
Lettres par-dessus les murs (44)
Ramallah, le 10 juin 2008
Hier, nous étions quelques hommes invisibles à boire force café turc et tabac américain (en arabe, le narguilé ou la cigarette se « boivent »), et Qaïs se tenait le front, comme à son habitude quand ça ne va pas fort. Cette fois-ci c'était à cause de sa copine israélienne, avec qui il s'est fâché, et à cause d'Hannah Arendt, avec qui il reste en très bons termes, mais dont malheureusement il ne trouve pas assez de livres traduits en arabe. C'est la tragédie de Qaïs, qui serait la tienne si tu étais palestinien, ou jordanien, ou syrien : il s'use les yeux à lire, matin, midi et soir, mais ne trouve jamais assez de pages à se mettre sous les lunettes. Apollinaire, me dit-il, Apollinaire, il en a tant entendu parler, mais pas moyen de mettre la main sur Apollinaire ici. Si l'on présente souvent la littérature arabe comme baroque, fleurie, abondante, il faut avouer que l'édition arabe est plutôt minimaliste, pour reprendre tes catégories : on y publie au compte-gouttes, en tirages limités, on a traduit autant vers l'arabe en un millénaire que vers l'espagnol chaque année, dit un rapport tristement célèbre des Nations-Unies.
Voilà qui donne envie de se tenir le front, ou de boire une grosse gorgée d'autre chose que du café, parce qu'on a beau parler de la beauté des cultures orales et de la pratique quotidienne de la poésie qui fleurit ici, ce manque de livres dans le monde arabe implique, sous-entend, provoque une misère intellectuelle et académique riche de conséquences (ne serait-ce que politiques, si l'on voulait voir le monde par la lorgnette du conflit israélo-palestinien).
La censure y est pour beaucoup, qu'elle soit populaire ou étatique, et surtout la diversité des censures, qui entrave l'activité éditoriale arabe. La religion aussi, sans doute : quand on croit vraiment avoir chez soi Le Livre, celui qui contient ce monde-ci et celui d'après, écrit par l'Auteur suprême, l'acquisition d'autres bouquins présente un intérêt tout relatif – c'est ce que me dit un ami de Qaïs, le Docteur, venu nous rejoindre. Tout de même, insiste Qaïs, Hannah Arendt c'est important, pourquoi diable ne trouve-t-on pas Hannah Arendt à Ramallah, et le Docteur de hocher la tête, certes c'est important, mais dis-moi, c'est important pour qui, combien de personnes ici ont envie de lire Hannah Arendt, ou Apollinaire ? J'aimerais les rassurer sur l'état de leur chère Palestine : lors de mes séjours dans la banlieue qu'habitent mes parents, en Alsace, j'ai du mal à trouver Le Monde chez les buralistes, alors va trouver Hannah Arendt, dans la petite librairie, entre trois best-sellers et dix livres de cuisine. Mais c'est un fait, ici plus qu'ailleurs la lecture est réservée à une toute petite élite, celle du Coran exceptée. Il en va tout autrement au Bangladesh, musulman aussi : les livres d'occasion s'entassent jusqu'au plafond des échoppes et occupent des kilomètres carrés, au sein du marché central de Dhaka, et le long des embouteillages, de petits vendeurs à la sauvette passent de voiture en voiture pour vous proposer des copies pirate du Da Vinci Code ou des mémoires d'Hillary...

La Désirade, ce 12 juin, soir.
Mon cher Nobody,
Pardon de mettre tant de temps à te répondre mais je suis très occupé ces jours, surtout à ne rien faire que ce que j’aime. En tout cas je ne lis pas Hannah Arendt, dont je dois avoir la plupart des livres traduits en français, mais que je n’ai pas lus pour la plupart. J’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, mais il me semble en savoir assez par ce qu’on m’en a dit pour me faire une idée de ce qu’elle dit, sans la lire forcément, même si ça ne se fait pas de ne pas lire Hannah Arendt. Si j’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, c’est probablement parce que les gens que je respecte respectent Hannah Arendt. Je ne suis pas sûr que tous l’aient lue, mais au moins ils l’ont à portée de main et se trouvent ainsi parés, si j’ose dire. Par ailleurs, aucun imbécile ne m’a dit jamais dit de mal d’Hannah Arendt, et c’est encore un signe qu’il faut respecter Hannah Arendt. Hannah Arendt te garantit à toi aussi le respect, et ça c’est cool : tu cites Hannah Arendt dans une soirée : tu marques un point. Il n’y a pas tant d’autres penseurs ou écrivains qu’il suffit de citer, « comme disait Hannah Arendt », pour marquer un point aux yeux de gens qui n’ont sans doute pas lu plus de livres d’Hannah Arendt que toi, mais qui la respectent comme tu la respectes.
Pour Apollinaire, je dois avoir tout Apollinaire, et j’ai appris deux trois poèmes de lui par cœur à l’adolescence, mais je crois bien que je m’en suis tenu là, et je ne saurais dire qu’Apollinaire me manque à l’instant.
Ce qui me manque, ce serait plutôt la prison et une Bible ou un Coran : voilà la concentration dont je rêve à l’instant. Ou plutôt, j’aimerais bien n’avoir que mon livre à écrire sur la table, n’était-ce que pour démériter un peu moins aux yeux de notre fille puînée qui me demandait un jour, devant les milliers de livres de ma bibliothèque, au lieu du sempiternel « et vous les avez tous lus ? », « papa, tous ces livres, mais c’est toi qui les a écrits ? »
Enfin, il va de soi que je compatis avec Qaïs, auquel je suis prêt à offrir tous mes Arendt et tous mes Apollinaire s’il nous trouve un passeur, mais il est une chose que je préférerais faire ce soir avec lui, autour d’un narguilé, et ce serait de lui raconter ton premier roman, sans lui dire que tu en es l’auteur.
Et me vient une idée : tu sais que notre fille aînée vient de passer sa licence en arabe. Tu me vois venir ? Tu trouves que la Palestine manque de livres, alors ne perdons pas de temps. La dernière fois que j’étais dans les pays arabes, divers jeunes gens m’ont proposé le troc : vos filles pour combien de chameaux. J’étais trop cher, et surtout ils manquaient d’imagination dans leur façon de négocier. Or je le sais : notre fille, qui dispose désormais d’elle-même ( !) ne te vendra pas sa traduction pour trois cents chameaux : il faudra lui raconter une histoire…
Image : Michelle, Liz Gribin

Si le roman de Philippe Rahmy pose, comme on le verra plus loin, des problèmes de vraisemblance au niveau de son ancrage dramatique dans la réalité, Allegra rend un son, pourrait-on dire, qui fait écho à notre époque à la façon d’un cauchemar. 




Pour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
Ce soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.



















Les ânes nous sont revenus de la même façon hier, suivant de quelques jours l’éclosion des narcisses et précédant d’autant la lune de mai. La terre tremble au loin, les ânes chinois en pâtissent, mais cette année nous en aurons trois nouveaux à La Désirade qui n’ont rien à craindre : il est helvétiquement établi que la Terre ne tremble qu’à l’étranger. Ils se livrent donc en toute placidité à leur job d’ânes au pré : ils mâchent leur chewing-gum d’herbe en te matant avec l’air de te dire qu’ils ont tout leur temps. On les dirait aussi bien dans le bleu du Temps.
Antonio Rodriguez est né à Lausanne en 1973. Etudes de lettres à Lausanne et Paris. Il a publié deux recueils de poèmes, Saveurs du réel (Empreintes, 2006), En la Demeure (Empreintes, 2007), et de nombreux textes dans des revues suisses et européennes. Mène également une activité de critique universitaire avec des essais : Le pacte lyrique, Modernité et paradoxe lyrique: Max Jacob, Francis Ponge. Son écriture de création le porte également vers des formes interdisciplinaires, notamment avec l'image et la peinture, ou le renouvellement du roman photographique, dans Le Dépôt des rêves (Jean-Michel Place 2006) et une collaboration avec la plasticienne vaudoise Catherine Bolle (Ce qui, noir, prend souffle, Traces 2007). Il réside actuellement en France où il mène à bien l’écriture d’un essai et d’un nouveau recueil. Un nouveau recueil vient de paraître chez Tarabuste, sous le titre Big Bang Europa. Présentation à venir incessamment sous peu.









Ce n'est qu'à la fin de cette année-là que j'ai compris que Poe n'allait jamais se coucher, je l'ai surpris qui picolait dans sa chambre en regardant la nuit par la fenêtre ouverte, et dans un fauteuil enfumé, dans le coin, il y avait Mallarmé, et les deux salopards causaient ensemble toutes les nuits, quand ils s'étaient enfin débarrassés de l'étudiant et des ses questions idiotes.
Plus important : le chien du doreur ne se nomme pas Pierrot mais Poulou, enfin je dis Poulou pour égarer ceux qui se plaisent au jeu des identifications, ces ennemis avérés de la littérature. Quant au cybercat, il va de soi que ce n’est pas le chat du sac : c’est un angora noir et blanc tout semblable à mon adorable Gogol d’il y a bien des années, qui me revint un jour (j’habitais alors dans une espèce de ferme en bordure de champs de blé) se traînant sur quatre pauvres moignons après avoir été amputé de ses pattes par une faucheuse. J’en aurais chialé, mais j’ai dû le conduire au plus vite au refuge animalier voisin, pour le soulager définitivement. Une chose reste exacte dans mon premier petit rapport : le griffon.
Les quais de Vevey, cependant, sont plutôt féminins de tonalité, ou disons qu’ils ont quelque chose d’aquarellé (je ne tarderai d’ailleurs à sortir mes godets) et de tchékhovien, surtout en fin de journée et avec, ces jours, la dernière neige ourlant les créneaux de Savoie. Les gazons sont entretenus et plus encore, mais des jeunes filles n’hésitent pas à les joncher de leurs corps délicats. Quelques cyclistes point impatients zigzaguent entre de vieilles Anglaises se rappelant que leur cher Henry James a passé par là et que, quelque pas plus à l’Ouest, au balcon du château de l’Aile dont je te reparlerai, Paul Morand faisait tous les matins sa gymnastique nordique, torse nu et méthodique en son caleçon aussi joliment plissé que sa phrase. Bref, entre Vladimir Nabokov (à Montreux), Eric Ambler et Noël Coward (aux Avants) ou Ernest Hemingway (vallon que surplombe La Désirade sert de dernier décor à L’Adieu aux armes), Kokoschka (Villeneuve, où vécut aussi Romain Rolland), nous sommes ici bien entourés au point de nous croire au cœur du monde. C’est d’ailleurs exactement ça que je ressens en mon Atelier, mon cœur est ailleurs mais je suis ici au cœur du monde…


Celui-ci, que j’ai déniché pour 300 francs par mois dans la vieille ville de Vevey, à cinquante mètres d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, et qui se réduit à une chambre donnant sur une cour à ciel ouvert, précédée d’une piécette d’entrée pavée de brique rouge sang de bœuf pourvue d’un évier de pierre à robinet d’eau froide, ce lieu absolument serein à la douce lumière sera ma thébaïde. J’y installe 7000 livres et mon chevalet, rien d’autre, si : un fauteuil à bascule pour lire. Autant dire le monde au cœur du monde, mais loin des rumeurs du monde, et d’autant plus que le réseau Swisscom est coupé net à la porte de la vieille maison dont le parterre est occupé par l’atelier d’un encadreur-doreur, gardé par le chien Pierrot à foulard libertaire, secondé par le chat Cybercat. Tout un autre monde déjà, que je te raconterai en alternance avec ton Amman et ton Bangladesh.
Dans le jeu des coïncidences, figure-toi qu’une grande et belle édition récente d’Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru à la Table Ronde l’an dernier, se trouve déposée depuis hier sur le manteau de la cheminée désaffectée de l’Atelier. Plus précisément, il s’agit du recueil des premières et deuxièmes épreuves avec les corrections manuscrites de Mallarmé, complété par un commentaire détaillé de Françoise Morel, la propriétaire de l’ouvrage. L’objet contient, entre autres, le poème en l'état de sa parution dans la revue Cosmopolis du 4 mai 1897 et un texte repris en préface à la première édition en volume. Françoise Morel précise : «Les observations qui suivent n'ont pour objet que l'évocation de possibles, multiples et variables interprétations symboliques. On ne trouvera donc pas une clé ou des clés, mais de nombreux chemins, parfois de traverse, des carrefours, peut-être avant tout une rencontre, une ouverture, un horizon. Et qui mieux que Mallarmé pouvait nous conduire… »







Donc, dans l’immédiat, je vais plutôt revenir en Autriche. Tu me vois venir avec cette autre folie ? Alors tiens-toi bien : moi aussi je la voyais venir, l’histoire de l’attentionné pépère. J’en ai senti l’odeur abjecte dès mon arrivée à la Pension Mozart, il y a treize ans de ça.
Eh bien tu oublies, ami Pascal : car ce fut par un dément que je fus reçu, furieux de mon retard (une heure en effet, dont je n’étais aucunement responsable, après un effroyable trajet en train rouillé, de l’aéroport en ville, interrompu par au moins treize accidents de personnes et de vétilleux contrôles de billets. Or au lieu de compatir et de m’offrir une part de la classique Sacher Torte, le Cerbère m’annonça qu’il m’avait d’ores et déjà puni en me reléguant dans la chambre de derrière, dépourvue de la table que j’avais posée comme condition de mon séjour, mesquine et sombre, avec une douche de fortune installée dans la pièce même, évoquant une cabine de téléphone de station balnéaire à l'abandon. Qu’en aurait pensé Amadeus ? Tu sais que cet ange était capable de colères vives. Moi aussi, surtout en fin de matinée autrichienne, quand on me fait chier. Donc j’envoyai paître cet imbécile et m’en fus avec mes treize valises, ne sachant où me réfugier. Treize heures plus tard à marcher sous la neige, j’échouai dans un hôtel du centre historique de la ville dont le concierge, après m’avoir signifié que je le dérangeais, me désigna une chambre certes pourvue d’un escabeau en forme de table, mais donnant sur une cour. De guerre lasse, je m’y posai, attendant d’autres désastres. Il y en eut tous les jours durant le mois sabbatique que je passai en ces murs d’une sournoise joliesse extérieure, jusqu’à ma rencontre d’Hitler.



Nous avons eu plusieurs fois cette discussion-là, parfois sérieusement aussi, et à chaque fois notre utopie se cassait la gueule, notre île implosait. On est tombé d'accord : il est agréable de rêver à des mondes tranquilles, immuables, mais ça ne marche pas. C'est là le gros problème d'Israël, cette volonté de vivre dans un monde qui serait parfait, qui serait clos, avec une population choisie. Ca peut sembler légitime, au départ il s'agit seulement de se tenir « loin des méchants ». Désir de contrôle, comme vous dites, qu'on porte tous au fond de soi, mais qui par essence ne connaît pas de limites, et qui finit par provoquer le pire. Je revois les images de ce sous-sol, que le père incestueux avait aménagé pour sa fille, une petite salle de bains, un lit, tout ce qu'il fallait. Dans sa tête à lui, c'était parfait aussi.


Le terminal d'Erez ressemble à un petit aéroport, vu de l'extérieur, avec son parking et ses grandes baies vitrées, c'est là-dedans qu'ont lieu les fouilles les plus poussées de la région, et sans doute du monde, trente-six détecteurs de métaux, de poudre, d'explosifs, des questions et des déshabillages. Et c'est aussi le seul point de passage pour Gaza, mais manque de pot, il est fermé.
C'est alors, ou un peu plus tard, que sort le convoi. Et l'image coupe net notre conversation, comme si le convoi nous avait roulé sur les pieds. Une jeep militaire qui précède un camion militaire, genre bétaillère. A l'arrière ballotte une trentaine d'hommes, les yeux bandés. La pêche du jour. On les conduit sans doute à la prison d'Ashkelon... Anja a le temps et le courage de prendre une photo, regardez bien, à l'arrière-plan, on voit la 4ème Convention de Genève qui part en fumée.
