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Carnets de JLK - Page 80

  • Les dés sont jetés

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    Chemin faisant (154)

    Jérôme Bosch et retour. – Nous étions partis sur un coup de dé : de ses six faces il n’y en avait qu’une qui devait nous conduire à Bois-le-Duc, et ça n’a pas manqué vu que c’était le seul choix que nous nous étions fixés en prévoyant que les cinq autres nous conduiraient à Hertogenbosch, à l’expo du moment que nous nous impatientions le plus de visiter en Europe, dans une ville des Flandres que nous ne connaissions pas jusque-là, au lieu de naissance d’un précurseur du surréalisme ou sur la sixième face du dé portant les initiales homonymes d’un inspecteur du LAPD...

    cees nooteboom, auteur, pastel, 40 x 35 cm180x216.jpgEn fait le hasard a bien fait les choses aussi bien pour l’aller que le retour puisque ce matin, vingt-cinq jours après la traversée de l’univers foldingue de Jheronimus Bosch, nous avons quitté la ville de Nevers en compagnie virtuelle (une pleine page du Figaro littéraire) du grand écrivain néerlandais Cees Noteboom dont on lira bientôt en notre langue, avec deux autres recueils importants récemment traduits (dont ses poèmes inconnus en français), un texte spécialement écrit sur Bosch à l’occasion du transfert de l’exposition de Bois-le-Duc au Prado de Madrid, à voir cet été…

    12998279_10209317575523250_9203882903616108991_o.jpgLe hasard jamais aboli.– Cees Noteboom nous a accompagnés sur la route de Nevers à Moulins, après quoi, par les hautes terres s’éveillant au printemps de Bourgogne, via Cluny (révérence en passant à la majestueuse caserne ecclésiastique de pierre orangée), nous avons retrouvé notre plus constat compagnon de voyage en ce périple, à savoir Emmanuel Carrère en son très remarquable recueil de chroniques (Il est avantageux d’avoir un endroit où aller) dont la plus étonnante évoque sa rencontre avec l’homme-dé.

     

    luke-rhinehart-03.jpgThe Diceman, L’homme-dé, est un roman d’un certain Luke Rhinehart paru en 1971 en pleines « années hippies », évoquant le parcours extravagant d’un homme qui décide de braver toute raison raisonnable en ne se fiant plus qu’aux ordres capricieux d’un dé jeté, objet de totale liberté en apparence, puis sujet à brève échéance de rupture totale voire de folie. 

    97733296_o.jpgOr Carrère, toujours curieux des destinées hors normes (comme celles du mythomane tueur Romand ou de l’auteur-activiste russe mégalo Limonov), après avoir découvert, sur internet, la véritable identité du mystérieux Luke Rhineart, est allé à la rencontre de George Cockcroft, vrai nom de ce prof pépère vivant planqué avec les siens à l’abri de ses adulateurs mondiaux, dans un repli paisible de la campagne américaine tout semblable aux collines de Bourgogne que nous traversions tandis que je nous faisais la lecture de ce récit débouchant sur moult questions existentielles liées à notre vrai moi ou à vraie la nature de la réalité…

    13040912_10209317575443248_7198547654469063745_o.jpgLe voyage qui nous fait. – Plus que nous faisons le voyage, disait à peu près Nicolas Bouvier, c’est le voyage qui nous fait, et nous l’aurons vécu une fois de plus, avec l’increvable Lady L. au volant de notre Jazz Hybrid blanche à profil caréné de souris d’ordinateur, en multipliant les observations et les impressions de toute sorte, qu’elles soient d’ordre paysager ou architectural, narratologique (les livres qui supportent la lecture orale en automobile japonaise) ou historico-affectif (la mémoire tragique de l’Europe des guerres passées), artistique (quelques musées en passant et quelques églises), bonnement humain ou gastronomique - y compris l’excès de sel dans la cuisine de l’hôtel d’hier soir à Nevers, à signaler sur TripAdvisor !

    Ainsi que le relève Emmanuel Carrère, le hasard qui nous arrive procède toujours plus ou moins de nos plans secrets, conscients ou inconscients. Ce n’est évidemment pas par hasard que nous avons fait ce grand tour renouant en partie avec l’ascendance hollandaise de Lady L. et mon goût de la peinture flamande, entre autres réminiscences de Batavia ou des lettres de Vincent à son frangin, à cela s'ajoutant notre désir de Normandie et de Bretagne.

    13040894_10209317575403247_9015022634030882696_o.jpgEnfin ce matin, Lady L. a souri de connivence en entendant, à travers ma lecture, Cees Noteboom parler des milliers de livres qui ronchonnent derrière lui, dans sa bibliothèque, comme nous les avons entendus ce soir au Village du livre de Cuisery, non loin de Tournus où elle et moi, tout jeunes gens, avons fait, par Taizé, un beau voyage de ludiques études…

  • La France que nous aimons

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    Chemin faisant (153)

    Lumière de Vendôme. – Nos jeunes camarades de Nuit debout disposent, paraît-il, d’un « pôle médiation » et d’un « pôle sérénité », entre autres instances  d’apaisement relationnel au niveau de la communication. Il paraît que c’est une nouvelle façon d’acclimater le « vivre ensemble », et nous leur présentons nos sincères condoléances, vu que la nuit finira par se coucher quand nous serons debout dans le plein jour de la douce France qui est, parfois, si jolie, comme disait le poète à propos de notre mère la terre.

    BABEUF.jpgVendôme en fin de matinée est un paradis de présence douce où tous les temps de l’Histoire se conjuguent, avec une forte empreinte de roman et de gothique, le souvenir du Bourdon de l’abbatiale qui a perdu sa voix en 1994, celui du jour où Gracchus Babeuf s’est fait tirer de son ergastule et traîner jusqu’à l’échafaud, les reflets pensifs dans les eaux lentes d’un bras du Loir, un pêcheur qui n’a cure d’aucun « pôle de sérénité », et le buste deBalzac qui nous rappelle que le grand queutard a fait ses écoles ici même.

    Unknown.jpegLe corps du gros. – Si j’évoque la puissance sexuelle de l’énorme romancier, c’est dans la foulée d’EmmanuelCarrère qui s’y arrête, au fil de superbes pages de son journal reprises dans Il est avantageux d’avoir où aller intitulées Deux mois à lire Balzac, à propos d’un retour qu’il a fait à la Comédie humaine, découverte avec passion en son adolescence, abandonnée et reprise avec un accent porté sur la présence physique de l’écrivain lui-même, trônant comme au cabinet au milieu de ses personnages et ne cessant de nous suggérer entre les lignes, inquiet autant qu'insistant, qu’il a « la plus grosse »...

     

    DSCN1975.jpgJe nous ai lu ces pages extrêmement intéressantes, qui impliquent les fluctuations de nos rapports avec une œuvre à travers le temps et notre relation plus ou moins intime avec un auteur (Oscar Wilde a pleuré après le suicide de Lucien de Rubempré comme s’il avait perdu un amant…), entre Vendôme et Nevers.

    Or cette région sublime de France plate, entre Beauce et Sologne, Chartres et Cluny (grosso modo, n’est-ce pas), est sillonnée par tous les chemins d’allers et de retours des romans de Balzac, via Paris et la vallée du Lys, que la vieille douceur de Vendôme, au bord du Loir, concentre autant que celle de Nevers, au bord de la Loire.

    DSCN1861.jpgDe pierre blanche et d’ardoise. - Franchement, sans vouloir vexer nos amis Bretons, nous préférons, Lady L. et moi, la pierre blanche douce au derme de l’Anjou, à celle, presque noire, des bourgs de la rive atlantique septentrionale, du côté de Roscoff. Les église bretonnes sont émouvantes et nimbées de mystères celtiques, mais la France de Ronsard et du flamboyant gothique irradie bonnement, de Blois à Amiens  ou en ces alentours de Vendôme et de Nevers, avec quelque chose de plus central, de plus fruité et de plus flûté. 

     

    Cela étant, comme Emmanuel Carrère le dit de son goût changeant pour Balzac, nous pourrions affirmer le contraire tout à l’heure, mais « tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », claironnait déjà Charles-Albert Cingria...

    Bref, nous aimons ces vestiges d’une France remontant à la plus haute Antiquité (de la roche de Solutré se trouvaient précipités des chevaux vivants comme dans les feu les sacrificiels fils d’Aztèques) et dont on retrouve maintes traces  un peu partout tandis que la loutre éternelle, au bord de la Loire, le soir, guette le poisson et que l’hirondelle, infoutue de passer la nuit debout, tournique au ciel du printemps revenu…  

  • Ceux qui repartent d'un bon coup de pied

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    Celui qui se lance dans des études supérieures de marché / Celle qui épouse un funambule de la finance / Ceux qui vont démarcher leur méthode de développement impersonnel / Celui qui se met à aider au ménage à trois / Celle qui aborde le troisième âge en quatrième vitesse / Ceux qui redécouvrent les bonnes choses du bon vieux temps comme le goût du clou de girofle dans le rôti de bonne-maman à l’époque de Ronald Reagan / Celui qui apprend l’alphabet braille pour au cas où / Celle qui désespère de s’exprimer en espéranto / Ceux qui ont quitté les ordres pour faire comme tout le monde / Celui qui lit L’Enfer de Dante en version bilingue dans le funiculaire montant au Paradiso-Kulm / Celle qui conserve un souvenir mitigé de sa maîtresse de couture qui sentait le rance et lui disait des choses dures (mais justes) sur ses dons de fileuse de mauvais coton / Ceux qui ont perdu leur jeunesse sous la coupe de parents adoptifs qui les avaient accueillis pour de l’argent et plus si dispositions / Celui qui de deux choses l’une en a toujours choisi une autre plus marrante / Celle qui te voue aux gémonies sans bien savoir de quoi il s’agit en somme / Ceux qui relativisent tout même l’amour que tu portes à ta mère qui te fait invoquer ton droit de ne pas venir bosser quand elle te veut près d’elle à jouer du Schikaneder sur son pianola / Celui qui entonne un chant païen pour bien montrer à son voisin quaker que chacun son opinion et Dieu pour tous / Celle qui se met à crier dans le tunnel dont elle rêve dans le train qui traverse un tunnel de ce rêve récurrent / Ceux qui posent leur voix et ne retiennent rien / Celui qui ne voit pas plus loin que son pied-de-nez / Celle qui ne sait plus où donner de la bête / Ceux qui n’ont pas moufté au décès de la poétesse M. dont l’œuvre a été traduite dans toutes les langues nordiques du fait des relations de son ex très introduit en haut-lieu et dont on dit qu’il lui a pourri la vie mais sait-on jamais avec les poétesses et les diplomates bulgares ? / Celui qui demande franchement au flûtiste indien s’il est plutôt top ou plutôt bottom ? / Celle qui faufile la réparation du frac du prochain lauréat du Nobel de littérature dont elle n’a rien lu mais qui présente si bien / Celle qui savait plusieurs pièces de Racine par cœur mais que le tsunami n’a pas épargnée pour autant / Ceux qui ont entendu parler de la manie du nouveau coursier malgache de lire des poèmes durant les pauses mais ne veulent pas le savoir du moment qu’il est juste café au lait, etc.
    Peinture: René Myrha

  • L'arche du salut

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    Chemin faisant (152)

    La Flèche en pleine cible.-Si les constats les plus sévères, sinon les plus apocalyptiques, se multiplient, par les temps qui courent, à propos des ravages exercés par notre espèce sur la nature, en général, et la gent animale en particulier, de notables efforts, en sens inverse, n’en sont pas moins accomplis, depuis deux ou trois décennies, en vue de freiner ou de corriger cette désastreuse évolution, et le travail qui se fait dans le parc animalier de La Flèche, entre Nantes et Angers, illustre magnifiquement cette tendance, alliant une vocation de préservation et d’information pédagogique, de présentation ludique et de foyer de recherches.

    6Bh8owVPxw7P_2h2qjS4koFRO_M.jpg13048113_10209302335262253_2419813213212505644_o-1.jpgDu petit écran à la 3D.– Fondé en 1946, le zoo de La Flèche, avec ses 1500 animaux (et plus précisément les carnets roses de sa nursery), ses responsables attitrés et compétents de chaque espèce et ses jeunes stagiaires, sont devenus autant de « stars » de la télé, puisque France 4 en documente les multiples aspects depuis des années au fil d’une émission-culte, comme on dit.

    13055770_10209302335302254_8080818666742723605_o.jpgC’est ainsi que les mômes de France et de Navarre (ou de Suisse et d’ailleurs), débarquant à La Flèche avec maman ou papy (ou mamy et papa ou l'ami de maman), se précipitent auprès d’Amandine, la dresseuse d’otaries, pour lui demander un autographe après le show de celles-ci, et le vétérinaire, la blonde aux yeux bleus en charge des perroquets, ou tous leurs camarades devenus célèbres au fenestron se prêteront gentiment à cette retombée de gloire exigeant leur griffe...

    Mais l’important est ailleurs. Parce que, sur ce fond de décor bon enfant, et prolongeant l’immense boulot nécessité par la logistique d’entretien de cette arche monumentale, se développent des actions croisées avec des institutions locales ou internationales diverses visant par exemple au salut des chimpanzés camerounais ou à la protection rapprochée des éléphanteaux du cru (dans une garderie ad hoc), entre autres liens avec Madagascar ou telle réserve africaine de bonobos.

    Le saviez-vous ? – Approcher le panda roux ou la loutre folâtre à les toucher est une chose, et la petite ferme des animaux permet même aux gosses de caresser la chèvre naine et presque le nosy komba (qui se dérobe prestement), mais l’instituteur qui somnole en chacun de nous se réjouit particulièrement à la lecture des panneaux informatifs très complets assortis de notices intitulées Le saviez-vous ? Et force est de constater que, neuf fois sur dix nous l’ignorions et que l’apprendre est tout bonus.

    13041431_10209302335182251_8075898709320730758_o.jpgCependant le plus gratifiant est encore ailleurs, plus que dans une ménagerie de cirque ou que dans la plupart des zoos urbains :de voir se mouvoir les animaux dans un environnement reproduisant plus ou moins leur biotope d’origine, sans les contraindre à outrance, en tout cas de notre point de vue. Ce qu’ils pensent se discute évidemment, mais il semble que les otaries se prélassant au soleil n’aient rien à envier aux caissières de l’Intermarché voisin …

  • A comme bonheur

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    Chemin faisant (151)

    Boucles du Grand Tour.-  Après une première grande boucle en 2013 qui nous avait conduits, Lady L. et moi, accompagnés de Snoopy notre cher fox, à travers la France de Nevers à Angers, via Noirmoutier et le marais poitevin, jusqu’à Saint-Jean de Luz, puis les Asturies et le Portugal, l’Algarve et l’Andalousie, la Catalogne et la Provence, à peu près 7000 kilomètres sans une chicane et presque aucun moment de blues, nous sommes repartis fin mars en visant d’abord le nord, par Colmar et Bruges, pour longer ensuite la côte atlantique de Bretagne et de Normandie et nous retrouver, ce soir, après une escale à Nantes au pied du château des Ducs de Bretagne, dans la petite ville au bord du Loir de La Flèche, loin du toc touristique, entourés de bons Français de bonne France à l’enseigne du Gargantua. 

    11202093_10209203775638324_5760510416709482770_n.jpgOr dès notre arrivée au Gentleman, cet ancien hôtel particulier à jardin et séquoia centenaire transformé en établissement **, la Qualité de l’accueil et du décor de vieux grand goût sans bluff de cette maison sobrement et parfaitement restaurée nous a ramenés au cœur de cet habitus propre à la vraie civilisation garantissant une belle et bonne vie -comme l’a évoquée Rabelais avec son Abbaye de Thèlème.

     

    13002461_10209295681015901_2309896377766054909_o.jpgLes enfants de Gargantua. – Et précisément, bigre chance de tombola un lundi soir où tous les aubergistes lèvent le pied, c’est à l’enseigne du Gargantua que nous nous sommes retrouvés au milieu de tables bien garnies d’enfants plus ou moins dodus mais surtout pourvus, à peu près sans exception - sauf un tout petit de deux ans plongé dans un énorme livre d’images -, de smartphones multicolores au moyen desquels ils revoyaient le tigre redoutable ou les lionceaux blancs, les otaries ou la girafe et tant d’autres animaux sauvages approchés l’après-midi- tous revenant en effet du plus médiatisé des zoos de France documenté tous les jours sur France 4.

    13064621_10209295681175905_4626867411013612588_o.jpgCe détour relève-t-il, de notre part, d’une soumission conformiste à un feuilleton télévisé démagogue ? Nullement, mais je dirai demain, après notre propre pèlerinage auprès des tamarins, des suricates et autres pandas roux de La Flèche – représentant autant d’espèces menacées -, les motifs à la fois primesautiers et plus profonds, voire essentiels dans le macrocosme terrien actuel, qui nous ont fait faire ce détour.

     

    6Bh8owVPxw7P_2h2qjS4koFRO_M.jpgDétours et trouvailles. – Ce qu’il ya de beau dans un voyage dont on n’attend rien a priori, c’est d’y trouver ou apprendre moult choses surprenantes, cocasses ou bonnement instructives, comme cette enseigne découverte cet après-midi dans une rue de Lude (et d’abord découvrir soudain qu’il existe au monde une bourgade du nom de Lude, riche d’un monumental château surplombant le Loir…), résumant sa raison sociale de boutique fourre-tout à A comme Bonheur, suspendue juste au-dessus d’un signal de sens interdit…

    De la même façon, j’aurai découvert que le poilu de 14-18 honoré sur la place deLa Flèche porte la moustache de Brassens, et qu’entre La Flèche et Lude poussent des forêts semblant immatérielles de fins arbres oranges, alternant avec de soudaines futaies de bouleaux à la russe. Ces détails, non signalés par les guides, paraissent anodins voire insignifiants, et pourtant...

    13002448_10209278289301119_2459740031984525767_o.jpgAvec le travail des paludiers des marais salants de la région de Guérande, la gamme souvent insoupçonnée des douceurs bretonnes – les peuples les plus rudement éprouvés par leurs conditions de vie ont souvent le génie pâtissier, voire confiseur – , la juste appellation des buissons de fleurs jaunes bordant les routes de Bretagne (ajoncs et non genêts) et tant d’autres particularités liées à chaque lieu, la France départementale, autant que le Paris arrondissementier ou les cantons helvètes (qui dira les trouvailles du voyageur en Thurgovie agreste !)  n’en finissent pas de nous épater à proportion inverse de notre peu de goût pour l’épate…  

     

  • Ceux qui dorment debout

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    Celui qui s'est longtemps couché de bonne heure pour le twitter plus tard / Celle qui de Vesoul marche en dormant jusqu'à République ce qui ne s'était jamais vu sur Facebook où les somnambules se battent pourtant en sorte d'être reconnus / Ceux qui affirment que la place de Finkielkraut n'est pas à République vu qu'il a été vu à Nation et ne pense pas comme eux seuls détenteurs de l'idée de démocratie participative / Celui qui écrit dans Le Monde (quotidien de la France qui pense) qu'on ne sait pas que penser du mouvement Nuit debout que les sociologues qui lisent Le Monde considèrent pourtant comme un mouvement citoyen dont il faut attendre quelque chose à condition qu'il se positionne au sens où l'entendent les politologues qui lisent / Celle qui couche avec un mec qui le fait mieux debout et pas seulement la nuit / Ceux qui vont voir sur Periscope si on les voit lever le poing sur République / Celui qui connaît la meuf que Finkielkraut a traité de conne sans savoir qu'en penser vu qu'il ne lit pas Le Monde (le journal de la France qui dépense) / Celle qui prépare le mémo citoyen qu'elle va balancer sur Twitter en espérant que ça fasse bouger les choses / Ceux qui s'indignent d'être comparés aux indignés vu que ça n'a rien à voir / Celui qui inclut République dans son nouveau plan de Tour Operator "sur Paris" / Celle qui a vu Ophélie Winter à Châtelet / Ceux qui échangent à mort au niveau de l'ouverture / Celui qui affirme qu'après Nuit debout rien ne sera plus comme avant genre 22 mars 1968 et le virage facho juste après comme les vieux racontent à la veillée / Celle qui ne passe jamais la nuit debout dans sa burqa vu qu'elle n'en a pas / Ceux qui se douchent après leur bain de foule / Celui qui se ramasse une secousse sur un gendarme couché / Celle qui t'en joint de te situer par rapport au consensus insituable / Ceux qui lancent aux Républicains qu'ils n'ont pas leur place à République, etc.

    Image JLK: le mouton de Kinderdijk qui ne dira jamais JE SUIS PANURGE.

  • La France sans Periscope

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    Chemin faisant (150)

    Sensibilité de la Nature.– L’appellation de Côte sauvage, entre La Baule gravement bétonnée et la pointe de Croisic, plus précisément ici dans la baie du Manerick, est justifiée par les rochers sculptés et les falaises farouches que l’on peut longer en suivant un aimable sentier surplombant de sable fin bordé de fils de fer protecteurs que justifie la sensibilité de la Nature au passage des marcheurs, coureurs et autres Anglais.

    13040844_10209288672320688_8464943148827742042_o.jpgDes pancartes mettent en effet en garde les sujets de Sa Majesté en ces termes précis : To protect our coastline, please stay in the trails. Et l’injonction se fait plus précise dans la langue du président Hollande : Les aménagements réalisés ici visent à protéger une végétation très sensible au piétinement. Telle étant aussi la France réelle, qui ne passe pas toujours la nuit debout et suit les chemins balisés.

    12976954_10209288672520693_123669928616037046_o.jpgDes lieux privilégiés. – Au volant depuis notre départ, il y a de ça deux dimanches, de La Désirade, notre maison sur les hauteurs lémaniques, à Colmar puis à Bois-le-Duc-Hertogenbosch (pour la grande expo de Jérôme Bosch), Bruges (sa bière sucrée et ses vieilles pierres romantiques), Dordrecht (sa vue sur les grues de Rotterdam), la Normandie (les parkings de Honfleur et du Touquet), la Bretagne aux bourgs pittoresques et la Loire Atlantique (où l’océan mène au fleuve), Lady L. a suivi les indications vocales infaillibles d’une robote GPS à voix suave quoique inflexible. 

    12983838_10209288672960704_4462276053754050818_o.jpg13055660_10209288673040706_1391945558927354799_o.jpgMais pour dénicher des coins qualitativement uniques : débrouillez-vous. Ce que nous avons fait avec autant d’alacrité dans la sagacité que de pot : ainsi avons-nous découvert l’adorable bourg pittoresque de Guérande, moins touristique et plus vivant que Tréguier ou que Dinan, l’anse de sable hors du temps où rêver à l’éternité les pieds dans l’eau, au restau éponyme de Pont-Mahé, et, à Baz-sur-mer, l’hôtel *** Le Lichen, idéalement situé à cent pas de la mer, entouré d’une pelouse sensible et tenu par un couple très avenant et de sûre compétence dont le fils a passé par l’école hôtelière des hauts de Lausanne - c’est dire.

    13029660_10209278327182066_4330630335945709598_o.jpgDu réel au virtuel. – Lisant (un peu) les journaux et regardant (le moins possible) la télé le soir, nous aurons été frappés, durant ces vingt premiers jours à traverser trois pays et, plus particulièrement, la France « des régions », comme on dit à Paris, par le hiatus constat, pour ne pas dire le contraste antagonique, entre cette France réelle, paysagère et potagère, cette France des gens et des jardins, des maisons et des magasins, et le pays filtré par les médias parisiens, si différents aussi des journaux du coin.

    Cela dit sans dénigrer forcément qui ou quoi, n’est-ce pas, mais juste en constat, pour dire que la nouvelle toquade informatique du nom de Periscope (le fameux outil d’interface twittant entre la rue et les réseaux sociaux) n’est qu’un œil parmi d’autres, et le volapück des experts sociologues et politistes estampillés Sorbonne qu’une novlangue de plus qui nous en dit moins, le plus souvent, que nos yeux et nos antennes…    

      

  • Des endroits où aller

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    Chemin faisant (149)

    À Davos par Cabourg. - L'antique Yi King ou Yi Jing (qui se prononce Yi-ting), livre de sagesse chinoise trimillénaire qu'on dit aussi Traité des transformations, affirme à qui veut l'entendre, potentat casanier ou mendigot errant, qu'"il est avantageux d'avoir où aller".
    C'est aussi le titre du dernier livre d'Emmanuel Carrère avec lequel nous avons eu l'avantage d'aller d'Alsace en Flandres, puis du delta du Rhin à l'estuaire de la Seine, en passant par Spetsai et l'Irlande (dans un texte consacré à son ami Michel Déon), Cabourg (notre pèlerinage au Grand Hôtel du petit Marcel) et Davos (son reportage gratiné sur le forum des battants), nos découvertes en 3 D alternant à tout moment avec les observations passionnantes de cet auteur formidablement présent au monde.

    On fait ainsi deux, voire trois voyages à la fois en entremêlant choses vues à la fenêtre et choses lues. Aujourd'hui, ainsi, nous aurons traversé les merveilleux paysages de la Bretagne mythique, par Brocéliande, en lisant de belles pages de la bio de Simon Leys en ses premières années d'apprentissage; ou cette inepte présentation de la saison culturelle à Zurich, dans le Magazine super-snob-gauche-caviar du journal Le Monde, alignant les poncifs complaisants et faisant passer la capitale alémanique pour un foyer mondial de la culture balnéaire - l'hommage ultra-consensuel et convenu au mouvement avant-gardiste  Dada et les bains publics branchés - cet article dégoulinant de flatterie n'étant en fait qu'un publi-reportage non signé...

    L'argent à deux faces. - Le fric fout tout en l'air en cette époque d'hallucinant déséquilibre entre trop riches et trop pauvres, mais nous qui sommes entre deux ne pourrions nous payer cette espèce de Grand Tour sans les quelques moyens acquis par notre travail, et celui de nos parents (!) qui ont eux-mêmes commencé à voyager sur le tard.

    13002448_10209278289301119_2459740031984525767_o.jpg13055273_10209284323811978_6499450527324131829_o.jpgNe crachons donc pas sur l'argent, grâce auquel nous nous sommes régalés hier soir, sur cette côte sauvage, de fruits de mer arrosés de Sancerre, avant un coucher de soleil virant de l'orange doux au rose virulent, et tâchons de rester aussi enthousiastes et poreux que lorsque nous allions en stop à vingt ans sur nos semelles de vent de petits fauchés.
    12977052_10209284324371992_3942772115830124217_o.jpgLa merveille est d'ailleurs gratuite, à tous les virages. Hier par exemple, dans cette courbe de la route bombée des abords de Brocéliande, avant la descente sur la mer, entre les grands beaux arbres nous faisant comme un tunnel de lumière verte...

    Le sel de ce jour.- Un dimanche non moins lumineux se lève ce matin sur l'Atlantique bleu-rose du sud Finistère, mais nos vieilles osses fatiguent un peu et nous avons renoncé à pousser jusqu'à la pointe du Raz, crainte d'un ras-le-bol forcé. Du coup nous avons renoncé à une bonne rencontre espérée avec une amie plus que virtuelle de Quimper...
    Or c'est comme ça: tout va trop vite et les rencontres "en vitesse" ne rendent d'ailleurs pas justice à l'amitié, mais le coeur n'y est pas moins se dit-on pour se consoler.

    13055747_10209284323771977_5507346515506615648_o.jpgD'autres lieux nous attendent en attendant, sur le chemin du retour, de La Flèche demain où la révérence s'impose aux éléphants philosophes et aux otaries folâtres, à Vendôme, Blois ou Nevers dont les noms chantent si doux...
    Nous avons dû "zapper" deux rencontres amicales, à Honfleur et à Quimper, mais le jour a ce matin des reflets prometteurs aux mille miroirs d'eau des marais salants. Merci la vie...

  • À l'ouest d'Ouessant

    littérature,poésie

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge, et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…


    Regarde-les, me dit mon grand-père, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la villa La Pensée, lequel étudiant russe l’avait répété à mon grand-père qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.


    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom...

    Image JLK: sur la Côte sauvage...

  • Aubépines, pierres et druides

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    Chemin faisant (148)

    Folklore contre pittoresque. – Avec ses parcours fléchés, ses clichés vidés de leur substance,ses contraintes et ses atteintes, son kitsch substitué à toute vraie beauté, le tourisme massifié des temps qui courent ne cesse de nous soumettre aux tensions schizophréniques entre curiosité et dégoût, attirance et répulsion, reconnaissance et déception, et cela s’avère par les lieux les plus remarquables, de Venise à Bruges ou, ces jours pour nous, en Bretagne, deTréguier à Dinan. 


    À Tréguier surtout, un peu moins à Dinan, mais aussi à Roscoff, d’imposants ensembles architecturaux ne sont plus aujourd’hui que des coquilles vides, dont nous admirons la beauté extérieure ne correspondant plus à un habitus communautaire vivant. 12977005_10209269490161146_8588950862208063160_o.jpgDu moins la beauté de cette architecture qu’on dit « sans architectes » fait-elle écho au génie populaire  dont est issue, en Bretagne la poésie « analphabète » relevant d’une haute tradition druidique puis chrétienne, qui se module notamment dans les lais du Barzas Breisz, somme lyrique et légendaire, musicale et morale de la plus ancienne histoire de Bretagne, dont la matière fut collectée auprès des vieilles paysannes et dans les cafés de marins, les comices agricoles ou les veillées funéraires, au mitan du XIXe siècle, par un vicomte ami de Chateaubriand (Théodore Hersant de La Villemarqué) qui fut d’abord traité de faussaire à Paris avant d’être honoré comme glaneur de folklore au même titre que Bartok dans la puszta ou, plus récemment, Pierre Jakez Hélias dans ses travaux de passeur-conteur.

    D’envoûtantes itanies. - Nous roulions ce matin sur la départementale assez encombrée reliant Roscoff et Dinan, et je psalmodiais, ainsi que le conteur en sabots, les Séries citées par Yann Quéffelec dans son Dictionnaire amoureux de la Bretagne, telles que les Neuf petites mains blanches ou Le Druide et l’enfant que lui récitait sa tante Jeanne au manoir de Kervaly, quand les oreillons le retenaient au lit.13041374_10209269514521755_4395974385607442434_o.jpg

     

    Je cite trop brièvement, en renvoyant la lectrice et le lecteur aux pages 117 à 132,sous la rubrique Barzas Breizh, du Dictionnaire amoureux de Quéffelec :

    « -Tout beau, bel enfant du Druide, réponds-moi. Tout beau, que veux-tu que je te chante ?

    -     Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    - Pas de série pour le nombre un. La Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur, rien avant, rien de plus.

    -     Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    -     Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent, ils vont expirer. Voyez la merveille ».

    Et ainsi de suite, les séries se suivant et s’amplifiant au fil de l’incantation, au risque d’hypnotiser Lady L.au volant de la Honda Hybrid : « Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine et l’air »…

    13041017_10209269516961816_4754934933527950281_o.jpgLe pays profond. – « Si le monde actuel est un village planétaire, écrit Yann Quéeffelec, un village internautique, le villageois breton en exil n’oublie jamais le tuf armoricain. La terre, l’océan : racines. La musique et la danse : racines. La Langue : sectionnée, mais racine. L’appartenance – abusivement qualifiée d’identité -, voilà bien la force innée qui l’attache à la tribu, breton qu’il est avant d’être français, européen. Ce n’est pas un repli, c’est un ancrage ».

    12973070_10209269492561206_4711623503703952060_o.jpgEn passant à travers les neiges d’aubépines et les soleils de genêts, vous entrevoyez les crucifix de pierre de Bretagne : racines. Des mots incompréhensibles surgissent ici et là :racines. Et Yann Quéffelec, relayant ’auteur du Cheval d’orgueil que j’ai entendu un jour psalmodier lui aussi par cœur, de conclure à propos du villageois breton : « S’il veut parler brezhoneg en ces jours globalisés où Molière paraît s’américaniser à plaisir, c’est par instinct prométhéen, une gloire de sauveteur de feu »…  13041378_10209269485401027_8915011452987344553_o.jpg

  • Passeurs

    13002536_10209269272355701_5378416411601410681_o.jpgChemin faisant (147)

    Juste en passant.- La première fois que je suis venu à Saint-Malo, je ne sais plus en quelle année, le Big Jim était là, qui vient de quitter notre drôle de monde, et d'autres plumes fameuses du Montana, et l'ami Bouvier (Nicolas, qui rejoignit lui-même les grandes prairies en 1998), ou Tony Hillerman le Navajo blanc, et moult étonnants voyageurs très divers - jusqu'aux éternellement jeunes Théodore Monod et Ella Maillart - réunis à l'initiative de Michel Le Bris, grand ordonnateur hugolien, court sur pattes et très barbu, de la manifestation.

    Jim Harrison avait d'extraordinaires chemises à bariolures tropicales, mais le plus étonnant était ailleurs: dans sa rencontre presque intime avec ses lecteurs - à la gentillesse attentive avec laquelle il répondait à ceux-ci, contrastant avec sa légende de bretteur grandgousier fort en gueule; et l'épatant festival, à ses débuts en tout cas, m'avait enchanté pour cela même: la proximité sans trop de flafla médiatique entre auteurs et lecteurs. En outre, mieux qu'à Paris, la présence de ces passeurs de littérature que sont les petits éditeurs de la galaxie francophone, et les libraires du lieu et d'ailleurs, se vivait au contact immédiat et à la venvole malouine.

    13040938_10209269085391027_7555405625059172733_o.jpgJ'ignorais alors que le manchot épaulard, alias Stéphane Prat, fût de la fiesta, mais c'est lui-même qui me l'a rappelé hier au lieu de l'ancien marché au poisson où, auteur-bouquiniste-galeriste de bonne compagnie (il a signé un essai sur Jack London et c'est un premier bon signe) il fait lui aussi office de passeur, diffuseur par surcroît des éditions du Bug de mon compère Bertrand Redonnet où je suis censé publier bientôt un nouveau livre…

    Pépites et joyaux.- Le meilleur de la littérature se grappille parfois dans le plus bref et le plus concentré,comme l'illustrent les aphorismes d'Héraclite ou de Joubert, entre autres formules plus ou moins fulgurantes de René Char et de Michaux, Lichtenberg, Peter Handke, Jules Renard en son journal ou Jean-Pierre Georges dans son recueil intitulé Le Moi chronique, que m'a fait découvrir Stéphane Prat.

    Georges-JP-200_px.jpgDans une suite de notations où, sur les traces de Cioran, ce natif de Chinon broie pas mal de noir, des traits de lumière ou d'humour à la Chaval nuancent le désenchantement dominant ces « journaliers » acides.

    Je cite: « Je blanchis comme l'argent sale ». Et ceci: « Une journée à faire pleurer un saxophone ténor ». Et cela: « Dans le soir devenu rose où la pluie luit encore : hosanna des merles ». Et sur le même ton: « Le merle, un homme heureux ». Et cela encore: « Je fais les cent pas dans ma tête et je ne trouve rien, même pas un siège ». Ou en écho à Henri Calet (« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ») ceci: « Attention ne m'approchez pas, blessure fraîche ! » Et enfin pour rendre justice à la vie: « Passent deux bras nus en bicyclette », ou: « Qu'est-ceque tu veux demander de mieux qu'un rayon de soleil sur une petite route départementale »...

    12973513_10209269271635683_7984437942243343071_o.jpgCouleurs et vocables.- Or Lady L. aussi a fait bonne pioche grâce au manchot épaulard nous conviant ensuite en la galerie où il se fait passeur d'œuvres d'art avec, notamment, un bel ensemble, groupé en dépliant, d'aquarelles marines à la fois abstraites et très évocatrices de vagues et d'airs courants, signées Eric Brault et auxquelles font écho de fines et gouailleuses formules du poète Henri Droguet; et là encore:passe-passe !

    « Et encore du papier qui rejoint du papier », grince pour sa part Jean-Pierre Georges, auquel j'ai envie de balancer alors un aphorisme de mon cru propre à épingler sa déprime à répétition: « Un type qui écrit sur le fil du rasoir, jusqu'à le devenir »...

    Mais demain, sur la route de Roscoff, nous retrouverons Jack London qu'a rencontré imaginairement Stéphane Prat, dit le manchot épaulard - clin d'œil à Cendrars, et la vie repiquera !

  • Ceux qui se ressourcent au niveau du senti

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    Celui qui reconnaît que tout est parfait dans l'espace Wellness de l'Hotel Thalassa Sea & Spa de Dinard  et qui angoisse d'autant plus grave / Celle qui acquiert avec confiance le package Poids (sauge, verveine, citronnelle, chiendent, feuilles de bigaradier) drainant, reminéralisant et détoxiquant / Ceux qui sourient sans discontinuer aux séances d’aquagym / Celui qui rassemble ses forces avant sa séance de Power Plate   / Celle qui consacre quatre heures à The Ultimate comprenant le Body Scrub, le Vitamine Body Wrap, le Tailor Made Massage, l'Organic Facial et la Manicure & Pedicure de l'Espace Wellness de l'hôtel Julen de Zermatt (Suisse orientale) pour la somme forfaitaire de 525 francs suisses / Celui qui estime qu’un pot de gelée royale vaut le prix d’un Evangile relié plein cuir / Celle qui découvre enfin la pressothérapie après deux divorces épuisants quoique rémunérateurs / Ceux qui parlent russe dans le jacuzzi / Celui qui a appris à distinguer le bigaradier coupe-faim de l’oranger ordinaire traité aux produits chimiques / Celle qui va se fumer une pipe de tabac hollandais sur la terrasse enneigée après que son amie Rosemonde lui a clairement fait des remarques sur son surpoids et ses humeurs de sanglier / Ceux qui se repassent la vidéo de l’exécution de Saddam en attendant l’heure de leur traitement botulique / Celui qui lit Eschyle dans l’Espace Wellness du Sea & Spa de Biarritz / Celle qui remarque que ce qui manque à l'Espace Wellness de Porticio (Corse méridionale)  est une enceinte de barbelés et des miradors pour surveiller ceux qui refusent de se relaxer / Ceux qui ne sont pas loin de penser que le watsu est la grande conquête de la nouvelle culture japonaise / Celui qui se fait expliquer l’origine du shiatsu par le Japonais aux long cheveux qui lui a emprunté Le Tapin (c’est ainsi qu’il appelle le journal Le Matin) / Celle qui explique à la petite amie du Japonais aux longs cheveux que la raclette ne se déguste pas avec de la bière / Ceux qui passent des heures dans la salle de repos panoramique à s’efforcer de ne penser à rien sans y parvenir nom de Dieu / Celui qui se demande comment son chien Snoopy réagirait à la cure de relaxation Reiki plusieurs fois millénaire / Celle qui recommande le traitement à la pierre volcanique aux Hollandais qui lui ont révélé les vertus du massage pédimaniluve / Ceux qui estiment que les employés du Focus Julen ne devraient pas faire usage des nettoyeuses Karcher aux abords des bassins en plein air à cause des gaz polluants et d’une nuisance phonique pas possible / Celui qui se paie une teinture de sourcils pour se donner plus de chances auprès du jeune Chilien Pablo Escudo dont il apprécie les interprétations au pianola / Celle qui pète les plombs dans le hammam / Ceux qui déclarent que la cure de détente totale Nirvana à 75 francs les 30 minutes ne vaut pas la caresse gratos des buses d'eau, etc.Celui qui fait l’Expérience du Caisson / Celle qui se fait lipposucer le fessier sur fond de musique tibétaine/ Ceux qui ne manqueront pas la Soirée Bingo de mercredi / Celui qui a relevé les Thèmes de tous les soirs et en parle à Suzanne afin de tout partager au niveau du couple restructuré  / Celle qui se la joue star en cure à qui il arrive quelque chose de complètement inattendu genre le moniteur d’aquagym antillais la saute / Ceux qui même nus ont l’air d’employés de La Vie assurée / Celui qui dans son bain de bulles gère son burn out / Celle qui ferme les yeux quand l’eau lui fait du rentre-dedans / Ceux qui lisent du Marc Levy dans l’Espace Détente / Celui qui stresse à l’idée de se lâcher / Celle qui se plaint à la Manager du fait qu’on laisse des poupons partager le petit-dèje de leurs parents dans la même arrière-salle en principe réservée aux  retraités qui ont « déjà donné » / Ceux qui optent pour un concentré d’énergie positive que relance le massage aux pierres chaudes / Celui qui va cumuler aujourd’hui l’hydromassage et l’affusion Kneipp avant de reprendre sa lecture de la Baghavad-Gîta dont la masseuse thaïe lui a dit que c’était le top dans l’optique Dévelopement Personnel / Celle qui booste ses principes actifs de performance par la stimulation du toucher  / Ceux qui vivent dans la conviction que les catastrophes sont globalement destinées aux autres en tant que « detached cosmopolitan spectators » / Celui qui reconnaît que les usages de gouvernance dépendent de choix stratégiques très clivants à court et long terme / Celle qui se réidentifie derrière ses données anonymisées / Ceux qui gèrent leurs échanges affectifs et sexuels en termes comparables aux tractations du big data/ Celui qui optimise la gestion de son stock de mémoire vive au moyen de modèles prédictifs usinés  dans le complexe créatif de Combray-lès-Vivonne / Celle qui se fait masser en 3D par l’Anamite à mains chaudes / Ceux qui vont en cassation pour recoller les débris / Celui qui dépose sa ceinture d'explosifs avant d'entrer dans la cabine cylindrique individuelle de cryothérapie dont il ressortira  top performant /  Celle qui établit son porte-clefs couleurs grâce auquel elle va réapprendre à aimer / Ceux qui en reviennent à la petite secousse, etc.                  

  • Cure de jouvence

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    Chemin faisant (146)

    Soins et chichis.- Le lieu est admirable, face à l'océan aux bleus à reflets verts et roses, en promontoire à vastes terrasses, entre un bois de pin abritant de riches propriétés et les premières villas de la chic station balnéaire de Dinard, moins visible d'ici que le front des remparts de Saint-Malo, là-bas en horizon sommé d'une fine pointe de clocher et de quelques grues portuaires, par delà l'estran et les eaux planes de la baie.

    En grec homérique la mer se dit thalassa, et l'établissement où nous avons fait escale est tout entier voué à la thalassothérapie, entre autres soins extrêmes dont certains frisent le haut comique, à grand renfort de dépenses supplémentaires - ce qui s'appelle vulgairement faire pisser le dinar...

    Ainsi, â côté des classiques bains en eau salée, massages hydrorelax, enveloppements d’algues et autre détente coachée sous pluie marine, est-il possible, en ce temple du bien-être, de « remodeler son corps » par l’expertise minceur d’Acquascience en 3séances de Watermass (190 euros), avant un gommages douceur aux senteurs méditerranéennes (50 euros les 25 minutes), préludant à trois séances de Conseils en image de soi subdivisées en une expertise de colorimétrie (la couleur de vos fringues assortie à votre carnation), une autre de maquillage et une troisième relative au dressing code – toutes opérations éminemment valorisantes au niveau de l’’estime reconquise de soi, à raison de 190 euros le multipack…

    0-20276-150723161749829-0-420785.jpgLejeune la bien nommée. – Or je me trouvais là, à contempler gratuitement l’océanique sublimité, lorsqu’une voix de femme m’a surpris en pleine rêverie : « Et que ressentez-vous devant le plus beau paysage du monde ?». La dame qui se tenait là, d’une très élégante extravagance, l’air d’une espiègle petite fille avec ses tresses blondes, de très beaux yeux bleus rappelant ceux de la duchesse de Guermantes (avec aussi quelques chose de son profil d’oiseau distingué), tranchait sur le style middle class de la clientèle, genre artiste bon genre; et mon interlocutrice apprécia illico la nuance que j’opposai à son affirmation, en lui faisant valoir que cet incomparable paysage n’en excluait pas quantité d’autres non moins uniques, etc. 

    Alors la conversation de se nouer autour de multiples goûts partagés (de Bruges à PaulMorand, en passant par les ciels changeants des Caraïbes, le romancier Raymond Abellio qu’elle a connu autant que Julien Gracq et Salvador Dali) et de sa pratique de la photographie pictorialiste (100.000 diapos dans sa réserve de globe-trottineuse), un fils humoriste célèbre et un recueil d’aphorismes en quête d’éditeur – d’où notre promesse de nous retrouver le soir…

    normale_lejeune20070919104215.jpgJamais deux sans trois. – Lorsqu’une personne me botte, j’attends volontiers la confirmation de Lady L. dont les antennes sensibles sont quasi sans failles. Or notre premier dîner en trio, avec dame Lejeune dont j’avais appris par une interview, me renseignant à son propos sur Internet, que son odeur préférée était celle du chèvrefeuille, a bel et bien eu valeur d’expertise relationnelle à valeur ajoutée, notre nouvelle amie estimant notre rencontre aussi revitalisante que sa cure d’algues, et Lady L. se réjouissant non moins de l’entendre évoquer ses multiples vies, d’Afrique en Chine en passant par de folles glissades à ski en Engadine - tous trois riant beaucoup enfin à l’évocation d’un inénarrable épisode vécu par la pétillante octogénaire avec son faunesque ami Michel Simon…   

    Nicole-Lejeune-4.jpgNicole-Lejeune-6.jpgDe la serendipity. Nicole Lejeune m’a demandé, à notre dernière entrevue de ce matin, si je croyais à l’astrologie et à la réincarnation ? Prenant la tangente normande, je lui ai répondu que la serendipity guidait plutôt mes pas, autant que ceux de Lady L. Le fait que le grand amour de sa vie ait été, comme je le suis, du signe desGémeaux, m’intéresse moins à vrai dire que d’avoir eu en mains, cette nuit, la maquette de son recueil d’aphorismes ciselés et peaufinés durant plusieurs décennies, cristallisant de nombreuses observations fines sur la vie, l’amour,la beauté, les tribulations affectives ou sociales, l’art et la nature, avec autant de naturel que de justesse, sans éviter les lapalissades propres au genre. Dons j'aiderai notre amie, dans la mesure de mes moyens, de trouver un éditeur à son livre, sans me prendre pour la réincarnation de Saint Martin...

    La serendipity, ainsi que l’a définie l’écrivain anglais Hugh Walpole, est cet art conjuguant curiosité, disponibilité, flexibilité, appétence et générosité, qui fait par exemple qu’après vous être pointé dans un haut-lieu de wellness tel que le Thalassa Sea & Spa de Dinard, dont personnellement vous n’avez que fiche des conseils en matière de cryothérapie glaçante ou de coaching par Power Plate, vous découvrez là, dans une bibliothèque où se pratique le book crossing, tous les romans de Simenon et le  Dictionnaire amoureux de la Bretagne d’Yann Quéffelec, ou la monumentale bio de Victor Hugo par André Maurois (édition d’Arthème Fayard de 1955) dont vous serez le premier à couper les pages( !), avant de prendre des nouvelles de vos filles à San Diego et Phuket sur une terrasse où vous aborde une jeune fofolle en fleur de 86 ans, et cet après-midi, demain à Roscof, puis à Quimper chez une autre dame de qualité rencontrée sur la Toile, enfin auprès des otaries et des chimpanzés à visage humain du zoo de La Flèche, l’immensité des choses ne cessera de vous surprendre…

  • Compères

    12916118_10209204935627323_2481906555533411043_o.jpgChemin faisant (145)

    Entre deux feux. – Notre compère Florian me balance, ce matin, un texto sur Messenger où il me raconte, en quelques mots, une belle histoire d’Europe : la sienne.

    Fils d’un Allemand et d’une Française, il eut un grand-père français dans la Résistance, et lorsqu’il alla enterrer son grand-père allemand, en 2007, il découvrit, dans le caveau familial, que celui-ci avait un frère mort sous l’uniforme de la Wehrmacht, en Biélorussie. Or la seule photo qu’il retrouva de ce grand-oncle lui révéla que le jeune homme lui ressemblait comme une goutte d’eau !

    Florian a été touché par les lignes émues que j’ai consacrées à notre visite à Omaha Beach, dont les morts lui ont rappelé celle de son aïeul sur le front russe, alors qu’il a passé lui-même une partie de son adolescence en Normandie ; et traversant le bocage je nous lisais la biographie si remarquable de Simon Leys, que le même compère m'a offerte et qui prolonge ces liens multiples, de Flandres en Chine ou de Savoie au pays de Vaud – notre amitié, via Facebook, s’étant établie sur une commune admiration pour les écrits de Jacques Chessex…  

    734737821.jpgNotre front de l’Est. -  Débarquant hier soir à Dinard (chacun son débarquement…), juste en face de Saint-Malo, un autre message m’est arrivé du fin fond de la Pologne, que m’envoyait mon compère Bertrand Redonnet, écrivain dont la prose drue et sensuelle à la fois se ressent fortement de la marque de Maupassant, et qui m’envoyait le début du corrigé des épreuves d’un livre de mon cru,intitulé Les Tours d’illusion et doublement placé sous les égides de Max Dorra et de Peter Sloterdijk, qu’il entend publier en ces marches de la Biélorussie, et diffuser à partir de…Saint–Malo, à l'enseigne des éditions du Bug - ledit Bug n'étant pas un couac informatique mais un grand fleuve majestueux à la frontière polonaise...

    Geographiques (C).jpgSur la route de Bois-le-Duc, au début de notre petit périple, je nous lisais les Géographiques de Bertrand, proses à la fois poétiques et solidement terriennes, tout imprégnées de climats océaniques,mais comme entre deux immensités (l’Atlantique et la steppe), dont je viens de reprendre la lecture sur ces terres bretonnes où nous voici ; et demain j’irai rendre visite au Malouin chargé de la diffusion de mes délires extralucides...

    Lieber Thomas. – Si j’ai rencontré Bertrand Redonnet et Florian R*** par le truchement d’Internet, via nos blogs respectifs ou Facebook, c’est en 3D que je devins, à l’âge de 14 ans, le  compère de Thomas F***, avec lequel je passai deux étés et fis le tour du Léman en vélocipède, entre autres menées mémorables. 

    Cependant ce fut aussi par l'Internet que, plus de quarante ans après nos premières cigarettes fumées à plat ventre dans les herbes de Souabe, et sans nous donner aucunes nouvelles durant tout ce temps,  je retrouvai la trace du blond adolescent devenu un imposant Herrr Doktor dans le cabinet paternel de sa belle petite ville de la Forêt noire, père lui-même de deux filles (comme nous) et louant un chalet sur les hauts de saint Pierre-de-Clages...

    Autre souvenir d’Europe alors : des récits de sa propre guerre que nous fit le père de Thomas, contraint lui aussi de servir son pays, en officier médecin, en dépit de son amour pour la France (que partage mon compère)  et de son mépris du caporal dément…

  • Tout ça pour ça ?

    12968074_10209240624959534_101232481218260725_o-1.jpg12973169_10209244450455169_2564912653353019562_o.jpgChemin faisant (144)

    Sanctuaire des braves.– L’on apprenait ce matin, à la télé, qu’un spectacle allait se donner bientôt, où ressusciterait Claude François par le miracle de la technique holographique, et simultanément était annoncée une émission d’Arte sur les projets transgéniques de vie éternelle.
    Or une sorte de honte rétrospective m’est venue, à la fin de la même matinée, en découvrant le rivage de sable d’Omaha Beach où, le 6 juin 1944, des milliers de jeunes gens ont été massacrés par les mitrailleuses allemandes alors qu’ils débarquaient à l’aube aux premières lignes du débarquement de Normandie.

    12957480_10209241688106112_8977990080501670818_o.jpg12973514_10209241648785129_3764186544501367669_o-1.jpgL’on a beau avoir vu cent fois mille images photographiques ou cinématographiques de cette aurore homérique aux doigts de sang : se trouver sur le lieu de ce sacrifice collectif reste tout de même bouleversant, et d’autant plus que nulle boutique ou buvette (comme il y en a même à Auschwitz) n’apparaissent sur ce kilomètre de grève nue où ne subsistent que quelques vestiges de casemates entre quelques stèles de mémoire, et ce seul arbre à la silhouette si expressive. Alors le souvenir de Claude François, face à « tout ça »…



    p00v2b0b.jpgslide_2.jpgLa Bombe du paumé.
    – En roulant des abords d’Arromanches à Dinard, où nous voici ce soir, je nous ai lu le texte consacré à Allan Turing par Emmanuel Carrère dans une chronique du recueil intitulé Il est avantageux d'avoir où aller, réunissant des textes en phase avec notre époque, qu’il s’agisse de la France de Renaud Camus ou de Michel Déon, de la Russie de Limonov ou de l’Amérique de Philip K. Dick.maxresdefault.jpg

    Or ce qui nous a frappés, avec Lady L., a été de voyager tout à coup avec le fantôme de Turing, dont le génie d’éternel paumé a participé à la victoire des Alliés sur l’Allemagne en perçant les codes secrets de celle-ci et en permettant des opérations militaires dont le débarquement de Normandie fut la plus éclatante.

    12983384_10209232691041191_3048695329488015617_o.jpgPar delà toute dérision.– Hier à Honfleur, puis à Trouville et à Deauville, après avoir traversé la merveilleuse campagne bocagère, nous pestions de ne voir partout, avec leurs bagnoles saturant leurs parkings, que des Français moyens à la Tati, conglomérés aux mêmes lieux, et sans rires ni sourires. Essayez donc, si vous êtes Suisse et poli, de parquer à Honfleur votre véhicule japonais (on sait aussi la politesse des Japonais) en attendant qu’un Français vous cède la place après vingt minutes d’attente ; sûrement un autre Français vous passera devant en invoquant son droit au territoire !

    Il y a quelques temps, l’éditorialiste Jacques Julliard constatait, dans un édito de Marianne, que les Français actuels ne s’aimaient plus entre eux, et c’est en effet ce qu’on peut déplorer, de l’extérieur, alors que la France reste tellement aimable à tant d’égards.

    Or le constat s’exacerbe à la vision des milliers de croix alignées sur les hauts des rivages normands ! Et c’est pour ça, pour Claude François et ces malpolis, que les jeunes gens du Connectitut et de l’Illinois, du Dorset charmant et de l’Ecosse prodigue d’excellent whiskey, auraient perdu la vie ? Non, mais !

  • Entre cartes et territoire

    12973383_10209231662655482_4166016931730070360_o.jpgChemin faisant (143)

    La France en relief . - On peut trouver déplaisant le personnage de l'amer Michel: ce n'en est pas moins un phénoménal lecteur de la réalité contemporaine française et mondialisée, et traverser la France actuelle nous rappelle à tout moment les pages de La carte et le territoire de Michel Houellebecq.

    Cela étant il est une autre façon de lire le territoire, au moyen d'une autre carte, telle par exemple que celle qu'a déployée hier Lady L, en relief coloré et enrichie d'innombrables motifs peints, lui rappelant son enfance autant qu'à moi.


    Foin de sociologie déprimante et d'idéologies territoriales ou identitaires; voici retrouvée la carte du tendre propice à une lecture par les pieds et les yeux et nos cinq sens et notre bonne humeur vagabonde - voici la France des curiosités détaillées a chaque pas, des cressonnières de Veules-les-roses à la pêche au pied le long de l'estran de Veulettes-sur-mer.

    12932644_10209223683976020_3137228614597134199_n.jpgLes Chinois de Noyelles-sur-mer.- - Ce n'est pas sur une carte mais en plein territoire de douce France bocagère oublieuse de deux guerres atroces que le peu banal panneau indicateur en deux langues nous est apparu: Cimetière chinois. Or rien de ce qui est peu banal ne nous étant étranger, le détour s'imposait, qui nous a fait découvrir plus de 800 de tombes militairement alignées quoique toutes de civils chinois engagés au service de la France en guerre, par l'entremise des Anglais, au titre de l'aide aux populations locales.12924368_10209223687696113_4224316468877366584_n.jpg

    12472591_10209223698336379_7113837979065977530_n.jpg12920237_10209223701376455_6007400506172557043_n.jpgTraités un peu comme des bêtes de somme, voire des détenus, beaucoup de ces oubliés de l'histoire de la Grande Guerre succombèrent finalement à diverses épidémies, dont la grippe espagnole, comme en témoigne encore la litanie des dates de leurs décès par "volées journalières. Du moins leurcimetière reste-t-il là pour honorer leur mémoire, leurs tombes bien entretenues et parfois fleuries, et d'émouvants témoignages de visiteurs et autres descendants de ces premiers émigrés...

    12967479_10209229013909265_1406951847692445478_o.jpgEscale aux Frégates.- Un touriste mal avisé,sur Internet, s'en prend à l'hôtel des Frégates, à Veulettes -sur-mer, où nous sommes descendus hier soir, au motif qu'il est par trop proche de la centrale electro-nucléaire de Paluel.

    12983935_10209229002828988_8687924161815081036_o.jpgMauvais procès, dirons-nous hors de tout débat sur la question - nous sommes viscéralement contre le nucléaire -, tant l'accueil de la jeune et compétente équipe des Frégates tranche sur le laisser-aller ou la morgue d'autres établissements ne visant qu'à profiter du tourisme de masse, comme dans l'exécrable brasserie du Touquet dont la malbouffe de l'autre soir aura attenté àl'intégrité intestinale d'une Lady L. pourtant robuste.

    12983452_10209229015349301_6892076859604199024_o-1.jpgCeux qui tâtent des menus "marins des Frégates n'ont rien à craindre au demeurant, de la proximité de la centrale de Paluel. De pédagogiques pancartes rappellent d'ailleurs l'interdiction de la pêche à pied à l'aplomb du site atomique, alors que la clientèle de l'hôtel est priée, par souci écologique, e fermer le robinet d'eau courante pendant qu'elle se brosse les dents, économisant ainsi 12 litres du précieux liquide non salé...

     

  • Cap sur les caps

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    Chemin faisant (142)

    Caps de mémoire.- "Laissez venir l'immensité des choses", écrivait Ramuz, et je me le rappelle à chaque fois que nous en revenons à la réalité géographique du monde, loin de la jactance des médias. L'immensité de l'histoire compte évidemment, mais elle reste le plus souvent abstraite. 500108_986_485_FSImage_1_cote_opale1.jpgOr ce que nous aurons laissé venir à nous aujourd'hui tenait à la fois à l'immensité géographique de la côté d'opale découverte au sud de Calais, dont les collines ondulées au-dessus des gazons bordés de falaises évoquent la haute Toscane, et à l'omniprésent rappel de la guerre en ces lieux stratégiques symbolisés par les vestiges du mur de l'Atlantique.


    Entre les deux caps blanc et gris, les oiseaux transitent et font se braquer les appareils sophistiqués des ornithophiles amateurs tandis que les jeunes garçons imaginent de vraies canonnades d'un rivage à l'autre - au loin se distingue la vague ligne blanche des falaises de la perfide Albion, Shakespeare's Cliff & Company; et puis, entre les deux caps se dresse un énorme bunker boche transformé en musée et flanqué d'un canon toujours braqué sur l'Angleterre, tandis qu'une petite pancarte interdit au visiteur de fouler la pelouse du "lieu de mémoire".

    12977092_10209221028109625_5860917605912614753_o.jpgPic de hideur. - Le nom de Stella-plage m'ayant induit en rêverie balnéaire vintage (avec transats jaunes ou à rayures bleues face à l'océanique immensité, où la sténo-dactylo passe son congé payé à fumer ses Mary Long filtre en rêvant à quelque prince charmant en costume de tennisman), j'avais proposé à Lady L. d'y pousser une première pointe avant Le Touquet.
    Hélas quelle erreur, ou plus exactement: quelle horreur ! En son front de mer , de part et d'autre d'un terrain vague jonché de détritus et d'un parking bouchant la vue sur la mer, Stella-plage n'aligne que bâtisses décaties et moches constructions de vacances, sans une terrasse avenante ni trace d'autre restau qu'une sinistre brasserie. 12973259_10209221085311055_6486150917596857437_o.jpg
    Triste débouché négligé d'une zone où pullulent les propriétés de super-luxe, véritable injure au moindre soupçon d'intelligence urbanistique malgré le bluff ringard annonçant un paradis avec vue sur la mer...

    12967408_10209221043270004_6068768841287205738_o.jpg
    Chic et toc du Touquet.
    - Le seul nom de Paris-plage dit tout, qui fait du Touquet la parfaite illustration de l'esprit binaire à la française, entre castels royaux (ou simili-royaux) dans les bois environnants, et pavillons populaires, jardins somptueux et pelouses miteuses, vitrines rutilantes et boutiques à remettre.

    Paris sur mer, au Touquet, c'est d'un côté le Menu Gainsbourg de chez Flavio ou les soirées étoilées (toque, toque, toque) du palace Manchester, et de l'autre les restaus alignés de la zone piétonne où les brasseries plus ou moins chic des Années folles se la jouent à prix surfaits, front de mer entièrement plombé par de hautes bâtisses sans une terrasse (à une exception près, de la chaîne Hippopotamuus) avec vue sur l'inévitable parking.
    AK-Le-Touquet-Paris-Plage-hotel-Carlton.jpgDe vieilles images sépias rappellent un Touquet de rêve (pour les riches) aux vastes plages de sable et de vent propices aux premiers congés payés, mais l'humanité de Houellebecq a remplacé celle de Proust ou de Léautaud, et c'est ailleurs qu'on ira chercher l'immensité des choses...

  • Poésie de Bruges

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    Chemin faisant (141)

    Élégie à l'amour perdu. - Tout à été écrit sur la poésie de cette ville comme ensablée dans le temps, mais tout est aujourd'hui à relire tant l'époque est à l'agitation distraite et à la consommation pressée, aux circuits et aux programmes.

    Comme à Venise le soir, les ruelles et les quais ne tardent pas à se rendre au silence où retentit votre seul pas, et voici que vous réentendez cette voix préludant au récit déchirant d'un veuvage, tel que le module le roman mystique et mythique à la fois que Georges Rodenbach publia en 1892 sous le titre de Bruges-la-Morte, qui associe un grand deuil et l'évocation rédemptrice d'une ville-refuge.
    RV-AF225_MASTER_G_20111209015126.jpgEn préambule, ainsi, avant d'introduire son protagoniste au nom d'Hugues Viane, l'auteur présente la ville comme un autre personnage combien présent: "Dans la réalité, cette Bruges qu'il nous a plu d'élire apparaît presque humaine. Un ascendant s'établit d'elle sur ceux qui y séjournent. Elle les façonne selon ses rites et ses cloches".

    Or faisant écho au romancier, maints poètes, de Baudelaire à Rilke ou de Zweig à Verhaeren ont dit eux aussi le "sourire dans les larmes" de Bruges, selon l'expression de Camille Lemonnier, "le sourire de cette tendre, vivante, spirituelle lumière, avivée ou décolorée selon les heures, aux heures où la grande buée grise s'entrouvre" et prolongeant la mélancolie de Rodenbach Henri de Régnier dit à son tour la "Belle Morte, dont le silence vit encore / Maille à maille et sur qui le carillon étend / Linceul aérien, sa dentelle sonore"...

    Miller contre McDo. -Si vous êtes choqué par la présence d'un débit de junk food au cœur du vieux quartier de Bruges, dans une haute et vénérable maison à blason, c'est sous la plume d'un Américain des plus civilisés en dépit de sa dégaine de libertin bohème que vous trouverez le meilleur interprète de votre rejet.

    "Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement", écrit Henry Miller dans ses Impressions de Bruges. "J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie." Et de noter ceci encore, datant de 1953 mais qui reste si juste aujourd'hui, sinon plus: "Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité".

    Un temps retrouvé. - Comme Venise, Bruges est en effet hors du temps et au cœur de celui-, dans l'ambiguïté d'un rêve plus que réel. "Le temps, le lieu, la substance perdaient ces attributs qui sont pour nous leurs frontières", remarque le Zénon de Marguerite Yourcenar, dans L'Oeuvre au noir, marchant lui aussi "sur le pavé gras de Bruges", qui a soudain l'impression de se sentir traversé, comme d'un vent venu de la mer, par "le flot des milliers d'êtres qui d'étaient déjà tenus sur ce pont de la sphère", alors même qu'il lui semble n'avoir jamais quitté Bruges de toute sa vie où il vient à vrai dire de se retrouver à la courbe de son temps perdu et retrouvé.

    Et Michel de Ghelderode de conclure à son tour: "Oui, Bruges possède ce don hypnotique et dispense de singulières absences. Quand on revient à soi, on est chez Memling: le panneau sent l'huile, vient d'être achevé. Il y a en Bruges quelque chose qui finit dans quelque chose qui commence : le Songe"...

  • Les sorcières et le démon

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    Chemin faisant (140)

    Un gynocide chrétien. - Les murs de l'ancien Hospice de saint Jean, à Bruges, accueillent ces jours une exposition aux images aussi convulsives que les tableaux d'un Jérôme Bosch, évoquant les multiples scènes de torture et autres exécutions par le fer et le feu de milliers de sorcières convaincues par les séides de la sainte Église de relations coupables avec Satan.

    En tant que Vaudois passant par là, nous devrions baisser le nez puisqu'un chiffre monstrueux apparaît sur un panneau lumineux au début de l'exposition annonçant 9000 procès en sorcellerie et 5000 morts pour le seul pays de Vaud entre 1440 et 1480 !!!

    Or on sait que, si l'Inquisition catholique ET protestante, en Suisse, fut dix fois plus sévère en Suisse, entre le XVe et le XVIIe siècle, qu'en France, et fit cent fois plus de victimes qu'en Italie, les chiffres exacts diffèrent pour le moins du panneau belge. De fait, ce n'est pas au seul pays de Vaud mais dans l'ensemble de la Suisse qu'on a dénombré, sur trois siècles, plus de 3000 exécutions, le plus souvent par le feu. Pas de quoi être fier, les Suisses, mais faudrait pas pousser non plus, les Belges...

    heksen5.jpgOn ne s'étonnera pas, là-dessus, que plus de 60 % des accusés aient été des femmes, et la majorité des "sorciers" de pauvres bougres mal vus de leurs voisins. Les touristes processionnant à Bruges sont moins bien informés de tout ça que ceux qui se pointèrent au château de Chillon, haut lieu de détention et de torture en ce rude passé, où se tint en 2012 une exposition documentant plus sérieusement (!) les "sabbats de sorcières"...

    12983455_10209205485961081_3005369413005911505_o.jpgLe talent du Diable. - Pablo Picasso eût-il mérité d'être brûlé vif s'il avait sévi cinq cents ans plus tôt ? Sûrement ! De fait, vouer un don artistique aussi bonnement divin à des sujets tels que la femme non voilée ou le taureau, la colombe pacifiste ou le péché de chair ne peut être qu'inspiré par le diable. Fort heureusement, peu de visiteurs s'égarent dans l'exposition couplant ici 300 dessins et gravures du génial Pablo et trois salles dédiées à son compère Juan Miro. Cependant, hérétiques que nous sommes, c'est bien là que nous avons choisi de prendre notre pied, plus qu'au musée du chocolat ou de la bière. Une fois de plus, en tout cas, la créativité stupéfiante de Picasso émerveille !

    L'abbé Brel et le Polonais. - Sur la terrasse d'une brasserie du Markt, un serveur d'origine polonaise mais né en Belgique et établi à Knokke-le Zoute, nous dit tout le bien qu'il pense de Jacques Brel, qui a eu bien raison selon lui de brocarder les cul-bénits flamands, et tout le mal des Polonais de la dernière émigration, plombiers & Co, qui visitent désormais Bruges en touristes parvenus.

    Or en dépit de vagues menaces terroristes, des troupeaux de touristes n'en finissent pas en effet, sur les itinéraires fléchés et supposés obligatoires - que nous évitons pour notre part - de faire ressembler la "Venise du nord" à la Sérénissime en ce que celle-ci a de pire: les foules hagardes et les boutiques de toc, les prix surfaits et certaine muflerie entachant la vénérable splendeur du lieu aux recoins d'un charme persistant...

  • Humaines entreprises

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    Chemin faisant (139)

    Digues et colonies. - "Dominer pour servir" fut la devise d'un gouverneur du Congo Belge nommé Pierre Ryckmans, oncle d'un sinologue passionné de littérature marine au même nom de Ryckmans Pierre, plus connu sous son pseudo littéraire de Simon Leys. Patriote et catho fervent, Pierre Ryckmans (l'oncle) fut à la fois un colonial exemplaire sincèrement attaché à l'Afrique et aux Africains, mais son service ne passait pas moins par une domination dont son neveu découvrit sur place, au début des années 60, la réalité combien injuste et parfois scandaleuse.
    Unknown-4.jpegC'est en roulant entre digues et barrages, hier en Zélande, que je nous lisais, dans la remarquable bio consacrée à Simon Leys par Philippe Paquet, le récit des diverses vies des oncles de Ryckmans-Leys, plus entreprenants et originaux les uns que les autres, sans excepter un père lui aussi passé par l'Afrique avant son retour en Belgique.

    Barrage-plan-Delta-aux-Pays-Bas_0.jpgDominer la nature et servir l'homme: c'est la variante lisible dans le très impressionnant système de digues, de barrages, d'écluses, de ponts immenses et de tunnels, qui marque la lutte séculaire des Hollandais contre les eaux - la dernière inondation catastrophique remontant à 1953, qui frappa nos imaginations enfantines...

    Questions d'identité. - La bio de Simon Leys m'a été offerte par mon ami franco-allemand Florian R., qui nous parlait l'autre soir à La Désirade, où il nous rendit visite avec son compère vulcanologue Thomas B., de sa difficulté à définir son appartenance à un lieu défini après avoir passé une partie de son enfance en Normandie et fait ses écoles en Savoie puis à Lyon.

    Or recevant à l'instant,sur mon i-Phone, des messages de nos filles se trouvant respectivement en Californie et à Phuket, je ne m'étonne pas plus de cet état d'âme un peu flottant que du désarroi du protagoniste du roman Allegra de Philippe Rahmy, que nous lisons en alternance entre moulins et polders, lequel personnage, au prénom d'Abel, se débat entre des parents algériens, une jeune compagne anglaise et un employeur iranien - tel étant le monde où dominations et servitudes s'embrouillent...

    images.jpegUne boussole affolée.- L'i-Phone de Lady L. est pourvu d'une boussole, à laquelle nous avons demandé de nous indiquer le Nord, hier sur la place du Markt de Bruges, tandis que nous nous régalions de carpaccio et de raviolis peu flamingants, mais Tintin pour obtenir l'indication magnétique !
    Est-ce à dire que tous nos repères soient perdus comme le serinent d'aucuns ? Foutaises ! Les terrasses à moitié désertes, hier soir à Bruges, ont-elles à voir avec les récents attentats de Bruxelles, et la boussole de Lady L cherche-t-elle le Nord du côté de La Mecque ou de Panama ? Nous n'en savons rien et n'en avons cure ce matin, protégés par autant de digues de sens commun que de barrages d'humour, tout fringants à l'idée de découvrir la Venise du nord dont l'un des vénérables palais, à la façade ornée des blasons de la haute aristocratie marchande de jadis, abrite désormais un McDo...

  • Au top style Trump

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    Chemin faisant (138)

    Chez les battants. - À cette nouvelle étape de notre virée batave, l'hôtel Van der Valk Exclusief choisi par Lady L. sur Booking.com dispose d'une piscine en son 14e et dernier étage donnant sur une rocade d'autoroute et les lointaines superstructures industrielles de Rotterdam, et jouxtant la piscine d'eau salée (je n'invente rien: je décris) se trouvent une cabine de sauna et un espace fitness doté d'engins dernier cri.
    Or nous y pointant à 16h, nous faisons le constat: pas un chat dans la piscine, ni dans la cabine de sauna, pas plus que sur les rutilantes machines permettant aux battants de se maintenir à la top forme. Conclusion: les battants sont au taf après le déjeuner d'affaires dont nous les avons vu sortir quand nous sommes entrés dans la tour rouge brique tous chaussés (je ne fais que décrire sans rien inventer) de pompes extrêmement longue et pointues, le plus souvent lustrées et parfois ornées de motifs fantaisie - à Bois-le-Duc on en voyait avec des détails empruntés à l'imagerie de Jérôme Bosch - tel étant l'un des derniers signes distinctifs des battants...

    Le battant battu. - Le protagoniste du dernier livre de Philippe Rahmy, dont je nous ai fait hier la lecture sur l'autoroute reliant Enschede (lieu d'origine de Booking.com, soit dit en passant) et Doodrecht, est un jeune battant déchu, originaire d'Algérie mais sans rien d'un Salalouf, fils de boucher installé à Londres où il vient de perdre son job de trader et souffre doublement de la déprime agressive de sa jeune femme Lizzie et des menées sadiques de son boss Firouz.


    12916163_10209183593933794_2009422055035378436_o.jpgL'implacable récit d'Allegra - évoquant notamment la terrifiante mort d'un grand cerf lors d'une chasse initiatique, et l'abattage d'une jument hors d'usage - à scandé notre voyage jusqu'à l'apparition des moulins "de mémoire " de Kinderdijk, après que ma bonne amie m'eut prié de cesser cette trop éprouvante lecture.
    Pour ma part cependant, guère fasciné par les pompes et autres piscines des battants, je me suis dit: voilà du sérieux, merci Rahmy. De fait, c'est ainsi, frontalement, et sans donner dans le moralisme tendancieux, qu'il faut parler de la réalité contemporaine où un trader peut virer SDF plus vite qu'on ne le croirait.

    12916311_10209189563643033_7525886259759839777_o.jpgL'ordure menace. - il est 3h du mat' et je pallie l'insomnie (la bisque et le crabe douteux d'hier soir) en égrenant ces notes soudain interrompues par une alerte de l'association Avaaz qui me demande de signer une pétition contre Donald Trump l'ordurier contempteur des femmes (bimbos ou fat pigs), des Mexicains (violeurs) et autres métèques fils de bouchers sûrement djihadistes. Or le geste à beau être dérisoire: je signe.
    12961144_10209189565883089_1433220553529763930_o.jpgCe soir nous serons à Bruges dont la prison de haute sécurité abrite quelques Salaloufs endiablés, mais de Bruges nous ne verrons que la vieille beauté.
    Les ordures menacent, mais notre amour est plus fort que la mort et notre coeur plus imprenable que les fortunes planquées au Panama par les mêmes salopards de partout. Par les baies de la piscine au bord du ciel, en début de soirée, un arc-en-ciel intégral nous a été offert en Bonus. Thanks God and Trump be damned !

  • Ripley à Enschede

    12901466_10209183814859317_6669029358130306533_o.jpgChemin faisant (137)

    Notre ami W. - C'est un peu en mémoire de sa dernière compagne M., antérieurement épouse du photographe d'art A., oncle de Lady L., que nous avons fait escale chez l'ami W. dont la ressemblance saisissante avec l'acteur John Malkovitch m'a frappé dès notre première rencontre à Amsterdam où il vivait alors avec M., décédée il y a deux ans de ça. 

    12795140_10209183805099073_1199718350061669975_o.jpg

    Or le manque de lumière de leur appartement d'Amsterdam a incité W., informaticien à la retraite et très porté sur le jardinage, à faire l'acquisition de cette maison en banlieue très classe moyenne, pourvue de grandes fenêtres et d'un jardin-patio ni trop chiche ni trop vaste, dont les racine de trois grands bouleaux en sa bordure compliquent un peu les vacations jardinières.


    images-1.jpegW. se trouve cependant heureux dans cet environnement conjuguant nature et confort, avec le bonus d'une bonne bibliothèque, d'une collection de disques éclectique (ABBA, Bach, les Bee Gees, Beethoven, Brel, etc.) et l'héritage des tableaux de M. qui fut liée à tout un milieu artiste de pointe des années 50-60. Une belle aquarelle de Pieter Defesche témoigne de ce passé de la meilleure bohème que notre bien regrettée K., mère de Lady L. fréquenta elle aussi en son âge de jeune fille en fleur...

    Unknown-1.jpegUnknown-2.jpegEntre virtuel et plus-que-réel. - John Malkovitch a composé un baron de Charlus assez improbable dans le film de Raoul Ruiz tiré de la Recheche du temps perdu, mais notre ami W. n'a vraiment rien d'un vieil aristocrate aimant se faire fouetter par de jeunes cochers. En revanche il me rappelle assez le mémorable Tom Ripley campé par le même Malkovitch dans Ripley's game, l'une des adaptations passables des romans de Patricia Highsmith au cinéma. 

    Unknown.jpegOr l'idée, hier dimanche, de nous balader en compagnie du plus atypiquement discret des assassins, dans la foule un peu barbare du marché d'Enschede, nous a divertis et plus encore en partageant avec lui le Menu Zorba d'un restau grec, arrosé de vin liquoreux de Samos après l'ouzo de bienvenue; et le récit d'un voyage de l'ami W. en Pologne, avec sa compagne M., à bord de leur camping-car bleu, n'a laissé de nous faire imaginer quelque montage criminel intéressant autour d'un trafic de tableaux du genre qui a enrichi l'inquiétant Tom Ripley. Sur quoi nous sommes rentrés tranquillement dans la banlieue pavillonnaire d'Enschede où le meurtre le plus fréquent se commet à la télé...

    12916163_10209183593933794_2009422055035378436_o.jpgL'insoutenable dureté de l'être selon Philippe Rahmy.
    - Patricia Highsmith me dit un jour, dans sa petite maison de pierre d'Aurigeno, à l'écart du monde, que ce qui l'intéressait était essentiellement la réalité. Puis elle me confia qu'elle avait renoncé à la télé, craignant par trop d'y voir couler le sang. Rien de paradoxal en cela: c'est souvent par compulsion que les écrivains donnent dans le réalisme le plus noir, comme cela s'est vérifié ce jour même sur l'autoroute d'Utrecht tandis que je nous faisais la lecture du dernier livre de Philippe Rahmy, son premier roman, intitulé Allegra et tissé de la réalité la plus tendue, jusqu'à l'insoutenable, mais avec une force et une beauté expressives proportionnées à la douleur qui s'y exprime. 

    Ceux qui ont lu les récits précédents de Philippe Rahmy l'ont évidemment constaté: que cet écrivain marqué dans sa chair par la maladie (qu'on appelle maladie des os de verre) est de ceux, comme une Flannery O'Connor, qui auront tiré, de leur fragilité même, une force sans pareille. Dès les premières pages d'Allegra, les phrases claquent et cinglent, et c'est de la musique, au fil de la première fiction narrative de l'auteur, sur laquelle je reviendrai tant et plus. 

    Mais quel bien ça fait, dans l'immédiat, de se replonger dans ce qu'on peut dire la meilleure littérature, fût-ce sur une autoroute batave où soudain vous dépasse un inénarrable poids lourd à plaques tchèques et raison sociale marquée KAFKA TRANSPORT... 

  • Helene et le chien d'aveugle

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    Chemin faisant (136)

    Les milliardaires sont parfois d'utilité publique: c'est assez rare mais pas exclu, ainsi que l'a prouvé Helene née Müller, fille de capitaine d'industrie allemand, épousée toute jeune par le fringant Anton Kröller, lequel reprit l'affaire à multimillions de son beau-père non sans participer, dans la foulée de  son originale moitié, et avec l'aide d'un conseiller esthétique avisé du nom de H.P. Bremmer, à l'élaboration d'une collection artistique phénoménale riche de 11.500 pièces où l'avant-garde de la peinture du XXe siècle voisine avec celle de la sculpture jusqu'au tournant du millénaire illustré par les Christo et autres plasticiens du Land art.

    12472355_10209167181003481_1269322140076456316_n.jpgSur plusieurs générations, la bonne œuvre d'Helene s'est déployée selon le vœu initial de celle-ci, consistant à témoigner de l'évolution de la création artistique du "réalisme" à l'"idéalisme", ou pour mieux dire: de la représentation figurative plus ou moins vériste de la fin du XIXe siècle aux multiples mouvements progressivement déconstructeurs de l'impressionnisme, du fauvisme et du pointillisme, du cubisme et du futurisme, du minimalisme et du conceptualisme et tutti quanti.

    Or pendant et après le directorat de la belle Helene et de ses garçons, la collection s'est fait le reflet très sélectif des étapes successives de la création d'abord européenne et ensuite mondiale, autour du noyau central des plus beaux Van Gogh dont le premier fut payé 14 florins par la jeune Helene, soit la valeur de dix cafés...

    12592258_10209167184323564_1019828825454906552_n.jpg12321211_10209167179963455_5491242494021127318_n.jpgLes mains de l'aveugle. - Durant notre visite de la partie intérieure de cette collection unique in ze World - dont les vastes jardins et la forêt alentour accueillent d'autres merveilles à l'air libre -, nous avons assisté à la scène très émouvante de deux aveugles, accompagnés de quelques amis et d'un chien de douce laine bouclée, palpant longuement, les mains gantées et les gestes délicatement "à l'écoute",  une sculpture de bronze à la fois ondulante et anguleuse de Boccioni (Forme uniche della continuità dello spazio, 1913), pendant que le chien de laine regardait fixement la fesse droite du fameux Clementius d'Ossip Zadkine...

    12512404_10209167179043432_254104762603746026_n.jpgL'art dans les landes. - L'on parvient au musée Kröller -Muller en traversant des Landes tapissées de bruyère et entrecoupées de longues lignes de sable blond clair, où poussent les bouleaux à la manière russe et les pins à l'espagnole. Des bandes de vélocipédistes arpentent ces lieux sur de petites bicycles à freins torpédos. Autour des bâtiments de ligne très pure de la collection se répartissent les sculptures de tout genre, où telle femme agenouillée de Rodin voisine avec une grande composition signée Henry Moore sur une éminence semée de jonquilles, et plus loin se découvrent le Jardin d'émail de Dubuffet ou la Sculpture flottante de Marta Pan tournant lentement sur l'eau lustrale.

    Tant de perfection serait cependant artificielle sans mots à redire, mais je n'en aurai qu'un, visant la pratique consistant à mettre trop de toiles sous verre.

    Il va de soi qu'on ne touchera pas aux toiles comme le font les aveugles dûment gantés des sculptures, pourtant le verre sur tel paysage de Cézanne ou de Monet, sur tel Pissaro ou tel Corot, me semble un obstacle au regard.

    Mais bon: passons, et réjouissons-nous de trouver un catalogue en langue française, et la foison d'oeuvres significatives réunies par dame Helene, à commencer par cette quintessence de la forme pure que matérialise Le Commencement du monde de Brancusi...

     

  • Batavia

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    Chemin faisant (135)

    Loin de la France.- Le nom d'un piètre président nous fait un peu oublier la grandeur passée et le génie toujours actuel de la Hollande. Celui-ci ne cesse de se manifester dans un habitus absolument original, tant par son architecture que par la belle tenue de ses toilettes, au double sens des tournures vestimentaires (spécialement féminines et enfantines) et des lieux d'aisance dont la rutilante propreté ne laisse d'épater chez un peuple capable de folles imaginations dont témoigne l'art d'un Bosch ou d'un Van Gogh.

    12321384_10209164291651249_6888780685123736324_n.jpgUn génie tout autre.- Le substrat génial de la culture batave nous est apparu doublement hier, dans l'atelier souterrainement reconstitué de Maître Jheronymus et, en fin de journée, dans l'abyssal labyrinthe océanique du Burger's zoo d'Arnhem où vous déambulez au milieu des raies et des requins-marteaux, dans une féerie de petits poissons multicolores tournoyant autour de vous comme de mouvants oiseaux sous-marins à bigarrures de joyaux contrastant avec la sombre silhouette d'un galion englouti au nom effacé de Batavia. 

    12472298_10209164292531271_7751954681887082764_n.jpgL'on se rappelle alors la mythique épopée du plus grand bateau du monde fracassé sur les récifs des Antipodes au temps glorieux de la flotte néerlandaise, racontée par Simon Leys (alias Pierre Ryckmans) dans un très recommandable petit récit.

    En Europe mondiale. - on peut aimer la France, et plus encore notre langue, et se rappeler tranquillement cette évidence qui ne s'oublie qu'à Paris et dans l'Hexagone: qu'il est d'autres cultures et civilisations dans le monde que celles du nombril gaulois. Une librairie dédaléenne de Bois-le-duc se fera forte de vous le rappeler: que le Top Ten littéraire de ces lieux ne compte pas un nom d'auteur français, alors que les traductions du monde entier y prolifèrent...9573_10209164301051484_4113576977689578820_n.jpg12923118_10209164291331241_623683262708275067_n.jpg
    Or franchissant un immense pont sur le Rhin dont les eaux chimiquement enrichies en ont vu d'autres, vers Nimègue, l'on se sent plein de reconnaissance réitérée pour une Europe millénaire qui doute trop souvent d'elle-même au bénéfice immérité de médiocres politicards et des blêmes fonctionnaires de l'Union désunie...

    11217806_10209164290851229_1539360830955369698_n.jpg

  • Boschmania

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    Chemin faisant (134)

    Folie collective. – La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch (à ne pas confondre avec l’inspecteur Bosch des thrillers californiens de Michael Connelly), déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de

    librairies ou de laiteries, toutes les les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

    12321194_10209153146212620_3296018516390792163_n.jpgDe fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre ( !) n’a rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite « art brut », plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

    1002101-Jérôme_Bosch_la_Tentation_de_saint_Antoine.jpgBosch & Co. – La célébration de l’enfant du pays (mort en août 1516) par ses concitoyens a été l’occasion, avant son transfert prochain au Prado), de réunir le modeste fonds pictural de Jérôme Bosch (moins de 30 peintures authentifiées et une vingtaine de dessins) éparpillé aux quatre coins de notre ronde planète, bénéficiant d’une présentation aussi somptueuse que parfois difficile d’accès (les tableaux les plus célèbres attirent une foule compacte quasi impénétrable), et mis en valeur par une quantité de petit écrans vidéo détaillant chaque œuvre. Par ailleurs, un véritable branlebas de science pure et dure a réuni des spécialistes du monde entier à l’enseigne du BRCP (Bosch Reserch and Conservative Project) qui a fait le point sur moult mystères subsistant autour de pas mal d’œuvre attribuée à tort au Meister (ses plagiaires usaient volontiers de sa signature) entre autres constats inédits facilités par la réflectographie ou la dendrochronologie qui est comme chacun sait la technique permettant de dater le bois des panneaux peints de  Bosch (le nom de Bosch signifiant lui-même le bois) par l’analyse du support ligneux...

    12932850_10209153145932613_3489021813679034881_n.jpg12472610_10209153144052566_7370172820919501391_n.jpgL'habitus batave. – Si vous passez par ‘s-Hertogenbosch, qui se situe comme chacun sait entre le quartier rouge d’Amsterdam et l’Abbaye de Thélème, vous trouverez partout les emblèmes moraux de la Quête très-chrétienne de Bosch (aussi préoccupé que Dante parle salut d’un peu tout le monde, dont il illustre la tortueuse voix d'accès par son espèce de BD magnifique) et l’imagerie profuse et joyeuse qui en découle, mais aussi lecœur d’une ville à l’architecture aussi élégante que ses boutiques de fringues et ses terrasses de restaus et autres cafés bruns plus accueillants les uns queles autres, dans un style et un ton qui respire large comme aux airs des anciens empires, avec quelque chose de romain et de germanique mais aussi d’espagnol et de latino – nous nous sommes ainsi régalés hier soir de tapas arrosés de bière brune.

    Si le Jardin des délices du Prado n’a pu faire le voyage, sauf en vidéo ou par les milliers de repros disponibles partout (mais pas un catalogue en langue française, soit dit en passant, et pan dans la cohésion européenne…), les délices de la bonne vie n’en sont pas moins réunis dans le grand bourg brabançon rendant grâces à son Artiste qui, rappelons-le, n’avait rien d’un malfrat ni d’un mendigot mais se trouvait prophète parmi les siens, bourgeois et chrétien, juste un peu dingo sur les bords comme tout vrai catho protestant du plat pays plus ou moins cousin d’Eulenspiengel le malicieux…

  • Le savoir de Kertesz

    Kertesz9.JPG"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...

    L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »

    En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

    « Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.

    « L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »

    Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
    Etre sans destin. Actes Sud, 1999.

    Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.

  • Voyager dans le temps

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    7652_10209141107151651_3996705140843628094_n.jpgChemin faisant (133)

    Transits du Christ. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, vous restez évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en vous rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules. 

    Comme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft. La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale. 

    A2697.jpgEnsuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les Salaloufs de Daech...


    Transit jazzy. - Notre Honda Jazz blanche a la dégaine d'une souris d'ordinateur. Lady L. en assure la conduite, pendant que je nous fait diverses lectures, avec l'aide d'une autre copilote électronique parlant comme d'un nuage. Miracle tout humain de la technique, mais c'est Notre Lady seule qui d'un coup de volant évitera le motard kamikaze qui vient de jaillir d'entre deux poids lourds. 

    12920418_10209141108591687_1991617419102906615_n.jpgOr je lis, au même instant et pêle-mêle en alternance, un papier du Monde où il est question du dernier livre de Gérard Chaliand déplorant le nouvel art occidental de perdre la guerre (la faute aux politiques tellement moins conséquents que les militaires de carrière et les poètes), un exposé historique du temps de Grünewald suivant celui de Dante et recoupant celui de Jérôme Bosch sur fond d'empire romain-germanique et de chrétienté soudain secouée par la Réforme, un chapitre revigorant d'un Bob Morane trouvé dans une bouquinerie de Colmar, un reportage sur le recyclage des déchets péchés en Méditerranée aux fins de tissages de haute couture, quelques pages de divers livres supportant plus ou moins la lecture orale et le début très scotchant (sur e-book) du dernier opus d'Emmanuel Carrère évoquant une tentative de matricide assez bouleversante - et la Moselle apparaissait en contrebas des monts boisés, et la Jazz survolait Verviers tandis que la copilote donnait ses ordres de sa voix d'hôtesse de l'air: à 300 mètres vous avez un précipice que vous tournez par la droite et ensuite vous allez dans le mur si vous ne m'obéissez pas...

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    Transit temporel.
    - J'aime assez le "roman" de Philippe Sollers intitulé Voyageurs du temps, mais le récent Mouvement me semble surfer sur tout et n'importe quoi (la Bible sur un ton de connaisseur aussi assuré que des manies de Hegel ou de la poésie de Mao traduite par ses soins, ben voyons, de l'accélérateur de particules de Geneva-City ou de Roberto Saviano méritant selon lui le Nobel de littérature...) au point que tant de bluff 
    - sans parler de la désinvolture avec laquelle il se dédouane de sa jobardise maoïste passée - finit par dégoûter après le voyage immobile de l'homme divin cloué nous rejoignant par le miracle avéré de l'Art...

     

  • Un autre voyage

    335-097.JPGChemin faisant (132)

    Diversion. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l'idée était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter (??), enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre (!) 2013 , sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo je ne sais plus quoi (!!) et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes (!!!) mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...

    12376297_10209121397298917_4429028376880192254_n.jpgProfiter de quoi ? - Cette année -là, déjà, les gens nous avaient recommandé de profiter, et déjà cela m'avait horripilé, comme de nous voir souhaiter de bonnes vacances. De fait et je le dis comme je le ressens: nous ne sommes plus à l'âge des vacances (notion que j'abhorre d'ailleurs) et l'idée de profiter me gâte le plaisir d'être simplement et de vivre le mieux possible malgré la conscience lancinante de l'atrocité de la vie subie par tant de gens et nos corps qui se déglinguent.

    Le mieux possible ainsi, en ne faisant que passer à Colmar, c'était d'apprécier une Flammekueche au Munster arrosée de bière printanière et de ne voir que la beauté séculaire des colombages en fermant les yeux sur le kitsch touristique qui sévit de la petite Venise du coin à tous les hauts lieux du mauvais goût mondial actuel du moyennariat confit en miévrerie insultant toute vraie joie (Mozart chantant à l'orée de la mort) et toute beauté même terrible - le Christ de Grünewald aux épines...

    102fea9fb0a231f5daabb67ce6112332.jpgLe pied léger.- Voyager léger n'est pas nier le poids du monde: c'est le reconnaître comme une part du chant du monde. Ainsi nous ai-je fait d'abord, sur la route, lecture du plein de journaux que j'avais fait, du Monde (révérence ultime à Jim Harrison) à L'Hebdo (trois Suisses sur cinq croient à la réincarnation) en passant par Détective (le monstre décapite sa belle-sœur fleuriste) et L'Obs (comment stopper Trump ?) par manière d'exorcisme et pour mieux voir ensuite, aujourd'hui et demain, tel le petit agneau noir pascal de Colmar, cela simplement qui est...

  • Ceux qui vont voir ailleurs

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    Celui qui ne sait pas pourquoi il repart faire le tour de sa chambre / Celle qui au seul nom de Bosch s'est décidée à faire un saut à Bois-le-Duc vu que c'est moi loin que L.A. point de chute de son cher inspecteur / Ceux qui avaient envie de revoir le retable d'Issenheim / Celui qui s’éloigne de l’autre côté des quais où l’attend le silence du lac / Celle qui dans le train de nuit relit Bartleby le scribe / Ceux qui renoncent (disent-ils) à s’exposer / Celui qui se croyant incompris en fait une pose un peu ridicule à la longue / Celle qui (dit-elle) a un jardin secret dans un autre pays / Ceux qui fuient la rumeur qu’ils alimentent malgré eux / Celui qui a élu domicile sur une colonne de stylite et qui peste de ne plus retrouver l’échelle pour en descendre nom de bleu / Celle qui va fêter à Vesoul la parution du 25e livre d’Adélie Bouton /Ceux qui célèbrent les morts de 33 ans y compris celle du Christ même si la date n’est pas sûre sûre / Celui qui est mort comme le Christ à 33 ans mais dans un fauteuil de dentiste suite au geste inapproprié de l’opérant / Celle qui va voir ailleurs si son boyfriend y est / Ceux qu’un accès de pudeur tardif fait renoncer à toute forme de divulgation de leurs secrets de famille sur Facebook / Celui qui croit s’amuser de tout et va en prendre plein la gueule vous verrez d’ailleurs c’est bien fait pour lui / Celle qui va refaire sa vie à Bombay après un lifting loupé / Ceux qui fêtent le centenaire du siècle écoulé depuis 1912 où vinrent au monde divers bambins doués épargnés par 14-18 mais pas par 39-45 / Celui qui pense que toute commémoration fait sens puisqu’elle fait date y compris celle des 4 premiers mois de son chien Snoopy ce matin dimanche au ciel agréablement bleu / Celle qui reste attentive à la courbe de popularité posthume de Dalida / Ceux qui font de la futilité une valeur à enseigner à leurs enfants conçus dans la légèreté / Celui qui se demande ce matin cequ’est devenu le romancier canadien Réjan Ducharme tellement discret à l’époque / Celle qui vomit sur le Quai Ouest les imbécillités qu’elle a été contrainte d’avaler au cocktail des auteurs de haïkus des Cantons de l’Est / Ceux qui restent à l’écoute disent-ils sur France-Culure qu’on reçoit hélas mal dans cette partie du Sahel / Celui qui se réjouit de faire un saut au Katanga pour voir un peu autrechose que des gendelettres gavés d’eux-mêmes / Celle qui a entendu parler de Big Brother par sa sœur adepte du jeu des fléchettes / Ceux qui ont entendu dire que Céline Dion aurait écrit un bouquin titulé L’Orage au bout de la nuit,etc.      

    Image: le Bouddha protecteur de La Désirade tel que les termites chinoises l'ont embelli à travers les siècles...

  • Le monde à livre ouvert

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    Une rencontre avec Nicolas Bouvier, en 1992.

     

    A l'ère du tourisme de masse et de l'exotisme débitant ses clichés, le voyage reste pour beaucoup un art à réapprendre. Or tout le parcours de Nicolas Bouvier s'inscrit dans cette perspective anti-exotique du voyage considéré comme une patiente lecture du monde, tant à travers l'espace que dans le temps, par le double jeu de l'empathie et de la mémoire.  

    Parti, à vingt ans et des poussières (et vingt ans avant les hippies), sur la route encore déserte de l'Orient, l'écrivain genevois en a tiré un premier ouvrage maintes fois réédité, intitulé «L'usage du monde» (La Découverte,1985), qui constitue à la fois la chronique limpide et savoureuse d'un routard avant la lettre, et un traité non sentencieux du savoir-voyager.

    Dans la même perspective, les «Chroniques japonaises» (Editions 24 Heures, 1990), cristallisant les observations d'un long séjour dans l'archipel nippon, et le «Journal d'Aran et d'autres lieux» (Editions 24 Heures, 1990), qui nous balade d'une Irlande fantomatique aux monts de Corée et aux brouillards chinois, poursuivent ce décryptage du monde où alternent portraits et évocations, notations cocasses ou digressions savantes. Quant au «Poisson-scorpion» (Editions 24 Heures, 1990), sans doute le plus beau livre que Nicolas Bouvier ait publié à ce jour — et qui lui valut lePrix Schiller et le Prix des critiques — c'est d'un «bad trip» qu'il rend compte au fil d'une prose admirable, tantôt restituant les chatoiements du monde avec lyrisme, et tantôt nous plongeant dans les sortilèges occultes de l'île de Ceylan.

    Plus récemment, Nicolas Bouvier a consacré ses efforts conjugués d'iconographe et d'érudit à une présentation tout à fait épatante de l'art populaire suisse (Ars Helvetica, vol. IX). 

    Enfin, au sommet de la tour de treize étages flanquant le vieux quartier de Carouge et où, ces jours, il s'affaire à l'archivage de trente ans de documents photographiques, l'écrivain évoque un projet d'écriture qui lui tient à cœur après tant de départs et de retours — quelque seize ans passés sous d'autres latitudes. Il s'agirait, pour lui, dans l'esprit qui inspirait un Jean Malaurie à l'approche des Esquimaux Inuit, de revisiter la Genève disparue de ses jeunes années...

    —   On dit que le voyage aiguise le regard. Or comment la Suisse vous apparaît-elle, à vous qui vous en êtes souvent éloigné? Et qu'éprouvez-vous lorsque vous y revenez?

    —   Divers séjours dans des universités américaines m'ont donné l'occasion, ces dernières années, de recentrer ma vision. Ma pluslongue absence n'a guère duré que sept mois, mais cela a suffi à me délivrer des poncifs que les intellos suisses alignent à propos de ce pays. Chaque fois que j'y reviens, je le trouve plus exotique. Je n'y vois pas du tout le pays casse-pieds qu'on prétend. C'est vrai qu'il y a des clans, des clubs et des cliques. Que j'évite. Mais j'y trouve aussi, concentrés sur un territoire infime, une profusion de gens intéressants. Bien sûr il y a les scandales fameux, mais cela ne m'a pas paru une mauvaise chose que l'image d'une Helvétie virginale et virtuiste en prenne un coup. Enfin, lorsque je reviens en Suisse,je suis frappé par la beauté de la campagne... et l'horrible français qu'on yparle! 

    —   Cela étant, vous avez bel et bien éprouvé, à vingt ans, le besoin de partir...

    —   En fait je suis parti dès l'âge de quinze ans! Il est vrai que ce n'étaient alors que de petites virées, mais, notez que la longueur du voyage ne fait rien à l'affaire: une pointe poussée en Bourgogne peut être aussi pittoresque qu'un périple en Mongolie. La curiosité a toujoursété plus forte, chez moi, que le besoin de fuir, même si, à l'époque de mes études, je tenais à échapper à une certaine convention carriériste de rigueur dans le milieu de bourgeoisie traditionnelle dont je suis issu. Au demeurant, je n'ai pas eu besoin de fuguer. Mon père, qui était un homme hypercultivé, mais que sa profession de bibliothécaire empêchait de beaucoup bouger,s'intéressait à mes découvertes et me pressait de les lui raconter. J'ai commencé à voyager vraiment dans l'Italie d'après guerre aux ruines encore fumantes. Puis ce fut la Laponie finnoise et le Sahara. Mais le premier grand choc, c'a été la découverte de la fabuleuse musique des Balkans, où je suis retourné plusieurs fois avant le grand départ pour l'Orient. La passion pour cette musique «sauvage», que nous allions écouter dans des auberges pleines d'odeurs d'oignon ou dans les mariages au coin des haies d'aubépines, représentait d'ailleurs un sésame dans la Yougoslavie de l'époque, qui restait soumise à un régime policier très sévère. 

    —    Votre départ pour l'Orient, en 1953,marquait-il une rupture avec l'Occident? 

    —    Absolument pas. Ella Maillart, lectrice du «Déclin de l'Occident», a fui l'Europe comme une civilisation déchue, mais je ne le ressentais pas du tout comme ça. Etudiant en histoire, j'admettais certes mal l'européocentrisme qui sévissait encore. Cela me gênait de n'entendre parler des civilisations lointaines que selon la logique du missionnaire ou du colon, et d'autant que j'ai toujours pensé qu'il y avait une continuité naturelle, dans le temps et l'espace, d'Asie en Europe et jusqu'en Californie. Ainsi, après un séjour de quatre ans au Japon, lorsque je me suis retrouvé en Corée, j'ai senti tout de suite que, de là, je pouvais rentrer à pied chez moi... 

    — Qu'est-ce qui vous a retenu si longtemps au Japon? 

    — J'y suis arrivé après un séjour à Ceylan où j'avais été très malade et très malheureux. Après la touffeur malsaine d'un incubateur,j'ai débarqué dans l'exquise fraîcheur d'octobre, en une période où les Japonais reprenaient confiance en eux. J'ai été très sensible au raffinement d'une culture tout à fait originale, et j'ai eu la chance d'explorer un Japon rural infiniment attachant, qui a probablement disparu à l'heure qu'il est. Enfin, je me sens proche du bouddhisme japonais, dont la vision du monde me paraît profondément réjouissante. 

    — Vous évoquez à plusieurs reprises, dans vos livres, un «monde complet», dont vous retrouvez ici et là des reflets, comme d'une sorte de paradis perdu. Pourriez-vous en dire plus? 

    — Il y a un beau mot, d'Eluard je crois, qui dit qu'il existe certainement un autre monde, mais qui se trouve dans celui-ci. C'est d'ailleurs cela qui me pousse à voyager. Dans tout ce qui compose un instant de vie, je pense qu'il y a des harmoniques, ou une héraldique, à déchiffrer, une lecture à deux niveaux. Je suis convaincu qu'en réalité le monde est tout le temps polyphonique, mais que notre lecture reste monodique par déficience mentale ou carence spirituelle, parce que nous sommes inscrits dans un temps linéaire, avec des projets, des échéances, des traites à payer. Parfois, cependant — et le voyage peut favoriser ces états —il nous arrive d'avoir des illuminations. Tout à coup il nous semble entendre toutes les voix de la partition. Ce sont des cadeaux que ces moments-là, qui enlèvent soudain à la mort ce qu'elle a d'inquiétant ou de révoltant, pour la restituer dans la polyphonie du monde.