
Lettres par-dessus les murs (51)
Ramallah, le 17 août 2008.
Cher JLs,
Nous retrouvons Ramallah, dans le silence de l'aube. Dans le jardin, le pommier a perdu ses fruits, ceux que les gamins n'ont pas cueillis jonchent le sol, et le raisin est mûr, derrière la maison, des grappes lourdes et gonflées, prêtes à éclater, et quelques-unes saignent déjà, que les guêpes viennent courtiser.
Dans le salon gisent les valises éventrées, celles qui pèsent sous nos yeux nous disent qu'il serait temps d'aller dormir un peu, mais la beauté de l'aube et l'excitation du retour empêchent le sommeil. Un chat vient pleurnicher devant la cuisine, c'est Nicolas sans doute qui l'a apprivoisé pendant son séjour, un adorable petit pouilleux qui vient réclamer sa pâtée, miaulard et fâché de ces nouvelles têtes, qui sont donc ces deux ahuris qui ignorent les règles de la maisonnée et l'heure exacte des repas ?
Je retrouve aussi le blog, et un gros regret : j'ai oublié de te demander de me faire voir le papillon de Nabokov, je l'aurais choyé des yeux, parce qu'un peu d'idolâtrie ne fait pas de mal. C'est un vrai bonheur aussi de relire ces citations de Céline, je l'avais un peu oublié celui-là, alors que j'étais célinien en diable à la fac, et la seule mention du nom de Bardamu me replonge illico dans l'univers drôle et grinçant et sinistre et désespéré du Voyage, le roman tout entier surgi de ces trois syllabes, Bar-da-mu.
Effet madeleine de Proust : la première fois que j'ai vraiment compris l'expression, c'est en rouvrant un volume de l'intégrale de Conan Doyle aux éditions Rencontre, plusieurs années après ma première lecture : le livre à peine entrouvert l'odeur du papier m'a projeté à Londres, physiquement, derrière la vitre d'un appartement de Baker Street : on voit la rue en contrebas, les pavés luisant sous les becs de gaz, et un bruit de calèche qui se perd au loin.
Tu te rappelles qu'en parcourant le centre de Lausanne je me suis arrêté pour fouiller dans un bac de livres d'occase, je vous ai rattrapés avec un Simenon à la main, un Maigret des mêmes éditions Rencontre. Même papier et même odeur, du coup, gros problème : Boulevard Richard-Lenoir on entend sonner Big Ben, la pauvre Madame Maigret porte des rouflaquettes façon Watson, et quand le corpulent commissaire descend une bière je vois Holmes l'efflanqué se piquant le bras. Seul point commun, l'odeur de pipe qui imprègne ces pages, mais à part causer tabac je ne vois pas bien ce que ces deux-là auraient à se dire, sinon leurs doutes d'être du bon côté de la loi.
Il faudrait interdire aux éditeurs d'utiliser deux fois le même papier : chaque auteur mérite sa papeterie dédiée, on imprimerait Nord sur du Céline pur fil, le vieux Goriot sur du vélin Balzac, et humer les livres suffirait alors à retrouver les univers, tu n'aurais plus besoin de coucher de longs résumés en deuxième de couverture. Ce que tu dois être en train de faire, de retour de Locarno, retrouvant ton bureau flanqué de la pile vacillante des romans de la rentrée.
Je me suis assis au mien avec impatience, après ces longues vacances européennes. Prêt à replonger dans les mots, les yeux lavés par ce séjour entre trains et autoroutes. Suis mûr pour cueillir les fruits de ce voyage, devant la fenêtre pendent les lourdes grappes, quelques-unes saignent déjà, je t'envoie les plus belles.
Pascal
A La Désirade, ce 19 août.
Cher Pascal,
Est-ce dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau qu’il y a une Sophie et une Julie ? Tu dois le savoir toi qui es lettré. Pour nous, ce qui est sûr est que nous avons retrouvé avec un certain soulagement nos deux filles aux mêmes prénoms, la première revenant de Colombie où la rue est aussi dangereuse qu’à Jérusalem d’où revenait la seconde par la Jordanie. Comme toutes deux, en outre, viennent d’emménager en de nouveaux lieux après que leur oncle légendaire a vidé notre ancien appart du quartier popu dont je suis en train de reclasser les 12.000 livres restants à La Désirade, tu peux t’imaginer les odeurs mêlées de parfums orientaux ou latinos, et les mille images, les mille impressions glanées entre Petra et les Caraïbes et les mille fenêtres ouvertes en enfilade durant les dix jours que nous avons passés avec L. au Festival de Locarno.
Les retours sont toujours un peu vertigineux. Le silence vaguement réprobateur des objets qu’on retrouve. Où étiez-vous ? Et le chien Fellow qui s’agite enthousiastique, disons trois minutes, avant de retrouver sa routine. Et les journaux entassés. La chronique du monde qui nous rattrape, tristes images d’Ossétie et qu’en penser mon ami, tu as une idée de quoi faire là-bas pour le bien des Ossètes ?
Or me revoici dans le parfum de livres, que j’aère au fur et à mesure que je déballe les centaines de cartons amoncelés sur les trois étages de La Désirade, et l’odeur de la poussière que j’en arrache se mêle à l’odeur de la prairie au bord du ciel sous l’œil perplexe de nos trois ânes plus stoïques que jamais – et mille titres, mille couvertures, le simple toucher de mille vieux rossignols d’antiques collections (eh mais c’est La Parisienne, tiens voici du Cahier vert, ah mais voilà du Flammarion d’avant les guerres) me remplit de mélancolie et de reconnaissance. Du coup je me revois collégien chez Payot quand Dimitri y était LE libraire seul habilité à conseiller Nabokov de passage, ou dans ma carrée d’étudiant des escaliers du Marché où avaient passé les Thibault de Martin du Gard, chers souvenirs de notre bon jeune temps…
Aussi je me réjouis de revenir à mon livre en chantier, sans cesser de penser au tien. Ces milliers de livres devraient nous dissuader de persévérer - tu as entendu comme moi la plus stupide remarque qui soit, qui revient à dire que tout a déjà été écrit, et nous voici reprendre le fil de l’encre ou de la chaîne de mots sur le clavecin électronique, et c’est reparti pour la musique…
Il fait ce matin bleu laiteux sur les Alpes de Savoie.
Tout à coup je me rappelle que c’est un 19 août, en 1995, un dimanche, que mon meilleur ami de l’époque s’est fracassé dans les séracs de la face nord du Mont Dolent, que je devais gravir avec lui… A la fin de la matinée de ce jour-là, nous nous trouvions avec L. et nos enfants au pied du Jura, je leur avais montré le minuscule triangle bleuté du Dolent et j’avais remarqué que Reyald devait avoir rallié déjà le refuge Fiorio, alors qu’il gisait au pied de la paroi…
Reynald aussi aimait Céline, même plus que moi, dont il avait découvert, encore carabin, la thèse sur Semmelweiss. Je lui avais offert les œuvres réunies sous couverture de verre de la collection Balland, et tu connais l’histoire de l’Argus bleu, dont Vladimir Nabokov lui fit cadeau en reconnaissance de ses bons soins et qu’il m’a confié à son tour.
Cher vieux Reynald qui a toujours la trentaine sur les dernières photos que j’ai de lui, de notre traversée de l’arête Midi-Plan, sur ce fil de glace entre deux vertiges, l’un donnant sur le gouffre de mille mètres de la vallée de Chamonix, l’autre sur la Vallée blanche…
Voilà mon cher Pascal, on revient à la vie, je me suis remis à mon encre verte, ma bonne amie a retrouvé ses emmerdements d’institut, nos petites filles font leurs meufs éternelles avec leurs mecs respectifs, et vous là-bas à Ramallah... tout est bien.
Ciao, amici, ciao ciao ciao…





A ce propos cela encore : je t’ai dis que ta douce m’évoquait terriblement le cinéma italien des années 40-50, et j’ai montré sa photo à Nanni qui en a été frappé lui aussi. Or il se trouve qu'il a, dans ses projets, un remake d'un fameux mélodrame de Mario Soldati, d'après un roman de Fogazzaro, dont l'héroïne est une jeune Italienne du Nord, et le héros un révolutionnaire romantique slovaque sur les bords. Tout à fait vous en somme, donc il vous contactera dès qu’il sera question du casting. Le film se tournera sur le bord du lac Majeur, où il pleut tout le temps. Ca vous changera un peu de Ramallah...






Et dans la foulée on nous livre une espèce de mode d’emploi ou de manifeste joyeux, intitulé L’Esprit musical, tiré d’une conférence donnée par le compositeur en 1924 dans les villes certifiées belges de Bruxelles et Anvers, dont chaque mot nous touche tandis que la pianiste fait merveille sur son clavier où défilent finalement les inénarrables crustacés de Satie. On se croirait à l’opéra. Rossini n’a pas eu le temps de lire Proust, mais les poissons et les oiseaux se mêlent les pinceaux, et Satie fait mousser le rideau… 









Celui qui se répète gaiement que la croisière s’amuse non sans travailler à sa traduction en islandais du Pavillon d’or de Mishima/ Celle qui lit Vertiges de W.G. Sebald qui la renvoie à De l’amour de Stendhal puis au Giardino Giusti de Vérone où elle se guérissait d’une rupture en lisant du Leopardi mort en avalant une glace de travers / Ceux qui se sont rappelé leurs anciennes amours et autres haines en lisant l’Histoire de l’amour et de la haineau Prater de Vienne où ils sont revenus pour se rappeler quelques passions et autres désamours / Celui qui (dans un taxi londonien destination Bloomsbury) tombe d’accord avec l’écrivain Dantzig (Charles, pas Jean-Paul) pour estimer que l’humour français n’existe pas sauf ici et là quand il se la joue à la juive ou à l’angalise – ou chez Marcel Aymé ou Chaval et quelque autres / Celle qui apprécie l’ironie française mais à dose comptée /
Ceux qui n’imaginent pas un couple français à la Laurel et Hardy même si Bouvard et Pécuchet forment une paire assez gaie / Celle qui éclate de rire comme on pète - l’odeur en moins / Ceux qui préparent leurs bons mots comme le faisait Cocteau avant les coquetèles / Celui qui se sent tout drôle avant de mourir de rire / Celle qui lit sous la plume de Dantzig (Charles, pas Armand ni Aaron) que « la drôlerie est la poétisation de la vie » / Ceux qui trouvent vraiment drôle et carrrément très très drôle la pratique saoudite (conforme à la grande civilisation wahabite) de crucifier le cadavre d’un jeune décapité au nom de la foi en un monde meilleur où chacun aura toute sa tête pour se féliciter d’être né / Celui qui sans faire d’amalgame se figure que tous les fous de dieu n’ont plus qu’une tête (genre le cheval de Caligula) qu’il lui incombe de trancher - ce qu’il évite par éducation pour se contenter de lui faire un pied de nez / Celle qui prend son pied quand le mécréant le lui fait comme un dieu / Ceux qui à Collioure se rappellent la mort de Walter Benjamin telle que l’évoque Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain 3 /
Celui qui (Richard Wagner himself) confie à Cosima juste après la mort annoncée d’un ami qu’il a mal compris (le comte de Gobineau) qu’ « à peine a-t-on rencontré quelqu’un qu’il vous coule entre les doigts » / Celle qui passant à Dieulefit (en visite chez son cousin Cheval devenu célèbre pour sa brouette et son palais) n’a pas remarqué dans les cafés les très libres enfantsde l’institut pédagogique de pointe de La Roseraie inspirée par le modèle de Summerhill en non moins foutraque / Ceux qui ont bien tourné en dépit (ou à cause, ça se discute) de leur éducation libertaire / Celui qui s’est conduit très régulièrement en notoire irrégulier non sans prôner la discipline extrême de la calligraphie / Celle qui fugue en faisant suivre ses pianos au galop à travers bois et cuivres / Ceux qui découpent le temps en fines tranches à consommer après l’emploi au présent de l’oblatif / Celui qui sait de source sûre que « se baigner dans mille pleurs inutiles éteint la jeune lumière » tout en restant conscient de cela que « notre soupir se fait vent » et constater enfin « que le ciel change vite de couleur » / Celle qui (cauchemar récent) se fait arrêter en Arabie pour excès de gaieté / Ceux qui de passage à Positano et lisant sur le port le Manifeste incertain 4 de Frédéric Pajak se rappellent l’origine de la Pizza Margherita aux couleurs du drapeau italien et représentant un « chef-d’œuvre de l’histoire humaine » à savourer encore et encore au Campo de Fiori de Rome ou dans les pizzerie mafiose d’un peu partout et jusque sur les terrasses du Purgatoire alors que les Ritals « meurent devant leur télévision », etc.








Si le roman de Philippe Rahmy pose, comme on le verra plus loin, des problèmes de vraisemblance au niveau de son ancrage dramatique dans la réalité, Allegra rend un son, pourrait-on dire, qui fait écho à notre époque à la façon d’un cauchemar. 




Pour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
Ce soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.



















Les ânes nous sont revenus de la même façon hier, suivant de quelques jours l’éclosion des narcisses et précédant d’autant la lune de mai. La terre tremble au loin, les ânes chinois en pâtissent, mais cette année nous en aurons trois nouveaux à La Désirade qui n’ont rien à craindre : il est helvétiquement établi que la Terre ne tremble qu’à l’étranger. Ils se livrent donc en toute placidité à leur job d’ânes au pré : ils mâchent leur chewing-gum d’herbe en te matant avec l’air de te dire qu’ils ont tout leur temps. On les dirait aussi bien dans le bleu du Temps.