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Carnets de JLK - Page 82

  • Retour à Montparnasse

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    Chemin faisant (126)

    D’un rêve l’autre. – Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.
    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Utrillo_Lapin agile-sous-la-neige.jpgUtrillo, poète des vieux murs.- Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.
    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux :le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler…

    6db1c17a077a60a32e2853c3bd2eca74.jpgMon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Villa des artistes. – Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : « Rien n’est confus sauf l’esprit »…

    C’est pourtant l’esprit clair que nous aurons passé la soirée, avec mon compère le Savoyard, rencontré sur Facebook et avec lequel nous échangeons depuis de semaines par Messenger, à une table de cet autre mythe survivant que figure la Brasserie La Coupole où nous nous sommes retrouvés pour la première fois en 3 D avant de nous régaler de foie de veau au Banyuls arrosé de Brouilly, en parlant du New York de Céline et de tant de nos lectures (je lui ai fait découvrir Christoph Ransmayr et il m’a révélé Antonio Moresco) qui n’en finissent pas de revisiter les mythes millénaires et de le revivifier - de nous faire vivre les 5000 vies, ajoutées à la nôtre par les livres, qu'évoquait un certain Umberto Eco...

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  • Un autre Paris

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    Pour un plat de lentilles.- J'étais censé me montrer un peu social ce soir à Paris, n'était-ce qu'à participer une heure durant à une festivité littéraire en un Centre culturel officiel de l'espèce que j'exècre viscéralement depuis et pour toujours, et pourtant non: mes ailes n'ont pas voulu m'y porter, mes rotules rouillées ont gémi et mon âme s'est rebiffée, de sorte que je me suis fait porter pâle en termes évasifs pour mieux repartir de par les rues et les quais et les places et les jardins et les cours et les galeries, de librairie en librairie et d'une fontaine à l'autre, revenant à la rue de la Félicité de mes jeunes années ou les cafés algériens sont devenus chinois, traversant le parc Monceau plein d'enfants à gouvernantes stylées, redescendant vers la Seine puis la rue de Seine en suivant imaginairement en fin de journée la claudiquante silhouette de Paul Léautaud aux cabas remplis de pain sec et de tripes variées pour ses vingt chiens et ses trente chats, jusqu'à cette brasserie jouxtant le jardin du Luxembourg où j'ai fait station et me suis commandé un petit salé au lentilles qu'arroserait bien un pichet de Brouilly - je me rappelai le "haricot bien gras de Molière", et bien assis, loin de nos sociables gendelettres du Centre culturel fameux, je repris la lecture des Divertissements de Marcel Jouhandeau consacrés notamment au plus fraternel des grand écrivains de France non pédante, à savoir Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière.

    L'oeil du peintre. - Le même Jouhandeau note, à propos de La Bruyère, ceci qui m'a rappelé, en 1974, la découverte du peintre polonais Josef Czapski à la Galerie Lambert, et ce choc précisément décrit: "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d'admirer les toiles, a une grande personnalité disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c'est plus fort que soi) on en reste imbu, au point que tout ce qu'on voit se déforme, se conforme à la mode, disons, se modèle sur ce qu'il verrait à notre place".
    Or c'est, très exactement, ce que j'aurais ressenti après avoir vu cette première exposition du peintre polonais aux cadrages tellement inhabituels et aux couleurs si véhémentes nous révélant comme une nouvelle image de la réalité la plus ordinaire, à commencer par celle des rues et des quais de métro de Paris.

    Floristella7.jpgLe réel transfiguré.- Depuis lors nos regards se sont multipliés, puisque ma bonne amie partage ma passion pour Czapski et son ami Thierry Vernet: les toiles que nous possédons de ces deux-là nous font mieux voir par leurs regards et, chaque fois que nous sommes à Paris ou en Provence, en Italie ou dans nos régions lémaniques où tous deux ont passé, nous voyons des Czapski et des Vernet, sans compter les Stephani que nous a laissés la compagne de Thierry.
    Enfin voici que, revenant ce soir de la Brasserie du Luxembourg, je croise un passant solitaire à longue pèlerine rouge et lourde écharpe vert électrique dans le plus pur style Czapski, avant de découvrir une brumeuse enfilade de rues nocturnes dont l'ombre bleu sombre est comme mouchetée de flammes oranges, tout à fait dans la manière de Vernet - et je me promets dans la foulée de me pointer demain au Jardin des plantes, où je sais que m'attend une vision de Floristella...

    Peintures: Thierry Vernet, Josef Czapski, Floristella Stephani. Portrait de Paul Léautaud.

  • Temps présent

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    Notes de l'isba (29)

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !

    Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil !

    En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !


    Webcams & Co. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.

    Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    3749433730.jpgL'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là.

    Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de Temps Présent.


    1634203791.jpegFaits et fiction. - Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres .

    Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...

  • Humour de saison

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    Notes de l'isba (28)

    Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en février, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval.


    D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby qui reste magnifiquement stylé lui aussi.

    Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

    AVT_Chaval_1659.jpegChaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe.
    Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion. Question de style, là encore...

    Et Dieu là-dedans... - Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

    Chaval 7.jpgÀ ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours.
    C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses épatantes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

    Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters.

    Or c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...


    Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa.

    Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard.

    Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage; Envoyé de Dieu renvoyéà l'expéditeur.

  • De cela simplement qui est

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

     

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

      

    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne… 

     

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

      

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

     

    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

     

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

     

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

  • Vialatte et son émule

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    Salem02.pngNotes de l'isba (27) 

    Comme le temps passe.- Il est toujours bon de s'absenter quelque temps de son domicile ordinaire, n'était-ce que pour constater une fois de plus que, si les choses continuent d'exister en notre absence, notre retour semble à chaque fois leur rendre un surcroît de présence - il semble même qu'elles nous attendaient et se trouvent comme soulagées de nous retrouver; et puis de nouvelles couleurs sont apparues: du vert aux feuilles des arbres et des constellations blanches sur le pentes à narcisses; enfin quelque chose, peut-être un drame muet, s'est passé dans l'isba dont le plancher est jonché des débris d'un nid défait - probablement commencé par des oiseaux profitant de notre absence, puis arraché des poutres par la tempête ou les fouines et retombé là sans trace pour autant de combat.

    Et voici qu'il neige sur l'isba, mais pourquoi s'en ombrager et conclure que rien ne va plus ? On sait de source sûre que ce mois-là reste sous la protection d'Apollon et que le soleil va se confier bientôt aux Gémeaux nés d'un oeuf de cygne. L'excellent Alexandre Vialatte nous rappelle qu'on sème en mai, neige ou pas, la tétragone et le trique-madame, qu'on s'apprête à rejeter ses flanelles après avoir planté les oreilles d'ours et la postophe d'hiver. Le 25, l'Almanach des Quatre Saisons nous rappelle qu'on fêtera Philipe Néri, ce saint charmant entre tous.

     

    Widoff17.JPGDe l'escargot vorace. - Pour pallier tout assaut de morosité lié aux humeurs atmosphériques, la lecture des almanachs rappelle à chacune et chacun que les caprices saisonniers remontent à la plus haute Antiquité, et que si votre sangsue reste lovée au fond de son bocal avec un air de tristesse c'est, par esprit de contradiction, pour annoncer la beau temps prochain. L'ancestrale sagesse terre à terre  vous le garantit d'ailleurs: "Froid mai et chaud juin / Donnent pain et vin".

    Et Vialatte de rafraîchir une vieille recette à propos de l'escargot, qui s'épanouit au mois de mai: "Faites-le jeûner au cas où, dans son imprudence, il aurait mangé de la ciguë. Hâchez-le avec des noix fraîches après cuisson au court-bouillon: persil, pointe d'ail; fourrez-en une omelette. Mangez. Arrosez d'un bourgogne. Prenez ensuite des pilules pour le foie".  

     

    Salem01.pngLe Vialatte vaudois. - Alexandre le Bienheureux n'en aura pas été informé de son vivant, mais son esprit ne se perpétue pas que par ses livres (aux soins longtemps de l'irremplaçable Ferny Besson), mais par un sorte de partielle réincarnation en la personne de notre ami Gilbert Salem, chroniqueur délicieux de 24Heures, écrivain de grand talent et, par surcroît, véritable mémoire du pays de Vaud et environs comme Vialatte le fut de l'Auvergne et de ses faubourgs mondiaux.

    Le 20 mai dernier, notre ami évoquait, dans la foulée du philosophe Michel Serres, l'"universelle solitude de Mademoiselle Poucette". J'en aime beaucoup la conclusion qui eût ravi son mentor occulte: "Si Miss Poucette égare son portable, elle se sent «débranchée», privée d’amitié, aux abois comme jamais elle ne l’a été lorsque c’est à domicile qu’elle était connectée à la Toile. A cette époque, elle prenait le temps de réfléchir avant de tripoter son clavier fixe. S’il n’y avait pas de réponse immédiate à ses courriels, elle ne se rongeait pas les sangs. La pause était encore un art, une hygiène."

    Mais la lectrice et le lecteur s'impatientent de lire l'entier de la chronique de Gilbert Salem, qu'ils trouveront sur la Toile (http://salem.blog.24heures.ch ) avant de se régaler à la lecture de la précédente consacrée à l'éternelle indécision du Vaudois disant plutôt oui quand il pense plutôt non, et inversement...

     

     Alexandre Vialatte. Almanach des Quatre Saisons. Préface de Jean Dutourd, Editions Julliard, 1981.

     

  • Tintin et le Penseur

    Tintin04.png Notes de l'isba (26)

    Monsieur Je-sais-tout. - On aime bien, c'est entendu, le philosophe Michel Serres, qu'on pourrait dire l'honnête homme complet par excellence: penseur et grimpeur, marin ferré en histoire des sciences et en angéologie, spécialiste en un peu tout et jusqu'à l'analyse fine de Tintin. Or il arrive à l'académicien de radoter, comme nous radotons tous, et peut-être est-ce cela même qui nous le rend encore plus sympa ? Tintin02.jpgL'idée m'en en est venue en l'entendant affirmer, dans un entretien avec une jeune fille à l'accent légèrement étranger (Américaine ou mieux: Sud-Américaine) consacré précisément à Tintin, que la personne de l'écrivain n'a aucun intérêt en littérature, et notamment dans le cas de son ami Hergé qui, selon lui, ne serait en rien impliqué dans ses récits. Alors que le dit Hergé affirme au contraire que Tintin est bonnement nourri de toutes ses expériences personnelles, évidemment modulées par le truchement de ses multiples personnages incarnant les multiples aspects de sa personnalité forcément positive (Tintin) ou râleuse (le capitaine Haddock), folâtrement rebelle (Milou) ou portée à la rêverie délirante (Tournesol), foncièrement bonne (le yéti) ou carrment mauvaise (Rastapopoulos), Michel Serres s'enferre dans l'affirmation que le "moi" est sans importance dans la littérature, comme le prouve l'inanité des confessions (il en excepte Augustin et Rousseau) et l'évidence de la supériorité du récit objectif. Tintin03.jpgIl y a bien sûr du vrai dans cette vision des choses, mais le ton catégorique du savant dans son exclusion d'une grande part de la littérature, surabondamment nourrie de confessions et d'éléments autobiographiques, confine au radotage du spécialiste ne voyant du monde que ce que lui laisse entrevoir son microscope ou son préjugé esthétique. D'ailleurs il n'est pas seul à entretenir celui-ci, à l'ère même où l'on camoufle, sous l'appellation de "roman" ou d'"autofiction" tant de confessions mille fois moins substantielles que les pages d'Amiel ou du Journal de Tolstoï, des carnets de Pavese ou d'innombrables autres écrits "subjectifs".

     

    De l'universalité. - Si la méfiance envers toute forme de confession non modulée par une fiction ou un récit est largement partagée, la réflexion sur laquelle je tombe à l'instant, signée par le philosophe hongrois Andreas Ronai, me semble digne d'attention: "La plupart des auteurs croient que s'ils coupent tous les liens qui rattachent leurs livres à leur expérience personnelle, ils donnent à leur oeuvre une garantie d'universalité. En fait d'universalité, ils n'aboutissent qu'à l'abstraction. L'universalité, c'est la métamorphose de la vie en connaissance".

     

    De la connaissance. - Je lis quelque part que la connaissance ne se transmet pas sans être reconnue, et cela me semble l'évidence. L'aplomb de celui qui se prévaut de ses connaissances, avec le ton supérieur de Monsieur le philosophe qui-sait-tout, pour aligner des lieux communs de café du commerce, m'en impose aussi peu que la bienveillance paterne de celui qui prétend me transmettre telle ou telle vérité "pour mon bien"... Qu'en dis-tu, cher Milou ?

     

    Tintin et moi, d'après les entretiens d'Hergé avec Numa Sadoul. Avec un entretien de Michel Serres. Tintino1.jpgDVD, Moulinsart Multimedia

  • Puanteur et bonté

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    Notes de l'isba (25)


    Un fanatique. - Il faut relire aujourd'hui le récit du trouble extrême provoqué chez les gens par la mort du starets Zossima, au début de la troisième partie des Frères Karamazov, pour mieux comprendre l'obstination persistante de l'homme à réclamer des miracles à un Dieu plus fort que les lois de la nature. Ce qui peut sembler aujourd'hui superstition grossière, s'agissant de provinciaux russes d'un temps déjà lointain (les années 80 du XIXe siècle...) reste à vrai dire très actuel à l'heure des nouvelles idolâtries frottées de religion, sans parler des croyants avides de signes matériels de la divine Administration, miracles et compagnie.
    Parce que le corps d'un défunt saint homme avéré se met à puer, conformément aux lois de la nature, voici que ses ennemis, les jaloux et les chafouins, les mesquins et, plus encore, les plus durs d'entre les purs en viennent à le dénigrer, le rabaisser et le conspuer avant même sa mise en terre, assimilant l'odeur de décomposition à l'expression du rejet divin.
    Or nous savons, par les chapitres précédents, la réelle sagesse et la grande bonté acquises par le starets à travers ses tribulations de jeunesse et les épreuves successives qui l'ont confronté à toutes les formes de la déréliction humaine, entre la rédemption de son frère blasphémateur et l'expiation d'un crime longtemps non avoué par un homme apparemment au-dessus de tout soupçon.
    Mais voici que l'ascète du monastère, l'ombrageux Féraponte, commence d'invectiver la compagnie en affirmant que le prétendu saint homme "se laissait séduire par le bonbon" et "prenait plaisir au thé" des dames. Et ses vociférations de nourrir la basse rumeur tandis que les proches de Zossima s'efforcent de ramener un peu de dignité autour du cercueil.
    Mais que signifie cette prétendue pureté de l'ascète furibond, évoquant évidement celle d'autres fous de Dieu actuels ? Que masque cet absolutisme ravageur ? Quelle tentation (c'est Dostoïevski qui souligne) cela cache-t-il ? Ces questions ne cesseront d'accompagner Aliocha dans sa quête à venir, à mesure que ses convictions s'incarneront dans la pleine chair très impure de la vie.

    Dimitri8.jpgDe la bonté russe. - À une question que lui posait Jil Silberstein dans leur entretien enregistré de février 2008, sur le trait qui pourrait caractériser la littérature russe, notre ami Dimitri répondait que, peut-être, une certaine conception de la bonté se manifestait dans ce qu'on appelle "l'âme russe", passant avant le souci occidental de distinguer et opposer le Bien et le Mal.
    On voit cela chez Gogol, initiateur d'un premier inventaire des tares humaines, autant que chez ses héritiers dont le plus génial est évidement Dostoïevski, et jusqu'à Vassili Grossman chez qui cette valeur supérieure de la bonté humaine s'incarne dans les préceptes simples et limpides du vieil Ikonnikov, figure la plus lumineuse de Vie et destin.

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    Une bonne femme.-
    L'observation s'avère, en outre, à la lecture des Mémoires d'une vie d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, dont la bonté très douce et très ferme à la fois, trempée par des années de vie commune parfois très éprouvantes, éclaire son récit dès la première rencontre de la jeune sténographe de vingt ans et du romancier de vingt-cinq ans son aîné lui dictant Le joueur sous la menace d'un éditeur-exploiteur et reconnaissant bientôt, dans la bonté, précisément, de la jeune fille, la part de sérénité et d'équilibre qui lui faisait alors si cruellement défaut, lui qui titubait entre crises d'épilepsie et passion du jeu, délire jaloux et conflits incessants avec ses proches le pillant.

    Or ce qui impressionne, au fil du récit d'Anna Grigorievna, c'est la bonté, aussi, de Fiodor Mikhaïlovitch "au quotidien", mélange de fragilité et de candeur juvénile qu'on retrouve évidemment dans le personnage d'Aliocha, et que les ombres terrifiantes de ses démons ne parviendront jamais à réduire à néant.

    Fédor Dostoïevski. Les Frères Karamazov, vol. II. Traduction d'André Markowicz. Babel, 2010, 790p.

    Vladimir Dimitrijevic - Lettres russes. Entretien de Vladimir Dimitrijevic avec Jil Silberstein. Avec un livret de Gérard Conio. Editions Héros limite, 2011.

    Ana Grigorievna Dostoïevskaïa. Mémoires d'une vie. Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé.

  • Contre la soumission

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    Notes de l'isba (24)

    Du viol voilé .- Le terme d'abus, à la fois précis et vague, désigne aujourd'hui toute une série d'actes à caractère également sexuel mais de gravité très variable quoique également punissables, de l'attouchement au viol qualifié. Des gestes, qu'on dit aujourd'hui "inappropriés", relèvent ainsi de la justice en nos sociétés dites évoluées, qui faisaient partie naguère du comportement "normal" du dominant, le plus souvent masculin. Alors la liberté du dominant ne s'arrêtait pas à la frontière de celle du dominé, comme les nouvelles lois l'y obligent, mais elle s'imposait selon son désir et son plaisir. Cette soumission de force est encore en vigueur un peu partout dans le monde et ce n'est pas demain, ni par les seules lois, qu'on y changera vraiment quelque chose si le désir de liberté ne se fait pas plus dominant. On voudrait croire que ce soit un beau progrès que les dominés soient aujourd'hui mieux protégés par des lois condamnant les "gestes inappropriés", entre autres manifestations de la force, mais la défense de la liberté n'est-elle qu'une affaire de lois formelles et de contrainte extérieure ?

    C'est l'une des questions fondamentales que pose La Folie de Dieu, remarquable essai de Peter Sloterdijk qui aborde tous les aspects religieux et sociaux, psychologiques et familiaux du monothéisme sous ses trois formes principales (judaïsme, christianisme et islam) et leurs dérivés universalistes, tel le communisme et antérieurement ce qu'on pourrait dire l'Eglise de l'homme, issue des Lumières et reproduisant les modèles hiérarchiques verticaux et la référence à l'Unique, comme on le voit chez Rousseau. Dans la foulée, et jusqu'à ses avatars les plus triviaux, telle la publicité et sa "persuasion clandestine", la logique de la soumission et le viol voilé de notre liberté reste toujours en question.

    De l'agenouillement. - Dans son approche des rites de maintien en forme des croyants (genre fitness physico-spirituel), Sloterdijk rappelle que le musulman pratiquant, à raison de dix-neuf inclinaisons et deux prosternations répétées cinq fois par jour, accomplit vingt-cinq inclinaisons et dix prosternations quotidiennes soit, par année lunaire, 29090 inclinaisons et 3540 prosternations, avec les récitations d'accompagnement. Et le philosophe de rappeler que seuls les ordres monacaux, au Moyen Age, exigeaient de tels exercices des seuls moines aux heures canoniales, sept fois par jour.

    Or, y a-t-il de quoi s'extasier d'admiration ou de quoi se moquer ? Sauf à se moquer aussi des rites collectifs plus ou moins massivement grégaires des sectes multiples et des groupes sociaux adonnés à l'adoration du ballon de cuir ou du puck, de la performance tous azimuts ou de la compétition élevée au rang de culte, gardons-nous de juger. Cependant cet exemple de la prière collective obligatoire pratiquée par les musulmans, et la question que pose ce zélotisme qui intègre de force la soumission à l'Unique dans le quotidien, ne peut manquer de nous faire réfléchir sans offenser pour autant les fidèles. Pour ma part en tout cas, moi qui ai toujours été viscéralement rétif au drill militaire ou à toute forme de biribi, je m'interroge.

    Et comme je comprends mieux, maintenant, la révolte enragée de mon ami l'écrivain tunisien Rafik Ben Salah devant les agenouillés encombrant la rue de Marseille, l'année dernière à Tunis où nous nous trouvions ensemble, avant la victoire qu'il redoutait du parti Ennadah...

    Rafik.jpgDu terrorisme sacré - Rafik s'est fait menacer de mort pour avoir attaqué, dans nombre de ses romans et de ses nouvelles, la triple domination du père, de l'imam et de l'Unique. Or je vois, mieux aujourd'hui, à la lumière aussi d'un abus survenu dans notre propre famille, réglé en justice et conduisant le prédateur en prison, en quoi la domination du mec, pour parler vulgairement, participe de cette soumission volontaire au Dominant absolu justifiant, explicitement ou inconsciemment, guerres et mains au cul. Lorsque l'acteur noir Forest Whitaker, pour se féliciter publiquement à la réception de son Oscar, déclare qu'il remercie Dieu d'avoir toujours cru en lui, il ne fait en somme, ainsi que le souligne Sloterdijk, que proclamer tout haut ce que son narcissisme dicte tout bas au mec dominant. Quant à moi, je veux croire que le Christ fout la pagaille dans ce délire vertical, même si l'Eglise lui colle une épée à son corps défendant et le trahit en instaurant l'ordre super-dominant du Grand Inquisiteur. Le Christ ne me demande pas de me soumettre, sauf à mon désir de liberté, qui ne va pas sans l'amour porté à la liberté de l'autre.

    Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel 187p

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    Notes de l'isba (22)

    Retour de l'égoïste. - Un livre absolument épatant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi : tel est l'essai  de Charles Dantzig intitulé À propos des chefs-d'oeuvre.

    Comme je suis (toujours) en train de (re) lire Les Frères Karamazov, et que je connais un peu l'auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Grasset, 2005), je m'attendais aux vues simplistes à la française que Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une chaire pour prêchi-prêcher, passant sous silence la substance extraordinairement complexe et vivante, contradictoire, infiniment émouvante et révélatrice des très grands livres que sont Crime et châtiment, L'Idiot, Humiliés et offensés, L'Adolescent, Les Démons, Les Frères Karamazov, mais aussi les romans et récits moins connus tels L'Eternel mari ou Les pauvres gens, et l'inoubliable Douce.

    Or quel chef-d'oeuvre là-dedans ? J'aurais envie de répondre: toute l'oeuvre !

    Dantzig, lui, chipote et prend la tangente, pour déclarer chef-d'oeuvre La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, nouvelle assurément admirable, avant de se rappeler que le frère ennemi de Dostoïevski a aussi écrit La Guerre et la paix et Anna Karénine, chefs-d'oeuvre s'il en fût selon lui.

    Charles Dantzig est un grand connaisseur de la littérature, un immense lecteur depuis l'enfance (qui ne fut pas une enfance, selon son aveu, et que les livres sauvèrent) avec tout ce que cela implique d'engagement personnel, de passion jalouse et de goût égoïste, comme il en a fait son parti pris. Or on peut chipoter à son tour en le lisant: il n'en est pas moins entier et entièrement lui-même, et donc intéressant à tout coup, et c'est un vrai plaisir, en somme, de ne pas être d'accord avec lui. Qui plus est, son bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire, et sa lecture devient langage de parfait écrivain vif et inventif en son écriture fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage.

     

    Dantzig03.jpgL'"ouvrage supérieur". - Albert Cohen écrit quelque part "sans couilles, pas de chef-d'oeuvre". Restriction peu délicate à l'égard des génies féminins du roman universel ou de la poésie, mais la remarque désigne assez le "chef-d'oeuvre voulu" qu'a été Belle du Seigneur, qui semble admis comme tel par Dantzig et que je trouve, pour ma part, complètement surfait.

    Du moins peut-on discuter à partir de là, et c'est un des mérites de cet ouvrage: qu'il titille, agace, intrigue, incite à curiosité. Ce qu'on appelle chef-d'oeuvre participe souvent d'une convenance d'époque. Le roman de Cohen est sûrement appréciable à beaucoup d'égards en dépit de son enflure lyrique et de son ruissellement verbal: il y a là-dedans de la savoureuse satire sociale - le mémorable portrait du fonctionnaire international Adrien Deume - et un bel aperçu des horreurs de l'amour, mais chef-d'oeuvre ?

    Par contraste, Dantzig réduit Voyage au bout de la nuit, à mes yeux chef-d'oeuvre par excellence de la prose française de la première moitié du XXe siècle, avec Le Temps retrouvé de Proust, aux dimensions d'un prurit ressentimental exalté par des cryptofascistes et autres antisémites. Et l'auteur de convenir qu'on ne saurait juger d'une oeuvre par ceux qui la portent aux nues, alors quil ne fait que ça !

    Mais au fait, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

    On sait qu'à l'origine médiévale, c'est l'ouvrage "supérieur" qu'un artisan compagnon présente à sa confrérie pour en être admis: la somme avérée de son savoir-faire. En littérature, Voltaire serait le premier à avoir introduit la notion dans Le siècle de Louis XIV, en 1752: "Mais on ne juge d'un grand homme que par ses chefs-d'oeuvre, et non par ses fautes". Et quels chefs-d'oeuvre attribuera-t-on alors à Voltaire ? Candide, Zadig ou son Dictionnaire philosophique ?

    Dantzig02.jpgRossignol contre les boeufs. - Charles Dantzig est un énergumène dont la passion profonde pour la littérature est aujourd'hui plutôt rare, surtout à Paris. Presque aussi insupportable qu'un Philippe Sollers par ses partis pris, il n'a peut-être pas la puissance d'analyse et de synthèse de celui-ci, mais il pratique lui aussi l'art de la pointe, avec un art tout à fait original.

    Il y a en lui du baroque et du classique, du romantique mais aussi du quasi punk. Ainsi, quand il dit préférer les vers du poète beatnik Allen Ginsberg, dans Fall of Amercica, à ceux des Fleurs du mal, ne le prend-on pas comme une provocation mais comme un élément vivant de son goût très éclectique, qui va des Anciens à Mary Poppins ou de Rabelais à Gatsby...

    Le chef-d'oeuvre serait alors, essentiellement et sous de multiples formes, l'ouvrage supérieur qui nous protégerait de la médiocrité sans nous donner aucune recette; notre vie elle-même pouvant parfois accoucher d'un chef-d'oeuvre sous la forme d'une histoire d'amour.

    En quelques belles pages, Charles Dantzig raconte comment une prof aigrie, teigneuse, méchante, forte de ses préjugés de maoïste à chignon, a incité ses camarades à le torturer au motif qu'il n'était qu'un fils de bourgeois fauteur présumé d'"arrogance sociale". Et lui de se rappeler l'acharnement de cette "harpie froide" contre le jeune garçon n'aimant que lire et rire, en invoquant l'oposition des boeufs et des rossignols."Le sait-on, que c'est un des combats de la vie, celui des boeufs contre les rossignols? Les seconds n'ont pourtant rien fait aux premiers ! Mais si. Ils chantent. Ils ne prennent pas la mine modeste. Ils sont réfugiés dans les chefs-d'oeuvre où ils chantent encore plus étourdiment, comme s'il n'y avait que leur saleté de littérature au monde"...

    Charles Dantzig. À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.

  • À l'encre verte de tes yeux

    Ramallah84.JPG Notes de l'isba (22)

     

    Fait main. - Le camarade Jean Ziegler me fait sourire avec son refus de tout usage des nouveaux outils d'écriture ou de communication, et pourtant je lui donne raison à divers égards. Selon lui la pensée se pense moins bien à la machine qu'à la main, mieux accordée à la lenteur et de l'esprit et de l'acte d'écrire, et je le pense aussi dans la partie la plus personnelle de ce que j'ai écrit à l'encre verte dans une centaine  de carnets manuscrits et dans la composition de vingt livres. Cependant quarante ans de journalisme m'ont rompu à un autre rythme et à un autre rapport au texte sans exclure pour autant une certaine magie à marteler les claviers mythiques de la vieille Underwood ou de la Remington, de l'Hermès Baby pour voyager léger ou de l'Olivetti à chariot bien huilé, avant la passage à la boule de l'IBM électrique puis au silencieuses machines à imprimantes intégrées préludant à l'acquisition du premier Mac (pour moi du premier Atari, comme l'évoque aussi le compère François Bon dans son épatante Autobiographie des objets) en attendant les connexions aussi soudaines que mondiales du Réseau des Réseaux - tout cela ne pouvant manquer, fonction aidant, de modifier l'organe sinon la façon de penser. Ainsi, dans ma seule modeste expérience, ai-je déployé de nouvelles formes d'écriture (dont mes listes quotidiennes témoignent autant que mes notes panoptiques) inimaginables avant la disposition de ces nouvelles trames sur lesquelles tisser et broder...

    N'empêche: je n'en finis pas de constater qu'un quelque chose de matériel, ou plus exactement de corporel me manque sans le recours récurrent à la main et à l'encre verte.

    Fétichisme véniel. - Le repli sur sa propre main, et le recours à l'encre verte ne sont-ils pas, ainsi que ne manquera de le relever je ne sais quel psy, le double signe d'une régression à l'enfance (les verts paradis, etc.) à coloration narcissique ?

    Très probablement y a-t-il de ça, Doktor Sigmund, comme il y a de la nostalgie dans l'encre bleue de Philippe Sollers, ou de la compulsion scolaire dans les infinies recopies des manuscrits de Friedrich Dürrenmatt - et les petits marquis de la nouvelle critique "génétique" s'en donneront à coeur joie en détaillant les types de becs (Sergent-Major ou Caran d'Ache, Lamy ou Mont-Blanc) des plumitives et plumitifs écrivant encore à la main, même si rien ne s'en voit à la fin sur le fichier remis à l'éditeur ou la page imprimée.

    Enfin "rien", pas tout à fait, une fois encore: car la pensée se module différemment, que la main ralentit juste ce qu'il faut d'une hésitation ou d'une correction poussée parfois jusqu'à l'appel de béquet à la Proust, mais ce frein de la main n'exclut pas le saut d'idée ou d'image de la poésie quand la voix passe le geste d'écrire et que telle fusée passe à son tour toute machinerie mécanique ou numérique. Cingria7.JPG

     

    De la marche et du bond. - Il en va d'ailleurs de l'écriture comme de la peinture, qui se partagent entre le mouvement de l'avancée régulière et celui de l'envol. On voit cela très bien chez un Charles-Albert Cingria, qui passe de longs marmonnements à tâtons et de longs piétinements à la subite illumination qui voit son verbe génial irradier. Et de même certain peintres se partagent-ils entre contemplation et fulgurance, tels un Bonnard et un Soutine, un Josef Czapski ou un Thierry  Vernet  dont les travaux respectifs évoquent tour à tour la contemplation recueillie ou le geste fulgurant du voyant subit.

    IMG_1530.jpgOr nulle pratique n'est exclusive, me semble-t-il, quand tout enrichit l'expérience dont on voit bien aujourd'hui qu'elle n'est plus soumise à l'illusion du progrès technique, pas plus qu'à son refus. Donc allons-y comme ça, chacun à sa façon: là je pianote sur mon épinette à écrire à processeurs intégrés et tout à l'heure, salut je t'ai vu, je retourne au fil vert de mes carnets...

  • ABC du voyage

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    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

    Ramallah117.jpgLire et vivre. - Lire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 


    hechizo_flamenco_farbe_m.jpgÀ Séville, cette nuit-là
    . - Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.


    Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.

    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

  • Raison des intempestifs

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    Notes de l'isba (19)

    Qui est traître à la patrie ? - Au nombre des attaques les plus dures que Jean Ziegler ait encaissées au long de son combat, l'accusation de haute trahison lancée contre lui à la suite de la publication de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale, en relation avec la spoliation des victimes de l'Holocauste, mobilisa des pontes de l'establishment économico-politique bâlois qui visaient une condamnation au pénal du procureur de la Confédération.

    L'accusation, assimilant Ziegler à "un agent d'organisations juives", était proportionnée au discours sans nuances de l'auteur du brûlot, qui "aurait attaqué et noirci l'image de la Suisse de la manière la pus grossière et la plus indécente". Le hic, c'est que les constats de Jean Ziegler contenaient un fond de vérité indéniable qu'il n'était au reste pas le premier à pointer, mais le grand débat qui s'ouvrit alors, prélude à un rapport officiel, lui doit sans doute une forte impulsion.

    C'est de la même façon d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de moult dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.

    En 2010, ainsi, le peu gauchiste conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz reprit le terme de "bandits" pour qualifier les représentants de l'UBS aux Etats-Unis. Dès la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une Netzbeschmutzer, salisseur de nid qui avait le premier tort de critiquer notre cher pays dans les médias étrangers.

    Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées scandaleuses qu'il dénonçait. Dans la population, le dégoût croissant provoqué par les affaires très louches d'un Hans Kopp, avocat d'affaires époux d'une ministre (contrainte ensuite de démissionner) et lié de très près à la firme Shakarchi Trading spécialisée dans les trafics douteux et le blanchiment, la déroute de la Swissair ou les multiples scandales bancaires de ces dernières années n'aura pas manqué de déplacer cette accusation de traîtrise sur les vautours en question (pour parler le langage de Ziegler) sanglés de leurs parachutes dorés...

    Artiste en exagération. - Dans le phénoménal Extinction, l'imprécateur par excellence que fut Thomas Bernhard se présente, par la voix de son narrateur, comme un "artiste de l'exagération", et tel est aussi Jean Ziegler, qu'il est en revanche faux et mesquin de réduire à un politclown, selon l'expression de certains.

    Parce que l'artiste n'exagère, évidemment, qu'en réaction de défense vitale à l'exagération monstrueuse de la réalité. Jürg Wegelin montre bien, au demeurant, que c'est surtout dans ses interventions médiatiques que son discours se schématise, parfois jusqu'à la caricature et la langue de bois. Or l'homme est d'une tout autre trempe et d'une fibre infiniment plus sensible et nuancée. Derrière la façade publique de l'intellectuel marxiste pur et dur (en qui son fils Dominique plus dur et pur que lui  voit plutôt un chrétien d'ultragauche) au langage de tribun rappelant parfois celui de son cher ennemi politique Christoph Blocher, se rencontrent un humaniste raffiné et un homme de foi, un digne émule de l'Abbé Pierre (son premier mentor, avant Sartre) et un travailleur intellectuel à l'ancienne (il refuse tout recours à l'ordinateur et vomit le cyber-espace), un père sourcilleux et un grand-père amoureux de son petit-fils - un homme de coeur enfin.

    Réalisme helvétique. - Jean Ziegler rit comme un paysan bernois. Lui qui tutoie Kofi Annan et le Président Lula, mais aussi le grand avocat d'affaires genevois Marc Bonnant (son ami anar de droite autant que Charles Poncet le libéral), les anciens conseillers fédéraux Adolf Ogi ou Micheline Calmy-Rey, entre tant d'autres grandes figuresdu Nord et plus encore du Sud, est resté, tout disciple de Che Guevara qu'il fût, ce Bernois à l'accent à couper au couteau suisse qui me disait un jour que le vrai révolutionnaire de sa famille était sa grand-mère... Telle étant la démocratieterrienne et directe de ce drôle de pays, qu'un film tel que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron a merveilleusement illustrée et à laquelle beaucoup de nos amis français n'ont encore rien compris !

    Son compère Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et plus conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Le terme de rebelle pourrait jurer, s'agissant d'un combattant à dégaine de Monsieur toujours bien mis et cravaté, au dam de ses jeunes émules altermondialistes.

    Guevara02.jpgUn jour, de passage à Genève, Che Guevara fut le premier à la lui coller, sa cravate de rebelle. Alors que le jeune Ziegler révolutionnaire rêvait de suivre le Che à Cuba, celui qu'il avait voituré plusieurs jours durant dans sa petite Morris noire lui opposa cette rebuffade en lui désignant la ville du huitième étage de l'Intercontinental: "C'est ici que tu es né, c'et ici qu'est le cerveau du monstre, c'est ici que tu dois te battre"...

    Or le "monstre" n'en finit pas d'exagérer, et c'est ainsi que Jean Ziegler a plus que jamais raison d'en remettre une couche...

     

  • Jean Ziegler en vérité

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    Notes de l'isba (18)

     

    Mystères.- Quatre caisses scellées, sous l'appellation Affaire Ziegler, reposent aux Archives de la ville de Zurich où elles furent déposées après la mort de la philosophe Jeanne Hersch, en 2000. Leur contenu, verrouillé par le secret sur la volonté de la défunte, pourrait éclaircir le mystère lié à l'extraordinaire acharnement que Jeanne Hersch manifesta en 1976, au lendemain de la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans la campagne de dénigrement qu'elle mena, elle socialiste et prof de philo à l'Université de Genève, en sorte d'interdire la nomination de Jean Ziegler en cette même institution. Délation au plus haut niveau, affirmations mensongères sur le cursus académique de Ziegler et sa fiabilité "scientifique", insinuations des plus insultantes engageant frauduleusement des personnalités de haut vol (dont un Georges Balandier, spécialiste de l'Afrique, qui fut le premier à démentir), ont été surabondamment relayées par les médias de l'époque sans parvenir, finalement, à infléchir la décision finale du Conseil d'Etat, en février 1977, concluant à la nomination de Ziegler sur recommandation de l'Université.

    Hersch02.jpgAprès la mort de Jeanne Hersch, celui qu'elle avait conspué et voué à l'interdiction professionnelle lui rendait hommage en ces termes: "Pour moi, Jeanne Hersch reste, en dépit de ses inconciliables contradictions, une femme extraordinairement énergique, intelligente et courageuse qui aura fait honneur à notre université et à notre pays". Ainsi Jean Ziegler surmontait-il ses propres contradiction pour montrer son vrai visage d'homme non moins extraordinairement énergique, intelligent et courageux, auquel nombre de ses "ennemis" politiques rendent souvent un hommage relevant lui aussi du mystère. Ledit mystère est d'ailleurs omniprésent dans la vie de ce fils de bourgeois plutôt militariste en ses jeunes années, fils de protestants bernois austères converti au catholicisme et au marxisme non matérialiste, fasciné par l'animisme et pratiquant régulier, à Salvador de Bahia, du culte afro-brésilien du candomblé...

    Mystérieux, Jean Ziegler ne l'est donc pas moins que le comportement de Jeanne Hersch à son égard, probablement à rechercher dans les blessures originelles de la philosophe juive socialiste d'origine polonaise.

    Or le mystère côté Ziegler, défiant toute explication scientifique, se trouve bel et bien éclairé par l'ouvrage très documenté du journaliste économico-politique Jürg Wegelein, qui vient de paraître sous le titre de Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Clair et franc de collier, nourri sans fouillis par une enquête approfondie auprès des proches de l'intéressé, dans sa famille autant que dans les milieux politiques et universitaires, chez ses amis mais également chez ses adversaires, ce livre en impose par son souci d'équité et de vérité. Le résultat est un récit passionnant, qui recoupe un demi-siècle de nos vies à tous, des années 60 jusqu'aujourd'hui, dans la foulée du fameux rebelle.

     

    Des "questions d'éternité"... - Dans le chapitre des Frères Karamazov marquant la première vraie rencontre, personnelle, du jeune et pur Aliocha et d'Ivan, son aîné de cinq ans, celui-ci situe leur conversation comme au-dessus du monde ordinaire et des ses tribulations, au-dessus des têtes de leur vieux jouisseur de père et de leur frère Dimitri le passionné, parce que, dit Ivan, "nous, c'est les questions d'éternité que nous devons résoudre avant tout, le voilà notre souci"...

    Quel rapport avec Jean Ziegler ? Pas évident, mais bien réel, et le faisant plus proche d'une Jeanne Hersch que de beaucoup d'autres qui l'ont adulé. De fait, comme le rappelle Jürg Wegelin, qui aura plus souvent parlé avec lui de Dieu et de "questions d'éternité", au Café des Cheminots de derrière la gare de Genève, que de problèmes sociaux ou politiques momentanés, le Ziegler public et mondialement connu en cache un autre, plus secret, plus tourmenté, plus profond. De la même façon, chaque fois que j'ai rencontré l'auteur du Bonheur d'être Suisse, le livre qui nous a rapprochés personnellement une première fois, et plus encore dans ses lettres nombreuses ou ses téléphone, c'est de ce côté là, du côté des livres et des humains, du côté des "questions d'éternité" que j'ai perçu le "vrai" Ziegler, dont Wegelin a également raison de souligner le caractère souvent simpliste, voire caricatural, des interventions médiatiques, soumises le plus souvent à la nécessité, d'ailleurs légitime, de faire "passer le message".

     Czapski13.JPGZiegler en "homme nu" - Un souvenir personnel me revient, en lequel je vois également ce "vrai Ziegler". Un soir à Paris, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de le reconnaître, puis de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

    Dès lors les "pinailleurs" peuvent me dire ce qu'ils veulent de Jean le fou, comme je l'appelle avec toute mon affection non sans penser évidemment que sa folie en appelle à la vraie sagesse refusant ce qu'on appelle l'aliénation - je ne l'en aimerai que plus; mais j'aime aussi que Jürg Wegelin nous apprenne encore mieux , avec plus de détails, qui est cet homme et comment il vit, ses faiblesses sans doute et ses défauts mais aussi son incomparable présence au monde, sa femme Erica, sa secrétaire Arlette Salin et son fils Dominique (autre cinglé) sans compter tant de gens qui le connaissent bien mieux que moi quand bien même je nous sens, pour l'essentiel, sur la même ligne qu'Aliocha et Ivan les jeunes rebelles... 

    Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Favre, 172p.

     

  • Pensées d'hiver

    12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpgNotes de l'isba (15)

    De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne.

    Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.

    12654225_10208623853180625_6303800238126132029_n.jpgDu travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel est aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interrompre quand on en a goûté le plaisir et l'intérêt.

    Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.


    12661862_10208623853900643_6542641557322929106_n.jpgDe l'inattention.
    - Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme s'il n'y avait plus personne on s'en va voir ailleurs...

    Ou bien on s'exaspère, à la longue, de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?".

    Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...

    Ils en appellent tous à la reconnaissance, mais se sont-ils seulement reconnus eux-même, absolument uniques ?

    Images: l'isba d'été en hiver, dehors et dedans...

  • Notre maison

    Cabane.jpgNotes de l'isba (14)

    Un jeu de mots de Zinoviev. - Débarquant à Lausanne en 1977, le grand satiriste russe Alexandre Zinoviev, auteur notamment des géniales fresques des Hauteurs béantes et de L'Avenir radieux, gratifia son ami Vladimir Dimitrijevic, alias, Dimitri d'un jeu de mots bonnement inspiré en qualifiant sa maison d'édition, L'Age d'Homme, de "Nach Dom", notre maison en russe.

    Je n'ai pas encore déchiffré la dédicace (en russe également) du cher homme sur la page de garde des Hauteurs béantes (13e exemplaire de l'édition de tête sur Ingres vergé), mais je me rappellerai à jamais l'immense émotion ressentie à son arrivée en gare de Lausanne, avec son épouse et leur fille, et les centaines d'heures passées à lire ses livres et à les commenter par écrit ou avec des amis.

    Zinoviev4.jpgA ces souvenirs lumineux se mêlent des ombres. L'incroyable égocentrisme de Zinoviev. Sa façon de liquider toute la littérature russe contemporaine, à commencer par Soljenitsyne qu'il conchia jusqu'au dernier jour. Son anti-occidentalisme sommaire, pendant enragé de son antisoviétisme.

    N'empêche: je reprends n'importe quelle page de L'Avenir radieux, je me rappelle la voix de l'écrivain saluant au téléphone la naissance de notre première petite fille et je m'y retrouve: Nach Dom !

     

    Des nôtres ? - Je me le suis dit et répété maintes fois et cela m'a coûté, beaucoup: que je suis incapable de sacrifier ma liberté intérieure à une amitié qui me demande de trahir mon sentiment de la justice et de la vérité.

    Celui-ci m'a fait défendre longtemps les littérature slaves, et plus précisément serbe, pain quotidien de L'Age d'Homme, jusqu'aux limites du tolérable, lorsque l'Institut serbe devint officine de propagande.

    Mais ce n'est pas une raison politique qui m'a fait m'éloigner de "notre maison" pendant quinze ans: c'est un motif plus profond, lié à un rétrécissement de l'horizon que je voyais des fenêtres de L'Age d'Homme. D'une année à l'autre, l'expression "celui-là est des nôtre", que répétait le plus cher de mes amis de l'époque, a marqué pour moi le début d'une séparation.

    Dans le livre que nous avons écrit ensemble, Personne déplacée, Dimitri m'expliquait que ce qui caractérisait somme toute les auteurs de L'Age d'Homme était de se tenir toujours "à côté", et c'est ce que je continue, trente après, à faire dans mon isba de bois pleine des livres de L'Age d'Homme.

    Or ce "des nôtres" mes semblait par trop restrictif, autant que les notions à jamais honnies de "peuple élu", de "fille aînée de l'Eglise" et autres "Christ des nations".

    Bref je me méfie comme de la peste de l'hybris dans ses acceptions personnelle, familiale ou nationale, et voilà pourquoi j'ai préféré poursuivre mon chemin de traverse "à côté", du moins fidèle à la Maison Littérature échappant à tout chauvinisme et toute exclusivité, Nach Dom au sens universel.

    Plus pur que les autres ? Nullement. Aussi tordu, possiblement démoniaque ou lumineux autant que tous les personnages de Dostoïevski, tels mes amis disparus Dimitri, Zinoviev ou Haldas, à jamais présents en leur aura...

    LDimitri70001.JPG'île au trésor - Un jour qu'il était peu bien, dans sa maison sous les arbres des hauts de Lausanne, Dimitri me confia ce qu'il estimait un trésor: ce livre de Rozanov qu'il me disait "écrit pour vous", préfacé par Joseph Czapski et qui m'a suivi partout.

    Or je lis aujourd'hui, en marge des Frères Karamazov, le long chapitre de Rozanov consacré à Dostoïevski en me rappelant qu'une autre fois Dimitri m'avait parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges.

    Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

  • Dostoïevski romancier de l'absolu

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    Notes de l'isba (13)

    Connaissance par les gouffres. - Un préjugé débile de bourgeois repus voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus il faut admettre que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine. Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Karamazov (et j'ai hâte d'en parler bientôt avec mon ami youngster Quentin Mouron, qui en est à sa seconde lecture !), mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment, comme à l'âge approximatif du romancier à sa composition (FD est mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire...), de sonder vraiment les profondeurs psychologiques et spirituelles de ce roman-somme. Dostoïevski est le plus grand romancier qui existe en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus infâme des scélérats (l'ignoble et néanmoins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'aide beaucoup, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang, convoitant la même femme, autant que celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver, en premier lieu, les échos de cet extraordinaire roman traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.

     

    Powys.jpgLe "cinquième évangile". - John Cowper Powys, critique génial, du genre mystique païen, a consacré des pages incomparables de ses Plaisirs de la littérature (L'Age d'Homme, 1995) à Dostoïevski, en lequel il voit le plus grand romancier de tous les temps, que n'égalent qu'un Homère dans le poème épique et Shakespeare au théâtre du monde. Des quantités de livres remarquables ont été écrits sur FD, et le seul chapitre de la Légende du grand Inquisiteur, chapitre mythique des Frères Karamazov, a suscité des exégèses sans pareilles (La Légende du Grand Inquisiteur, paru à L'Age d'Homme en 2005, réunit ainsi des textes de six penseurs russes de haute volée, dont Rozanov, Berdiaev, Soloviev et Leontiev), mais Cowper Powys l'agnostique va jusqu'à comparer la passion dostoïevskienne à la passion du Christ au point de voir en lui un cinquième évangéliste...

    Crainte et tremblement. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie (Flammarion, 1966) où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon, pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce à les tenir à distance en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères...

    Dosto04.jpgNul roman contemporain ne vous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets éminemment révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait, toutes proportions gardées, en dire autant des romans de Fiodor Mikhaïlovitch qui disent "tout l'homme", du plus abject au plus lumineux...

  • Le sel des jours

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    Notes de l'isba (12)


    Au cours du jour. - Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe, on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins en moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…


    Ziegler.jpgViatique de l'amitié. – Je reçois une bonne lettre, ce matin, de notre Jean Ziegler national, qui me touche beaucoup : «Cher Jean-Louis, je viens de terminer la lecture de L’Enfant prodigue. C’est puissant et magnifique. Ta dialectique entre « moi l’un » et « moi l’autre » est formidablement efficace. Le poète et le léniniste…et tout cela dans un bonheur évident de vivre qu’on respire à chaque ligne. Ta langue est merveilleuse. J’aime aussi tes portraits – si sentis, inoubliables : Charles Ledru, Lesage – je les reconnais. Et puis les femmes : Ludmila, Galia, Merline, Lena. La beauté, la justesse de leurs portraits me fascinent. Reçois, cher Jean-Louis, ma vive, affectueuse amitié et ma profonde admiration ». Voilà qui fait du bien un lundi matin, même si ce fou de Jean attige la moindre en me taxant de « léniniste »…

    Ici et maintenant. - J’aime bien rester couché durant ces toutes premières heures du jour, à lire et écrire. On est là comme un bœuf dans son œuf, au vrai travail naturel et fluide, précis et détendu, intense et vif, à fleur de pensée et à la pointe de son expression, à fleur de réel. Et du coup je me rappelle la réponse de Ludwig Hohl à la question de savoir ce qu’est le réel. Je ne trouve plus à l’instant la page des Notizen, mais je me rappelle la substance de l’observation, selon laquelle le réel est cette chambre-ci et pas une autre, dans cette lumière de ce matin, en ce moment précis – ce lieu de n’importe où qui me permet de vivre, de lire et d’écrire hors de toute sollicitation extérieure, pour être mieux perméable, précisément, à cet extérieur que je vais ressaisir et tâcher d’exprimer.

    Image: Philip Seelen


  • Au bord du ciel

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    Notes de l'isba (11)

    De la clarté. – J’avais lu quelque part et noté que l’esprit ne créé pas mais qu’il rend clair, et c’est vrai que l’esprit a ça de bien et de bon qu’il éclaire l’objet, d’ailleurs même l’idée devient objet à la lumière de l’esprit, à commencer par cette idée que l’esprit « rend clair » que je retrouve ce matin dans ce livre de 535 pages à couverture blanche et bleu pâle, intitulé Notes ou de la non-réconciliation prématurée, avec un petit portrait photographique de l’auteur, Ludwig Hohl, en couverture, qui a la tête d’un poète des pays de l’Est dans les années 50-70  - l’époque même de la non-réconciliation politiquement entretenue – donc je reprends ce livre tissé de pensées éclairantes, je relis la note 23 du chapitre Ecrire dont l’exergue est de Karl Kraus (« le poète doit vivre davantage ? Mais c’est ce qu’il fait ! »), et je m’arrête ensuite à la note 26 où Ludwig Hohl écrit : « Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement ils sont plus assidus. Ils s’emparent de la chose, Nous sommes dans les choses comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau »…  Hohl2.jpg  

     De la réalité. – On sait, on sent très bien ce que c’est, mais on préfère ne pas la voir ou l’avoir trop souvent à l’esprit. Or je ne pense, ici à l’isba, dans cette sorte de position en promontoire au bord du ciel, littéralement qu’à elle. Céline disait qu’elle se réduit en somme à la mort et que tel est notre horizon, mais ça se discute. On peut tout, en effet, juger en fonction de nos fins dernières, qui sont le bout de la nuit d’une réalité purement physique, mais ouvrir une nouvelle fenêtre dans la paroi de l’isba ou dessiner les plans d’un petit clocher à venir, et dessiner la forme de la cloche, comme en Russie où l’herbe a repoussé depuis longtemps sur la tombe d’Oblomov, est aussi un aspect de la réalité plus que physique... La nature est aussi une bonne base continue – et quand je dis nature, à l’instant, je pense autant à la clarté de Voltaire qu’à la poésie de Rousseau.

    Bellini01.JPGPar les deux bouts. – Je lis en même temps Les foudroyés de Paul Harding, très émouvante chronique poétique des derniers jours d’un vieil original passionné par les mécanismes d’horlogerie, et l’admirable Enfance obscure de Pierre Péju, qui explore les multiples aspects de ce qu’il appelle l’« enfantin » dans la foulée de Walter Benjamin, de Kafka, de Victor Hugo et de divers autres auteurs qui ont éclairé  le clair-obscur de nos sources, sans compter évidemment ses propres plongées dans l'enfantin – et c’est approcher la vie par ses deux extrémités, souvent en consonance…

    Images: Photo JLK d'une nouvelle fenêtre à l'isba. Là-bas en enfance, dessin à la plume de Bellini.

  • Corps et biens

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    Notes de l'isba (10)

    Désordre et rigueur. - Mon ami Jean-Yves Dubath me disait l’autre jour, alors que nous savourions la langue de bœuf aux câpres du Café de l’Evêché, suave et poivrée comme notre conversation, que le désordre est en somme le fonds de l’activité créatrice, ainsi qu’il vient de le vivre lui-même en rebrassant les pages de son dernier roman sur Fassbinder, et comme il l’a aussi observé en lisant ces jours la correspondance de Dostoïevski; et c’est exactement ce que je me disais aussi, ces derniers temps où mon propre désordre annonce quelque chose de neuf. Rien là-dedans de la « bohème » pittoresque de l’artiste, mais la base même d’un travail de fou d’une minutie horlogère. Les carnets de Monsieur Ouine de l’immense Bernanos, les ateliers de Francis Bacon et de Giacometti, le bureau de Dumézil en sont quelques exemples, sans parler des travaux préparatoires de romans de Dostoïevski lui-même. Or il va de soi qu’écrire, peindre ou noter de la musique relève de la plus rigoureuse mise en ordre. Ainsi, celui qui entre dans un nouveau roman oublie soudain de mettre de l’ordre autour de lui pour se consacrer au seul ordre de La Chose.

    Débordement. – On ne sait pas, et on ne veut pas le savoir, dans le bordel de l’atelier, où commence et finit le corps de l’artiste. C’est ce qui me plaît dans Caravaggio – le dernier jour, de Bona Mangangu, ou dans L’Atelier de Giacometti de Jean Genet : c’est qu’on est à tout coup dans l’atelier poétique de réparation du monde, pour reprendre l’image du poète selon Francis Ponge, qui prend les choses dans son antre pour les réparer. Que Giacometti travaille en cravate ou que Lucian Freud se représente à poil  le pinceau brandi est égal : le corps est bien plus que le corps, mais il faut bien qu’il soit bien là aussi, et tout à coup je me rappelle le corps râblé, groupé, garçonnier de l’artiste vaudoise Lélo Fiaux dans son tablier ruisselant de la matière astrale de ses pinceaux, et ses toiles qui éclatent comme du Rouault, les beaux toreros (Jeannot l’Oiseau !) qui lui tournent autour comme des satellites - corps de femme-mec ou de mec-fée absolument débordé par sa matière…

    Construction. – Et songeant à tout ça, lisant en même temps Les solitudes mystérieuse de Pascal Quignard dont les séquences s’agencent comme celles d’un film rêvé, fluides et naturelles apparemment mais qu’on sent pensées-senties au millimètre près, comme la fine brume ou le fin crachin au moment où ils deviennent forme pure; relisant en même temps que celui-là La Valse aux adieux de Kundera et, alternativement, L’insoutenable légèreté de l’être, je me dis qu’il n’est aucune technique du roman qui puisse faire théorie sinon après tout ce désordre de préparation, tout ce micmac des corps, tous ces mouvements nocturnes et ces percées diurnes qui se filent sur tel rythme ou la ligne de  telle mélodie…

    Image: l'atelier de Francis Bacon. 

  • De la beauté

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    Notes de l'isba (9)

    De l'aspiration. -  Il a fait ce matin une aube toute pure à l’isba, toute belle rose et toute belle bleue, transparente, soyeuse, immatérielle, indicible et toute belle, toute bonne et toute vraie.

    J’aspire à la beauté. Telle est ma vérité. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je reste fasciné par les simulacres de la beauté, toujours en proie à une fantasmagorie remontant à l’adolescence, mais je sais que tout ça n’est qu’un leurre sensuel, la beauté n’est pas ça, la beauté n’est pas trouble, la beauté est ailleurs. J’aspire à la sagesse, non pas à l’ataraxie détachée mais à une sérénité vivante et bonne, à une forme de bonté paisible accordée à une paix intérieure excluant elle-même, non sans force et même violence, les simulacres et les consentements bas – j’aspire à cela, ce qui ne veut pas dire que je le vive sans trouble ni lutte. J’aspire à ma vérité. Je sais qu’elle est aussi dans cette lutte continuelle, et je le vis dans la difficulté comme je sais que le vivent à peu près toutes et tous.

    Marchands du temple.  – Ce que tu qualifies de beauté, ils n’y voient que des reflets illusoires, d’ailleurs tout dépend du critère de beauté, arguent-ils en invoquant les cultures variées, il y a beauté et beauté, et quand tu leur demandes ce qui les touche, eux, en matière de beauté, ils te répondent qu’ils n’ont pas travaillé la question, mais il va de soi que Rothko et Morandi les font vibrer quelque part, et puis ils restent à l’écoute, enfin ta ferveur un peu rétro les amuse, qui leur rappelle ces folles années  où le marché de l’art ne les occupait point autant.

    Mehr Licht ! -    Je veux voir le ciel, je veux le voir tout le temps, je vais donc mettre plus de  fenêtres à l’isba et de tous les côtés, cette moche masure va devenir la maison de verre d’où je verrai le ciel de partout jusqu'aux anges et vous verrez ce que vous verrez !

     

    Image JLK : L'aube à La Désirade. 

  • Les yeux fertiles

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    Notes de l'isba (8)

     

    Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

     

    Cingria8.JPGDe la joie. - Le vrai travail est producteur de joie. Non d’euphorie hagarde: tout le contraire. La joie est tout autre que le sot esprit positif des temps qui courent se réduisant à l’exclamation Super ! qui relance le nordisme selon Charles-Albert, c’est à savoir l’affectation de bonne humeur déterminée par un programme.

    La vraie joie ne se programme pas mais fuse du corps et de l’âme qui est un aspect subtil du corps, et c’est d’elle et de son énergie fulminante que procède précisément l’écriture de Cingria. Je la ressens dès les premières phrases de la Lettre à Henry Spiess. Immédiatement il y a là quelque chose de prompt, de vif, de savoureux, et c’est cette joie je crois qui m’a sauvé, en quelque sorte, à vingt-deux, vingt-trois ans, quand j’avais encore la tête enchifrenée de vapeurs marxiennes…

    Charles-Albert avait vingt-quatre ans lorsque, de Meskoutines, en février 1907, il écrivait ceci au très digne poète genevois: "Cet Arabe m'apporta un petit brasier et nous causâmes en nous chauffant. Il était extrêmement long et pâle, comme un Christ de mise au tombeau, avec une barbe noire bien plantée et des yeux noirs, posés sur deux virgules d'iode qui étaient ses paupières. Il portait un pantalon bleu et un burnous de mousseline. Il me fit voir l'organe, écrit en français, d'une société islamique moderne, dont il était membre et qui avait pour but de ramener au Coran pur l'islamisme obscurci par les pratiques grossières et superstitieuses des mahométans actuels"... 

     

     

    BACH. – Je ne sais plus bien qui, il me semble que c’est Enesco, disait que la musique de Bach nous rappelle que parfois l’homme est capable du ciel.

     

     

    Unknown-3.jpegAloïse fée timbrée. - Une féerie florale de roses et de mauves et de bleus tendres et de jaunes pâles et de verts pétales compose une toile de fond végétale qu’on dirait un décor peint et qui voit surgir les corps en gloire de solennelles créatures de cinéma ou d’opéra aux yeux pleins de bleu. C’est à la fois suave et terrible. Cela figure un univers de tea-rooms l’après-midi où de très douces rêveries de femme seules se combinent à des projets de meurtres ou de compulsions protectrices. Le Drame couve en coulisses, on le sait, mais sur scène on tiendra son rang décent. Une jeune fille a été trahie à l’origine. Le Prince Charmant n’a pas été à la hauteur. Un délire en découle qui passe par l’impossible ou presque: faute d’épouser civilement et religieusement le Seigneur trop lointain dans le ciel essentiel, on briguera la place de l’Impératrice à la droite de Guillaume II. Or tout cela s’illustre en beauté. La beauté prendra même l’ascenseur au moyen de fresques verticales reliant la terre basse et le ciel haut.  La beauté des couleurs va commander et il y en aura partout sur la feuille, sans une brèche permise au souffle gris de la mortifère platitude. Nulle place pour le prêt-à-porter gris ou l’aliment rapide  à goût de carton ou d’épices industrielles.

    aloise03.jpgL’art d’Aloïse, fébrilement sublimatoire, apparaît comme une réponse joyeuse et narquoise à la démentielle agression collective de la Société, au même titre, mais en moins intelligible, que l’écriture de Robert Walser - proche aussi du théâtre pictural d’Adolf Wölfli ou des visions poétiques de Louis Soutter...

     

     

    Image: Charles-Albert Cingria enfant; peintures d'Aloïse.

     

  • Retour aux sources

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    Notes de l'isba (7)

    Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

    L’usage de ce nom me revient sans référence, pur de son énorme charge historique de tradition spirituelle et délesté de toute implication politique ou sociale, que je ne refuse ni ne récuse pour autant. Dieu m’est ce matin la Personne absolue que le Christ incarne évidemment, mais là encore que de fatras d’interprétations et pour dire tout et son contraire, alors disons que Dieu est ce que je pourrais être absolument au-delà de tout ce que je suis, comme il est la lumière et l’aura de toute personne qui en est traversée, ou disons que Dieu et le Christ seraient la Parole absolue qui rendrait compte d’une humanité capable de l’entendre et qui n’en finit pas de faufiler son très mince rayon dans les ténèbres…

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    Musiques de Cingria.
    – Nous venons d’enterrer Dimitri, j’ai pensé au Christ byzantin d’Alexandre Cingria en assistant à l’office orthodoxe, Olivier Cingria est venu me serrer la main après la cérémonie et voilà : Dimitri ne verra pas paraître la suite en bleu et or des nouvelles Œuvres complètes de Charles-Albert dont la lecture fut notre première passion partagée, dès le début des années 70, et le prélude lumineux à notre amitié. Il me semble que c’est par Musiques de Fribourg que je suis entré dans le  labyrinthe harmonique du génial promeneur que je retrouve aujourd’hui par delà les eaux sombres.


    Cingria7.JPGDe la source. - La professeure Doris Jakubec, dans son Introduction professorale à la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, affirme d’emblée que, pour Cingria, « le monde est un théâtre », mais je ne trouve pas que ce soit aller à la source. D’abord parce que c’est cadrer le monde de manière artificielle et par trop construite ; ensuite parce que Charles-Albert ne s’est jamais borné au rôle de spectateur. Comme le peintre chinois il est lui-même dans le tableau. Toujours il est partie intégrante du décor, qu’il campe et ne cesse de déplacer en bougeant lui-même, et jamais le décor ne fait toile de fond et moins encore panorama. L’univers selon Cingria n’est pas un spectacle mais une donnée essentielle omniprésente au double caractère ondulatoire et corpusculaire dont le chant du poète découle en coulant pour ainsi dire de source. Cela saute aux yeux et à l’esprit et à l’âme dès ses premières lettres de tout jeune homme qui sont l’expression la plus immédiate et la plus lustrale de sa voix, laquelle voix n’est aucunement celle d’un acteur en posture de déclamation.

    De la voix et du chant. – Cette question de la voix est essentielle chez Cingria, qui module aussitôt un chant. Mais là encore il serait faux de supposer celui qui psalmodie dans la posture d’un récitant en déclamation. Charles-Albert a d’ailleurs signifié merveilleusement, à propos de Pétrarque, l’origine et la nature de cette voix. « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

    Images: Charles-Albert en son jeune âge, et croqué par Géa Augsbourg.

  • Vie et destin

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    Notes de l'isba (6)
     
    Mort de Dimitri. - Il est six heures du matin et je pense à Dimitri. J’imagine son corps gisant là-bas, Dieu sait où. Je pense à tout ce qu’il a été et à tout ce qui fut. Je pense à tout ce qu’il nous a apporté. Ma pensée entière est remplie par la présence de son absence. Je pressens que j’aurai beaucoup à écrire et à dire (à me dire) sur lui. Cette mort si brutale, si violente est plus à mes yeux que l’expression d’une aveugle fatalité : elle figure à mes yeux une conclusion qui, sous couvert d’absurde, comme celle d’Albert Camus, ressemble en somme à Dimitri. Dès que j’ai appris l’horrible nouvelle, j’ai pensé que cette mort avait la force d’un paraphe final. Je n’en parlerai à personne en ces termes, mais j’ai pensé aussitôt à cette fin comme un élément ressortissant au mystère de cette personne. En attendant, j’ai repris mon exemplaire de Personne déplacée dans lequel je vais remplir les blancs de nos souvenirs. Je me rappelle à l’instant nos premières rencontres au Métropole, vers 1970. Son ironie sympathique envers le petit gauchiste plus ou moins repenti déjà fou de lecture. Ses sarcasmes et son attention assez affectueuse, son intérêt à me voir me passionner pour Charles-Albert Cingria, découvrir sans son conseil le Croate Miroslav Krleza et le Serbe Bulatovic (je ne discernai alors aucune discrimination de sa part entre auteurs serbes, croates, bosniaques ou macédoniens), avant Pétersbourg de Biély, premier chef-d’œuvre publié à L’Age d’Homme.
     
    Dostoïevski.jpgDe nos fins dernières. - Etait-ce après la mort de sa mère ou après la mort de son père ? Je ne saurais le dire. Toutefois on était près d’une mort proche. Dimitri m’a dit alors qu’il venait de lire, avec saisissement, la Méditation devant le corps de Marie Dimitrievna, de Dostoïevski. Et tout aussitôt je me suis mis à la recherche de cet écrit qui m’a ramené à la question de toujours sur les fins de ce monde, le sens de notre vie et les formes de notre éventuelle survie.
    Dimitri est mort mardi dernier et je ne sais si j’aurai l’occasion de me recueillir devant sa dépouille, sans doute exposée selon l’usage orthodoxe, mais je n’ai pas besoin de me trouver physiquement devant lui pour me poser à l’instant cette question : aux fins de quoi tout ça, et quel sens si ça ne se transforme pas en vie éternelle, comme je sens un peu mieux chaque jour que, tout se trouvant raclé, selon l’expression de Ramuz à la fin de Vie de Samuel Belet, qui rappelle aussi le bilan de L’Education sentimentale, quelque chose reste cependant, peut-être, peut-être ouvert à la transfiguration par l’intercession du Christ, synthèse des synthèses de toute l’humanité en nous à en croire Dostoïevski.
     
    Czapski13.JPGLumières de Romanov. – Il n’était pas bien ce soir-là, il était mal fichu, il s’était enveloppé le cou d’une espèce de châle, nous étions à l’étage de la Maison sous les arbres, Geneviève était en bas avec le petit Marko, et à un moment il m’a dit : « À présent je vais vous donner quelque chose ». Je devais avoir vingt-cinq ans, je me sentais encore très jeune, il en avait trente-huit et me semblait très déjà vieux, il s’est levé, s’est rendu dans la pièce voisine et en est revenu avec un livre de la collection blanche de Gallimard petit format, fourré de papier pergamine comme c’était notre usage, et Dimitri me dit : « C’est pour vous, Rozanov est un auteur pour vous ». C’était La face sombre du Christ de Vassily Rozanov, avec la préface de Josef Czapski que j’ai rencontré peu après à l’occasion de sa première exposition à Lausanne, et depuis lors le nom de Rozanov a été pour moi l’une des lumières impérissables de mon ciel spirituel sous lequel a été scellé ce que j’appelle notre indestructible alliance, plus forte que toutes nos dissensions.

    Rozanov3.jpgRozanov ne m’a jamais quitté. Sa conception de l’intimité et de la voix modulées par l’écriture recoupe la mienne et ne cesse de la revivifier en dépit de nombreuses idées ou positions qui lui sont propres et que je ne partage aucunement, comme il en allait de mes relations avec Dimitri. La somme rozanovienne que représente Feuilles tombées, publiée à L’Age d’Homme en 1984, me suit partout et je sais à l’instant qu’à l’ouvrir je trouverai ce que j’y cherche comme à l’état de murmure à moi seul destiné, et c’est exactement cela, page 398 : « Remercie chaque instant de ton existence et éternise-le »…  

  • Au pain et à l'eau

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    Notes de l'isba (5)

    Ce bout de pain. – Dans la pénombre veloutée, mon corps mortel se penche sur la vitrine qui s’éclaire alors et révèle ce morceau de pain sec posé sur un mouchoir blanc, et mon âme immortelle  s’incline à son tour en pensant aux millions d’humiliés et d’offensés que rappelle cette relique d’un camp de prisonniers semblable à tous les camps du terrible XXe siècle et de ce XXIe siècle déjà lourd à 11 ans de tout ce poids qui ne cesse de peser partout.


    Cette vitrine magiquement éclairée se trouve dans la salle d’exposition souterraine de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, au milieu du quartier très huppé de Cologny ; ce bout de pain a échoué sur la grève des milliardaires de ce pays comptant au nombre des plus nantis, et je pourrais en concevoir une pensée grinçante – penser par exemple que cette exposition aurait dû être présentée en priorité aux jeunes Russes, comme l’a sans doute espéré Natalia Soljentitsyne -, et puis non : je me dis que tout est bien.


    Isba13.jpgJ'écris ces mots dans une espèce de baraque décatie, au bord du ciel mais d’aspect tout semblable à celles de Buchenwald ou du Goulag, je ne suis qu’un doux rêveur à la Illia Illitch Oblomov et n’ai jamais souffert en ma vie de privilégié que de sentiments sentimentaux, cependant je recueille ce vestige de lumière éternelle que représente à mes yeux ce bout de pain de rien du tout - et de tout ça je remercie Dieu qui n’existe pas sauf à l’instant d’être reconnu dans ce morceau de pain sec dont l’image sera mon icône de ce matin, mon mandala et mon tapis de prière...

    1394294897.jpgLa bonne mesure.  – La lecture de Gustave Thibon me fait du bien, comme le pain ou l’eau claire. Pas besoin de plus, ou s’il y a plus, car il y a forcément plus et d’un peut tout, je me connais, la base de cette présence paisible et lucide, sensible, aimante, me reste un port d’attache depuis ma vingtaine lointaine, et qu’on le dise réac ou catho souverainiste m’est bien égal à moi le huguenot de moins en moins croyant mais de plus en plus chrétien au sens évangélique paléo d’avant Rome et les sectes, estimant que Thibon Gustave le philosophe paysan n’est pas plus de droite ou de gauche que le pain et l’eau claire.

    Monsieur Sénèque. – L’ayant rencontré à un âge déjà pas mal avancé, notre chère K., mère de ma bonne amie à qui je l’avais recommandé en lui offrant ses Lettres sur l’amitié, avait fait de Sénèque son conseiller personnel dont elle me donnait volontiers des nouvelles après avoir « échangé » avec lui dans tel jardin public ou dans tel café et, souvent, sur le bateau d’Evian où elle allait respirer plus largement en douce France d’en face.


    4169582830.2.JPGCelui qu’elle disait « ton Monsieur Sénèque » était, à ses yeux, un penseur réellement fréquentable, qui ne mettait pas de majuscules à ses pensées ni d’italiques à ses sentiments, un sage franc du collier, lucide et prudent, mais pas éteignoir pour autant, pour ainsi dire un type bien…  

    Images: morceau de pain conservé par un prisonnier du goulag, emporté en Occident par Soljenitsyne quand il fut chassé d'URSS, en février 1974; homme seul sous le ciel plombagin;  Notre amie K.

  • Ceux qui restent à l'écoute

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    Celui qu'on traite de lecteur en série / Celle qui se tient au courant alternatif / Ceux qui sont incompétents par manque de sources et de ressources / Celui qui est devenu meilleur localier à fréquenter les mauvais lieux /Celle qui a tout appris sur le tas et plus encore sur le tard / Ceux qui deviennent bons parmi les méchants / Celui qui est né méchant dans un entourage de bons et s'est amélioré alors que son frère né bon l'est resté mais les cousins ça dépend / Celle qui était plutôt hétéro avant Jessica et qui s'est découvert un instinct maternel quand Jessica a choisi de se faire faire un enfant par insémination anonyme / Ceux qui sont sans domiciles mais pas sans idées fixes / Celui qui avait un fort préjugé contre les séries américaines jusqu'à se mettre à l'écoute de The Wire / Celle qui te souffle l'idée de la série The Panoptical World / Ceux qui inventent le roman sériel / Celui qu'on dit l'Omar de son quartier, autrement dit: le Robin des Bosquets / Celle qui a de la peine à nouer les deux bouts de chous / Ceux qui scénarisent les affects significatifs / Celui qui pense que le for intérieur est un forum de réminiscences / Celle qui d'un coup d'aile se sort du Labyrinthe /Ceux qui cherchent à retrouver la tonalité de leur première enfance / Celui qui se dirige à l'émotion ou en brasse coulée dans la vasque aux fluides / Celle qui disait écrire "à la force du rêve" / Ceux qui pratiquent la "pensée rêvante" / Celui qui croit écrire alors qu'il ne fait qu'écrire / Celle qui nettoie l'encre des draps en faisant ta lessive / Ceux qui ne feront jamais de taches / Celui qui n'écrit que par mécrit / Celle qui coupe son jardinier en deux pour voir ses fleurs dedans / Ceux qui se croient simples comme bonjour en ignorant l'au revoir qu'ils contiennent / Celui qui cherche l'"idée vraie" dans le fatras des vérités d'emprunt / Celle qu'on dit "hors sujet" depuis qu'elle est sortie de ses langes / Ceux qui ont perdu l'enfant sur la table et d'autres qui l'ont laissé dessous / Celui qui pense que la monade inclut la limonade et pas l'inverse enfin pas souvent / Celle qui recopie scrupuleusement cette phrase du Journal de Julien Green du 15 juillet 1956 donc l'année de l'insurrection hongroise: "Le secret c'est d'écrire n'importe quoi, c'est d'oser écrire n'importe quoi parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses importantes" / Ceux qui ont découvert Adrienne Mesuratgrâce à Walter Benjamin et Walter Benjamin grâce à un très vieux cordonnier de Collioure ami d'Antonio Machado / Celui qui palpe le corps de la mémoire de ses doigts d'aveugle / Celle qui se dirige à la douleur sans trembler vu qu'on a sa fierté chez les Bantous / Ceux dont la mémoire fêlée se réparera comme il en va des pots de chambre de porcelaine ou des Pontiac vintages / Celui qui prend conscience des "petits perceptions" chères à Leibniz se rappelant le toucher de la toile écrue de la chemise de son père sur son lit de mort /  Celle qu'envahit l'immense tristesse du jeune Michael entraîné dans la spirale du meurtre après s'être vengé de son beau-père violeur et qui la regarde fixement à la fin de la bouleversante séquence de la cinquième saison de la série The Wire/Sur écoute / Ceux qui constatent que la télé peut revigorer le cinéma mais c'est rare / Celui qui s'est embarqué dans un livre qui avance come un paquebot sur une mer qui reflue / Celle que frappe le poignard de glace d'une parole qui fond en elle mais que jamais elle n'oubliera / Ceux qui n'ont pas le temps de lire Proust vu qu'ils estiment qu'il n'a pas pris la peine de leur écrire par lettre recommandée / Celui qui lance une fausse enquête pour mener la vraie / Celle qui écoute l'autre l'écouter tandis que leurs deux coeurs battent un peu plus vite / Ceux qui veulent être reconnus mais pas comme on croit /Celui qui n'aspire qu'à la reconnaissance de l'autre en tant que tel avec ou sans bretelles / Celle qui ressent tout à la vitesse des tours de magie / Ceux qui s'interrogent sur la symbolique des notations musicales et le mystère soluble des pots cassés / Celui auquel on a dit qu'il n'était "rien qu'un petit garçon" il y a soixante ans de ça et auquel on dit aujourd'hui qu'il n'est "rien qu'un petit vieux" / Celle qu'on prétend née violoniste ou née femme de ménage selon le quartier et l'immeuble / Ceux qui se retrouvent dans la peau de celui qui écrit sans être sûrs de l'être", etc.

     

    Dorra02.jpg(Cette liste a été établie au fil de la lecture alternée des 60 épisodes des 5 saisons de la série The Wire/Sur écoute et du dernier livre de Max Dorra intitulé Lutte des rêves et interprétation des classes paru à L'Olivier)             

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  • À l'écart

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    Chroniques de La Désirade (34)

     

     

     

        

    À distance. – Le moindre recul, et le moindre bon sens, aussi, suffisent à replacer ce que les médias appellent ces temps « une tragédie française » au rang de fait divers nauséeux, exalté par un mélange de curiosité vorace et de moralisme à la petite semaine.

    Désirade77l.JPGLa nature qui nous entoure ici reste le lieu de tous les carnages, pas un instant je ne l’oublie, pas plus que l’instinct prédateur de l’homme et sa passion morbide, mais la nature ne dore pas la pilule, la nature reste ce qu’elle a toujours été dans son indifférence absolue et son étrangeté splendide qui me font retrouver ici, dans cette espèce de cabanon au bord du ciel, l’humilité sereine de l’homme des bois selon Thoreau ou l’équanimité de Pascal entre ses deux infinis, entre le cendrier et l’étoile – et voici le fermier du dessus se pointer pour m’annoncer qu’il a dû couper l’eau que j’ai captée à sa fontaine vu que « ça manque » ces jours…

    Kundera77.jpgIdiots utiles. – Il faut (re)lire La Vie est ailleurs de Milan Kundera pour mieux réévaluer, aujourd’hui, les mécanismes de la fascination exercée, sur les intellectuels, par le Pouvoir, à côté de cette autre observation fondamentale sur le fait que de doux poètes, tels un Eluard ou un Aragon, en soient arrivés à louer les mérites d’un Staline.

    Or ce qu’il y a remarquable, chez Kundera, c’est que l’explication de ces phénomènes passe par l’implication existentielle la plus nuancée et la plus fine, où l’évolution des protagonistes – à commencer par le jeune poète Jaromil, qui va basculer dans le stalinisme – se module en phase avec celle du milieu familial (l’inoubliable portrait de Maman, la mère invasive, ou l’oncle réactionnaire bientôt « épuré ») et de la société bouleversée par l’Histoire en marche.

    Le roman met en scène la société tchèque du début des années 50, mais ses observations n’ont rien perdu de leur pertinence, et la lumière qu’il jette sur la catégorie des idiots utiles, ainsi que les appelait Lénine avec son cynisme habituel, vaut encore pour nombre de larbins de l’intelligentsia de gauche ou de droite.

    Girard7.jpgSauveteurs. - Contre le romantisme et son mensonge récurrent, notamment en littérature, tel que René Girard l’a isolé (au sens pour ainsi dire scientifique, comme il en irait d’un virus ou d’une bactérie) et décrit par le détail dans Mensonge romantique et vérité romanesque, contre cette flatterie « jeuniste » qui exalte la rébellion pour la rébellion ou la nouveauté pour la nouveauté, la notion de bon génie de la Cité m’a toujours été chère, au dam de mon propre romantisme, que je retrouve avec reconnaissance chez les écrivains ou les penseurs que Léon Daudet, par opposition aux Incendiaires, appelait les Sauveteurs. 

     

    Mais ces catégories critiques sont rarement pures en leurs critères. Il y a par exemple, dans la bonne volonté hygiéniste du docteur Destouches, le germe du racisme qui fera dérailler le Céline des pamphlets, de même que l’idéal de justice et d’équité des premiers révolutionnaires a nourri les pires déviations de la terreur et du totalitarisme.

    ferdinand_hodler-Sunset-at-Lake-Geneva--1915.jpgimages.jpegDe la peinture-peinture. – C’est en repassant par les bases physiques de la figuration qu’on pourra retrouver, je crois, la liberté d’une peinture-peinture dépassant la tautologie réaliste. Thierry Vernet y est parvenu parfois, comme dans la toile bleue qu’il a brossée après sa visite à notre Impasse des Philosophes, en 1986, évoquant le paysage qui se découvre de la route de Villars Sainte-Croix, côté Jura, mais le transit du réalisme à l’abstraction est particulièrement lisible et visible, par étapes, dans l’évolution de Ferdinand Hodler. Nous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur. De là mon sentiment qu’un Simone Martini ou un Uccello, un Caravage ou un Signorelli sont nos contemporains au même titre qu’un Bacon, un Morandi ou un De Staël…

    Images : La route de Vufflens-la ville, huile sur toile de Thierry Vernet ; Milan Kundera; René Girard; peintures de Ferdinand Hodler.

  • Avant l'aube

    55376896.jpgNotes de l'isba (2)

    Génies toqués. - Le vrai travail est le meilleur avant l’ouverture des guichets, avant que les oiseaux ne prennent le relais des grillons, dans le silence chaste précédant les glossolalies, avec cette présence encore du sommeil et de ses fantômes en leur théâtre d’extrême intimité souvent incongrue mais non sans humour, à fleur de mots à peine exprimables et surtout pas dans le langage de Freud (sauf quand il délire) et de ses bandes sectaires.

    40_lg.jpg2768787831.jpgimages.jpegDe là mon attachement aux  peintres un peu dingos genre Adolf Wölfli (1864-1930), grand obsédé à trompettes de papier dont les mots ne peuvent rien nous dire quoique le cherchant en discours véhéments rappelant ceux de l’autre Adolf timbré, alors que ses images nous atteignent et nous traversent et nous hantent comme des visions d’enfance quand le Méchant rôde autour de la maison et que c’est si bon. De même l’écriture très matinale, au nid, est-elle une bonne voie ouverte aux « forces intérieures » dont parle Ludwig Hohl, cet autre toqué.

    louis-soutter-trois-tetes-tropiques.jpg3311155934.2.jpgLe moindre trait, j’entends : la moindre amorce de ligne, et les hachures, les réseaux et les résilles, les griffures et les morsures – les traits tirés de Louis Soutter (1871-1942) me touchent indiciblement, comme personne en gravure sauf peut-être Rembrandt dans ses moments de plus libre abandon, ou Goya bien entendu (je veux dire le Goya vraiment déchaîné), ou Soutine qui ne dessine que par la couleur – mais tout Soutter et jusqu’aux doigts, Soutter qui se met à dessiner de la main gauche quand la droite est trop habile, Soutter Louis de Morges à Ballaigues et sans commencement ni fin, Soutter en sa présence exacerbée par la douleur transfusée en foudre de beauté…

    Louis Soutter construit sa cabane d’encre dans les bois de la ville-monde, et la prudence requise pour le suivre doit être vive car ses câbles de soutènement sont électrifiés et l’on se signera en passant devant les croix que forment les échafauds et les échafaudages portant ses Christs et ses femmes de désir.

    Or, du fond de mon rêve d’avant l’aube, ce même désir de cabane follement présente au cœur de ma ville-monde me poursuit en dépit d’une vie encore mille fois trop soumises aux « forces extérieures ». D’où mon recours magique aux petites fées en robes de soie salivée par les fines fines araignées du soir (espoir) et du matin (mutin) qui inspirent le salut de Guido Ceronetti (Ho visto un ragno / nella gioia mi bagno) , les petites filles en fleur ici piégées dans les rets de Soutter l’obscur.

    De l'obscur. – Le seul fait d’écrire le mot OBSCUR me rappelle la scène du roman de Thomas Hardy qui évoque l’émerveillement du jeune protagoniste, la nuit sur la colline dominant son village natal, à scruter là-bas les lueurs de la grande ville.

    Nous c’était les soirs de match, de l’autre côté des hauteurs boisées de notre ville, la clarté bleutée du stade éclairé dans la nuit lausannoise et la clameur annonçant que les nôtres avaient marqué. Mais de quoi nous réjouissions-nous donc dans notre obscurité ?

    De la retenue. – Notre confrère Georges Baumgartner, au 59e étage du Club de la presse étrangère, à Tokyo, me disait que le journaliste nippon ne dit ordinairement que le 20% de ce qu’il sait.

    Or je me reproche, pour ma part, de ne pas dire non plus tout ce que je sais ou que je pense, ma réserve représentant un bon solde de 20% au titre de la crainte de faire trop de vagues, du respect humain ou de la conscience aiguë du relativisme de tout jugement, du mépris pour les faiseurs qui se passe volontiers de commentaire, ou encore de la paresse, de l’indifférence et d’un je m’en fichisme « métaphysique » de plus ou moins bon aloi…

    Images: L'isba vue d'en haut et le lac Léman; Adolf Wölfli et ses peintures; dessins de Louis Soutter.

  • Decrescendo dolcissimo

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    Au niveau du groupe nous nous étions cooptés selon des critères purement contrapuntiques, en évitant cependant le mec trop à droite ou la nana coincée. L’idée de jouer de nos corps était inscrite dans le contrat tacite, mais on n’allait pas donner pour autant dans l’échangisme à la trouduc.

    Jamais, d’ailleurs, nous n’avons cherché le scandale. Si le public venait de plus enplus nombreux à nos concerts, rien n’était calculé de notre part, ni les préliminaires ni la conclusion.

    Lorsque la maladie a fait du septuor un quintet, puis un trio, c’est assez naturellement que la gravité et la mélancolie se sont substituées, dans nos interprétations, à la sensualité radieuse qui avait établi notre célébrité.

    Enfin là, si vous le voulez bien, vous la bouclez un moment, j’veux dire : vous vous taisez, vous faites silence, vous la fermez juste le temps que nous écoutions ce que Franz Schubert a écrit rien que pour nous deux, rien que pour elle et moi - rien que pour vous tous et nous tous qui sommes encore là.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • La surveillante

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    Cela se sait maintenant de quelques-uns, mais on a garde de ne pas l’ébruiter : pas que ça merde.

    Quand elle nous a mis au premier rang, les grands, pour nous avoir à l’œil à ce qu’elle disait, et qu’elle a commencé ses fouilles au corps, il y en a qui n’y ont vu que du feu, mais elle a compris que j’avais compris et c’est pourquoi son regard se faisait si grave quand elle m’emmenait derrière le paravent. 

    Du jour où elle a rougi en touchant soudain le manche de couteau que j’avais dans la poche de ma culotte de peau, , et que je l’ai fixée aux yeux, elle a deviné que je ne dirais rien, et c’est alors qu’a commencé le jeu de me retenir après les heures de retenue, avec deux autres du même bois serré.

    Or tu sais que je ne dirai rien, Demoiselle, ça  t’es tranquille. Deux des moyens ont cafté à ce qu'on dit, mais quelle preuve en ont-ils ? Et quant à mes deux compères, pas de souci non plus  vu  que nous venons tous les trois de Soues-dessus.

    Et de toute façon, Demoiselle, qui prêterait le moindre crédit à trois voyous qui sont pour ainsi dire abonnés à la colle du jeudi ?

    Image: Soutine 

    (Extrait de La Fée Valse)