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litterature - Page 3

  • La liste de Nadia (15)

    Lecteur09.jpg
     
    NadiaGosselin, sur Facebook, nous propose ce jeu. Ne réfléchissez pas pour répondre. Écrivez 15 titres de livres auxquels vous vous sentez particulièrement liés. Notez les 15 premiers qui vous viennent à l'esprit en 15 minutes maximum. Voici mes 15 listes

    Liste du mercredi 7 octobre 2009.

    1) La Bible, surtout L'Ecclésiaste et Le Sermon sur la montagne..
    2) "Oblomov" d'Ivan Gontcharov.
    3) "Alexis Zorba", d'Alexis Kazantzakis
    4) "Les Frères Karamazov" de Fédor Dostoïevski
    5) "L'Homme à tout faire" de Robert Walser.
    6) "Les anneaux de Saturne" de W.G. Sebald
    7) "Les palmiers sauvages" de William Faulkner.
    8) "Monsieur Ouine" de Georges Bernanos.
    9) "Nord", de Louis-Ferdinand Céline.
    10) Nouvelles complètes de Flannery O'Connor.
    11) Nouvelles complètes de Raymond Carver.
    12) Nouvelles complètes d'Anton Tchékhov.
    13) Nouvelles complètes de Paul Bowles
    14) "La route" de Cormac Mc Carthy.
    15) "Seule la mer" d'Amos Oz.
    Lecteur.JEPG.jpgListe du jeudi 8 octobre.
    1) "Le canal exutoire", de Charles-Albert Cingria.
    2) "L'Inassouvissement", de Stanislaw Ignacy Witkiewiz.
    3) "Il Canzoniere", d'Umberto Saba.
    4) "À la colonie pénitentiaire" de Franz Kafka.
    5) "La Montagne magique", de Thomas Mann.
    6) "Lenz" de Georg Büchner.
    7) "L'Enfant de Dieu", de Cormac McCarthy.
    8) "Je ne joue plus", de Miroslav Krleza.
    9) "La bouche pleine de terre", de Branimir Scepanovic.
    1o) "Jean-Luc persécuté", de C.F. Ramuz.
    11) "La promesse", de Friedrich Dürrenmatt.
    12) "Lucy" de William Trevor.
    13) "Travailler fatigue", de Cesare Pavese.
    14) "Notizen", de Ludwig Hohl.
    15) "Lumière d'août" de William Faulkner.
    Lecteur9.jpgListe du vendredi 9 octobre.
    1) "La vie de Samuel Belet", de C.F. Ramuz.
    2) "Explication des oiseaux", d'Antonio Loo Antunes.
    3) "Le bourgmestre de Furnes", de Georges Simenon.
    4) "Feu pâle", de Vladimir Nabokov.
    5) "The collected stories" de William Trevor.
    6) "Une affaire de famille" de Kenzaburo Oé
    7) "Le Lotus bleu", d'Hergé.
    8) "Miss Lonelyhearts" de Nathanael West.
    9) "In Memoriam" de Paul Léautaud.
    10) "Chaminadour" de Marcel Jouhandeau.
    11) "Maison d'été, plus tard", de Judith Hermann.
    12) "Amras", de Thomas Bernhard.
    13) "Le Brigand", de Robert Walser.
    14) "Gens de Dublin", de James Joyce.
    15) "La bouche du cheval", de Joyce Cary. 
    Lecteur3.jpgListe du samedi 10 octobre.
    1) "Têtes", de Jacques Chessex.
    2) "Feuilles tombées", de Vassily Rozanov.
    3) "Feuilles d'herbe", de Walt Whitman.
    4) "Kotik Letaiev", d'Andre Biély.
    5) "Le Premier homme", d'Albert Camus.
    6) "La difficulté d'être", de Jean Cocteau.
    7) "Derniers fragments d'un long voyage", de Christiane Singer.
    8) "Rêver à la Suisse", d'Henri Calet.
    9) "Aline", de C.F. Ramuz.
    10) "Roméo et Juilette au village", de Gottfried Keller.
    11) "L'Homme sans qualités", de Robert Musil.
    12) "Le Poids du monde", de Peter Handke.
    13) "En ce moment précis", de Dino Buzzati.
    14) "Ernesto" d'Umberto Saba.
    15) "Pompes funèbres", de Jean Genet.
    Lecteur2.jpgListe du dimanche 11 octobre.
    1) "L'Erreur de Narcisse", de Louis Lavelle.
    2) "Bourlinguer", de Blaise Cendrars.
    3) "La Promenade sous les arbres", de Philippe Jaccottet.
    4) "Testament du Haut-Rhône", de Maurice Chappaz.
    5) "Efina", de Noëlle Revaz.
    6) "L'Adieu à l'automne", de S.I. Witkiewicz.
    7) "Passion", d'Etienne Barilier.
    8) "Les circonstances de la vie", de C.F. Ramuz.
    9) "La mort d'Ivan Illitch", de Léon Tolstoï.
    10) Récits et nouvelles d'Anton Tchekhov.
    11) "Le récit du plus important", d'Evguéni Zamiatine.
    12) "Journal volubile", d'Enrique Vila-Matas.
    13) "Duluth", de Gore Vidal.
    14) "J'étais Dora Suarez", de Robin Cook.
    15) "Extension dui domaine de la lutte", de Michel Houellebecq. 
    Lecteur7.jpgListe du lundi 12 octobre.

    1) "Paulina" de Pierre-Jean-Jouve.
    2) "L'apprenti" de Raymond Guérin.
    3) "L'échelle de Jacob" de Gustave Thibon".
    4) "Premier amour" d'Ivan Tourgueniev.
    5) "Jean Barois" de Roger Martin du gard.
    6) "Shakespeare, les feux de l'envie", de René Girard.
    7) "Winesburg-Ohio", de Sherwood Anderson.
    8) "Journal" de Charles du Bos.
    9) "L'écornifleur" de Jules Renard.
    10) "Le tout sur le tout" d'Henri Calet.
    11) "Les Paysans" de Ladislas Reymont.
    12) "Dits et écrits" de Michel Foucault.
    13) "Lettre à un religieux" de Simone Weil.
    14) Nouvelles complètes de Dino Buzzati
    15) "A mes montagnes" de Walter Bonatti
    Liste du lundi 13 octobre

    Léautaud40002.JPG1) "Journal intime", d'Henri-Frédéric Amiel.
    2) "Journal littéraire"" de Paul Léautaud.
    3) "Déposition", de Léon Werth.
    4) "Journal", des frères Goncourt.
    5) "Le métier de vivre", de Cesare Pavese.
    6) "Zibaldone", de Leopardi.
    7) "Journal" de Stendhal.
    8) "Quand plus rien n'aura d'importance", de Juan Carlos Onetti.
    9) "Carnets de l'Etat de poésie", de Georges Haldas.
    10) "Post Mortem", d'Albert Caraco.
    11) "Le fusil de chasse". d'Yasushi Inoué.
    12) "Journal" de Kafka.
    13) "Journal" de Max Frisch.
    14) "Journal" de Jules Renard.
    15) "Journal" d'Eugène Delacroix (réédité ces jours chez Corti).
    Lecteur18.jpgListe du mercredi 14 octobre
    1) "L'Homme qui rit", de Victor Hugo.
    2) "Le galant homme", d'Albert Caraco.
    3) "Pereira prétend", d'Antono Tabucchi.
    4) "Le Steak", de Jack London.
    5) "I Malavoglia", de Giovanni Verga.
    6) Nouvelles complètes de Luigi Pirandello.
    7) "Hécate et ses chiens", de Paul Morand.
    8) "Jude l'obscur", de Thomas Hardy.
    9) "La guerre du goût", de Philippe Sollers.
    10) "Le scorpion", de Paul Bowles.
    11) "Demain les chiens", de Clifford Simak.
    12)  "Enfance", de Gorki.
    13) "La prisonnière des Sargasses", de Jean Rhys.
    14) "Connaissance de l'enfer", d'Antonio Lobo Antunes.
    15) "Les vitamines du bonheur", de Raymond Carver.
    Lecteurs15.jpgListe du jeudi 15 octobre
    1) "Au-dessous du volcan", de Malcolm Lowry.
    2) "Le monde désert", de Pierre-Jean Jouve.
    3) "La belle lurette", d'Henri Calet.
    4) "Le rêve de Voltaire", de Jacques Chessex.
    5) "Testament du Haut-Rhône", de Maurice Chappaz.
    6) "L'ignorance étoilée", de Gustave Thibon.
    7) "Fictions", de Jorge Luis Borges.
    8) "Le poids du monde", de Peter Handke.
    9) "Le tour d'écrou", de Henry James.
    10) "Les jours de vin et de roses", d'Alain Gerber.
    11) "Mendiants et orgueilleux", d'Albert Cossery.
    12) "Elizabeth Costello", de J.M. Coetzee
    13) "La nuit de Gethsémani", de Léon Chestov.
    14) "Mensonge romantique et vérité romanesque", de René Girard.
    15) "Adolphe", de Benjamin Constant.
    Lecteurs14.jpgListe du 16 octobre
    1) "Patrimoine", de Philip Roth.
    2) "Demeure le corps", de Philippe Rahmy.
    3) "La deuxième semaison", de Philippe Jaccottet.
    4) "Les Hommes de bonne volonté", de Jules Romains.
    5) "Les illusions perdues", de Balzac.
    6) "Le semeur de peste", de Gesualdo Bufalino.
    7) "Le Sens de la création", de Nicolas Berdiaev.
    8) "Le Spleen de Paris", de Baudelaire.
    9) "Scoop", d'Evelyn Waugh.
    10) "Ma vie", de Thomas Platter.
    11) "Migrations" de Milos Tsernianski.
    12) "Génitrix", de François Mauriac.
    13) "Contes de la bécasse", de Maupassant.
    14) "Les deux étendards", de Lucien Rebatet.
    15) "Monorail", de Jacques Audiberti.
    Lectuer25.jpgListe du samedi 17 octobre
    1) "La Scène capitale", de Pierre Jean Jouve.
    2) "De la mort au matin", de Thomas Wolfe.
    3) "Fado" d'Andrzej Stasiuk.
    4) "L'Espadon", d'Hugo Claus.
    5) "Le démon mesquin", de Fédor Sologoub.
    6) "Tonio Kröger", de Thomas Mann.
    7) "L'amour aux temps du choléra", de Garcia Marquez.
    8) "Les belles endormies". de Yasunari Kawabata.
    9) "Le bruit du temps", d'Ossip Mandelstam.
    10) "Pétersbourg", d'Andréi Biély.
    11) "Transatlantique", de Witold Gombrowicz.
    12) "SmallWorld", de Martin Suter.
    13) "Le pauvre homme du Toggenburg", de Uli Bräker.
    14) "Matinales", de Jacques Chardonne.
    15) "lettres à Théo", de Vincent van Gogh.
    Lecteur26.jpgListe du dimanche 18 octobre.
    1) "L'école des idiots", de Sacha Sokolov.
    2) "Les malheurs de Sophie", de la Comtesse de Ségur.
    3) "Le pays où l'on n'arrive jamais", d'André Dhôtel.
    4) "Le prince Pipo et la princesse Popi", de Pierre Gripari.
    5) "Trois hommes dans un bateau", de Jerome K. Jerome.
    6) "Enfance", de Nathalie Sarraute.
    7) "Le sang noir", de Louis Guilloux.
    8) "Impasse des deux palais", de Naguib Mahfouz.
    9) "Heidi", de Johanna Spyri.
    10) "Bob et Bobette", de Willy Vandersteen.
    11) "L'Oeil et l'esprit", de Maurice Merleau-Ponty.
    12) "Lettre sur les aveugles", de Denis Diderot.
    13) "Le gai savoir", de Friedrich Nietzsche.
    14) "De la nature", de Lucrèce.
    15) "L'Or", de Blaise Cendrars.
    Lecteur96.jpgListe du lundi 19 octobre

    1) "La maison de Matriona", d'Alexandre Soljenitsyne
    2) "Vij", de Nikolaï Gogol.
    3) "Le cheveux de Vénus", de Mikhaïl Chichkine.
    4) "Dernières nouvelles de l'homme", d'Alexandre Vialatte.
    5) "La possibilité d'une île", de Michel Houellebecq.
    6) "Cosmos incorporated", de Maurice Dantec.
    7) "Pensées", de Joubert.
    8) "L'Homme qui rit", de Victor Hugo.
    9) "Monsieur Paul", d'Henri Calet.
    10) "Ma maison en Ombrie", de William Trevor.
    11) "Impressions d'un passant à Lausanne", de Charles-Albert Cingria
    12) "Circonstances de la vie", de C.F. Ramuz.
    13) "Une rue à Moscou", de Michel Ossorguine.
    14) "L'Homme du souterrain", de Fédor Dostoïevski.
    15) "Dis-moi qui tuer", de V.S. Naipaul.
    Lectrice97.jpgListe du mardi 20 octobre.
    1) "Gillles", de Drieu La Rochelle.
    2) "Coeur des ténèbres", de Joseph Conrad.
    3) "En attendant les barbares", de J.M. Coetzee.
    4) "Autobiographie", de John Cowper Powys.
    5) "Le petit saint", de Georges Simenon.
    6) "Un barbare en Asie", d'Henri Michaux.
    7)"Les courtisanes", de Michel Bernard.
    8) "Tarr", de Wyndham Lewis.
    9) "Sa majesté des mouches", de William Golding.
    10) "Le prince Eric", de Serge Dalens.
    11) "L'Enfant", de Jules Vallès.
    12) "La création du monde", de Miguel Torga.
    13) "L'onda dell'incrociatore", de Quarantotti Gambini.
    14) "Contes de la folie ordinaire", de Charles Bukowski.
    15) "La défense Loujine", de Vladimir Nabokov.
     
    Lecteur1.jpgListe du mercredi 21 octobre

    1) Le Petit Larousse illustré de mon grand-père.

    2) Le Grand et le Petit Robert.

    3) Le Grand et le petit Littré

    4) « Dictionnaire des littératures », de G.Vapereau.

    5) « Dictionnaire des synonymes, de Bertaud du Chazaud.

    6) « Le Dico du cœur », de Roland Eluerd

    7) « Le Dico du cul », de Jean-Paul Colin

    8 ) « Dictionnaire des idées revues », de Jacques Sternberg.

    9) « Dictionnaire égoïste de la littérature française », de Charles Dantzig.

    10) « Encyclopédie de l’Utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction », de Pierre Versins.

    11) « La vie des papillons », de Frédéric Schnack.

    12) « Almanach des bienheureux », d’Aman Dag Naud.

    13) «Dictionnaire des lieux imaginaires », d’Alberto Manguel.

    14) « Trésor de la poésie universelle », de Roger Caillois.

    15) « Londubec et Poutillon », mon premier livre, etc.etc.etc.

     

    Et c'est ainsi que s'achève, en ce qui me concerne, ce jeu lancé par Nadia Gosselin, au fil duquel je me suis rappelé 15 fois 15 ouvrages dont il me plairait de partager quelques-uns, entre 15 fois 15 autres... 

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  • Aurore

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    Aurore

    Vint l’ombre vint le jour
    Et puis entre les deux
    la plus que tendre aurore
    Semant l’or sur les blés
    sur les arbres fruitiers
    sur les vieilles maisons
    sur l’eau de la rivière
    Sur les rues familières
    de ma ville où très tôt
    le matin je sortais
    pour la voir apparaître
    toujours fraîche et légère
    Et dont les doigts de rose
    comme le dit Homère
    vont jusqu’à doucement
    caresser le front blême
    des blessés des mourants
    dans nos maudites guerres
    Et j’ai noté ceci
    dans mon petit carnet
    il n’y a pas longtemps :
    « Dans un monde aujourd’hui
    où désormais ne brille
    que l’argent non l’aurore
    Je le dis franchement
    Je rends mon passeport
    Tu peux sourire Aurore
    et néanmoins c’est vrai
    Je sais que tu le sais
    Ainsi soit-il Aurore
    Je peux mourir en paix.

    (Ce poème inédit marque l’ouverture du Passe-Muraille, No72, Mai 2007, intitulé Reconnaissance à Georges Haldas. )

    JLK : Aurore sur le Grammont. Huile sur panneau, 2005.

  • Question de style

     

    littérature,sociétéLe plus dur est de retrouver le sourire. Même si les gens de l’équipe sont hypergentils c’est pas tous les jours cadeau de bosser dans le hard quand t’es romantique.

    Moi ce que j’aime au fond c’est les jolies robes et les uniformes, mais surtout qu’on me fasse la cour et dans les formes de politesse à l’ancienne.

    Et là faut reconnaître que c’est plus très la manière de l’époque.

    Les gens sont tellement stressés !

    Note que je comprends qu’ils ont pas la vie fastoche mais je vois pas ce que ça arrange qu’ils fassent cette gueule et qu’ils te tiennent pas la porte à l’entrée du métro.

    Dans le métro je me donnerais au premier venu qui me ferait un sourire humain.

    C’est entendu qu’on est tous vannés à mort - tu te figures pas ce que t’es naze après une double pénétration, mais où ce qu’on irait sans la tradition française et tout ça ?

     

  • Le prix de l'idiot

    De la (bonne) méchanceté de Patricia Highsmith

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    littérature

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
             C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une « mission à plein temps ».

             Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
             Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé « en pleine forme » le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
             En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de « crapaud ») ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes. 
             La méchante Patty l’a noté sans pitié: « Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu ».
             Ce méchant « bien entendu » est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu.   

    Patricia Highsmith. Le prix de l'idiot (The Button). Nouvelles complètes, Laffont, collection Bouquins.   


     

  • La bonté selon Grossman

    medium_Grossman4.JPG
    A propos de Vie et destin.

    C’est un des grands livres du XXe siècle que Vie et destin, dont on ressort avec un sentiment mêlé d’accablement et de confiance miraculeuse, comme si l’homme avait gagné quelque chose de plus à la ressaisie des tribulations les plus atroces de la première moitié du XXe siècle, dont certaines restaient occultées jusque récemment, à commencer par les souffrances endurées par les déportés des camps de concentration communistes, dont les nazis s’inspirèrent ensuite pour en développer l’organisation de la monstrueuse manière que nous savons. A ce propos, cependant, et quoique l’ouvrage de Grossman précède ceux de Soljenitsyne, ce n’est pas par la dénonciation d’un régime particulier que ce livre nous touche si profondément, mais par le fait que nous en vivons toutes les péripéties dans la peau de personnages de tendre chair, qu’ils soient victimes ou bourreaux, et c’est ainsi que nous découvrons la réalité des chambres à gaz par les regards croisés, dans un oeilleton - moment fulgurant qui s’inscrit en nous comme un trait de feu - d’un enfant et d’un gardien nazi. En outre, cette tragédie particulière de l’extermination des juifs, de même que la tragédie vécue par le peuple russe soumis au stalinisme puis à la guerre, sont replacées dans le chaos apocalyptique de l’époque, alors même que celle-ci nous est restituée essentiellement par le truchement de voix et de destinées individuelles.

    Deux faits historiques cruciaux marquent le roman: l’affrontement des Soviétiques et des Allemands à Stalingrad, que Grossman évoque avec une puissance d’évocation à couper le souffle, sans jamais sacrifier l’élément humain au récit à sensation, et la mise en oeuvre par les nazis, tel le glacial Eichmann en “démon de petite envergure”, selon l’expression de Sologoub, de la solution finale.

    En la même année 1942, deux grands Etats totalitaires, qui se prétendent tous deux l’Avenir de l’humanité, se confrontent dans une bataille hallucinante et décisive, tandis que les nazis accomplissent leur plan d’extermination des juifs en systématisant le processus de liquidation des paysans appliqué par Staline à son propre peuple. Capital dans la prise de conscience du juif Grossman, l’antisémitisme apparente à l’évidence les deux Etats-Partis.

    Après la bataille, si Stalingrad symbolise l’effondrement du IIIe Reich, ce n’est certes pas pour marquer l’avènement de la liberté. C’est en effet à partir de Stalingrad, à en croire Grossman, que le nationalisme étatique russe et raciste a retrouvé toute son assise. Dès lors, au lieu de la démocratisation qu’attendaient tant de Soviétiques à l’issue de la guerre, c’est au contraire au renforcement de la puissance monolithique de l’Etat-parti qu’a abouti la victoire.

    Une fois encore, cependant, Grossman nous attend ailleurs qu’au tribunal de l’Histoire: dans ces allées écartées où nous retrouvons tel vieux martyr sans grade du nom d’Ikonnikov dont les feuillets nous transmettent sa parole de bonté.

    Dans l’histoire du bien qu’il a griffonnée sur ses feuillets, le vieil Ikonnikov, après avoir remarqué que même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal, mais “pour son bien à lui”, constate que la doctrine de paix et d’amour du Christ aura coûté, à travers les siècles, “plus de souffrances que les crimes des brigands et des criminels faisant le mal pour le mal”. Il n’en rejette pas pour autant le message évangélique mais oppose, au “grand bien si terrible” des nations et des églises, des factions et des sectes, la bonté privée, sans témoins, la “petit bonté sans idéologie”, la bonté sans pensée que j’ai constatée pour ma part chez mon père et ma mère.

    “C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. (...) En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des Etats et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu”.

    Les oeuvres de Vassili Grossman ont été réunies en un volume (1085 pages)  de la collection Bouquins, chez Robert Laffont. Y figurent notamment Vie et destin, Tout passe, Lettre à Khrouchtchev, La route et Lettres à la mère. A relever: la préface remarquable de Tzvetan Todorov.

    À lire aussi: Pour une juste cause, constituant la premièrte partie de la fresque monumentale dont Vie et Destin est la suite. Traduit du russe et préfacé par Luba Jurgenson. Editions L'Age d'Homme, 795p. 



  • L'Auteur est dans la malle

    Dante2.jpg

     

    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc il n’y a, selon toi, que l’Auteur ?

    Moi l’un : - Il n’y a que l’Auteur à majuscule radieuse, et qui n’a pas de nom ou qui a tous les noms, c’est du kif.

    Moi l’autre : - Qu’entends-tu par là ?

    Moi l’un : - J’entends que, dès l’Origine dont nous ne savons rien, aux fins dernières qui n’ont pas encore trouvé de mots pour les dire, il n’y a qu’un souffle de Verbe et qu’une signature dont le Nom ne se dit pas. L’auteur de la Genèse n’a pas de nom. L’auteur de l’Apocalypse est peut-être Jean, mais c’est juste pour l’Etat-Civil alors qu’il n’est même pas sûr que ce soit le Jean auquel on pense… Le Jean de l’Apocalypse désigne sûrement, en effet, un tas de gens.  Et tu sais bien que le nom d’Homère a été discuté. Le gag, que raconte Umberto Eco, dont le nom n’est lui-même qu’un écho d’Ecco, c’est que ceux qui ont mis en doute l’attribution de l’œuvre en deux volumes d’Homère à Homère ont abouti finalement à la conviction que l’œuvre d’Homère n’était pas d’Homère lui-même mais d’un parent d’Homère, du nom d’Homère...     

    Moi l’autre : - Ainsi le nom de l’auteur, pour ainsi dire interchangeable, n’a-t-il aucune importance à tes yeux, et cette notion de tiers inclus ne serait qu’une faribole ?

    Moi l’un : - On pourrait le penser en oubliant la malle, mais tu le sais autant que moi : tout est dans la malle, et c’est là que ça devient intéressant, pour l’identification fine de l’auteur, libéré de sa majuscule, et pour ce qui touche au tiers inclus. On entre là dans la comédie littéraire. Divine comédie : Dante Alighieri a bel et bien un nom, et je le vois bien signer à la FNAC, avec sa couronne de lauriers, comme Amélie Notoire en chapeau de sorcière à la Potter. Sinon, l’Auteur à majuscule ne serait qu’une marque comme celles qu’on voit aujourd’hui dans le ciel du marché mondialisé : UBS ou MICROSOFT über Alles. Dans cette logique marchande MOZART est une marque cotée en Bourse, tandis que la malle recèle un trésor pareil à celui de l’île fameuse, et l’expédition n’est autre que le tiers inclus. Cela n’a rien à voir, soit dit en passant, avec la théorie barjo de la disparition de l’auteur, pas plus qu’avec la surévaluation démagogique du tiers inclus qui fait dans l’hommage aux petites mains. 

    Moi l’autre : - Tu me sembles passer un peu vite sur le dévouement sans bornes des invisibles qui travaillent à la seule gloire de l’Auteur, mais passons. Parlons plutôt de ce que tu reconnais bel et bien comme le tiers inclus…

    Moi l’un : - Si je ne m’étends pas sur la noble cohorte des assistants de l’Auteur à majuscule et gilet coin-de-feu, entre Admirable Compagne, et Coach amical ou professionnel, plus toute la kyrielle de parents et amis qu’une nouvelle vogue consiste à remercier désormais au titre du tiers inclus, ce n’est pas du tout par mépris mais parce que cette attention aux invisibles cache, je le crains, autre chose. Nier la réalité de l’auteur, sans majuscule, au profit du Texte, devenu seule Origine et seule Fin de l’écriture, relève d’une esthétique que je récuse, car c’est nier implicitement le primat de la voix, c’est nier le rythme, c’est nier l’aura d’une personne unique et irremplaçable, corps et esprit sans lesquels le texte serait lettre morte. Cela étant j’aime bien l’idée que le non moins irremplaçable Carl Seelig soit une sorte de tiers inclus dans la survie de Robert Walser. Hommage aussi à tous les invisibles – hommage à l’invisible et non moins irremplaçable dactylographe de Georges Haldas, mais demande-t-elle seulement qu’on lui bricole une statue ?

    Moi l’autre : - Par extension, ne pourrait-on pas dire que la Petite Mère d’Haldas, comme il l’appelle, ou l’Homme Mon père, participent aussi du tiers inclus ?

    Moi l’un : - Cela va de soi, comme le grand-père de Thomas Bernhard, Madeleine Gide même quand elle brûle les lettres de son mari la trompant avec Marc Allégret, ou Berthe Ramuz qui accepte de ne plus peindre pour se consacrer au seul ravaudage des bas bruns du Maître.

    Moi l’autre : - D’autres exemples, Malus ou Bonus, qui aient joué dans ton propre travail ?

    Moi l’un : - Trois exemples entre mille : le premier est cette admirable déclaration du Doyen grave de la Faculté des Lettres de Lausanne nous déclarant, en 1967, dans sa séance d’accueil, que nous n’étions guère bienvenus en ces lieux si nous aimions la littérature, car en ces lieux la littérature s’étudierait scientifiquement. Je me le suis tenu pour dit et ne me suis plus consacré désormais qu’à mon Amour majuscule de la Littérature. Le second fut cet autre mot de Vladimir Dimitrijevic qui me dit, après avoir publié mon premier livre, que j’allais réaliser tous ses rêves d’écrivain. Le même Dimitri a opposé un déni total aux livres que j’ai publiés, vingt ans plus tard, après notre séparation pour motifs graves, chez Bernard Campiche, mais l’élan était donné et ma reconnaissance à Dimitri reste entière. Et le troisième cadeau d’un tiers inclus, entre tant d’autres, fut le désir de  l’homme de théâtre Henri Ronse de me voir écrire une série de proses fuguées, qui m’a inspiré Le Sablier des étoiles, écrit pour Henri en peu de mois, comme une lettre à un ami.

    Moi l’autre : - Il y a là du mimétisme décrit par René Girard, qui estime que notre désir procède, pour beaucoup, du désir de l’autre. Nous écrivons forcément par et pour l’autre, et cet autre est légion, qui écrit à travers nous.   

    Moi l’un : - Comme je le disais tout à l’heure : tout est dans la malle. Je fais allusion, bien entendu, à la malle de Fernando Pessoa, contenant son œuvre non encore publiée. La malle contient aussi les manuscrits de Walter Benjamin non publiés de son vivant et les manuscrits non publiés de son vivant de Franz Kafka. L’Auteur est dans la malle avec parents et enfants, libraires et bibliothécaires, censeurs et encenseurs - tout est dans la malle…

     

     

    Pessoa2.jpgPS. Le titre de ce texte me vient de mon ami René Zahnd, tiers inclus à son insu.

     

     

    Images: Béatrice, Tierce incluse de Dante Alighieri; la malle de Fernando Pessoa.

     

     

  • Proust contre le désespoir

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    Lorsque Joseph Czapski racontait la duchesse de Guermantes aux prisonniers du goulag.

    Il y a vingt ans paraissait, à Lausanne, un livre à la fois émouvant et pénétrant, intitulé Proust contre la déchéance et constitué de causeries improvisée entre 1941 et 1942 par le peintre polonais Joseph Czapski, devant ses camarades prisonniers du camp soviétique de Griaziowietz.
    Après la déportation de quatre mille officiers polonais dans le camp de Starobielsk, près de Kharkov, depuis octobre 1939 jusqu’au printemps 1940, quatre cents d’entre eux furent déplacés à Griaziowietz, qui survécurent au contraire de leurs autres compagnons de captivité. Czapski lui-même fut l’un des rares rescapés du massacre de Katyn.
    Officier sans arme en sa qualité de pacifiste, Czapski explique pourquoi, afin de surmonter leur abattement et leur angoisse, les prisonniers polonais imaginèrent de se donner mutuellement des cours ou des conférences, selon le savoir et les compétences de chacun. Tandis que d’autres parlaient d’histoire, de philosophie, de science ou d’alpinisme, Czapski lui-même fit une série d’exposés sur la peinture française et polonais, ainsi que sur la littérature française.
    « Je vois encore mes camaraedes entassés sous les portraits de Marx, Engels et Lénine, harassés après un travail dans un froid qui descendait jusqu’à quarante-cinq degrés sous zéro, qui écoutaient nos conférences sur des thèmes tellement éloignés de notre réalité d’alors. Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée passée dans la neige et le froid, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire ».
    4700fd8071a5456a5c5562f46c737b66.jpgC’est en 1924 que, venant à Paris, Joseph Czapski découvrit le premier volume d’A la recherche du temps perdu, mais ce ne fut qu’à la lecture d’Albertine disparue qu’il se plongea dans l’univers proustien avec passion, profitant d’une longue maladie pour lire l’œuvre entière. La maladie de Proust est d’ailleurs très présente dans la présentation qu’il fait de son entrée en littérature, soulignant en outre le séisme qu’a représenté la mort de la mère.
    Artiste lui-même, dont la première partie de l’œuvre disparaîtra presque entièrement dans les ruines de la guerre, Joseph Czapski est sensible à la transmutation d’une vie si précaire en œuvre filtrée : « La lente et douloureuse transformation de l’homme passionnel et étroitement égoïste en homme qui se donne absolument à une œuvre qui le dévore, le détruit, vivant de son sang, est un procès qui se pose devant chaque créateur ». Et de comparer alors Proust à Conrad « quittant définitivement la mer pour entreprendre l’immense labeur de son œuvre littéraire ».
    Comme une mise en abyme, la remémoration de La Recherche par un prisonnier de guerre gravement atteint dans sa santé, sans livres ni documents à sa disposition, est elle-même une véritable création, et d’autant plus que Czapski n’est ni philosophe (il s’en excuse) ni critique professionnel (il en surclasse plus d’un…), mais lecteur et artiste, qui met en valeur la nouveauté de la phrase et de la forme proustienne tout en ramenant son théâtre prodigieux à la filiation de Saint-Simon et de Balzac, mais à l’opposé du « naturalisme sous la loupe » qu’on a prétendu.
    Un lecteur qui n’a jamais lu Proust découvrira, dans ce livre miraculeusement arraché à la déchéance, un chemin tracé vers un auteur qu’on a dit, à tort, réservé aux élites ou entaché de snobisme mondain. Czapski l'éclaire avec une intelligente simplicité, visant ensuite au plus profond. Ainsi, tout en relevant le fait que le mot « Dieu » n’est jamais écrit dans les milliers de pages de La Recherche, observe-t-il ceci que « quand même et peut-être juste à cause de cela, cette apothéose de toutes les joies passagères de la vie nous laisse un goût de cendre « pascalien » dans la bouche. »
    Un jour que je m’émerveillais, en présence du Czapski octogénaire, du fait que jamais, à lire ses écrits terribles (à commencer par Terre inhumaine, son récit de voyage à travers le goulag) il ne donnât l’impression d’avoir été tenté par le désespoir, il me répondit que non: que la vie des camps lui avait parut moins désespérante que la souffrance d’un premier chagrin d’amour à vingt ans, toute pareil à la détresse du Narrateur après la disparition d'Albertine...
    6b4b5773a27cfc256c29d2b28324049e.jpgJoseph Czapski. Proust contre la déchéance. Conférences au camp de Griazowiecz. Editions Noir sur Blanc. Lausanne, 1987. Le livre vient d'être réédité sous une nouvelle couverture, chez le même éditeur.

    Images: manuscrit de la conférence, et peinture de Joseph Czapski

    A voir aussi: le dernier film d'Andzej Wajda, consacré à la tragédie de Katyn, disponible sur DVD.

  • Jouvence de Chappaz

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    Approche de Maurice Chappaz. Un entretien en janvier 2007, à L'Abbaye du Châble.

    Le verbe de cristal de Maurice Chappaz - révélé une première fois dans sa candeur matinale alors que le monde plongeait dans les ténèbres de la Deuxième Guerre mondiale, avec le bref récit rimbaldien d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, publié dans la revue Suisse romande sous l’humble pseudonyme de Pierre, en 1940 - a conservé toute sa fraîcheur jusque dans les écrits datés de 2006 du poète, aujourd’hui nonagénaire. Entré en littérature avec innocence et comme par défi, à la suite d’un concours de nouvelles, qu’avait précédé un premier poème composé dans les mêmes circonstances pour la revue Mesures, le jeune Maurice Chappaz se signala d’emblée par la saisissante découpe d’un style (voix et griffe, lyrisme et fulgurance d’ellipses, chair et musique) qui ne cessa d’enrichir et de varier ses registres tout en gardant la puissance jaillissante des magnifique premières pages d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, évoquant immédiatement la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec des gestes libérateurs et quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume du populo. Un écrivain de pure trempe, sous le signe de Charles-Albert Cingria qu’il citait en exergue, se dégageait par la même occasion de la chrysalide d’un étudiant en droit contrarié, acquis à la littérature par ses bons maîtres du collège de Saint-Maurice et la cultivant avec les amis de sa bohème estudiantine, à Lausanne, où le jeune libraire Georges Borgeaud commençait lui aussi d’écrire.

    medium_Chappaz4.jpgL’Aventure d’écrire
    « L’Aventure d’écrire », dit aujourd’hui encore Chappaz en évoquant ces années où perçait une vocation encore inconnue, innommée et qui le sollicitait pourtant, immédiatement traduite par les mots les plus sûrs. Rien en effet de balbutiements adolescents dans les pages témoignant de cette seconde naissance en poésie : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Et plus loin : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Et cela encore. « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire »…
    Ainsi s’amorçait donc avec les airs les plus insouciants, sous le mufle de la Bête, le premier inventaire d’une œuvre qui serait d’abord de louange, puis de colère, avec un chant à La Merveille de la Femme entonné par un garçon vierge en sa chair autant qu’en écriture, dont le premier vrai recueil, sous son nom et le titre de Verdures de la Nuit, paraîtrait en 1945, précédé en 1944 déjà par Les Grandes Journées de Printemps aux Portes de France de Pierre-Olivier Walzer et Jean Cuttat, un ancien élève du collège de Saint-Maurice.

    De l’accord à la fêlure
    C’est dans la lumière biblique du Cantique des Cantiques et de Chanaan que s’ouvraient Verdures de la Nuit, avec deux vers de La Tempête de Shakespeare en exergue et cet immédiat envol : « Ô juillet qui fleurit dans les artères/je désire toutes les choses », le jeune poète célébrant ensuite « une immense paysannerie », à l’enseigne de ce que Marcel Raymond qualifia de « contemplation active », dont les derniers vers du recueil annonçaient cependant le désenchantent. Or celui-ci, après les proses poétiques des Grandes Journées de Printemps, nimbées de magie onirique et modulant une quête amoureuse avec une fantaisie proche de celle de Corinna Bille, allait marquer profondément le premier grand livre de Maurice Chappaz, Testament du Haut-Rhône, suite lyrique en prose parue en 1953 où se mêlaient l’amour et la déploration du poète voyant sa terre menacée, laquelle était à la fois le Valais de la modernité et le sol même de l’homme à venir : « Nous portons en nous l’agonie de la nature et notre propre exode »
    Tout au long de l’œuvre, ensuite, à commencer (en 1960) par le Valais au Gosier de Grive, annonçant d’autres éclats polémiques, suivi (en 1965) du Chant de la Grande-Dixence, qui résultait des deux ans passés par le poète sur l’immense chantier en tant que mercenaire aide-géomètre, cohabiteraient ces deux composantes de la reconnaissance et de la mise en garde prophétique.
    medium_Chappaz2.2.jpgSi la popularité de Maurice Chappaz, figure tutélaire des lettres valaisannes et romandes, au côté de Corinna Bille, culminerait au mitan des années soixante avec le fameux Portrait des Valaisans en Légende et en Vérité, en 1965, relancée en 1968 avec Le Match Valais-Judée, en 1974, avec La Haute Route et en 1976 avec Les maquereaux des Cimes blanches, dont les invectives lyrique firent scandale dans le canton de l’auteur, bien d’autres ouvrages moins connus requièrent aujourd’hui notre attention rétrospective, où se concentre souvent le plus pur de son génie poétique. Ainsi de l’ Office des Morts et de Tendres Campagnes, parus en 1966, ainsi aussi (en 1983) des ballades baroques et sarcastiques d’A Rire et à Mourir, évoquant les sarabandes médiévales, ainsi enfin de nombreux textes épars, desquels se détachent Le Livre de C. (1986) à la mémoire de Corinna Bille (décédée en 1979), les non moins poignante pages de journal d’ Octobre 79 et, plus récemment, Le garçon qui croyait au Paradis, paru en 1989, La Veillée des Vikings (1990) dans laquelle Chappaz évoque les grandes figures de sa famille, L’Océan (1993) relatant un grand voyage et sa découverte de New York ou La Mort s’est posée comme un Oiseau (1993) méditation poétique où se retrouve le plus candide de sa voix.
    Si Maurice Chappaz reste relativement méconnu en France, malgré une bourse Goncourt de la poésie, suivant celle de la nouvelle qui fut attribuée à Corinna Bille, et diverses publications, dont le saisissant Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard, sa défense et son illustration doivent beaucoup à Christophe Carraud, qui a publié en 2005, dans la collection Poètes d’aujourd’hui de Seghers, une première étude substantielle soulignant, notamment, l’importance de la tradition catholique dans la vision du poète.
    Ce qui saisit, au demeurant, à revenir par exemple à l’Evangile selon Judas, qui relève de la poésie vécue et de l’expérience spirituelle bien plus que de l’exégèse académique, comme il en va des traductions par Maurice Chappaz de Virgile ou de Théocrite, c’est une fois encore la fraîcheur tonique et constamment inventive, savoureuse, parfois même frisant le délire rabelaisien, du verbe de ce très grand poète à la source duquel le lecteur ne cesse de se vivifier.




    Paroles vives de Maurice Chappaz

    medium_Chappaz12.2.JPGUne rencontre à l’Abbaye du Châble, le 4 janvier 2007.

    Ce ne serait pas une interview, étions-nous convenus avec Maurice Chappaz : plutôt une série de variations sur quelques thèmes. Une ou deux heures à parler, après les grandes fatigues des célébrations officielles ou amicales du nonantième anniversaire, suivies des non moins prenantes fêtes de fin d’année.
    Mon souci était, d’entente avec son épouse Michène, de ne pas harasser le poète, d’autant qu’une pénible bronchite l’indisposait en ce début d’année. Or ce fut bien au-delà du coucher du soleil au fond du val de Bagnes enneigé qu’allait se prolonger ce grand soliloque que je me contentai d’orienter ou de relancer: sept heures durant jusqu’au souper mitonné par l’attentionnée compagne, et tant de choses dites, mais tant d’autres encore qui ne seraient qu’abordées au vol, faute d’y passer la nuit et d’autres journées…
    Et comment transcrire cette masse de notes – j’avais exclu l’usage de la machine – sans trahir le flux et les flous d’une expression aux incessants détours et compléments, ses images spontanées et ses digressions, ses anecdotes et ses saillies - comment éviter l’artifice et les atrophies du système question-réponse ?
    Tel était le problème, auquel j’ai répondu tant bien que mal en alternant l’évocation des thèmes successifs et quelques réponses choisies dont l’ensemble, je l’espère, rendra le ton et le sens de cet entretien peu formel…


    medium_Chappaz6.4.jpgDu pays perdu
    Nous aurons commencé par la fin, ainsi qu’il se devait puisque le dernier texte publié de Maurice Chappaz, merveille de lucidité lyrique, daté de 2006 et constituant le commentaire de La Chute de Kasch, l’un des deux contes de l’Afrique ancienne recueilli par l’ethnologue Leo Frobenius et reproduit dans Orphées Noirs (L’Aire, 2006), évoquait Une Miette d’Apocalypse…
    - Vous dites avoir cherché sans relâche « ce qui est vierge », avant d’affirmer que vous vous trouvez « sur le point d’assister à la catastrophe-résurrection » que vous « appréhendez » et « espérez » à la fois ? Pourriez-vous développer ce thème ?

    - J’ai connu un monde dont nous n’avons plus idée aujourd’hui : une civilisation paysanne que j’ai vécue à la fois du dedans, y étant né et en partageant la vie quotidienne, et du dehors, en l’observant comme un témoin. Ce monde était tel que celui des Géorgiques de Virgile, dont les travaux formaient une totalité jusqu’aux astres, les « planètes », disait ma tante, qui intervenaient autant dans la coupe des cheveux (j’en ai fait l’expérience, mèches toujours rebelles par l’inattention à une phase de la lune et à une autre étoile) que dans le plantage des pommes de terre, de même que la communauté se trouvait liée par des rapports, fondés sur une économie de survie, qui faisaient que si tel domestique de campagne ne pouvait plus assurer sa tâche, son fils lui succédait naturellement. Il y avait, entre maîtres et valets, riches et pauvres, un fond de respect et d’estime que la solidarité scellait dans l’intérêt commun. Le travail ne se discutait pas, et le maître pas plus que le valet, si le temps ou les circonstances les y obligeaient, ne s’y dérobaient sous aucun prétexte. C’était un monde très humain, ce qui ne signifie pas qu’il ne s’y manifestait point de conflits ou même de violences. L’âpreté des gens, en particulier, y était proportionnée à la dureté de leur condition. Lorsque j’ai senti le commencement de la fin de cette civilisation paysanne, il m’a semblé entrer en guerre – ma vraie guerre, contre l’invasion industrielle et touristique. Testament du Haut-Rhône en témoigne. Or il est probable que je n’aurais jamais écrit ce livre si j’avais vécu cent ans plus tôt, dans un monde encore stable et tenu ensemble. Au moment où un pays disparaît et meurt, il y a une parole qui émerge. C’est celle-ci que j’ai été obligé, en toute sincérité, d’incarner.



    medium_Chappaz.10.jpgD’une guerre l’autre
    Si les premiers textes de Maurice Chappaz, composés au seuil et pendant la Deuxième Guerre mondiale, n’accusent guère les secousses de celle-ci, la période de sa mobilisation n’en a moins compté dans sa formation, humainement parlant, autant que dans sa vision de la Suisse, comme il en a déjà rendu compte dans le récit de Partir à vingt Ans.
    - Comment avez-vous vécu la période de la guerre, et qu’y avez-vous appris ?
    - Ce que j’ai d’abord constaté, c’est que la Suisse, j’entends le peuple suisse, face à la guerre, n’a pas eu d’hésitation. Il y avait peut-être, dans sa résolution et sa conviction qu’il tiendrait face aux nations assassines, une sorte de naïveté enfantine. N’empêche : dès 1938, nous étions sûrs qu’elle allait arriver, et résolus à l’affronter. Le nazisme nous semblait l’horreur absolue. Cependant, avant même qu’elle n’éclate, je m’étais déjà immergé dans la vie militaire. De 1936 à 1939, parallèlement à mes études de droit à Lausanne, que je faisais par devoir filial plus que par goût, j’ai passé de plus en plus de temps sous l’uniforme, de l’école de recrue aux périodes où je « payais » mes galons de caporal puis de lieutenant. Et ce temps fut plutôt heureux. Il y avait une timidité en moi, qui faisait que j’avais peu d’amis. La camaraderie que j’ai trouvée alors m’était précieuse. Tel était aussi bien le peuple: cette armée à ras du sol de citoyens. En outre j’y ai découvert le pays, notamment le canton de Vaud où nous avons beaucoup marché et « manœuvré », nous trouvant toujours bien accueillis dans ces modestes grandes fermes si attentives où, chaque jour, une Bible était ouverte dans la pièce commune. Ensuite, jeune lieutenant, je me suis bien entendu avec mes hommes. Pendant la guerre, j’ai été sensible à la situation des paysans et n’ai pas hésité, en douce et en toute confiance, à leur accorder la liberté de passer soudain deux jours chez eux pour les moissons urgentes. Durant toute la mobilisation, je n’ai rencontré qu’un officier fascisant et réellement antisémite, qui n’était d’ailleurs pas aimé. A un moment donné, c’est lui, croyant me punir, qui m’a envoyé sur la frontière du Grand Saint-Bernard, où on me faisait suivre (c’était l’anonymat…) des ordres de refoulement non signés. Je me contentais de les déposer dans une boîte à cigares que j’ai gardée en souvenir, n’obéissant qu’aux ordres légalement signés, dont aucun ne m’a contraint à agir contre ma conscience. Cela étant, je savais que certains des réfugiés que je laissais passer pouvaient être renvoyés à d’autres échelons de l’autorité…

    De l’aventure d’écrire
    Se rappelant ses débuts en écriture, Maurice Chappaz ne manque de témoigner sa reconnaissance à l’enseignement de ses professeurs du collège de Saint-Maurice, tel l’oblat Edmond Humeau, écrivain lui-même. Or c’est à Saint-Maurice qu’il fit la connaissance, aussi, de Georges Borgeaud, avec lequel il allait vivre sa première expérience d’auteur.
    - Un Homme qui vivait couché sur un Banc est-il vraiment votre premier texte d’auteur ?
    - Oui, je l’ai écrit en toute ingénuité, comme ça, parce que j’avais beaucoup aimé l’exercice de la rédaction, au collège, et dans l’espoir intéressé, en l’occurrence, de gagner un concours de nouvelles qu’avait lancé la revue Suisse romande. Si une certaine sûreté littéraire s’y manifeste, c’est que nous lisions beaucoup, avec mes amis, et que l’enseignement de Saint-Maurice nous avait fourni un bagage solide à cet égard. Je ne crois pas exagérer en affirmant que les travaux de maturité de ce collège étaient d’un niveau égal, voire supérieur, à beaucoup de mémoires de licence actuels. A la même époque, j’ai participé à un autre concours, proposé par la revue française Mesures, qui portait à la fois sur la nouvelle, la traduction et la poésie. Comme mes amis de collège Georges Borgeaud et Jean-Louis de Chastonay avaient choisi les deux premiers genres, je me suis lancé dans la poésie pour la première fois aussi, avec La Merveille de la Femme, qui constituerait plus tard la première partie de Verdures de la nuit. Sur quoi la guerre est arrivée, et ce fut la fin de Mesures. Pour moi, écrire était alors une aventure terriblement attirante, qui correspondait à une poussée intérieure encore inconnue, innommée, mais qui me sollicitait fortement. Cette vocation entrait en conflit, évidemment, avec ce que les miens attendaient alors de moi, mais comment refuser d’y croire et balayer une nécessité profonde ?


    Des fidélités opposées
    S’il était proche de sa mère, Maurice Chappaz, aîné de dix enfants, ne s’entendait guère avec son père, avocat valaisan en vue et despote familial qui acceptait de revoir son fils sous l’uniforme mais excluait son retour au bercail sans diplôme de droit en poche. Ce fut auprès de son oncle Maurice Troillet, notamment, que le poète allait trouver un appui et un mentor, à l’Abbaye du Châble où il passa son enfance.
    - Comment votre père a-t-il accueilli vos premiers succès littéraires ?
    - Comme il en va de toute chose, dans la vie, ses réactions ont été mêlées, ambiguës. Bien sûr, il aurait préféré que je finisse mon droit, mais lui-même était un lecteur cultivé, et je crois que c’est avec fierté qu’il a appris le succès de Testament du Haut-Rhône. Auparavant, ce n’est pas sans satisfaction qu’il m’a annoncé un jour qu’il avait vu mon premier livre, Verdures de la Nuit, dans une vitrine de librairie. A la même époque, j’ai appris qu’il avait cité mes vers dans un de ses discours d’homme politique. Pour ma part, je le comprenais d’ailleurs ; je n’étais pas ce qu’on pourrait dire un fils révolté : je le respectais, car c’était un homme intègre, mais je n’en étais pas moins décidé à vivre ma vocation. Lorsque j’ai rencontré Corinna, mon père a été impressionné par sa personnalité et sa prestance, et je crois que cela aussi a joué en ma faveur…

    De l’engagement en littérature
    Les débuts littéraires de Maurice Chappaz datent de l’immédiat après-guerre, marqué par une nouvelle attitude des écrivains face à la politique, en Suisse romande comme ailleurs. Dans les années 50, il fréquenta notamment Georges Haldas, proche à cette époque du messianisme stalinien, puis André Bonnard, qui lança les traductions grecques et latines par les étudiants romands, mais dont les prises de position et les actes aboutirent à un procès retentissant. Et j’ai soutenu la personne, non les idées.
    - Quel sentiment vous a inspiré le communisme ?
    - Comme il en allait du nazisme, ma foi catholique excluait mon adhésion à ce système dont on a découvert plus tard les méfaits. Très courageux et sensible aux urgences sociales, Georges Haldas, avec lequel j’étais alors très lié, prétendait pour sa part que le nouvel Evangile et le nouveau Christ des nations se trouvaient désormais à Moscou. Lorsque je me moquais de la bande des apparatchiks qui y plastronnaient et lançaient leurs oukazes, il me renvoyait à la hiérarchie romaine en affirmant que les princes de l’église faisaient de drôles de représentants du Christ. L’ « engagement » était le mot clef, le billet du salut. Bref, cela a contribué à nous séparer. Des années plus tard, en mai 68, je me suis trouvé à Paris et c’est avec une certaine ironie que j’ai vu, lors d’un défilé, les pontes du parti communiste, Aragon en tête, se faire siffler par les contestataires. De ceux-ci, je me suis senti proche en assistant à leurs débats ; l’utopie m’était réellement sympathique, mais pas les théories à n’en plus finir qui ont suivi, et je ne parle pas, aujourd’hui, de la bonne conscience des médias, si facilement de gauche… dans leurs bureaux.



    Du progrès et de la technique
    Ainsi que l’a justement rappelé Christophe Carraud dans son livre, paru chez Seghers, l’attitude de l’auteur des Maquereaux des Cimes blanches, face à la technique, ne se borne pas à un refus de type réactionnaire. Cela se vérifie, d’ailleurs, dès la lecture de Testament du Haut-Rhône et plus encore dans le Chant de la Grande-Dixence.
    - A quel moment la technique commence-t-elle de vous inquiéter ?
    - Je ne suis pas contre la technique en tant que telle. Je ne nie pas le progrès et la relative libération qu’il représente. Pouvoir parler avec un interlocuteur qui se trouve au Québec, au moyen d’un téléphone portable, est une sorte de miracle si je me replace dans la mentalité d’un paysan du début du vingtième siècle. De la même façon, j’observais l’autre jour le vol gracieux de parapentes au-dessus des toits et à l’autre bout de la rue le travail de terrassiers creusant des égouts, pics, pelles en mains soulevant d’énormes tuyaux, tous d’une dignité si active, si juste, guidés par des machines d’une merveilleuse efficacité. Je ne nie pas la commodité de tout ça, l’exploit, mais il faut que la conscience soit à la hauteur de la technique. Dans l’économie de survie qui caractérisait la civilisation paysanne, le laboureur ou le faucheur devait constamment « penser avec les mains », réfléchir à la persistance de la nature dans tous ses détails, puissance et conscience devaient s’épauler. La destruction de la nature n’était pas le prix de la rapidité et de l’efficience. L’homme de ce monde-là devait être à la fois courageux, intelligent et honnête. Avec la technique inconditionnée, tout risque de nous échapper à tout moment. Cela étant, je ne regrette pas de vivre au XX siècle. A la question de savoir quand il aurait aimé vivre, Claude Lévi-Strauss répondait : au XIXe siècle, parce que c’était le temps de toutes les inventions. Pour ma part, je crois à la vie. Je suis né dans un mouvement. Je suis resté fidèle à mon origine, tout en m’adaptant au monde en émergence. Je lis ainsi très régulièrement les journaux, pour me tenir au courant du changement de civilisation et même de l’abîme. Nous devenons comme des chats sauvages apprivoisés par la mort.

    medium_Chappaz10.2.JPGDu pays rêvé
    S’il y a du catastrophisme prophétique dans la vision de Maurice Chappaz, la révolte du poète se mêle indissolublement à une attente qui en appelle à la valeur et à la régénération, dont son verbe lumineux exprime le sens.
    - Maurice Chappaz, à quel « pays » à venir aspirez-vous ?
    - Au point de vue de la pensée, s’il s’agit de raisonner et d’agir, la Grèce projetant sa beauté m’a nourri autant que Rome pour la littérature et la langue. J’ai aussi emporté de Lausanne le tourbillon verbal d’un fameux professeur de droit romain (Philippe Meylan, en 1939) qui enseignait, comme s’il plaidait, ce droit impeccable qui dans l’ordre ou le désordre devient « la raison écrite2. Cependant bridant ces espérances le pays que j’ai rêvé c’est le Tibet avec les montagnes qui prient, les flocons de neige qui oensent, aperçu comme un Valais mondial hors de l’Histoire. Il a existé pendant cinq ou six siècles, mais il est en train lui aussi de s’évanouir, génocidé physiquement, industriellement. Pour une Apocalypse peut-être. J’ai essayé de le toucher. Je suis allé à sa frontière vers un sanctuaire de pèlerins, dans l’au-delà du Népal. Il disparaît comme le Valais disparaît en moi, avec moi, comme je vois aussi le catholicisme se disperser ou se perdre. J’ai connu un pays auquel je reste viscéralement attaché, tout en comprenant qu’il doit évoluer. Il est évident que le pays que j’ai connu ne pouvait pas ne pas disparaître, mourir en raison même de sa réussite. Telle une graine. J’aimerais qu’il soit remplacé par un pays aussi défendable moralement, politiquement et humainement. Je reste fidèle à des principes qui étaient ceux de mes aïeux, où la parole donnée avait valeur de signature, alors tenue pour sacrée. J’ai connu un monde dans lequel on ne fermait pas les portes à clef. Le vol y était exclu. Ainsi, un garçon qui avait dérobé deux plaques de chocolat, dans l’épicerie de Lourtier, a-t-il été forcé de quitter le village. Aujourd’hui c’est tout différent : on dit que seuls les imbéciles volent, alors qu’il suffit de s’arranger avec la loi… Et ce n’est pas le vol d’argent qui a tellement d’importance. On le corrige. Mais on éteint une âme inconnue qui se cache partout dans les vies. Cela étant, si le lien communautaire est rompu, si ce qu’on appelait le peuple n’existe plus, je ne crois pas, pour autant, que les hommes d’aujourd’hui soient plus mauvais qu’avant, pas du tout. Moins vrais peut-être : la science remplace la foi. On a rétréci arbitrairement le mystère. Et puis je pense que toute chose belle engendre une espérance. Le monde paysan disparaissant a trouvé, en Gustave Roud, un témoin rare. C’est pourquoi Roud m’émeut infiniment : lui qui a fait des études, a choisi de rester attaché à la terre, faisant retour dans la ferme familiale de Carrouge. Il y a vécu une vie de sublimation, sensible à tel paysan avec une pureté relevant de l’amour courtois. Lui-même vivait comme une ombre, mais c’est sa parole de poète qui perpétue sa campagne perdue. A ma façon, j’ai vécu moi aussi cette destinée qui fait que la page d’écriture sera peut-être la goutte d’éternité. D’une autre manière, j’ai trouvé cette grâce chez un Charles-Albert Cingria qui, quoique survivant aux franges de la mendicité, reflétait la même allégresse et le même souci de l’exprimer, devenant par son verbe le nuage qui passait, la fumée que le vent emportait, la fraise dans sa paille, l’oiseau, le chat s’étirant sur un mur, les enfants dans la lumière, le grain de raisin et le cosmos. Noter cosmos : la Ramuzie, puis tous les instants de Corinna.

    - Comment, enfin, Maurice Chappaz, vous représentez-vous le paradis ?
    - Je crois qu’on ne peut évoquer le paradis qu’en relation avec ce qui est visible ici bas, fugacement, par intermittence. Cela peut n’être qu’un visage dans une gare, un brin d’herbe frémissant, l’inattendu d’un nuage ou une goutte de pluie qui tombe dans une sorte de transparence obscure, et vous entendez aussi le bruit infime que cette goutte de pluie fait en touchant terre. Je dirais ainsi que l’image du paradis, telle que je me le représente, serait comme une surprise à l’envers… Le paradis est aussi exigeant que l’enfer ! Cendre et alléluia… Tout à coup l’innocence !

    medium_Chappaz9.JPG 

    Cette présentation et cet entretien ont paru dans la nouvelle revue ViceVersa Littérature, en traductions allemande et italienne, et sur le site Le Culturactif. http://www.culturactif.ch/

    Documents photographique: Maurice Chappaz en 1986 (Gérald Bosshard), Portraits de Maurice Chappaz à divers âges (DR, Jean Mohr). Maurice Chappaz et Michène au Spitzberg (DR). L'Abbaye du Châble. Maurice Chappaz au Châble (Philippe Dubath).

  • L'étrange Questionnaire

    littérature
     

    Notre occulte compère blogueur rémois Eric Poindron, tenancier du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/) , et sévissant non moins notoirement sur Facebook, jugea bon ce jour-là d'interrompre nos Travaux & Loisirs par un étrange Questionnaire, et voici ce qui lui fut répondu....


    1 – Écrivez la première phrase d’un roman, d'une nouvelle, ou d’un conte étrange à venir.
    - Une jeune femme émaciée lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là. Ce titre autant que la pâleur de la lectrice me composaient un nouveau ciel sous lequel il me plut de commencer d’écrire l’étrange roman que voici...
    2 – Sans regarder votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de brasser les aiguilles.

    3 – Regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Ma montre s'est arrêtée lors de notre dernier match de Sumo.
    4 – Comment expliquez-vous cette – ou ces – différences du temps ?
    - Il n’est aucun écart entre l'aiguille et son ombre.

    littérature
    5 – Croyez-vous aux prévisions météorologiques ?
    - Certes, mais à contre-temps.

    6 - Croyez-vous aux prévisions astrologiques ?
    - Certes, mais à contre-coup.
    7 – Regardez vous le ciel, et les étoiles, quand il fait nuit ?
    - Les étoiles me rappellent mon âge d'avant ma naissance. Quant au ciel il me scrute à la dérobade.
    8 – Que pensez-vous du ciel et des étoiles quand il fait nuit ?
    - Le ciel et les étoiles m'impatientent au point que je fais tomber le jour avant qu'il soit temps.
    9 – Avant de répondre à ce questionnaire, que regardiez-vous ?
    - Je regardais passer le train du temps en mâchant de la réglisse.

    10 – Que vous inspirent les cathédrales, les églises, les mosquées, les calvaires, les synagogues et autres monuments religieux ?
    - Ce sont les chastes maisons de passe du Temps.

    littérature

    11 – Qu’auriez-vous vu si vous aviez été aveugle ?
    - Je suis aveugle à tout ce que je ne vois pas.
    12 – Qu’auriez-vous aimé « voir » si vous aviez été aveugle ?
    - J’eusse aimé voir le clavier des prés de Rimbaud les yeux fermés.
    13 - Avez-vous peur ?
    - Tout le temps que je perds.

    14 – De quoi avez-vous peur ?

    - De ne pas avoir peur seul à seul quand la chauve-souris se coiffe au poteau.
    15 - Quel est le dernier film horrible que vous avez vu ?
    - Je suis aveugle à cela puisque je n'en prends point le ticket même en exo syndicale.
    16 - De Qui avez-vous peur ?
    - D’un être qui ne se nomme pas.
    17 - Vous êtes vous déjà perdu ?
    - Je le suis tout le temps.

    18 - Croyez-vous aux fantômes ?
    - Cela ne s’appelle pas croire.
    19 - Qu’est-ce qu’un fantôme ?
    - Cela ne se dit pas.
    20 - En l’instant, à l’exception de l’ordinateur, quel(s) bruit(s) entendez-vous ?
    - Le bruit de mon sang dans les pâles de mon ventilateur éteint.

    littérature
    21 - Quel est le bruit le plus effrayant que vous ayez entendu – « la nuit avait l’allure d’un cri de loup », par exemple - ?
    - La nuit tous les cris sont loups.
    22 – Avez-vous fait quelque chose d’étrange aujourd’hui ou ces derniers jours ?
    - J'ai inauguré une nouvelle chapelle, mon fils.
    23 – Êtes-vous déjà allé dans un confessionnal ?
    - J’y ai fait mon nid en septembre 2001.
    24 – Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable.
    - Je vous confesse l’innommable.
    25 –Sans tricher, qu’est-ce qu’un « cabinet de curiosités » ?
    - Je serai curieux de l'apprendre.
    26 –Croyez-vous à la rédemption ?
    - C’est elle qui tient l'Agenda, mon enfant.
    27 – Avez-vous rêvé cette nuit ?
    - Les SR de la Confédération détiennent les cassettes vidéo.
    28 - Vous souvenez-vous de vos rêves ?
    - Certes, et eux aussi.
    29 - Quel est le dernier rêve que vous avez fait ?
    Celui de la nuit prochaine.littérature

    30 – Que vous inspire le brouillard ?

    - Ce qu’il m’inspire m'aspire.
    31 - Croyez-vous aux animaux qui n’existent pas ?
    - Je ne crois qu’aux animaux que je savoure des yeux.
    32 - Qu’est-ce que vous voyez sur les murs de la pièce ou vous êtes ?
    - Je vois le squelette de la maison calcinée où vous retrouverez mes dents en or.
    33 - Si vous deveniez magicien, quelle est la première chose que vous feriez ?
    - Je ferai attendre le Congrès.
    34 - Qu’est-ce qu’un fou ?
    - Tout ce que vous trouvez en lui qui n'est pas vous.

    35 - Etes-vous fou ?
    - Si vous le dites.
    36 – Croyez-vous en l’existence des sociétés secrètes ?
    - J’en suis une quantité.
    37 – Quel est le dernier livre étrange que vous ayez lu ?
    - La multitude du passereau.
    38 – Aimeriez-vous vivre dans un château ?
    - Je suis plutôt théâtre ambulant, ces jours.
    39 – Avez-vous vu quelque chose d’étrange aujourd’hui ?
    - Certes, et je vous le fais mater pour un bon prix.

    littérature

    40 – Quel est le denier film étrange que vous avez vu ?
    La mélancolie du cimeterre.
    41 – Aimeriez-vous vivre dans une gare désaffectée ?
    - Tout lieu où je ne vis pas m’affecte.
    42 – Etes-vous capable de deviner l’avenir ?
    - Ce n’est pas une capacité mais une fonction matinale de buraliste inspiré.
    43 – Avez-vous déjà pensé vivre à l’étranger ?
    - Mon nom est Xénophile.

    44 – Où ?
    - L’étranger est partout où je vis.
    45 – Pourquoi ?
    - Pour devenir mon propre ami.

    46 – Quel est le film le plus étrange que vous avez vu ?
    - La chevale du seautier.
    47 – Auriez-vous aimé vivre dans un presbytère ?

    - Ce fut un fantasme de ma période belge.
    48 – Quel est le livre le plus étrange que vous ayez lu ?
    - Les mulets de Méra.
    littérature
    49- Préférez-vous les sabliers ou les globes terrestres ?

    - Je préfère les templiers savoyards.
    50 – Préférez-vous les loupes anciennes ou les armes blanches
    - Je préfère l’Opinel de la nonne sauvage Emma Porchetta.
    51 – Qu’y a-t-il, selon toute vraisemblance, dans les profondeurs du Loch Ness
    - Il y a l'un de mes briquets perdu mais resté allumé.
    52 – Aimez-vous les animaux empaillés ?
    - Surtout les silencieux et les humbles.
    53 – Aimez-vous marcher sous la pluie ?
    - La pluie lave mes aquarelles et requinque ma Vertu.

    54 – Que se passe-il dans les souterrains ?
    - Les souterraines y fomentent des complots au lieu de lustrer les boussoles.
    55 – Que regardiez-vous quand vos yeux se sont détachés de ce questionnaire ?
    - J’ai vu mes yeux se détacher et faire quelques pas sur le muret.

    56 – Que vous inspire cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase étant célèbre, je la salue comme il se doit d'une célébrité en m'inclinant humblement.
    57 – Sans tricher, d’où est tirée cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase n’est plus digne d’être saluée si quelque motion trivialement inquisitoriale la surdétermine.
    58 – Écrivez la dernière phrase d’un roman, d’une nouvelle, d’un livre étrange à venir.
    - Etrangement : non: mon agent à La Havane s'y oppose contractuellement.
    59 – Sans regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de s'aller immerger dans la piscine d'eau salée .
    60 – Regardez votre montre. Quelle heure est-il ?
    - Il est encore et toujours l’heure d'échapper à la voracité des cadrans.

    Image ci-dessus: Michael Sowa.

  • Alain Dugrand en résistance

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    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.

     

  • Le libertin libertaire

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    Jean-Jacques Pauvert, qui tira Sade des Enfers, quitta ce bas monde en 2014, à l'âge de 88 ans. Je l'avais rencontré bien vivant à la sortie de ses Mémoires...


    Le nom de Jean-Jacques Pauvert est associé, pour les passionnés de littérature de la seconde moitié du XXe siècle, à un style de livres très typé autant qu'à une étincelante pléiade d'auteurs plus ou moins maudits, de Sade à Bataille et de Genet à Roussel ou, dans la dernière cuvée de l'après-guerre: de Boris Vian à Albertine Sarrazin. Editeur de Sartre à 18 ans et peu après de Montherlant (qui lui dicta les termes du contrat), il associa crânement son nom (première historique !) à celui de Sade, préludant à une bataille héroïque en justice, et se forgea bientôt une marque artisanale (typographie et maquettes) aussi originale que ses goûts de franc-tireur.

    — Quelles ont été vos premières lectures marquantes ?

    — J'ai eu la chance de grandir dans un milieu de lecteurs et me suis passionné très tôt pour des livres aussi différents que les aventures d'Arsène Lupin, à 12 ans, puis Les liaisons dangereuses et l ' Aphrodite de Pierre Louÿs, vers 13 ans. Plus tard, j'ai raffolé de Paludes d'André Gide, et j'ai beaucoup aimé, aussi, Les faux-monnayeurs.

    — Quels livres vous ont-ils accompagné durant toute votre vie ?

    — A côté des Liaisons dangereuses, je citerai Les fleurs du mal, Alcools d'Apollinaire que j'ai découvert aussi très tôt, et puis, et surtout, les livres de Raymond Roussel ...

    — Etes-vous intéressé par ce qui s'écrit aujourd'hui ?

    — J'essaie, mais je ne trouve pas grand-chose. Peut-être est-ce une question d'âge ? J'avais bien aimé Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, qui me paraissaient apporter quelque chose, après quoi Plateforme m'a semblé une redite consternante.

    — Vous avez commencé très tôt, aussi, la chasse aux livres ...

    — Il faut se reporter à l'époque: je chassais les livres rares ou interdits parce que je manquais d'argent, et de ce fait ne pouvais garder les livres intéressants que je dégotais. J'ai mis la main sur la fabuleuse collection de poètes surréalistes de Maurice Heine, que j'avais payée 10 000 francs de l'époque, représentant le salaire mensuel d'un employé supérieur. Cela dit, je n'ai jamais été fétichiste, sauf pour les livres qui me passionnaient vraiment. Lorsque Camus a publié Le mythe de Sisyphe en 1942, j'en ai acheté un des vingt exemplaires sur grand papier, qu'il m'a dédicacé. A ce moment-là, Le mythe de Sisyphe et L'étranger correspondaient à ce que nous, jeunes gens, ressentions sous l'Occupation. En 1957, Camus m'a permis de publier L'envers et l'endroit, qui était alors très rare. Cela s'est un peu gâté entre nous lorsque j'ai publié Histoire d'O: ce macho méditerranéen ne pouvait concevoir que l'auteur fût une femme. Et puis L'homme révolté m'a paru très superficiel, presque du Bernard-Henri Lévy ... C'est d'ailleurs à ce moment-là que la rupture s'est faite entre lui et Breton.

    — André Breton fut justement, pour vous, LA grande rencontre.

    — Ah ça oui, et l'homme autant que l'écrivain. Il n'était pas du tout tel qu'on le décrivait, prêt à excommunier à tout-va. Au contraire: très ouvert, avec un sens de l'humour extraordinaire. Il nous a fait un soir, chez Robert Lebel, et en présence de Marcel Duchamp, la lecture inénarrable du Concile d'amour de Panizza, dont il a joué tous les personnages. Nous étions pliés de rire, et même Duchamp a souri deux ou trois fois ! Je lui envoyais mes
    livres: il lisait tout et ne se trompait jamais. De Boris Vian, dont il voyait les hauts et les bas, il prisait beaucoup L'écume des jours.

    — Quand vous êtes-vous vraiment senti éditeur ?

    — Après Sade, je crois que c'est la publication du Voleur de Georges Darien, et la reconnaissance éclatante de Breton, qui m'ont fait me sentir éditeur. Autant que la redécouverte de ce livre, que m'avait révélé le Faustroll de Jarry, sa présentation graphique marquait une « signature ».

    — Que cela signifiait-il de publier Sade ou Histoire d'O dans les années 1940-50 ?

    — Vous n'imaginez pas le climat de l'époque, tant dans l'édition que dans les journaux. Ma lutte contre la censure a représenté une vingtaine de procès étalés entre 1947 et 1970. A l'époque du premier, j'avais 21 ans et je venais de faire paraître pour la première fois au monde une œuvre de Sade avec un nom d'éditeur et une adresse, en l'occurrence celle du garage de mes parents à Sceaux. Il y a eu un procès, j'ai été condamné, j'ai fait appel, puis on m'a donné raison, puis on a confirmé le premier jugement qui me condamnait ... tout en me laissant poursuivre la publication. Pendant très longtemps, les journalistes n'ont pas osé parler de la censure. Dès 1939, Daladier avait fait publier des décrets pour protéger « la race et la nationalité françaises ». Puis, en 1949, ont été promulguées les lois sur les publications pour la jeunesse. Les communistes, à l'époque, réclamaient la destruction des livres infectés par les vices des bourgeois. La censure était une idée non seulement répandue mais acceptée.

    — Pensez-vous qu'on puisse tout publier ?

    — L'argument des censeurs est le danger de corrompre la jeunesse ou les âmes fragiles. Mais alors il faut interdire les journaux, la télévision, la radio et le cinéma. Ma fille, à 12 ans, a été traumatisée par un article de France-Soir racontant le viol et l'assassinat d'une enfant par son père, la crème des papas. Or ce que j'en conclus, moi, c'est que c'est aux parents d'assurer l'éducation de leurs enfants et non à la police. Je pense que Les cent vingt journées de Sodome, de Sade, est un livre réellement scandaleux, que je n'aurais d'ailleurs pas publié en livre de poche, mais je pense aussi que la censure est une parfaite hypocrisie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui encore.

    — En 1965, vous avez fait scandale en vous exprimant sur l'état de l'édition. Que diriez-vous aujourd'hui ?

    — J'ai toujours pensé que l'édition se divisait entre ceux qui travaillent pour l'éternité et les autres. Tout le monde se plaignait alors de l'inflation des titres, de la crise du livre, de l'influence des prix littéraires, des rachats, des débuts de la concentration. J'avais affirmé qu'il ne fallait pas confondre usine et édition. Je dirais la même chose aujourd'hui, en pire ! 500 romans à la rentrée, c'est l'aberration même !

    — Si vous étiez jeune éditeur aujourd'hui, que feriez-vous ?

    — La situation « de notre temps » était à la fois plus et moins dure qu'aujourd'hui. Nous n'avions pas d'argent, mais l'aventure était plus joyeuse. On a parlé justement de nouvelles « années folles » à propos de ces années soixante. La qualité de l'individu et l'attention de toute une société littéraire comptaient plus qu'aujourd'hui. Même un Gaston Gallimard, qui était une crapule en tant qu'homme d'affaires, avait un sens littéraire indéniable que n'ont plus les gestionnaires actuels. Cela dit, si j'avais à recommencer, ce serait comme avant, et comme le fait aujourd'hui mon amie et éditrice Viviane Hamy: avec peu de livres et beaucoup de passion !



    « Pas question, Messieurs et Mesdames, de se rendre !»


    Toujours très vert à l'approche de ses 80 ans, l'œil malicieux et l'esprit vif, Jean-Jacques Pauvert se prête volontiers à l'exercice de l'entretien dans les bureaux vitrés des Editions Viviane Hamy donnant sur une arrière-cour du quartier de la Bastille.
    La veille encore, il se trouvait au Réal, sa thébaïde des hauts de Saint-Tropez où il travaille à la suite de ses Mémoires, et voici l'été sur son Paris où il vit le jour à Montmartre, tout à côté de chez Marcel Aymé, son premier complice d'édition ...
    Au naturel, l'éditeur réputé « sulfureux » n'a rien de l'agité débraillé ou libidineux, aussi élégant dans sa conversation que dans sa mise de dandy bohème à bottines. La partie personnelle, voire intime, de La traversée du livre est d'ailleurs marquée par la même « tenue », qui révèle un homme de goût sous les dehors de l'anarchiste, un homme de cœur aussi dont les aveux (notamment le récit de sa liaison avec Régine Deforges qui le contraignit à mener double vie pendant des années) n'ont rien de l'étalage au goût du jour. Contre toute censure aussi bien, mais non sans classe ...

    Saluant au passage l'ami lausannois Claude Frochaux, qui « inventa » la tranche noire de la fameuse collection Libertés et fut libraire au Palimugre, de même qu'il rend hommage aux imprimeurs suisses dans son livre, Jean-Jacques Pauvert incarne le Paris et la France de Léautaud (qu'il publia presque) et de Voltaire (qu'il publia vraiment), mais aussi l'amour de la langue française affinée par Sade et Bataille, et toute une époque de fronde préludant à Mai 68, qui revit magnifiquement, de Genet à Siné, ou de Vian à Chaval, dans ce premier volume de Mémoires avalé à grandes bouchées gourmandes, comme un roman !

    Jean-Jacques Pauvert, La traversée du livre, Editions Viviane Hamy, 478 pp.

  • Michel Serres l'arborescent

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    Il se voulait philosophe pour tous, à mi-chemin de la science et de la littérature, terrien et navigateur, érudit humaniste et compère de bon sens, ami de René GIrard plus que des "modernes " au goût du jour;  Il vient de mourir à l'âge de 88 ans. Par manière d'hommage , voici l'entretien à qu'il m'avait accordé chez lui, Paris, à propos de Rameaux...
    “Le monde d’aujourd’hui hurle de douleur parce qu’il commence son travail d’enfantement”, écrit Michel Serres à la première page de Rameaux, dont l’image du titre annonce les thèmes: filiation, dépassement de l’opposition du tronc-père et du fils-rameau ou de la science-fille, transformation de l’information objective en connaissance subjective, repérage de ce qui fait vraiment événement, attente de nouveaux avènements. Au seuil d’une Renaissance, entre régression obscurantiste et métamorphose de la perception et des savoirs, le penseur affronte l’à-venir dans la double relance du Grand Récit de la science et des écrits littéraires scandant l’évolution spirituelle de l’humanité. Après Hominescence et L’incandescent, sa réflexion alterne flèches de sens et cristallisations d’images, synthèses fulgurantes et relances personnelles, dans une sorte d’effervescence poétique qui engage l’attention vive du lecteur.

    - Pourriez-vous situer ce nouveau livre par rapport aux précédents ?

    - Après Hominescence où je tentais de faire le point sur quelque chose que je n’osais pas appeler hominisation, terme un peu lourd, puis L’incandescent, deux livres aux titres inchoatifs, se référant au début d’une évolution, comme adolescence ou arborescence, j’ai été tenté d’appeler celui-ci Arborescence. Craignant la répétition, je l’ai donc appelé Rameaux pour évoquer des questions aussi simples que: qu’est-ce qu’une nouveauté, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans les nouvelles, qu’est qu’une naissance, qu’est-ce qu’un événement, qu’est-ce qu’une invention ? Ce qui m’y a amené, c’est une nouvelle perception des sciences. J’avais relevé déjà, dans L’Incandescent, ce que j’appelle le Grand Récit, à savoir cette coulée gigantesque datée par les sciences, et qui permet de suivre les émergences successives de l’univers, de la planète, de la vie et de l’homme. Ce qui m’a intéressé cette fois, c’est de parler de ces émergences imprévisibles et contingentes, observées par les sciences, dans leur rapport avec le récit que font les littératures des mêmes phénomènes.

    - Comment le thème de la filiation humaine a-t-il cristallisé ?

    - Tout à coup, j’ai eu l’idée que le tronc majeur qui supportait le rameau était quelque chose comme le père, et que le rameau était filial. Lorsque l’idée de contingence est venue s’ajouter à celle de la nécessité des lois, je me suis aperçu que dans les dialogues qu’il pouvait y avoir entre, d’un côté, l’homme politique, le journaliste ou l’homme de la rue, et, de l’autre côté le savant, je me suis aperçu que le savant ne répondait plus comme autrefois. Autrefois, le savant énonçait la vérité comme un prophète ou comme un sage, qui détenait la vérité. Aujourd’hui, lorsqu’on lui demande si c’est risqué de se lancer dans l’aventure des OGM ou du clonage, il hésite et parle de pourcentages de risques “dans l’actuel état de la science”. Il a, par rappoprt à la vérité, une sorte de modestie et un nouveau recul, ayant pris conscience du détail et de l’infinie complexité de ces problèmes, et par conséquent il n’a plus la vision arrogante du scientiste de naguère.

    - De quand date ce changement d’attitude ?

    - Les problèmes posés par la science ont surtout inquiété la conscience éthique dès la fin de la guerre. Il y avait certes eu des alertes dès la fin du XIXe siècle, comme on le voit chez un Michelet. Mais la coupure nette date de l’explosion des bombes atomiques. Ce traumatisme me fait opposer la science-mère et la science-fille. Et puis ce qui est nouveau est d’un ordre plus profond: c’est une sorte d’harmonie et d’unité entre le savoir scientifique, les récits littéraires, l’existence ordinaire des hommes, et même quelque fois la religion, puisque je parle de saint Paul, comme s’il y avait tout à coup une bascule de culture qui faisait voir l’unité de toutes nos expressions.

    - Qu’avez-vous découvert de neuf chez l’apôtre Paul ?

    - Cette nouveauté que je perçois depuis trois livres dans l’histoire contemporaine, j’ai eu un moment à la comparer à des nouveautés semblables. Je crois que nous vivons une période assez analogue à la fin de l’Antiquité et à la Renaissance. A chaque fois, il a été question de reformuler ce que pouvait être un homme. Il y a ainsi chez Montaigne une recherche de l’homme survivant à l’effondrement du Moyen Age. Si je parle de Paul, c’est que la fin de l’Antiquité est un moment comparable. Paul aussi se pose la question de savoir ce qu’est l’homme. Lui qui partage les trois appartenances aux mondes juif, grec et romain, déclare aux Galates: ni juif ni grec, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre. L’homme de l’Antiquité se définissait comme appartenant à telle nation, telle classe ou telle religion, alors qu’il crée l’homme universel, indépendant. Au fond, le moi moderne n’est pas inventé par saint Augustin, comme je le croyais, mais par Paul. C’est lui qui fonde d’ailleurs le genre de l’autobiographie. C’est à la fois l’inventeur du “moi” et de celui qui s’exprime.La conscience moderne naît à ce moment là. Je prends donc Paul comme philosophe-témoin actif de cette bascule de culture. C’est une prise de conscience assez récente. Philosophe de métier, j’ai plutôt une âme grecque, formée par la grande tradition qui va de Platon aux épicuriens. La philosophie est un long commentaire du platonisme. Du coup, je ne comprenais pas saint Paul, pas plus que l’aréopage d’Athènes auquel il parle et qui l’accueil avec des sarcasmes. Je l’ai compris à cause de ma réflexion sur la nouveauté. La métaphore du rameau vient d’ailleurs de Paul, qui greffe un nouveau rameau. Il y a chez Paul un appel à l’universalité et à cette notion très actuelle de citoyen du monde.

    - Quels sont vos rapports personnels avec le “tronc” judéo-chrétien ?

    - J’ai toujours été très intéressé par l’histoire des religions. Tous mes livres en portent la trace. Dans ce livre, je redéfinis d’ailleurs les notions de foi et d’espérance par rapport à l’émergence d’un nouveau monde. Quand on parle de l’émergence de l’homme, on évoque l’événement datant de 7 millions d’années correspondant à la station debout et à la perte de sa toison, mais l’événement lié au fait qu’il commence à dire “je” n’est pas moins important.

    - Que pensez-vous du rapprochement, opéré par certains, dont les frères Bogdanov et Jean Guitton, entre les questions de nos origines liées aux découvertes de l’astrophysique et les réponses de la religion ?


    - Il est certainement légitime de se poser la question, mais certainement pas d’y répondre d’une façon aussi douteuse. J’y vois une sorte de rafistolage à la façon du XIXème siècle. D’ailleurs Jean Guitton ne connaissait pas un traître mot de la science...

    - Vous affirmez que nous avons besoin aujourd’hui de saints. Qu’entendez-vous par là ?

    - Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson décrit avec beaucoup de soin la trilogie du génie, du héros et du saint. Mais je pense que ce tripode est un peu bancal. Les héros et les génies sont un peu des Rastignac qui s’imposent à la société, dont le tombeau se trouve au Panthéon et qui donnent leurs noms aux rues. Ce sont des gens de la gloire, dont la sainteté n’a cure. Du coup, la liste des saints est inconnue. Je me moquerais volontiers des héros et des génies, alors que je respecte beaucoup plus celui dont la vie bonne éclaire sa localité et ne fait pas de vagues. Le héros et le génie font partie de la Star Académie (Rires).

    - Avez-vous rencontré des saints ?

    - Oui, je le crois. De telle sorte que je tairai leurs noms...

    - Que lien y a-t-il entre le sacré et cette sainteté-là ?

    - Je suis assez d’accord avec René Girard sur ce point. Je crois que le sacré est lié à la mort et au sacrifice. Il y a ainsi des religions, très archaïques, qui pratiquent le sacrifice humain ou animal. Au fur et à mesure que l’histoire avance, les religions deviennent de plus en plus douces, et je vois la sainteté comme un relais du sacré. Les “religions” les plus modernes se caractérisent par le refus du sacré. Nous le voyons dans les moeurs d’aujourd’hui. Nous fabriquons du sacré au rabais. Lorsque la princesse Diana a été embaumée comme une sorte d’héroïne, je n’ai pu m’empêcher de penser que notre société fabriquait exactement l’apothéose romaine, lorsque les empereurs devenaient des dieux. A la télévision, le sacrifice humain est de retour en force, comme une espèce de tentation sociale première. Nos sociétés sont très avancées du point de vue scientifique ou technique, mais extrêmement archaïques du point de vue de cette régression.

    - Comment retrouver le sens et la confiance ?

    - La représentation de la violence diffuse, à l’horizon de nos mentalités une sorte d’assombrissement angoissé. Dans les médias actuels une bonne nouvelle n’est jamais une nouvelle. C’est une mauvaise nouvelle qui est jugée “bonne” à faire la Une. Et pourquoi diffuse-t-on de mauvaises nouvelles ? Parce que le public désire de mauvaises nouvelles. Aristote disait déjà que l’essence du spectacle est la terreur et la pitié. Or vous avez bien que tous les journalistes ont lu Aristote (Rires). La terreur et la pitié font toujours recette, tandis que l’optimisme ne se vend pas. Aujourd’hui, ceux qui disent que tout va mal sont fêtés.

    medium_Serres6.jpg- Qu’est-ce qui vous incite à la confiance ?

    - Essentiellement: une réelle connaissance de la science, qui fait défaut à la plupart des philosophes de la catastrophe. Il faut cesser de ressasser la formule “après-moi le déluge”. Si la philosophie a un souci, c’est de préparer des outils pour les générations futures. Si on ne leur transmet que de l’angoisse et de la terreur, je ne vois pas comment elles survivront. Ce qui me frappe dans les messages apocalyptiques de certains adversaires de la science et de la technique, c’est qu’ils reprennent exactement les mêmes arguments qu’on utilisait au XVIIe siècle pour stopper l’entrée de la pomme de terre en Europe, supposée empoisonner. Bien sûr, nous agissons sur le climat et devons rester très prudents en matière d’écologie. Pourtant je prône un optimisme de combat: il faut agir et non pas se lamenter. La connaissance est en outre plus féconde que l’opposition systématique.

    - Il y a cependant une inadéquation de l’enseignement par rapport aux deux pôles de la connaissance...

    - On forme toujours deux populations très séparées en enseignant d’un côté les sciences et de l’autre les humanités. Les littéraires ne savent pas la science et les savants n’ont pas de culture humaniste, éthique ou philosophique. Du coup, on oublie qu’on habite la planète, dans un environnement où tout est lié, et non seulement les humains. Si vous regardez les institutions internationales, vous constatez que toutes sont liées aux relations humaines, et qu’aucune ne s’occupe de l’air, de l’eau du feu ou du vivant. J’aimerais bien qu’on établisse une institution internationale où l’homme politique recevrait, à la barre les représentants de l’air, de l’eau ou de la forêt... Sur dix conflits dans la planète, il y en a cinq ou six qui ont pour enjeu les sources d’eau, Dans le conflit israélo-palestinien, on ne le dit jamais mais c’est l’eau qui est en jeu, de même que le pétrole est à la base de la guerre en Irak. C’est de la planète qu’il s’agit.

    - Vous qui enseignez aux Etats-Unis qu’observez-vous chez vos étudiants ?

    - J’observe un mélange de plus en plus varié de population, comptant parfois dix à quinze nationalités différentes, dix langues ou six religions. D’enseigner à des mélanges change l’enseignement, du fait des susceptibilités variées, des manières de parler. On voit en tout cas que se forme un citoyen du monde. Ce mélange multiculturel finit par former une voix commune. Il y a, de toute évidence, un nouvel homme en formation.

    - Comment vous situez-vous dans le monde intellectuel ?


    - Un peu à l’écart. La plupart des intellectuels sont orientés politiquement et dispersés en discipline. J’ai l’impression, pour ma part, d’avoir effacé la barrière des disciplines.

    - Quel est finalement le message de Rameaux ?

    - L’essentiel du message de Rameaux est de dire que les événements son réellement contingents. Vous ne savez pas ce qui va vous arriver en sortant de chez moi. Bergson parlait déjà du jaillissement ininterrompu de l’imprévisible nouveauté. Ce qui me dnne confiance, si je fais le bilan de ce qui m’est arrivé de bien dans la vie, c’est que ce furent toujours des événements qui n’étaient pas prévus. Mais chaque événement arrive sur des pattes de colombes ou comme un voleur dans la nuit et vous pouvez ne pas le percevoir. Pour qu’il vous arrive, il faut que vous le perceviez et en fassiez quelque chose.

    - Qu’est-ce qui vous inquiète le plus aujourd’hui ?

    - Ce qui m’inquiète le plus, c’est précisément cette énorme vague d’inquiétude qui submerge le monde, cette espèce de maximisation de la terreur. On parle beaucoup de violence, dans la monde d’aujourd’hui. Mais imaginez qu’un homme de mon âge a assisté, depuis 1936 et les guerres de la décolonisation, à la disparition de dizaines de millions d’êtres humains. Qu’est-ce que la violence d’aujourd’hui à côté de ce bilan ? Ce qui me fait peur aujourd’hui, c’est à quel point le gouvernement d’un Bush agite la terreur et la violence. Mais que risquent donc les Américains ? Cette surenchère de la terreur est inquiétante. La violence a toujours été notre problème. Elle est le problème humain par excellence, et nous sommes toujours en train de la négocier par la culture, par la langue, les arts, la religion, la guerre aussi. L’abominable saccage des deux guerres mondiales est sans proportion avec la violence actuelle, qui est en revanche sur-représentée par les médias.

    - Vous insistez beaucoup sur l’émancipation liée à l’information...

    - J’y ai beaucoup insisté dans Hominescence, car cela change non seulement les relations humaines, mais aussi l’espace dans lequel nous vivons. Autrefois on vivait dans des réseaux bien définis, alors que nous vivons aujourd’hui dans un espace où on redéfinit les voisinages. L’immédiateté du courriel, fait que je suis le voisin de quelqu’un qui habite à Florence ou San Francisco, et très éloigné de quelqu’un qui habite dans la maison d’â côté. Les distributions de l’espace et du temps ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus le même monde.

    - Comment imaginez-vous la nouvelle culture à venir ?

    - Je crois que la culture va changer d’horizon. Qu’est-ce que c’était qu’un homme cultivé il y a vingt ou trente ans ans de ça ? c’était un homme qui avait derrière lui les 4000 ou 5000 ans de sa culture gréco-latine, hébraïque ou égyptienne. L’homme cultivé avait un âge: il avait 5000 ans. J’ai soudain l’impression que l’homme cultivé d’aujourd’hui à 15 milliards d’années. Il a derrière lui le grand récit de l’univers et de la planète. La culture a changé d’horizon temporel. En outre, l’homme cultivé d’aujourd’hui a un horizon spatial tout différent. C’est à dire qu’à faveur de ses voyages il commence à être un citoyen de la planète. Toutes ses références se sont extraordinairement élargies. Il nous arrive ce qui est arrivé à saint Paul à la bascule de l’Antiquité, qui élargit la notion d’humanité. Puis, à la renaissance, Montaigne élargit l’homme européen aux Indiens d’Amérique. Actuellement, l’élargissement est à la mesure du monde.

    Michel Serres. Rameaux. L'ouvrage a été réédité dans la collection de poche du Pommier.

    Michel Serres. Le sens de l'info. Entretiens avec Michel Polacco. 3Cd - MP3 13h.40 d'émission. France Info / Le Pommier, 2010.

  • Plus noir que neige


    A propos de Fargo, du Rat de Venise et de J'étais Dora Suarez

    Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.
    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez de Robin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?
    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissemt, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire.
    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire. Et de toute évidence, le tueur incarné par Peter Stormare, dans Fargo, est un enfant. D’une certaine manière, le marchande de bagnoles que joue William Macy, qui vient de lui demander d’enlever sa femme pour se tirer d’affaire, est aussi un enfant, mais alors : gâté. Il fuit. Il ne veut pas voir les conséquences. De la même façon, les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là : ils pensent déjà comme des adultes.
    Patricia Highsmith, elle, ne pense pas comme un adulte : elle a le même esprit de conséquence que Peter Stormare qui, quand un flic le chicane, le tue, et quand le corps d’un complice l’encombre, le passe au broyeur sans quitter son expression d’enfant mélancolique. Donc Patricia Highsmith se met à la place du rat, nous fait visiter Venise à hauteur de rat, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié d’un visage de joli bébé simplement du fait que le bébé dégage la même odeur que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça.
    L’humour des frères Coen dans Fargo est du plus beau noir, comme l’est aussi, mais à la limite du supportable, l’éclat du scalpel de Robin Cook dans J’étais Dora Suarez, qui frise le gore et me semble donc d’un noir moins pur.
    Le plus beau noir peut être panique, mais pas guignolesque. Les enfants gâtés et les adolescents se font peur avec du gore qui n’est que la face inverse du rose pompon, c’est-à-dire qu’il esquive le réalisme absolu cher à l’enfance. Le noir de la neige s’en ressent.
    L’enfance vous regarde foutus cons que nous sommes. Les filles et les pères américains (dans Fargo autant que dans Le secret de Brokeback Mountain) essaient d’arranger les choses autant que les mères, mais les enfants et les rats l’entendent autrement, qui savent comment doit finir l’histoire…


    Fargo des frères Coen. En DVD. // Patricia Highsmith. Le rat de venise. Et autres histoires de criminalité animale à l'intention des amis des bêtes. Calmann-Lévy. // Robin Cook. J'étais Dora Suarez. Rivages poche.

  • Nomades

    Nomade.jpg
    Nous nous trouvons dans les hautes montagnes du Kurdistan, sous une tente de peau de buffle où sont réunis de magnifiques jeunes gens aux oreilles percées. Tu es vêtue de ton pull grec et je me sens la tranquillité d’un prince au Conseil de Paix. Ta mère siège au milieu des sages à la peau bleue. Ta mère dit clairement aux jeunes gens qu’ils sont magnifiques. C’est cela que j’ai toujours aimé chez ta mère. Ta mère nous offre un thé de menthe et l’une des jeunes filles fait admirer son admirable paire de colombes aux jeunes gens qui l’entourent. Ta mère nous sourit avant de clamer que de telles colombes doivent être chantés par les aînés autant que par la jeune garde, et les jeunes gens se lèvent l’un après l’autre et chantent les colombes en souriant à ta mère.

  • Mémorialiste de l’émouvance

    cinéma,littérature


    Rencontre avec Richard Dindoen 2006. À ne pas manquer: la projection de son dernier film, peut-être son chef-d'oeuvre, Le Voyage de Bashô, au cinéma Capitole de Lausanne, le 2 avril à 20h.30.

    L’œuvre de Richard Dindo, riche de plus de vingt films, est à la fois très actuelle et « travaillée » par une (re)lecture extrêmement sensible de vies du proche passé, le plus souvent rebelles, du « traître à la patrie Ernst S. » à Che Guevara, ou des combattants suisses dans la guerre d’Espagne aux étudiants contestataires massacrés au Mexique. Si Dindo a participé à la mouvance du cinéma engagé dans l’esprit de mai 68, ses films ne se sont jamais bornés pour autant à cette dimension politique.

    cinéma,littérature

    L’émotion liée aux destins humainement ou artistiquement exemplaires (Paul Grüninger le sauveteur de Juifs ou Charlotte la merveilleuse imagière déportée, et Max Frisch, Rimbaud ou Kafka, Genet ou le Matisse d'Aragon), la défense de valeurs fondamentales et l’affirmation d’un langage personnel spécifiquement cinématographique, où le sens et la beauté fusionnent, marquent également le travail de ce maître du documentaire qu'il dit lui-même « épique ».

    cinéma,littérature

    - Quel a été votre premier rêve de cinéma ?
    - Je peux dire que je suis un enfant de la littérature et du cinéma. Autodidacte, je me suis fait grâce aux livres, aux films...et aux femmes. J’ai commencé de lire vraiment vers douze ans, pratiquement seul au monde. Ma mère avait quitté la famille, mon père ouvrier n’était jamais présent. Je ne pense pas avoir échangé plus de trente ou quarante phrases avec lui de toute ma vie. Mon cinéma est d’ailleurs marqué par l’absence paternelle. J’étais donc seul, avec un frère, dans une maison vide, et je me suis fait tout seul. C’est ma faiblesse et ma fierté. J’ai donc lu La Guerre et la Paix de Tolstoï à douze ans. A seize ans, j’ai découvert Proust dans une librairie d’occasion. Je vivais dans une maison de jeunes où nous touchions 15 francs d’argent de poche par mois. Je suis tombé sur un texte qui s’intitulait Combray, qui m’a tout de suite fasciné par l’écriture, et je suis assez fier, moi qui n’était qu’un fils d’ouvrier, d’avoir compris cette écriture dont la musique n’a cessé de me hanter depuis lors. Entre Tolstoï et Proust, j’ai été marqué par la lecture d’Hemingway, de Brecht et surtout de Frisch qui figurait le mieux mon rapport à la Suisse. Dès ma vingtième année, lorsque j’ai commencé à rêver de cinéma, j’ai désiré rencontrer Frisch et faire un film avec lui et raconter ce qu’il y a d’autobiographique dans ses romans. Max Frisch était ma figure paternelle. C’est l’homme qui m’a réconcilié avec la Suisse. Le premier Journal m’a tout de suite passionné. Grâce à Frisch je me sentais un peu chez moi à Zurich. Sinon je m’y sentais en exil. Frisch était la personne que j’avais le plus envie de rencontrer dans mon adolescence, comme le père inconnu. Avec Kafka, c’est le seul écrivain de langue allemande avec lequel je me sens absolument familier, dans un rapport filial et fraternel: filial avec Frisch, fraternel avec Kafka. Je crois les comprendre à travers le langage. Sinon je vis dans la littérature française. En langue anglaise, un tel rapport ne s’établit qu’avec Henry Miller. Lorsque je suis allé à Paris, à vingt ans, j’avais deux raisons principales: devenir un enfant de la Cinémathèque et lire Proust en français. J’ai appris le français en lisant Proust. Je n’ai jamais fait d’études.

    cinéma,littérature
    - Fréquentiez-vous le milieu intellectuel ou artistique zurichois ?
    - Absolument pas. J’ai toujours été un sauvage. Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai rencontré Fredi M. Murer, qui m’a beaucoup aidé au départ. Je n’ai jamais fréquenté aucun milieu. J’ai passé ma vie à faire des films et à courir après les femmes. Mais je vis en dehors de la société. Je lis trop. Par ailleurs, je n'ai aucune ambition sociale.

    - Quels ont été vos premiers chocs, question cinéma ?
    - Je dirai : Huit et demi de Fellini et Vivre sa vie de Godard, vers l’âge de dix-huit ans. Ces deux fois, en sortant de la salle dans la rue, le monde me semblait avoir changé - la couleur du monde me semblait avoir changé. A partir de là j’ai commencé de rêver de cinéma, de penser cinéma.
    - Votre premier rêve a-t-il immédiatement été le documentaire ?
    - Oui. Je suis un enfant de la fiction. Mais un fabricant de documentaires. Je ne sais pas inventer une histoire. L’imaginaire ne m’intéresse pas. En plus, je n’avais pas le bac. Aucune formation .Aucune école de cinéma ne m'aurait accepté. Mais  j’avais vu Pierrot le fou en allemand. J’ai compris la nouveauté, la radicalité de ce film. Et j’ai décidé de venir à Paris, à cause de Godard. J’ai appris que les cinéastes de la Nouvelle Vague allaient à la Cinémathèque. Donc j’ai décidé d’y aller à mon tour. Sur quoi j’ai rencontré une femme qui m’a nourri et logé. Je n’ai jamais travaillé. Pendant des années, je n’ai fait qu’aller au cinéma et lire. Mon film sur Kafka sort ainsi du cinéma classique : de John Ford et de Hitchcock. Je suis un homme de la deuxième nature. Nietzsche disait qu’il y avait une première nature, fixée par le hasard de la naissance et de l’éducation, après quoi se construisait la deuxième nature, par choix personnel, souvent dans une autre culture. J’ai choisi la culture française et de devenir un autre, d’une certaine manière. A ce propos, mon Rimbaud est maudit en France, parce qu’il va contre le cliché. Sauf à l’anniversaire de Rimbaud, à Charleville, où il a fini par être accepté, mon Rimbaud n’a pas eu une projection publique depuis 1991.  Le Kafka aura probablement le même sort en Allemagne. C'est que je détruis l'image convenue de Rimbaud et de Kafka.

    medium_Dindo1.2.jpg- Et la fiction là-dedans ?

    - J’ai raté un film sur la guerre d’Espagne, parce que je n’ai pas suivi ma première idée. Dès qu’on commence à hésiter, on perd sa conviction. En 1982, je suis allé en Espagne avec le fils d’un combattant d’Espagne, Je voulais faire ce film en super-8 et puis j’ai pris un acteur et j’ai détruit ce film avec un acteur. Là j’ai compris que je suis né pour le documentaire. Mais un documentaire débordant, un documentaire qui cherche sa propre fiction. Je crois que le documentaire est limité, qu’on déborde forcément par la fiction.

    medium_Kafka.jpg- Quel est l’origine du film sur Kafka ?
    - Durant toute mon adolescence, j’ai eu envie de marcher sur les pas de l’écolier Kafka. Il raconte ce chemin dans une lettre à Milena, et j’aurais toujours voulu le refaire. Cela m’a pris presque quarante ans. Je connais ce chemin par cœur. Lorsque j’ai envie de connaître vraiment quelqu’un, je fais un film sur lui. Pour moi, faire du cinéma consiste à rencontrer des gens et des paysages, puis de mémoriser ces rencontres et ne plus jamais les oublier. Je suis attaché au lieu de mémoire. Le lieu de mémoire est forcément émouvant. C’est pour ça que je dis mon cinéma cinéma de l’émouvance. C’est peut-être bête, mais je suis ému de savoir que Kafka a vécu dans cette maison. Pour moi, la mémoire est fondamentalement émouvante. Je travaille sur cette émotion. J’ai attendu longtemps de faire ce film car j’essaie d’enrichir mon territoire de cinéaste avec chaque film. Chaque fois je vais plus loin. J’ai toujours une vingtaine de projets en tête. Je rêve parfois mes films des décennies à l’avance. Moi qui suis très impatient, j’attends le bon moment pour faire un film juste par rapport à mes moyens. Chaque film est un élément de l’œuvre. Chaque film a sa place dans l’oeuvre. D'ailleurs je commence à ressentir un contentement à l’idée que j’ai créée une œuvre qui tient debout.

    cinéma,littérature

    - Comment construisez-vous un film comme le Kafka ?
    - C’est totalement intuitif, mais j’ai en moi une logique de montage, que j’ai acquis en 35 ans d’expérience. J’ai toujours monté mes films moi-même. L’idée principale du Kafka, c’est les acteurs. L’idée-clef est ici l’acteur. Je travaille sur la parole des morts. Je réveille les morts et les fait mourir. Le jeu des surimpressions mime cette arrivée et cette disparition permanente des protagonistes et correspond à une réflexion sur la résurrection par la parole. « Par où commence le monde, par la parole ou par l’image ? », se demande le poète Edmond Jabès. Les gens du cinéma essaient toujours de nous faire croire que le cinéma se réduit à des images qui bougent, et donc que le monde a commencé par l’image. Moi je crois qu’il a commencé par la parole. Avec Kafka, comme avec Rimbaud, j’ai choisi un certain nombre de phrases qui sont des phrases que je rêve moi-même à travers Rimbaud ou Kafka, qui les définissent. Je travaille comme un analyste écoute son patient. Je pense que l’apprentissage de l’autre commence par la parole. Vous ne sauriez jamais rien de quelqu’un en ne faisant que le regarder. L’image ne dit rien de vous. Mon cinéma est un travail de lecture. Chaque phrase est objet de lecture. L’image devient parlante par tout ce qu’on en sait à travers la parole : ainsi du visage de Kafka. Bien entendu, il y a déjà des images dans le texte, et des paroles dans l’image.  Dans un documentaire sur un mort, il n’a que la parole, les paysages et les documents. Comme les témoins oculaires étaient morts, je les ai remplacés par les acteurs. Enfin, je donne des choses belles à entendre et à voir dans le film.
    - Qu’est-ce pour vous que la beauté ?
    - C’est une longue histoire. Moi, fils d’ouvrier, j’ai compris ce qu’était la culture à Bagdad, il y a très longtemps. Je me suis retrouvé, à vingt ans, au musée national de l’Irak, tout seul. Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture signifie fabriquer de beau objets qui sont en même temps des objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire. Ce que nous pouvons savoir de Sumer tient à cela, Je crois beaucoup aux objets qui ne périssent pas.
    - Quels sont vos rapports avec l’écriture ?
    - J’écris un journal, à la manière de Léautaud, représentant des milliers de pages et que seules mes filles liront un jour. J’écris beaucoup, en outre, autour de mon travail.
    - Qu’est-ce qui lie l’ensemble de vos films si divers ?
    - Contrairement à ce qu’on croit, je travaille toujours dans l’émotion, et c’est pourquoi je revendique la filiation d’un John Ford. Par ailleurs, je suis un homme à projets. Je rêve mes films à l’avance. Le moteur de mon existence, à travers toutes les tribulations, c’est le projet : le rêve d’un prochain film. Comme je n’ai aucune ambition sociale, c’est le projet qui me donne de l’énergie.

    cinéma,littérature
    - Quel est alors votre projet actuel ?
    - J’aimerais faire un film grand public, sur des Américains qui pensent qu’il faut coloniser Mars. Ce serait à la fois un constate de situation sur tout ce qui nous attend sur terre, en termes de catastrophes, et l'aperçu de ce rêve fou de recréer une Amérique sur une autre planète Ce ne sera pas une fiction mais un documentaire en partant de portraits de gens que je vais rencontrer aux Etats-Unis. (Zurich, le 12 janvier 2007)

    (Cet entretien, à l'état d'émincé, a paru dans l'édition de 24 Heures du 17 janvier 2006. En 2016, Richard Dindo préparait un film sur le poète japonais Bashô.)


    Richard Dindo en 10 dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « raté » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdon. Dernier film « politique ». Liste à compléter...

  • Le gai savoir de l'anar

     littérature

    Portrait de Claude Frochaux, éditeur et écrivain, auteur de L'Homme seul et de L'Homme religieux suivi de L'Homme achevé.


    L’humanité, pour Claude Frochaux, se divise en deux catégories: les simples et les compliqués. Les simples ne croient qu’à la matière; Dieu n’est qu’une création de l’homme, animal évolué dont l’âme meurt avec le corps. Les compliqués, eux, croient en une transcendance, et tout se complique.

    Mais Claude Frochaux là-dedans ? S’il se dit du parti des simples, son portrait n’en est pas moins compliqué à tracer simplement. Car il y a de l’aventurier chez cet octogénaire à l’air de père tranquille, et de l’anarchiste jamais rangé des idées subversives en ce fils de marchand de vin du Landeron qui, dans la nuit du 21 février 1961, avec trois compères, réveilla la cité de Calvin en attaquant le consulat de l’Espagne franquiste au cocktail Molotov...

    littérature


    Pas si simple à admettre pour des parents catholiques traditionalistes qui avaient espéré que leur fils aîné reprendrait l’affaire familiale. Dès 18 ans cependant, le très mauvais élève du collège Saint-Michel de Fribourg, plus nul encore au gymnase de Neuchâtel, s’était révélé … simplement compliqué, ajoutant à sa nullité scolaire une crise d’identité carabinée. Du moins sa mère, institutrice et portée sur la lecture, avait-elle flairé un avenir au précoce fou de livres : la librairie…
    «J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie !», s’exclame aujourd’hui le libraire-éditeur-écrivain. « J’ai toujours fait les bonnes rencontres au bon moment. De Lausanne, où j’ai appris mon métier de libraire chez Payot, dès 1954, à Zurich et Londres (chez Foyles) ou nous travaillions beaucoup mais dans le bonheur, puis à Genève où j’ai rencontré le plus extravagant ami en la personne de Jean-Jacques Langendorf, à Paris où je me suis plongé dans la bohème de Saint-Germain des Prés comme employé du légendaire Jean-Jacques Pauvert, enfin à Lausanne où j’ai repris la petite librairie des Escaliers du Marché avant de me lancer dans l’aventure des éditions L’Âge d’Homme, au côté du génial Dimitri, j’ai toujours fait ce que je voulais et ce que j’aimais ! »

    littérature
    S’il se dit rationaliste et déterministe, Claude Frochaux n’en est pas moins un romantique à sa façon, intarissable sur ses folies de jeunesse, dont il exalte les années où il partit avec Langendorf sur les traces de Lawrence d’Arabie, fomenta l’attentat de Genève, entre orgies de cinéma et nuits blanches à refaire le monde ou à parler de livres, notamment avec un homme qu’il dirait aujourd’hui le compliqué par excellence : Vladimir Dimitrijevic qu’il accompagna trente ans durant malgré l’opposition totale de leurs opinions politiques et philosophiques. « J’ai vite compris qu’avec ce conservateur anticommuniste et chrétien jusqu’au mysticisme, la cohabitation serait impossible sans réserve mutuelle…» Et l’interlocuteur privilégié des auteurs romands de rappeler l’enjeu de cette aventure : un catalogue au bilan fabuleux, sans pareil en Suisse romande et bien au-delà.
    Et l’écrivain Claude Frochaux lui-même, entré en littérature la trentaine passée avec un roman préfigurant une œuvre singulière, intitulé Le lustre du grand théâtre et parrainé par le seigneur du style qu’était André Pieyre de Mandiargues ? « Le lustre représentait bien cette menace magnifique que je sentais au-dessus de moi, qui pourrait me tomber dessus et que j’imaginais me traverser sans me blesser… En fait, je me suis toujours senti vulnérable», ajoute ce doux subversif qui n’en défia pas moins l’ordre établi (dont témoigne le délectable récit d’Aujourd’hui je ne vais à l’école) pour s’en prendre à l’être sans doute le plus compliqué de la Création, identifié sous le nom de Dieu.
    «À vrai dire je n’ai rien contre Dieu », précise alors l’auteur de l’immense et dérangeant Homme seul, qui vient d’aggraver son cas avec L’Homme religieux. «Si j’ai perdu la foi à 18 ans, le sujet m’a toujours passionné. J’ai toujours voulu savoir « comment ça marche », et le fait est qu’en tuant nos dieux nous avons réduit nos cerveaux, car la religion a bel et bien été le tremplin de notre plus haute imagination et de la grandeur humaine »…



    DATES

    1935 Naissance à Berne, de parents neuchâtelois.
    1954 Apprentissage de libraire à Lausanne
    1956-64. Libraire à Zurich, Londres (Foyles) et Genève. Voyage au Moyen-Orient avec Jean-Jacques Langendorf.
    1961-62 Attentat anarchiste contre le consulat d’Espagne à Genève. Procès et prison.
    1962-64 Libraire à Paris, au Palimugre.
    1967 Le lustre du grand théâtre, premier roman, paraît au Seuil. Dix livres, romans et essais, suivront, tous à L’Age d’Homme.
    1965-68 Reprend la librairie Rieben à Lausanne.
    1979 Naissance de Sylvain, suivi de Marc en 1981.
    1996 Parution de L’Homme seul, essai. Prix Lipp 1997.
    1968-2001 Editeur avec Vladimir Dimitrijevic, à L’Âge d’Homme.

  • Brando le mouton noir

    Avec Le bel obèse, Claude Delarue  signe un livre à la fois captivant, cinglant, amusant, émouvant, profond sans jamais peser.

    16281552.jpgQui fut vraiment Marlon Brando ? L’un des plus grands acteurs du XXe siècle ? Certes, mais encore ? Un mufle odieux à ses heures ? Sans doute. Un mégalo dépressif chronique ? Sûrement. Un interprète génial crachant sur le cinéma ? Un tombeur de femmes crachant sur le sexe ? Un boulimique à jamais inassouvi ? Un rustre capable de respect humain ? Un révolté sincère mais incompris ? Un extravagant ascète à sa façon ? Tout cela et bien plus, autant dire la complexité tordue faite homme, immense comédien et mec perdu : monstre fragile.

    Or son autobiographie en dit-elle beaucoup plus que la douzaine de bios qui lui ont été consacrées jusque-là ? Et que peut nous en apprendre un roman ? La réponse  est dans Le bel obèse, le plus extraverti (en apparence) et le plus puissant des romans de l’écrivain genevois de Paris, qui « sculpte » un grand fauve humain, aussi attachant qu’indomptable, dans la masse mouvante d’une destinée «inventée» mais toujours plausible, entre deux femmes et un ami constituant eux aussi de magnifiques figures romanesques.

    1033389664.jpgQu’est allé chercher Brandès sur l’île suédoise de Fårö cher à Bergman, où il se planque seul dans une propriété en bord de mer ? Est-ce en hommage au cinéaste qu’il adule en regrettant de n’avoir jamais joué pour lui ? A d’autres ! pense Laure Danielli, quadragénaire italo-franco-américaine qui vient de s’installer dans une grande maison toute proche de celle du «monstre», avec lequel elle a un compte à régler depuis plus de vingt ans. Humiliée sur un lieu de tournage par «l’Empereur», la jeune actrice qu’elle voulait devenir a sombré dans l’autodestruction avant de rebondir dans la fabrication de romans dont le succès international l’étonne la première, car elle se trouve plutôt médiocre romancière. Sa propre présence à Fårö, où elle a racheté la demeure du mari architecte d’une amie de jeunesse, est liée à ce passé, et comme une connivence teigneuse s’établit dès sa première visite à Brandès, qu’elle aide à se couper les ongles des doigts de pieds (pas facile pour un gros tas de 130 kilos) avant de lui offrir de l’aider à rédiger son autobiographie. Dans la foulée débarque une espèce de vieil hippie, porteur d’une drôle de sacoche tissée au mystérieux contenu : David pour son vieil ami Brandès, l’inoubliable Alkan pour ses anciens étudiants du Collège de France où il enseignait l’ethnologie, censé rejoindre l’acteur avec l’une des rares femmes qui aient à peu près « dompté » le fulminant étalon. Mais Emerinda Ullman n’est pas là, ou pas tout à fait. Car son fantôme, et pas seulement, apparaît parfois à Brandès, lequel a loué cette maison (où elle a passé son enfance) pour se racheter d’on ne sait encore quoi. On le verra : mais gardons-nous d’en «raconter» plus…

    S’il a les ingrédients d’un thriller, avec des « scènes à faire » carabinées, Le bel obèse impressionne pour d’autres raisons que l’« efficacité » : c’est que tout y sonne humainement vrai, jusqu’au grotesque spectaculaire qui va si bien à Brandès-Brando (son « vrai nom », issu de l’alsacien Brandeau…) et au tragi-comique grinçant dans lequel baignent quatre personnages hors norme en quête d’eux-mêmes et en proie aux mêmes démons : la solitude, le manque d’amour, le vieillissement, le besoin compulsif de créer, la maladie et la mort qui font les folles sur le carrousel du Happy End.

    Il n’y a actuellement, parmi les romanciers suisses, que Martin Suter (notamment dans le splendide Small World) pour combiner, avec autant de maestria, un scénario si captivant et un « sous-texte » si riche, des personnages si fouillés et une masse d’observations si pénétrantes sur l’époque, la « vraie vie » et ses illusions, la comédie humaine et les à-pics qui la cernent, l’émotion pure enfin d’un dénouement à chialer. Solidement ancré sur ce rivage nordique où Rabelais broute des fraises sauvages avec des moutons menacés de tremblante, riche d’évocations lyriques, tour à tour grinçant et poignant, scabreux parfois mais avec une sorte d’élégance, le sourire du désespoir aux lèvres, Le bel obèse, sans peser, a le poids des grands livres…    

    2098775535.JPGClaude Delarue. Le bel obèse. Fayard, 357p.

    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 15 avril 2008.

     

     

     

  • Riches Heures

    LUCIA4.JPG
    AmosOz.jpgDES LIVRES VITAUX. - Il y a, dans Austerlitz de W.G. Sebald, un caractère de nécessité qu’on ne trouve plus souvent dans la littérature actuelle. Je ne le trouve, à vrai dire, chez aucun auteur français contemporain, sauf peut être du côté des poètes ou des purs prosateurs. Je l’ai trouvé encore, très fort, chez Thomas Bernhard, mais pas partout. Je le trouve par bribes à chaque page d’Annie Dillard. Je le trouve parfois chez Haldas. Je le trouve chez un V.S. Naipaul ou chez un J.M. Coetzee. Je le trouve à chaque page de The same Sea d’Amos Oz.


    Highsmith17.jpgPLUS NOIR QUE NEIGE. - Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.
    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez de Robin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?
    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissent, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire froid.
    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire. Et de toute évidence, le tueur incarné par Peter Stormare, dans Fargo, est un enfant. D’une certaine manière, le marchand de bagnoles que joue William Macy, qui vient de lui demander d’enlever sa femme pour se tirer d’affaire, est aussi un enfant, mais alors: gâté. Il fuit. Il ne veut pas voir les conséquences. De la même façon, les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là : ils pensent déjà comme des adultes.
    Patricia Highsmith, elle, ne pense pas comme un adulte : elle a le même esprit de conséquence que Peter Stormare qui, quand un flic le chicane, le tue, et quand le corps d’un complice l’encombre, le passe au broyeur sans quitter son expression d’enfant mélancolique. Donc Patricia Highsmith se met à la place du rat, nous fait visiter Venise à hauteur de rat, et fait réagir le rat en rat, qui mange au passage la moitié d’un visage de joli bébé simplement du fait que le bébé dégage la même odeur que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça.
    L’humour des frères Coen dans Fargo est du plus beau noir, comme l’est aussi, mais à la limite du supportable, l’éclat du scalpel de Robin Cook dans J’étais Dora Suarez, qui frise le gore et me semble donc d’un noir moins pur.
    Le plus beau noir peut être panique, mais pas guignolesque. Les enfants gâtés et les adolescents se font peur avec du gore qui n’est que la face inverse du rose pompon, c’est-à-dire qu’il esquive le réalisme absolu cher à l’enfance. Le noir de la neige s’en ressent.
    L’enfance nous regarde. Les filles et les pères américains (dans Fargo autant que dans Le secret de Brokeback Mountain) essaient d’arranger les choses autant que les mères, mais les enfants et les rats l’entendent autrement, qui savent comment doit finir l’histoire…

    TOUT DIRE. - Un écrivain peut-il tout dire? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables?
    Rebatet.JPGJe me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre. Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais féru et auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase inouïe. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traité du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline.
    Witkiewicz5.JPGEn matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable?
    Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.
    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à le fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.

    Léautaud5.JPGDans In memoriam de Paul Léautaud, chaque phrase est juste et bonne, chaque détail à sa place, dans un mélange très singulier de cynisme et d’émotion. J’aime vraiment beaucoup cette ironie douce-amère. La phrase que je préfère est celle-ci: « Toutes les dix minutes, je me levais, allais dans la chambre, prenais la bougie sur la cheminée, et, l’approchant du visage de mon père, je le regardais décéder encore un peu plus».


    Iwo.jpgDE LA RESSEMBLANCE HUMAINE. - C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, d’une grande beauté d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractère inéluctable de l’hybris des nations, exacerbé par la guerre. Une scène absolument déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité: lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi (Tsuyoshi Iharo), champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.
    Le nom d’Iwo Jima rappelle une bande dessinée des années 50 représentant cette bataille aussi symbolique qu’inégale, où les «Japs» étaient réduits à l’image de l’ennemi aux yeux bridés, cruel et fanatique. Or on n’est pas ici au rebours de ce cliché, qui se contenterait d’humaniser les combattants japonais, mais au cœur de la tragédie qu’ils vivent en étant à la fois prêts à mourir pour l’Empereur et conscients que celui-ci les a abandonnés à leur piège. Plus encore: le décentrage du regard d’Eastwood, qui réalise quasiment un film japonais d’esprit et de forme, nous fait vivre les dernières heures de leur vie comme s’ils étaient sans uniformes et sans grades, seuls et nus devant la mort entre tunnels et tonnerre, mer et ciel crachant le feu.
    On est ici à la fois dans le piège de l’Histoire et n’importe où ailleurs, dans un rêve halluciné aux objets fantomatiques (un seau de merde, des tanks semblant en carton noir, des épées contre des lance-flammes) et traversé de personnages infiniment proche, du général Kuribayashi au petit boulanger Saigo qui, par la grâce d’un extraordinaire jeune acteur, irradie tout le film de son demi-sourire candide.
    Voici les hommes, voici la guerre, voici l’Armada américaine surgissant de la nuit sur une mer de plomb et voilà le premier cheval tué sous la première attaque aérienne. Tout se passe entre sable noir et grottes, comme dans un cauchemar de Frank Borzage ou de Kaneto Shindo, le film à l’air d’être en noir et blanc et voici que le gris tourne au brunâtre et que le blanc passe au bleu. Une obsédante petite musique distille d’un bout à l’autre ses gouttes de beauté tandis que dix hommes se fond sauter à la grenade après que l’un d’eux a été transformé en torche vivante. Violence sidérante et chaotique, mais tout restera dans quelques mémoires et voici les lettres exhumées entre la première et la dernière séquence – ces lettres des morts qui nous demandent de les enterrer en nos cœurs…

    Christ07.JPGNOTRE SEIGNEUR. -Le Christ a représenté, pour nous autres protestants de naissance, une image du Bien. C’est le Sauveur. Le Fils de l’homme, à savoir une personne à notre hauteur, mais également revêtu d’une cuirasse divine. Une espèce de super-Pasteur au sens biblique du berger. Le Bon Berger des vignettes d’école du dimanche. Au quotidien, cette figure nous tenait lieu de repère et de modèle, notamment avec le Sermon sur la montagne.
    Un besoin plutôt intellectuel et esthétique, à un moment donné, m’a porté vers le catholicisme. Mais rien ne m’en reste. Premier couac: ce prêtre qui me dit que la conversion pourrait se résumer à une discussion dans un bar.
    L’orthodoxie aussi m’a attiré à un moment donné, sous l’influence surtout de Rozanov, puis de Florenski. Or lisant Rozanov, je me rends compte que l’imprégnation locale, les odeurs, les chants dans l’église font bien plus que les dogmes ou les doctrines. La religion dépendrait-elle alors surtout du climat moral et mental dans lequel nous avons baigné? Je suis tenté de le penser de plus en plus. Un autre père et une autre mère, d’autres aïeux et ma religion eût surement été tout autre…

    Celui qui lape un gras potage avant de mâcher du gibier sous le lourd ciel de novembre / Celle qui contemple la pluie verticale de la nuit à Manchester City / Ceux qui ne surent jamais combien ils furent aimés, etc.


    SINGER73.JPGPOST MORTEM.Derniers fragments d’un long voyage est un livre lumineux et bouleversant, le livre de la douleur retournée et du dépassement de la maladie, que nous envoie Christiane Singer comme une sorte de lettre aux demi-vivants que nous sommes la plupart du temps. Le 2 mars 2007, à la veille de sa mort annoncée depuis octobre 2006, Christiane Singer écrivait à son éditeur. «Comme promis, et dans la joie… Je crois que ce livre a vraiment sa lumière propre ! Quelle grâce j’ai reçue de lui livrer passage !! Prends-en soin, je t’en prie. Mon rêve serait qu’il paraisse le plus vite possible. Ce serait une manière très forte d’entrer désormais dans un espace NEUF – peu importe où – mais NEUF. »
    Et de fait, à l’opposé de tout désespoir ressentimental, donc aux antipodes du fameux Mars de Fritz Zorn, ce journal d’une lente agonie dont les affres ne sont en rien édulcorées (« Il y a des moments où l’âme empalée au corps agonise. Enfer de la souffrance. Enfer jour après jour (…) Journée terrible. Nuit terrible. Ventre calciné (…) Tous ces jours, j’éprouve le malaise profond d’être dans le corps d’un autre. Je ne reconnais plus rien », etc.), mais dont le mouvement général est une ouverture graduelle à plus d’amour et plus de vraie vie.
    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».
    Rien là-dedans d’une fuite dans une euphorie spiritualisante coupée de la chair, au contraire : ce journal débordant de tendresse, de petits faits cruels ou drôles de tous les jours, avec les proches, les amis, les soignants, les toubibs, les oiseaux de Vienne, est une traversée des apparence qui nous associe à tout instant à celle qui nous rejoint en nous quittant. On pense à Charlotte Delbo, à Etty Hillesum, à Flannery O'Connor chantonnant dans les grandes douleurs, à Philippe Rahmy endurant crânement le martyre des os de verre en lisant ce petit livre d’une condamnée à mort déterminée à ne pas lâcher le fil de la Merveille: « L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».
    J’aimerais citer de pleines pages de ce petit livre atrocement revigorant: « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté »…


    Ellis3.jpgZOMBIES. - La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies. Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur.
    Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu. C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.
    Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.
    Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park à l’autre bout de son parcours.
    Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés ou informes.
    Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments. Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées. Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer. Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.
    Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent. S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de répulsion contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveaux malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'œuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…

    Munch130001.JPGMUNCH À BÂLE. - Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles.Tout est sensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime de la tuberculose comme sa sœur aînée terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thème est repris de manière obsessionnelle. C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch, qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où les couleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge, et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai. Pour quelqu’un qui est sensible à la couleur, l’œuvre de Munch est une exultation et une interrogation de chaque instant, et d’abord parce que c’est la couleur qui semble commander, relayer immédiatement les émotions, avec une intensité qui rappelle ce que disait Philippe Sollers à propos de Francis Bacon: cela va direct au système nerveux. Je suis revenu et revenu vingt fois à tel grand paysage enneigé à dominante rose mauve et au ciel vert tendre, en me demandant ce qui foutre m’y faisait revenir et revenir, comme je suis revenu vingt fois à l’autoportrait infernal au corps jaune et au visage brûlé de 1903, sans savoir ce qui foutre m’y faisait revenir. Munch13.jpgOn est au début du XXe siècle et tout couve de ce qui va se décomposer (une femme couchée est presque un Kandinsky, et la bombe De Kooning s’amorce à tout moment), mais comme chez le dernier Hodler annonçant les lyriques abstraits américains tout est encore tenu chez Munch par le drame représenté, ne fût-ce que le drame de la couleur incarnée. C’est une peinture de folie et de sublimation prodigieusement tenue, et à tous les sens du terme, qui chante et crie en même temps, bande et pense, invective et sanglote. Pas la moindre place, là-dedans, pour le moindre sourire. Tout y est arc tenu et tendu. Tout y est art physique et méta.


    FEMMES. - Pourquoi suis-je si profondément touché par la perception métaphysique du monde qui caractérise certaines femmes, telles Christiane Singer, Annie Dillard ou Flannery O’Connor ? Peut-êter du fait du caractère profondément incarné de leur sentiment du monde, et par l’espèce d’absolutisme de leur rapport à la matière, qui touche à l’immatériel tant il est pris comme un tout, corps et âmes en quelque sorte.


    Nabokov7.jpgARLEQUINS DE NABOKOV. - Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles.
    L’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre. Une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette. Le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane. Tout cela saisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.
    Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
    Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.
    Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entreprise de raconter, dans un branle-bas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre garçon l’ignore.
    Fait divers banalissime ? A n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.
    Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.
    Or, pour en revenir au dernier recueil paru, le petit Pierre d’ Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire, car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel. Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’ Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente. Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration à laquelle se livre le protagoniste des beaux jours partagés, après la mort de la femme aimée. Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.

    Il y a chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, d’autres de ses fameux romans.
    Cependant, la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, ressaisissant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.


    Cliff4.jpgVOYOU. - C’est un intense poète que William Cliff, un ange d’innocence que ce vagabond sous les étoiles dont la foulée le porte d’Ostende à Bénarès d’un enjambement d’alexandrin, et du fond d’un fjord à Atlanta, de bouges en bouges ou dans la grande Maison pleine de mauvais garçons comme lui dont les caves abritent de pauvres amours.
    Je l’avais entendu un soir lire ses poèmes dans une espèce de palais de la culture, à Bruxelles, et tout à coup la nuit s’ouvrait au-dessus des dorures et des diadèmes, tout à coup cette musique de sa langue à tagadam rythmique, et ses images de démolitions à perte de vue, de sémaphores le long des rails et des rues, de pauvres chambres et de pauvres corps vivant leurs plus riches heures à pauvres soupirs, ses ciels crevés s’ouvraient et trente-six mille soleils rimbaldiens tournoyaient. Or le voici revenir à Charleville-Mézière et s’exclamer : « Oh ! qu’il a dû gémir l’Adolescent qui erre/de rue en rue dans cette horrible ville mais /il a vite compris arrivé à Paris/que pour lui c’était une impasse encore plus noire /et qu’il devait chercher ailleurs ce qui ravit/l’âme et lui donnera l’eau qu’elle aimera boire »…

    HIC ET NUNC. - Curieux orages tôt ce matin. Des éclairs sur le lac endormi, des grondements, comme de lointaines canonnades, auxquels a succédé une pluie tambourinante. A présent il fait un ciel tout noir, zébré d’éclairs invisibles (des lueurs d’éclairs) et ponctué, sur la rive d’en face, de signaux de tempête.
    (A La Désirade, ce vendredi 11 mai)



    Pluie09.jpgPEINDRE LA PLUIE. - J’aurais aimé peindre ce matin le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
    Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
    Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction…

    Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte / Celle qui offre des dessous affriolants à sa belle-fille Zabou afin qu’elle fasse la reconquête de son fils adoré / Ceux qui vivent peinard dans les containers de l’usine à gaz désaffectée de la Banlieue Est, etc.


    Audiberti.jpgAUDIBERTI. - Je me suis replongé ce matin dans L’Opéra du monde de Jacques Audiberti, pour en tirer une allègre évocation de Sète et de notre fin d’après-midi d’hier à bouquiner sous les frondaisons. De fait, il m’a semblé qu’il y avait, dans l’atmosphère de la petite ville méditerranéenne s’apprêtant à fêter ses origines italiennes, quelque chose de frais et de bigarré qui rappelait le début de Monorail et son tableau de Nice avec ses pédalos sur l’eau qu’il appelle des vagovagues… En tout cas je me promets de revenir, bientôt, à ce prodigieux sourcier de vocables et d’images, de sensations inattendues et de rapprochements fulgurants, d’intuition et de pensées, d’une constante originalité – je me promets de relire d’affilée Monorail et Marie Dubois et de lire enfin Dimanche m’attend.
    (Cap d’Agde, ce vendredi 25 mai)

    A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille puritaine, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont bel et bien les sensitifs et les sensuels, les Ramuz, les Cendrars ou les Cingria, avant les Haldas, les Chappaz et les Chessex, qui marqueront le renouveau et l’épanouissement de la littérature en Suisse romande

    ANTICIPATION. - L’herbe a poussé à La Désirade, comme à notre insu. L’herbe a poussé sous la pluie. L’herbe pousse presque à vue d’œil tandis que nous reprenons nos quartiers. Les glaciers fondent, à ce qu’on dit, mais l’herbe ne cesse de pousser et les eaux des mers et des lacs ne cessent de monter, au point qu’on se demande si c’est sur des barques que, demain, nous faucheront les îles d’herbe ?
    (A La Désirade, ce lundi 28 mai).



    Calet.jpgRÊVER A LA SUISSE. - On sait, ou on ne sait pas, en tout cas on le découvre en ouvrant le petit livre savoureux d’Henri Calet portant ce titre : que Rêver à la Suisse signifie, au sens figuré cité en exergue, ne penser à rien. Un Suisse pourrait s’en vexer : il aurait tort. Lorsqu’un publiciste provocateur a lancé le slogan La Suisse n’existe pas, il exploitait une assez médiocre démagogie en vogue, notamment, dans certains milieux de haute intelligentsia et de haute politique culturelle helvétique, sous-entendant en somme que nous sommes tellement tout qu’il nous manque juste d’être tenus pour rien. Ce rien n’a rien à voir avec le rien de Calet, qui ne dit certes pas tout de la Suisse mais donne envie d’y goûter, comme à un idéal carré de chocolat.
    La première édition de Rêver à la Suisse, préfacée par Jean Paulhan, date de 1948, et l’on sent encore un peu la guerre dans la Suisse protégée que décrit Calet par le tout menu. Ainsi relève-t-il l’inscription figurant dans telle vitrine d’une prestigieuse confiserie de la place de Montreux, selon laquelle la Maison ne pourra livrer sa production d’Amandino pour cause persistante de restrictions.
    Henri Calet se moquait-il de la Suisse en relevant ce détail qu’on pourrait trouver un summum de luxe futile, au cœur d’une Europe en ruines ? Et se moque-t-il de la Suisse en s’arrêtant à d’autres détails ténus tels que la forme et l’appareillage des urinoirs ou le fonctionnement de tel vertigineux funiculaire à crémaillère ? Je ne le crois pas du tout. On n’apprend certes à peu près rien de ce pays en lisant Rêver à la Suisse, mais on en sent en revanche le climat : on y est et tout est dit. Ne penser à rien en rêvant à la Suisse est au reste la meilleure disposition pour redécouvrir ce pays qui en contient plus que quiconque n'oserait en rêver sur le territoire d'un timbre-poste, et l'on verra que ce n'est pas rien...

    Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que le présent que je vis annule la mort.

    Rilke4.jpgVOYAGE EN ZIGZAGS. - J’entame ce matin un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je vais consigner ici, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendront comme je les attends ou ne les attends pas, au bonheur la chance. Je suis parti ce matin en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays. J’ai donc quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’élargit et verdoie au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion me sont bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’ai salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence. Puis, à Sierre, mon regard se déployant sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je me suis rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, tout jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelle que la toute vieille dame me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux. Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât le moins du monde de son poète dont l’adoration survivait en elle dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…
    Mais voici qu’on arrive au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivons à Brigue, station terminus. Et de fait, c’est bien un verrou que représente ce lieu, au-delà duquel il faut franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans.
    Mais c’est au nord que L’Intercity à destination de Zurich et Romanshorn m’emmène à présent à travers toute une théorie de tunnels. Une dernière lucarne me permet juste d’apercevoir, en bas, la plaine industrieuse, puis en haut un dernier glacier (les journaux parlent ce matin de leur disparition en 2050), sur quoi le train s’enfonce littéralement au cœur de la terre. Un bas-relief discret, à Goppenstein, rend hommage à ceux qui ont laissé leur peau dans la construction de cet indispensable ouvrage nous reliant ingénieusement à l'Europe.. Or la proximité du Simplon et du Lötschberg, lignes ferroviaires mythiques, me fait soudain penser à deux de mes arrières-grands-pères, l’un Alémanique et l’autre Romand, qui furent conducteurs de trains au début du siècle, l’un faisant même partie de l’historique équipe à inaugurer la voie du Gothard. Il me reste d’eux des photos de fringants moustachus à rutilants uniformes, mais je ne sais rien d’autre jusque-là de leur histoire précise, et je m’en veux à l’instant. Que d’incuriosité dans notre génération de jeans et de longs cheveux !
    Passons : car nous voici sur l’aire alpestre de Kandersteg où divers jolis cars multicolores pleins de sages touristes se trouvent comiquement juchés sur divers wagons de transport, au titre du moderne ferroutage.
    Par delà Kandersteg le train glisse doucement sur l’autre versant de la montagne, vers un agreste pays de lacs, et c’est bientôt le rivage de Spiez qui s’alanguit, autre haut-lieu de ma mythologie personnelle puisque s’y dresse la pyramide parfaite du Niesen, maintes fois représentée par les peintres, Hodler le tout premier. Justement, un Hodler vient d’être adjugé en Amérique 15 millions de dollars, mais cela ne signifie rien à mes yeux, sauf qu’un Hodler risque d’échapper à notre regard pour se retrouver dans un coffre-fort.
    Tant pis : il nous reste le Niesen, que les Américains n’ont pas encore acheté, et je sais, au musée de Berne quelques Hodler que je retrouverai cette après-midi même.
    En attendant, comme je suis descendu de train avec l’idée de laver une aquarelle du fameux Niesen, je déchante en constatant que la montagne s’est drapée dans une épaisse étole de brume. Peste de diva à caprices. Mais je passe ma rage à ma façon, à la piscine voisine d’un bleu californien et d’une eau glaciale, où je peine la moindre à tenir le rythme de deux Gretchen à fortes épaules qui se racontent leur semaine amoureuse. On n’imagine pas la vitalité galante des Gretchen de l’Oberland bernois, non plus que la vigueur de leur brasse coulée…
    (De Montreux à Spiez, ce mardi 5 juin)


    Suisse6.jpgSUISSE SAUVAGE. - C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
    Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition.
    Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
    Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
    Adolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’éclairants illuminés qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui de Kirchner et de ses pairs.
    Suisse8.jpgAprès cette folie fiévreuse, et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’indéfinissable architecture vert-de-gris, que celle de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
    C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instituteur à queue de cheval et culotte de peau…

    Suisse12.jpgGREETINGS FROM LUCERNE. - Il fait un tendre soir ce soir sur la Suisse primitive, au cœur du cœur de l’Europe. J’écris à l’instant dans une espèce de blanche cellule oblongue donnant sur Le Pont de la Chapelle à la tour à chapeau de morille, sans doute l’un des monuments les plus photographiés du monde, ravagé par le feu il y a quelques années et sauvé par les Japonais.
    Face à ma fenêtre se dresse le Mont Pilate à la cime crénelée, qui doit son nom au fait que le meurtrier du Christ y est venu se jeter dans les eaux sombres d’un minuscule lac serti au creux de ses roches. On se rappelle évidemment qu’après que Tibère eut fait jeter Pilate au Tibre, les eaux horrifiées de celui-ci recrachèrent le déicide qui s’enfuit à travers les roseaux et les buissons jusqu’au Rhône, à la hauteur de Vienne, où il se jeta lui-même pour tenter de s’y noyer. Mais de là encore Pilate fut rejeté, qui se réfugia au bord du Léman pour y subir un sort analogue, lequel le fit rebondir jusqu’au pied de la farouche montagne de ces contrées alpines dont le lugubre petit lac reçut enfin les restes de l’âme tourmentée. C’est aux sursauts de celle-ci, depuis lors, qu’on attribue les orages fréquents de la région, qui fait se dresser les cheveux des enfants à la lisière du sommeil.
    La légende n’est pas seule à faire de Lucerne une façon de centre de divers mondes, puisqu’y survivent les fantômes de Richard Wagner et de l’impératrice Sissi, et que s’y perpétue le culte de Pablo Picasso et de Paul Klee, du pain de poires et de la navigation à vapeur. De ma fenêtre de l’Hôtel Pickwick, plus à gauche, se distinguent quatorze plans d’un paysage évoquant quelque lavis chinois en dégradés de bleus pers et de noirs veloutés ; j’ai bien dit quatorze, et ce fut avéré par sept générations de paysagistes, avec le pic nanti d’un invisible ascenseur mécanique du Bürgenstock au sommet duquel gîte la star italienne Gina Lollobrigida, dont nous rêvions à treize ans au risque de provoquer la jalousie de ses rivales Ava Gardner et Doris Day…
    Ce souvenir de chair ne peut que me rappeler, en ce lieu qui fut aussi celui de nos enfances – ma mère étant native de Lucerne -, les bains de bois, évoquant de hautes cabanes lacustres, où mes tantes (membres de la Société des Dames, dite Frauenverein) nous emmenaient tout petits nous rafraîchir, du côté réservé à leur sexe, d’où, entre les claies, se voyaient les hommes velus et dangereux.
    «Là-bas c’est le vice », m’avait dit un soir ma tante E. en me désignant un quartier où clignotaient force néons roses et verts. La chose me frappa si fort que je n’eus de cesse d’y goûter une fois, plus tard, quand j’aurais l’âge de hanter ces lieux qu’elle disait mauvais. Or on a beau dire que les traditions se perdent : pas plus tard que tout à l’heure, j’ai repassé dans cette basse ruelle que ma tante perdue de vertu stigmatisait jadis et qu’y vois-je alors ? Gottverdami, sous une enseigne dorée figurant le cerf dans sa parade : ni plus ni moins, irradiant de suaves reflets roses et verts, que le Cabaret Dancing Cacadou…
    (Lucerne, ce mercredi 6 juin)

    Celui qui court à la mer et plonge sept fois la tête dans les flots / Celle qui se considère comme la réincarnation de la Reine de la Nuit à l’agacement manifeste de Fernande l’organisatrice du Jeu de Rôle des anciens du ski-club / Ceux qui recapitalisent leur banque d’émotions, etc.


    Rahmy.jpgMARTYR ET POÈTE. - L’impression d’entendre un chant inouï monter d’un charnier, ou celle de recueillir les paroles exhalées par un supplicié, l’horrible sentiment d’impuissance qu’on peut éprouver devant un malade crucifié sur son lit de douleurs nous saisissent à la lecture de Demeure le corps de Philippe Rahmy, dont il faut rappeler brièvement qu’il souffre, depuis son enfance, de la maladie dite des os de verre. Un premier livre intitulé Mouvement par la fin; un portrait de la douleur, avait paru en 2005. Et voici qu’une «seule et longue phrase» qui «regarde le soleil» nous cingle, tantôt comme un fouet de mots, et tantôt nous amène au bord des larmes douces de l’enfance, par exemple en lisant à la suite «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme», ou bien «le corps est l’orifice naturel du malheur», ou sous l’effet d’une espèce de grâce éperdue, «ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie», ou bien «une mouche vient boire au bord des yeux; on dirait une âme se lavant du péché», ou encore «la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup; je perçois à nouveau mon rapport au langage; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères».
    Peu de livres, en si peu de mots, savent dire avec tant de violence et de douceur, de rage et de délicatesse, de précision nue et crue et de lyrisme déchirant la totalité complexe de la souffrance physique et métaphysique, avec cette sainte phrase où le martyr jamais doloriste se dit «porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe»…
    Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est surtout un chant d’amour et de manque innocent que Demeure le corps, d’une «honnêteté absolue» et revendiquée, d’une écriture soumise à une tenue, modulée dans un style, un rythme et une musicalité sans faille

    Celui qui a gagné un lapin vivant à la tombola des aveugles / Celle qui ne supporte pas le remplaçant boiteux du laitier Jolidon / Ceux qui crèvent les ballons qui tombent dans leur jardin privatif, etc.

    Calaferte.jpgMATER FURIOSA. - Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.
    On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.

    Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »

    Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.



    Dürrenmatt3.jpgFRIEDRICH LE GRAND. - Génie de l’espèce volcanique, Friedrich Dürrenmatt écrivait comme un écolier follement appliqué, dont chaque paragraphe de sa petite écriture carrée était essayé et repris, révisé cent et mille fois au point qu’à son œuvre comptant trente volumes il faudrait en rajouter trente autres au moins de brouillons. Des récits fantastiques de La Ville aux romans policiers à double fond tels que Le Juge et son bourreau ou Le Soupçon, ou des pièces radiophoniques (la fameuse Panne) aux écrits récents mêlant paraboles et réflexions, en passant par l’essai politique (sur Israël ou sur la Suisse), les dessins à la plume et la peinture virulemment expressionnistes, cet immense bonhomme n’aura cessé d’approfondir les thèmes qui le hantent depuis ses jeunes années : l’individu perdu dans le grand labyrinthe, la corruption du pouvoir et de la justice par l’argent, la dilution de toute responsabilité dans le chaos de l’Histoire, l’entropie cosmique et l’autodestruction de l’humanité. Autant de thèmes qui traversent son théâtre, de l'increvable Visite de la vieille dame, qui continue de se jouer aux quatre coins du monde, à cette représentation de la folie humaine que figure Achterloo, sa dernière pièce.
    Pessimiste paysan, Dürrenmatt n’a jamais cru aux lendemains qui chantent du communisme, pas plus qu’il ne cédait aux sirènes d’aucune autre idéologie que la sienne, critique, de fabuliste à traits acérés. Comme il le disait avec son goût du paradoxe, ce rebelle plantureux, amateur de bons vins et de cigares Brissago, était devenu écrivain en Suisse « précisément parce qu’on n’y a pas besoin de littérature ».
    À l’époque où les grands de ce monde se moquent de la littérature tout en la citant dans leurs discours pour se faire bien voir, le grand Fritz était arrivé, en présence de Vaclav Havel, dans un mémorable discours mêlant la plus folle exagération et la plus juste perception du conformisme helvétique, à défier nos édiles au point qu’ils lui battirent froid au terme de la cérémonie. Nul hommage plus mérité !
    Convaincu qu’il est impossible désormais de démêler la culpabilité des fauteurs de tragédies, ce moraliste panique visait essentiellement à réveiller ses contemporains doublement menacés par la mort spirituelle et l’Apocalypse planétaire, avec les moyens d’un Jérôme Bosch à la sauce bernoise.

    VERTU DES ONCLES. - Qu’une famille ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans oncles, ni sans tantes qui sont des oncles féminins. Blaise Cendrars l’a prouvé huit fois. Je contresigne.
    Une photo de ma famille maternelle est la preuve par l’argentique que les oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…

    Rozanov2.jpgPARLER À DIEU. - Il est difficile de parler aux autres, mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-mêmes. Mais savoir quand on prie vraiment...
    Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à retrouver, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique, ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire…



    DE LA FRONTIÈRE. - S’il est un exercice sensible qui me captive à chaque fois que je passe une frontière, c’est bien le repérage de tel ou tel détail qui signale qu’on vient de passer d’un pays à l’autre. Du train descendant en grinçant la farouche vallée des Centovalli, qu’on atteint de Domodossola où tout exhale à l’évidence l’Italie du nord, l’observation nécessite une attention particulière, tant l’amont et l’aval semblent semblables par la densité des pentes forestières et l’herbe d’après la neige et les pluies, l’élancement et les bulbes des clochers également catholiques, la pierre des maisons anciennes et le béton des maisons plus récentes, et pourtant quelque chose s’est passé au passage de la frontière mais exactement quoi ? En entrant chez les gens cela ne ferait pas un pli : on le verrait à la forme des poignées de portes des cabinets ou à la forme particulière d’iceux. Critère basique de l’habitus, ainsi que le relevait Henri Calet à Territtet dans Widof13.JPGRêver à la Suisse : la forme particulière de l’urinoir ou du bidet, et le type du dispositif de chasse d’eau. Or cela n’est pas visible du train.
    Ce qu’on voit maintenant du train ce sont des villas jumelles comme il y en a désormais partout dans les provinces urbanisées d’Europe parvenue, et pourtant déjà se marque une nuance dans cette apparence de standardisation, perceptible comme est perceptible la différence de la ferme jurassienne suisse, à l’Auberson, et de la même ferme jurassienne française vers les Fourgs. Aussi les façons de finir le crépi d’un mur ou la taille d’une haie se modifient à vue d’œil, et c’est peut-être cela qui marque la différence : le fini. L’Helvète entend donner du fini à toute chose, et l’orgueil national en a fait un constat de longue date relevant pour ainsi dire de ce fait établi: que le travail swiss made est mieux fini. Sur la côte suisse du Léman, tout est joliment fini. En Savoie d’en face, au contraire: cela pèche du côté des finitions, mais c’est plus vivant je trouve, plus harmonieusement disharmonieux, cela ondule, cela ondule comme en Italie, et c’est pourquoi j’ai tant besoin d’Italie et de France pour mieux supporter la trop parfaite finition suisse.

    Bernhard7.JPGQUELQU’UN ÉCRIT. - Dans le texte intitulé Trois jours, Thomas Bernhard lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes au fil desquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline, Faulkner, Thomas Wolfe ou Robert Walser, il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à percevoir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits «autobiographique» me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…


    Celui qui trouve sa paix en répétant les mêmes gestes à longueur de journée / Celle que fascine le vol des martinets dans le ciel orageux de Cortone / Ceux qui errent à travers bois sur des chemins en pente, etc.


    Bernhard.jpgSALZBOURG, 1944. - En lisant L’Origine de Thomas Bernhard, et plus précisément l’évocation des bombardements de Salzbourg, en 1944, on voit mieux comment l’exagération, chez cet écrivain de l’outrance, tend à une sorte de vérité poétique d’épopée, un peu comme chez Céline – et je pense plus précisément à sa fuite à travers l’Allemagne et au fabuleux épisode de la traversée des ruines de Hanovre dans Nord.
    Quant à TB, sa remémoration n’est pas moins saisissante, avec le même genre de montées en crescendo aboutissant à des visions faites pour s’imprimer dans la mémoire du lecteur : «Dans les galeries elles-mêmes, où la plupart avaient déjà leurs places par droit héréditaire, c’était toujours les mêmes qui étaient ensemble, les gens avaient formé des groupes, ces centaines de groupes étaient assis tant bien que mal sur le sol pierreux durant des heures et maintes fois, quand l’air manquait et quand les gens s’évanouissaient par rangées entières tous se mettaient à crier puis il se refaisait souvent aussi un tel silence que l’on croyait que ces milliers de gens dans les galeries étaient déjà morts. Sur de longues tables de bois disposées pour cet usage on étendait les gens évanouis avant qu’on les traîne hors des galeries et il me souvient encore des nombreux corps de femmes entièrement nus sur ces tables que les secouristes, hommes et femmes, massaient et que très souvent nous-mêmes massions sous leur direction pour les maintenir en vie. Toute cette société des galeries, pâle, affamée et promise à la mort était de jour en jour et de nuit en nuit plus fantomatique. Accroupie dans les galeries, dans une obscurité uniquement remplie d’angoisse et sans aucun espoir, cette société promise à la mort parlait par surcroît toujours de la mort et de rien d’autre. Toutes les terreurs de la guerre dont ils avaient eu connaissance et qu’ils avaient personnellement vécues, des milliers de messages de mort arrivés de toutes les directions, de toute l’Allemagne et de toute l’Europe étaient discutés par tous dans ces galeries avec une grande insistance. Pendant qu’ils étaient assis dans ces galeries, ils répandaient librement dans l’obscurité qui régnait ici leur conviction de la ruine de l’Allemagne, de l’évolution toujours plus marquée du présent vers la catastrophe mondiale la plus grande qu’il y avait jamais eu et ils ne s’interrompaient que totalement épuisés… »


    Popescu9.JPGMON AMI LE LOUP. – L’une de mes plus grandes joies, en tant que lecteur, a toujours été d’assister à l’éclosion d’une œuvre nouvelle. Dans un monde qu’Armand Robin disait celui de la «fausse parole», où la dévaluation et la prostitution du langage atteignent aujourd’hui des proportions babéliennes, l’émergence d’une voix réellement singulière, modulée en style sans pareil, me touche toujours autant que la redécouverte de tel ou tel grand livre. C'est dire que je ne cherche pas la nouveauté pour elle-même, mais l’expression, imprévisible à tout coup, d’une perception renouvelée des choses et des mots.
    J’aurai vécu un tel choc à la découverte des livres de Thomas Bernhard, puis à celle d’Antonio Lobo Antunes, et plus récemment dans l’amorce d’un livre soudain jailli comme d’une source, sous la plume de mon ami Marius Daniel Popescu qui ne savait pas, il y a dix ans de ça, un mot de français. Or c’est à la cristallisation d’une langue-geste originale, d’un style à la fois limpide et percutant, et d’un art de la narration jouant sur l’expression orale et l’alternance de multiples strates vocales, qu’on assiste dans La Symphonie du loup, à la naissance de laquelle j’ai assisté de tout près après avoir entendu, au fil de nos virées nocturnes, cent et mille esquisses orales de ce qui, selon moi, devait faire un vrai livre, m’incitant alors à enjoindre mon ami de « casser le morceau ».
    Or le miracle s’est produit, car bien plus qu’un «récit de vie» ordinaire, c’est la transmutation d’un regard, à la fois candide et grave, et l’affirmation, tendre et violente, d’une perception poétique de la vie que représente ce livre enfin abouti après sept ans.
    A propos des quatre premiers recueils de Marius Daniel Popescu parus en Roumanie, les auteurs d’une anthologie de la poésie roumaine écrivaient que «l’idéal de cette poésie transparente est de révéler la métaphysique des faits de chaque jour». Or ce qui frappe en effet, chez Popescu, tient à sa façon de «sacraliser» la plus humble réalité sans la désincarner pour autant, avec les mots les plus usuels. Les mots sont pour lui les signes rituels d’une sorte de baptême où chaque chose serait requalifiée au plus simple et au plus juste, dans une lumière épurée.
    Dès l’ouverture, limpide et poignante, de La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du « socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, l’écrivain puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval littéralement crucifié par des ouvriers désœuvrés.
    En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine enfin le motif tout de douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » pacifié.

    Simenon7.jpgLE BALZAC DE SIMENON. – Formidable raccourci que le Portrait-souvenir de Balzac par Simenon. En une trentaine de pages claires et concentrées (écrites à Echandens en 1960, probablement d’une traite, en un jour), Simenon dit l’essentiel de ce qu’il faut retenir de l’auteur de La Comédie humaine que rien, en somme, ne prédisposait à aligner un chef-d’œuvre après l’autre et à donner au monde cette somme extraordinaire, conquise contre la frustration affective initiale et la patauderie de l’enfant-éléphant, la difficulté de vivre et de survivre, la maladie chronique (Simenon formule une hypothèse clinique précise) et les ennuis à n’en plus finir…

    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.


    VOILÀ. - On entend beaucoup de «voilà» dans le discours actuel, comme en d’autre temps on a entendu des «j’veux dire» ou des «tu vois ce que j’veux dire ?». Or ce « voilà », plus catégorique, est significatif d’une époque où l’on ne se soucie plus tant de savoir si son interlocuteur « vois » ou pas ce que nous voulons lui dire. Chacune de nos phrases est ainsi ponctuée d’un « voilà » et voilà : c’est à prendre ou à laisser.
    Le metteur en scène Untel, sur France Culture, présente ce matin sa nouvelle réalisation donnée pour un must du festival d’Avignon. Et de préciser en toute simplicité et modestie : ce que j’ai voulu faire c’est simplement ceci, voilà. C’est simplement ceci et cela qu’il me semble important de faire aujourd’hui. Voilà. Je ne sais pas si nous y avons réussi, mais l’équipe y a mis toute son énergie, voilà. Et dans la foulée la comédienne Unetelle, qui tient le rôle-titre dans le spectacle d’Untel, témoigne à son tour : moi aussi je pense que c’est important aujourd’hui de dire ceci et cela et de donner du sens au faire. Voilà. Voilà : c’est le sens du spectacle de jean-Fabrice. C’est ce que nous avons tenté de montrer, modestement, mais avec toute notre énergie, voilà. C’est vraiment ça que nous avons voulu montrer en toute modestie et simplicité. Voilà…

    MUSIQUES PENSANTES. - Il y a chez Wittgenstein une pensée continue dont je me sens proche, parce qu’elle est à la fois une musique dans le temps, ce qui n’est pas le cas de Ludwig Hohl. Il y a cela aussi chez Rozanov et chez Buzzati, de même qu’on le trouve chez Annie Dillard: il y a chez ces écrivains une sorte de basse continue qui marque la présence d’une intimité fondamentale, et ce n’est pas autre chose que je cherche pour ma part à faire résonner.

    Celui dont on a traité la vocation artistique aux électrochocs / Celle dont les yeux pers ont troublé divers gars du bourg / Ceux qui s’endorment dans le cinéma désert, etc.

    Ramon3.jpgGREGUERIAS. - On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que «les bœufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel », à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que « bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère ».
    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne, et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les « minutes heureuses ».
    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: « Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent ». Ou bien: « Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable ».
    Ou encore: « Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière ».
    Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’œuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

    Haldas13.JPGDE L’ÉTAT DE POESIE. - C’est une expérience sans pareille que la lecture des carnets de L’Etat de Poésie de Georges Haldas, du fait que l’engagement de l’auteur engage aussitôt le lecteur à son tour, sous peine d’incompréhension ou de non-rencontre.
    Nul «journal», sauf peut-être celui d’Amiel, ne nous plonge dans un tel état d’immersion, mais Amiel ne nous implique pas du tout de la même façon que les carnets d’Haldas. Nous pouvons aimer Amiel ou en être excédé, trouver admirable sa langue, sublimes ses évocations de paysages ou de moments du jour, pénétrantes ses analyses de caractères et ses portraits de femmes ou ses plongées en lui-même, passionnantes ses vues sur l’Histoire ou les œuvres des écrivains et des philosophes qu’il lit plume à la main, émouvants et parfois même bouleversants ses aveux candides, mais jamais Amiel ne nous porte à la présence, et même à l’«hyper-présence», pour citer Haldas lui-même, avec l’intensité et l’ardeur que suscite la lecture de L’Etat de Poésie.
    C’est que nous touchons, avec ces carnets, à une expérience limite de la littérature. Maintes fois, Haldas a répété qu’il ne s’agissait pas d’un journal intime, précisant que ces carnets figurent l’«atelier intérieur» d’un «scribe voué à l’essentiel». Mais là encore on pourrait se tromper. Après tout, un Paul Nizon lui aussi nous plonge en état d’immersion et tient ses carnets d’atelier. Rien à voir cependant! Et rien non plus avec le Journal littéraire de Léautaud ni avec les Journaliers de Jouhandeau. Et ce n’est pas parce que la préoccupation religieuse, évangélique plus précisément, est de plus en plus présente dans les notes quotidiennes d’Haldas que celles-ci s’apparentent avec les journaux de Charles du Bos ou de Claudel, de Bloy ou de Calaferte. Pour la tentative de saisir à tout moment l’indicible, de capter le souffle même de la présence, de rendre une sorte de parole immédiate, nous pourrions évoquer les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, et pourtant L’Etat de Poésie est encore autre chose. Qu’est-ce alors? Disons que c’est une sorte d’exercice de présence continue, au gré d’un travail incessant d’absorption et de combustion. «Dans L’Etat de Poésie, il ne s’agit nullement de fournir des informations», explique le scribe pour la énième fois, «mais d’apporter une nouvelle manière de voir, de sentir et de dire ce que l’on voit et sent».

    A tout moment Haldas se démarque du penseur («Dès que la souffrance entre en jeu, les théories s’effacent») ou du maître spirituel («le pire qui puisse nous arriver, c’est de donner dans l’élévation spirituelle»), comme il n’en finit pas de fustiger les littérateurs et leurs vanités, sans oublier le diablotin qui gigote en lui («On ne dénonce, en fait, que ce qu’on porte secrètement en soi-même»), les pions qui parasitent ce qu’il y a de vivant dans la littérature et même la «haute foutaise» d’écrire, jamais content de ce qu’il fait lui-même (et l’on sent bien que ce n’est pas de la coquetterie, d’ailleurs la critique peut le faire tempêter aussi bien), mais non du tout par dépit esthétique (il est du genre à écrire mal pour mieux écrire vrai), bien plutôt par conscience de ne rendre qu'une infime partie de ce qu’il ressent ou pressent.
    Et pourtant! Pourtant quel inépuisable filtre de vie que L’Etat de Poésie. Ainsi, pour ne citer qu’un jour, ces quelques notes: «Le sentiment parfois d’être un tronc vieillissant et creux mais grondant d’abeilles. Dont quelques-unes seules parviennent à s’échapper» - «Ces passages d’un train dont la rumeur, dans la campagne, le soir, lentement décroît - et c’est chaque fois un peu ma vie, avec l’enfance, qui se déchire» - «Il y a une douceur des choses qui par moments confine à la torture» - «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça».
    Cependant, mais cela seul le lecteur peut le dire, ce «minable» nous désaltère et nous revigore. Lui qui dit n’avoir «rien écrit qui vaille» note tel matin ceci: «L’émotion devant une cour abandonnée, un vieux vélo contre un mur. Ainsi le bruit d’une fontaine, un ciel de novembre, la voix d’un être cher disant simplement «Quelle heure est-il?» (mais surtout l’intonation de cette voix)». Et toujours et encore ces «minutes heureuses», à l’opposé de l’exaltation convenue, qui nous surprennent aux moments les plus inattendus et diffusent leur douce lumière d’éternité, comme en cette aube où, après un séjour en Grèce, le scribe attend le bus qui l’emmènera à l’aéroport – et la lumière de Céphalonie lui restitue alors «un monde», comme on dit. Ou ces thèmes de plus en plus présents, évidemment liés à ses méditations évangéliques, du corps intime et de l’eau vive. Et cette consumation de tout instant: «Je suis en proie à un feu qui me dévore en même temps qu’il me cause un bonheur sans nom. Il me semble que le monde entier, à travers lui, m’habite et que je suis par là même avec tous et avec chacun. C’est un état que, si exténuant soit-il, je ne voudrais changer pour nul autre».

    DE LA POSTURE. - De quel peintre invisible sommes-nous les modèles ? De quel photographe de mode, les top models ? De quel concepteur d’events les intervenants prenant la pose ?
    Ces graves questions, je me les pose en considérant la notion de posture intellectuelle qui s’est introduite dans le langage courant de ces dernières années.
    Il y a une trentaine d’années de ça, la question qu’on nous posait sur un ton plus ou moins péremptoire était : d’où parlez-vous ? On ne parlait pas alors de posture mais au plus de position : il fallait préciser sa position. C’était certes moins cool qu’aujourd’hui, mais enfin on était supposé faire corps avec sa position : dire d’où on parlait signifiait qu’on se situait intellectuellement ou politiquement parlant. J’ai toujours refusé, quant à moi, de dire d’où je parlais, mais c’était mon affaire personnelle et vitale, contre ce que je croyais une police de la pensée et de la parole.
    Or nous n’avons plus à dire, désormais, d’où nous parlons. Ce que nous disons ne fait plus corps avec ce que nous pensons ou ce que nous sommes: nous n’avons plus qu’à nous positionner en fonction de l’image que nous souhaitons donner durant notre quart d’heure ou notre quart de siècle de célébrité: nous nous réduisons à des postures.

    Celui qui sait parler des blancs de Cézanne / Celle qui sent la peinture comme personne / Ceux qui rêvent en couleurs noircies au bitume de l’angoisse, etc.

    Emmanuel.JPGDE L’IDÉOLOGIE. - Je ne suis pas un homme d’idéologie mais un homme d’idées et d’expérience. Je vis d’expériences-idées. Les idées me viennent de l’expérience. L’idéologie m’a toujours serré aux entournures. Je n’y ai jamais été vraiment à l’aise. C’est pourquoi des idéologues comme Philippe Muray, malgré tout, me rebutent. M’intéressent sans me convaincre jamais, tant je reste attentif à la complexité de la vie. Lire le dernier roman de François Emmanuel, Regarde la vague, parallèlement à la lecture d’  Après l’Histoire, me rappelle assez où est mon camp.

    CEUX QUI VONT EN JUSTICE. - Celui qui réapparaît menottes aux poings / Celle qui a porté plainte contre le Prince Charmant / Ceux qui voient la vie de leur enfant exposée aux regards du Tribunal / Celui qui se demande ce qu’il serait devenu avec un père ivrogne dans un pays en guerre et plus ou moins douze frères et sœurs si l’accusé n’a pas menti sur cela aussi / Celle qui regarde la mère de la victime de son point de vue de juge déjà grand-mère / Ceux qui violent et violentent tous les jours que Dieu fait en toute impunité / Celui qu’émeut l’humanité de la Cour / Celle qui sent la glace de la réalité la transir / Ceux qui découvrent que leur enfant est une femme / Celui qui tourne en rond dans la cage du non-langage / Celle qui se fait arracher les derniers aveux de son aveugle passion de jeune fille / Ceux qui se rappellent leurs vingt ans / Celui qui plaide en tennis / Celle qui constate que les transcriptions de ses dépositions n’ont rien retenu de l’essentiel de ce qu’elle a enduré / Ceux que choque le trop jeune avocat stagiaire qui taxe son client de salaud et de lâche pour le disculper de l’accusation d’être un violeur / Celui qui a ouvert sa maison au barbare en connaissance de cause / Celle qui a ouvert son cœur au barbare avant de ramasser ses slips sales / Ceux qui trouvent toutes les excuses au barbare / Celui qui estime que sa cause est jugée d’avance vu qu’il est né du mauvais côté / Celle que le barbare a fascinée avant de sentir la pointe de son couteau sur sa gorge / Ceux qui se barricadent dans le déni / Celui qui estime avec ses compères du Bar 421 que toutes les femmes sont des putes et des salopes à dresser sauf leur mère / Celle qui souffre de se rappeler tout ce qu’elle a aimé de ce nul / Ceux qui envient cette passion de jeunesse tout à fait stupide selon les critères de la Raison / Celui qui se réjouit de remonter sur son voilier de 18m. après avoir jugé ce pauvre type mal barré à vie selon son expérience / Celle que la tristesse terrasse à l’instant où justice lui est rendue / Ceux qui se réjouissent de tourner la page / Celui qui s’est reconstruit en taule / Celle qui estime que cette cause qu’elle a défendue en tant que substitut du procureur devait l’être bec et griffes pour le bien des petites écervelées qu’abusent encore des machos à couilles rabattues / Ceux qui ramènent tout à un excès de testostérone comme au Tour de France enfin tu vois quoi / Celui qui espère sans se faire trop d’illusions que trois ans de travaux agricoles et horticoles adouciront cette petite brute / Celle qui redoute de revoir un jour l’Homme de Sa vie au coin d’une rue / Ceux qui se sont faits à l’idée que les frasques les plus cuisantes du père seront répétées par le fils, et que la fille ne sera pas une oie moins blanche que la mère, etc.
    (Notes prises au tribunal, avec les miens, les 15 et 16 juillet)


    VernetD.JPGLE VOYAGEUR ÉMERVEILLÉ. - Au commencement, le jeune Vernet (il a vingt-six ans et laisse une fiancée à Genève, prénommée Floristella) voyage tout seul en Croatie puis en Bosnie, jusqu’à l’arrivée de son ami « Nick » qui le rejoint à Belgrade en juillet. D’emblée, cependant, se manifeste un don d’observation et d’expression qui rompt pour le moins avec la gravité calviniste, évoquant tantôt Cingria par sa fantaisie et la découpe de sa phrase, ou Vialatte par sa faconde cocasse et son bon naturel. S’il lui faut bien quelque temps pour larguer vraiment les amarres (la moindre lettre des siens est attendue avec fébrilité), c’est ensuite avec une curiosité et un enthousiasme de (presque) tous les jours qu’il découvre les lieux et les gens, vivant autant qu’il peint et écrivant pour le revivre en le racontant. Son mot d’ordre est vite trouvé : « Le secret du bon moral : SORTIR DE SOI-MÊME », écrit-il ainsi avec son solennel humour. Et de fait, le contact avec les gens, l’observation du monde, l’aquarelle ou ces lettres, tout le porte à sortir de la contention solitaire.
    Par ailleurs, Thierry Vernet n’est pas qu’un peintre qui écrit : l’expression, naturellement « littéraire », quoique spontanée, souvent familière (il multiplie les genevois « c’est bonnard ! »), est à la fois élégante et très précise, originale, consciente d’elle-même aussi : « Ce grand voyage sera un peu comme un roman passionnant dont le début est difficile. Chaque page tournée, chaque jour passé m’engage un peu plus dans l’action. Persévérer. » Et plus il écrira, meilleur écrivain il se révélera au fil des mois, avec des pages d’anthologie évidemment en « prise directe » sur les péripéties du « grand voyage».
    De ce grand voyage, on connaît le récit quintessencié que représente L’usage du monde de Nicolas Bouvier, devenu le « livre culte » de beaucoup de voyageurs contemporains. A cet ouvrage combien stylisé, décanté à travers les années et travaillé, tenu et contenu, les lettres de Thierry Vernet apportent aujourd’hui comme un double radieux et profus ; bien plus qu’un « témoignage » qui resterait en somme secondaire : un complément d’une incomparable générosité de couleurs et de saveurs.

    Roman3.JPGJACQUES ROMAN. - L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cette figure qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits dans sa thébaïde solitaire ouverte sur le ciel lémanique, à Lausanne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie, tissé de fragments où l’émotion tripale, la mémoire, la pensée en alerte et la langue ne cessent de travailler la matière au corps.
    «J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui ne cesse pourtant de publier (sa bibliographie compte trente titres…) et d’apparaître sur nos scènes, à dire les textes des autres, mais c’est autre chose qu’il signifie : comme si l’écriture vécue à sa pointe était encore insuffisante: « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait »…
    C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des éclairs ou des lueurs plus douces, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
    Comme dans la remémoration proustienne, mots et objets conjuguent leur magie pour engendrer une nouvelle réalité et « sauver » ce qu’on croyait perdu. Le seul mot de betterave restitue ainsi un monde à l’enfant abandonné par sa mère: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. »
    Dans le même ordre des épiphanies familières, on relèvera notamment: « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris. L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela aussi: « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ».
    En outre se multiplient les traits d’impatience face à un monde qui s’avilit ou sombre dans l’apathie repue: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela: « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme, une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part». Mais le désir et le plaisir ne cessent de relancer l’acte d’écrire ou de transmettre qui anime Jacques Roman, écrivant encore, dans L’Aire des étreintes : « Qu’est cela qui t’étreint et dit oui à ce tremblement de ta vie ? Est-ce cela qui déjà, enfant, d’une merveilleuse ignorance te voyait collé à la cloison des nuits, l’étreinte des questions ?

    Vernet11.JPGVISIONS DE VERNET. - C’était un soir en Provence. Le jour n’en finissait pas de finir. L’on se croyait hors du temps, comme à l’abri de tout. Or de ce moment privilégié, non de béatitude passive mais d’adhésion généreuse au monde alentour, vous vous rappelez à présent la douce musique avec nostalgie en retrouvant ce ciel d’ambre velouté sur les tuiles chaudes et les arbres encore embrumés par la touffeur de fin de journée; et cette lumière orange vous remémore, aussi, vos interminables soirées en enfance, quand la nuit paraissait se retenir d’interrompre vos jeux.
    Ou c’était une nuit dans le jardin de cette villa. A un moment donné, après les réjouissances de l’amitié, vous vous étiez retrouvé seul parmi quelques chaises dispersées sur la pelouse, et là-bas, au bord de la terre, le ciel d’avant l’aube déversait son immensité vertigineuse. Ou encore c’était, émergés d’une brume de limbes, ces murs de Belleville marquant, de leurs bornes friables, le passage d’un monde ou d’un temps à l’autre. Ou c’était dans un bistrot le matin, ce couple au double visage confondu de fresque égyptienne. Ou bien en rase campagne, dans le silence immatériel de midi pile. Ou dans le métro. En forêt. Sur la grève d’Ostende. Ou dans cette chambre de l’Hôtel Universel dont le miroir a tout vu de l’homme. Enfin partout où le mystère affleure dans ces lumières concentrant à tout coup la même présence tissée de mélancolie et de tendresse, d’attente et de reconnaissance.
    Plus qu’un peintre de la lumière, au sens de la contemplation seule, Thierry Vernet me paraît un poète du dévoilement dont les visions ponctuent la démarche tantôt somnambulique et tantôt fulgurante. On est là comme dans un grand rêve d’une seule coulée, où les images et les figures du monde présumé réel se trouvent ressaisies et transformées avec ce surcroît d’être qui signale toute alchimie poétique, par le truchement de la seule peinture.
    Car cela prime à l’évidence chez Thierry Vernet : ses visions, les événements qui le sollicitent, l’essentiel de ses Riches Heures tiennent d’abord à la peinture. Comme le poème naît des mots surgis de nos profondeurs, la vision de Thierry Vernet semble poussée toute faite, jaillie avec ses couleurs. Ce n’est pas dire que la toile se fasse toute seule, mais souligner un acte qui suppose à la fois une longue patience et une aptitude féline au bond.
    Regardez les couleurs du monde : il y a de quoi s’émerveiller à n’en plus finir, et c’est souvent à n’y pas croire. D’ailleurs c’est une constante chez ce peintre de l’étonnement profond : à chaque fois on est surpris, et jusque dans ses visions les plus sereines apparemment. C’est ainsi que de vivre, depuis des années, avec telle toile de Thierry Vernet que j’ai reconnue et aimée au premier regard, m’aura fait éprouver, à chaque fois que je tournais vers elle mon regard, comme à une fenêtre à laquelle on ne se lasserait pas de s’accouder, ce même sentiment mêlé de saisissement et de gratitude devant la beauté des choses. Cela s’intitule La plage le soir, c’est un bord de mer, avec un premier plan de sable ocre doux, un plan d’eau qui entremêle du blanc à nuances vert céladon et toutes sortes de bleus aérés ou délayés, une pinède dont l’olivâtre virant au noir palpite de mystère comme chez Böcklin, enfin un ciel d’un seul gris tendre où flotte un grand poisson-nuage. Mais mes pauvres mots ne disent rien de l’essentiel qui ne peut que se voir, tenant à l’événement de formes et de couleurs et de tons et de rapports de tons et de tensions et d’accords et de touches tour à tour si véhéments et si délicats, dont l’ensemble tisse l’atmosphère de songerie métaphysique de la toile.
    Telle est la part contemplative de Thierry Vernet, son côté franciscain en sandales, modeste et ravi. Mais aussi, l’artiste fulgure. Il y a chez lui de l’incendiaire formel et du pyrotechnicien à polychromies effrénées. Est-ce bien le même peintre qui, dans certaines natures mortes ou paysages, touche au dépouillement des silencieux à la Morandi, tandis que, revenant de Java, le coloriste exulte dans la profusion ?
    Oui sans doute : il n’y a qu’un peintre chez lui, au sens où sa matière, en se renouvelant sans cesse, reste toujours pétrie de la même pâte fluide à lueurs de sous-bois ou à éclairs, onctueuse ou brûlante, soumise au même geste impérieux, rapide et léger comme un coup d’aile, précipitant, à des vitesses opposées, la même vision.

    RENAISSANCE. - Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté ; et ce mot me sauve alors : ce mot de beauté.
    Aussi, ces carnets m’aident à me retrouver, chaque jour après l’autre, c’est le bout de bois flotté à quoi je m’accroche pour ne pas sombrer.


    Sa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. La poésie est un acte.

    PaintJLK19.JPGJE ME SOUVIENS. – Dans la nuit du 15 août 2002, après avoir appris, au milieu des édéniques jardins de la Casa Hermann Hesse, à Montagnola, que ma mère venait d’être frappée par une attaque cérébrale qui devait lui être fatale après dix jours de coma, je notai, sur la banquette du train, ces bribes de mémoire que j’emporte partout avec moi et que je relis à l’instant :
    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison natale, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.
    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.
    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.
    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.
    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.
    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.
    Je me souviens de sa façon de dire pendant la guerre...
    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.
    Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...
    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.
    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.
    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.
    Je me souviens de son explication confuse, rapport aux pattes qu’elle suspendait à la lessive: que c'était pour les dames...
    Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté).
    Je me souviens de sa lettre indignée à Kaspar Villiger, ministre des finances, à propos du sort réservée aux vieilles personnes dans ce pays de nantis.
    Je me souviens de ses bas opaques.
    Je me souviens du cahier noir qu’elle a rédigé après la mort de notre père.
    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.
    Je me souviens de sa façon de faire ses comptes.
    Je me souviens de sa façon de préparer les salaires de nos filles.
    Je me souviens de ses derniers trous de mémoire.
    Je me souviens de sa collection de chèques de voyage.
    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.
    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».
    Je me souviens de leur façon de préparer Noël dans la maison, notre père et elle.
    (Dans le train de Locarno à Lucerne, ce 14 juin 2007, jour de mes soixante ans)

    Tzvetan1.jpgCONTRE LES CUISTRES. - Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son dernier livre, La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs qui ouvrent un vrai débat sur la littérature française contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien .
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? Que la découverte de soi et du monde que vivifie (notamment) la littérature par la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils «le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Or, cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule recevable et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes : « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, écrit Todorov, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification) risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici prononcée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov, lequel a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles «pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme «dur» de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 en compagnon de route de Barthes ou Genette, jusqu’au moment où, au milieu des années 70, son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’ont conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment, Les Aventuriers de l’absolu.
    A cet égard, il serait ridicule d’incriminer le « passé » du spécialiste pour dauber sur ses positions actuelles, alors que toute son évolution procède de la même ouverture au monde et du même approfondissement du sens de la littérature, qui se donne en toute simplicité et surtout en toute humilité : « Nous, spécialistes, critiques littéraires, professeurs, ne sommes, la plupart du temps, que des nains juchés sur les épaules des géants », affirme-t-il ainsi, avant d’écrire ceci qui paraîtra d’un «plouc humaniste» aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager: «Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains: nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain».

    Le contenu polémique de La littérature en péril paraîtra trop vague ou trop général à d’aucuns, mais cela tient au fait que Todorov considère essentiellement une idée de fond : à savoir que l’idéologie dominante, dans le milieu littéraire et académique français actuel, consiste à nier le lien de la littérature avec le monde, lequel est soit noirci par les professeurs de désespoir, soit confiné dans le solipsisme et l’autofiction. Tout cela est évidemment contredit pas une quantité de livres, mais Todorov indique une tendance, et comment la nier ? Quel grand roman français accomplit, sur la période de 1945 à nos jours, le travail de ressaisie de la réalité effectué aux Etats-Unis par tant d’auteurs, à commencer par Philip Roth dans sa Trilogie américaine, et avant lui Saul Bellow, ou le Tom Wolfe du Bûcher des vanités, pour ne citer que quelques astres d’une constellation qui ne cesse de se renouveler jusque, récemment, avec Richard Powers ou William Gass ?
    Or ce que montre aussi l’auteur de La littérature en péril, c’est que cette idée du découplage de la littérature, par rapport à la réalité, ne date pas d’hier. Et de refaire son historique, du temps où l’art parfait, selon Aristote, était celui qui imiterait le mieux la nature, jusqu’au temps où se ferait jour la conception d’un « art pour l’art », dont l’expression apparaît pour la première fois sous la plume de Benjamin Constant. Celui-ci affirme pourtant, avec Madame de Staël, que la littérature est liée au monde à tous points de vue : « La littérature tient à tout. Elle ne peut être séparée de la politique, de la religion, de la morale. Elle est l’expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses. Comme tout dans la nature, elle est à la fois effet et cause. La peindre comme un objet isolé, c’est ne pas la peindre ».
    Si, pour les Lumières, la littérature reste une connaissance du monde, Baudelaire le super-esthète hyper-réaliste va plus loin encore, qui dit dans une lettre à Toussenel que « l’imagination est la plus scientifique des facultés parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle », ou encore que « L’imagination est la reine du vrai ». Soit dit en passant, l’on relèvera que Maurice G. Dantec ne dit pas autre chose quant il exalte la fiction « plus-que-réelle »…
    Baudelaire, donc, aspire encore à une vérité de dévoilement, qui reste entée sur le monde réel, tandis que la volonté de créer une beauté ex nihilo marquera la rupture. Cela a commencé avec l’esthétisme d’un Winckelmann et fera florès dès le début du XXe siècle avec les formalistes russes, entre autre. Ainsi Khlebnikov revendiquera-t-il le « verbe autonome » ou le « mot comme tel ». Cela préludant à une dérive qui aboutira au byzantinisme critique contemporain où les doctes feront la pige aux créateurs, les techniciens réductionnistes la nique aux artisans du verbe.
    Après l’hommage de Freud à la littérature, Tzvetan Todorov détaille, exemples émouvants à l’appui (celui de John Stuart Mill sauvé de la dépression par la lecture des poèmes de Wordsworth, ou de Charlotte Delbo trouvant réconfort dans sa prison grâce aux livres), en quoi la littérature nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. « Quand je suis plongé dans le chagrin, je ne peux que lire la prose incandescente de Marina Tsvetaeva, tout le reste me paraît fade », écrit-il.
    Flaubert.jpgLa force de la littérature, qui nous fait participer au sort commun, tient à nous aider à «penser en se mettant à la place de tout autre être humain », selon l’expression de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Et c'est vrai aussi pour le dialogue entre écrivains. Dans le dernier chapitre de La littérature en péril, Tzvetan Todorov, citant les lettres échangées par George Sand et Flaubert, montre que deux positions très différentes, voire opposées, peuvent se compléter pour la défense d’une littérature échappant au dogmatisme. « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux », écrit Flaubert dont l’œuvre ne saurait pour autant, et Sand le sait mieux que quiconque, se réduire à une affaire d’assonances ou de répétitions. Entre Flaubert qui dit avoir « la vie en haine », et Sand qui aime chaque jour un peu plus le présent de la vie, l’échange reste possible car tous deux aspirent à la même connaissance par d’autres chemins – tous deux vivent la littérature sans la réduire à des schémas, et qui dirait que Sand a plus raison que Flaubert ou vice versa ?
    Ennemi du didactisme en littérature, mais non moins attaché à une littérature liée organiquement à la vie, Benjamin Constant écrivait que « la passion imprégnée de doctrine, et servant à des développements philosophiques, est un contresens sous le rapport artiste ». Ce n’est pas, pour autant, condamner les techniques internes et externes d’approche des textes, mais simplement remettre chaque chose à sa place et le poète, le romancier, le critique, le professeur, le linguiste, le sociologue à la leur, en ramenant finalement le lecteur à l’essentiel : le sens d’un texte, sa beauté, sa polysémie, sa musique, ses échos à n’en plus finir.
    Je me rappelle à l’instant une belle conversation avec Jacqueline de Romilly, qui me disait la reconnaissance de nombreux anciens étudiants non-littéraires auxquels les « humanités » avaient donné une assise intellectuelle et affective, morale ou spirituelle que les seules connaissances jugées « utiles » ne leur auraient jamais procurée. Des Médecins, des scientifiques, des juristes, des politiciens, un chorégraphe, tous se réjouissaient d'avoir souffert sur leur version latine ou grecque...
    Tzvetan Todorov ne dit pas autre chose : « Quelle meilleure introduction à la compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des millénaires ? Et du coup : quelle meilleure préparation à toutes les professions fondées sur les rapports humains ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou intervenant en psychothérapie, l’historien ou le sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas profiter d’un enseignement exceptionnel ? »
    Ces vues sembleront simplistes, voire simplettes, aux spécialistes ès littérature dont les recherches se nourrissent des recherches de chercheurs payés pour chercher ce que d'autres chercheurs citeront dans leurs recherches. Or c’est avec reconnaissance, pour ma part, que j’ai lu La littérature en péril après avoir constaté à quel point, jusque dans une publication destinée au plus large public, le nouvel esprit « scientifique » pouvait desservir, voire dénaturer, asphyxier la littérature vivante.
    Ramuz.jpgJe veux parler des commentaires introductifs aux Œuvres complètes de C.F. Ramuz, en cours d’élaboration aux éditions Slatkine, à Genève, dont un seul échantillon donnera le ton, propre à éloigner tout lecteur non initié aux six fonctions de Jakobson ou aux six actants de Greimas. Cela se trouve dans le paragraphe de l’Introduction sous-intitulé Au rythme de la vie et traite de l'aimable roman-reportage ethno-littéraire intitulé Le village dans la montagne: « Un survol des et de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »
    Pauvre Ramuz dont on casse ainsi le « rythme de la vie ». Et qui oserait dire que la littérature n’est pas en péril, quand on la réduit à ces résidus de cuistrerie ?

    Celui qui fait taire ses contradicteurs en invoquant le génocide arménien subi par les grands-oncles de sa seconde épouse / Celle qui jette le discrédit sur tous les travaux académique de celui qu’elle sait au courant de ses manipulations fiscales de haute fonctionnaire / Ceux qui ont un dossier au nom du nouveau conseiller Bona qui n’a jamais perdu son accent congolais, etc.


    Chichkine4.jpgGRAND LARGE. - Après avoir entrepris, avec un enthousiasme croissant, la lecture du roman de Mikhaïl Chichkine qui vient de paraître sous le titre du Cheveu de Vénus, je me dis que c’est cela que je ne supporte plus dans nos petites largeurs locales ou parisiennes: c’est de ne plus sentir ce souffle de la vraie littérature qui continue.
    Ce roman ne pouvait être écrit qu’aujourd’hui, dans la perception panoptique de la réalité, mais il rejoint la vieille tradition des conteurs russes et son courant autobiographique sous-jacent se ramifie en multiples récits recouvrant tout le XXe siècle, de la Révolution à la chute du communisme, non sans faire référence aux chroniques de Xénophon et de Plutarque.
    Cela commence dans un office d’accueil des requérants d’asile, à Zurich, pour nous renvoyer aussitôt aux quatre coins de la planète d’où proviennent les réfugiés de toute espèce, dont chacun est un début de roman entremêlant aveux et affabulation. Et c’est là tout l’enjeu du
    Cheveu de Vénus, que d’interroger la vérité de la fiction.
    (Au Buffet de la Gare, mardi 21 août)


    Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toi sans que cela te dérange le moins du monde, etc.

    REMBRANDT’S CORNER. - Petit bonheur soleilleux au coin du canal, avec ma bonne amie. De sombres prophètes nous annoncent la fin du monde, et nous dégustions nos frites au Rembrandt Corner, dans la rumeur des braves gens, des enfants et des petits canots à moteur qui sillonnent les canaux. Tout à l’heure, il m’a semblé reconnaître la maison de Lieve Joris, et du coup je me suis rappelé notre rencontre et notre virée sur les hauts du col de Jaman où elle m’avait raconté sa rencontre et sa virée à Amsterdam avec V.S. Naipaul, avant de nous retrouver à la terrasse de l’auberge Sonloup où elle avait reçu un appel du Kivu, de son ami chef de guerre à la frontière du Congo…
    (Amsterdam, Rembrandt's Corner, ce dimanche 14 octobre)

    VOYAGES. - Je ne cesse de vivre deux ou trois voyages en même temps alors que nous nous baladons par les rues d’Amsterdam, et cet après-midi au Rijks où nous sommes restés deux petites heures, avant de nous reposer et de lire dans les cafés. Justement j’ai repris la lecture de Vertiges de W.G. Sebald, constitué de deux ou trois voyages imbriqués où l’errance de Stendhal en quête de bonheur, celle de Sebald lui-même sur les traces du docteur K., et ensuite celle de Kafka lui-même, ne cessent d’interférer ou de diffuser en résonance.

    DU VRAI ET DU FAUX. - Je me sens très seul à penser comme je pense, mais ce qui compte est de persévérer en toute sincérité et bonne foi, contre toute distraction et tentation de suivre telle mode ou telle toquade passagère. Je sais ce qui est bon pour moi et ce qui est néfaste. Je sens, plus encore que je ne sais, ce qui est vrai et ce qui est du toc, ce qui sonne juste et ce qui sonne faux

    LE PETIT PAN DE MUR JAUNE. - Pluie mouillée ce matin sur La Haye, à travers laquelle nous marchons jusqu’au Mauritshuis, l’un des plus jolis musées que j’aie jamais visités. Une exposition consacrée au portrait de l’âge d’or de la peinture hollandaise occupe tout l’étage supérieur, où nous nous attardons longuement après avoir passé pas mal de temps à tourner dans les salles du premier étage où s’alignent d’autres merveilles, du Petit chardonneret de Fabritius à une dizaine de portraits de Rembrandt et, que j’attendais impatiemment de voir, à la Vue de Delft de Vermeer au deuxième plan de laquelle luit humblement le petit pan de mur jaune de Bergotte.
    (La Haye, ce mardi 16 octobre)

    Celui que le chant du merle aide à supporter sa condition de chômeur en fin de droit / Celle qui aime servir des cafés serrés aux matinaux de la Gare centrale / Ceux qui ont une salive intensément sexuelle, etc.


    «MOI ». - Je suis tranquille à proportion de l’amour irradiant ma vie, de moi aux autres et des autres à moi. Mais quand je dis moi ce n’est pas du tout par égoïsme ni même par égotisme, non ce moi est largement ouvert, tout à fait conscient de n’être qu’une parcelle infime d’un Moi plus ample et plus profond, englobant tous les corps et toutes les âmes.

    Camperduin7.JPGVENT DU NORD. - Il a fait ce soir un vent a décorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle était bonne et bienvenue, cette formidable gifle a répétition du grand air de mer, après la traversée de l’immense plaine s’étalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forets de chênes de l’arrière-pays de Zandvoort. Je restais encore dans l’émotion du petit pan de mur jaune, retrouvé hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolatés de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’écumes arrachées aux croupes des vagues enragées. Le présent rugissait après la vieille mélodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailes au lendemain de l’éternelle rêverie devant le petit pan de mur jaune que j’ai découvert pour la première fois tel que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…
    Si souvent j’ai repensé, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle présence frémissante… le revoici plus que réel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…
    (Camperduin, ce vendredi 19 octobre.)

    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.


    Camperduin10.JPGFLEUVE DU TEMPS. - La vieille angoisse d’avant l’aube m’avait repris devant la mer encore noyée dans le noir du nord, une bribe de phrase m’était revenue de la confusion d’un dernier rêve… Eh oui, quand on s’est adossé au fleuve du Temps… Alors je me suis rappelé où nous nous trouvions avec L. dont la mère s’était réfugiée sur une île proche dans une période difficile de sa vie, puis une première clarté s’est délayée dans l’obscur et, comme posées dans la brume, les bêtes en sommeil réapparurent de loin en loin, et le tableau d’une infinie douceur se recomposa tout entier comme un désert aux couleurs montant peu à peu, le vert blanchi de givre des polders, de loin en loin les éclats de miroir de l’eau gelée, là-bas les taches de rouille des petits étangs affleurant le brouillard d’où surgissait à peine les ailes d’un moulin à l’ancienne, la ligne orangée du levant et le bleu laiteux de la grande toile pure de cette aube, et tout proche maintenant ce cheval immense semblant scruter ces deux matinaux, ces flocons de laine des moutons de loin en loin, de temps à autre un vol de canards s’arrachant au petit canal jouxtant le sentier spongieux, enfin cet inimaginable dromadaire bougeant lentement dans la lumière irréelle de ce nouveau jour où notre pas s’accordait à celui du Temps…

    « PHILOSOPHES ». - La philosophie passe à mes yeux par la création verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas en même temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poète travaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. La manie actuelle des professeurs de philosophie de se dire philosophes me fait bonnement sourire : des pions qui rêvent du quart d'heure Warhol.

    En pensant à Ulysse, je me demande ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater: l’émotion et la simplicité. Le Livre Total de Joyce est une espèce de Tour de Babel, où l’on risque de prendre froid.


    Chappaz.jpgUN VERBE DE CRISTAL. - «C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, au jeune poète valaisan Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. « Enfin, voilà une façon d’écrire qui fait exception et une fameuse dans la décevante production de l’époque – aussi bien en France que chez nous », ajoutait Cingria : « Vous êtes le seul à ne pas être déprimant».
    Ce double accent porté, par un immense poète méconnu du grand public qui n’a jamais écrit un seul vers, sur la pureté cristalline et le caractère tonifiant de l’écriture de Maurice Chappaz, pour un texte de haute qualité poétique mais ne ressemblant à rien de ce qu’on attend dans le genre – ni poème versifié, ni prose poétique non plus - vaut aujourd’hui encore et pour toute l’œuvre de Maurice Chappaz, de son premier texte publié, Un homme qui vivait couché sur un banc, à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume.
    Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et des géniales improvisations de Rimbaud, est aussi bien du même cristal, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques ou lyriques, et jusque dans son formidable Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
    De la découpe de cette écriture, de son ton et de sa musique, il faut donner quelques exemples, et du tout début pour commencer, avec ce qu’on pourrait dire l’entrée en lice du jeune poète, dans son premier texte publié en 1939 sous le titre d’ Un homme qui vivait couché sur un banc, d’ailleurs dédié à Cingria: «Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Tout de suite on est frappé par le tour physique de la phrase de Chappaz, son recours à des éléments très concerts et sa transmutation simultanée en début de légende dorée. A l’école des poètes ou des chroniqueurs antiques, mais aussi des Riches Heures médiévales et du vélocipédiste Charles-Albert, Maurice Chappaz se présente d’emblée en troubadour anarchisant, passant par là comme le poète de Ramuz et notant cela simplement qui se trouve à sa vue : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ».
    Un élément me semble fondamental dès l’entrée en poésie de Maurice Chappaz, et c’est son attention au détail des moindres choses, qu’il va saisir et « enluminer » par le truchement des mots et des images. Il le répétera d’ailleurs soixante ans plus tard dans son dernier opuscule au titre joyeusement provocant (Hors de l’Eglise pas de salut) par les temps qui courent : «Le péché capital, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif». Or l’attention n’est pas que la consommation de la «chose vue» mais sa consumation et sa transmutation, qui fait que le spectacle le plus banal devient un fragment de tableau.
    La vocation et le rôle du poète sont assez précisément définis par Chappaz dans ses premiers livres. Un homme qui vivait couché sur un banc évoque d’emblée la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume le plus simple. «Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot, ses amis». Et d’ajouter sur le même ton de romantisme bohème : « Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra, comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ».
    L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique. La théologie de Chappaz passe cependant par la poésie et rejoint les chants et les sagesses du monde, de l’Orient arabe aux poètes T’ang, sans diluer ses dogmes pour autant. On pense en outre à la Vita nova de Dante et à l’Amour courtois des troubadours provençaux en lisant Tendres campagnes, où la Dame est à la fois désirée et sublimée par le chant.
    Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Maurice Chappaz et plus encore sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur. La langue poétique de Chappaz, jusque dans l’Evangile selon Judas, est une fête.
    Mais à la merveille est consubstantiellement liée la « miette d’ombre » symbole de corruption ou de mort, et toute danse de joie se poursuit dans la transe des danses de morts, comme dans la peinture médiévale et ses « grotesques » auxquels renvoie le recueil A rire et à mourir.
    La poésie de Maurice Chappaz n’a pas d’âge ni ne s’est altérée d’année en année, dans son chant autant que dans ses récits à multiples ramifications. Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, jusqu’à la ruade polémique, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant «éternisé» de la poésie. Ernst Jünger écrivait que celui qui touche au cœur de la réalité en atteint tous les points de la circonférence, et c’est exactement la vertu de la poésie à la fois engagée et dégagée de Maurice Chappaz, capable à tout coup, à partir du plus simple objet de tous les jours regardé avec attention, d’atteindre l’essentiel.

    CRISTALLISATION. - Chestov s’interroge sur l’origine de la transformation intérieure de Dostoïevski et de Nietzsche, dont il montre l’étroite parenté et ce qui les eût fait se haïr, comme deux frères ennemis: vérité invivable des limites de chaque génie enfermé dans sa chair et son absolutisme conquis de haute lutte, jusque sur le rebord de l’abîme de Pascal. Là que tout converge et divise (apparemment), selon les circonstances. Or, ce moment de la cristallisation d’une pensée personnelle me passionne également, thème de la seconde naissance et de chaque «nouvelle naissance» qui ponctue notre évolution à tous, si nous évoluons.

    NIVELLISME. - En reprenant l’Exégèse des nouveaux lieux communs de Jacques Ellul, trente ans après ma première lecture, je vérifie la solidité et la droiture de cette pensée, non du tout de droite mais dressée contre les nouveaux conforts de la gauche bien-pensante. Ce qu’il disait en 1966, à savoir que la bourgeoisie a absorbé tous les lieux communs d’une gauche omnitolérante et humanitaire, alors que le monde ouvrier s’adaptait pour sa part aux lieux communs du confort bourgeois, relance ce que prédisait Witkiewicz dans les années 20, à savoir l’avènement du nivellisme, et je comprends mieux moi-même, avec la distance, contre quoi j’ai toujours réagi en me montrant certes, parfois, trop complaisant envers la droite - mes fréquentations de L'Age d'Homme y étant évidemment pour beaucoup, mais sans jamais me départir d’un sentiment profond de révolte, à tout le moins d’insoumission.

    Celui qui fut toujours infoutu de se soucier le moins du monde d’économie / Celle que la seule idée de mettre de l’argent de côté fait gerber (dit-elle) / Ceux qui avaient à cœur de s’acquitter rubis sur l’ongle (disaient-ils) au temps qu’ils situent dans le temps, etc.

    LE TEMPS DES CRIS. - Que répondre aux mots de la haine ? En ce qui me concerne, je me sens complètement désarmé devant les mots de la haine. Ou plus exactement : la vie m’a désarmé. Je me souviens évidemment du temps où je criais parfois, moi aussi, à l’époque où tous criaient. Au moindre désaccord: on criait. Et souvent on pleurait aussi : on pleurait après avoir crié. Mais très tôt j’ai ressenti, aussi, le fait que je criais pour moi et pas du tout pour la Cause dont il était question. Les mots de la haine qui me venaient, comme ceux qui venaient à tous, nous éloignaient de ladite Cause bien plus qu’ils ne signifiaient notre désir sincère de la servir.

    DIABLERIE. - Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je le matin en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation par laisser-aller, par paresse ou par ennui. L’esprit d’enfance, c’est à savoir l’esprit de gravité et de conséquence, me tient lieu de raison et de sagesse, de boussole et d’horizon radieux. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant je suis menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur et l’AntiSystème.


    McCarthy.jpgL’ESPÉRANCE AU CŒUR DES TÉNÈBRES. - Il n’est pas de roman contemporain plus sombrement désolé que La Route de Cormac McCarthy, et il n’en est pas non plus qui laisse au cœur un tel sentiment de justification de la vie humaine restituée dans sa part sacrée. C’est le livre d’un visionnaire pascalien que cet extraordinaire voyage à travers une Amérique dévastée, dont les évocations de l’hiver nucléaire nous replongent dans les cercles inférieurs de L’Enfer de Dante. Comme celui-ci et son guide, un père et son petit garçon fuient à travers les territoires ravagés, les villes incendiées et pillées, avec pour espoir improbable d’atteindre les rivages de la mer, lesquels se révéleront aussi pourris que la nature contaminée.
    Cela étant, chaque nouveau pas sur ce calvaire relance la flamme d’une rédemption possible, liée à un pacte passé entre les deux protagonistes, dont la vocation affirmée est d’être « porteurs de feu ». Formule « bateau » de récit de science fiction spiritualisant ? Et manichéisme de bande dessinée que la division de l’humanité survivante en « méchants » et en « gentils » ? On pourrait le croire à rester en surface de cette road story de fin du monde sans la lire vraiment, alors que chaque page de La Route saisit au contraire le lecteur par sa puissance d’incantation et d’évocation, la lugubre beauté de son lyrisme, sa terrifiante réalité (laquelle renvoie à tout moment aux guerres sectaires et autres misères de notre actualité) et la bouleversante humanité des deux figures de l’homme et de l’enfant.
    Liés et livrés l’un à l’autre, le père et le fils se tiennent et se soutiennent au fil d’une relation constituant, dans le froid absolu et le mal régnant sous l’empire de hordes cannibales, une sorte de vestige de lumière et d’énergie vitale que seul le terme d’amour peut qualifier à vrai dire, au sens religieux autant que dans sa dimension affective. De fait, après la fuite de la mère, désespérée et refusant une telle existence de morts-vivants, le père a choisi de protéger coûte que coûte son enfant en lequel il reconnaît un « calice d’or, bon pour abriter un dieu ». A cette foi de révolté (le père demande aussi bien à Dieu s’il a une gorge, afin qu’il puisse l’étrangler, ou une âme, qui lui permette de le maudire) répond l’attente confiante et vigilante du petit, qui surveille son père comme une conscience en alerte, appelant en outre sa miséricorde à la rencontre de plus malheureux, alors que le père ne pense qu’à leur seul salut.
    Au fil de leur fuite, les épisodes atroces alternent avec des moments de grâce liés à la survie du monde d’avant: quelques souvenirs de la vie avec « elle », une gorgée d’eau pure, une cannette de Coca retrouvée dans les ruines, l’onction d’un bain dans un torrent, le trésor inespéré de réserves serrées dans un abri souterrain, le son d’une flûte taillée dans un bout de jonc, les sublimes dernières lignes rappelant la nature encore vierge…
    Symboliquement, Cormac McCarthy figure en somme le passé et le futur de l’humanité qui cheminent sous le ciel devenu fou à proportion de la démence humaine, où tempêtes de feu et tornades de cendres tourbillonnent à la surface d’une planète dénaturée, dans le gris définitif du jour, la pluie omniprésente, la neige et le froid, la nuit sans fond. Sous l’aspect de personnages guenilleux à la Beckett, l’homme et le petit participent cependant d’une vision moins « plombée » que celle du professeur de désespoir irlandais, tant la théologie de Cormac McCarthy reste liée à l’eschatologie chrétienne. Sans rien de lénifiant, mais dans la pure tradition évangélique, l’amour, la charité et l’espérance filtrent en effet tout au long de La Route, qui se lit comme un récit d’anticipation apocalyptique, à cela prêt que le néant cendreux et la destruction hideuse qu’il figure participent, déjà, de la réalité que nous vivons, autant que demeure l’espérance.


    (A La Désirade, 1er janvier 2008)

    Ces notes de blog 2005-2008, réunies sous le titre de Riches Heures, ont paru en recueil au début de 2009, aux éditions L'Age d'Homme.

    Image de tête: L'Arbre aux cygnes, découpage de Lucienne K.

  • Conseils matinaux



    Ceci vous concerne. Regardez votre vie: tout vous échappe. Ce n’est pas bien.

    Vous devriez faire votre examen de conscience. Quand l’avez-vous pris(e) dans vos bras pour la dernière fois. Quand l’avez-vous embrassé(e) pour la dernière fois ? Quand avez-vous (a-t-elle, a-t-il, ont-elles, ont-ils) joui pour la dernière fois ?

    Avez-vous joui ce matin ?

    Vous, là, dans le trolleybus, avez-vous joui ce midi ?
    Regardez-moi ça: vous courez après votre ombre. Ce n’est pas ce qui s’appelle vivre.

    Jouissez plutôt d’un peu tout. Regardez les choses. Voyez les animaux domestiques. Regardez mieux les gens. Ne vous contentez pas de fantasmer: prenez et goûtez, tâtez, humez, caressez, pelotez.

    Caressez de belles et bonnes pensées, pelotez le chat qui passe, humez les bouffées de pain chaud montant de la rue, tâtez les miches, goûtez les quiches, enfin quoi ressaisissez-vous, les retraités !

  • L’humanité lancinante de William Trevor

    0446913db47fcacb26bcba6a75381c83.jpgA propos de Lucy

    Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de l’écrivain irlandais William Trevor, déclaré “le plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise” par le New Yorker et qui manqua de peu, avec Lucy, le Booker Prize en novembre 2002.
    Encore peu connu des lecteurs de langue française, défendu par un “petit” éditeur qui s’acharne héroïquement à défendre la qualité plus que la quantité, William Trevor n’en est pas pas moins de ces quelques auteurs contemporains dont on se transmet le nom comme un secret, parce que ses livres échappent au bruit du monde et à la fugacité des modes, tout en nous plongeant au coeur du monde et dans le présent incandescent. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy. Mais ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame apparemment absurde, et si riche de significations, que l’auteur voue son attention compassionnelle, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite “des troubles” à nos jours.

    “C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher”. En l’occurrence, c’est à cause de l’insécurité croissante que le capitaine Everard Gault, rescapé de la Grande Guerre, et sa femme Héloïse, Anglaise d’origine, décident en 1921 de quitter leur propriété côtière proche de Kilauran, dans le comté “rebelle” de Cork. A l’origine de leur angoisse et de leur décision de s’exiler dans le Sussex: l’empoisonnement de leurs chiens et la tentative nocturne de trois jeunes gens d’incendier leur maison, qui a poussé le capitaine Gault à tirer sur l’un d’eux, le blessant et risquant alors de probables représailles. Le souci des conjoints est évidemment de protéger leur enfant unique, la petite Lucy, agée de presque neuf ans. Or ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que celle-ci, vivant en symbiose avec la nature, se refuse absolument de quitter ce coin de terre et de mer. A la veille du départ annoncé, elle disparaît ainsi avec quelques victuailles, sans s’imaginer du tout qu’elle scelle son malheur et celui des siens. De fait, ceux-ci en arrivent à se convaincre, après des semaines de recherches, que la petite s’est noyée, comme le leur suggère un unique vêtement retrouvé dans les rochers. Désespérée, poignée par la culpabilité (elle s’imagine que l’enfant s’est suicidée) et craignant plus que tout d’avoir à identifier un cadavre, la mère de Lucy entraîne alors son mari à une fuite qui les conduit, effaçant toute trace derrière eux, en Suisse puis en Italie. Ce qu’ils ignorent, c’est que Lucy est retrouvée entretemps par le gardien de leur maison, vivante et bientôt gagnée à son tour par un sentiment de culpabilité qui va la poursuivre toute sa vie durant.

    Car la vie, désormais, va reprendre dans la séparation. Si invraisemblable que cela paraisse (mais ce ne l’est pas du tout en réalité), Lucy ne reverra jamais sa mère, qui se refuse à tout retour et se réfugie, en Italie, dans le culte de la beauté magnifiée par les peintres. Les années vont ainsi passer, l’approche de la guerre poussera le couple à se replier au Tessin, et la maladie finira par terrasser Héloïse Gault, laissant son compagnon anéanti mais résolu, pour sa part, à revenir au pays. Entretemps, prise en charge par les fermiers Henry et Bridget (lesquels incarnent un autre type de totale fidélité), Lucy a grandi non sans subir l’opprobre de ses camarades et de certains adultes l’estimant “possédée”, puis est devenue la réplique belle et cultivée de sa mère dont elle partage, en outre, le sentiment lancinant d’une faute dont seul le retour de ses parents la délivrera. Ainsi se refuse-t-elle de vivre l’amour que lui offre un jeune homme, et qu’elle partage, s’estimant indigne de tout bonheur avant d’être pardonnée. Un troisième personnage, en outre, est poursuivi par la même hantise de la faute commise, et c’est le dénommé Hoharan, sur lequel le père de Lucy a tiré, que tous considèrent comme une victime alors qu’il s’estime le premier coupable, torturé par des rêves et finissant à l’asile.

    Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor nous semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables. Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension et au si profond amour.

    Wiliam Trevor. Lucy. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Editions Phébus.

  • Milena

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    Esquisse d'une nouvelle

    C’est le mot nectar qui m’y a fait repenser, à propos de ce que m’avait écrit Milena en termes voilés sur une carte postale qu’elle m’avait envoyée de Vancouver un peu après la fermeture de la communauté. Comme quoi mon nectar lui manquait. Milena que la dope nous avait enlevée ensuite des années durant et qui était réapparue ce soir-là. Milena à la langue rêche de fumeuse de Gauloises bleues. Milena qui venait de fêter ses trente-cinq ans et sentait toujours comme après la chose. Milena qui avait fendu la foule du théâtre pour se jeter sur moi en miaulant à notre vieille façon.
    - «Et comment tu vas ? Tu n’as pas changé. T’es encore seul ou quoi ? T’as pas viré pédé finalement ? Qu’est-ce que tu fais après ?»
    J’allais lui répondre à l'instant où je remarque, par dessus son épaule, là-bas, qu'il avait neigé entre le théâtre et le lac.
    Sur quoi je la prends dans mes bras en me rappelant que je n’avais pas du tout envie de prolonger tout à l’heure, et je la serre et je sens son odeur et je lui dis :«Je ne sais pas. Je n’ai rien prévu. Je n’ai pas d’idée. On se prend un verre ?»

    Il y avait alors deux jours que les Taliban avaient dynamité les Bouddhas géants d’Afghanistan, on était en mars 2001 et je me demandais déjà comment raconter Milena tant d’années après ? Que je raconte comment elle me regardait la regarder: deux paumés des années Carter qui se retrouvent sous Reagan, et dont je reparle sous Bush fils de Bush: vraiment intéressant ? Deux qui étaient aussi nuls politiquement parlant et qui le sont probablement restés. Deux qui flottaient entre deux eaux. Deux qui ne s’aimaient même pas vraiment, mais se retrouvaient à peu près à chaque fin de soirée au Mao, quand tous les vrais couples s’en étaient allés.

    Milena avait maintenant les cheveux courts et l’une des premières choses qu’elle me dit était qu’elle se retrouvait femme au foyer et qu’elle et son jules s’exerçaient à faire une première portée de chatons, ce qui me semblait tout à fait dans sa ligne en dépit de ce que les gens raisonnables lui avaient prédit, l’overdose ou le trottoir. Elle avait déjà repéré une table dans le foyer du théâtre où l’on était en train d’installer le buffet. Je lui ai proposé «un double comme au bon jeune temps» en faisant allusion à notre litre et à celui de Miss Lonelyhearts, elle m’a répondu d’un clin d’oeil, elle s’est installée à la table biplace du fin fond du foyer et j’ai foncé au bar avant l’arrivée de la foule, en passant j’ai juste dit à Peter Brook (qui se rappelait visiblement notre dernière entrevue) que son spectacle m’avait salement secoué, mais je ne pensais alors qu’à rejoindre Milena avec nos deux flacons de retrouvailles, le maestro a dû me trouver mufle et je m’en foutais comme d’une salade sèche.

    Pourtant c’est bien de L’Homme qui se prenait pour un chapeau que nous avons parlé d’abord avec Milena, qui m’a dit tout de suite que ça lui avait rappelé bien des choses de La Solitude où elle avait fait ses deux premières cures de désintox, et je la revoyais dans son pyjama de pilou avec sa peau bleue et ses yeux en gelée. Sur quoi, se penchant vers moi, elle a remarqué: «Tiens, tu as changé de parfum, il y a une Madame là derrière ?», et après que j’eus acquiescé: «Moi je me prenais plutôt pour une feuille d’arbre, un parapluie enlevé par le vent, une chauve-souris ou un papillon, en tout cas c’était souple et ça volait la plupart du temps dans ma nuit». Un jour, je le savais, Milena avait failli se jeter de la falaise de Pierremont sous l’effet d’un cocktail à retardement. Le pauvre Jef, dit aussi le pharmacien, y avait bel et bien passé, mais une Main l’avait retenue, elle, qu’elle avait appelée la Main du Sage.
    «Et la Madame est un mec bien ?» - « C’est cette individue, mère de cette autre et de cette autre bis».
    Milena scrutait les trois photomatons avec l’air ravi de la future mère laitière qu’elle avait toujours été, puis elle m’avoua qu’elle n’avait jamais osé voler son image à son Kurde aux yeux verts. «Salman est le seul avec toi qui sait que je suis restée pure...»

    Milena la pure, la fille de pute, la pute elle-même et la pure. Milena la rejetée de partout. Milena à l’éternelle peau de mouton et aux culottes de laine. Milena aux sacs de cuir pleins de trucs. Milena nue dans la boue de l’île de Wight, en 1972. Milena aux crises d’abandonite aiguë au lendemain de la chute de Saïgon (dont elle se contrefoutait d’ailleurs). Milena que j’ai rejetée comme les autres pour essayer de me retrouver et qui m’a retrouvé ce soir par hasard et qui me regardes comme si nous nous étions quittés la veille: «Tu me reverses un chouïa ? Dis, t’as cessé de te ronger les ongles... Et qui c’est qui se lève pour le Buffet ?»

    Il va sans dire que nous ne nous quittons pas d’une semelle et que ça se remarque. Milena la toujours remarquée: la toujours fée sorcière aux airs de vieille petite fille en chaussons à lacunes (elle a laissé ses pseudo-Doc sur nos sièges en guise de Warning), la toujours sapée Mont-de-piété à bijoux de fer-blanc, et, surtout, avec sa démarche dansante et sa façon gracieuse de me remplir mon auge (elle se souvient de mon faible pour les lentilles et les haricots), la ressuscitée d’à présent dans sa nouvelle aura.


    Les gens saluent la grâce et je salue les gens tout en resongeant à ce dont on se souviendra…

  • Le regard de Czapski

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    A propos de L’Art et la vie.

    Il y a vingt-cinq ans ans que Joseph Czapski s’est éteint à Paris à l’âge de 97 ans, au terme d’une vie étroitement mêlée aux tragédies du XXe siècle, et notamment au massacre de Katyn dont il fut l’un des rares rescapés et des grands témoins (son livre Terre inhumaine fut l'un des premiers ouvrages documentant le Goulag),  finalement justifiés. Sous les dehors de cette figure “historique”, qui resta une conscience de la Pologne tout au long de son exil parisien (tant par ses articles dans la revue Kultura que par ses liens personnels avec les meilleurs esprits, de Gabriel Marcel à Czeslaw Milosz), Czapski apparaissait, au naturel, comme le plus simple et le plus libre des hommes, et son oeuvre de peintre témoigne le mieux de son aspiration constante à traduire ses émotions devant la beauté mêlée de douleur qui émane des êtres et des choses en ce bas monde.

    Aussi sensible aux lumières du paradis perdu qu’à la tragédie de tous les jours, l’artiste vivait à la fois l’effusion de Bonnard et la tension de Soutine, qu’il rapproche d’ailleurs au sommet de ses admirations dans l’un des magnifiques articles réunis ici sous un titre qui dit bien l’enracinement de son oeuvre et de sa réflexion “dans la vie”. Bien plus qu’un livre “sur” la peinture ou “sur” les peintres, L’Art et la vie nous immerge aussitôt “dans” ce bonheur irradiant que la peinture nous vaut de loin en loin, dont Czapski ressaisit les tenants et les secrets avec une merveilleuse pénétration. Qu’il rende hommage à Nicolas de Staël, revienne sur l’héritage de Cézanne, s’oppose au despotisme ravageur de Picasso (avec d’éventuels repentirs), se rappelle une rencontre avec Anna Akhmatova, détaille l’art de son cher Proust, rende un hommage inattendu à Dufy ou célèbre l’“âme” de Corot, parle travail ou “paresse féconde”, Joseph Czapski nous sollicite avec passion et nous est, autant que dans sa peinture, plus présent que jamais.

    Joseph Czapski. L’Art et la vie. Textes choisis et préfacés par Wojciech Karpinski. Traduit du polonais par Thérèse Douchy, Julia Jurys et Lieba Hauben. L’Age d’Homme, 244p.

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  • Sebastiano


    Sebastiane3.jpgLe pauvre garçon doit terriblement souffrir, mais j’ai ce qu’il faut pour le soulager quand les soldats nous laisseront seuls.
    Pour l’instant le supplice continue.
    Chaque flèche qui le pénètre me pénètre. Ils ne visent que la chair pleine, en évitant les os et les organes vitaux, de sorte que cela pourrait se prolonger des heures, mais je sais que ce sont eux qui flancheront les premiers et que pendant leur sieste je pourrai m’approcher de lui.
    Je me demande parfois si Dieu s’ombrage de la douceur de mes caresses. Je ne sais exactement qui a ordonné le supplice, et je me soumets à la volonté supérieure comme Sebastiano lui-même s’y soumet, mais comment Dieu ressent-Il la chose à ce moment-là ?
    La réponse que je donne pour ma part est une caresse plus douce encore, qui fait soupirer le jeune homme et lui tire ses dernières larmes, juste avant la conclusion.
    Sebastiane2.jpgPersonne ne me voit lui planter le couteau de cuisine au coeur. Personne ne l’a entendu me supplier de lui donner le coup de grâce. Sa queue se libère enfin du pagne quand ma lame s’enfonce en lui, mais le bleu de ma robe de pucelle se confond à celui du ciel et personne n’y verra la tache
    .

  • Au top du ridicule

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    Paulo Coelho resuce Super-Cannes dans un feuilleton grotesque

    Huit ans après la parution du Super-Cannes de J.G. Ballard, Paulo Coelho a débarqué au festival fameux avec ce qui se voudrait une critique carabinée de la manifestation, réduite à un « festival de mode », et un tableau vitriolé d’« une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir », abusant la plupart des gens «portés à croire que c’étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallait se conformer ».

    Or comment le « guerrier de la lumière » en lequel s’identifie le romancier milliardaire va-t-il s’y prendre pour dégommer la « Superclasse » qui manipule en coulisses ce haut-lieu de toute les turpitudes « créatures méprisables qui maintenant se trouvent à Cannes » ? D’abord en convoquant un justicier et son Beretta Px4, prénom Igor, Président richissime d’une société de téléphonie, Russe et catholique orthodoxe ( !) trompé récemment par Ewa, femme pourtant sublime, et décidé à la reconquérir en tuant n’importe qui « au nom de l’amour ». La première venue fera l’affaire : une jeune Olivia rencontrée dans la rue voisine, avec laquelle Igor amorce une conversation sur le sens de la vie avant de la sacrifier par la technique dit du Sambo (Samozaschita Bez Orujoya) inventée dans les nuits des temps et très pratiquée encore par l’appareil soviétique (!!). Et la pauvr Olivia d’expirer sans s’en rendre compte. Et le vainqueur Igor, déjà très seul (la solitude du vainqueur) de se féliciter de lui avoir épargné une vie médiocre (elle lui  avoué que son petit ami la battait un peu). Et le message subliminal d’Igor à son infidèle compagne Ewa (que Coelho excuse en précisant que seuls les amibes sont fidèles dans le règne animal) de se transmettre par voie mystérieuse  tandis que le tueur se sent « plus heureux encore d’avoir libéré l’âme de ce corps fragile ».

    D’âme, il est pas mal question dans La solitude du vainqueur, roman d’uns stupidité transcendentale. D’âme et d’amour qui permet de tuer sans faire de mal. De fait, le parcours d’Igor à Cannes sera celui d’un serial killer «bon chrétien » décidé à accomplir la mission que lui a confiée Sainte Madeleine : détruire quelques mondes pour retrouver son amie moins fidèle qu’une amibe...

     

    Paulo Coelho. La solitude du vainqueur. Flammarion, 373p.  

  • Le chat bleu

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    Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat bleu égyptien à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, Mister President et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.
    J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des déserts du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.


    Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.
    Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.
    Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.
    Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.
    Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.
    De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin du jeu.
    Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.
    L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.
    On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul, et la bande alors, quoique le gag de Pilou soit éculé comme une vieille chaussette, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là - Carlos qui se sent homme déjà et qui n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.
    Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, hors du temps et des lois…
    Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris, pourtant…

  • L'essayage des mots

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    Nous nous trouverions dans la cabine d’essayage des mots. Tu hésiterais entre le fourreau couleur figue et la casaque à soutaches. Le vendeur serait le chanteur noir Terence Trent d’Arby, qui se montrerait très tendre avec toi. A un moment donné vous échangeriez vos photos de nous. Tu serais attirée par ses très belles mains et tu lui demanderais, avec la hardiesse que nous avons en rêve, de te permettre de les baiser à l’orientale, c’est à savoir chastement. Terence te sourirait simplement un of course darling, puis l’essayage se poursuivrait sans encombre. Tout l’obsolète y passerait. Terence te recommanderait la vertugade et votre rire clair éclabousserait le miroir d’écume légère avant qu’il ne salue ta beauté de madone paysanne, puis à parler en passant du canard automate vous évoqueriez ses roues à palettes et sa corde à boyau. Ensuite nous inviterions Terence à mon concerto de flûte à l’Accademia Chigi, juste en fin d’après-midi.

  • Nos bouteilles à la mer

     

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    Une rêverie crépusculaire d’Antonio Tabucchi.

    Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.

    A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

    Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.

    Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
    Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
    De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
    L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.

    D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.

    Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...

    Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.

    (Image LK: crépuscule à La Désirade).

  • La passion selon Soutter

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    Louis Soutter, maudit et génial.

    Il n’a pas besoin de faire de la beauté convulsive un programme esthétique: il la vit au milieu de ses forêts qui sont des temples et de ses enfants qui sont des anges et de ses catins qui sont des saintes sous le regard de Notre Seigneur crucifié. Frère en esprit de Rouault mais sans doctrine, frère aussi de Van Gogh et de Soutine, c’est un peintre sans peinture, un dessinateur usant de la plume du bureau de poste voisin, on pourrait dire que c’est au commencement l’artiste surdoué qui échappe à l'académisme virtuose par un génie que soulève le feu sacré. Bref: tout ce qui se dit de lui est insuffisant: Louis Soutter est La Poésie incarnée en sa chair blessée.

    Sur Louis Soutter on ne devrait donner que des renseignements de police. Né en 1871 à Morges, au bord du lac Léman. Fils de pharmacien. Voisinage darbyste hyper-puritain. Parent de Le Corbusier par sa mère - Corbu qui le soutiendra généreusement, conscient de son génie. Rate ses études d’ingénieur. Se hasarde en architecture, en vain, puis étudie le violon auprès d’Eugène Ysaie, à Bruxelles. A 24 ans abandonne la musique et se lance dans la peinture. A Paris suit les cours du soir de l’Académie Colarossi. Virtuosité classique, sans plus. En 1897 épouse Madge Fursman après s’être installé aux Etats-Unis, où il enseigne la peinture à Colorado Springs. Divorce en 1903. Décline physiquement et psychiquement. En 1907, violoniste à l’orchestre du théâtre de Genève et à l’Orchestre symphonique de Lausanne. Passe pour excentrique et de plus en plus. Refuse la nourriture et claque son argent et celui de ses amis. Sous tutelle dès 1915. Admis en 1923 dans la maison de retraite de Ballaigues, sur les crêtes du Jura vaudois, d’où il s’échappe le plus souvent pour d’interminables errances. Le postier de Ballaigues lui interdit l’usage de l’encrier public, dont il use pour ses dessins. Milliers de dessins à l’encre, tenus pour rien par ses proches, sauf quelques-uns, artistes ou écrivains... Tous autres détails biographiques et critiques à recueillir dans les deux grands ouvrages de Michel Thévoz : Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Age d’Homme, 1974) et Louis Soutter, catalogue de l’œuvre (L’Age d’Homme, 1976).


    Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité…  

    littérature,art

     

  • Sweet Sunny Sixties


    littérature,poésie
    Comment, cette année-là, et ce soir-là, cette nuit-là se mêlèrent voix et visages, dans un choeur dont les échos jamais oubliés resurgissent de loin en loin.

    L’alto à tignasse de feu débarquait d’un trou perdu du Wisconsin, mais Jim situait sa seconde et véritable naissance en Californie, dans une communauté de San Francisco où il avait entrepris son voyage sur la Vraie Voie, cependant il n’y avait que quelque jours qu’il s’était attaché à la soprano moldave à la voix si poignante assise à côté de lui, Milena de son prénom, fille de réfugiés roumains installés à Londres, et Milena avait suivi Jim jusque-là sans être sûre de se lancer avec lui sur la route d’Orient, d’ailleurs ils avaient eu le matin même leur première rupture d’harmonie en faisant leurs ablutions sur le bord de la Limmat, lorsque Jim lui avait confié qu’il n’était pas sûr que la Vraie Voie pouvait se faire à deux, mais à l’instant leurs voix planaient ensemble au-dessus des moires de la rivière en se mêlant à celles des autres, on eût dit qu’il n’y avait plus d’espace ni de temps divisé, le choeur évoquait une espèce de grand essaim sonore en suspens entre les flots et le firmament d’été constellé de myriades d’étoiles qui rappelaient au vieux Max ses nuits des années 40 au pénitencier militaire, Max dont le drapeau de Marcheur de la Paix enveloppait les épaules de la douce Verena - la fluette voix du patriarche et celle un peu flûtée de la jeune fille dessinaient de fines arabesques en bordure des autres -, puis le quelque chose de très archaïque et de très juvénil qui émanait du choeur fut soudain comme électrisé par le solo de cristal limpide du berger Hans Sonnenberg descendu de son alpage avec de quoi se divertir au Niederdorf et que diverses filles de bar s’étaient arraché, mais qui pour lors n’avait d’yeux que pour la Roumaine de Jim, et c’était pour elle que sa voix cherchait à présent une faille vers le ciel qu’on imagine derrière la nuit, et de fait la voix presque enfantine du grand Kerl à boucles d’oreilles et culotte de cuir, zyeux d’azur et gabarit de lutteur, s’envolait le long des flèches de la Chagallkirche en arrachant à chacun d’irrépressibles frissons, et Milena se sentait fondre au côté d’un Jim de plus en plus absent, murmurant vaguement un OM continu, Milena retrouvait dans la voix du berger des accents de ses montagnes natales dont ses oncles lui chantaient parfois les complaintes, et déjà, aux accents excessivement sentimentaux de ses jodels, les filles de bar avaient compris ce qui se passait entre ces deux-là, tout en sachant que le Hans leur reviendrait avec son rire clair et ses vrenelis, et c’était justement parce qu’il y avait de l’amour dans ce chant que les filles se sentaient pures de jalousie, et la nuit paraissait s’ouvrir à toutes ces voix déployées, Jim était déjà parti vers l’Ashram mystique qui le délivrerait de toute pesanteur et les sans-logis qu’il y avait là se sentaient eux aussi dans la peau de pèlerins au bivouac stellaire, Max se réjouissait finalement d’avoir raté le dernier tram de Zumikon et d’être tombé dans cette bande de chiens sans colliers: même si cela ne faisait pas un pli que le monde continuerait de mal tourner en dépit des essais de révolutions du printemps dernier, même si la sauvagerie se perpétuait, son idéal restait chevillé au corps du vieux disciple du Mahatma et les chants de cette nuit le faisaient se sentir un peu meilleur, comme il en allait de Tonio - serveur à la Bodega et grand lecteur de Pavese - et de tous les traîne-patins que la première rumeur avait attiré des ruelles du Niederdorf au bord de l’eau fraîche à la forte odeur de poisson vif, et ils étaient bien une trentaine vers minuit, mais maintenant la nuit avait basculé sur son axe et le chant commençait de s’espacer, des couples s’en allaient vers les bosquets du Lido, d’autres parlaient à voix basse ou prenaient congé, on se souhaitait bel été ou bonne vie, Jim avait laissé Milena se réfugier dans les bras du contre-alto Sonnenberg cependant que Tonio et Verena faisaient un feu sur la berge de la rivière, et leurs visages éclairés paraissaient plus beaux encore de surgir ainsi de l’obscurité, Jim resterait encore longtemps sur l’empieremment de la berge, les paumes ouvertes et les yeux clos, à se remplir d’énergie cosmique, Hans et Milena continueraient de murmurer à ses côtés, les filles de bar regagneraient leurs studios et des pluies d’étoiles tomberaient encore au fond du ciel que les échos de toutes les voix de ce soir-là retentiraient toujours dans la nuit...

  • Le temps du Barbare

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     Pour Léo

    C’est dans la lumière assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à présent ce soleil d’hiver, je ne sais trop pourquoi, ou peut-être à cause de ce quelque chose de très pur qu’il y avait chez l’enfant de chœur que j’étais alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle qui ne m’a jamais quitté – et du coup me reviennent les noms d’Utrillo et de Verlaine, je fume comme une usine et je crève de solitude blême, et combien j’aime cette douleur lancinante qui me fait rechercher la protection des vieilles arches et des impasses de la cité médiévale à peu près encore propices à l’élégie de ces premiers âges, et me reviennent les noms de Brel et de Brassens tournant sur le plateau du juke-box du Barbare au tréfonds de ces années-là.
    C’était alors une espèce de trappe enfumée aux murs capitonnés de toile de sac rouge sang-de-bœuf passé et aux tables très basses où toute une tribu d’étudiants et de traîne-patins plus ou moins artistes s’acharnait à refaire tous les jours le monde. Cent fois je m’en étais approché sans oser en franchir le seuil maudit, et cependant plus j’hésitais et plus je m’enferrais dans la croyance secrète que là-bas, dans cet antre aux fenêtres à petits carreaux tatoués de nicotine par lesquels ne filtrait plus que la quintessence du miel alchimique du jour, se perpétuaient les rites mystérieux de la Vraie Vie. Ensuite de quoi, m’y étant risqué une première fois, je n’eus de cesse que d’y revenir.
    À cet âge où l’on n’est rien, on s’imagine qu’il suffit, pour se poser devant le monde, d’une gauloise à torailler en lisant ce livre des livres qu’on emporte partout avec soi, et c’est mille fois vrai. Que le philistin s’en vienne donc prétendre que Moravagine de Cendrars n’est pas le livre des livres : cela lui ressemble après tout, alors que depuis qu’on a lu Moravagine on sait que la femme est maléfique et que l’homme est son esclave et que le poète est un outlaw dans la société foutue des temps qui courent.
    Quant à moi, j’en avais assez d’endurer depuis tant de temps le même lapement des familles au potage velouté du dimanche, à croire qu’au siècle des siècles cela se répéterait ainsi lugubrement dans cette odeur rampante d’asile de vieux en rase campagne, tandis qu’auprès de Moravagine je m’étais reconnu de la race proscrite, et tout était chaque jour tout neuf sous un autre soleil pour ce gibier de cosaques que nous étions tous deux, chevauchant des locomotives frappées au sceau de la Révolution de part en part de la Russie en pagaille, puis disparaissant et resurgissant finalement parmi les Indiens bleus d’Amazonie après tant et tant d’épreuves et de jungles et de fièvres et de moucherons vampires – et je restais là tout effaré dans la rumeur de jazz et de messes basses de ce bar dérivant de mes heures clandestines, et je me figurais qu’il n’y avait rien de plus beau dans cette chienne d’existence, et c’était mille fois vrai.
    J’arrivais au Barbare par des chemins à moi liant entre eux d’autres lieux dont j’avais déjà perçu l’étrange rayonnement. Il y avait cette espèce d’éminence aux herbes folles des hauts de la ville où je m’attardais souvent au déclin du jour pour y soliloquer tandis que, l’ombre des grands arbres qu’il y avait là m’enveloppant de son silence de sanctuaire, les blocs de béton troués de cent mille fenêtres des nouveaux lotissements étagés en contrebas semblaient appareiller vers l’ouest dans la dernière lumière. Ou c’était la zone de ravins et de taillis des confins de la ville à laquelle on accédait par des chemins creux d’une sauvagerie qu’accentuait parfois la rencontre d’un chiffonnier à faciès de corsaire. Or, m’enfonçant dans ce dédale de sentes aux odeurs de carton mouillé, j’étais tombé certain jour, dans une clairière sablonneuse, sur un divan de skaï défoncé dans les vestiges duquel j’avais entrepris de lire ce livre des livres qu’était cette fois Alexis Zorba, et le soleil avait disparu par-delà les rangs de hallebardes inclinées des sapins, et la pénombre remontait le val avec son souffle de glacier que je m’éternisais encore dans l’incendiaire clarté de Crète. Ou c’étaient tous ces endroits oubliés, à l’écart des rues processionnaires du centre-ville ou des vertueuses promenades des jardins municipaux à boniches bernoises, dont il émanait cette même musique sous la pluie ou la neige que j’entendais chez Rimbaud, et là aussi je revenais et revenais sans diable comprendre ce qui m’y attirait à tout coup.
    Au Barbare c’était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d’énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l’atmosphère, son gaz subtil de douce désespérance, ce genre miné que nous nous devions d’afficher, qui tissaient à la fois notre emblème bohème et notre confort. C’était le rendez-vous du vague à l’âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d’exister; nous ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l’abominable société; les plus purs d’entre nous parlaient de tout mettre à sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sombrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu’il y a à un jet de pierre de là – ce qu’attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
    Il y avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D’ailleurs le jazz parlait pour nous : Thelonious Monk égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c’était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n’était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois ; il y avait de l’impatience théâtrale dans l’air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s’enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu’il s’agissait là d’un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu’il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre, tandis que Jacques Brel, dans sa boîte à musique, n’en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
    Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu’à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désarmer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège – impensable qu’on se contente de ça.
    Tout alentour, dans le quartier d’où je venais, ce n’étaient que fleurs en pot et que chapeaux mous, que faits et gestes posés, que sourires contraints, que lieux communs ressassés. Or je flairais leur odeur de propre, et derrière les croisées je devinais ces aguets, ce concours de vertus, ces mines penchées, doucement insinuantes, du style je-vous-surveille-pour-votre-bien.
    Partout je repérais l’accroupissement. Tel un symbole je me rappelais, pour mieux le vitupérer, le claquement sec du sécateur du fondé de pouvoir Untel tout affairé à la taille de ses bordures de buis alignées au cordeau. De fait il y avait quelque chose, dans la nature même de ce bruit, qui m’était ­philosophiquement intolérable, comme s’il se fût agi d’une mâchoire s’acharnant sur le vide avec quelle rage bornée, opiniâtre, métronomique, et quelle meurtrière minutie. Ou c’était le silence qui m’oppressait, dont la pesante densité, les dimanches, matérialisait en quelque sorte l’ennui vaseux des béatitudes petites-bourgeoises.
    J’étais exaspéré à outrance, mais je le recherchais aussi bien: c’était la plaie qu’on gratte, le suave calice de la déploration; au lieu de les fuir je revenais en ces allées mortifères renifler cette odeur sans odeur.
    Cependant je me levais chaque matin, prenais le tramway et tombais invariablement sur cette espèce de colosse aux yeux tristes, avec sa pipe et sa serviette de prof routinier, dont j’ignorais que c’était Schlunegger. Or j’en avais fait l’image même de l’accroupi. Parce que son regard avait des absences et qu’il diffusait comme une aura, je l’accablais de tous les reproches en me jurant de ne jamais me résigner de la sorte. C’était l’incarnation du dégonflé, me semblait-il, et c’est ainsi que je me rappelais le personnage jusqu’au jour où, des années plus tard, je le retrouvai en effigie dans le recueil posthume de ses Œuvres.
    Alors je ne sais trop ce que j’en ai pensé. À peu près rien sans doute. Ou peut-être simplement: tiens, mais c’est l’ours-poisson ! Car telle était l’image qu’il m’avait également laissée de lui, et dans ses poèmes je retrouvais sa lenteur d’eau dormante et cette lueur dans son regard, ce mélange de lucidité déchirée et d’accablement que j’avais cru de la veulerie, cette palpitation d’un cœur pris au piège, ce poids énorme, cette présence comme infectée et cette ombre de flamme pourtant.


    c366ba5607f6617fe00ce49d87a62e8d.jpgÀ présent c’est Noël et je marche tout seul sous le ciel plombagin, le long du lac aux eaux transies; et combien j’aime la mélancolie de ce jour sans couleur de décembre, cette lumière dense et diaphane de la vieille douceur du monde, comme à des lieues de toute atteinte.
    Cela me tient depuis ces âges des premiers vertiges. C’est comme une sorte de révélation. Subitement on voit les choses sous un autre éclairage: on est là sur une grève ou dans un dédale de hauts murs, par les bois ou les avenues, et voici qu’on lévite pour ainsi dire, tout allégé quoique plus proche à la fois du monde alentour; ou c’est comme à l’instant, le long de ce chemin surplombant les enrochements du bord du lac où cent fois j’ai passé et repassé depuis tant d’années à me réjouir ou à pester dans mes soliloques déambulatoires: subitement on se découvre ou se redécouvre unique et c’est au même moment cette clairvoyance lancinante et cette reconnaissance aveugle; au même moment on touche à ses limites et se tissent de nouveaux motifs sur la trame, mais ce n’est pas affaire de vouloir ou de savoir, car tout procède de cet élan primordial d’on ne sait quel amour de toujours – et voilà l’abracadabra.
    Quelques instants plus tôt j’avais la tête ailleurs, une fois de plus encombré par le fatras de la vie qui va. Comme des myriades d’autres égarés dans le grouillement brownien de la planète, je me trouvais donc là, marmonnant imbécile en l’habitacle de ma deux chevaux à me ressasser des trivialités : penser à ça, faire ça, régler ça et ça; et j’actionnais les machins, la route avait fait place à l’autoroute, il y avait une rangée de saules derrière lesquels se distinguaient les sémaphores oxydés d’une voie ferrée, mais je voyais sans voir, cent fois j’avais passé et repassé dans ce décor de banlieue, aussi était-ce d’un œil indifférent que je le traversai comme à l’ordinaire, et bientôt je fus en ville et parce que j’avais à faire ça et ça dans le périmètre des grands magasins, je me retrouvai peu après au troisième dessous du parking souterrain qu’il y a là, lorsque telle chose m’apparut.
    Jusque-là j’avais fonctionné : tous obstacles repérés, pièges éventés, menaces circonvenues, et le même automate allait maintenant diriger mes pas, lorsque tout carambola. Mais à quoi diantre cela tenait-il ? Mystère considérable, car à l’instant je me trouvais encore dans les soubassements de la crypte à voitures. Or, très étrangement, c’est de ces lieux affreux que me saisit soudain la fatidique beauté. Subitement m’apparut ce pilier rouge sang, contre lequel je m’étais garé, comme la pièce enfin retrouvée de quelque rutilant meccano; et du même coup se regroupaient, sous l’effet de cette poussée jubilatoire, tous les détails du même tableau que tout à l’heure je voyais sans voir : ce puits d’échos à la Piranèse, ces rampes en lentes vrilles, ces énormes conduits bleu dragée et les gens surtout – cette femme à lévrier de faïence vivante se pressant vers la sortie (son air de se prendre pour une altesse qui m’eût révulsé en toute autre circonstance, mais à l’instant sa fragilité m’apparaissant là-dessous et son élégance lancée), ce couple de retraités se serrant frileusement l’un contre l’autre à peine extraits de leur limousine, cet adolescent aux cernes mauves et, là-haut, sous le ciel d’opale, de part et d’autre de l’échiquier public, cet étudiant et ce vieillard aux mêmes longs manteaux d’hiver–, les cloches de la cathédrale et de l’Hôtel de Ville se répondant par-delà les frondaisons du jardin suspendu où tant de fois je m’étais attardé avec mon livre des livres du moment, et d’autres jardins, et tout au bout des quais policés, au-delà des allées ratissées pour villégiateurs prospères, cette infime corniche formant frontière entre les arbres et l’eau que je parcourais à présent.
    Il y a là quelque chose d’indicible, mais c’est cela même que j’aimerais dire et rien d’autre. La plupart du temps, nous sommes tout semblables à ce démon de la légende russe qui se traîne au monde avec ses paupières lui pendant aux chevilles. Les yeux grands ouverts nous ne voyons rien; ou plutôt nous voyons ce que nous voyons et nous constatons que c’est comme ça ou que c’est comme c’est, que la vie est la vie et qu’on est comme on est.
    Trente-six mille pèlerins font escale chaque jour devant ce qu’on leur dit être la représentation de la sublimité picturale en tant que telle, et pourtant ils ne voient que ce qu’on leur dit qu’il y a à voir, et plus ils en veulent ou en savent et moins ils en discernent ce qu’il y a vraiment à y voir, ce qui s’appelle voir. Car il y a beauté et beauté, et l’on ne verra rien de l’immarcescible si l’on reste aveugle à la première venue sollicitant de notre part ce seul imperceptible élan qui fait le partage entre rien et tout.
    Dans le sable de la petite anse qu’il y avait là, j’avais ramassé ce galet curieusement armorié qui n’était, à vrai dire, qu’un éclat de porcelaine aux arêtes adoucies par l’eau; et j’imaginais le parcours de ce vestige de rien du tout. C’était l’instant même où des liens inattendus se révèlent, tissant entre objets et visages, pensées et parfums, songes et souvenirs, tout un entrelacs de résonances à n’en plus finir.
    Il y avait cette éclaboussure noire d’un ancien feu de grève qui me remémorait, au fond de sa nuit, l’étoile sans cause de Schlunegger dont je recueillais, ainsi, les débris de la musique perdue. Je me rappelais le bric-à-brac de mes poches de gamin, fonds de tiroir et sacs d’école dont le contenu était allé grossir, à travers les années, la coulée silencieuse de mes vies successives: l’effigie en miniature de la star Ava Gardner à l’importante poitrine, fleurant le chewing-gum, et que j’avais retrouvée dans mon premier dictionnaire; le petit masque exotique de bois de rose à l’expression de suave férocité qu’un oncle voyageur m’avait ramené de Malaisie et que je revois parfois, souriant dans la pénombre, comme un obscur emblème; ou encore, précieusement conservé dans sa pochette de papier de soie, les pattes jointes comme pour une oraison, ce spécimen de papillon rare chassé, quelque après-midi de gloire estivale, par l’écrivain lépidoptériste Vladimir Nabokov qui, de sa main tremblante des ­derniers jours, en fit cadeau à mon compère Reynald une veille de garde à l’hôpital, et que je conserve comme une relique poudrée des ors de cet autre été où mon plus cher complice de sac et de corde s’est abîmé dans les séracs du Mont-Dolent.
    a646cdd7059fcd1cdb7482a5ec19e126.jpgMon compère Reynald me disait au gré de ses découvertes: il n’y a que Mozart de sublime. Alors je le charriais. Ou revenant de Florence avec sa douce il me balançait: à côté de Michelangelo plus rien ne tient debout. Et du coup j’enchaînais avec mon éloge des poubelles de Venise dont l’apparition matinale, tel automne de noir cafard, m’avait ramené subitement à la ferveur d’être avec plus d’effet que tous les Maîtres avérés; ou bien je célébrais la couleur orange et l’heure éternelle, sur le Campo de Sienne, à ce moment de la lente déposition crépusculaire où toute beauté, de la fontaine déjà rafraîchie aux créneaux des palais retenant d’ultimes flammes, se répand en lumière d’un autre monde.


    Ensuite je suis revenu sur mes pas en m’efforçant de ne plus penser à rien. J’avais encore à passer au journal. Malgré l’animation croissante des rues, je continuais de ressentir cet apaisement et cette bienveillance diffuse qui procèdent de la Vraie Vie; et ce fut dans ces dispositions que, peu après, je me pointai à la rédaction, étrangement déserte à cette heure, où je m’affairais machinalement à régler ça et ça lorsque, de la sorte d’état de lévitation dans lequel je me trouvais à ce moment, je fus subitement arraché par cette autre apparition.
    L’arbre de Noël se dressait là, comme un spectre. On en avait fiché le pied dans un écrou de fonte, puis on l’avait orné de boîtes de bière vides et de guirlandes de papier de cabinets.
    Je l’avais d’abord vu sans le voir, comme il en va des choses qui forment le décor de nos transits ordinaires; et probablement un réflexe somnambulique m’avait-il alors tenu lieu de pensée, concluant à l’aspect vaguement saugrenu de l’installation. Au reste, ce devait être le sentiment de tout un chacun puisque personne n’avait, à l’évidence, trouvé à y redire jusque-là. Sur quoi j’en vins à éprouver comme une sorte de gêne corrosive et de vague dégoût mêlé de vergogne. Oui c’était cela surtout : j’étais écœuré. Il y avait là plus qu’un emblème de dérision : le signe d’un consentement à la dégringolade qui trahissait notre faiblesse à tous. Car il va sans dire que personne ne l’avait voulu. Cela s’était fait comme ça. D’ailleurs il en allait ainsi d’un peu tout : parce qu’on n’était plus sûr de rien, on laissait faire, quitte à s’indigner ensuite saintement en incriminant la chiennerie ambiante.
    Cependant il me semblait, depuis que j’avais commencé de remuer ces pensées, que je me dédoublais et que tout m’apparaissait sous une autre lumière encore, froide et limpide, plus précise et plus crue. C’était Noël, à l’instant je me trouvais dans la salle d’édition du journal dont j’étais alors le mercenaire, et là-bas dans leur cage de verre les télex vomissaient les nouvelles du soir : un enfant empalé sur les hallebardes de l’enceinte d’un jardin public, un séisme en Albanie, des émeutes, une tour infernale, un scandale financier, le message de paix du Saint-Père – c’était le sempiternel tout-venant qui se déversait et s’entasserait quelque temps en strates de papier de soie, puis disparaîtrait aux oubliettes. Plus tard on établirait qu’en tant d’années il y avait eu tant d’enfants éventrés sur des grilles de square, dont le fils d’une célébrissime actrice de cinéma, mais celle-ci aussi avait disparu depuis lors, donc pas moyen de resservir la sauce, en conséquence de quoi statistique et story passeraient au panier.
    Les faits qui s’inscrivaient sous mes yeux dans le crépitement des machines étaient censés me confronter à ce qu’il y a de plus réel. Pourtant il me semblait à la fois que ces lieux diffusaient une atmosphère limbaire où tout se trouvait aussitôt acclimaté. À vrai dire il se passait trop de choses au même moment pour qu’on pût seulement le concevoir. Ou peut-être n’était-ce qu’un rêve ? Après tout, quelle preuve tangible détenait-on de la réalité réelle de ces faits ? N’étaient-ce pas que des rumeurs passibles d’autant de démentis formels ?
    Tout à l’heure il y aurait du mouvement dans le périmètre. Le secrétaire de rédaction avait déjà fait son apparition au fond de l’aquarium, avec sa face de carême et sa gauloise au coin du bec. Il était à prévoir qu’il case l’enfant empalé en avant-der, puisque l’accident s’était produit hors de la zone d’influence du journal et qu’il n’y avait pas de photo prenable dans le bac des agences. Quant au titre, il en proposerait un qui sauterait, ça ne faisait pas un pli, parce que trop agressif ou point assez; et comme à l’ordinaire on l’entendrait maugréer, en tirant sur sa sèche, que de-toute-façon-il-n’en-avait-rien-à-cirer-bande-de-salauds.
    Au moment de quitter les lieux, j’esquissai un vague signe de complicité à l’adresse de l’irascible tabagique, sans me rapprocher pour autant, pressentant confusément qu’il m’en voudrait de le distraire, ce soir plus qu’un autre, de ses humeurs de massacre. De même me semblait-il illusoire de chercher à m’enfoncer plus profondément dans la substance de toute cette détresse que les formules lapidaires des téléscripteurs réduisaient à moins que rien. Il fallait faire silence et c’était tout.


    Dieu sait pourquoi l’idée me vint, lorsque je me retrouvai dans la cramine nocturne, de m’en retourner at home les yeux fermés. Je me serais laissé guider. J’aurais surfé à fleur de macadam en murmurant des incantations. Quoi qu’il m’advînt, j’eusse parié pour la confiance. D’ailleurs n’en allait-il pas ainsi depuis que, pour la première fois, j’avais franchi ce seuil invisible ? Sans doute n’en faisais-je qu’à ma tête; et puis j’avais ma barque à mener tant bien que mal; et je n’en finissais pas de me repaître de visible et de tangible. Mais n’allais-je pas mon chemin comme dans un rêve éveillé ? Et ne restais-je pas convaincu que la Vraie Vie est ailleurs ?
    À seize ans, la Vraie Vie, j’avais pensé la trouver dans la fumée du Barbare, et c’était mille fois vrai. Puis je l’avais située dans la Théorie de l’Absurde, puis dans la Pratique de la Révolution, puis dans l’Harmonie Sphérique, puis dans la mise en pièces de tout ça, et à chaque fois ç’avait été mille fois vrai.
    Or, c’était Noël, et je me rappelai les lumières de mon enfance. Je me trouvais à présent au milieu du chemin. Tout à l’heure je verrais s’allumer, dans les yeux de mes innocentes, ces étoiles qui me guidaient dans les ténèbres catastrophiques. J’allais les yeux fermés. Tout à l’heure je retrouverais ma douce amie et moins que jamais je ne saurais dire, alors, où était la Vraie Vie.

    BookJLK7.JPGCe texte constitue le premier récit d'un recueil intitulé Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes. Prix Edouard-Rod 1996.

    Le Vieux Quartier, dessin à la plume de Richard Aeschlimann, 1973.