UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Quand on reste sans voix

2112412431.jpg
Lettres par-dessus les murs (36)


Dhaka, ce lundi 19 mai 2008.

Cher ami,
C'est beau, Dhaka sous la pluie, la nuit... Le silence de la pluie qui tombe, qui crépite sur les toits, les rues sont devenues de petits fleuves où passent quelques rickshaws pressés, leur bâche relevée, on ne voit pas les passagers blottis à l'intérieur, les genoux recouvert d'un sac plastique, pour se protéger de l'eau, qui les trempera quand même… Le petit Zarif a une maladie de la moelle osseuse, quelque chose qui lui pourrit le sang, on ne comprend pas très bien, et les médecins non plus, c'est à lui que nous pensons ce soir, et à notre ami Latif, qui passera la nuit à s'inquiéter pour son fils, qui passera la journée de demain à essayer de trouver l'argent pour le voyage en Inde, et le traitement, ça urge, même les virements bancaires sont compliqués ici, tandis qu'ailleurs des milliards volent de compte en compte en un clic de souris, il faudra remplir des papiers, demander des autorisations, depuis le 11 septembre l'argent circule moins librement, dans les pays musulmans… mais le plus con, c'est qu'il lui faudra attendre une bonne dizaine de jours pour obtenir le visa indien, toujours ces histoires de frontières, de territoires, de murs, et pendant ce temps le sang de Zarif pourrit à vitesse grand V… avec un peu de chance, la chute du taux de plaquettes pourrait s'enrayer d'elle-même, le taux pourrait remonter même, avec un peu de chance, et Latif qui ne croit pas en Dieu plus que je ne crois en Bush nous dit que ce soir, pourtant, tout ce qui lui reste, tout ce qu'il peut faire, c'est d'aller lui causer un peu, à celui qui trône là-haut, ce joueur de tours pendables.
La pluie a cessé, au loin il y a encore de grands éclairs qui déchirent la nuit, qui laissent longtemps leur empreinte sur la rétine.

1861191974.JPG 

A La Désirade, ce mardi 20 mai.

Cher Pascal,
Je n’ai pu répondre à ta lettre, hier, qui m’a fait le même effet qu’à découvrir le matin, dans le journal, cette grande photo qui a fait le tour du monde, comme on dit, d’une main d’enfant émergeant des décombres, tenant encore un stylo, après le séisme chinois durant lequel des milliers d’écoles se sont effondrées. On parle de «scandale absolu» à propos du malheur frappant des enfants, mais je préfère, moi, ne pas parler du tout. Je reste sans voix comme un certain dimanche soir de mes jeunes années, alors que je revenais dans le quartier tout paisible de notre enfance, soudain frappé par la mort accidentelle de deux jeunes gens dont les tenues de grimpe étaient suspendues, déjà lavées, devant les maisons respectives des deux garçons qui s’étaient fracassés le matin même au pied de la paroi de la bien nommée Arête vierge. Tout à coup, ce soir de suave fin de journée d’été, j’avais constaté cela : que le quartier entier se trouvait soudain sans voix. Dans ce quartier dont les habitants se claquemuraient de plus en plus dans leur quant à soi, tout à coup un sentiment commun semblait diffuser une ambiance de tragédie où tous avaient l’air plus graves, plus dignes, réellement touchée, et sans voix.
Bien entendu, un accident de montagne n’est pas comparable avec un tremblement de terre, pas plus que la maladie d’un enfant. Des risque-tout qui se tuent, même à dix-huit ans, on peut dire qu’il l’ont en somme cherché. Mais on peut dire, aussi, qu’un séisme relève de « la fatalité », ou mieux : que Dieu punit ainsi les Chinois de ne s’être pas encore débarrassés du communisme ou de maltraiter les Tibétains – on entend de tout dans ces cas-là. Et Dieu là-dedans ? La question est intéressante. Dieu est-il pour quelque chose dans les séismes chinois à répétition ? Dieu a-t-il choisi que tel enfants serait atteint de leucémie, plutôt que tel autre ? Naturellement on peut dire que Dieu n’existe pas et que tout ça n’est affaire que de hasard sans nécessité, mais voilà que Latif a besoin de « lui » parler alors que nous restons sans voix, commer en découvrant l’existence des nains à tête d’oiseau.
Pafaitement : certains enfants naissent ainsi. Pour en avoir une vision claire, il suffit de se procurer la manuel se références des malformations congénitales chez l’homme, Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformation, du docteur Kenneth Lyons Jones. L’on y découvre les nains à tête d’oiseau, et d’autres fois on s’ntéressera au syndrome du suffleur ou au bébé sirénomèle qui n’a qu’une jambe et dont le genou et le pied sont tournées vers l’arrière. Et qu’en dit Dieu ? C’est ce que se demande Annie Dillard, l’un de mes penseurs de prédilection, au fil des vertigineuse pages d’Au présent (Bourgois, 2002) auxquelles je reviens sans discontinuer, où je lis à l’instant, par exemple, cette citation d’Ernest Becker qui nous suggère que, si l’homme devait « appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou ».
« Un mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique », a dit un certain Staline, et c’est le sens d’une seule mort que nous interrogeons évidemment ». Un théologien dira que Dieu a ses raisons, un autre qu’il souffre plus que nous, un autre qu’il nous punit, un autre encore qu’il nous éprouve pour nous récompenser après, un autre que cela ne le regarde pas plus que nous. « Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité, il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles », écrit encore Annie Dillard qui cite plus loin l’ermite américaine Theresa Marcuso : « Ce dont nous avons désespérément besoin c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».
Pour en finir avec ton ami Latif, on ne peut exclure que son entretien avec « celui qui trône là-haut » reste sans effets. C’est en tout cas ce que n’exclut pas la terrible Annie qui cite cette fois le théologien Paul Tillich, à propos des effets mystérieux de la prière.
«S’il est peu probable qu’elle arrête les tremblements de terre ou stoppe l’avancée des troupes, il se peut qu’elle endorme un cancer ou étouffe une pneumonie. Pour Tillich, l’activité de Dieu n’est aucunement de l’ingérence, mais une forme de créativité divine – la poursuite de la création de la vie avec tout ce qu’elle suppose de grandeur et de danger ». Et cette chère Annie de conclure : « Je ne sais pas. Je ne sais fichtre rien de Dieu ». Autant dire que là encore on reste sans voix…

Les commentaires sont fermés.