourissier ou Maurice Chappaz) font pendant nombre de portraits posthumes. Or c’est aussi bien sous le signe de Yorick que l’écrivain se place, en quête de la « tête » essentielle de chacun. Jacques Chessex. Les têtes. Grasset, 2003.

    Tout-y-va – Les derniers mots de ce petit ouvrage, tenant à la fois du journal (entre 1960 et 1962) et des mémoires, témoignent du regret de l’écrivain de n’avoir pu établir ses œuvres complètes, et c’est une mélancolie semblable qui imprègne cette suite très révélatrice de souvenirs (notamment sur la période des Cahiers vaudois) et de propos sur la vie et ses aléas. Alors que les écrits polémiques de Gilliard, tel L’école contre la vie, donnent l’impression d’une grande solidité, ce livre reflète plutôt la sensibilité complexe de l’homme se rappelant son enfance et ses multiples expériences. Edmond Gilliard. Tout-y-va. Trois collines, 1963.

    Trois hommes dans une Talbot – On se rappelle la nonchalante navigation de Jerome K. Jerome en suivant Monsieur Paul et ses compères (Ramuz et le peintre Bischoff) à travers la France profonde, dont l’écrivain évoque les charmes avec autant de bonheur qu’il en a mis à croquer les multiples aspects de la Suisse. Cette pérégrination débonnaire se prolonge, aujourd’hui, grâce à la publication des Œuvres de Budry en trois forts volumes, à travers une foison de textes injustement oubliés et qui valent à la fois par leur contenu et la haute qualité de leur écriture. Paysages et artistes, littérature et motifs historiques ou contemporains, contes et chansons : tout fait miel à l’essayiste à la fois gourmand et raffiné, ondoyant et pénétrant, au poète et au prosateur. Paul Budry. Œuvres, 3 vol. Cahiers de la renaissance vaudoise, 2000.

    La Venoge
    – Ce poème, illustrissime en nos régions, évoquant une douce et indécise rivière toute semblable à la mentalité vaudoise moyenne, ne saurait confiner son auteur dans la vaudoiserie complaisante à quoi d’aucuns réduisent son œuvre de chansonnier. L’ensemble de ses écrits permet en effet de (re)découvrir un conteur délicieux, toujours attentif à l’humanité bonne et au génie des lieux (son Paris est aussi présent que son pays de Vaud), un poète populaire aux merveilleux tableautins, mais également un critique virulent et un chroniqueur non moins vif de la vie contemporaine. Jean-Villard Gilles. Œuvres.

    Le visage de l’homme
    – Au tournant de la quarantaine, l’auteur excelle dans le genre de la digression en mêlant notations très personnelles, voire privées, et considérations sur la culture ou sur le monde comme il va. Qu’il parle de la cervelle au beurre noir du Café Romand, du piano de Chopin que les cosaques jetèrent par la fenêtre (à propos de l’enterrement de Brejnev), d’un raid en avion sur le musée de Bale ou d’un malheureux croisé dans un café, bref de ce qui le remplit de joie, l’inquiète ou le révolte, le chroniqueur fait montre de la même maîtrise ressortissant à l’équilibre intérieur. Jil Silberstein. Le visage de l’homme. Le Temps qu’il fait, 1988.

    medium_JLK20.3.jpgLe viol de l’ange
    - Le terme de « roman virtuel » convient à cette ressaisie des multiples possibles de la vie contemporaine, captée dans son surgissement, dès le lendemain de la prise de Srebrenica, en juillet 1995. Dans un grand ensemble suburbain, un drame se prépare : l’agression sexuelle et le meurtre d’un enfant par un mystérieux tueur, dont le journal ponctue les pages du roman. Traversée des ténèbres, ce roman foisonnant et mêlant toutes les formes d’écriture, se veut aussi quête de gestes humains et de lumière. Jean-Louis Kuffer. Le viol de l’ange. Bernard Campiche, 1997.

    (Cet abécédaire constitue la partie conclusive du livre intitulé Impressions d'un lecteur à Lausanne, paru en 2007 aux éditions Bernard Campiche)



  • Le désir en proie aux vertueux

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    À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee

    Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
    Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.

    De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
    Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.

    Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
    Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.

    Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.

    Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.

    Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...

    J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.

  • Petites filles à la mer

     

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    Pour Sophie et Julie

     

    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable vert de gris.

     

    JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.

  • Le chaman au dépotoir

     

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    En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre. 


    C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
    Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?

    En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
    Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
    medium_Ceronetti.jpgDe son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

    littérature

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

    littérature

    Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    littérature
    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

    Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.

     

  • Écrire comme on respire

    littérature,poésie,journal intime
    Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie... 

    Peinture JLK: Toscane rêvée.

  • Une conscience japonaise


    littératureLes sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur  le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.

    Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
    Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p

  • Tous les jours mourir

     

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    En mémoire de notre père (1915-1983)

     

     

    … J’étais resté longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité, puis je me suis rendormi et j’ai rêvé que mon père m’appelait dans le dédale de rochers rouges où serpentait le chemin sur la mer que nous empruntions chaque jour; et nous allions nous retrouver, j’allais le rejoindre enfin quand je me suis réveillé et que j’ai compris que quelque chose se passait…

    … On eût dit le premier matin du monde. La lumière venait de tourner, comme on dit. On irait désormais vers les beaux jours. Tout évoquait le renouveau, mais c’est alors qu’a retenti la sonnerie du téléphone et que, sans avoir encore entendu la voix de ma mère, j’ai compris que ce jour serait le dernier de la vie de mon père…

    … Alors j’ai réalisé, comme on dit, cependant que ma douce amie vaquait auprès de l’enfant. J’ai réalisé que j’avais vécu des années sans penser à cela. C’était comme ça: simplement je n’y pensais pas – je n’y avais jamais pensé. Et voici que cela était…

    … Voici que je me levais, comme investi d’une nouvelle dignité, et voici que des gestes nouveaux me venaient. La pensée de Chopin revêtant son plus bel habit pour se mettre au piano m’a fait sourire tant elle me paraissait incongrue, mais ensuite ce fut avec la même solennité que je me préparai…

     … La lumière était celle d’un accomplissement, comme à l’aube de la venue au monde de l’enfant la lumière avait été celle d’une attente…

    … Le moindre de nos gestes prenait un autre sens qu’à l’ordinaire. Je nous voyais du point de vue de l’Ange: elle, l’enfant, et lui, dans la maison entourée d’autres maisons, et le ciel est limpide, et le silence est celui du dimanche avant les cloches des villages. L’enfant dormait, elle vaquait avec les gestes de la vie, et lui se tenait immobile devant la baie de la chambre haute, à jouer au jeu de ce qu’il y a derrière, comme dans le jardin de son enfance où il imaginait la mer derrière la haie…

    … Derrière les arbres maintenant je voyais les toits orange, et derrière les toits s’incurvaient les prés jusqu’aux remblais de l’autoroute, et derrière les bâtiments enfumés de la zone urbaine se devinait la fosse bleue du lac, et derrière l’autre bleu des monts de Savoie le bleu du ciel, et la nuit derrière le ciel, et la vie derrière celui-ci…

    … Dans l’odeur du café j’avais fermé les yeux et je voyais la mer et le ciel derrière; et derrière la vie retentissait le pas incertain de mon père dans la maison blanche dominant la pinède. Or je n’étais, cette année-là, qu’un fils un peu perdu ne sachant trop que lui dire…

     … Cependant nous avions commencé de parler en marchant le long de la mer. Jamais, quoi qu’il en fût, nous n’avons parlé de cela, mais des couleurs du jour, des livres que nous lisions, des souvenirs que nous avions partagés; et les souvenirs partagés en rappelaient d’autres à la terrasse éclairée de la taverne dans les rochers où nous nous attardions certains soirs, nous laissant aller sous l’effet d’un capiteux rioja; et l’année d’après, sur le Campo de Sienne, une dernière fois je m’étais réjouis de le saouler non sans bousculer les prudences de ma mère – on ne vit qu’une fois sur terre, avais-je protesté…

    … Entretemps j’étais devenu père à mon tour, et c’était comme si je fusse à la fois devenu le fils de notre enfant et le père de mon père…

    … J’ai rouvert les yeux: il était temps d’aller…

    … Trois mois auparavant j’avais traversé la même campagne dans l’appréhension de ce qui adviendrait à l’aube de ce premier jour d’une vie, tandis que c’était comme apaisé que je vivais maintenant l’instant présent du dernier jour de cette autre vie…

    … Cependant quelle énormité, me disais-je, quelle énormité pour lui que la pensée qui désigne ce matin toute chose et lui signifie que c’est la fin: que le mot demain n’adviendra plus. Que pour lui maison, jardin: plus rien. Et que cela même dont on se dit que ce n’est rien se révèle au moment de signifier jamais plus. Que mobilier, qu’objets familiers, que portraits de ses parents ou de ses enfants – que tout ça: plus jamais…

    … Des voitures de jeunes skieurs dominicaux me dépassaient sur l’autoroute et je songeais à l’énormité que c’était pour lui: allez, gaussez-vous de la cylindrée de rien du tout, faites les fous, jouissez de la vie…

     … Là-bas, sur le chemin de la mer, nous avions parlé du prodigieux plouc polac, le vieux Boryna du roman polonais Les Paysans, qui se relève, la dernière nuit de sa vie, et qui s’en va seul dans les champs pour les ensemencer une fois encore – et toutes choses l’appellent alors et le supplient de rester, mais il sait que demain, pour lui, tout sera moissonné…

    … L’énormité de penser: jamais plus. De balade dans le quartier: jamais plus. De virée dans les bois ou dans les pays: jamais plus. De beaux jours: plus jamais. Et même plus de journée ratée. Plus même d’encombrements routiers, ni de tant d’autres chers emmerdements…

    … Pour la première fois m’est apparue la maison comme sa maison. Et sur le seuil m’attendait celle dont, là-bas, chaque matin il allait s’enquérir des nouvelles, comme d’une fiancée; et tout en l’embrassant, nous pleurant un instant dans le gilet, je pensais à cette énormité: qu’elle non plus, pour lui, jamais…

    … Je suis entré, et conformément à la vieille loi maisonnière j’ai retiré mes chaussures, puis sans y penser je me suis emparé des mocassins de mon père; et ma mère me pressait. Cependant il y avait, dans la chambre, une lumière que le temps ne semblait plus entamer, et c’était là qu’il siégeait comme un de ces enfants malades qu’on sait condamnés et qu’on entoure alors de prévenances un peu spéciales, même un peu royales – et c’est vrai que mon père trônait, un peu, ce matin-là de sa dernière journée…

    … Et là encore, sur le seuil de la chambre qui avait été successivement, à travers les années, la pièce des petits derniers, puis celle des garçons, la nouvelle salle à manger et enfin la chambre du malade réaménagée pour la commodité des soins, là encore je nous ai vus comme au regard de l’Ange…

    … Ils se tenaient comme, au théâtre, dans la scène de l’indicible émotion. Nulle déclamation ni geste plus haut que l’autre, mais cet accablement en douceur et cette enfantine nudité des visages. Regardez la famille sainte: plus de rôle à jouer que celui d’être là…

    … Dans le clair-obscur, mon frère aîné m’apparaissait comme un de ces corpulents savants dorés de Rembrandt qui évoquent à la fois le mage et le marchand, le médecin, l’épicier, le géomètre, le boucher, et pour la première fois depuis des années je me suis senti de la même chair que cet homme désarmé…

    … J’ai remarqué que tous nous étions habillés du dimanche, comme aux cérémonies de notre enfance, et notre mère elle-même avait retiré son tablier…

     … Je me disais: et voilà. Et l’expression de ma petite sœur vers laquelle je me dirigeais pour l’embrasser (pour l’Ange, cette dame dans la trentaine aux yeux cernés, là-bas, en tailleur ton sur ton) signifiait: et voilà. Et tout, autour de nous, les objets familiers, les portraits, tout disait: et voilà; seule notre mère s’activant de l’un à l’autre pour ne pas se laisser submerger, qui m’entraînait à présent vers mon père dont le regard à son tour constatait simplement: et voilà…

    … Et voici que, les autres s’étant retirés un instant, enfin nous pouvions nous parler une dernière fois. Mais pour dire quoi ? Devant l’énormité de cela saurais-je seulement trouver un mot ? Et pourrait-il, de son côté, me confier quoi que ce soit de ce que réellement il ressentait ? Ainsi les mots nous échappaient. Nous parlions à l’abandon, levées nos dernières timidités. Et pourtant rien ne serait dit que ce que chacun pourrait trouver en ce moment de son mieux. Des adieux, des promesses, des vœux. Une voix m’appelait par mon nom et je répondais. À l’instant que signifiait jamais plus? Mon père ne me parlait que de confiance. Nulle grande déclaration. On ne sait pas, au fond. On verra. Et le mot le plus juste entre nous: reconnaissance. Encore merci. Et louange à ce monde donné et reconnu. Dire qu’on aurait pu ne pas se rencontrer, comme tant. Tu te rappelles la Costa Brava? Ce bon dieu de rioja ! Ah mais, cela encore: que jamais je n’ai constaté chez toi la moindre chose moche. Pas comme moi! Et lui, d’un filet de voix: tu charries ou quoi ? Alors moi: te fatigue pas, enfin, on tâchera de te mériter, voilà. Et d’autres mots balbutiés. D’autres regards. Et les mains, les voix qui voudraient elles aussi que tout fût exprimé…

    … Sur le moment j’ai pensé que cette fois tout était dit; je me suis donc redressé; et d’ailleurs je voyais qu’il partait, ou je le croyais…

     … Cependant, gardant ses mains dans les miennes, je me disais que lui aussi aurait pu le proclamer à l’instant: que tout est accompli. Cloué pareillement au poteau de torture, pas moins innocent que l’Innocent, et paraissant s’excuser au demeurant, se gênant de déranger, c’est le cas de dire: je ne fais que passer; et ne pensant pas, assurément, avoir sauvé en rien l’Humanité. Seulement: le fils de son père et faisant à son tour de son mieux…

    … Dans les miennes ses mains ne pesaient plus. Tout en lui, ces derniers jours, s’était d’ailleurs comme allégé; et j’ai pensé que ce qui restait ici de lui n’était que pour nous toucher de son aile – il venait encore de réclamer ma grande sœur qui arrivait de l’étranger à l’instant même…

    … Vive émotion: penser que l’un d’entre nous eût pu manquer à l’appel ! Et la voici qui se pointe en taxi. Ouf: ils respirent. Tous, à ce moment-là, ont en effet comme un besoin de souffler. Pour un peu, l’Ange les entendrait célébrer la ponctualité du Talgo ! Et de s’embrasser avec des élans inaccoutumés. Puis de se reprendre: ne va donc pas le faire languir…

     … J’ai pensé à cette énormité pour lui: cet afflux soudain de parfum et la peau toujours si fraîche de ma grande sœur, mais d’abord cette voix qu’il reconnaît les yeux fermés. Et ensuite tout qui afflue – tout ce qu’il m’avait dit là-bas, dans sa maison à elle, à propos de ce qu’il préférait en chacun de nous…

    … Peut-être bien les défauts, avait-il dit. Les qualités, c’est entendu: ça aide; et c’est pourtant vrai que je ne peux pas souffrir certains défauts chez certaines gens, mais chez les siens c’est autre chose… Il se débridait. Nous avions creusé dans le rioja, ce soir-là, beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et je me réjouissais de le voir s’emporter contre ceux qui nous empoisonnent, comme il disait – et je le poussais même, convaincu que c’était contre autre chose encore qu’il luttait. Il vitupérait la mesquinerie de certains, la mesquinerie et la grossièreté. Et le pire: lorsque les mesquines épousent les grossiers (il pensait à ceux qu’il appelait les horribles voisins) et qu’on se trouve exposé à leurs menées. Tu te figures la vie de ces gens qui ne pensent du matin au soir qu’à nous empoisonner. Tu te figures le plaisir…

     … Et maintenant encore, tandis que ma grande sœur rattrapait le temps et que nous autres, dans la pièce d’à côté, nous attendions comme immergés dans la même tendre torpeur, je songeais, en souriant intérieurement, à ce qu’il arrivait à mon père de saisir, sans trop le rechercher, en une formule. Ainsi ce seul terme de plaisir, s’agissant de la sinistre propension à nuire des gens qui s’ennuient dans la vie, suffisait-il à faire apparaître la mesquinerie et la grossièreté qu’il y avait chez les horribles voisins comme une espèce d’image inversée, et peu s’en fallait alors que nous ne prenions en pitié de si pauvres gens, comme il disait…

    … Et d’ailleurs qui n’est pas à plaindre en réalité ? me demandais-je de plus en plus souvent depuis la venue au monde de notre premier enfant. Je me rappelais les horribles voisins et m’efforçais d’imaginer le pourquoi de leur isolement croissant et de leur étriquement, de ce qui les avait aigris et renfrognés jusqu’à la haine ; et j’avais beau m’indigner à l’idée qu’on pût se ratatiner ainsi: plus que tout je voyais leur misère, et si semblable à celle qui s’étalait chaque matin dans les journaux et partout en ce monde privé de beauté. Or nous nous étions rappelé là-bas, mon père et moi, comment les deux tourtereaux chantaient des années plus tôt, elle au piano et lui poussant la romance de sa voix de baryton léger. Et voilà que le temps non fécondé, le temps mornement passé à s’occuper, le temps gâché, le temps piétiné, le temps émietté en grise poussière toute pareille à celle qui neigeait sur le petit écran après que le couple hébété se fut endormi en plein énième feuilleton de sa journée, voilà que le temps les avait desséchés et creusés par-dedans, dévastés et transformés en deux morts-vivants…

    … À l’opposé, plus mon père approchait de la fin et plus je l’avais senti présent; et en ce moment même tout me semblait, dans l’apparente familiarité, pour ne pas dire dans la banalité de ce lieu qu’avec les années on s’était pour ainsi dire incorporé, tout me semblait se révéler autrement, tout se dévoilait comme pour laisser entrevoir je ne sais quelle vérité, et puis se repliait, à raison, peut-être, de quelque secret à préserver…

    … Je nous revoyais dans la nudité de nos étés en enfance. Qui pense alors que le corps va souffrir ? Toute la smalah n’est en ce temps-là qu’une chair pure et qui bronze de jour en jour. Il n’est en ce temps-là question que de baignade et de limonade. On n’a pas idée en ce temps-là de ce que c’est que de faire l’amour ou d’agoniser. Ce n’est pas qu’on s’imagine immortels : c’est qu’on l’est. Et voilà nos petits dieux de l’été…

    … Le plongeur blond pèse maintenant son quintal. La naïade à ses côtés va sur ses quarante ans, et l’autre sirène se teint désormais plus ou moins les cheveux, tandis que le gamin facétieux de naguère, sans y paraître sous ses lourdes paupières, les considère tous tant qu’ils sont du point de vue de l’Ange, consignant chaque détail sur ses invisibles grimoires – et voici que sa mère, qu’il regarde en train de les regarder, s’en aperçoit l’air de penser: et voilà…

    … Pour s’en aller en beauté, il avait demandé qu’on lui passe Le Messie et ses non moins inévitables Brandebourgeois qu’il nous avait servis et resservis à travers les années – son goût pas compliqué pour le clair et l’ardent, le sonnant, les fanfares angéliques de Telemann ou les lumières diaprées de Vivaldi – enfin, s’il faut s’en aller, surtout des Chœurs, s’il vous plaît…

    … Ils attendaient qu’il se passe quelque chose et pourtant rien n’advenait. Ils attendaient précisément que la vie veuille bien passer, mais la vie s’ajoutait à la vie et le temps se subdivisait; et ce fut le médecin qui passa, l’homme-médecine de la tribu, le sorcier qui disait: tout est bien, je vois que vous êtes réunis, ça devient rare par les temps qui courent, continuez, je repasserai…

     … Et tous les regards avaient convergé sur cette masse de compétence sereine que représentait pour les uns et les autres celui qui, d’une certaine façon, avait adopté leurs maux et les conduisait de la vie à la vie, et tous ils avaient pensé: comme toujours, celui-là, il lui suffit de passer et tout paraît s’arranger; puis, ne restant de lui que ce sillage de confiance, ils avaient commencé de parler entre eux tandis qu’un autre bruit de voiture signalait une arrivée; et c’était l’enfant que ma douce amie venait présenter au mourant; et tout aussitôt cette autre énormité: ce petit bout de machin, cette rose chose, cette apparente fragilité et cette inimaginable énergie en puissance, puis de l’autre côté ce visage parcheminé de vieil arbre-livre et cette ultime lumière répondant à la lumière de l’enfant, deux buées qui se mêlent à peine et c’est un monde…

    … Dans la nuit de là-bas mon père m’écoutait philosopher sur les nébuleuses et j’avais aux lèvres le goût du sel de mes plongées avec les jeunes gens des rochers, et mon père me disait en souriant que le défaut qu’il préférait chez moi tenait à cette irrécupérable propension à rêvasser…

     … Sur la plage j’avais honte, un peu, de ma chair bronzée, mais cela ne m’apparaissait alors qu’à l’état d’idée. À la vérité je ne voyais même pas la plaie vivante qui reposait à mes côtés…

    … La plupart du temps on vit ainsi comme séparé de soi-même, dans le reflet des jours et la répétition machinale des occupations. Or je me levais tôt, je m’étais fait tout un programme, cette année il faut que tu avances me disais-je, et le travail était minuté qui en imposait à mon père, et ensuite ­seulement nous allions à la mer, mais j’étais ailleurs en réalité, je croyais vivre l’instant et je ne faisais que glisser d’une sensation à l’autre, je prétendais concilier et réconcilier l’intellect et la sensualité mais les heures de mes journées se dissociaient, n’étaient celles que je me figurais mesquinement sacrifier à mon père…

    … Un jour j’avais reçu là-bas un pli de Paris qui sollicitait de ma firme un papier sur Les Paysans de Ladislas Reymont, à paraître en Fronton. Alors, sans dissimuler ma fierté, j’avais annoncé à mon père que désormais j’avais un pied au Monde, puis je m’étais demandé s’il se moquait de moi quand, après m’avoir félicité, il avait ajouté d’un air quelque peu distrait, voire léger, qu’il espérait que le monde s’en trouverait sauvé par la même occasion, après quoi j’avais constaté que mon père était peu bien ce matin…

    … Je savais alors qu’il y avait des milliers de gens qui considéraient qu’il était important d’écrire dans Le Monde, et pourtant la bonhomie de mon père avait éventé ma vanité, aussi saluais-je chaque matin, au miroir, celui dont il n’était pas interdit de penser qu’il allait sauver le monde; et c’était mon père, au demeurant, que je sentais de nous deux le plus soucieux de me voir bien exprimer tout ce qu’il y avait de beau et de vrai, de si poignant dans le roman polonais…

    … À l’instant, de l’autre extrémité du quartier nous parvenait la rumeur des cloches du temple protestant; et tant d’autres souvenirs affluaient. Ainsi me revenait tout à coup l’image hurluberlue de ce pasteur collant, dans nos petits bulletins d’aspirants paroissiens, les symboles à colorier du Juste et de l’Égaré…

    … L’agonisant reposait sous calmants et peu à peu cela nous révélait à nous aussi l’énormité de ce qui se tramait: ce qu’à l’apparition de l’enfant nous avions éprouvé déjà, et ce qu’on décelait maintenant au regard éperdu de celle qui resterait – mais comment exprimer cela?…

    … Tout avait commencé de m’apparaître autrement, trois mois auparavant, lorsque, des entrailles ensanglantées de la mère, des mains gantées de vert avaient tiré l’enfant – et cela vivait et plus rien n’existait de mes pensées de mort que cela…

    … Je ne me l’étais dit que plus tard, mais ce fut dès cet instant, aussi, qu’il me parut réintégrer comme un cercle, une place de village, ou comme un cycle, une horloge, comme un symbole, une roue céleste ou une aire à grain, et des songes solennels me le confirmaient…

    … Je cheminais dans la neige, je montais vers le ciel, une force me poussait, je me gaussais de l’idée d’Élu mais je faisais tout comme, et bientôt je constatais qu’une foule me suivait, aussi m’écartais-je, et tous me reprochaient de ne jamais prendre part et de bafouer les horaires, puis la multitude se clairsemait et c’était tout seul que je parvenais à la cime où j’éprouvais quelle extase amère – alors j’en appelais à quelqu’un, je me gaussais de l’idée d’Élue mais c’était à elle que la force me conduisait, et finalement j’arrivais à une haute porte qui me semblait celle d’un rêve, et la multitude était là qui m’attendait, et l’Élue, tout le cinéma…

    … L’Ange les voyait à présent se détendre un peu. La mère avait servi du café. Le mourant, les yeux clos, ne faisait plus que respirer fort. On était sortis quelques instants au jardin pour prendre l’air et en fumer une, et bien entendu les rideaux des horribles voisins avaient bougé, mais on s’était réjouis de humer, aussi, cette vieille odeur sacrée de rôti qu’exhalait le quartier…

    … Je repensais au paysan polonais Boryna dont nous avions souvent évoqué, là-bas avec mon père, la dernière nuit hallucinée, et je me demandais: mais à partir de quel moment a-t-il entendu, lui, les choses et les gens le supplier de rester? À Noël passé? En tout cas j’avais relevé, sur une photo de la soirée, cet air de n’y être déjà plus tout à fait. Et je me rappelais cette autre scène dont nous avions parlé, de l’esseulement déchirant du forestier polonais blessé à mort qui entend de son grabat la rumeur de la fête des vivants tandis qu’il se sait, lui, déjà fauché et moissonné…

    … Les choses étaient là, qu’on ne voit pas la plupart du temps, les choses et les gens. Depuis un moment déjà je regardais une lampe qu’il y avait là dans la chambre de devant jouxtant celle où reposait le mourant, et c’était la lampe sous laquelle il aimait lire, et cette lampe, étrangement, me semblait à l’instant comme plongée dans un état de recueillement – pour un peu j’allais me figurer que l’objet priait…

    … Il y avait eu ce très long silence dans lequel les frères et sœurs s’étaient immergés, et c’était un intérieur hollandais; et de même que les choses qui étaient là se trouvaient liées entre elles par toutes sortes d’histoires, de même l’Ange remarquait-il que les gens du tableau se parlaient sans parler et qu’eux seuls, détenaient le secret de ce qui liait entre eux les objets…

    … Que cette lampe n’avait-elle entendu, que n’avait-elle vu, que ne pouvait-elle parler en ce moment ! Mais l’objet se contentait d’être présent et je me disais: tu verras, ça ne va pas manquer, demain ils reconnaîtront en elle la lampe du père et ce sera classé: le reliquat de musée… … Et la vision d’autres objets inaperçus me revenait. À Venise, une aube morose où rien n’allait, soudain, au pied d’un mur obscur, elles m’étaient apparues: deux poubelles dégueulant leurs déchets, deux guenilles dans un recoin, deux filles de rien, mais soudain, comme un rai sous la porte du ciel, une épée de lumière les avait touchées et c’étaient deux anges, deux beautés. Quelques instants plus tôt, pareil à elles, je me sentais souillé, et voici qu’avec elles je rendais grâces à je ne sais quel ciel…

    … Je ne sais quel ciel, tout à l’heure, accueillerait mon père, et cette lampe resterait sous nos yeux, et cela seul m’importait: cette présence habitée – ce qu’en secret j’appelle Dieu, mais je me tais… … Chacun Le brandissant, chacun désignant Le Sien pour seul vrai, chacun fuyant cela pour se réfugier au sommet de sa vanité – Dieu et moi…

    … Quand mon père Le tenait simplement pour le bien qu’on fait qui reflète tout bien. Quand mon père n’y voyait que la source de toute beauté. Quand mon père, sans autres mots, n’y trouvait que tout amour…

    … Tandis qu’ils se fabriquaient une idole de mots, qu’ils discouraient et qu’ils disputaient à tort et à tuer…

    … Les objets nous murmuraient: vous êtes nos hôtes, nous ne sommes rien à qui ne prend garde, mais par qui nous regarde nous nous laissons voir, parfois…

     … Ainsi l’Ange les voyait-il ce matin-là dans le salon petit-bourgeois: des gens comme il y en a tant que rassemble le plus banal événement, mais l’Ange sait que tout et rien ce matin se passe entre Rien et Tout…

    … Ainsi dès la venue au jour de notre premier enfant m’étais-je dit que désormais tout pouvait arriver, que plus rien désormais n’avait la moindre importance, que désormais tout comptait…

    … Je me disais: à quoi bon ? Et au même instant cela me découvrait une évidence: que rien n’a de sens que cela. Non pas la mort, mais le dernier souffle et le premier. Non pas l’après, mais à l’instant ce transport d’un regard aux autres…

     … Je me disais: c’est affreux, tu ne sais rien d’eux, et eux non plus, jamais, n’auront montré le moindre souci de savoir qui tu es. Et tous, ainsi, comme isolés dans le froid, c’est ce qu’on dit: la société…

    … Là-bas, sur le chemin de la mer, mon père m’avait raconté ses démêlés. Ce que sont les grossiers, les mesquins. Tout cet élan vers le rien, tout ce vain mouvement. Et cependant avec ses mots il célébrait l’Agir humain: il nous faut faire quelque chose de tout ça, disait-il, sous peine de se défaire…

    … Il nous laissait ses herbiers, ses tableaux, ses bricoles comme il disait, quelques mots écrits (mais bien peu: quelques souvenirs lumineux de l’enfant empêtré qu’il avait été, quelques aveux contraints), quelques objets talismans, son beau violon depuis longtemps délaissé, tous ses papiers classés… … Je me disais et ça continue, et grâce à lui aussi cela signifie quelque chose. Et je me ressouvenais que tant d’années auparavant il nous arrêtait dans les hautes herbes et nous disait: ah ça, regardez…

    … De son côté notre mère ressassait son propre bilan: on a fait son possible. C’est qu’il fallait lutter, dans le temps. Ce qu’on a dû compter. Et toujours et encore à vaquer. À l’instant même, nous voyant ne faire que songer, elle nous proposait un frichti. Alors nous de l’encourager: voilà bien, ça te changera les idées. Des mots comme ça…

    … Et tandis que le père s’en allait tout doucement, l’Ange les a vus se rassembler une fois encore autour d’une grande platée de pâtes, comme aux aubes de tant de virées de leur jeunesse, et l’aîné servait le vin, et tous buvaient sans se faire prier. Et la mère a bu son verre aussi, quoique se gênant. Était-ce bien le moment ? Alors tous de l’encourager: que oui !…

    … J’imaginais nos anciens villages réunis. Je me figurais le défilé de tous les amis, et pourquoi pas des ennemis ? Et qu’on n’attende pas qu’il soit défunté comme chez les bourgeois ! Mais un vrai dernier repas qui le tienne au moins le temps de passer, et à ceux qui restent: de quoi le regretter…

    … La période la plus ancienne (et donc assez naturellement la plus belle à leurs yeux) est celle où il porte tout, le plus gros sac, parfois un des petits qui n’en peut plus, et la marmite d’éclaireur pleine d’eau de la rivière qu’il dispose sur le feu qu’il est également le seul à savoir faire, et sur son torse nu de sachem la terrible balafre de son opération me rappelle l’expression couturé de cicatrices des récits de pirates…

     … Nous serions repartis ce matin. Nous aurions pris le tram des prés et là-haut, dans l’arrière-pays, nous aurions remonté la rivière jusqu’à notre piscine naturelle, au pied de la cascade au martin-pêcheur. Et de là les garçons seraient partis en reconnaissance dans les territoires inexplorés – les zones blanches de la carte topographique –, et peut-être y aurait-il eu un drame cette fois encore (leurs souvenirs ne manquent pas de ces plaies et bosses qui donnent son piment à l’existence) et aux odeurs d’ail sauvage et de vase se serait bientôt superposée celle de la chair grillée du bison que figure à jamais l’irremplaçable cervelas…

     … Du point de vue de l’Ange ils tournaient en rond, tantôt s’impatientant vaguement (non sans sursauts variés du genre: et si cela se prolongeait comme dans le cas de Franco? puis dans la foulée: mais pousse-le dans la tombe, tant que tu y es!) et tantôt reprenant pied dans l’instant. Et l’après-midi tirait à sa fin, un pasteur a sûrement passé (on ne se rappelle même plus lequel: c’est dire), et plus tard le mourant s’est exclamé «quelle horreur !», mais peu après le médecin de retour les a rassurés, comme quoi ce n’était que l’effet du calmant dont il lui fallait précisément administrer une dernière dose, et cette fois on a compris, le médecin restait, il nous parlait déjà sur un autre ton…

    … Et peu après la voix de quelqu’un qui se tenait auprès de l’agonisant a dit que celui-ci était en train de passer, aussi tous se sont approchés, mais cela s’était déjà passé, la vie s’en était allée comme elle était venue, comme en douce…

    … On dit alors des choses tandis que le professionnel se livre au constat d’usage. On dit par exemple: il est à présent dans la paix. Mais qu’est-ce qu’on en sait ?…

     … C’est d’ailleurs moi qui ai osé la prononcer, cette sentence qui veut tout et rien dire…

    … Or nous pleurions, nous nous consolions, d’une part nous ne savions plus trop où nous en étions, d’autre part nous avions désormais de quoi faire et nous nous activions. On croit que c’est toute une affaire, comme l’amour quand on est enfant, et pourtant s’occuper d’un mort n’est pas si compliqué. On s’y est mis les deux fils et la mère, juste conseillés par le médecin. Il ne fallait pas lambiner: le corps était encore un peu chaud, tombé comme une masse de sa croix et cependant si maniable et si léger à ce qu’il semblait. On trouve donc à ce moment les gestes machinaux qu’il faut, et rien n’empêche d’ailleurs de constater ce qui est. Et voici ce qu’on voit alors: voici l’Homme…

    … À l’apparition de l’enfant, une première fois je m’étais dit: et voilà. Ma propre vie se résumant d’un coup. Tout se trouvant dévoilé: tel tu fus et c’est ton propre sort scellé. Telle fut et sera la réalité: tous les jours mourir…

     … Dans le regard encore trouble de l’enfant j’avais perçu cela que jusque-là je n’avais jamais pris au sérieux, et cela n’était pas la mort mais ce qui nous est imparti comme une flamme, comme une source, comme une terre émergée, comme un souffle…

     … Et voilà qu’à la vision du corps défunt de mon père une autre lumière se faisait et que tout me disait: cela ne mourra pas. À l’instant même où tout me disait que cela me serait arraché je m’y attachais comme jamais, tout me disant maintenant que les grandes eaux ne sauraient éteindre tel feu…

    … J’avais eu sous les yeux l’innocence un peu trouble de l’enfant nouveau-né, et j’en avais mieux conçu ma propre impureté, mais de celle-ci j’étais lavé par la vision de la douleur du corps défunt de mon père…

    … Tous les jours il avait enduré, mais jamais il ne maudissait: il n’y avait trace sur son corps de défi ni de colère. Tous les jours, et la nuit même, le mal le réveillait, mais dans l’obscurité c’était un clair visage d’enfant muet qu’il opposait au mufle sanglant des ténèbres, et tout le jaune de son corps n’y pouvait mais. Tous les jours se resserrait le cercle et tout en lui le niait pourtant sans gémir ni crier, ne protestant que d’un murmure: et quelles portes ferment la mer ?…

    Sokourov3.JPG… Le corps défunt de notre père gisait devant nous, une fois de plus le Dieu magnifique avait dégringolé dans le sang et la purulence et tout en bas, dans un chaos de clous et de crachats, son cadavre luisait doucement dans cette chambre humaine…

    … Si lointain avait été à mes yeux ce qui est, et voici que le voile s’était déchiré et que je voyais ces mains écorchées et ces flancs meurtris, ces pieds endoloris; et voici que le jaune devenait couleur de prière…

     … Cependant nulle parole ne me venait. Je n’étais dehors et dedans que regard. Avec les autres j’accomplissais les gestes nécessaires: à présent on avait revêtu le corps défunt de mon père de vêtements élégants, et celle qui restait l’avait coiffé comme un enfant. Le regard d’un ange je nous voyais, je voyais les objets, je voyais le monde – et c’était le monde qui priait...

     

    medium_Par_les_temps.JPGCe texte est extrait de Par les temps qui courent, publié en 1995 chez Bernard Campiche, et reéédité en 1996 au Passeur, à Nantes. Il a obtenu le Prix Rod 1996.

     

    Images: extraites de Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.

  • Peindre la pluie

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    …J’aurais aimé peindre ce soir le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
    Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
    Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction…

  • Rasez les Alpes, qu'on les brosse


    Il est de bon ton, par les temps qui courent, de dauber sur les idées et les images qui ont cimenté, à un moment donné, l'identité de la Suisse, notamment en exaltant, au XIX e siècle, les valeurs de la tradition alpestre comme patrimoine commun aux campagnes et aux villes. Malgré toutes les « prises de conscience » et autres démythifications, reste une histoire qui nous est propre, et surtout un héritage culturel qui ne se réduit pas à des clichés. Une nouvelle preuve nous en est donnée par un superbe ouvrage que vient de publier Françoise Jaunin, irremplaçable vestale de la chronique artistique de 24 heures, dont l'érudition jamais pédante, les curiosités historico-sociologiques et le goût avéré s' associent heureusement dans cette traversée de cinq siècles de peinture (elle s' en est tenue à ce médium sous la menace de son éditeur, malgré sa démangeaison fébrile d'évoquer telle « installation » sur les hauts gazons ou telle vidéo sondant les entrailles utérines de la Jungfrau …) illustrés par cinquante reproductions d'œuvres majeures, connues ou à découvrir. Sous la jaquette dévolue au flamboyant Hodler (une exposition récente à Genève en a illustré la fascinante trajectoire, jusqu' aux confins de l'abstraction), voici défiler Caspar Wolf et un Calame sublime évoquant le romantique allemand Caspar David Friedrich, un autre paysage saisissant de Böcklin et une vision symboliste de Segantini, de fortes visions « métaphysiques » de Turner et de Cuno Amiet ou d'Albert Trachsel, de Luigi Rossi, des fusions expressionnistes signées Jawlensky, Kirchner ou Kokoschka, entre autres auteurs contemporains plus cérébraux, de Maya Andersson à Daniel Spoerri, ou de Rolf Iseli à Markus Raetz.





    Ainsi que le rappelle justement Françoise Jaunin, les Suisses n'ont pas découvert les beautés prestigieuses de la montagne à l'époque des Confédérés. Longtemps, les monts chaotiques ne furent le berceau que de démons menaçants, bombardant les alpages comme le rappelle la quille du Diable des Alpes vaudoises. A l'époque où Madame de Sévigné, lorgnant à sa fenêtre les aimables rochers de la Drôme, rêvait d'un peintre qui pût représenter les « épouvantables beautés » de la montagne, c'étaient les Anglais qui fourbissaient leurs pinceaux et non les Suisses.

    Les Anglais et l'Europe cultivée du XVIIII e, intégrant la Suisse dans le classique Grand Tour, puis un poème best-seller international datant de 1729 (Les Alpes d'Albrecht von Haller, traduit dans toutes les langues européennes), un autre livre culte signé Rousseau et publié en 1761 sous le titre de La Nouvelle Héloïse, enfin les travaux du naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure préludant à la conquête du Mont-Blanc en 1787, furent quelques étapes décisives de la glorification internationale des Alpes, dont la peinture, puis la photographie ont tiré tous les partis, du cliché industriel au chef-d'œuvre.



    Pour justifier le titre de son livre en lequel les fâcheux seuls verront une touche nationaliste, Françoise Jaunin souligne « qu' aucun pays n'a associé aussi étroitement le spectacle de sa nature avec l'image de sa patrie ». Et d'enchaîner avec ce constat qui ne saurait évidemment borner la culture helvétique dans le champ clos des représentations alpestres, pas plus que la culture nord-américaine ne se limite au Far West: « Les temps ont eu beau changer, le monde se transformer, les perceptions de la montagne varier au gré des mutations de la société et des modifications du paysage, les symboles se déplacer ou changer de nature et de sens, rien n'y fait. Pas davantage que l'ébranlement des mythes, leur remise en question ou leur caricature. Célébrées ou parodiées, instrumentalisées par les discours utopistes, antimodernistes, patriotiques ou écologiques, revisitées par les regards, les traitements stylistiques et les technologies propres à chaque époque, les Alpes ont traversé toute l'histoire de l'art depuis le XVII e siècle avec une constance inébranlable. »

    Mais regardez plutôt à la fenêtre: elles sont là, elles sont belles, elle s' en foutent — elles défient toute peinture …

    Françoise Jaunin, Les Alpes suisses. 500 ans de peinture . Ed. Mondo, 107 pp.

  • Lanterne magique

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    Nos premiers voyages se font les jours de pluie, et le théâtre et le cinéma, avant le théâtre et le cinéma. Les doigts arachnéens de l’oncle Fabelhaft font surgir tout un monde d’ombres sur le mur de son cabinet de curiosités : il y a là des sultans à turbans et des lions amadoués par de tendres tendrons à babouches, ou l’on voit le pirate de Sumatra se défaire de l’étreinte de l’anaconda, ou encore le caïman gober tout vif le felouquier ; et notre frère aîné, dans la houppelande  de saint Joseph à l’auréole de carton, à la pièce de Noël de l’église du quartier, nous semble transformé en un personnage qui n’est plus tout à fait du commun des mortels auquel nous ne serions pas loin de mendier un autographe dans le cagibi de la sacristie où la monitrice d’école du dimanche Anita s’en est allée le démaquiller avec les bergers et Marie. Cela étant, le théâtre des familles ne m’exaltera jamais plus que ça.

    D’ailleurs je ne fais attention, à sept ans qu’aux  rites du théâtre et d’abord aux mots qui les désignent pêle-mêle, d’ Arlequinade à Couturière ou de Four à Poursuite. 

    Je le sais d’ores et déjà par mon grand-père qui a  fait office de placeur au Théâtre Municipal : que c’est avec le Brigadier que sont frappés les trois coups et que c’est le Quatrième mur que le comédien franchit quand la grâce le possède. 

    L’année de mes sept ans, encore, Mister President m’a emmené, en compagnie d’Illia Illitch,  dans les coulisses du Théâtre Municipal et m’a révélé ce que désignent les mots COUR et JARDIN, qui ajoutent à la Rose des Vents ce double repère au point médian duquel se trouve la fosse du souffleur où voici que mon grand-père descend pour s’exclamer de là-bas d’une voix caverneuse:

    - To be or no to be…

    A quoi notre cher Illia Illitch fait écho après avoir feint d’oublier la tirade, pour enchaîner en m’adressant un regard ardent:

    - To be or not to be, that is the question…

    Pourtant cela sent déjà le vieux soupir des déclamations habitudinaires et déjà j’ai rebondi loin des mots en tenues boutonnées par le règlement. Ce ne sont pas un mais trois cents brigadiers que je dispose alors en rangs désordonnés entre cour et jardin dont les bornes explosent aux dimensions Mer & Montagne ou Garabagne étoilée, et je loue le type là-bas qui joue Dieu ce matin d’avoir endossé et de m’avoir fait endosser et d’avoir fait endosser à chaque brigadier tous les rôles dont chacun est une voix de mémoire dans la nuit d’hiver.

    Les trois cents brigadiers de l’aube assènent leurs neuf cent coups et nous revivons, Dieu et moi, surtout à l’idée de réveiller les morts. Car ce sera cela ce matin qu’annonce l’affiche rédigée à l’encre verte avant l’aube : ce seront tous ceux qui murmurent dans les loges ou se tiennent déjà prêts dans les coulisses à chahuter la jeune première ou à répéter à l’infini leur bout de rôle, ma vraie terreur.

    Dans le rêve qui me revient tout le temps je vais entrer en scène et je sais que j’aurai un blanc, et que mon frère se moquera, sans parler du Tribunal des cousines proches et lointaines et de l’insupportable idée de ne pas honorer Mister President. Pour sûr je vais tomber dans ce blanc. Je vais trébucher une fois de plus et la Poursuite révélera l’incapable, et l’insupportable idée de me réveiller sur ce couac me fait rejoindre dans le rêve les morts éveillés.

    - Encore une journée divine, me semble-t-il entendre à l’instant alors qu’apparaît le visage d’une toute vieille en laquelle je reconnais mes deux grands-mères, la plutôt corpulente aux lourdes jambes emmaillotées de la villa La Pensée et la toute mince aux fines rides spiritualisées de Berg am See. L’image confondue n’est pas un artifice : elle me vient du cercueil. Dans leur cercueil, en effet, toutes les grands-mères se ressemblent, pour ne pas dire qu’elles ne sont plus qu’une.

    Jamais je n’ai réellement pensé que ce qui a été perdu l’est réellement, et c’est à cela que me sert mon théâtre à moi, mon cinéma que je tiens pour la seule réelle réalité.

    Le théâtre dont il ne peut sortir un train de dormeurs éveillés qui seront livrés à bon port ou gazés, selon les circonstances, le cinéma qui ne pourrait me restituer toutes les odeurs et toutes les saveurs, et les musiques et les sensations à fleur de peau, de l’été 1954, pour m’en tenir momentanément à l’année de mes sept ans, le théâtre qui ne serait que du mot ou de la chose vue, le théâtre qui ne serait que du défilé de tenues, le cinéma qui se bornerait au baiser dit à l’américaine ou à l’uppercut, le théâtre qui ne chanterait pas de ma voix d’ange de sept ans, le cinéma qui ne serait que de la gloire qui me vint en mes sept ans par cette maudite voix d’ange m’obligeant à paraître, le théâtre et le cinéma qui ne diraient pas à la fois les gants de pécari de l’oncle Stanislas et la dernière écaille d’évier des quartiers mal habités de notre ville, ou le dandinement de Sancho dans la foulée de l’hidalgo, ou la voix caverneuse de celui-ci répondant à celle de mon grand-père lui soufflant de sa fosse,  le cinéma qui n’aurait pas été d’abord le stéréoscope de l’étudiant russe Illia Illitch ou la lanterne magique aux images colorisées de nos dimanches de pluie, le théâtre qui n’aurait pas été d’abord une mère se penchant sur le landau de l’enfant, le théâtre et le cinéma qui ne seraient pas à la fois le chant du monde et le poids du monde n’ont pas lieu d’être à mes yeux qui n’ont de cesse, depuis le jeu de l’Aveugle, de voir tout ce qu’il y a à voir les yeux fermés.

    Dès l’âge de sept ans j’ai conscience de ce que les images nous trompent et qu’il faut arracher la peau avec le masque, peut-être la tête avec la peau, pour comprendre qu’il y avait du vrai dans l’image pour peu qu’on la laissât chanter et s’ébattre autour des mots, comme les petits comédiens aperçus sur la route, disparus au coin du bois et dont nous regretterons tant, tant d’années après, de ne les avoir pas assez regardés ni assez écoutés.

    Le stéréoscope d’Illia Illitch va de pair avec le souffle syncopé de l’étudiant russe qui souffre d’allergies printanières, l’amenant alors à tousser péniblement entre ses commentaires au défilé des Merveilles de l’Univers et autres scènes et figures de héros ou autres animaux, et je me rappelle alors qu’une de ses mules, par un trou du tissu décousu, laisse comiquement pointer son gros orteil droit à l’ongle carré.

    La première apparition du Sphynx égyptien, au stéréoscope d’Illia Illitch, est ainsi liée à celle d’un doigt de pied couleur d’ivoire, de même que la vision des chutes du Niagara me remémore les expectorations pitoyables assorties d’excuses et de rodomontades de l’étudiant russe m’assurant de cela que cela passera.

    Qui tient les fils de tout ça ? Je n’en sais rien ni ne m’en tourmente à vrai dire avant l’ère plus pompière des Grandes Questions de nos seize ans, mais cette pensée ne me quittera jamais pour autant.

    L’idée que Dieu soit une espèce de projectionniste lunatique ou  même facétieux, qui fasse alterner les gestes de pantin mécanique  du   Charlot des Temps modernes et les traînantes fumées des feux de camp des naturels de Papouasie, l’étreinte au crépuscule californien d’Ava Gardner et de son chevalier servant impeccablement gominé, le Zambèze croulant dans la vapeur des cataractes, le piteux Harry baissant les yeux devant un Laurel pincé comme le petit Ivan devant le grand, cette représentation de Dieu me convient aussi bien que celle d’un marionnettiste qui se jouerait de nous pour mieux nous faire comprendre sa divine envie de jouer en notre compagnie, mais à ce taux-là je suis aussi dieu que Lui, me dis-je à sept ans, et du coup le petit Ivan retrouve un peu d’aplomb, la comtesse aux pieds nus se redresse lentement pour défier son arrogant partenaire, notre père nous fait rire aux éclats en inversant le sens de la projection qui nous montre alors le Zambèze se ravaler lui-même, et voici que, dans la nuit, j’entends quelques chiens huskis me rappeler où je me trouve à l’instant.

    Cela m’écoute dans le temps où ronronne le petit projecteur laissé allumé au milieu des enfants endormis. N’est-ce que le battement de mon sang ou ces voix que j’entends montent-elles des coulisses de ce Globe que m’évoquait oncle Stanislas lorsque nous parlions ensemble de ce que pourrait être le Théâtre du Monde.

    « Longue est la nuit qui ne trouve jamais le jour », murmurait-il en me fixant du même air sentencieux que j’avais à l’âge des Grandes Questions, puis d’une autre voix : « Le rêve lui-même n’est qu’une ombre », mais ce matin me reviennent ces autres mots à l’encre plus claire : « Il n’est plus parfait messager de joie que le silence », et comme un ample rideau se lève alors lentement sur l’écran  de ma page où je relance le court métrage un peu tremblé, vaguement sépia de mes sept ans.

     

  • La boîte d'échantillons

    ee626490681b60d8314e2741985df3b1.jpgLire et relire Ramon Gomez de la Serna

    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.

    Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.

    Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.

     

    Greguerias

    (florilège)

    Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.

    *

    L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.

    *

    Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.

    *

    Le S est l’hameçon de l’abécédaire.

    *

    Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.

    *

    L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.

    *

    La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.

    *

    N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.

    *

    Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».

    *

    La tête de mort est une horloge défunte.

    *

    L’ennui et un baiser donné à la mort.

    *

    Venise est un endroit où naviguent les violons.

    *

    Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.

    *

    Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.

    *

    Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.

    *

    La nuit portait des bas de soie noire.

    *

    Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.

    *

    Les larmes désinfectent la douleur.

    *

    Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.

    *

    Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.

     



     

     

  • Le martyre du blasphémateur

     

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    À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.

    Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
    Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
    À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
    À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
    Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
    Flannery14.jpgCe que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord…

  • Conseils à un jeune écrivain


     

    Une page retrouvée de Danilo Kis

    En rangeant mes paperasses, je suis tombé sur la photocopie d’une page de la Lettre internationale, excellente revue disparue depuis des années, reproduisant la version complète des Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, que je me suis affairé à recopier pour ma gouverne étant entendu qu’un écrivain ne peut que rester jeune et que ces préceptes valent toujours, ou méritent à tout le moins d’être discutés.

    Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
    Tiens-toi à l’écart des princes.
    Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
    Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
    Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
    Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
    Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
    Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
    Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
    Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
    N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
    Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.
    Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc : tu as mieux à faire. 
    Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
    Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
    Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
    Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
    Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
    Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
    Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.
    Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
    N’écris pas sur commande.
    Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
    Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais. 
    Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
    Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
    Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
    Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».
    Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.
    Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.
    Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.
    Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris st la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.
    « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)
    Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.
    Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.
    Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.
    Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».
    Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.
    Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.
    Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des rices.
    Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.
    Aie en toute chose ton avis propre.
    Ne donne pas en toute chose ton avis.
    C’est à toi que les mots coûtent le moins.
    Tes mots n’ont pas de prix.
    Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?
    Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.
    Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.
    Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.
    Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.
    Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.
    Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.
    Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.
    Ne sois pas l’écrivain des minorités.
    Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.
    N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.
    N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.
    Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.
    Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.
    Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.
    Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.
    Ne sois pas bouffon de cour.
    Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.
    Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.
    Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.
    Ne sois pas lâche, et méprise les lâches. 
    N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.
    N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.
    N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.
    N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.
    Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.
    Garde-toi des demi-vérités.
    Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.
    Ne rends pas service aux princes et aux boyards.
    Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.
    Ne sois pas tolérant par politesse.
    Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».
    Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )
    « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)
    Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».
    N’aie pas de mission.
    Garde-toi de ceux qui ont une mission.
    Ne crois pas à la « pensée scientifique ».
    Ne crois pas à l’intuition.
    Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.
    Evite les lieux communs et les citations idéologiques.
    Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.
    Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.
    Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.
    Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.
    Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.
    A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.
    Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.
    Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.
    Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.
    Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement.
    « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

     

  • Dits de l’émerveillé



    Avec François Cheng, à propos de L'Eternité n'est pas de trop

    "Sans le vrai deux il n'y a pas de vrai trois"

    Il est certaines rencontres durant lesquelles les heures semblent se dilater ou se parer d’une sorte d’aura, et tel est le sentiment profond que j'aurai éprouvé en passant, l’autre jour, un après-midi de plénitude avec François Cheng, assis sur de mauvaises chaises dans une salle froide entourée de gens bruyants, mais comme hors du temps, ou plutôt au coeur du temps, dans sa palpitation mêlée de violence et de douceur, où l’ombre le dispute à la lumière.

    De fait, le poids du monde et la légèreté de l’être marquent immédiatement, sans la moindre pose, la conversation de cet homme qu’on sent à la fois délicat à l’extrême et habité par une grande force intérieure, dont l’enfance fut marquée par les horreurs de la guerre et qui connut l’«enfer parisien», selon l’expression de Rilke, du dénuement et de la solitude, avant de faire un beau chemin de lettré et de poète, puis de romancier capable d’exprimer à la fois les nuances les plus subtiles de l’émotion et les pulsions parfois terrifiantes de la brute humaine.

    «Ce qui m’occupe essentiellement dans L’éternité n’est pas de trop, c’est la passion. Et ce que je veux dire, c’est que la vraie passion relève de l’esprit. Elle est certes fondée sur les sens et les sentiments. Mais celui qui reste à ce niveau purement biologique tourne en rond et se dessèche. Quand la passion relève de l’esprit, c’est l’ouverture continuelle. Pourquoi ? Parce que la possibilité d’échange entre le masculin et le féminin est le plus grand don qui nous ait été offert par la Création. Tous les autres types de dialogues relèvent d’ailleurs de cette relation, y compris chez les mystiques qui dialoguent avec Dieu, ou chez les artistes qui dialoguent avec la nature. Un cynique pourrait nous dire que le rapport masculin-féminin n’est qu’une nécessité liée à la procréation, mais je crois que c’est faux. Parce que l’homme est devenu un être de langage, qui est un miracle de la création. Le rapport entre masculin et féminin offre alors un dialogue sans fin, fondé sur un désir toujours renouvelé et encore amplifié par l’inaccessibilité. Comme on ne peut jamais atteindre tout à fait l’autre, le dialogue est d’autant plus infini. L’homme et la femme sont deux êtres finis, mais qui s’engagent sans cesse dans la voie de l’infini.»

    Sublimités éthérées que ces propos ? Au contraire: ce qui saisit à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est son ancrage physique dans le concret et le sensible, d’où rebondissent ses échappées vers les hauteurs. Disciple de Rilke, sur les traces duquel il est allé se recueillir quelque temps, dans un chalet-hôtel en face de Rarogne - Rilke qu’il affirme un «poète de l’être» comme il se définit lui-même -, François Cheng dit qu’il est devenu un «pèlerin de l’Occident».

    Lorsque, boursier de dix-neuf ans et ne sachant pas un mot de français, il débarqua à Paris le premier jour de 1949, le jeune Cheng connaissait déjà parfaitement les littératures européennes. C’est cependant après des années de vraie «galère» que le futur traducteur chinois des plus grands poètes français contemporains, allait se faire connaître, dans les années 70, par deux ouvrages portant, respectivement, sur L’Ecriture poétique chinoise (Seuil, 1977) et sur Vide et plein, le langage pictural chinois (Seuil, 1979), précédant divers livres d’art de haute tenue, notamment consacrés à la peinture de Shitao. Or on relèvera, dans la foulée, que c’est bel et bien en «pèlerin de l’Occident» que François Cheng s’est fait passeur d’Extrême-Orient; et par exemple en remontant aux sources de la Renaissance italienne qu’il a redécouvert celles, bien antérieures, de la peinture chinoise.

    «C’est en approchant la meilleure part d’une autre culture que vous découvrez votre propre meilleure part. D’où la nécessité de l’échange. Toute culture qui se replie sur elle-même se meurt. Vous connaissez bien vous-mêmes, en Suisse, ce danger. A ce propos, je me rappelle que Romain Rolland, dans Jean-Christophe, imaginait l’avenir de l’Europe des cultures à partir du modèle helvétique. Plus l’autre est riche, plus je m’enrichis moi-même, et plus je suis à même d’enrichir ensuite les autres.»

    «Dans ce mouvement d’échange, poursuit François Cheng, je crois que la Chine peut amener quelque chose à l’Occident avec son intuition ternaire. L’Occident a privilégié la logique duelle, ce qui constitue sa grandeur. Cette séparation du sujet et de l’objet fut sa démarche originale. Cela étant, maintenant qu’on a conquis la matière et le monde entier, il est peut-être temps de valoriser la dimension ternaire. La Chine n’a peut-être pas assez privilégié le deux, qui représente le droit, le respect de l’autre, la démocratie et la liberté. Or sans le vrai deux, il n’y a pas de vrai trois. Ce qui est important à l’instant, dans notre conversation, ce n’est pas chacun de nous: c’est ce qui a pu avoir lieu, qui nous dépasse l’un et l’autre pour donner cette nouvelle expression de l’être - une rencontre et une conversation.»

    Evoquant l’avenir de son pays, où il n’est revenu que dans les années 8o, après la tragédie sanglante de la Révolution culturelle, François Cheng refuse d’envisager la rencontre de la Chine et de l’Occident en termes de relation «duelle».

    «Il faut que chacun dépasse les idées préconçues qu’il a de l’autre. Non, la Chine n’est pas le monde monolithique et fermé, voire agressif, que se figurent certains Occidentaux. Non, l’Occident n’est pas réductible au culte du profit. Certes, la Chine actuelle est gangrenée par la corruption, mais ce n’est pas toute la Chine. Comme à d’autres époques, le meilleur de la Chine a conscience de sa faiblesse et sait que c’est dans le dialogue avec l’Occident qu’elle peut se régénérer et lui apporter, aussi, quelque chose de sa propre richesse millénaire...»


    Une passion qui survit au temps

    L’époque est à l’obsessionnelle célébration de la jeune chair, dont les dialogues débiles du Loft illustrent, pour le pire, la pauvreté des échanges. Autant dire que le roman d’un amour empêché, qui devient passion sur le tard, et sans union charnelle consommée (quoique la fin reste ouverte), fait figure d’ouvrage à contre-courant.

    Or ce qui saisit, à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est l’extraordinaire fraîcheur, et la plénitude sensuelle et spirituelle de cette histoire concentrant à la chinoise, à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle), les deux passions contrariées de Roméo et Juliette et de Tristan et Yseut.

    Trente ans après avoir échangé un regard amoureux avec la belle Lan-Ying, fille de riches bourgeois alors qu’il n’est lui-même qu’un pauvre musicien ambulant, Dao-sheng revient dans le bourg où, mariée contre son gré avec un seigneur local, Dame Ying dépérit. Sa qualité de médecin, acquise auprès des moines, permet à l’amoureux persistant d’approcher celle qui lui a été ravie (il a même été battu et a connu le bagne pour son audace), et de la guérir, au déplaisir ardent du seigneur jaloux, lequel mourra de rage mauvaise après avoir tenté d’étrangler sa femme redevenue trop belle à son goût.

    Bien plus qu’un roman d’amour «sublimé», L’éternité n’est pas de trop est l’incarnation vivante - où les instances du mal sont aussi présentes que l’aspiration au dépassement -, d’une passion sublime, admirablement modulée, en un présent de l’indicatif qu’on dirait concentrer tous les temps verbaux, par l’écriture limpide et fruitée, énergique et poétique, d’un maître écrivain.

    François Cheng. L’éternité n’est pas de trop. Albin Michel, 282p.

    Images: calligraphies et peinture de Fabienne Verdier.

  • Le spectre du mal

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    Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, de Cormac McCarthy

    Cormac McCarthy est sans doute l’un des écrivains américains les plus importants de ce tournant de siècle, découvert dans notre langue avec L’obscurité du dehors et, d’une pureté terrifiante qu’on retrouve dans son dernier livre, Un enfant de Dieu, que suivirent six romans non moins marquants, de Suttree à la fameuse Trilogie des confins (De si jolis chevaux, Le Grand passage et Des villes dans la plaine), en passant par cette autre merveille que fut Méridien de sang, tous traduits à l’Olivier.
    Il y a chez Cormac McCarthy un mélange de noirceur fataliste et de lancinante tendresse, pour ses personnages, qui évoque à la fois Faulkner (dont il a souvent la puissance d’évocation et le lyrisme sauvage) Nathanaël Hawthorne ou Flannery O’Connor, en plus ancré dans les ténèbres de la violence américaine contemporaine - parent alors, en plus profond dans sa perception du mal, d’un James Ellroy ou d’ un James Lee Burke, notamment.
    Un sentiment dominant se dégage aussi bien de Non, ce ne pays n’est pas pour le vieil homme (dont le titre est emprunté à un poème de Yeats), et c’est celui que le mal gagne dans ce monde, et par des moyens qui défient de plus en plus la bonne volonté des honnêtes gens, ici représentée par le shérif Ed Tom Bell, dont la litanie lancinante des réflexions sur la perversité croissante du crime alterne avec le récit des faits abominables auxquels il est mêlé et dont il échappe assez miraculeusement, avant de jeter l’éponge avec le sentiment d'une défaite.
    « Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait », remarque Bell au cours de ses méditations, et de fait, la drogue et l’argent de la drogue sont au cœur de ce thriller « théologique », dont le pouvoir d’attraction et de contamination fondent toutes les relations et jusqu’aux péripéties du roman, qu’on dirait précipitées dans une sorte d’entonnoir vertigineux à une seule issue, fatale pour la plupart des protagonistes, à commencer par le jeune Moss. Celui-ci, tenté de s’arracher à sa petite vie de brave garçon au moment où, par hasard, il découvre en pleine nature où il chassait, sur les lieux d’un massacre de trafiquants, une véritable fortune en dollars serrés dans une serviette, va payer de sa vie le geste de s’emparer, sans témoins, de cet argent semblant doté d’une espèce de rayonnement radioactif. De la même façon toutes les instances du crime, dans le roman, semblent liées entre elles par une espèce de lien obscur et de connivence fantomatique qui fait fi de tous les obstacles.
    Commis aux basses œuvres de Satan, face au shérif Bell qui ne le rencontrera qu’à travers ses traces sanglantes, le personnage maléfique d’Anton Chigurh agit ainsi en parfait expert du crime, doublant son art démoniaque d’une véritable morale criminelle, si l’on ose dire.
    Dans la foulée, on aura remarqué qu’il est dit que Chigurh ressemble à « n’importe qui », comme le protagoniste, fort compétent lui aussi, des Bienveillantes. Cependant, à la différence du roman de Jonathan Littell, celui de Cormac McCarthy module les degrés du mal et du bien par le truchement de toute une gamme de personnages se débattant dans les filets de la nécessité.
    Si la violence semble faire partie de la destinée fatale de l’Amérique, comme l’illustre le retour de Bell dans son propre passé, avec l’ombre portée de deux guerres européennes et du Vietnam, d’où chacun est revenu avec son poids de péché, c’est finalement à l’avenir de l’humanité en tant que telle, dans un monde désacralisé et privé de tout référentiel, qu’achoppe ce roman implacable et proche de la désespérance, que pondèrent, en fin de parcours, les lueurs de l’amitié et de la tendresse indestructible scellant le couple formé par Bell et sa compagne Loretta. Marqué par une sorte de tristesse révoltée à la Bernanos, ce roman est à lire et relire pour tout ce qui y est écrit comme entre les lignes. D’une écriture à la fois tranchante et infiniment suggestive, tissé de dialogues denses aux résonances se prolongeant bien après la lecture, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme est sans doute l’une des grandes choses à lire cette année.
    Cormac McCarthy. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. Traduit  de l’anglais par François Hirsch. Editions de l’Olivier, 292p.

    c29f3108470ec3aa95c2ffe576e94923.jpgEn lecture: The Road. Picador, 307p.

    "The first great masterpiece of the globally warmed generation. Here is an American classic which, at a stroke, makes McCarthy a contender for the Nobel Prize for Literature". (Andrew O'Hagan, BBC)

    A father and his young son walk alone through burned America, heading slowly for the coast. Nothing moves in the ravaged landscape save the ash on the wind. They have nothing but a pistol to defend themselves against the men who stalk the road, the clothes they are wearing, a car of scavenged food - and each other.


  • Les porteurs de feu

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    Lecture intégrale de La Route de Cormac McCarthy

    - Il y a un homme et un enfant.
    - Dans la forêt.
    - Noir sur fond gris.
    - Comme sous un glaucome glacé.
    - L’homme émerge d’un rêve.
    - Il y a vu une créature aux yeux morts, une créature transparente au cerveau visible sous une cloche de verre mat.
    - A la première lueur grise il se lève.
    - « Nu, silencieux, impie ».
    - Avec l’enfant ils vont vers le sud.
    - Impossible de survivre en ces lieux un autre hiver.
    - Avec ses jumelles il scrute les alentours lourds de menace.
    - L’enfant est son garant.
    - « S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé ».
    - Ils ont un caddie.
    - Comme des personnages de Beckett, mais dégageant une autre sorte d’aura.
    - Tout est menace, à commencer par la moindre présence humaine.
    - L’homme protège l’enfant. Il a un revolver.
    - Chacun est tout l’univers de l’autre.
    - Arrivent à une station-service désaffectée.
    - Récolte de l’huile, pour leur lampe.
    - Continuent dans le paysage carbonisé.
    - L’homme croit voir une ville au lointain.
    - Le petit ne voit rien.
    - Il pleut. Fait très froid.
    - Autre trésor : le livre de l’enfant.
    - Le petit demande s’ils vont mourir.
    - L’homme répond : plus tard.
    - Le petit veut savoir ce que l’homme ferait s’il mourait.
    - L'homme se dit : « Si seulement mon cœur était de pierre ».
    - Quand il se réveille il s’éloigne et demande à Dieu s’il a un cou pour qu’il puisse l’étrangler.
    - As-tu une âme, lui demande-t-il en le maudissant.
    - Le lendemain ils traversent la ville.
    - En grande partie incendiée.
    - Ils voient un cadavre.
    - L’homme évoque la mémoire : ce qu’il faudra se rappeler et ce qu’il faudra oublier.
    - « On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu’il faut oublier ».
    - Puis l’homme se rappelle une journée au bord d0un lac, près de la ferme de son oncle.
    - « C’était la journée parfaite de son enfance ».
    - Les jours et les semaines qui suivent, ils marchent vers le sud.
    - Tout le pays a été brûlé.
    - Une nuit l’homme est réveillé par un lointain tonnerre.
    - Un seul flocon tombe à un moment donné, « comme la dernière hostie de la chrétienté ».
    - Ils s’abritent dans un garage abandonné.
    - L’homme y répare le caddie.
    - Non loin de là se trouve une grange.
    - Dans laquelle ils découvrent trois pendus.
    - Le problème des chaussures l’inquiète.
    - Et de la nourriture.
    - Dans un fumoir, ils trouvent un vieux jambon.
    - Croit entendre des bruits de tam-tam.
    - En rêve il voit sa pâle fiancée.
    - Il se défie des rêves euphoriques.
    - Mais il se souvient d’elle, sauf de son odeur.
    - « Maintenant insulte ton froid et les ténèbres et sois maudit ».
    - Il se sert du caddie à la descente comme d’un bob.
    - Cela fait rire l’enfant.
    - Du haut d’une côte ils découvrent un lac. Il explique au petit ce qu’est un barrage.
    - Il n’y a rien dans le lac : nulle vie.
    - Il se rappelle, tout près de là, le piqué d’un faucon fondant sur une volée de grues sauvages.
    - Souvenir de la nature vivante.
    - A présent l’air est granuleux et grumeleux.
    - « Le goût qu’il avait ne vous sortait jamais de la bouche ».
    - Puis le temps se lève et le froid faiblit.
    - Ils arrivent dans une zone agricole aux bâtiments encore debout.
    - Une pancarte invite : visitez Rock City.
    - Dans une maison déserte, il récupère des couvertures.
    - Il renonce à emporter des conserves, peut-être contaminées.
    - Ils arrivent dans les faubourgs d’une ville. Visitent un supermarché.
    - Miracle : il trouve un Coca-Cola dans un distributeur défoncé.
    - L’homme fait tout boire au petit.
    - Qui comprend que ce sera la dernière fois qu’il boit une chose si bonne.
    - Arrivent ensuite en ville.
    - Où ils croisent des tas de morts momifiés.
    - Dont toutes les chaussures ont été volées depuis longtemps.
    - On comprend que des années se sont passées depuis le cataclysme.
    - Le lendemain, au sud de la ville, ils arrivent à la maison d’enfance de l’homme.
    - Qui retrouve quelques souvenirs.
    - Le petit est effrayé et voudrait fuir de là.
    - Passe de la troisième à la première personne devant sa chambre : « C’est ici que je dormais autrefois ».
    - Là qu’il a eu des rêves d’enfant.
    - Parfois des cauchemars terribles.
    - Mais jamais aussi terribles que celui qui est advenu.
    - Trois nuits plus tard la terre semble trembler pendant la nuit.
    - Il leur reste une chaîne de montagne a passer pour atteindre la côte.
    - Ils doivent passer un col qu’il a passé jadis avec son propre père.
    - La montée est extrêmement pénible.
    - Le petit surveille tout ce que fait et dit son père.
    - Lui rappelant la moindre inconséquence.
    - Comme s’il était sa conscience.
    - Sur l’autre versant il y a des chutes d’arbres.
    - La nuit le petit fait un cauchemar. Où il est question de la rupture du ressort de son pingouin.
    - Puis ils arrivent à un torrent et une cascade.
    - Ouah, fait le petit.
    - Ils se baignent. Puis ils trouvent des morilles. Byzance.
    - « C’est un bon endroit, papa ».
    - Le père raconte alors d’anciennes histoires « de courage et de justice ».
    - Mais on ne peut rester là. Danger partout.
    - Ils reprennent la carte en lambeaux.
    - Doivent suivre les routes d’Etat, ou ce qu’il en reste.
    - Découvrent l’épave d’un semi-remorque.
    - Dans la remorque duquel s’empilent des corps humains.
    - Poursuivent vers le sud.
    - Avisent un type traînant le long de la route. Un grand brûlé. Visiblement foudroyé.
    - Le petit aimerait l’aider, mais le père affirme qu’on ne le peut.
    - Ce qui bouleverse le petit.
    - Avant de l’admettre.
    - L’homme revoit des « dieux en loques ».
    - La pendule, cette nuit-là, s’est arrêtée à 1h.17.
    - « Elle » était encore vivante.
    - Il y avait eu une lueur rose mat dans la vitre de la fenêtre.
    - Se rappelle le dernier échange de paroles avec elle.
    - Qui lui ordonnait d’en finir. Avec le revolver. Lui et l’enfant après elle.
    - Elle parle d’eux comme de « morts vivants » et non de survivants.
    - Elle finit par le chasser avec le petit et disparaît.
    - Nulle psychologie là-dedans. Rien qu’une situation extrême. Le désespoir absolu et l’instinct de survie.
    - Mais rien d’abstrait non plus : c’est ainsi, ce fut ainsi. Biblique.
    - Il avait des amis.
    - Tous morts.
    - Une nuit ils sont réveillés par un convoi.
    - Des survivants : forcément ennemis.
    - Des types avec des flingues.
    - Un homme s’en éloigne dans leur direction.
    - Devant les signes de menace de l’autre, l’homme le descend.
    - Et fuit avec le petit.
    - Ne reste plus qu’une cartouche dans le revolver.
    - Reviennent ensuite sur les lieux pour récupérer le caddie.
    - Entretemps le mort a été dépecé par les autres.
    - L’homme lave le petit des éclats de cervelle du mort qui ont souillé son visage.
    - On réinvente le sacré : « Ainsi soit-il. Evoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre, construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle ».
    - Le petit est son « calice d’or, bon pour abriter un dieu ».
    - Comme des paillettes de lumière dans les ténèbres méphitiques.
    - Il pense qu’il a tué.
    - Il a tué le seul homme auquel il ait parlé depuis un an.
    - Il explique au petit qu’il doit tuer les méchants.
    - Taille une petite flûte en jonc pour le petit.
    - Qui en joue.
    - « Une musique informe pour les temps à venir » (p. 71).
    - « Ou peut-être l’ultime musique terrestre tirée des cendres des ruines ».
    - Reprennent la route, à bout de ressources.
    - Un chien aboie soudain.
    - Le petit fait promettre à l’homme de ne pas le tuer. L’homme promet.
    - Puis le petit croit voir un autre petit.
    - Puis tout disparaît.
    - Plus loin ils parcourent un verger. Traversé d’un mur tapissé de têtes humaines. Relents de cultes barbares.
    - Et passent les méchants. Avec des femmes esclaves. Et des mignons. Visions de l’hiver nucléaire. Beauté vitrifiée de tout ça.
    - Et les arbres tombent avec fracas (p.87)
    - Le lendemain le petit n’en peut plus au milieu des cèdres abattus.
    - Le père lui promet qu’ils ne vont pas mourir.
    - D’accord, dit le petit.
    - OK. Le dialogue se module comme dans la tête du lecteur.
    - Un dialogue « intérieur » ou « mental » comme tous les livres de Mc Carthy.
    - L’homme se fait des listes.
    - Voient courir deux espèces de joggers, de loin.
    - Arrivent à une petite ville.
    - Devant une très belle maison dévastée.
    - Y entrent malgré la peur du petit.
    - L’homme avise une trappe cadenassée.
    - Va chercher un outil.
    - Dans la cave, découvrent des prisonniers nus, hommes et femmes, qui les supplient de les délivrer.
    - Des méchants se pointent là-bas.
    - L’homme et le petit fuient comme des dératés.
    - Le père demande au petit s’il saura se servir du revolver contre lui-même.
    - Puis se demande s’il aura la force d’écraser la tête du petit.
    - Se dit qu’il ne l’abandonnera jamais.
    - La nuit ils entendent des hurlements en direction de la maison.
    - Le petit comprend que les prisonniers seront mangés par les méchants.
    - Pendant le sommeil du petit, l’homme se dirige vers une ferme flanquée d’un verger.
    - Où il trouve des pommes, des tas de pommes. Et de l’eau.
    - Boit alors l’eau : « Rien dans son souvenir nulle part de n’importe quoi d’aussi bon ».
    - Ils se gavent ensuite de pommes et d’eau.
    - Le petit fait promettre à son père qu’ils ne mangeront personne.
    - Et le père promet.
    - Parce qu’ils sont du club des gentils.
    - Des porteurs de feu.
    - Plus loin ils approchent d’une autre maison.
    - Dans la cour de laquelle le père trouve quelque chose.
    - Une trappe là encore.
    - Le petit supplie de passer outre.
    - Mais l’intuition du père le retient.
    - Et c’est Byzance : un abri plein de tout.
    - Des poires des conserves du whisky, etc. Mais pas de revolver ni de muniotions.
    - « Il s’était préparé à mourir et à présent il n’allait pas mourir et il fallait qu’il y pense ».
    - Puis ils vont visiter la ville fantôme.
    - L’homme n’arrive pas à y croire.
    - Puis ils repartent avec des vêtements secs et leur caddie bien rempli.
    - Ils doivent être à 300 km de la côte.
    - Le petit avoue qu’il a jeté la flûte.
    - A un moment où il croyait qu’ils mourraient.
    - Demande pardon.
    - Le petit questionne l’homme sur « les objectifs à long terme ».
    - Une expression qu’il a dû entendre autrefois…
    - Et voici qu’ils croisent un vagabond.
    - Très petit et très vieux.
    - Le petit aimerait qu’on l’aide.
    - Le père accepte avec regret.
    - Lui donnent à manger.
    - Mais le père exclut de le prendre avec eux.
    - Lui demandent ce que le monde est devenu (p. 144).
    - Un aveugle genre prophète nommé Elie. Désespéré fataliste.
    - « Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes ».
    - Il pensait ne plus jamais voir d’enfant.
    - Ils le quittent.
    - Plus loin, pendant que l’homme dort, le petit découvre un train à 8 wagons.
    - Ils voient ce train chacun à leur façons mais savent tous deux que jamais plus il ne roulera.
    - L’enfant lui demande si la mer est bleue.
    - Il lui répond qu’elle l’était.
    - Le petit fait un cauchemar.
    - Souvenir du drugstore avec la tête réduite.
    - Plus loin sur la route trois types les menacent.
    - Il les tient en joue.
    - Constate qu’il est malade.
    - Se rappelle les gens de sa famille.
    - Puis lui revient le souvenir d’une bibliothèque calcinée.
    - Fragments de cauchemars : le nœud de cent serpents.
    - Le père dit au petit qu’il ne doit pas renoncer. Qu’il ne le permettra pas.
    - Ils continuent. Des tempêtes de feu ont passé par là.
    - Visions dantesques (p. 165).
    - Plus loin des gens apparaissent.
    - Dont une femme enceinte.
    - Plus tard ils repèrent un feu.
    - S’en approchent.
    - Le petit découvre un nourrisson carbonisé sur une broche.
    - Approchent d’une nouvelle maison.
    - Le petit craint les cannibales.
    - Mais il n’y a personne dans la maison.
    - Trouvent des bocaux peut-être comestibles.
    - Le père évoquant ceux qui sont à l’affût. (p.181)
    - Passent quatre jours dans la maison.
    - Pleut sans discontinuer.
    - Ils approchent de la côte.
    - Mais le père sait qu’il place son espoir « là où il n’avait aucune raison de rien espérer ».
    - Et voici qu’ils y arrivent, à la mer. Terrible vision (p.186).
    - Le père demande pardon au petit.
    - Tant pis, répond celui-ci.
    - Une image rappelant l’hiver de Caspar David Friedrich.
    - Leur raison d’être, au père et au fils, est de « porter le feu ».
    - Rien pour autant de barjo à la Paulo Coelho dans cette vocation.
    - Le petit demande ce qu’il y a de l’autre côté de la mer.
    - Rien non plus de Saint-Ex là-dedans.
    - Le petit aimerait se baigner.
    - Le père l’y autorise.
    - Il y va. Puis il pleure. (p.188).
    - L’homme se rappelle le bonheur avec « elle », quand il se disait que s’il avait été Dieu c’était comme ça qu’il aurait fait le monde et pas autrement.
    - Au bord de la mer comme des « batteurs de grèves ».
    - Un langage précis, parfois étrangement décalé, voire anachronique, poétique à tout coup, d’une musique sourde dans l’original qui ne passe pas entièrement au français.
    - Pas mal quand même dans l’évocation : « Ils firent quelques pas le long du croissant de lune de la plage, restant sur le sable mouillé au-dessous de al ligne de varech des marées. Des flotteurs de verre recouverts d’une croûte grise. Les os d’oiseaux de mer. Sur la ligne de laisse un matelas d’herbes marines enchevêtrées et le long du rivage aussi loin que portait le regard les squelettes de poissons par millions comme une isocline de mort. Un seul vaste sépulcre de sel. Insensé. Insensé. »
    - Ils observent un bateau échoué.
    - Le père y monte et y trouve de tout.
    - Le petit l’interroge sur les gens du bateau.
    - Ensuite c’est le petit qui tombe de fièvre.
    - Pendant qu’ils étaient éloignés du caddie, on leur a tout fauché.
    - Soudain l’homme est atteint par une flèche.
    - Il tire une fusée éclairante contre le tireur.
    - Pense que la vie a été cruelle, mais qu’ils s’en sont toujours tirés et que telle est leur vocation.
    - L’homme est blessé et de plus en plus malade.
    - Le petit le regarde cracher du sang.
    - « Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait ».
    - Il y a de plus en plus de débris partout.
    - Il voit déjà le petit « debout avec sa valise comme un orphelin en train d’attendre un car ».
    - Mais point de car à l’horizon…
    - Font un feu sur une pointe de sable.
    - Pleut froid.
    - Reviennent à l’intérieur des terres où survivent des hortensias et des orchidées sauvages.
    - Le père tousse à mort.
    - Arrivent à un endroit où il sait qu’il va mourir.
    - Le petit l’observe et dit : oh, papa.
    - Le père a l’impression que son fils irradie.
    - « Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui. De quelque forme que tu aies parlé tu avais raison ».
    - L’homme enjoint le petit de continuer sans lui.
    - Lui promet de la chance.
    - L’enjoint à porter le feu.
    - Qu’il voit maintenant en lui.
    - Lui dit de ne pas renoncer.
    - Lui dit qu’il ne peut tenir dans ses bras son fils mort.
    - Lui dit qu’ils se parleront encore sans se voir.
    - Le petit dit : d’accord.
    - Puis s’en va sur la route. Puis revient : son père dort.
    - Le petit lui demande plus tard s’il se souvient du petit garçon.
    - Se demande ce qu’il est devenu.
    - Le père lui dit que la bonté le trouvera.
    - Il dort près de son père qui, au matin, est froid et mort.
    - Il prend sa main et dit encore et encore son nom.
    - Reste là encore trois jours, couvre son père de toutes les couvertures, et s’en va avec le revolver.
    - Arrive un type en blouson de ski jaune.
    - Avec un fusil à pompe.
    - Lui demande où est l’homme.
    - Le petit dit qu’il est mort.
    - Le type dit qu’il est désolé.
    - L’homme sent la fumée de bois.
    - Lui dit de venir avec lui.
    - Dit qu’il fait partie des gentils.
    - « Tu seras bien », lui promet-il.
    - Lui demande s’il porte aussi le feu.
    - L’autre lui demande s’il est dérangé.
    - Puis il convient, ouais, qu’il porte le feu.
    - Il a aussi des enfants.
    - Qu’il n’a pas mangés.
    - L’homme dit qu’il va s’occuper de l’homme.
    - Puis le petit revient vers son père enveloppé d’une couverture et pleure longtemps.
    - « Je te parlerai tous les jours »…
    - La femme le recueille en lui disant : oh, je suis si contente de te voir.
    - Et c’est la dernière phrase à pleurer de ce livre : « Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère ».
    Cormac McCarthy. La Route. Editions de L’Olivier, 244p.

  • Mater furiosa


    À propos de Campagnes de Louis Calaferte

    Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.

    On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.

    Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »

    Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.

    Louis Calaferte. Campagnes. Nouvelles. Denoël.

  • L'édredon de Marcel

    Rando4.jpg
    Avec Proust et Frédéric Ferney sur les hauts de Caux. Lecture de rando (2)
    Marcel Proust ne s’est guère arrêté à Montreux quand il y passa en 1899, trop fauché pour se payer le petit funiculaire à crémaillère de Glion (cher à Henri Calet, qui en parle dans Rêver à la Suisse), qu’il eût sans doute apprécié lui aussi, et plus encore le tortillard de montagne qui escalade les roides pentes jusqu’au sommet des Rochers de Naye, d’où la vue plonge sur le lac comme sur Rio du haut du Pain de Sucre.
    Jaman8.jpgIci c’est la Dent de Jaman qui a l’air d’un pain de sucre (certains passants étrangers la confondent avec le Cervin…) et ce n’est pas par le train des neiges mais par la piste noire dite du Diable que j’ai fait ma balade du jour avec, en poche, un petit livre récemment paru au Castor astral sous le titre de Précaution inutile, constituant une espèce de première mouture de La prisonnière, préfacé par Frédéric Ferney.
    Conformément au principe de la lecture de rando, j’ai d’abord gravi la première pente enneigée dominant les Hauts de Caux (où François Nourissier avait naguère son chalet) jusqu’au lieu dit Le Pacot, où je me suis arrêté près d’une fontaine à l’eau gloussant sous la glace pour lire ceci : « Avant Turner, il n’y avait pas de brumes sur la Tamise, disait Oscar Wilde. Avant Proust, on ne savait pas ce qu’était le chagrin, et ce loisir enchanté que devient en prose la tristesse. Et peut-être aussi ce ressentiment, ce ressac amer du sentiment, qui naît d’un amour déçu, et que Proust érige en joie sombre – quelque chose comme l’envers du bonheur et l’un des plus sûrs chemins de la vérité ».
    Voilà comment écrit Frédéric Ferney. Qui ajoute : « Il y a un je-ne-sais-quoi d’absolu, de fanatique dans ce processus ».
    En relevant les yeux de ce premier paragraphe d’une sensibilité si moirée, j’ai constaté que le jour déclinait déjà (j’étais parti tard) et que la mer de brouillard recouvrait presque entièrement le lac Léman, comme d’un édredon… proustien. Derrière moi, la Dent de Jaman flamboyait de dernière lumière orangée. Devant, une pente vertigineuse semblant un toboggan par lequel on eût pu se précipiter jusqu’au lac. Pour ma part, je suis alors descendu à freine-raquette jusqu’à un banc d’où le couchant rougeoyait. Et là j’ai continué ma lecture de la présentation de Frédéric Ferney : «L’intelligence de Proust est pure, conquérante, archaïque, révolutionnaire, contagieuse comme un islam ou un christianisme premier : on croit s'engouffrer, et pourtant tout est imbu de clarté, comme si on entrait dans les ordres..."

    Ainsi est aussi, parfois, la marche en montagne, comme ces jours de neige et d’air de cristal.
    Et Ferney encore : « A lire ce texte (il parle de Précaution inutile), inespéré, on est ému comme devant un pastiche tant Proust se ressemble, et se décèle d’emblée à sa perception du détail, à sa cruauté, à sa douceur maladive, à certains petits émois frileux et surannés qui ornent son style et que Saint-Simon, son maître lointain, aurait rougi de connaître ».
    Rando7.jpgEt voici encore comment Frédéric Ferney pratique la lecture-écriture critique : « Du blanc, du bleu et du noir. C’est sa palette – comme Vermeer, qu’il admirait tant.
    « Le froid, c’est le pays d’où il vient et qui ne le quitte pas : écrire, ce sera rompre avec des lenteurs d’hiver, des paniques immobiles, des peurs bleues comme la glace. Il faudra beaucoup d’encre noire et de nuits blanches pour faire fondre cette «banquise invisible détachée d’un hiver ancien ».
    Proust2.jpgProust n’a pas connu Montreux, mais il a retrouvé une sorte de Montreux suspendu, plus japonais de lumière, mais au même confluent du nord et du sud, où nature et culture s’aiment (avec Nietzsche et Thomas Mann, Rilke et Jouve et bien d’autres), dans l’Engadine de Sils-Maria. On retrouve la trace de ses séjours dans Mille et un voyages, de la collection Voyager avec, un volume riche et truffé d’images émouvantes ou cocasses, mais aussi dans Marcel Proust sur les Alpes de Luzius Keller, où il est surtout question du séjour de l’été 1893 du gentil Marcel avec Louis de La Salle. Ferney1.jpgJe n’ai rien dit de Précaution inutile, mais ce sera pour une autre randonnée, alors que l’air fraîchit et que la nuit tombe sur l’édredon proustien. Quant à Frédéric Ferney, outrageusement interdit de péniche, il se retrouve dès aujourd’hui sur son blog à cette adresse, passant du Bateau-livre au Bateau libre : http://fredericferney.typepad.fr/. Bon vent à lui.
    Marcel Proust. Précaution inutile. Edition présentée par Frédéric Ferney. Le castor astral, 173p.
    Marcel Proust, Mille et un voyages. Textes présentés et choisis par Anne Borrel. LaQuinzaine/Vuitton, 375p.
    Luzius Keller. Marcel Proust sur les Alpes. Zoé, 135p.

  • Les secrets de l’humanité

    medium_Powys.jpg 

    Sur Les Plaisirs de la littérature, de John Cowper Powys. 

    C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun débile de nos jours. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’un petit délassement d’amateur au sens esthète ou d'un agité hyperfestif mais relèvent de la plus haute extatique jouissance, à la fois charnelle, intellectuelle et  et spirituelle.
    On connaît déjà John Cowper Powys pour sa révélatrice Autobiographie, les romans tout empreints de sensualité tellurique et de magie visionnaire que représentent Les sables de la mer, Wolf Solent et la tétralogie des Enchantements de Glastonbury, ou encore ses essais diversement inspirés sur Le sens de la culture et L’Art du bonheur. Or le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.
    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité – quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.
    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la «substantifique moelle» de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de «germes» qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».
    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le Suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».
    Mais peu d’anarchistes sont aussi soucieux que Cowper Powys d’harmonie et d’équanimité. Si nous nous référons à la distinction faite par Léon Daudet entre écrivains incendiaires et sauveteurs, sans doute est-ce à la seconde catégorie qu’appartient nomedium_Powys4.jpgtre druide bienveillant. «Ce Celte tout de feu, de féerie et de magie est un bienfaiteur», écrit fort justement Gérard Joulié dont la traduction, soit dit en passant, respire la santé vigoureuse et l’élégance.
    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.
    A croire Powys, le pouvoir détonant de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.
    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».
    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.
    John Cowper Powys. Les plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Age d’Homme, 444p. Un dossier de la revue Granit a été consacré à Powys en 1973, constituant une bonne introduction à son œuvre.

  • Miroirs du temps

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    Trois poèmes inédits de Georges Haldas


    MIROIR DU TEMPS

    Dur moment dans la voie
    quand les jours s'obscurcissent
    quand le chemin se creuse
    pareil à une tombe
    Où sont les jours heureux
    le murmure des voix
    dans le jardin discret
    Les visages de ceux
    qu'on aimait voir à table
    Où sont les jours heureux
    où on l'était soi-même
    sans même le savoir
    Dur moment dans la voie
    quand le miroir se brise
    laissant au fond de nous
    mille morceaux épars
    que garde la mémoire
    Mais sans aucune chance
    pour nous de se revoir


    LE PAS DE TOUS

    N'insistez pas je vais
    où mes pas me conduisent
    N'insistez pas je suis
    le fleuron du matin
    Je poursuis mon chemin
    Que le soleil se lève
    ou que tombe la nuit
    je ne m'arrête pas
    Je suis l'enfant fidèle
    qui n'a qu'un seul chemin
    Ne me demandez pas
    où je vais d'où je viens
    Je ne peux rien vous dire
    si ce n'est que le but
    comme une ombre me suit
    Il était au départ
    et il est à la fin
    Je poursuis mon chemin
    Et un beau jour chacun
    reconnaîtra le sien


    PRIERE

    A l' heure du déclin
    et quand les eaux se perdent
    ou alors se retrouvent
    dans le même océan
    donnez-moi le courage
    et la fidélité
    pour suivre jusqu'au bout la voie
    qui fut la mienne
    Que je n'ai pas choisie
    mais seulement suivie
    Que je sois accueilli
    si accueil il y a
    comme des millions d'êtres
    travaillés par le doute
    et leur propre souffrance
    Tel est mon vœu unique
    et ma seule prière
    Etre accueilli aussi
    autrement dit mon Dieu
    en homme à part entière

    G.H.

  • Flannery du feu de Dieu

    littérature

    En 2007 paraissait, après l'édition antérieure de Biblos, le volume des Oeuvres complètes de Flannery O'Connor, en collection Quarto, chez Gallimard, préfacé par Guy Goffette et rassemblant les romans, les nouvelles et la correspondance, notamment. 


    Autre hors-d'oeuvre à 2 euros: Un heureux événement et La personne déplacée...


    On serait d’abord tenté de fulminer, devant la présentation du petit livre tiré, dans la collection 2€, du plus fameux recueil de Flannery O’Connor, Les braves gens ne courent pas les rues (Folio No 1258), tant pour l’image ridicule de sa jaquette (une feuille de chou) que pour les propos très simplistes qu’on lit en quatrième de couverture (où il est dit que les personnages de Flannery « ont peur, peur d’eux-mêmes et des autres » et que la souffrance les « rend méchants »…), mais l’idée que la nouvelle éponyme et que ce vrai chef-d’œuvre que constitue La personne déplacée soient ainsi largement diffusées, et notamment à l’adresse d’un public jeune, fait oublier ce manque de tact et de pertinence.
    La feuille de chou de la couverture renvoie au déchet que Ruby, la protagoniste d’Un heureux événement, se découvre collé au visage, un jour qu’elle rentre exténuée du supermarché, encore alourdie depuis quelque temps par un ventre rebondi qu’elle craint quelque temps le signe d’un cancer et dont une amie lui suggère (autre horreur à ses yeux) qu’il signifie peut-être un enfant à venir. Quelle peur là-dedans ? Plutôt le pendable égoïsme d’une femme engluée dans une existence terre à terre et mesquine…
    Quant à La personne déplacée, c’est, non pas dans la banale peur d’autrui ou de soi-même que cette nouvelle nous plonge, mais c’est au bout du déni de charité, à l’extrémité du rejet de l’autre que nous conduit l’implacable confrontation de quelques fermiers blancs et leurs domestiques noirs du Sud profond (Flannery décrit la campagne de Géorgie, ses populations frustes et ses prédicateurs allumés, entre autres…) et d’un Polonais arrivant en ces lieux avec les siens après avoir échappé aux camps de la mort.
    On a parlé de Flannery O’Connor comme d’une sorte de Bernanos au féminin, et c’est vrai qu’il y a de ça, à cela près que l’écriture de Flannery est d’une densité poétique et d’une violence, d’un humour et d’une acuité sans pareils. On peut lire ses histoires (réunies dans la collection Quarto, chez Gallimard) au « premier degré », comme de fantastiques morceaux d’observation des comportements humains, dans cette Amérique de la paysannerie pauvre en butte aux conflits de races et de classes, où les prêcheurs de tout acabit foisonnent. Par ailleurs, et bien plus en profondeur, sous les dehors les moins lénifiants qui soient (d’aucuns lui ont même reproché d’être cynique, ce qu’elle n’est pas du tout – mais il est vrai qu’elle ne s’en laisse pas conter…), c’est une véritable arène d’affrontement du Bien et du Mal que les histoires de cette féroce folle en Christ claudiquant (une horrible maladie l’a détruite encore jeune) au milieu de ses poules et de ses paons, plus souvent du côté des supposés coupables que des prétendus vertueux…

    Flannery O'Connor. Un heureux événement, suivi de La personne déplacée. Folio2€, 132p.

  • Fuck you Mister Freud

    littérature,psychologie,élevage

    Celle que j’aime me dit que le préféré de ses moutons est celui que nous appelons Nestor, et c’est celui-ci que j’égorge la nuit suivante.

    J’ai beau nier: elle retrouve le coutelas sous mon oreiller, mais je suis incapable de lui dire ce que j’ai fait du cadavre.

    Cela me rappelle le cadavre du type que j’ai tué je ne sais comment et qui réapparaît à la surface de l’étang dans un cauchemar récurrent que je fais depuis 1972, 73.

    Dans un autre rêve encore je me crois enfin tranquille. Bronzage intégral sur la terrasse. Suze à l’eau. Le dernier James Ellroy. Pas un bruit dans le quartier. Vraiment le superpied.

    Puis un gémissement attire mon attention. Cela vient de la cabane de jardin. Celle que j’aime y a retrouvé le mouton poignardé. Ou cela vient de l’étang en contrebas de l’allée cavalière. L’inspecteur, masqué, me traîne sur les lieux. Le cadavre est celui d’un type qui me ressemble étrangement.

    - Vous n’avez aucune preuve, lui dis-je.

    L’inspecteur se démasque: il ressemble étrangement à mon père.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • De la vie des gens

    freud.large-interior.jpglittérature
    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles . 

    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”.
    Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...

    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.

    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...

    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • Musiques du silence

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    Morandi vu par Philippe Jaccottet

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

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    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

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    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    littérature,poésie,art
    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet. Le bol du pèlerin (Morandi). Editions La Dogana, 83p. A relever la qualité de la présente édition, enrichie de dessins et d’illustrations polychromes.

  • La peur du loup

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    Où il est question d’un rite matinal au niveau du couple. D’une vieille angoisse et des moyens de l’exorciser. Qu’il est plus doux qu’on ne croirait de se retrouver avec qui l’on aime dans le ventre du loup.

    Pour L.


    Quand je me réveille j’ai peur du loup, me dit-elle et ça signifie qu’elle aimerait bien son café grande tasse, alors du coup je la prends dans mes bras un moment puis je me lève comme un automate bien remonté.

    Je prends garde à tout. Le café passé, tandis que je pense à autre chose, je me dis: pas le jeter, pas oublier de chauffer le lait, pas oublier qu’elle est sans sucre, pas oublier qu’elle l’aime bien chaud mais pas trop.

    Je ne sais comment font les autres. Se font-ils plutôt servir ? Me trouveront-ils en rupture d’observance des lois non écrites de la confrérie des mecs ? Je ne sais et d’ailleurs n’en ai cure, mais je précise qu’il n’entre aucune espèce d’asservissement dans cette coutume que nous perpétuons chaque matin avec un sourire partagé. Ce n’est pas pour arranger la paix des familles que je fais ça, pas du tout le style répartition des tâches au sein du couple et consorts.
    La seule chose qui compte à mes yeux, c’est rapport au loup. Cette histoire de loup me fait toucher à sa nuit. Il y a là quelque chose qui me donne naturellement l’élan des chevaliers de l’aube, et voilà tout: je lui fais donc son café, ensuite de quoi nous nous préparons à nous disperser dans la forêt.

    Mon amour a peur du loup, et ça lui fait une tête d’angoisse, mais c’est aussi l’un des secrets de notre vie enchantée en ces temps moroses où d’invisibles panneaux proclament à peu près partout que le loup n’y est pas, n’y est plus, si jamais il y fut.
    Mon amour est une petite fille perdue dans la forêt, et comme alors tout devient grand à la mesure de sa peur: tout retentit et tout signifie dans le bois de la ville. C’est immense comme l’univers, et le quelque chose de mystérieux qu’il y a là-dedans peut se transformer à tout moment en quelque chose de menaçant. Mais aussi la présence du loup nous fait nous prendre au jeu. Dans la pénombre des fourrés, sous le drap, je mime volontiers le loup qui guette, et mon amour prend alors sa petite voix, et de savoir déjà la suite du conte nous rapproche un peu plus encore.

    Nous voyons la chose comme en réalité: la ville est un bois, les rues sont les allées de notre existence et à tout moment se distinguent des chemins de traverse et des raccourcis parfois encombrés d’obstacles que nous devons surmonter à tout prix.
    Le conte dit en effet, tout le monde le prend pour soi, que nous avons une mission précise à accomplir. Nous nous représentons le panier de victuailles avec la galette et la bouteille de vin. C’est dans ces obscurités, là-bas, que se trouve une masure dans laquelle nous attend notre innocente mère-grand au bonnet de dentelle.
    Nous ne nous demandons même pas pourquoi cette sacrée mère-grand a choisi ce logis. Nous y allons et plus encore: nous nous réjouissons. La présence du loup nous fait nous serrer l’un contre l’autre. Parfois je mordille le cou de mon amour pour lui faire bien sentir que ce n’est pas de la blague. Elle prend alors sa voix toute menue, comme elle prendra tout à l’heure la voix éraillée de mère-grand, tandis que j’énonce le conte et me prépare à lâcher la phrase la plus fameuse:
    - C’est pour mieux te manger mon enfant !
    C’est une sorte de formule de magie qu’il me suffit de dire pour que se rejoue la scène la plus attendue avant que tout, ensuite, nous paraisse de nouveau soumis à l’ordre des choses.

    Le loup nous recommande de nous attarder en chemin, et c’est pourquoi nous le considérons comme une espèce de cousin de bon conseil. Ensuite, si nous y resongeons sur les lieux de notre tâche quotidienne, nous nous disons que le séjour dans le ventre du loup n’était point tant inconfortable; et nous nous revoyons sous le drap: lovés l’un contre l’autre, dans cette espèce de sweet home qu’est le ventre du loup.

    La journée, ensuite, devrait être purgée de toute angoisse. Dehors, tout semble aussi bien retrouver un air plus familier. Pour un peu nous goûterions au biscuit chocolaté des buildings, si nous n’étions pas si pressés. En attendant nous sommes rassurés, mon amour et moi: tout ce qu’il fallait dire et faire l’a été. Le jeu voulait que je me dresse devant elle, et je me suis dressé. Le jeu voulait qu’elle déjouât la menace, et elle l’a déjouée. Nous nous sommes pris au jeu et cela nous a donné la force de nous relever. Et même si le fin mot de tout cela nous échappe encore, nous pressentons déjà que demain nous jouerons de nouveau à nous faire peur.

  • Pour tout dire (13)

    littérature




    À propos de la quête d'un mythique grand langage oublié qu'il incomberait à l'écrivain de revivifier. Ce qu'en dit William Faulkner, qui s'estimait un poète raté, et ce qu'il en disait de Thomas Wolfe.

    Y a-t-il un langage qu’on puisse dire total ? Est-elle du ressort humain, telle langue qui, dans la forme la plus concentrée et la plus intelligible à la fois, ferait la somme de tout ce qui peut s’exprimer ? Comment saisir, par la parole, les hantises les plus obscures de l’homme, et comment signifier ses aspirations essentielles ?

    Dans son acception la plus large, seule la poésie relève ce défi, qui tend à résumer « toute l’histoire du cœur humain sur une tête d’épingle », selon l’expression de Faulkner qui concevait lui-même la poésie comme un « moment émouvant, passionné de la condition humaine distillée jusqu’à son essence absolue ».


    littérature« Je voulais être poète, affirmait-il lui-même, et je me considère aujourd’hui comme un poète manqué, pas du tout comme un romancier mais comme un poète manqué qui a dû se contenter de ce qu’il était capable de faire. »

    Or son œuvre peut être envisagée comme un seul vaste poème visant à « montrer l’homme en conflit avec ses problèmes, avec sa nature, avec son propre cœur et avec ses semblables ».

    littératureL’écrivain de son époque qu’il place le plus haut, bien que son œuvre soit également, selon lui, un échec, c’est Thomas Wolfe, plus héroïque dans son effort de « tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir » que ne le furent un Hemingway ou un Dos Passos.

    Si l’aspiration à jamais inatteignable du poète est de TOUT DIRE, il me semble révélateur que Faulkner lui-même se soit attaché à faire parler ceux qui, justement, ne peuvent s’exprimer ou en sont réduits à des balbutiements.

    Dans l’incantation obscure de l’idiot ou de l’ensauvagé, il s’est mis à l’écoute du parler humain à sa source confuse et s’est attaché à transcrire une espèce de « langage sous le langage » qui rejoint à la fois les tâtons extrêmes du Joyce de Finnegan’s Wake ou du Céline de Guignol’s band et la recherche éperdue de Thomas Wolfe : « Ô déserts où l’on se perd en des labyrinthes incandescents, sous les étoiles, perdus sur cette terre de cendre grise et terne, perdus ! Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié… »



  • Gerhard Meier le sage

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    Venu tard à la littérature, mais consacré par de nombreux grands prix, l’écrivain alémanique, mort à l’âge de 91 ans en juin 2008, mérite d'être (re) découvert...

    C’est une figure à la fois attachante, humainement parlant, et très importante du point de vue littéraire, son œuvre ayant connu ces dernière années un retentissement public croissant dans les pays de langue allemande (un Peter Handke l’a placé au premier rang des prosateurs contemporains), qui s'est éteinte à l’hôpital de Langenthal le 22 juin 2008.

    À l'été 2007, au festival de Locarno, la présentation d’un beau film de Friedrich Kappeler, Das Wolkenschattenboot, préludait à la célébration du nonantième anniversaire de l’écrivain, né en 1917 à Niederbippe, dont les dernières années de la vie furent assombries par la mort de son épouse, à laquelle il consacra un petit livre très émouvant, Ob die Granatbäume blühen, à découvrir en traduction cet automne aux éditions Zoé. Suivant le couple durant plusieurs années, le cinéaste l’avait notamment accompagné en Russie, sur les traces de Tolstoï qui, dans l’œuvre de Meier, joue un rôle marquant. C’est d’ailleurs sous le signe de Guerre et paix que nous avions découvert, en 1989, ce superbe livre de Gerhard Meier intitulé Borodino (chez Zoé, dans une traduction d’Anne Lavanchy), faisant suite à L’Île des morts, premier volet de la trilogie (1987) complétée ensuite par la Ballade dans la neige,  où apparaissaient deux vieux amis emblématiques, sexagénaires restés vifs d’esprit, dont le romancier a fait les messagers de sa dialectique : Baur le libertaire bien ancré dans la réalité, romantique d’action incarnant une Suisse à la fois réaliste et rebelle, et Bindschädler le rêveur, plus attiré par les songeries philosophiques.  

    littérature

    A préciser, alors, que les débats des compères de Meier n’avaient rien d’académique. Lui-même était venu  à la littérature sur le tard, à 54 ans, après première période poétique, une interruption due à la tuberculose et une carrière d’architecte puis de cadre d’usine. Sans trace de pédantisme, avec la bonhomie que manifestent souvent les écrivains venus à la littérature par la « vie pratique », tels un Pizzuto ou un Camilleri, Gerhard Meier développa par la suite son dialogue de Baur et Binschädler au-delà de la mort de Bindschädler, dans le village d’Amrain où demeurait Baur. Du petit village bernois à la Russie, et jusqu’en Israël où à l’île de Rügen chère au peintre romantique Caspar David Friedrich, le mémorable Terre des vents (Zoé, 1996), suivant la trilogie initiale, étendait la méditation de Baur en cercle concentriques de plus en plus larges.

    « Aucune autre auteur suisse n’est aussi universel que Gerhard Meier », écrivait Peter Handke qui n’a visiblement pas lu Ramuz, tout de même plus ample dans son œuvre que le Bernois, sans parler de Gottfried Keller, Robert Walser oui Frisch & Dürrenmatt...

    Mais  Handke de préciser fort justement, au demeurant : « Il a une manière toute naturelle de parler de l’existence et de sa paix. La mort, la disparition des amis, la présence de l’épouse, le jour, la nuit, il est impossible de raconter cela sur un rythme rapide. Chez Gerhard Meier la lenteur n’est pas une idéologie mais un rythm,e respiratoire ».

    Cette tranquillité, ce sérieux sans cuistrerie, cette façon d’aborder les « grandes questions » avec la fraîcheur d’esprit d’un jeune, cette grâce aussi de la phrase à longue et lente vrilles rappelant celle d’un Claude Simon, en moins abstrait, auront sans doute contribué à attirer un nombreux public à Gerhard Meier, dont l’œuvre lui survivra sans doute.           

     

      

  • Pays de Ramuz

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    Au chemin de la Dame, en Lavaux.

    Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.
    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise.
    Avec une œuvre dont la langue est elle-même un geste fondateur, Ramuz investit une position qui marquera une distance croissante, par rapport à la culture française, n’excluant pas la plus vive reconnaissance et n’impliquant pas pour autant la soumission à une idéologie helvétiste par trop artificielle à ses yeux.
    «Laissons de côté toute prétention à une littérature nationale: c’est à la fois trop et pas assez prétendre », écrit-il à la fin de Raison d’être, datant de 1914, et de préciser ensuite: « trop, parce qu’il n’y a de littérature, dite nationale, que quand il y a une langue nationale et que nous n’avons pas de langue à nous; pas assez, parce qu’il semble que, ce par quoi nous prétendons alors nous distinguer, ce sont nos simples différences extérieures.» Et l’écrivain, faisant écho à un Faulkner lorsque celui-ci prétendait concentrer l’histoire de l’humanité sur le timbre-poste de sa terre natale, d’appeler de ses vœux une littérature qui soit à la fois d’ici et reconnaissable par delà nos confins cantonaux ou nationaux.
    Or voici la phrase fameuse : «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

    Lavaux3.JPGTout ça se discute évidemment, car il n’est pas sûr qu’il n’y ait pas, en Suisse, une voix commune aux quatre régions linguistiques qui dépasse, précisément, la langue tout autant que l’idée figée de nation, pour exprimer une façon de vivre la démocratie et la négociation, le contrat et le rapport à la nature, mille autres choses encore, parfois impalpables, qui cristallisent cet habitus particulier dont parlait Cingria et qui fait qu’à chaque passage de frontière on perçoit, comme je l’ai perçu cet après-midi encore en franchissant celle de Saint-Gingolph, un imperceptible mais très réel changement. En outre, on pourrait trouver bien limitée cette aspiration de Ramuz à rendre le son et le ton d’un coin de terre, à l’instant même où l’Europe allait basculer dans la tragédie...


    Pourtant l’œuvre est là, dont certains livres touchent bel et bien à l’universel, et ce soir la courbe de la colline engloutie par le crépuscule, autant que le beau rivage, là-bas, me semblaient signifier beaucoup plus qu’un recroquevillement régionaliste : à la fois ce pays, le pays de Ramuz, mon pays et le pays de chacun…

  • La liste de Dindo

    littérature
    Richard Dindo, réalisateur suisse né à Zurich de père et de passeport italiens, est considéré comme l'un des maîtres du documentaire helvétique, en dépit d'un certain rejet subi ces dernières années de la part de la critique alémanique, qui l'a classé une fois pour toutes "cinéaste engagé". Ses  films sur Rimbaud, Kafka, Genet, Gauguin, ou plus récemment sur ces Américains qui rêvent d'être les premiers à fouler le sol de la planète Mars, dans Marsdreamers, procèdent d'un regard personnel souvent décalé. Plus récemment encore, après une adaptationmémorable du roman Homo Faber de Max Frisch, il a bouclé le tournage de ce qui pourrait être son chef-d'oeuvre, évoquant le grand maître du haïku japonais sous le titre de Voyage de Bashô. Issu de milieu ouvrier, sans avoir échangé avec son père plus de trente répliques dans sa vie, laissé à lui-même dès sa douzième année après le départ de sa mère, Dindo, éduqué par les femmes selon son propre dire, est attentif aux aléas de la destinée personnelle des créateurs au point d'en avoir établi une liste en constante croissance. Grand lecteur de Paul Léautaud, ce francophile tient lui aussi un journal pléthorique, intitulé Le Livre des coïncidences, intégralement rédigé en français, qui a dépassé ces jours les 9000 pages...   

    Aux dernières nouvelles de tout l'heure, Richard Dindo se trouve au Texas pour tourner un film d'après un livre de James Agee.

    medium_Agee.3.jpgAGEE James: Le père meurt dans un accident de voiture quand le petit James a 6 ans. Le fils a cherché un jour à se suicider au volant d’une voiture et à mourir comme son père. Il n’arrêtait pas de fumer et de boire en souvenir de ce père absent qu’il chérissait et qui lui a manqué toute sa vie. La mère, pieuse et sectaire, ne permettait pas au fils, à partir de la sortie de son enfance, de vivre avec elle et sa soeur, ce dont il a beaucoup souffert .Il se sentait néanmoins aimé par sa mère et sa famille, "mais ceux-là qui m’accueillent, qui tranquillement s’occupent de moi, comme un être familier, et aimé dans cette maison; ne me disent pas, oh! pas maintenant, ni jamais; ne me diront jamais qui je suis." Il se rappellera toute sa vie cette phrase de sa mère: "Papa a été grièvement blessé et pour cela le bon dieu l’a pris chez lui au ciel, il ne reviendra plus jamais".

    ALTHUSSER: Sa mère avait été amoureuse d’un homme qui est mort à la guerre 14-l8. Elle se marie alors avec le frère du mort, mais sans amour. Louis est l’enfant de cette mésalliance et il porte le nom de l’oncle disparu. Sa mère l’aime donc à la place de l’autre. Il estimera plus tard qu’il n’a pas de père et qu’il doit devenir lui-même son propre père.

    APOLLINAIRE: Le père quitte la famille quand Apollinaire a six ans. Il ne l’a jamais revu.

    ARAGON: N’a pas connu son père qui était préfet, celui-ci na pas reconnu l’enfant qui a été élevé par sa mère comme s’il avait été son frère.

    ARRABAL: Le père a disparu au début de la guerre d’Espagne, condamné à mort par un tribunal franquiste. S’est peut-être évadé et a été alors assassiné. Le fils a passé son enfance dans le deuil de cette disparition du père dont on n’a jamais rien su de précis. Il a appris, adolescent, la condamnation à mort de son père, par un document trouvé dans une armoire chez lui à la maison. Il s’est mis alors à suspecter sa mère d’avoir dénoncé son propre mari, pour préserver et protéger le fils. Ce que celui-ci ne lui a jamais pardonné, il a rompu toute relation avec sa mère pendant dix-huit ans. Sur cette « trahison » de la mère, il n’y a aucune preuve non plus.medium_Artaud2.3.jpg

    ARTAUD: A perdu sa soeur bien aimée quand il avait 7 ans.

    BALZAC: A été donné tôt chez une femme nourrice, puis dans un monastère, puis dans une école catholique sévère. A passé toute son enfance en dehors de sa famille, sans ses parents; la mère détestait ses enfants, son fils Honoré en particulier, et ceci pendant une bonne partie de sa vie.

    BARTHES: A perdu son père quand il avait un an. Le père, officier dans la marine, est mort dans une bataille navale en l916. Barthes avait en outre la tuberculose. A vécu toute sa vie avec sa mère. Est devenu dépressif et presque apathique après la mort de celle-ci.

    BATAILLE: Son père avait la syphilis et était aveugle. Il vivait dans une chaise roulante.

    BAUDELAIRE: Avait six ans quand le père, général dans l’armée, est mort. Sa mère s’est remariée un an plus tard avec un autre général avec lequel Charles s’est toute sa vie durant très mal entendu. Le petit Charles vivait dans l’adoration de sa mère. Il ne lui a jamais pardonné de l’avoir mise en pension après son remariage. « Quand on a un fils comme moi, on ne se remarie pas. » Selon Sartre, il s’est pensé comme « fils de droit divin ». Autre version : « Je suis le tombeau de mon père. Un père prêtre, jeté à la fosse commune, faute de tombe, pas de trace, deuil presque impossible et en tout cas infini du fils, à jamais inconsolable ». « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, sentiment de destinée éternellement solitaire. Mon âme est un tombeau. Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage. »

    Bernhard7.JPGBERNHARD Thomas: N’a pas connu son père. La mère l’a élévé seule, dans la haine de l’homme. Ils ont vécu en partie chez son père à elle.

    BYRON: Le petit Byron nait avec un pied déformé. Le père est mort, peut-être par suicide, quelque part en France, quand son fils avait 3 ans. Byron adulte a écrit des lettres de Venise à sa famille qui ressemblaient étrangement à celles qu’avait écrit son père à sa femme, la mère du poète.

    CAMUS Albert: Père mort en 1915 comme soldat pendant la grande guerre quand le petit Albert avait 2 ans. Il a connu, si l’on peut dire, son père en tout et pour tout pendant huit jours. A été élévé à Alger par sa mère restée seule et pratiquement muette.

    CANETTI ELIAS: Il a sept ans quand meurt son père à l'âge de 31 ans d’un infarctus. Le petit Elias était sous la porte de la cuisine et a vu son père couché par terre, de l’écume à la bouche. On l’a sorti de là, Elias, qui est allé jouer dehors avec un enfant voisin et quelqu’un est venu crier: « Ton père est mort, ton père est mort; comment, tu joues au ballon alors que ton père est mort? » Elias passe le reste de son enfance et de son adolescence avec sa mère dans une harmonie profonde, elle lui raconte beaucoup d’histoires, lit des livres avec lui et éduque sa pensée.

    CHAR René: Le père, maire de son village d’Isle-sur-la-Sorgue, est entrepreneur, il meurt quand le petit René a dix ans. Celui-ci s’entendra toujours très mal avec sa mère qui n’aura jamais rien compris à son fils poète, qu’elle appellera longtemps « le gredin ». Relation conflictuelle et violente aussi avec le frère, le préféré de la mère.

    DANTE: La mère meurt quand son fils a 7 ans. Le père se remarie, meurt de son côté quand Dante a 15 ans.

    DICKENS: Son père est mort 6 mois avant la naissance de son fils.

    DE QUINCEY: Quand il avait 5 ans une de ses soeurs est morte, quand il avait 7 ans une autre de ses soeurs est morte, dans la même année mourait aussi le père.

    DOS PASSOS: Fils illégitime. La mère avait 42 ans lors de la naissance de son fils. Le père était marié ailleurs. Epouse la mère de Dos Passos quand il est devenu veuf et quand le garçon avait 14 ans. En attendant celui-ci passait son enfance avec la mère dans différents lieux d’Europe où le père est venu les rejoindre de temps à autre, loin des regards de l’Amérique.

    DOSTOÏEVSKI: Avait 6 ans quand la mère est morte, 1medium_Dosto.3.jpg8 ans quand le père est assassiné. Un homme d’une dureté impitoyable selon son fils.

    DUMAS Alexandre: Orphelin dès l’âge de 4 ans d’un père, général dans l’armée de Napoléon.

    DURAS Marguerite: N’a pas connu son père qui est parti pour la France où il est mort quand elle avait 4 ans.

    EBERHARDT Isabelle: N'a pas connu son père. La mère ayant quitté celui-ci avec le précepteur des enfants. Déracinés de la Russie, s'enfuyant pour se cacher et vivre leur vie, ils sont partis à Genève. Isabelle a donc vécu avec ce père adoptif, un mélange de prêtre fou et d¹anarchiste barbu.

    GENET: N’a pas connu ses parents. Mère prostituée. A été élévé chez des paysans à la campagne.

    GIDE: Avait 11 ans quand son père est mort. A été élévé seul par sa mère. A la mort du père il pleure blotti sur les genoux de sa mère qui l'enlace. « Et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi. »

    GLAUSER Friedrich: Avait 4 ans quand la mère est morte. A été élevé par le père autoritaire, directeur d’école à Vienne en Autriche.

    GREEN Julien: “Pour en revenir aux raisons qui me faisaient rester à part, je les dois à ma mère. J’étais pour elle celui qui remplaçait l’enfant mort à deux ans et demi, le petit Ned qui est enterré à Savannah, et aussi son frère bien-aimé, William, mort à dix-neuf ans à peine de la syphilis. Elle m’avait confié au Seigneur pour toute la vie, et j’ai pu vérifier toujours l’efficace de cette protection attentive et aimante. J’ai perdu maman à quatorze ans. Elle est morte le 27 décembre 1914. Je garde le souvenir et l'indicible émotion de ce moment terrible. Ce qu’elle a été pour moi, je renonce à l¹exprimer. Mgr Pezeril m’a dit un jour: « Vous êtes le fils de votre mère chaque jour. « Tu es protégé », ce que me disait ma mère me revient sans cesse à l’oreille. « Toute ma vie j’ai été aimé et protégé. « Le bonheur, le don que j’ai reçu dès mon enfance. A mes parents, je leur dois tout ce que je suis. Le souvenir du 27 décembre 1914 me suivra toujours. »

    Grossman4.JPGGROSSMAN Vassili: Les parents se séparent quand leur fils est encore très petit. Il est élevé par sa mère qui passe deux ans en Suisse avec lui. Elle mourra plus tard en Ukraine, assassinée par les nazis. Le fils ne se pardonnera jamais de ne pas l’avoir sauvée.


    HAWTHORNE: Père mort aux Indes orientales de la fièvre jaune quand le petit Nathaniel a 4 ans. Très tôt l’enfant solitaire commence à passer ses journées à écrire des contes fantastiques.

    HEMINGWAY: Le père s’est suicidé avec un fusil quand Ernest a ... ans. Il imite beaucoup d’années plus tard le geste son père et se tue lui aussi avec un fusil, de la même manière que le père. Ernest aurait détesté sa mère selon ce que raconte Dos Passos dans son autobiographie.

    HÖLDERLIN: N’a pas connu son père. Mère pieuse et dépressive.

    HUGO Victor: La mère est partie pendant treize mois voir un amant à Paris quand le petit Victor n’avait que quelques mois. Quand il avait 2 ans ses parents se sont quittés. Le père est parti et les enfants sont restés avec la mère. Ensuite ils vont à Madrid visiter le père qui fait mettre les fils dans un collège catholique. Puis ils sont revenus à Paris avec la mère où ils ont vécu avec celle-ci et son amant, un ancien général qui sera un jour arrêté sous leurs yeux comme conspirateur et plus tard guillotiné. Puis le père les a de nouveau enlevés à la mère et les a envoyé de force dans un collège et ceci pendant plusieurs années avant qu¹ils reviennent chez la mère qui meurt quand Victor a 19 ans.

    JABES Edmond: A perdu sa soeur quand il avait 12 ans. Elle est pratiquement morte dans ses bras. Elle lui aurait dit: “Ne pense pas à la mort. Ne pleure pas. On n’échappe pas à sa destinée. »
    « Ces mots ne m’ont jamais quitté. J’ai compris ce jour là, qu’il y avait un langage pour la mort, comme il y a un langage pour la vie. Je la retrouverai, plus tard, dans le désert: ultime reflet, on eût dit, d’un miroir brisé. J’ai compris alors que la destinée est inscrite dans la mort, qu’on ne quitte jamais la mort. »


    KELLER Gottfried: Son père est mort quand Gottfried avait 5 ans. A été élevé par la mère qui s’est remariée. Keller ne parle jamais de son beau-père dans ses livres, même pas dans Henri Le Vert, son roman de jeunesse, qui se termine au moment de la mort du père...

    KEROUAC Jack: A perdu son frère ainé quand celui avait 9 et Jack 4 ans. A adoré ce frère qui souffrait d’une maladie inguérissable. Il en fut bouleversé pour la vie. Son père meurt d’un cancer quand Jack a 2O ans. Il assiste impuissant et terrorisé à son agonie.

    LAUTREAMONT: A perdu sa mère quand il avait 18 mois. Elle s’est probablement suicidé. A été élévé à Montévideo en Uruguay par le père onctionnaire au Consu- lat français.

    medium_Leautaud5.2.JPGLEAUTAUD Paul: Abandonné par la mère dès sa naissance. « Ma mère m’a planté là trois jours après ma naissance. » A été élevé par le père et les maîtresses de celui, dont plus tard, la deuxième femme qui l’aurait souvent battu. Il rencontre sa mère vingt ans plus tard, lors de l’enterrement des sa tante et tombe amoureux d’elle. “Je songe enfin à ma mère, à qui je ressemble tant, paraît-il, par le caractère, et que je vis une fois, vers mes dix ans, d’une façon que je n’oublierai jamais. « Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses. » Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir grandi tout seul, de n’avoir jamais eu sa mère: on en garde pour toujours quelque chose de dur et de maladroit. » Il pensera toujours à « ces quelques jours que nous avons passés ensemble à Calais en 19O1 ». Il est donc tombé amoureux d’elle, ils se sont écrits, puis elle s’est fâchée et lui a montré son vrai visage, celui d’une femme dure, impitoyable et intrigante. “Le bonheur que j’ai eu de vous revoir à Calais m’a coûté si cher, si cher. » Il n’arrêtera jamais de penser à elle. Parlera de son « éternelle absence ». « Déjà trente-six ans que je vis sans vous.³ “Je vous aurai tant aimée, tant désirée toute ma vie. »

    LEDUC Violette: Le père est parti quand elle était encore enfant. La mère l’a élevée dans la haine des hommes. “Je vins au monde, je fis le serment d’avoir la passion de l’impossible ». Cette passion l’a possédée du jour où, trahie par sa mère, elle s’est refugiée auprès du fantôme de son pèr inconnu. Ce père avait existé, et c’était un mythe, en entrant dans son univers elle est entrée dans une légende, elle a choisi l’imaginaire qui est une des figures de l’impossible. “Je suis la fille non reconnue d’un fils de famille. Je me souviens de mon chagrin, de mes trépignements sur le carrelage après son départ. “Mon père, cet inconnu, je le portais dans mes yeux tandis que je lisais... »

    LESSING DORIS: Père infirme de guerre.

    MALLARME: Sa mère meurt quand il a 6 ans. « J’ai perdu, tout enfant, à sept ans, ma mère ». Son père se remarie un an plus tard. Le petit Stéphane n¹aime ni son père ni sa belle mère. Il passe son enfance dans des pensions réligieuses. Sa soeur bien aimée, Marie, meurt à 13 ans, quand il a 15. Il restera toujours “froid et glacial³, songe souvent à se suicider, comprend la poésie comme le rien et comme le néant de l¹écriture.

    MALRAUX: Perd un petit frère quand il a 2 ans. Au même moment sa mère se sépare de son mari. Il vivra seul avec sa mère. A 5 ans il entre dans un institut privé comme pensionnaire ou comme élève. Ensuite il reviendra chez sa mère avec laquelle il vivra jusqu’à l’âge de l9 ans. Il dira un jour: « Presque tous les grands écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne. »

    MANSFIELD Katherine: Mort du frère bien aimé au front en France quand elle a 22 ans.

    MELVILLE: Le père, entrepreneur, a fait faillite et est mort bientôt après, quand le fils avait 13 ans. Il a dû quitter l’école pour gagner sa vie comme employé de banque.

    MUSIL: La mère avait un amant au vu et au su du père et de l'enfant.

    medium_Nietzsche.4.jpgNIETZSCHE: A perdu son père qui était pasteur, à 5 ans. Un an plus tard meurt son petit frère. La mère pieuse et réactionnaire l’a mis plus tard dans un internat. Il aurait pleuré de chaudes larmes sur la tombe de son père. Est resté toute sa vie déraciné. A haï plus tard et sa mère et sa soeur.

    NIN Anaïs: Quand elle a 1O ans le père pianiste quitte la famille pour
    vivre avec une jeune femme. La mère amène ses enfants à New York. A partir de 11 ans Anaïs écrit un Journal en forme de lettres à son père en cherchant désespérément ce père et en espérant qu¹il ne rejoigne la famille.

    NERUDA Pablo: A perdu sa mère quand il avait deux mois. A été élevé par la deuxième femme de son père, qu'il appelle, “l'ange gardien de mon enfance".

    NERVAL de, Gérard: Perd sa mère quand il a deux ans, et comme son père est médecin militaire, il passe son enfance chez son grand-oncle à Mortefontaine, dans le Valois dont les paysages hanteront par la suite son oeuvre.

    NIZON Paul: Le père toujours malade et enfermé dans sa chambre est mort quand le fils avait 12 ans.

    OZ Amos: Sa mère se suicide quand son fils a 13 ans.

    PESSOA: A perdu son père en Afrique du Sud (Durban) quand il avait 7 ans. La mère s’est remarié avec le consul portugais. Fernando a adoré sa mère, a vécu tantôt au Portugal, tantôt à Durban. N’a jamais pu s’habituer à ce beau-père qu’il n’aimait pas.

    PLATH Sylvia: A perdu son père quand elle avait l2 ans. En a soufferte toute sa vie. “Je ne parlerai plus jamais avec Dieu". “J'ai besoin d¹un père." A fait une première tentative de suicide à 12 ans.

    POE EDGAR ALLAN: Sa mère est morte quand il avait 5 ans. Le père a disparu. Allan été élevé par des parents adoptifs qui lui ont donné leur nom.

    YOURCENAR Marguerite: N’a pas connu sa mère qui est morte quelques jours après la naissance de sa fille. A été élevé par le père coureur et charmeur.

    RENAN Ernest: Le père disparaît en mer quand le petit Ernest a 5 ans.

    RIMBAUD: N’a plus jamais revu son père officier à partir de l’âge de 7 ans. Mère pieuse et réactionnaire qui élève ses enfants la bible dans la main. Arthur imitera plus tard sur ses voyages la biographie de son père, en se prétendant p.e. originaire de Dôle, comme son père, ou alors « membre du 17ème régiment de l’Armée française comme celui-ci. A appris plus tard l’arabe et a vécu en Afrique comme son père.

    ROTH Joseph: Son père a quitté sa mère quand le fils avait un an. Il ne l’a jamais revu, n’avait donc aucun souvenir de lui. A dit à un ami: “Tu ne peux savoir ce qu’est c’est d’avoir grandi sans père. »

    ROUSSEAU: Sa mère est morte à sa naissance, « le premier de mes malheurs ».

    SAINTE-BEUVE: Le père meurt un mois avant la naissance de son fils. Celui-ci a vécu toute sa vie dans l’ombre de ce père absent, au point de lui ressembler mimétiquement et de finir d'avoir exactement la même écriture que lui.

    SALINGER J.D.: A perdu son frère quand celui-ci avait 1O ans. Se croyait juif jusqu'à 16 ans, quand il a appris que sa mère était en réalité catholique. En a souffert toute sa vie. Aussi de l¹anti-sémitisme, vu son nom juif, hérité évide- ment de son père qui lui était bien juif. A commencé à cacher ses origines. Misogynie. A haï sa mère et méprisé son père. A vécu après son mariage avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui, des femmes-filles.

    SAND George: A perdu son père, officier dans l’armée napoléonienne, dans un accident de cheval quand elle avait 4 ans. A ensuite vécu avec sa mère et sa grand-mère paternel dans la maison de celle-ci à la campagne. Tensions permanentes entre les deux femmes qui se détestent. La mère part à Paris (où elle a un autre enfant, une fille illégitime), au grand désespoir de sa fille George qui ne la verra plus que par intermittence. Elle en a souffert toute sa vie.

    SARRAUTE Nathalie: La fille vit tantôt avec sa mère, tantôt avec le père, soit à Paris, soit à Moscou. Quand elle a 9 ans, la mère quitte ses enfants et ne revient que trois ans plus tard. Pendant ce temps Nathalie vit à Paris avec le père qui a d’autres femmes qui apparaissent à la fille comme des « tantes lointaines, inconnues, dont elle n’apprendra jamais grand-chose. La mère a des « amis » aussi dont la fille ne saura pas grand-chose non plus.

    SARTRE: N’a pas connu son père qui était Officier et qui est mort quelques mois après la naissance de son fils. Sartre a été élévé par sa mère et son grand-père. Sa mère s’est remariée quand J.P. avait 12 ans. Il devait appeller son beau-père « oncle ». Les Mots s’arrêtent quand J.P. a 12 ans, justement, à l’arrivée de cet étranger qu’il n’aimait pas, qu’il n’aimera jamais.

    SEMPRUN Jorge: Perd sa mère quand il a 9 ans. Elle était malade pendant quelques temps. Ses regards à travers la porte à moitié ouverte sur la mère malade dans son lit. L¹annonce de sa mort. Elle le voyait président de la République. Il était son préféré.

    SPINOZA: Perd sa mère quand il a six ans.


    STENDHAL: Il était amoureux de sa mère qu’il perdit à 7 ans. A été élevé par le père qu’il haïssait et le grand-père qu’il n’aimait pas non plus. « Ils ont empoisonné mon enfance. » Quelques années avant sa mort il dira, “il y a 45 ans j¹ai perdu ce que j¹aimais le plus au monde.³

    STRINDBERG: Fils d’une servante et d’un père hobereau. Se sont mariés quand même; S. a toujours souffert de cette situation. Fort complexe d¹infériorité.

    TOLSTOI: Sa mère meurt quand il a 2 ans. Il est emmené devant son cadavre et s’enfuit avec un cri d’épouvante. Il n’oubliera plus cet instant. Le père meurt quand Lev a 9 ans. Il est élevé par ses grands-parents. Mais sa grand-mère paternelle et sa tutrice, soeur de son père, meurent également bientôt après son père. A 28 ans il écrit Enfance, roman dans lequel il a 1O ans et sa mère est toujours vivante. Il la décrit vivre, sourire, aimer; il parle d’une mère imaginaire, il se rappelle selon ses propres mots de choses qui n’ont jamais existé. Ecrire pour lui est plus que jamais une volonté de faire revivre un paradis perdu. « Heureux, heureux temps, temps à jamais écoulé de l’enfance ». A l’âge de 8O ans il écrit: « ce matin je parcours le jardin et, comme toujours, je me rappelle ma mère, « ma-man », de qui je n’ai aucun souvenir, mais qui est restée pour moi un idéal sacré. Et plus tard: “En mourant, tu éprouves ce qu’éprouve l’enfant délaissé, revenant à sa mère amante et aimée. »

    TRISTAN Flora: Son père péruvien est mort quand elle avait 4 ans. Toute sa vie elle a cherché ce père, jusqu’à revenir au Péru pour “entrer » dans sa famille paternelle qui l’a pourtant plus ou moins répudiée. Elle est la grand-mère maternelle de Gauguin.

    medium_Tsvetaeva.2.jpgTSVETAEVA Marina: A perdu sa mère quand elle avait l6 ans; une mère souvent malade et au sanatorium. Elle avait la tuberculose. Ses filles à un moment ont été envoyé dans un internat à Lausanne. « J’ai grandie entourée de tuberculeux. L’agencement sur leur table de chevet en verre dans les sanatoriums: pilules, seringues, fioles. Ma mère se mourait, ça sentait l’éther et le jasmin. Le père est mort quand elle avait 21 ans.

    VERLAINE: Père Officier qu¹il a à peine connu, il est mort quand le fils
    avait 21 ans.

    VILLON: Orphelin, a été élevé par des parents adoptifs.

    VOLTAIRE: Sa mère est morte quand son fils avait 7 ans. Il ne parle jamais d’elle, ni de son père. Il méprisait son père et détestait sa famille. Voltaire est un pseudonyme. Il s’appelait en réalité François Arouet. Il prétendait que sa mère aurait eu des amants et qu¹il était le fils d’un de
    ses amants.

    WALSER Robert: La mère meurt quand il a 16 ans. Un frère meurt aussi, un autre se suicide.

    WOLFE Thomas: Parents séparés. Le père meurt quand Thomas a 22 ans.

    WOOLF Virginia: A perdu sa mère quand elle avait 13 ans. A été élevée par le père qui est mort quand elle avait 22. Elle aurait pensé à sa mère tous les jours et vécu sous son regard jusqu’à l’âge de 4O ans.

    ZOLA Emile: Son père meurt quand Emile a 7 ans. Il est fils unique et vivra donc son enfance et son adolescence seul avec sa mère, à Aix d'abord, à Paris ensuite.


    (Moïse, Jésus et Mahomet n’ont pas connu leurs pères)

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