Lettres par-dessus les murs (27)
Ramallah, mercredi 29 juin 2008.
Cher JLK,
La petite famille dont nous parlions hier prenait le petit-déjeuner sous la vigne, quand l'obus est tombé. Ils ont montré les images du lieu à la télé, chaises renversées, assiettes, sous le soleil qui trouait la vigne, et le père en pleurs. Cette fois-ci on n'a pas eu d'images "live", contrairement à celles qui montrent le petit Mohammed mourant dans les bras de son père, en octobre 2000 - hier les journalistes palestiniens sont arrivés trop tard, et les étrangers n'y étaient pas, le terminal étant fermé. Ehud Barak n'a pas eu un mot pour les victimes, c'est un homme fort, il continuera à lutter contre les terroristes. Pendant ce temps, il y a un jeune Israélien qui croupit dans une cave de Gaza, depuis juin 2006, et les obus ne me semblent pas le meilleur moyen de l'en sortir. Je ne peux pas imaginer l'état de son père, qui attend. Ni son état à lui. Il n'y a pas besoin de rester enfermé vingt-quatre ans dans une cave pour perdre la boule, comme cette Autrichienne qui a fait la une des journaux hier, séquestrée, elle, par son propre papa.
Ces tragédies dont vous parlez, en Suisse, en Europe, relèvent d'une autre monstruosité, plus profonde peut-être, plus dérangeante en tout cas. Ici au moins il y a une cause, de part et d'autre, des peuples qui se battent au nom d'une terre, ça ressemble presque à une bagarre d'écoliers pour des billes, si elle ne se faisait à coups de mortier, s'il elle ne coûtait pas autant de vies, si elle ne durait pas depuis si longtemps. Et il y aurait beaucoup à dire sur la participation d'un gouvernement démocratique à cette horreur-là, quand la monstruosité se cache derrière un papier qu'on signe, un vote au parlement, le patriotisme des mille soldats de la Grande Muette.
Tout ça donne bien envie de se retirer dans un chalet « loin des méchants », et je comprends bien votre plouc de voisin. Avec quelques amis d'ici, nous avions imaginé ce genre de retraite. On se barre, on colonise une île du Pacifique, on habite entre nous, on en fait un monde parfait. Sauf que s'il est parfait qu'y ferez-vous, vous qui travaillez dans l'humanitaire ? C'est vrai, alors disons qu'on garderait un peu de la population indigène, qui connaîtrait de graves soucis d'hygiène et de pauvreté, et qu'on s'en occuperait, on leur inculquerait les principes de la démocratie. Mais ils auraient le droit de vote ? S'ils ont le droit de vote ils pourraient finir par prendre le pouvoir, c'est gênant. Non, pas le droit de vote.
Nous avons eu plusieurs fois cette discussion-là, parfois sérieusement aussi, et à chaque fois notre utopie se cassait la gueule, notre île implosait. On est tombé d'accord : il est agréable de rêver à des mondes tranquilles, immuables, mais ça ne marche pas. C'est là le gros problème d'Israël, cette volonté de vivre dans un monde qui serait parfait, qui serait clos, avec une population choisie. Ca peut sembler légitime, au départ il s'agit seulement de se tenir « loin des méchants ». Désir de contrôle, comme vous dites, qu'on porte tous au fond de soi, mais qui par essence ne connaît pas de limites, et qui finit par provoquer le pire. Je revois les images de ce sous-sol, que le père incestueux avait aménagé pour sa fille, une petite salle de bains, un lit, tout ce qu'il fallait. Dans sa tête à lui, c'était parfait aussi.
A La Désirade, ce mardi 29 avril, nuit.
Cher Pascal,
Ce monde parfait que vous évoquez, j’y ai vécu quelques mois l’année de mes vingt-cinq ans, entre l’Utopiste par excellence, la maîtresse de l’Utopiste et l’enfant de la maîtresse de l’Utopiste. Celui-ci, Pierre Versins de son nom de plume, Chamson de son vrai nom (cousin du romancier, je crois), était en train d’achever l’ouvrage de sa vie, à savoir l’ Enyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science fiction, et j’avais été appelé à ses côtés pour lui servir de secrétaire. Il habitait alors une ancienne ferme sur une sorte d’arête en belle courbe surplombant les champs et le lac de Neuchâtel, juste en dessus du village de Rovray ; mais de cela il ne voyait rien, tout à son Utopie. Il se disait anarchiste mais me faisait des scènes si je ne disposais pas la gomme à la place de la gomme ou le pot de gomme arabique à la place du pot de gomme arabique. Il se disait anarchiste, hostile à toute autorité mais il obéissait à sa montre comme un petit automate. A 16h.46 il interrompait ainsi notre travail, gagnait le bureau de poste en 4 minutes et en revenait à 17h.14. Son organisation était prodigieuse : il avait, au milieu de son extraordinaire bibliothèque (60.000 volumes), un grand classeur dont il extrayait les fiches au moyen de longues aiguilles. Il me dictait chaque article d’une traite après avoir consulté ses notes. Lorsqu’il s’agissait de livres très littéraires, il me laissait le soin de composer l’article. Ceux qui trouvent à redire à l’article consacré à Stanislaw Ignacy Witkiewicz n’ont pas à en vouloir à Pierre Versins puisque c’est moi qui ai sévi
Créchant alors tout seul dans une petite maison de poète de l’arrière-pays, je me pointais tous les matins à sept heures et, tout en buvant notre première cafetière, nous reprenions la conversation de la veille exactement où elle s’était interrompue la veille. Pierre ne me parlait jamais de la couleur du ciel ou de la nature environnante, le temps n’existait pas plus que le monde environnant ou sa vie personnelle, qui était un chaos. Son maître était Pierre Larousse, c’était un rationaliste aussi absolu qu’était irrationnel le comportement de sa jeune maîtresse, alcoolique au dernier degré, planquant ses bouteilles un peu partout et que j’ai vu lui courir après toute nue en brandissant un couteau de boucher.
J’aime beaucoup ces souvenirs : j’ai pas mal aimé ce petit homme et sa compagne, j’ai bien aimé aussi le petit garçon qui avait l’interdiction de toucher aux jouets de la collection de l’Utopiste, je conserve de tendres souvenirs de ce séjour où je lus, notamment, Sa majesté des mouches de William Golding, qui décrit un peu ce que tu évoques : sur une île, la constitution d’un Etat idéal d’enfants naufragés qui tourne à la dictature.
L’Utopiste ne voyait pas le monde, ni n’avait le moindre sens de la psychologie humaine. Encore très jeune, il avait été capturé dans un maquis de la Résistance et déporté à Auschwitz, dont il conservait le numéro d’immatriculation bleu-rose au poignet. Il aimait expliquer que son vrai nom lui avait valu d’échapper à la mort. Quand on le tatoua, l’aiguille utilisée était encore à peu près propre, alors que les prisonniers aux noms commençant par les lettres PQR et suivantes succombèrent tous aux infections multipliées. Se fût-il appelé Versins qu’il y restait.
De l’irréalité ( !) du camp, il passa à l’irréalité du sanatorium, puis à l’irréalité de la science fiction ou plus exactement, comme il disait : de la conjecture rationnelle. Toute imagination non cadrée par la science positive ou la Raison, toute magie, toute mystique, toute poésie lui étaient suspectes. C’est chez lui cependant que je découvris Lovecraft et Philip K. Dick, auquel il a consacré un article plutôt faible. Voltairien d’esprit, mais d’un style moyen, il dut à la vente d’une édition originale de Candide, si j’ai bonne mémoire, l’acquisition de sa maison, qu’il revendit plus tard en se défaisant de son trésor, devenu celui de la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains.
Ce que je voulais dire à ce propos se résume en ceci : que c’est en observant l’Utopiste dans sa vie que j’ai compris à quel point l’Utopie avait besoin du chaos pour se développer, et à quel point son ordre illusoire reconduisait au chaos. Enfin je parle ici de l’utopie figée en schémas idéologiques, dont on sait les usages totalitaires.
La poésie en revanche sauve l’Utopie de ce froid. Mais la poésie ne peut pas se cantonner dans l’Utopie, dont les formalisations vont contre la multiplicité de la réalité réelle. Comme écrivain de fiction, Pierre Versins n’a rien donné de convaincant, alors que c’est de cela qu’il rêvait. Il écrivit la plus courte nouvelle de l’histoire de la science fiction (« Il venait de Céphée, il s’appelait Dupont », mais cela restait en effet bien court. C’était un érudit, un collectionneur, un classeur vivant à longues tiges. À la fin de la soirée où nous avons fêté la sortie de l’Encyclopédie, je me le rappelle, tout petit avec son bonnet pointu de nain, s’en allant tout seul dans la rue avec son énorme livre sous le bras…
La fin de sa vie, Pierre Versins l’a passée sur terre, mais c’est une autre histoire qui ne relève en rien de l’Utopie. Je ne sais d’ailleurs s’il faut s’en réjouir. Quant à moi, qui me méfie autant de la perfection que des systèmes coupés de la vie, je suis toujours aussi porté à ranger la gomme dans le frigo et le pot de gomme arabique dans le four à micro-ondes…