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Carnets de JLK - Page 79

  • Mémoire vive (96)

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    À La Désirade, ce 1er décembre 2015. - J’avais rendez-vous ce matin avec le Dr M***, pour un premier aperçu des résultats de la radiothérapie, sur la base d’un test sanguin. Or on peut être rassuré pour le moment, avec un taux de PSA de 9, après le pic de 14 qui a nécessité le traitement. Le cancer est sous contrôle, dans sa capsule, sans métastases à ce qu’il semble, mais on ne pavoise pas pour autant. Nous avons pris rendez-vous pour mars prochain, en espérant atteindre le chiffre « normal » de 7 ou de 5, en attendant mieux.  

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    La lecture de Freud m’intéresse à proportion de son contact avec la réalité humaine. Pourtant ce souci n’a rien d’anecdotique. Il s’agit juste d’échapper à une nouvelle idéologie, sans parler des chapelles qui s’en disputent l’interprétation.

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    Ce qui me semble important, pour éviter toute lassitude et toute aigreur, c’est de se concentrer sur les objets et ne pas se laisser contaminer par le clabauage et la morosité ambiants. Claude L***, à la rédaction de La Tribune de lausanne, m’appelait le pinson des neiges, au motif que je sifflotais du matin au soir Et cela, ma foi, m’est resté : je chantonne tout le temps.

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    Je me reproche parfois d’avoir perdu beaucoup de temps au fil des années, surtout entre 25 et 35 ans, mais, d’un autre point de vue, je ne me suis jamais arrêté sur mes chemins de traverse, alors que tant d’autres qui semblaient si affairés se sont encroûtés pour l’essentiel. Et puis, comme disait mon ami Thierry Vernet : on ne peut pas être et avoir été, donc passons.

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    L’idée de Nietzsche (selon Peter Sloterdijk) que l’Antiquité ne cesse de se régénérer et constituerait une présence habitable pour qui l’admettrait, me convient pleinement. Homère est un présent toujours possible, de même que Socrate via Platon ou Hérodote, Virgile ou Théocrite. Je choisis ce qui m’est réellemnent contemporain, à tous les siècles, mais l’Antiquité nous désaltère de l’eau la plus fraîche, Chine comprise cela va sans dire.

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    Un problème, qui est parfois le mien, tient au fait qu’on oublie tout au fur et à mesure, et c’est à la fois tant pis et tant mieux vu qu’on crèverait de tout se rappeler. Puis on se dit (je me dis) qu’heureusement : on écrit, et mes carnets en conservent les traces depuis 1966. Puis on oubliera ce qu’on a écrit…

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    1743162877.jpgLire La Commedia de Dante aujourd’hui n’a aucun sens si l’on n’y voit qu’un devoir culturel ou pire : un programme de développement personnel, alors qu’elle ne relève que de l’expérience vécue de la poésie. 

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    Le dernier film de Nanni Moretti, Mia madre, nous a beaucoup touchés, L. et moi, nous rappelant les derniers jours de nos mères respectives.

    Le film – l’un des plus limpides et sensibles de Moretti, avec La chambre du fils -, est un modèle d’humour tendre à dérives, parfois, de douce folie, et rien n’y est discordant ni banal : tout est perçu à fleur d’émotion et au gré de retours de mémoire rantôt poignants et tantôt cocasses.

    En outre, ce film m’a rappelé le texte qui m’a été inspiré par les quinze jours que nous avons vécus après l’accident cérébral de notre mère, qui constitue la dernière partie des Passions partagées.

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    Pascale Kramer m’a adressé, dans l’après-midi, un message de vive reconnaissance, à propos du long texte que j’ai consacré à son Autobiographie d’un père, où elle me remercie particulièrement d’avoir souligné, dans ma présentation du livre, le thème du pouvoir souvent abusif exercé, par ceux qui détiennent le savoir et le langage, sur ceux qui en manquent – les sans-mots de la classe moyenne inférieure, nouvel avatar du prolétariat qu’on retrouve dans ses autres livres autant que dans les romans d’un Philippe Djian.

    Ce mercredi 9 décembre. – À Vevey, dans un ancien restaurant transformé en bar à tapas. Typique des métamorphoses actuelles, mais je ne suis pas forcément contre : va pour la mutation. J’y lis Le magnétisme des solstices de Michel Onfray, son journal. Et tout de suite je suis rebuté, après le titre qui veut « faire poétique », par l’agressivité prétentieuse et la démagogie balnéaire de l’hédoniste. Et dire qu’on appelle ce sophiste un philosophe, alors qu’il ne fait que jongler avec les idées des autres, soit pour les nier soit pour s’en parer comme des plumes d’un paon. Sa prose sans style me rappelle par trop les sectes rationalistes du siècle dernier dans leurs libelles fleurant déjà le rance.

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    Ne plus penser qu’à donner, à produire, si j’étais un arbre je le dirais sans penser : à fleurir

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    Réviser son histoire de la philosophie occidentale dans la classe du professeur Revel est un vrai bonheur, surtout dans la forêt, sur un banc de cette allée silencieuse... 

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    La lecture de L’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien m’intéresse et parfois m’épate ou me donne de nouvelles idées, mais je m’en éloigne quand Charles Dantzig moralise (un peu) ou dogmatise (à la française) ou quand il laisse affleurer son personnage de célibataire homo de gauche, ou de littérateur à la Sollers qui se met alors à poser et à plastronner sur le même air du solipsisme fameux, fumeux et furieux que d’autres intempestifs à la Nabe ou à la Dante, comme quoi il n'en est qu'un en France littéraire et c'est MOI, MOI, MOI...

    Tout cela qui, vu avec un peu de recul, et par exemple de La Désirade, paraît assez dérisoire. Le défaut que je signale, qui est aussi défaut de style, se retrouve d’ailleurs dans son roman, qui s’empêtre dès que l’auteur devient « journaliste » ou même propagandiste de la cause gay.

    Assez significativement, Dantzig croit (d’après ce qu’il en dit dans ses interviews) que son personnage de politicien de droite homophobe est le personnage le plus important et le plus réussi du roman, alors que c’est tout le contraire à mon avis : une caricature sans nuances ni consistance, bref tout qu’un personnage de roman convaincant, alors que le reste du livre est plein de très bonnes choses et d'une écriture souvent épatante. 

    De fait, Charles Dantzig est un lecteur aussi poreux que Sollers et un prosateur hors pair quand il oublie de poser.

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    J’ai parfois l’impression qu’il y a un fantôme en moi, un être physique autre, peut-être dépendant de la maladie ? Ou peut-être n’est-ce qu’une fantasmagorie ?

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    Est-il obligatoire, pour le fils, de tuer le père afin de s’affirmer ? Et s’il ne s’agissait pas, plutôt, pour le fils, de de se protéger du père tueur ?

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    Nous parlons, avec un ami, du phénomène d’époque que constitue l’effarant manque d’attention de beaucoup de nos contemporains. Maurice Chappaz y voyait la plus grande tare de ce temps - et c’était avant l’Internet.

    IMG_1318.jpegCe mardi 15 décembre. – J’ai fait cette nuit un rêve à caractère récurrent puisque, une fois de plus, je me suis retrouvé dans le Vieux Quartier de mes récits et de mon ancienne vie aux escaliers du Marché. Or l’accès au numéro 13 de la rampe en question m’était interdit par une porte murée, et je n’en finissais plus de tourner en rond dans le quartier à moitié en ruines, véritable chaos de murs effondrés dont le décor m’apparaissait avec une extrême précision, copie conforme de mes souvenirs, jusqu’au moment où je me suis retrouvé dans la voiture d’un personnage à la fois inconnu et complice…

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    J’ai résolu, pour le temps qu’il me reste à vivre, de me montrer beaucoup plus réservé et distant, en sorte de me protéger, d’une part, et d’autre part de rappeler, à ceux qui tendent à tout niveler, que tout n’est pas égal et que tous ne sont pas égaux. Cela allait de soi du temps de notre jeunesse, où un homme de plus de 60 ans méritait quelque respect, alors qu’aujourd’hui les jeunes mufles des milieux littéraire et médiatique ont perdu toute jugeote à cet égard et se croient la mesure de tout.

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    La médiocrité m’est de plus en plus insupportable, et ce matin (avant l’aube) je me sentais l’humeur d’un Léon Bloy ou d’un Thomas Bernhard, vitupérant les crétines et les couillons des milieux littéraire et médiatique, après quoi j’ai retrouvé ma bonne amie et mon bon naturel, etc.

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    La lecture de Pap’s, de l’ami Antonin, me rappelle à la fois le personnage et la personne d’Emile Moeri, sonpère qui fut mon ami, et mon propre père avec lequel j’ai pu nouer, aussi, de tardifs liens d’amitié.

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    La question de l’intimité se pose avec la pratique de l’Internet, et la nécessité d’une protection s’imposera de plus en plus. Il s’agit de protéger son corps et son cœur, donc son esprit et son âme, puisque le corps et l’âme ne font qu’un. L’âme est la partie la plus personnelle de la personne, qui doit être protégée parce qu’elle est aussi la plus sensible et la plus secrète.

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    Unknown.jpegEn lisant le Pap’s d’Antonin Moeri, je découvre un aspect d’Emile que j’ignorais, lié à sa recherche personnelle de jeune homme en quête d’absolu et en mal de céativité littéraire. Les velléités d’écriture du père, devenu médecin, ont été formulées dans les quatre cahiers noirs qu’il a remis à son fils avant sa mort, et l’on y perçoit une réelle nature d’individualiste possiblement créateur, en rupture avec son milieu de vignerons vaudois mais sans la force nécessaire à la poursuite, de front et sur la durée, d’une activité de médecin et d’écrivain. À en juger par les extraits de ces cahiers, autant que par les nombreuses cartes postales que j’ai reçues d’Emile, celui-ci avait une qualité d’observation et d’expression révélant une certaine originalité, mais ses essais en matière de narration ne semblent guère, en revanche, bien concluants.

    Assez curieusement, ce travail de mémoire du fils marque, plus qu’une relation de fils à père, celle d’un fils à l’égard d’un autre fils, avec le décalage d’une génération.

    Pour ce qui me concerne, je vois au moins deux raisons de m’intéresser à ce livre, qui éclaire une personnalité que j’ai bien connue tout en faisant revivre une époque et un milieu – toute une société en voie de disparition. De Pierre Estoppey à Georges Haldas, Olivier Charles ou Jeannot l’Oiseau, entre vingt autres écrivains ou artistes, tous les amis d’Emile, à part l’abbé Vincent, ont disparu. Or Antonin, à travers le portrait « en creux » de son père, restitue bel et bien quelque chose de cette époque, avec ses créateurs et ses amateurs éclairés, même si l’on eût pu en dire beaucoup plus sur les relations d’Emile et de Charles-Albert Cingria, ou de Louis Moilliet.

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    En lisant ce matin plusieurs chapitres du Sable mouvant d’Henning Manckell, je pensais à l’angoisse particulière que doit susciter le verdict fatal d’un cancer sans rémission, et j’ai naturellement rapporté son cas au mien en attendant d’en savoir plus sur celui-ci dans les semaines et les mois à venir…  

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    Le sentiment, ou plus exactement la sensation, à la fois physique et métaphysique, que tout est finalement néant et poursuite du vent, se trouve contredit, en moi, par la conviction (le sentiment intérieur) que tout a un sens. Or ce double sentiment recoupe ce que John Cowper Powys exprime à la dernière page de son Autobiographie… 

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    J’aimerais mieux qualifier (plus que définir) le type de relations (en majorité non-relations) établies à l’enseigne d’Internet, autant sur les blogs que par Facebook. Dans quelle mesure ces relations sont-elles plus que des échanges virtuels et plus que des illusions ou des fantasmagories ? Cela mérite, je crois, d’être observé et discuté.

    Réduire l’Internet à une poubelle, selon l’expression d’Alain Finkielkraut, me semble excessif et injuste, mais dire comme lui qu’il y quelque chose d’ « atroce » dans ce que permet Internet me semble en revanche justifé à bien des égards, et notamment dans le déferlement des opinions assenées et des invectives anonymes tous azimuts.

    Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un bon usage de la Toile à défendre contre la vulgarité, le clabaudage et le n’importe quoi.

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    En lisant le chapitre d’une vie de Dante consacré à la Vita nova, je conçois plus précisément la formidable cohérence de tout l’édifice intellectuel et moral, mental et spirituel, philosophique et poétique de cete œuvre finalement accomplie dans la Commedia. Œuvre-somme d’un seul homme – livre total, comme le qualifiait justement François Mégroz qui avait le tort, en revanche, de considérer que cette seule lecture suffisait pour une vie…

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    J’aurai toujours été de l’espèce des généreux, en butte au dédain voire au mépris des égoïstes et des ladres. Aujourd’hui je peux le dire tranquillement : que tous ceux, jeunes surtout, que j’ai soutenus, aidés, encouragés d’une manière ou de l’autre, en littérature, m’ont laissé tomber comme une vieille chouette. Or je me sens, intérieurement, bien plus jeune qu’eux ; et ce n’est pas pour me rassurer à bon compte que je le constate : c’est parce que c’est vrai.

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    Je me le disais, hier, sans trop de dépit : que pas un de mes profs, ni du collège ni du gymnase, pas plus qu’aucun de mes camarades de collège ou de gymnase, ne m’aura jamais fait un signe à la suite de mes publications. Ce qui s’appelle être prophète en son pays : plus qu’inaperçu, sciemment ignoré. Mais c’est ainsi, aussi, qu’on se blinde et qu’on avance plus librement.

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    Ma bonne amie a des antennes : c’est un vrai radar à détecter la fausseté.

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    pound.jpgLa (re) lecture du Comment lire d’Ezra Pound ramène aux fondamentaux, selon l’expression consacrée, mais il suffit de le citer pour couper court à toute platitude convenue : « L’enseignement littéraire était, au début du siècle, encombrant et inefficace. Il l’est encore. Certains professeurs étaient « touchés » par les « beautés » des auteurs (généralement décédés), le système, en bloc, manquait de coordinations. Etudiant la physique, on ne nous demande pas d’apprendre la biographie des disciples de Newton qui s’intéressent à la science, mais n’ont réalisé aucune découverte. On laisse l’étudiant se passer de leurs tâtonnements, notes de blanchissage et expériences érotiques. Le mépris général de l’éducation classique, plus spécialement des humanités, la dérobade générale du public devant tout livre « de mérite » et, sur un autre plsn, la publicité flamboyante qui enseigne « comment faire semblant de savoir quand on ne sait pas » auraient pu avertir les sensibles qu’il y a quelque chose de défectueux dans les méthodes appliquées de nos jours à l’étude des Lettres ».

    Rien à changer à cette entrée en matière datant de 1934. Juste ajouter que c’est, aujourd’hui, pire qu’alors…  

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    En vérité, révérence à ma mère, je me sens bien plus réaliste que mystique.

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    Cauchemar du souterrain cette fois, que j’ai raconté à Lady L. dès mon réveil.

    Je me trouvais en voiture avec Jean Ziegler. Celui-ci m’impatientait un peu en ne répondant pas à mes questions, notamment à propos de droit de l’ordre du Conseil de sûreté.

    Cependant, arrivés en un lieu d’où la voiture devait emprunter un souterrain, je quittais la voiture de fonction en compagnie de la jeune Alexia, 5 ans, que je prenais sur mes épaules pour entreprendre la traversée du souterrain. Or celui-ci se présentait d’abord sous la forme d’une entrée de grotte étroite mais assez haute, pourvu d’une voûte de type gothique qui ne posait pas de difficulté de progression. Ensuite en revanche, comme toujours dans ce type de cauchermar, le boyau se rétrécissait et le plafond s’abaissait jusqu’à me forcer à me traîner à genoux avec l’enfant. Sur quoi, saisi d’angoisse, j’entreprenais de reculer, toujours chargé de mon fardeau, et forçant ceux qui nous suivaient de reculer eux aussi, jusqu’au moment soulageant où nous nous retrouvions « toute la bande » avec les fumeurs de cigarillos, sur une aire où les quolibets fusaient. L’un des moqueurs raillait mon peu de savoir-faire pratique. Je le défiais alors de traverser le souterrain sans lâcher sa cigarette. Il se débinait et je lui lançais (écho direct de ma lecture de Sable mouvant, hier soir) qu’il fallait parfois avoir le courage d’avoir peur. Mais le rêve s’arrêtait là et je n’ai pas bien compris ce que Jean Ziegler venait y faire.

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    À de certains moments, il faut choisir entre la sincérité qui isole plus ou moins et la faveur du groupe ou de la meute. Au plus haut du panier, ce serait Alceste contre Philinte, mais le plus souvent c’est mélangé, jusque sur les réseaux sociaux ou la lèche et la hyène se partagent le terrain. 

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    Une grande publicité, dans Le Point, fait état du jugement de Marc Fumaroli, grand érudit, professeur au Collège de France et académicien, à propos du Livre des Baltimore de Joël Dicker. Comme quoi il aurait été « emporté ». Ce qui dénote, probablement, certaine complaisance mondaine à l’égard de son ami Bernard de Fallois, mais est-ce bien nécessaire de s’abaisser à cela pour un tel homme de goût ? En tout cas, je ne crois pas un instant que ni lui, ni Fallois, aient pu gober les niaiseries du Dicker bis. Mais le succès, n’est-ce pas ? Et la flatteuse jeunesse…

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    La mentalité ésotérique m’a toujours rebuté, je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause des divers gourous et autres sectes qui l’illustrent plus ou moins. Je pourrais d’ailleurs en tirer des récits cocasses tirés de mon expérience personnelle, entre les disciples de Gurdjieff et ceux d’un certain prétendu sage indien débarquant à Lausanne en Rolls au début des années 70, les adeptes du Temple solaire et autres naïfs ou illluminés, charlatans et consorts. Par opposition, ma lecture de Dante est prosaïque et tout axée sur la poésie. Je vois ce que je lis et discerne, et ce qui parle à mon oreille et à mon esprit, c’est tout. Ensuite, les doctes peuvent me dire qu’il y a quatre voies d’accès à la lecture de la Commedia, la voie littérale, la voix synthétique, le voie didactique et la voie anagogique : je prends note et je passe, comme j’ai pris note et passé quand Alain Daniélou m’apprenait, sur un banc de Chandolin, sous les mélèzes centenaires, qu’il y a à la vie quatre sens…

    Dans la foulée je lis Le Purgatoire sans me forcer, sans préjugé ni conclusion prématurée. 

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    Le trésor de citations d’auteurs de partout et de tous les temps réunies par Simon Leys dans Les Idées des autres, ne cesse de m’épater et d’avérer l’idée de Cingria qui disait que le meilleur critique serait celui qui se bornerait à coudre ensemble des citations. Pourtant il va de soi que citer les grands auteurs, ou les plus humbles, voire les plus méconnus, n’a de sens que si la démarche procède d’un choix personnel découlant de la sensibilité et du goût du lecteur. Ainsi Leys précise-t-il en sous-titre que « ses » Idées des autres ont été « idiosyncratiquement compilées » par lui pour « l’amusement des lecteurs oisifs »…

    Or, de même que Simon Leys trace une manière d’autoportrait par le seul fait de son choix de citations (sur les amis, l’amour, l’argent, l’attention, la beauté, la femme, la jeunesse, la mort, le rire, les sauvages, etc.), chaque lecteur se révélera lui-même en choisissant dans ce choix les citations (de Rousseau, Valéry, Baudelaire, Simone Weil, Zhuang Zi, etc.) de son propre goût.

    Je choisis aussitôt celle de Simon Weil sur l’attention: « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ». Ou ceci de Nietzsche : « Concocte ton baume avec ton poison ». Ou cela de Gerard Manley Hopkins. « Là où il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de vérité ».

    Ce dimanche 27 décembre. – Notre mère aurait eu 99 ans aujourd’hui. Elle aurait mis sa jolie robe verte et aurait tenu à monter à La Désirade sans aide, et de notre balcon elle aurait admiré la vue et se serait réjoui du beau temps et de la douceur pour ainsi dire estivale du jour. Pour ma part, je suis allé me balader, via Google Earth, sur les crêtes siennoises, puis en Californie, du côté de San Diego où nous irons l’an prochain, et finalement à Shanghai et environs où nous n’irons jamais…

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    Maritain dans Les idées des autres : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. Mais le monde est plein de cœurs secs à l’esprit mou ».

    Une citation de R.A. Torrey dont j’avais fait l’exergue du Viol de l’ange : «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seroint persécutés par leurs souvenirs ». 

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    On le taxera d’élitisme, mais Paul Valéry a raison quand il écrit que « tout le monde ne tend à lire que ce que tout le monde aurait pu écrire ». Ce que j’appelle la meute, qui est légion sur les réseaux sociaux et environs, mais pas que…

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    Je ne sais si c’est l’effet de l’âge, exacerbé par la conscience physique de la maladie, mais la lecture de Sapiens, qui fait la synthèse de l’histoire de notre espèce, me passionne depuis quelque temps, sans doute aussi à proportion du talent de narrateur et de vulgarisateur de Yuval Noah Harari. Sa façon de raconter la saga du bipède plus ou moins pensant, en variant à tout moment la profondeur de champ et le point de vue, entre le cendrier et les étoiles, multipliant les effets de décentrage synchronique ou diachronique, et ne cessant de procéder aussi par recoupements et regroupements synthétiques, est tout à fait captivante pour un ignare de ma sorte en matière scientifique et paléonotlogique…

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    Unknown-1.jpegJe retombe sur ces lignes de la préface à L’Inassouvissement, par Witkiewicz lui-même, datant de décembre 1929, et je les recopie aussitôt tant elles s’appliquent aujourd’hui, et sûrement plus qu’alors, à ce que la critique littéraire est devenue, en Suisse romande autant qu’en France : «Le manque de formation intellectuelle de la plupart des critiques, l’absence chez eux d’un système de concepts pour juger de la valeur d’une œuvre, joints à la production massive de la médiocrité et à l’inondation du marché par la traduction de camelote étrangère, tout cela donne une triste image de la décadence littéraire. Que peut-on exiger du public, si la critique elle-même se trouve à un niveau inférieur à la moyenne ? » 

    À la Désirade ce jeudi 31 décembre. – L’année s’achève tout tranquillement, d’abord au cinéma où nous sommes allés voir L’Hermine, relation d’un épisode judiciaire vécu par un président de cour d’assises fatigué (Fabrice Lucchini) qui retrouve, dans le jury de cette pauvre affaire,une femme dont il est tombé amoureux lors d’un séjour à l’hôpital – elle se trouvant interprétée par l’actrice danoise Babette Knudsen, devenue célèbre par la série Borgen et bonnement irradiante en l’occurrence.

    Le film est d’ailleurs fait pour ces deux acteurs, sans développer rien d’intéressant sur l’affaire d’infanticide qui les réunit.

    Tout cela pour donner une espèce de téléfilm assez moyen, en dessous de plusieurs des séries que nous avons vues ces derniers temps.

    Après le cinéma, nous sommes allés à Villeneuve, à L’Oasis, où nous nous sommes régalés une fois de plus de filets de perches pêchées Dieu sait où – nous ne voulons pas le savoir…  

    Et voici pour l’année 2015, durant laquelle j’aurai écrit trois nouveaux livres sans rien publier que des centaines d’autres textes sur la Toile…

  • Pains et vins de pays



    pensées en chemin,notes de voyage

    Chemin Faisant (8)


    Nous autres Européens. - On peut ne savoir à peu près rien du Portugal, et guère plus de Lisbonne en dehors de ce qu’on en a lu dans quelques livres, et percevoir cependant, en peu de temps, un pays et une ville de connaissance, liés à un monde qu’on dira l’Europe des cultures, selon l’expression chère à Denis de Rougemont, qui l’opposait à l’Europe des nations.

    pensées en chemin,notes de voyagepensées en chemin,notes de voyageAinsi quelques jours seulement à flâner dans Lisbonne et tant d’odeurs aussitôt, suaves ou fortes, tant de couleurs douces ou vives, tant de lumières changeantes, le bleu des azulejos et le noir des gueules ou des yeux nous relient à Séville mais dans un autre ton, le linge aux fenêtres est celui de Naples mais différemment, l'ondulant pavé doux me remémore mes errances à Cracovie et je pense aux ports et aux figures de pêcheurs de Bretagne ou au bois sculpté des visages de nos vieux paysans de montagne, et lisant Miguel Torga je retrouve les gens de notre terre ou ceux de Verga le Sicilien, parce que derrière Lisbonne, nous rappelle justement Torga, plus en haut, plus près de la terre et du ciel, avant Lisbonne existe le Portugal comme un père ou comme la mère éternelle de ce père, et voici Torga parler de son merveilleux Royaume de Tràs-os-Montes, « tout en haut du Portugal, comme les nids sont tout en haut des arbres pour que la distance les rende plus impossibles et désirables », et c’est une espèce de Tibet dans l’océan de pierres, une espèce de Valais que rappellent ces mots qui pourraient être de Maurice Chappaz : « On ne voit pas comment ce sol pourrait donner du pain et du vin. Mais il en donne. Pain de maïs, de seigle, d’orge et de froment. Pain complet. Parce que c’est du vrai pain, et pétri à la sueur du front. Il a goût de labeur. C’est bien pourquoi le sens le baisent lorsqu’il tombe à terre ».

    Lisbonne.jpgSous le pont trépidant . – Or notre pain et notre vin d’Alentejo, ce soir, nous le partagerons dans le tonitruement obsédant du pont autoroutier et ferroviaire du 25 avril, au bord de la marina d’Alcantara, non loin de la promenade de Santos où commence la déambulation fantomatique du Requiem d’Antonio Tabucchi, et je voudrais oublier toute cette littérature, je m’étais promis de ne pas la laisser nous suivre partout, et la revoilà pourtant, la nuit scintillant sur le Tage et le boucan du pont se fondant au loin : elle est partout et voilà que Miguel Torga, loin de l’arrière-pays, ne peut que revenir et céder à son tour au charme : « Le sort a voulu qu’il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l’Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité ; qu’après avoir meurtri les hauteurs côtières il les transformât en promontoire de rêve. Et de chaque colline où l’on vient se pencher c’est un ravissement sans limites qui embrasse le ciel et la terre en une même émotion reconnaissante. » Mais ensuite, avec le retour des caravelles, c'est une autre ville qui surgit de la nuit aux mille visages de toutes les ethnies et les couleurs et cette Europe sera de partout.


    Pessoa1.jpgDes pays à l’écart. – Il est émouvant de voir le jeune Pessoa, plein de componction lettrée, se faire le guide prévenant et candidement enthousiaste du visiteur débarquant à Lisbonne, dans un texte daté des années 1920-1930 et qui ne porte en rien la marque du génie polymorphe de son auteur. On y sent une autre urgence, qui est de partager un trésor dont la méconnaissance l’impatiente. Voici ma ville merveilleuse, dit-il en détaillant ses monuments avec application zélée, et voici mon Portugal. Or, venant de Suisse, dont la gloire passée n’est en rien comparable à celle des Lusitaniens, mais qui fait bel et bien partie de l’Europe des cultures depuis sept siècles et plus, ce refrain lancinant des pays plus ou moins injustement dédaignés des prétendues grandes nations trouve un écho immédiat, avec le malin plaisir aujourd'hui de savoir que le guide un peu empesé de trente-cinq ans, dans son imper couleur muraille, est considéré désormais comme l’un des plus grands écrivains européens, à l’égal d’un Musil ou d’un Kafka, autres poètes apparemment «sans qualités» de leur vivant…

    A Lire :Miguel Torga. Portugal, José Corti, 1996.
    Fernand Pessoa. Lisbonne, Poche 10/18, 1997.

  • Nulle part ailleurs

    pensées en chemin,notes de voyage

     Chemin faisant (7)

    Tous les départs. – Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant le Tage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.

    pensées en chemin,notes de voyageDans le bleu. – Or, c’est cela justement qui nous est donné par le ciel de Lisbonne, c’est ce bleu, tout ce grand bleu que parcourt le vent à grandes enjambées, nous échevelant dans ce geste déjà familier de ses grande mains salées par la mer ou les monts, c’est ce bleu dans lequel on se dit qu’en effet on nage un peu, comme étourdi, secoué, mais c’est parti, cette fois c’est vraiment parti, le bleu s’est mis à parler, les azulejos à danser là-bas sur les murs et dans les patios, et me revoici sur ce balcon en forêt, quelques vies auparavant, au milieu de cette clairière où s’est formé le sentiment que c’était là que ça se passait et que partir n’aurait de sens que pour vérifier que tout se passe ici, à l’instant même et nulle part ailleurs…

    pensées en chemin,notes de voyageLe geste de Léon. – Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux ce chef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret, Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.

    Edouard Manet. Les bulles de savon, 1867. Fondation Callouste Gulbenkian, Lisbonne.

  • Lisbonne à la mer de paille


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     Chemin faisant (6)

    Avenida. – On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille

    notes de voyageCe qu’on dit de Lisboa. – Son nom se chuinte du matin au soir et dans tous les quartiers, des palais aux bouges et à tous les étages on parle d’elle, on l’évoque , on l’exalte, on soupire, elle obsède, elle est partout et nulle part et de partout on vient la voir mais à tout coup elle se dérobe, elle est princière ou courtisane ou bourgeoise vertueuse ou lycéenne nattée à jolis bas ou fiancée abandonnée à poignard, elle attend son pirate, elles attendent tous leurs pescadores, elle sont transparentes et tout à fait imprévisibles comme le temps au ciel, d’ailleurs des poètes en débattent sur des photo surannées, et de partout montent en murmures les voix du passé tissant le présent, on raconte, on a dit, le discours est une musique il s’agit de choisir entre cracher fin et faire venir, à savoir ménager l’importun et le provoquer, on sait d’elle tant de choses mais patience, écoutez, mille voix la disent et la traduisent et la trahissent sans cesser de lui sourire – et ce matin de Pâques elle est toute vierge et pure sous le grand ciel lavé de tout le péché d’hier soir et d’avant-hier encore plus noir, elle est encore en cheveux, elle se prépare pour la messe et les bénédictions, hier soir encore elle vociférait qu’elle était si heureuse d’être si triste, c’était à n’y rien comprendre, elle fait mille manières, elle se tord les mains dans cette boîte de fado garantie tipica de l’Alfama, elle jette les mains en avant comme les jette la gitane et un sort avec, puis elle joue la sérénité et se met à parler français et te raconte alors l’histoire d'un saint venu par l'eau et de ses corbeaux invisibles et de ses scribes attitrés ou vagabonds, tel ce Camilo en ses mauvais lieux statufié dans le square voisin ou ce José Cardoso à sa fenêtre de solitude, telles ces voix gravées dans la cire du fado des errants – et ce matin de Pâques elle est en gloire au retour des caravelles, l’enfant prodigue fera le beau, elle a vu revenir ses pirates dont les capitaines sont juchés sur des colonnes trouant le ciel et là-haut d’autres histoires de comptoirs et de soleils mouillés se racontent au bord des parapets, enfin ce soir tout ça sera du passé et reprendra l’incantation à Lisboa, cependant qu’au bar de la religieuse portugaise, ou là-haut vers le miradouro da Nossa Senhora do Monte au tendre sanctuaire de la religieuse portugaise, ou là-haut sur le jardin suspendu de Santa Catarina où se convulse le monstre Adamastor, enfin partout, là-haut ou là-bas, où elle se trouve et se retrouve et se perd sans repères, les aiguilles du Temps continuent de tourner à l’envers…

    notes de voyageEt qu’ajouter encore ? – On « fait des heures », à Lisbonne, quand on n'a rien d’autre à faire, disent les Lisboètes, et l’Américain John Dos Passos dit sa « nostalgie endormie », et Saint-Exupéry lui trouve un air de « paradis clair et triste », José Cardoso Pires lui revient en confidence et lui fait d’emblée ce premier aveu qui en contient tant d’autres : « Pour commencer, tu m’apparais posée sur le Tage comme une ville qui navigue. Ce ne m’étonne pas : chaque fois que je me sens sur le point d’étreindre le monde, que ce soit à la pointe d’un belvédère ou assis sur un nuage, je te vois ville-nef, vaisseau fait de rues et de jardins, et la brise elle-même a pour moi un goût de sel. Il y a les vagues du grand large dessinées sur tes chaussées ; il y des ancres, des sirènes.Le bordage du pont, quand il s’évase et devient place avec une roses des vents brodée sur le pavage, est commandé par deux colonnes surgies des eaux qui montent une garde d’honneur aux partants pour les océans ». Et les yeux levés vers le bleu du ciel de ce matin de Pâques Pedro Tamen ajoute enfin :

    "Du haut d’où je vous parle / J’ajoute du bleu de plusieurs couleurs / à cet autre bleu que vos yeux perçoivent…"

  • Train de nuit

     

     

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    Chemin faisant (5) 

     

    De l’abyme. – …Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?...

     

    D’un autre monde. – Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…

     

    Du vertige. – Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…

     

    (Domodossola, dans la nuit du 24 au 25 mai 2009)

     

    Image : dessin de Richard Aeschlimann.

  • Nostra cara gioventù

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    Chemin Faisant (4)

     

    Du fantasme de Trevi. – Ils n’osent pas, hélas, franchir le pas, ils reviendraient bien à minuit, elle malgré son embonpoint, et lui malgré ses cheveux de vieille souris, se jeter dans la grande vasque, mais à minuit tous deux pioncent après une exténuante journée à rentabiliser le Passeport Musées…      

     

    De la combinazione. – Au marché de Marina di Carrara vous attend Khaled et son étal de jeans de toutes les tournures et tous à dix euros, que vous essayerez sous le regard narquois des matrones -  et pour un euro de plus le petit marchand vous filera la marque de votre choix, Gucci ou Dolce Gabbana, que votre moitié y coudra volontiers…     

     

    De l’espèce future. – Sorry Sior Scrittor, dirais-je ce soir à Guido Ceronetti en traversant ses collines de Toscane plus douces que nulle part ailleurs, scusi Signor mais je récuse votre façon de récuser toute descendance humaine au profit de l’Aragne ou du Scarabée plus dignes que nous, selon vous, de nous survivre – et  qui dira donc la beauté des Crêtes siennoises en votre paradis retrouvé de blattes et de scolopendres, cher misanthrope que je soupçonne, quand les moustiques attaquent, de ne pas lésiner non plus sur le Fly Tox…

     

    (Marina di Carrara, le 24 mai 2009)

     

    Image: Anita Ekberg et Marcello Mastroianni, dans La Dolce vita de Federico Fellini.

     

    Ceronetti.jpgGuido Ceronetti. Insetti senza frontiere. Adelphi, 2009.

  • À la paresseuse

     

    notes de voyage

     Chemin faisant (3)

    Langueurs. - A Rome certains jours la chaleur devient touffeur et même bouffeur, car la touffeur bouffe comme une robe se mouvant un peu sous la molle brise de plus en plus chaude, et quand l'air succombe lui-même à la touffeur la robe bouffante et suante se met à couler jusque dans nos dessous ou tout désir s'étouffe...

    notes de voyagenotes de voyageDe la fraîcheur - Au Capitolino les éphèbes d'Hadrien ont toujours le téton dur et le sourire doux, et quelques déesses à la douceur égale de marbre pur sous la caresse attendent avec eux la nuit - et comme la clim fonctionne et que tout est beau, comme à l'antique nous resterions là des heures à regarder le Temps qui passe...

    notes de voyageDes îles de Rome. - Avec L. on se balade sans cesser de relancer nos curiosités, en a-t-on marre qu'on en redemande de jardins en terrasses (hier soir c'était de limoncelli qu'on redemandait tant et plus au coin de la place Saint-Eustache où se boit le meilleur café de Rome tandis qu'un émule de Paolo Conte sussurait en sourdine) et d'allées en promontoires dont la vue prend toute la ville, comme au débouché de la ruelle  Socrate, à l'instant, sur le Monte Mario ou ce vieux chat se gratte... 

     

    Images: éphèbes du Capitolino, et Pincio.

     

  • Chemin faisant (2)

    notes de voyage

     

    De la profusion.- C'est la seule ville au monde où le tout afflué de partout participe en fusion à la totalité du tintamarre et du tournis de saveurs et d'images kaléidoscopiques, tout s'y fond du présent et de tous les passés, tout se compénètre et rejaillit et se tisse et se métisse dans un flux de pareil au même  - et ce matin même au Trastevere désert tout retentissait encore dans le silence retombé de la nuit traversée... 

    notes de voyageDu pasticcio.- Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la  joue Fellini Roma, ce matin au Panthéon où  l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY, et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dome cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept soudaines scootéristes surgies sur le parvis du temple des marchands - tout ce trop se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...   

    notes de voyageDe la paresse. - Promis-juré nous ne ferons rien aujourd'hui,  ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert, c'est cette facon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...  

     

  • Czapski et les Vaudois

     13086991_10209378587768518_6548617340242658012_o.jpg13112800_10209378610809094_6228749983676218139_o.jpg

    Un nouveau petit musée, à Cracovie, documente la vie et l'œuvre de l'artiste et écrivain Joseph Czapski, rescapé de Katyn et grand témoin du XXe siècle. Où l'histoire européenne passe par Chexbres et le couple de Barbara et Richard Aeschlimann...

    Jouxtant la gare principale de Cracovie, la paroi d'un immeuble de cinq étages est couverte d'une immense affiche annonçant l'ouverture du nouveau musée Czapski. Les mêmes affiches se multiplient en ville et jusqu'au fronton du Musée national. Ainsi se manifeste la reconnaissance, tardive mais vibrante, de la Pologne libérée à un homme qui, longtemps en exil à Paris, a représenté l'une de ses consciences inflexibles.
    28fac866-e9bb-4188-84af-211b09602940.jpgDe la vie de Joseph Czapski (1896-1993), ses livres et ceux de plusieurs auteurs (notamment Wojciech Karpinski, Richard Aeschlimann et Jil Silberstein) témoignaient déjà, ainsi qu'un film du réalisateur polonais Andrzej Wolski, diffusé du Arte en novembre de L'an dernier.


    13071728_10209378568248030_8890621243859665472_o.jpgÀ ces témoignages s'ajoute aujourd'hui un vrai lieu de mémoire, au coeur d'une ville incarnant le passé européen avec une splendeur intacte comparable à celle de Prague ou de Bruges, où des classes entières d'adolescents et de lycéens affluaient dès le lendemain de son inauguration en présences d'autres figures éminentes de la culture polonaise, tels le cinéaste Andrzej Wajda, le poète Adam Zagajewski et le leader de Solidarmosc Adam Michnik, notamment.
    13062198_10209351707576530_160954886047444402_n.jpgSi l'expression lieu de mémoire fait un peu gravement solennel, genre Verdun ou Auschwitz, elle se justifie dans la mesure où le destin de Joseph Czapski, de la première à la seconde guerre mondiale, en passant par les camps de prisonniers, le massacre de Katyn fallacieusement attribué aux nazis, l'exil et la résistance, a recoupé celui de la Pologne et de l'Europe meurtrie par les guerres et les révolutions.

    13083134_10209351707616531_5671968358406067744_n-1.jpg13055517_10209351707456527_3658320286281179322_n.jpg13082582_10209351707656532_2467014525800924939_n.jpg13100797_10209351709016566_5899514918033441216_n.jpgCependant il émane, de ce lieu de remémoration collective à valeur historique, une aura personnelle liée à la fois à l'abondante documentation biographique, familiale et artistique détaillant le parcours de Czapski, et la frémissante présence de nombreuses pages, souvent aquarellées, de son monumental journal, ainsi que la reconstitution partielle de son atelier de Maisons-Laffite et, pour couronner le tout, une quinzaine de ses tableaux dont les plus importants ont été donnés par les galeristes vaudois Barbara et Richard Aeschlimann.

    À ce propos, il faut rappeler que les amis suisses de Joseph Czapski, à commencer par Jeanne Hersch et Muriel Werner-Gagnebin, qui a sugné la premièe monographie consacrée au peintre, parue à L'âge d'homme, ont joué un rôle décisif dans les défense et illustration de son œuvre.


    Une première exposition à Lausanne, à la Galerie Melisa de Roger-Jean Ségalat, révéla au public romand cette œuvre hors-modes, qui s'est développée dans la double filiation post-impressionniste et expressionniste, avec une touche unique.
    Par la suite, alors que deux éditeurs de nos contrées (L'Âge d'homme et Noir sur blanc) publiaient parallèlement les œuvre du Czapski écrivain, premier témoin de l'archipel carcéral du goulag (dans Terre inhumaine) et passionnant commentateur de l'art du XXe siècle (lui-même se réclamant à la fois de Soutine et de Bonnard), s'amorçait une collaboration amicale et professionnelle sans pareille entre Richard et Barbara Aeschlimann, qui a donné lieu à démultiplié les expositions à la galerie Plexzs de Chexbres, devenue Maison des arts, jusqu'à la grande rétrospective du musé Jenisch, à Vevey, et sans oublier la première exposition d'envergure au musée national de Cracovie, significativement intitulée Joseph Czapski dans les collections suisses...


    13055594_10209351708896563_1430891375496084978_n.jpgAlors que de vieux démons pointent leurs vilains museaux chauvins ou antisémites dans certains milieux nationalistes ou ultra-conservateurs de l'actuelle Pologne, provoquant de massives et réjouissantes manifestations, le musée Czapski rappelle à tous, aujourd'hui, que la Pologne, martyre à diverses reprises, a survécu grâce à ceux qui auront résisté aux passions delétères et aux idéologies fallacieuses, tel Joseph Czapski.

     

  • Ceux qui lénifient

     

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    Celui qui a cessé de léninifier pour se mettre à lacancaner / Celle qui rappelle que Charles Marx ne s'est pas toujours comporté en conjoint convivial / Ceux qui ont trouvé des défauts à l'éducation selon l'Emile de Jean-Jacques / Celui qui estime que tous les étrangers ne méritent pas de devenir suisses exception faite des fortunes établies sur prédestination certifiée par les banques calvinistes / Celle qui affirme que tout étranger peut s'améliorer en Suisse pour peu qu'il accepte de trier nos déchets / Ceux qui changent de trottoir chaque fois qu'ils aperçoivent un individu adonné à la libre circulation des personnes / Celui qui s'invite chez les Schengen histoire de casser le morceau / Celle qui a découvert que son coiffeur serbe avait des tendances socialistes / Ceux qui parlent toujours de leurs kilos en trop durant les périodes de votations / Celui qui exprime publiquement son admiration au maire que sa détermination courageuse a fait perdre le tiers de ses 150 kilos en gardant intact son fameux mental de crack en arithmétique / Celle qui se demande où le maire a mis ses kilos en trop / Ceux qui  offrent du magret végétal au maire amaigri qui l'accepte au nom de l'écologie libérale / Celui qui conclut le débat en affirmant que toutes les religions se valent sauf la sienne / Celle qui est anorexique en ville et vite en surpoids à la campagne / Ceux qui expliquent au biographe qu'il y a toujours une petite fille au coeur de la femme du fameux romancier et que de cela aussi il faut tenir compte pour mieux cerner celui-ci / Celui qui ne restera pas une nuit de plus chez sa cousine tendance ultragauche qui lui rappelle le matin qu'on n'est pas à l'hôtel et qu'on fait donc son lit / Celle qui vexe son thérapeute en lui faisat remarquer que Lacan aussi portait un noeud pap rouge mais sans pois blancs / Ceux qui taxent volontiers leurs épouses légitimes d'admirables compagnes sans les emmener dans les colloques d'écrivains où de plus jeunes personnes leur parlent de leurs ouvrages avec un réel intérêt / Celui qui tombe sur les carnets intimes inédits de Petua Clark oubliés par celle-ci à la pension Belle Vista et révélant ce que les invités de Michel Drucker appellent une belle personne / Celle qui porte des manteaux de fourure bio vu que les visons dont il sont cousus ont été nourris dans les normes / Ceux qui rêvent d'une Suisse entièrement peuplée de moutons noirs / Celui qui vomit l'Helvétie des barbecues ethniquement épurés et des jacuzzis à l'eau filtrée de tous éléments étrangers / Celui qui se régale à la lecture du nouveau roman du métèque Hanif Kureishi, Le dernier mot, sarcasmant joyeusement dans la foulée d'un jeune lettreux niais (niais comme tous les jeunes lettreux) commis à la biographie d'un sanglier fameux de la littérature multimondiale assez proche de V.S. Naipaul / Celle qui m'a raconté sa visite à Trinidad de Tobago et l'inénarrable cinéma du vieux Naipaul au milieu des siens - elle prononçait des chiens / Ceux qui retrouvent volontiers les phrases limpides de Philippe Sollers à Venise dans son nouveau (faux) roman Médium  en s'amusant de le voir réduire à peu près tout ce qui se fait aujourd'hui à du sous-produit de foutoir alors que lui seul assume l'héritage de Stendhal et de Diderot et de Montaigne et de Dante et de Virgile et de Tchouang-tseu reçu à l'époque chez le Thierry Ardisson des Empires combattants, etc.                 



  • La pensée contre la force

     

    9782283029404.jpgÀ lire toute jactance cessante:  Vertige de la force, le dernier essai d'Etienne Barilier, écrit entre janvier et novembre 2015. 

    Une réponse admirablement étayée à ceux qui pensent que l'Occident n'a "rien à offrir" aux désespérés ou aux écervelés que le terrorisme attire. 

    La remise en cause radicale de l'assertion selon laquelle l'islamisme n'a "rien à voir" avec l'islam. 

    Une réflexion sur le "crime de devoir sacré" qui remonte aux sources de la violence monothéiste, avec des aperçus et des mises en rapport éclairantes sur l'évolution comparée du christianisme conquérant ne cessant de produire son autocritique - de Las Casas aux théologiens de la libération, en passant par Castellion, Bonhoeffer et Jean XXIII - et d'un islam crispé dans sa vision  de l'homme esclave de Dieu et de la femme esclave de l'homme. 

    Enfin et surtout: un  questionnement fondamental sur la fascination exercée même sur les plus grands esprits (dont un Heidegger) par la force et les puissances irrationnelles, la pureté de la force sacrée à l'état brut et la mort. 

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Editions Buchet-Chastel, 117p.

     

    (Commentaire plus substantiel suivra)

  • Mouse of cards

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    À propos de la série bad-buzzée avant sa sortie. De l'intérêt des ratages en tant qu'exemples par défaut...


    (Dialogue schizo)


    Moi l'autre: - Alors, on a détesté Marseille ? On en rajoute au bad buzz ?


    Moi l'un: Mais non, faut pas exagérer, peuchère ! Y a pire comme série française, même s'il n'y a pas pire que les séries suisses...


    Moi l'autre: - Tu défendrais cette daube ? Ce copié-collé de tous les schémas et procédés anglo-ricains, cette resucée affadie de Borgen et House of cards ?

    Moi l'un: - Je n'irai pas jusque-là, mais je trouve le ratage intéressant par ce qu'il signale. Un peu comme le ratage du Livre des Baltimore de Joël Dicker. Paul Léautaud le disait justement: un mauvais livre à souvent le mérite de nous aider à préciser ce qu'on entend par la qualité d’un bon livre.


    Moi l'autre: - Tu vois des qualités dans Marseille ?


    4924540.jpg-c_320_320_x-f_jpg-q_x-xxyxx.jpgMoi l'un: - J'en vois ici et là, et d'abord l'interprétation en dépit du dialogue trop mécanique ou artificiel. Depardieu est un dino frémissant d'émotion ici et là, et tous les personnages à l'avenant, sauf les tout méchants (Nadia Farès en potiche du Mal) qui sont tellement caricaturaux qu'on oublie. On a reproché à Benoît Magimel de n'avoir l'accent marseillais que dans certaines scènes mais c'est mal vu: son personnage n'a l'accent du cru que lorsqu'il s'adresse aux Marseillais de la rue, ce qui correspond à une réalité. À part ça l’ensemble des acteurs se tient plutôt bien. Et puis il y a deux ou trois plans de Marseille que j'aime assez. Il y a même, ici et là, un ou deux plans de cinéma qui échappent au laminage...


    Moi l'autre: - Quelque chose à sauver du dialogue ?


    Moi l'un : - Ouais, tout n'est pas que du carton-plâtre. Il y a même une ou deux trouvailles.


    Moi l'autre: - Ah bon, tu cites ?


    Moi l'un: - Par exemple, sur la fin, après le suicide raté de Rachel, la femme du maire ( Géraldine Pailhas, plutôt pas mal) qui retrouve celui-ci et convient avec lui qu'ils pourraient entamer une nouvelle vie, Robert Faro (Gérard Depardieu) propose: “Et si on prenait un chien ?". J'aime bien...


    Moi l'autre: - Chacun ses faiblesses. Mais pour en revenir au filmage de la ville de Marseille, tu vas pas défendre les plans aériens tonitruants avec musique d'ouverture de jeux olympiques...


    Moi l'un: - Alors là, c'est typiquement le genre de copié-collé qui en dit long sur les standards du genre. Tu as ça toutes les trois minutes dans la série Beauty and the Beast, avec plongée du ciel sur New York et point d'orgue ronflant. Mais là c'est justifié par la pompe lyrique qui sied à la Grande Pomme...


    Moi l'autre: - À ce propos notre compère JLK aime à le rappeler: que le scout est bon, mais n'est pas poire ? Que dire alors du contenu politique de Marseille ?


    Moi l'un: - Alors là rien à sauver ! C'est de la bouillabaisse au marshmallow franchouille, de la sociologie bien pensante à la Julie Lescaut et du sous- Borgen édulcoré. Si tu penses au tableau socio-politique de The Wire (À l'écoute) ou aux coulisses du pouvoir d'A la Maison Blanche ou de House of cards, tu soupires... Mais là aussi il ya matière à réflexion, sachant que Denis Robert a dû chercher des fonds au Luxembourg pour traiter sérieusement l'affaire Clearstream ou qu'on juge le film Salafistes trop dangereux pour ce con de public !


    Moi l'autre: - Alors ?


    Moi l'un: - Alors ça ressemble à une certaine France qui fait semblant de se flageller tout en roulant les mécaniques, à une certaine production française à la traîne des Ricains sans en avoir les moyens - même si cette série cheap roule sur 1 million l'épisode -, enfin que ca fera un bon produit formaté pour TF1...


    Moi l'autre: - Tu as évoqué le nom de Joël Dicker...


    Moi l'un: - Oui, parce que même si ça semble n'avoir rien à voir, ça a à voir. Dans Le livre des Baltimore, Dicker multiplie les poncifs les plus superficiels des séries télé, sans une once des vérités sociales, politiques ou simplement humaines foisonnant dans The Wire, à propos de la même Baltimore. Preuve qu'une série télé peut nous offrir plus parfois qu'un roman. Mais Dicker peut faire mieux, j'en suis sûr. Qu'il s'inspire donc du formidable Cleveland contre Wall Street de son compatriote Jean-Stéphane Bron, où l'honnêteté de l'investigation va de pair avec le souffle narratif et la présence si intense des protagonistes.


    Moi l'autre: - Tu vois Jean-Stéphane Bron se lancer dans une série Suisse à la Borgen ?


    Moi l'un: Je vois ça très bien si la télé romande se sort les pouces du cul, pour parler comme Nicolas Bideau, et si l'industrie inexistante du cinéma suisse fait alliance avec les émirats à l'instar de nos stars de l'économie et de la finance...

  • Cingria et Witkiewicz

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    Du chant du monde au poids du monde

    Tout l’oppose à Cingria, et pourtant Witkiewicz m’est aussi cher que celui-là. Le premier est un poète des Psaumes, le second un prophète de l’Apocalypse.

    Le premier est essentiellement dans le chant et la spéculation à l’antique, le second dans la rage de tout dire. Le premier se satisfaisait en somme du monde pour peu qu’il y ait une terrasse de café dans le coin, une rivière où se plonger, quelques amis à retrouver puis à quitter pour d’autres, un livre à lire ou à écrire, un harmonium dans la petite église d’à côté. Le second s’impatientait de tout et le manifestait à grands gestes furieux d’écriture et de peinture, rien ne le contentait qui risquait de freiner son ardeur à saisir et ressaisir l’insondabilité abyssale du Mystère de l’Être, rien ne le satisfaisait des concepts qui n’étaient pas soumis à l’épreuve du feu passionnel ou métaphysique, rien ne le contentait des accroupissements sociaux ou des arnaques idéologiques, rien ne lui masquait la progression de la médiocrité et de la bête noire qu'il appelait le nivellisme, lequel triomphe dans le règne actuel de l'insignifiance.

    Charles-Albert était plutôt petit, très en lard mais ferme, le pif et la bedaine considérables, la voix et le geste aussi précieux que l’écriture, il ne plaisait qu’en causant, et encore cela se limitait-il à des cercles choisis, tandis que Stanislaw Ignacy dominait tout le monde de sa taille de colosse, fascinait les femmes rien qu’à les fixer de son regard d’acier bleuté, jouait de son grand visage comme d’un masque shakespearien à transformations – Cingria était intégralement original, et Witkiewicz originalement intégral.

    Les oeuvres de Cingria et de Witkiewicz sont disponibles aux éditions L'Age d'Homme.

  • Retour à la maison

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    Notes de l'isba (31)


    Le bleu du temps.- Le retour ces jours du soleil au bord du ciel de La Désirade coïncide avec notre retour à la maison, mais je ne l'entends pas au sens de Gustave Roud qui pensait à notre fin dernière : je pense à cette maison surplombant le champ très en pente où le chœur des narcisses s'apprête à entonner sa cantate, et le lac là-bas à reflets de lac, et les montagnes d'en face aux crêtes encore enneigées, et le sud qui derrière les montagnes déplie ses vallées et ses collines jusqu'à la mer, et le désert de l'autre côté de la mer, loin de la maison mais où fourmille encore la vie malgré les coups de barre du soleil...


    Au Coup de soleil. - Pendant la guerre, un cabaret alerte accueillait à Lausanne des gens de partout, où le poète vaudois Gilles faisait la pige à tous les ennemis de la vie, génial de faconde claire et de verve insolente à traits directs et belle rondeur.
    AVT2_Jouve_5435.pjpeg.jpegJean Starobinski évoque ce lieu, et les rencontres musicales de Gstaad défiant le bruit des canons, et Pierre Jean Jouve trouvant bon refuge à Genève (d'où la nuit on entendait très haut les bombardiers anglais se dirigeant vers l'Italie!) puis en Valais chez les Bille, autres seigneurs artistes et princièrement bohèmes et démocrates - toute une Suisse que ma maison...


    IMG_2200.jpgLa belle dame au balcon.- Hier une belle dame au visage doux et aux yeux très bleus, qui dirige à Berne une division des Archives littéraires suisses, parcourait d'un œil expert les centaines de carnets aquarellés et le monceau de lettres (identifiant illico la graphie de son ami Jacques Réda ou celle de Philippe Jaccottet) accumulés depuis une cinquantaine d'années et que j'aimerais déposer dans ce haut-lieu de mémoire mille fois plus signifiant que nos temples bancaires - mille murmures s'y faisant encore entendre dans les feuillages imprimés, où la voix un peu nasale de Cendrars croise le barrissement alémanique de l'immense Fritz Durrenmatt (à l'origine de ces archives), entre tant d'autres de Chessex à Patricia Highsmith, ou plus récemment Étienne Barilier ou Roland Jaccard nos compères toujours vivants...


    De l'âme romande. - Si la Suisse est d'Europe et du monde, c'est par ses écrivains (au sens élargi des poètes et des penseurs, des pédagogues et des théologiens, des historiens et des érudits tutti frutti), et nous devons revenir sans cesseà cette maison Suisse (dégagée cela va sans dire de tout chauvinisme suissaud) en attendant que l'Europe entre dans notre confédération d'esprit et d'art plus ou moins brut...
    Ce qu'attendent je découvre avec reconnaissance la 38e livraison de la revue Quarto, datée de l'année 2014, consacrée aux accointances helvétiques de Pierre Jean Jouve et préfacée en quatre langues par Stéphanie Cudré-Mauroux, la belle dame de passage en robe à fleurs.
    Or la Suisse de Jouve culmine dans un étincelant petit roman restituant ce qu'on pourrait dire l'âme romande en sa double source artiste et puritaine, d'une structure cinématographique merveilleusement elliptique et d'une intense tension psychique et sensuelle, intitulé Le monde désert et fortement marqué par le passage du poète dans la Genève calviniste et sur les hauts du val d'Anniviers, avec la touche russe et française de deux des protagonistes. 


    Soglio.jpgEt demain, toujours avec ce Jouve "Suisse", nous retrouverons Soglio sur son balcon du val Bregaglia, en relisant Dans les années profondes...

  • Ceux qui sont du Voyage

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    Celui qui ventile les inquiétudes / Celle qui défraie le chroniqueur / Ceux qui nourrissent le troupeau des bons sentiments / Celui qui ravaude ses trous de mémoire / Celle qui se délasse dans le container / Ceux qui ravalent leurs armes / Celui qui pense corbillard de plaisance / Celle qui est condamnée par les avocats de Michael Jackson au motif d’avoir prétendu que leur client n’était pas immortel le lendemain de son décès / Ceux qui ont homologué le culte de Bambi au nombre des trois religions principales de l’Etat de Californie et Banques associées / Celui qui affirme volontiers que  la sexualité contemporaine est une fiction de seconde zone / Celle qui se réalise dans le cybersexe parce que c’est plus propre / Ceux qui se font des couilles en or devant leur webcam de Trona / Celui qui va faire un tour avec la limo de Dolly Parton pendant que Madame chante pour les pauvres / Celle qui a tous les disques de Frankie Laine sauf un mais devinez lequel parce qu’elle elle a oublié avec tous ces déménagements en Haute-Alsace / Ceux dont les durs constats sont dénoncés pour Atteinte au Moral par la nouvelle Secte du Sourire de Facebook / Celui qui a un mouflon de retard sur les champions de l’émission star Je dégueule un mouton / Celle qui dénonce le pasteur anabaptiste qui parque toujours sa Chevy de travers / Ceux qui regrettent le temps où il y avait 188 églises à Atlanta et moins de nègres dedans / Celui qu’on appelle le Che Guevara de la galoche fourrée / Celle qui dit qu’elle a Tout Bonus après que Jerry le lui a fait avec Tom / Ceux qui ont passé sans transition de Petzi à Barbey d’Aurevilly / Ceux qu’on roule dans la farine avant de les frire à petit feu sois joyeux / Celui qui reproche à son ami Bantou de ne pas finir son cannibale / Celle qui apprend par cette liste qu’un cannibale en Belgique est le nom d’un tartare en francophonie normale / Celle qui entretient des relations à caractère zoophile avec l’effigie du panda du WWF /Ceux qui reprochent au réalisme fantastique de Louis-Ferdinand Céline (selon la définition de Guido Ceronetti au Congrès de Pasadena de 1977) d’être à la fois trop réaliste et trop fantastique / Celui qui recopie ce matin sous la neige ce passage du Voyage à l’usage prioritaire de ses amis de Facebook à l’âme bien noire et au cœur bien accroché : « On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se détache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses »…

    Image : Louis-Ferdinand Céline

  • Mémoire vive (95)

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    La lecture du Pourquoi des philosophes de Jean-François Revel, achevée à l’instant, m’a passionné. Je vais enchaîner tout de suite avec La Cabale des dévots. En outre reconnaissant à Kamel Daoud, ce soir, de rappeler ce que représente l’Arabie saoudite en réalité : le foyer, doré sur tranche, du terrorisme islamiste, avec les maîtres duquel la Suisse fait bon commerce, tandis que la France leur lèche les babouches.

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    Plus j’y pense, en lisant et en commentant La Divine Comédie, plus je suis les deux compères le long des corniches ascendantes du Purgatoire, et plus me révulse l’approche et l’idée seule du Paradis, cristallisant une représentation de l’au-delà me paraissant de moins en moins désirable. Comme je n’y ai jamais mis les pieds (et Dieu m’en garde !), je suis curieux d’en découvrir les chants, me demandant quels détails vont encore me toucher et si le génie de Dante va me faire avaler « tout ça ». Autant les damnés stimulent son imagination, autant celle-ci me semble fléchir, sur les flancs du Purgatoire, sous l’effet de l’édification morale, quoique la musique de sa langue sauve à tout coup la mise.

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    Kramer2.jpgC’est avec beaucoup d’attention admirative que j’ai lu, d’une traite, le nouveau roman de Pascale Kramer, Autopsie d’un père, où la romancière me semble atteindre une parfaite maîtrise à tous égards, à la fois du point de vue de l’observation d’un petit groupe d’individus de la classe moyenne, qu’elle perçoit avec une acuité comparable à celle de Philippe Djian, et aussi par son écriture épurée, elliptique et suggestive, captant les moindres signes de ce qu’on pourrait dire la langue-geste ou l’infra-langage. Curieusement, ce roman parle de la réalité contemporaine (les banlieues, le racisme, la tentation de l’extrême-droite) de façon pour ainsi dire latérale, ou déviée, presque par défaut ou par évitement, et pourtant tout y est.

    Une jeune femme au prénom d’Ania, n’a jamais été vraiment reconnue par son père, brillant journaliste qui, après la mort de sa femme, n’a jamais cessé d’humilier sa fille comme si elle n’était jamais à la hauteur, alors que lui-même menait une vie d’homme à femmes de son côté. À l’adolescence, Ania demande d’être placée en internat, après quoi elle ne cesse de s’éloigner de son père, qui ne fera mine de s’intéresser à elle que par son petit-fils, né du mariage d’Ania et d’un Serbe mal dégrossi. Or tout se précipite après la dernière visite d’Ania à son père, suite à quatre ans d’absence, au lendemain de laquelle ledit père se suicide en avalant des morceaux de verre – et c’est alors que le roman démarre, constituant le portrait d’un idéologue de droite à la Soral qui s’est attiré la vindicte vertueuse de la station de radio qu’il dirige après avoir pris le parti de deux jeunes imbéciles coupables du meurtre d’un immigré. Tableau d’époque s’il en est… 

    Ce mercredi 25 novembre. Un nid de guêpes, établi dans notre soupente, et dont les individus plus ou moins engourdis par le début d’hiver volètent dangereusement autour de nous, sortis des plinthes et se traînant un peu partout, a ranimé une de mes vieilles phobies après que, vers l’âge de trois ou quatre ans, j’ai été piqué au fond de la gorge après avoir avalé un verre de sirop. Hier soir, une nouvelle piqûre à la main m’a fait sursauter de rage au point que j’ai alerté, aujourd’hui, une firme exterminatrice dont l’agent se pointera demain à La Désirade. Gare à vous méchantes !

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    Je constate ces jours, avec mes lectures de Jean-François Revel et d’Alain Finkielkraut, dans La seule exactitude, que je reprends goût à la réflexion dialectique telle que je l’ai vécue depuis ma seizième année environ, avec Camus et les personnalistes, Morvan Lebesque et Martin du Gard, Berdiaev et Chestov, entre autres autres écrivains ou philosophes que je pourrais dire des « artistes de la pensée », jusqu’à Peter Sloterdijk.

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    Le dernier roman de Pascale Kramer me semble une œuvre significative de l’époque, pas loin des récits d’une Alice Munro ou d’un William Trevor. Le sujet principal, me semble-t-il, en est la difficulté des gens d’être entendus et de se faire entendre dans un monde où tous parlent à tort et à travers sans s’écouter ; et plus précisément : la difficulté, pour ceux qui n’ont pas acquis le langage codé des dominants sociaux ou intellectuels, tenus pour inférieurs, d’être considérés et reconnus.  

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    9782221136416.jpgEn lisant La Cabale des dévots de Jean-François Revel, je trouve la confirmation de ma défiance de toujours envers les pontes dogmatiques de toute espèce, et plus encore de la chose elle-même : la suffisance dogmatique ou académique. Son tableau, très polémique, est particulièrement réjouissant quand il s’en prend aux spécialistes de tel ou tel auteur ou de telle ou telle époque. Nietzsche ou Racine, c’est untel, le XVIIIe c’est unetelle à laquelle on ne saurait disputer la préséance sur Diderot, etc. Cela qui me rappelle la remarque de Léon Scwartzenberg, spécialiste médiatique en matière d’oncologie, qui téléphone le lendemain de l’apparition d’un jeune confrère parlant de son premier livre sur le plateau d’Apostrophes : « Le cancer à la télévision, mon cher, c’est moi ! » .

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    En traversant ces jours notre chère ville de Lausanne, et notamment en descendant la rue de la Borde, entre la Pontaise et le Pont Bessières, j’ai été frappé, une fois de plus, par la hideur chaotique de son développement architectural, illustrant une absence totale de classe ou de cohérence dans la vista du quartier, avec le pire goût qui soit : dans le bric-à-brac de béton de l’ancien quartier pourri des artisans et des bouchons mal famés du Rôtillon, plus laid aujourd’hui qu’il ne l’était au temps des murs lépreux et des vieilles catins tapinant devant le Mouton avec leur sac de patates. Or je ne réagis pas en nostalgique d’un bon vieux temps quelconque, mais plutôt comme Ramuz a vitupéré le désastre de la place Saint-François, au début du XXe siècle où ont été construits les affreux bâtiments de la Poste et de la Banque, comme il l’évoque dans Une ville qui a mal tourné.

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    images.jpegIl y a en moi la sensibilité farouche d’une espèce d’artiste brut à la manière suisse, qui se reconnaît dans les écrits de Robert Walser et les visions d’un Louis Soutter, d’un Adolf Wölfli ou d’une Aloïse, aux marges de la ville et des beaux usages, loin de tout salon à la française, ou alors chez Florence Gould quand elle recevait ces deux seigneurs à dégaines de clodos lettrés que figuraient Paul Léautaud et Charles-Albert Cingria.

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    Le préambule étymologique de L’inquiétante étrangeté, où Freud évoque toutes les acceptions, applications et variations du mot heimlich, sans oublier le dialecte suisse allemand, pour aboutir à la conclusion que le heimlich et le unheimlich sont à peu près (parfois mais pas toujours) les deux faces de la même pièce, me captive par sa façon d’aller « au fond du mot » en quête de réel – le langage exprimant le réel sans en épuiser toute la substance, et la poésie étant alors la dernière expression de ce réel tiré du fond des mots. 

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    Ce qui m’intéresse, dans la montée du Purgatoire, ce sont les détails. Or Dante, s’agissant de l’envie, en est assez chiche. Sur la deuxième corniche, le seul exemple d’envieux (ou plutôt d’envieuse) est la Siennoise qui s’est réjouie de la défaite des siens contre les Florentins, sous l’effet d’une Schadenfreede découlant de sa sourde envie.

    Sans rapport avec celle-ci, je me rappelle soudain le roman du Russe Iouri Olécha, intitulé L’Envie précisément, qui visait la fascination des intellectuels, gens de lettres ou d’esprit, envers les hommes d’action ou de pouvoir, et leur façon de saliver devant la Brute, telle que je l’ai observée de près au moment de la guerre en ex-Yougoslavie. Autre exemple : l’aristocrate fribourgeois Gonzague de Reynold, grand lettré à la poitrine creuse, célébrant les rutilants soldats allemands de la Wehrmacht…

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    En cas de morosité ou de contention intérieure, deux viatiques ; la lecture des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, prodigieux de pénétration au cœur des œuvres et d’énergie communicative, ce matin avec Rabelais ; et celle de l’Encylopédie fantaisiste du tout et du rien de Charles Dantzig, par exemple avec sa Liste des nuages.

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    IMG_1733 (1).jpgEn mettant de l’ordre dans mes affaires, je retrouve un tapuscrit complet, et pratiquement achevé, de La Fée Valse, avec une préface que j’avais complètement oubliée au moment d’en composer ces jours une nouvelle sous le titre d’Entrée de jeu, qui donne ceci : « Ce ne serait pas un recueil de fantasmes éculés mais une féerie.

    Eros y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité.

    Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour le tout jeune garçon que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille au premier poil, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.

    Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.

    J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.

    Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?

    L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle se branle.

    La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des miasmes de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui ressent profondément la surface des choses / Celle qui s'exprime à demi-mots et n'en pense pas moins le double / Ceux qui te reprochent de ne pas avoir un discours politique clair alors que tout est si confus dans leur tête et au niveau du contexte / Celui que tu estimes une tête de litote / Celle qui vous cherche dans le sous-texte / Ceux qui surdéterminent les sous-entendus de l'ancien maoïste recyclé dans le souverainisme ultra / Celui qui cafte à chaque fois qu'on lui dit que c'est off -the-record / Celle qui demande un à-valoir sur ses révélations posthumes / Ceux qui sont dans le secret des vieux / Celui qui n'a pas tout dit à Maman mais s'est rattrapé ensuite dans un roman-fleuve tranquille / Celle qui fait dans le haïku entre deux séances d'aquagym / Ceux qui investissent dans le supplément d'âme déduit des impôts / Celui qui a beaucoup appris en se taisant avec éloquence / Celle qui met un peu d'os dans son pain / Ceux qui passent la Manche pour se payer un chien-chaud / Celui qui te rappelle que tout est dans Confucius qu'on retrouve d'ailleurs chez Guillaume Levy et Marc Musso / Celle qui sur le divan de Michel Drucker avoue qu'elle a en elle un poème indicible et Michel a l'air de la comprendre au niveau de l'échange et ça fait un buzz sur Twitter / Ceux qui se taisent au téléphone de la Ligne de coeur où il y a toujours de l'écoute, etc.

  • L'Apôtre du tiroir-caisse

     

    2a7f09d6242f4beb21df960c29a3f2ca.jpgPaulo Coelho, messie multipack de la littérature de gare et d’aérogare, ex chanteur de rock et futur Nobel de mystique ploutocratique, est apparu ces derniers jours au Salon du Livre de Genève, où je n’étais pas et peux donc en parler plus librement...
    En bonus: retour à La solitude du vainqueur, qui fit date dans le genre démago...

     

    Un critique littéraire est-il censé parler des livres de Paulo Coelho, plus que des romans de feue Barbara Cartland ? La question ne s’est pas posée à la parution de L’Alchimiste, conte initiatique fait de bric et de brocante qui pouvait faire illusion, genre Petit princerelooké New Age. Mais comment défendre ce qui a suivi ? Comment ne pas voir que le présumé auteur inspiré, ex-hippie visité par la Muse, était moins un candide conteur qu’un malin opportuniste  jouant avec la crédulité des foules, dont la mythologie pseudo-mystique des Guerriers de la Lumière qu’il bricola en marge de ses écrits ne cédait en rien au marshmallow pseudo-spirituel des sectes multinationales, de Moon à la Scientologie en passant par les fameux adeptes (paix à leurs cendres) du Temple S olaire.
    Si le critique littéraire « à l’ancienne » regimbe à l’idée de parler du contenu (?) et de la forme (??) des romans de Paulo Coelho,  c’est que l’idée de faire la leçon aux foules, du haut de son «élitisme», ajoute au dégoût de parler pour rien, puisque de toute façon la Machine à faire pisser le dinar tourne à plein régime.

    83a6ecdf89538f67066e5bf5d33442da.jpgJ’ai rencontré trois fois, réellement puis virtuellement, Paulo Coelho. La première fois, c’était au lancement de L’Alchimiste.Charmant garçon, relax max, un vrai pote. Ce qu’il m’a dit était peu de chose, mais « tout est dans le livre » étions-nous convenus. La deuxième, ce fut dans un cagibi préservé du bruit du Salon du Livre de Genève, dont le Brésil était l’invité d’honneur. Paulo se souvenait très bien de moi, prétendait-il. Comme je suis bonne pâte, j’ai fait celui qui le croyait, tout en notant qu’il n’avait rien de plus à me dire que la première fois. Par ailleurs, comme c’est loin d’être un imbécile, il avait constaté que mes questions trahissaient un esprit critique inapproprié, comme on dit, et la non-conversation tourna court. Audit Salon du Livre, je relevai le fait que les piles des best-sellers de Coelho occupaient le devant des devantures du Pavillon du Brésil, alors que les Jorge Amado et autres plumitifs « élitaires » se trouvaient relégués en second rang - mais quel esprit mesquin me fait noter un tel détail...
    Or je reviens à ma question : l’approche critique des livres de Paulo Coelho a-t-elle le moindre intérêt. Certes : en tant que phénomène typique des simulacres de la culture globalisée, cette approche est intéressante, bien plus que celle d’autres best-sellers mondiaux du type Barbara Cartland. Pourquoi cela ? Parce que la secte virtuelle entretenue par les livres et le site internet (récemment restructuré après avoir atteint des sommets de kitsch New Age) de Paulo Coelho participent à l’évidence du multiculturalisme mou visant au décervelage des populations.
    Paulo Coelho est le Messie de cette idéologie anesthésiante, qui ne manque pas un World Economic Forum. C’est d’ailleurs là que je l’ai rencontré la troisième fois, à titre virtuel. Etait-ce à Davos, à Zermatt ou à quelque autre sommet de la Phynance ?

    Peu importe à vrai dire, et peu importe si c’était le vrai Paulo Coelho qu’on voyait sur l’écran. A vrai dire, comme il y eut en son temps des Saddam de rechange, il est fort possible que le petit homme en jeans et à bouc grisonnant ne soit qu’un prête-face à l’entreprise Coelho & Coelho, dont Sulitzer pourrait écrire la chronique, à supposer que Loup Durand en ait encore le tonus. Tout cela est passionnant, n’est-il pas ?


    Dans les années 20 du XXe siècle, le génial romancier-visionnaire Stanislaw Ignacy Witkiewicz imagina, dans L’Inassouvissement, une secte multimondiale, guidée par le phénoménal Murti Bing, qui avait commercialisé une pilule assurant à chacun la Vision Lumineuse de la Lumière Invisible. On voit que Paulo Coelho n’a rien inventé : belle découverte en vérité, et ça continue aujourd'hui.

    Paulo Coelho entre Croisette et Vatican

    Coelho7.jpgCar, en fait de démagogie spiritalisante, Paulo Coelho n'en manque pas une. Ainsi a-t-il repris, avec La Solitude du vainqueur, le chemin du Bon combat qui le conduit, cette fois, dans les coulisses sordides du Festival de Cannes, lequel, tiens, vient justement d'ouvrir ses portes infernales. La première invocation du Guerrier de la Lumière nous rappelle qu'il fut un enfant de choeur brésilien avant de s'égarer lui-même dans les miasmes sataniques du rock et de la pop: - Ô Marie sans péché, priez pour nous qui faisons appel à Vous - amen. Sur quoi la première phrase de la Préface de ce Thriller de la Vraie Voie pousse le lecteur à s'agenouiller fissa: "L'un des thèmes récurrents de mes livres est qu'il est important de payer le prix de ses rêves." En l'occurrence: 19 Euros, ce qui fait tout de même 40 balles suisses pour qui ne reçoit pas le Service de Presse gratos... Et la Leçon de s'ensuivre qui ne s'achèvera qu'au terme de cette fable édifiante: "Nous vivons depuis ces dernières décennies au sein d'une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir, et la plupart des gens ont été portés à croire que c'étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallaait se conformer". Et le gourou christoïde d'enchaîner aussi sec: "Ce que nous ignorons, c'est que, en coulisses, ceux qui tirent les ficelles demezrent anonymes. Ils savent que le véritable pouvoir est celui qui ne se voit pas. Et puis il est trop tard, et on est piégé. Ce livre parle de ce piège". 

    Le piège, revisité par un auteur empruntant à la fois à Gérard de Villiers, pour la délicatesse de l'intrigue frottée de sang, et à feue Barbara Cartland (en moins chaste) pour le zeste d'intrigue sentimentale, entre autres modèles impérissables, rappelle un peu le dessin de Sempé figurant, sur un quai de Saint-Trop, le bon père de famille désignant à ses femme et enfants une kyrielle de yachts plus luxueux les uns que les autres et s'exclamant: vous voyez, ces gens-là sont malheureux bien plus que nous !

    Or c'est exactement ce que Madame et Monsieur Toulemonde se diront après lecture (car ils lisent) de La solitude du vainqueur: que tout est pourri-gâté à Cannes, de la jeune starlette au produc véreux ou du styliste self made man au top modèle rwandais - non, je n'invente rien ! Paulo Coelho lui non plus n'a rien inventé, on l'en savait incapable depuis L'Alchimiste, où j'avoue qu'il m'a piégé comme tant d'autres, par une fabrication habile, alors que ce livre déjà n'était qu'une compilation de contes orientaux et de resucées de sagesse passe-partout. À plus tard l'analyse littéraire fouillée (sic) de L solitude du vinqueur. J'attends de me trouve dans l'enceinte du Vatican pour faire mon rapport aui vicaire du fils de Marie-conçue-sans-péché...

            

  • Retour à Tchekhov

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    Notes de l'isba (30)


    Quel « pays de la haine » ? - Revenant de Pologne où je n'ai fait que passer, à peine trois jours et pour le motif essentiel d'y découvrir un nouveau musée consacré au peintre et écrivain Joseph Czapski, figure providentielle de la lutte pour la liberté et la vérité dans son pays, je reçois un message de l'ami qui, précisément, m'avait signalé l'événement avant que je ne reçoive l'invitation à l'inauguration officielle du musée, et me demande à présent ce que j'ai ressenti en retrouvant la Pologne.
    Cet ami, le photographe Krzystof Pruszkowski, qui a longtemps vécu à Paris et réside aujourd'hui à Varsovie, m'écrit plus précisément : « C'est terrible, on tremble de peur en regardant la télé ici (...) ce pays est devenu un pays de la haine, je n'ai jamais vu ça ». Et d'ajouter, se référant au rôle joué par le grand cinéaste Andrzej Wajda dans l'élaboration du musée Czapski, que j'ai eu la chance de me trouver dans « un lieu exceptionnel » et conclut que « les Wajda, il faut les défendre"...
    Or je n'ai pu, à ce message, répondre que ceci : « Moins de trois jours à Cracovie, c'est trop peu pour en conclure quoi que ce soit. Le musée Czapski est épatant comme lieu de mémoire, très riches d’archives filmées et de documents précieux, à commencer par l’immense Journal. Le nouveau pavillon est très beau et le nom de Czapski est partout. Cela m'a beaucoup ému de constater cette reconnaissance nationale à notre ami. Quant à l'état de la Pologne je ne saurais qu’en dire. J’ai bien entrevu, tard le soir à la télé, un débat qui me semblait haineux, mais je n’en ai rien compris. À Cracovie, qui reste en effet une ville d’exception, j'ai vu de bonnes et belles librairies pleines de traductions de partout et pleines de gens souvent jeunes. La collection d'art contemporain polonais au Musée national est remarquable, avec quelques Czapski de premier ordre, un beau portrait d'adolescent de ton aïeul Pruszkowski ( !) et une superbe série de Witkacy. Enfin les rues de Cracovie, les cafés, les places et les jardins publics pleins d’enfants et d’une belle jeunesse, dégagent une vitalité réjouissante. Mais l’aperçu, en trois jours reste évidemment en surface »…


    signiert-andrzej-wajda-100_v-image512_-6a0b0d9618fb94fd9ee05a84a1099a13ec9d3321.jpegLes hommes de fer. – Bien entendu, j’avais lu et entendu ce qui se passe aujourd’hui en Pologne, avec les nationalistes hyper-conservateurs remuant avec démagogie le passé d’une Pologne insuffisamment dé-communisée selon eux, mais l’inquiétude et les mises en garde, en la matière de l’Union européenne me semblaient trahir, une fois de plus, la même méconnaissance et le même mépris de ce pays martyrisé et rayé de la carte à plusieurs reprises.
    Pourtant une formule du message de Pruszkowski résumait mon sentiment profond à cet égard, selon laquelle il fallait « défendre les Wajda ».
    Ce que sont « les Wajda » ? C’est, pour ma part, le souvenir incandescent d’un des premiers chefs d’œuvre de cinéma que j’ai vu en ma prime jeunesse : Cendres et diamants, d’Andrzej Wajda, vu au cinéma d’art et d’essai Le Bourg, à Lausanne. Ou, à l’autre bout de cette œuvre conjuguant l’éthique et l’esthétique : L’homme de fer et, rejoignant explicitement le témoignage de Joseph Czapski : Katyn.
    « Les Wajda », c’est à la fois la grande intelligentsia polonaise, de Czeslaw Milosz à Leszek Kolakowski, de Witkiewicz à Czapski, de Gombrowicz à Mrozek, mais c’est aussi l’art et la spiritualité, et ce sont tous les « invisibles » qu’évoque Soljenitsyne et qu’on retrouve avec le regard de Czaspki : les gens sans grades, les Tout-le-monde de tous les pays, l’humanité sans « ismes » de Tchekhov…


    file6pdo3gdr0o2mmqlv5yb.jpgQuoi de neuf à part la bonté ? – Quoi de neuf en Pologne, à part les vieux démons qui remuent comme partout depuis la nuit des pouvoirs et de la haine ? Je dirai ce dimanche soir de 1er mai : le travail des gens honnêtes, qui sont parfois des artistes, et des artistes qui ne sont vraiment bons qu’honnêtes, comme Joseph Czapski, Andrzej Wajda, Stanislaw Ignacy Witkiewicz ou Wislava Szymborska l’auront été chacun à sa façon.
    Joseph Czapski me dit un jour, dans son atelier de Maisons-Laffitte, que le christianisme racontait essentiellement pour lui une histoire de la bonté. Or il était capable de s’ériger aussi vivement contre les chrétiens antisémites que contre les juifs réduisant les Polonais à des antisémites, les fascistes ou les communistes. Enfin un autre soir, alors qu’il perdait la vue, il me demanda de lui relire la nouvelle de Tchekhov intitulée L’étudiant, dont je venais de lui parler et que j’avais dans ma poche - la préférée de l’écrivain et qui fit venir, aux yeux du témoin de toutes les horreurs, de vieilles larmes d’enfant…

  • Le voyage qui vivifie

     

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    Après un voyage dans les Flandres, en France diverse et à Cracovie. Avec trois salamalecs à la mémoire de Joseph Czapski, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dit Witkacy, et Vladimir Dimitrijevic, dit Dimitri.


    Pour Andonia, Marko et Alexandre, dit Taki.


    (Dialogue schizo)


    Moi l’autre : - Alors ces voyages ? Bien profité ?


    Moi l’un : - Pfff... Qu'en dire de plus ? Tu ne trouves pas que le compère JLK en a assez écrit dans ses notes en chemin ? Et quant à "profiter", quelle horreur de verbe !
    Moi l’autre : - Bah, c'est façon de parler. Tu sais bien ce qu'ils entendent quand ils te le serinent...


    Moi l’un : - Mais je n'ai pas envie de l'entendre alors que tant de gens en bavent de par le monde...


    Moi l’autre : - Tu as mauvaise conscience ?


    Moi l’un : - La question n'est pas là. Le fait est que je voudrais juste rester conscient.


    Moi l’autre : - Donc nous n'avons rien à ajouter aux notes du sieur JLK ?


    Moi l’un : - De lui on n'attendra rien de plus ce matin vu son état de fatigue physique et je dirai bien plus: métaphysique.


    13071864_10209356206208993_4803964549978282374_o.jpgMoi l’autre : - C'est à cause de Witkacy que tu nous ramènes ce grand mot bien ronflant ?


    Moi l’un : - Oui, et en toute simplicité, au sens élémentaire d'après le physique. Au sens du sens de tout ça qui inquiétait vertigineusement Witkacy en même temps que le jeune Czapski ou que le vieux JLK...


    Moi l’autre : - Tu as pourtant entendu JLK dire ce matin à Lady L. qu'il se sentait un coeur de junior dans une fichue carcasse de senior...


    Moi l’un : - Oui et j'ai entendu Lady L. lui répondre que désormais elle se ferait livrer les courses vu sa peine à soulever le moindre quintal...

    Moi l'autre: - Disons qu'on a vu pire dans le genre croulants...


    Moi l’un : - Question, donc, métaphysique: comment dire ce qu'on ressent réellement du réel actuel dans un corps aussi vieux que la fin d'Auschwitz et le début de la guerre froide, avec des mots qui soient concevables par des kids ? Tu te rends compte que Taki, le dernier fils de Dimitri, qui doit avoir dans les vingt ans, demande ce matin à JLK s'il peut lui envoyer un texte qu'il a composé dans un atelier d'écriture ?!


    Moi l’autre : Mais c'est la preuve que rien n'est tout à fait perdu, ça: que le fils de Dimitri écrive...


    Moi l’un : En tout cas c'est la question métaphysique que n'a cessé de se poser JLK durant ce voyage, entre Calais et sa « jungle » qu'il n'a pas vu et le méli-mélo de la nouvelle Pologne qu'il a juste perçu entre les signes: comment recevoir tout ça et comment l'interpréter ? Comment transmettre ensuite ?


    13040999_10209351707616531_5671968358406067744_o.jpgMoi l’autre : - Ca me fait penser à la question de Czapski au camp de Grazowiec: comment rester humain dans cet enfer ? Et sa réponse: en tâchant d'apprendre vraiment à dessiner ce qui est comme c'est.

    Moi l’un : - J'y ai pensé en écoutant le groupe de rockers le dernier soir, à Cracovie, dans le grand café du Rynek, devant une cinquantaine de leurs fans, sans un touriste dans la salle. Le compère JLK avait l'air un peu mélancolique. Il devait se dire qu'il pourrait être le grand-père de ces kids et que la rockeuse, parfois démontée genre Nina Hagen, et parfois dans le rap, lui rappelait aussi la furia d'une Ewa Demarczyk à la fin des sixties, dans le cabaret souterrain de Pod Baranami...

    Moi l’autre : - Après ça, tu te rappelles les gueules des clients de l'hôtel vieux-style-nouveaux riches réservé par JLK sur E-bookers. Dans le salon du petit-déjeuner style palace des années 1920, autant de trognes d'anciens apparatchiks ou de néo -mafieux. Mais on ne va pas généraliser...

    13078387_10153638106438105_1528023833_o.jpgMoi l’un : - Surtout pas ! D'ailleurs c'est aussi l'une des exigences basiques de notre ami JLK: ne pas généraliser, ne pas voir que le plus noir de la nouvelle société du micmac financier et de l'obsession du profit et de l'hyperfestif conso, vu qu'il y a tout le reste.


    Moi l’autre : - Développe…


    Moi l’un : Il y a la rue, et quel contraste avec 1966! Richard Kapuscinski raconte que, débarquant à Rome en 1955 – sa première excursion à l’Ouest -, il avait la dégaine typique des gens de l'Est, avec ces fringues tristes et lourdes qu'on voyait encore en Allemagne communiste et en Pologne dans les années 60-70. À présent c'est le jour et la nuit : la jeunesse est belle et les troupeaux d'enfants en courses d'école magnifiques. En tout cas la rue de Cracovie m'a semblé aussi bien et mal portante que la rue de Nantes, avec autant de gens bien portants et un peu moins de paumés et d'agresseurs potentiels, mais on reste dans la vieille ville et c’était juste en passant, donc ne généralisons pas une fois de plus.


    13047904_10209351708776560_4082281084976338245_o.jpgMoi l’autre : - Juste en passant, JLK a pourtant vu pas mal de choses, à commencer par des classes entières de kids au nouveau musée Czapski, et la pareille au Musée national, où les toiles de Czapski sont aussi présentes que celles de Witkiewicz.


    Moi l’autre : Deux noms que le père de Taki nous a révélés dans les mêmes années 60-70…


    13063004_10209368620999355_4876109326179969476_o.jpgMoi l’un : - Witkacy, la passion du Dimitri de 35 ans, qui nous l'a révélé avec L'inassouvissement, première grande traduction d'Alain Van Crugten, avait prévu ce qu'il appelait le nivellisme, l'abrutissement collectif par le bien-être et la mentalité dancingo-sportive, mais le prophète catastrophiste ne rend pas compte des nuances de la réalité et tout n'est pas encore macdonaldisé...


    Moi l’autre : - Le compère JLK l’a dit et répété : que Witkiewicz prend en compte le poids du monde au moment où celui-ci bascule dans le XXe siècle, avec la révolution communiste accomplie et une deuxième guerre à venir, mais il y a aussi le chant du monde célébré par Bonnard – l’un des maîtres de Czapski, ou la prose du psalmiste que fut Charles-Albert Cingria, également révélé par L’Âge d’Homme, et rien n’a changé depuis Hérodote, censuré par les staliniens au motif que les tyrans qu’il décrivait pourrait rappeler quelque chose aux Polonais des années 50…


    13086896_10209356207369022_1183483543814897375_o-1.jpgMoi l’un : - Et tout change pourtant si tu regardes le détail. Rien n’est jamais pareil. Andonia, la fille de Dimitri continue L’Âge d’Homme à sa façon, et voilà qu’Alexandre Dimitrijevic, alias Taki, écrit un texte à propos de son père, en citant au passage le roman inspiré par celui-ci à Jean-Michel Olivier. Autant dire que le voyage, sous toutes ses formes, n’en finit pas de nous vivifier…

  • Nie rozumiem...

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    Chemin faisant (159)

    Hérodote au check- in.- L'avantage des interminables files d'attente au Check-in, dans les aéroports polonais, c'est qu'on y peut lire Hérodote debout tranquillement, en avançant d'un pas à chaque quart d'heure. Enfin quand je dis Hérodote, c'est par MesVoyages avec Hérodote de Richard Kapusinski, puisque j'ai trouvé hier, au café-librairie Bona, ces premiers reportages du grand écrivain-voyageur polonais dont les débuts, en plein stalinisme sourcilleux, furent marqués par la lecture des écrits de l'ancêtre des étonnants voyageurs, et cela durant son premier reportage en Inde, pays dont il ne savait rien et qui l'obligea d'emblée à se coller à l'anglais...

    9782266173018.jpg...oni jednego slowa.- La seule façon d'entrer vraiment dans un pays inconnu, a constaté Kapusinski dès son premier voyage, est d'apprendre sa langue. Bien entendu, ce n'est pas un glossaire d'hindi ou d'ourdou qui lui à entrouvert la porte de l'Inde, mais un roman d'Hemingway trouvé dans son hôtel, qui le contraignit à s'initier à la langue du colon... Dans la foulée, on rappellera que son premier reportage à Bénarès date des mêmes années où Nicolas Bouvier et Thierry Vernet roulaient vers l'Orient à bord de leur Topolino.
    Quant à ma pratique de la langue polonaise, elle reste ce qu'elle était il y a un demi-siècle à la fin d'un premier voyage de Wroclaw à Cracovie, bornée à ce pauvre aveu: Nie rozumiem oni jednego slowa - Je ne comprends pas un seul mot...

    Humilité devant ce qui est. -La dernière image que je garderai de Czapski à mon départ de Cracovie est cette monumentale photographie de notre ami, sur la hauteur d'un immeuble de cinq étages, qui m'a semblé le symbolique hommage d'un pays à l'un des siens.
    Sur le Rynek, place emblématique du vieux Cracovie, un monument émouvant rappelle l'auto-immolation d'un homme, en 1981, qui s'élevait notamment contre le mensonge perpétué à propos de Katyn. Or Joseph Czapski aura été, durant son exil, l'artisan infatigable du rétablissement d'une vérité trop longtemps occultée.
    Dans l'avion du retour, entre Cracovie et Vienne, j'ai repris la lecture de L'œil, le recueil d'essais sur la peinture de Czapski, dont le première évoque les exercices de dessin "sans aucune délectation" qu'il s'imposait durant sa captivité au camp soviétique de Grazowiec, où il composa aussi ses conférences sur Proust. "Peut-on accéder jamais à la plénitude de l'art sans suivre jamais le sentier étroit de l'humilité absolue, de la vénération du monde capté par l'œil, dans ce travail où s'avèrent possibles le contrôle objectivable de l'exactitude de l'œil et de celle de la main"...

  • Goulasch contre goulag

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    Chemin faisant (157)

    Soupe de mémoire.- Au Balaton, vieille adresse de cuisine hongroise sur Grodzka, à trois pas du Rynek, au coeur du vieux Cracovie, la goulasch fait presque le poids d'un repas, qui vous est servie dans une marmite suspendue au-dessus d'une flamme. Or je me suis régalé en me rappelant à la fois l'arrivée des réfugiés hongrois, durant le redoutable hiver 1956, et la goulash de l'amie artiste Denise Voïta, partagée un soir avec l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle, à savoir Paul Morand.
    Politiquement aussi incorrect que sa princesse roumaine de femme et que les dirigeants actuels de deux pays dont les peuples furent également malmenés, Morand reste l'honneur de la langue française et le chantre inégalé de New York ou de Venise. Quant à la goulash de L'amie artiste, il l'avait appréciée en nous racontant sa Mitteleuropa à lui. À l'instant , flash incongru, je me rappelle ses mocassins crème et ses mains d'homme à femmes battant au-dessus de la table en flageolant un peu...

    Internet via Auschwitz.- J'ai cherché ce matin un café rouge et or que nous avions hanté, avec des amis, d'abord en 1966 puis après la chute du communisme, mais pas moyen: les bureaux de change, les kebabs, le MacDo et les boutiques pour touristes ont tout nivelé.
    Pourtant ce n'est pas d'hier que les marques se sont pointées en Pologne. Celle de Cardin m'avait frappé, cette année-là, peu après la chute du mur, sur cette place de Varsovie entièrement détruite à la fin de la guerre et reconstruite à l'identique, genre décor de théâtre baroque, que des milliers de petits marchands débarqués des campagnes de l'Est et de nulle part avaient investie pour y vendre tout et n'importe quoi. La contribution parisienne à la misère du monde... Et maintenant, rue Florianska, les propositions des Tours Operators foisonnent, destination Auschwitz, entre un atelier de tatouage et le dernier Starbucks...

    13054972_10209356206529001_3077825120205690430_o.jpgWitkacy visionnaire.-Le nivellisme sera votre avenir: telle fut la prédiction de l'écrivain-peintre-philosophe Stanislaw Ignacy Witkiewicz, surnomé Witkacy, qui se suicida en 1939 avec la femme qu'il aimait alors que son pays était pris en tenaille par les nazis et les communistes, ainsi qu' il l'avait annoncé.

    13063392_10209356206569002_7090629093383117979_o.jpgMais quel électrochoc reste alors sa folle peinture, non loin de celle de Czapski, à l'étage du XXe siècle bien représenté, au Musée national de Cracovie, quel piment de goulash contre le mortel souvenir des camps de la mort nazis et du goulag...

    Trêve cependant de souvenirs de cendres, et qu'étincèle le diamant du jour !

    Parce que les marques ne sont pas pires que quarante ans de communisme. Parce qu'on voit partout de joyeux troupeaux d'enfants et d'ados, conduits par leurs instits et leur profs par les rues et les musées, les églises et les jardins publics. Parce que la vie est plus forte que le nivellisme, n'en déplaise à notre cher catastrophiste dont la lucidité nous retient pourtant de céder à l'euphorie...

  • Terre inhumaine

    13047904_10209351708776560_4082281084976338245_o.jpgChemin faisant (156)

    Bis repetita. - Un président chinois qui se la rejoue Grand Timonier, un potentat russe à la botte des mafias, un milliardaire démagogue menaçant de débarquer à la Maison Blanche, une Europe s'alliant avec un autre despote ottoman parjure pour rejeter des migrants à la mer ou à la mort: décidément on serait tenté de désespérer de l'humanité si celle-ci n'était pas capable aussi de s'opposer au pire et de produire, parfois, le meilleur; et tout à l'heure, au nouveau musée honorant la mémoire de Joseph Czapski, à Cracovie, j'observais un ado et un tout vieil homme au milieu des nombreux films d'archives documentant les tragédies du XIXe siècle que furent deux guerres mondiales, deux totalitarismes non moins meurtriers et autant d'injonctions sur le thème du "plus jamais ça", sans autres lendemains que ceux qui déchantent - et ces deux-là étaient bien vivants, ou survivants comme nous tous...

    13048135_10209351708896563_1430891375496084978_o.jpgArtiste et témoin. - Ce qu'on voit au nouveau musée dédié à Joseph Czapski, annoncé à grand renfort d'affiches géantes et de banderoles, est revigorant autant que le geste du pape argentin ramenant, même symboliquement, des migrants syriens honteusement taxés, sur un site romand dont j'ai honte, de nouveaux colons... 

    De même, rampant devant Staline, de présumés défenseurs de la liberté et de la justice ont-ils entretenus, durant des décennies, le mensonge éhonté selon lequel les milliers d'étudiants et de militaires polonais exécutés par les Soviétiques l'avaient été par les nazis. "Détail de l'histoire", pour les cyniques, mais il faut voir,sur tel document filmé, le rescapé de Katyn Joseph Czapski braver les lécheurs de bottes alliés dont la première trahison avait coûté la liberté à sa patrie. 


    13086730_10209351708856562_5809116299830481236_o.jpg
    Peintre de la vérité.
    - Au demeurant, ce n'est pas d'un idéologue qu'on entretient ici la mémoire, mais d'un témoin et d'un artiste. Soit dit en passant, il faut relever le formidable travail de conservation et de restauration accompli pour sauver l'ensemble des carnets de Czapski, inestimable témoignage écrit, enrichi de milliers de dessins, courant de la jeunesse de l'idéaliste tolstoïen à nos jours, en passant par deux guerres et une vie à tenter de cerner la vérité de cette terre des hommes trop souvent inhumaine.

    "Czapski peint la vérité," écrivait aussi bien notre ami Richard Aeschlimann qui, je le relève avec reconnaissance, a fait don, avec sa femme Barbara, des plus beaux tableaux illustrant l'art du peintre en ces murs. 

    13064470_10209351707536529_7385798302857306879_o.jpgVérité des visages, vérité des gens dont la chair pèse son poids de douleur, vérité aussi de la lumière du monde, de la nature et de l'âme humaine ressaisies par l'art de Czapski aux couleurs si vives.

    Et ceci encore: que mon premier souper à Cracovie a consisté en une goulasch avec choucroute et cornichons, précédant un Tartare saignant à faire fuir mes amis antispécistes. Et mes amis politiquement corrects, qui réduisent les Hongrois et les Polonais à d'infréquentables néo-nazis, compléteront leur jugement en apprenant qu'il y avait là un trio de musiciens tziganes qui alternaient les romances françaises (C'est la vie, etc.) , les csardas de la puszta A.O.C. et les inévitables rengaines russes...

  • En repartance

    1805591457.2.jpgChemin faisant (156)

    Czapski à l’honneur national. - Nous n’avions pas défait nos bagages, au retour de notre virée par les Flandres et la douce France, que, dans notre courrier amoncelé, je tombai sur un carton d’invitation à l’ouverture du nouveau pavillon du Musée national de Cracovie tout entier consacré à la mémoire de Joseph Czapski. Parallèlement, un ami photographe polonais, Krzystof Pruszkowski, m’avait envoyé les détails de la manifestation par courriel, où les noms « historiques » d’Adam Michnik et d’Andrzej Wajda figuraient parmi ses hôtes d’honneur, jouxtant celui du poète Adam Zagajewski, figure majeure de la littérature polonaise actuelle.
    Or je ne pouvais assister à cette inauguration solennelle de portée nationale, vu qu’elle s’était déroulée le jour même de notre retour, et je ne le regrettai point trop vu mon peu de goût pour les officialités, mais l’impatience de « retrouver » Czapski par le truchement de ses œuvres de peintre et d’écrivain, autant que par les documents témoignant de son parcours à travers le terrible XXe siècle, m’a décidé à faire le voyage de Cracovie sans plus attendre, laissant Lady L. à la garde vigilante de Snoopy…

    medium_solidarnosc.3.jpg50 ans après… - Il y a cinquante ans de ça, deux jeunes gens qui venaient de passer leur bac au Gymnase de la Cité, à Lausanne, débarquaient à Cracovie à bord d’une 2CV quelque peu cabossée, bientôt baptisée Brzydula (la mocheté, le tas de ferraille...) par leurs amis polonais. L’époque était aux débuts du gauchisme, la Pologne se trouvait sous la chape du socialisme réel dont nos deux lascars allaient découvrir le poids, la renommée d’un empêcheur de ronronner au théâtre, du nom de Jerzy Grotowski, leur était parvenue,mais ce fut dans une cave vibrante de folle bohème qu’ils découvrirent alors l’esprit frondeur de la Pologne artistique, notamment par la voix grave et lancinante d’Ewa Demarczyk.
    czapski_bar.jpgC’est à cette première découverte que je penserai demain en foulant le pavé de la place fameuse, mais depuis lors, et à travers les années, le génie de la Pologne n’a cessé de m’accompagner sous les multiples visages du génial et protéiforme Witkiewicz – véritable héros de notre jeunesse littéraire -, de Gombrowicz et de Mrozek, ou de Penderecki en musique, et bien entendu de Joseph Czapski que nous avons découvert grâce à Vladimir Dimitrijevic, et ensuite vu et revu dans le milieu privilégié de la Maison des Arts de Chexbres, aux bons soins de Richard et Barbara Aeschlimann qui ont été les plus fidèles amis et fervents soutiens romands du peintre, l’exposant à de multiples reprises jusqu’à la grande rétrospective du Musée Jenisch et l’exposition marquant le retour de Czapski en Pologne, consacrée en majeure partie aux œuvres prêtées par les collectionneurs de nos régions.

    1040773836.3.JPGNos amis plus que vivants.– Czapski est mort, son grand ami Thierry Vernet et sa chère Floristella sont morts eux aussi, Dimitri le passeur est mort, tout comme Jeanne Hersch proche aussi de Joseph, ou « Kot » Jelenski et le Nobel Czeslaw Milosz, et pourtant tous ces hérauts de l’Europe des cultures restent vifs en nos cœurs et leurs œuvres continuent de perpétuer un idéal intellectuel et artistique, une éthique et une spiritualité dont nous avons plus besoin que jamais en ces temps chaos mondial et de fuite en avant, d’abrutissement collectif, de repli sur soi ou de cynisme.

    Vivent donc nos chers disparus et tâchons de les mériter…

  • Ceux qui se retrouvent

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    Celui qui retrouve ses bonnes vieilles savates à côté du foyer qui attendait aussi qu'il relance le feu / Celle qui constate que leur fox a la superforme après les grande balades par les hauteurs qu'il a faites avec son gardien attitré - son frère P*** surnommé F***, lequel a aussi perdu deux kilos / Ceux qui ne feront pas de debriefing de leur voyage au motif que ce langage militaire leur disconvient / Celui qui est toujours ému par le silence pensif des objets qu'il a délaissés pour un voyage / Celle qui a cherché quelques souvenirs d'enfance en Bretagne sans être triste de n'en avoir perçu que quelques traces entres les haies et les baies de la côte très découpée vers Dinard / Ceux qui ont retrouvé le passage d'Hiroshima mon amour qui évoque Nevers où ils ont passé / Celui que son chien est content de retrouver vu qu'il lui file plus de biscuits que les autres / Celle qui te jure que vous avez passé sur la N 79 où les Portugais se sont crashés il y a un mois du côté de Moulins et maintenant tu vérifies sur Internet et constate qu'elle a raison nom de bleu - et dire que vous avez aussi passé par cette route de la mort / Celle qui va se retrouver bientôt à la case départ vu que dans dix jours ce sera destination Californie / Ceux qui reviennent riches de leurs yeux tranquilles comme disait le poète plus porté sur l'absinthe que les voyages aux îles / Celui qui retrouve par Internet l'ami allemand de son adolescence perdu de vue depuis quarante ans /Celle qui retrouve les lunettes que son père portait la veille de son AVC / Ceux qui s'étaient perdus de vue et se retrouvent sur la même page des avis mortuaires / Celui qui s'est toujours trouvé seul à la ferme sauf quand des touristes passaient pour lui demander où était le Château / Celle qui ne s'y retrouve pas en cherchant ce que la publicité de l'Agence appelle la Porte du Paradis / Ceux qui se sont revus dans la rue mais n'ont pas donné suite / Celui qui sait que Le Temps retrouvé à été écrit avant la suite de la Recherche / Celle qui retrouve son neveu Paulo dans un container mais en vie heureusement comme quoi y a un Dieu pour les camés / Ceux qui se retrouvent à la case placard / Celui qui dit à la Dame en noir qu'il la retrouvera plus tard ou peut-être même un peu après si cela lui sied / Celle qui se retrouve nue sans l'avoir cherché mais pas tout à fait par hasard /Ceux qui ne se retrouvent pas dans le brouillard faute de se chercher / Celui qui se retrouve sur la brèche où il fait une touche / Celle qui se perd en conjectures et se retrouve en espérance / Ceux qui se promettent de se retrouver au ciel en espérant qu'il y soit encore / Celui qui se retrouve gros-jean comme devant sur le siège de derrière / Celle qui va retrouver sa mère qu'on lui a dit aux abois sans soif / Ceux qui se les roulent dans le carré des officiers ronds / Celui qui considère son fils Rodgère comme un retour sur investissement / Celle qui recouvre ses esprits en faisant tourner la table du jardin appareillée à cet effet / Ceux qui sont sortis de leurs gonds sans prendre la porte / Celui qui revient à L'Île au Trésor sans se rappeler comment ça finit / Celle qui vit intensément son retour au quartier des Muguets en se réjouissant de retrouver demain sa mère grabataire pour lui souhaiter bonne continuation / Ceux qui savent qu'il y a une vie après la fin du voyage mais pas forcément celle qu'on croit, etc.

    Image JLK: le cheval bleu de Vendôme.

  • Notes à la volée


    Il est un moment, chez les écrivains « sur l’âge », où la littérature ne tend plus qu’à une sorte de conversation essentielle sur la vie, comme je me le disais déjà en lisant Ravelstein de Saul Bellow.

    Ce qui est réellement exprimé devrait gagner en consistance.

    Un jour il faudra que je décrive le phénomène de l’obsession, telle que je l’ai vécue à un moment donné ; et comment je m’en suis débarrassé, ou plus exactement: comment elle est devenue détail de l'ensemble.

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, et ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare : « Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou La Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, ce qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile. »

    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole : j’entends l’amour d’L.

    Evoquant la « contemplation du temps » à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit « qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-même pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de qui était fait ce vertige ».

    Tout faire pour échapper au magma des médias, même en y jouant son rôle.

    Se purger de ce que Milan Kundera appelle l’eau sale de la musique. Sauf que, moi, j’aime le rock, et voilà.

    Ces prétendus créateurs qu veulent être payés dès qu’ils font quoi que ce soit. A mes yeux : des faiseurs.

    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

    D’où viennent les frustrations ? D’où vient le ressentiment ? D’où viennent les pulsions meurtrières ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith.

    Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte, que j’ai vécu, ces dernières années, plus souvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène». Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes feus amis: «l’indifférence froide»…

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts : mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, qui me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui vivent en moi.

    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant incontrôlable, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à ce qui m’anime depuis mon adolescence, ou ce que je dirai : ma seconde naissance. Or ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     Gouache de JLK, d'après Czapski. Figures de Lucian Freud.

  • Eros Pictor

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    Du plaisir physique de la peinture

    Lorsque Josef Czapski m’a dit un jour qu’il bandait pour la couleur, avec une de ces élans juvéniles qui semblaient soulever tout à coup sa vieille carcasse de géant octogénaire repliée comme celle d’un grand oiseau en cage, dans la mansarde à plafond bas de l’Institut polonais, à Maisons-Laffitte, je l’ai pris comme un saillie, c’est le cas de dire, sans me douter alors (je ne peignais pas à cette époque) de ce que le rapport physique avec la peinture pouvait avoir effectivement de sensuel et d’excitant, notamment lorsqu’une forme émerge du chaos des couleurs, et surtout dans la pratique dionysiaque de celles-ci. De fait on n’imagine guère Monsieur Bonnard, debout devant sa toile en cravate, bandant pour la couleur, même si celle-ci est chez lui tous les jours à la fête. Mais Bonnard est un apollinien, comme Cézanne, même quand l'un caresse sa baigneuse à l'intime ou l'autre contemple ses baigneurs à la rivière.
    A l’opposé, qu’on imagine le plus souvent ivres et virtuellement à poil dans le bordel de leur atelier: Soutine et Bacon, dont les couleurs sont autant de décharges nous touchant «directement au système» nerveux, comme le notait justement Philippe Sollers à propos de Bacon. C’est alors le côté sauvage de la peinture, qui ne se résume souvent qu’à une touche ou à une échappée de liberté folle, comme chez Véronèse ou Delacroix la mèche rebelle dépassant sur le côté

    1ab429872c3095586c63f13426705ff0.jpgPeindre est un plaisir sans comparaison avec celui de l’écriture, mais ce n’est pas tant une affaire de bandaison que d’effusion dans le tourbillon des odeurs et des couleurs, de quoi surgit la forme. Paul Gadenne montre, dans Baleine, combien la forme créée est belle, émouvante et paradoxale, et d’autant plus belle, en opposant une partie encore intacte de la dépouille, ailerons et gouvernail, qu’elle nous apparaît au milieu du désordre de chairs retournant au chaos originel. J’avais vu cela en Grèce lorsque je lisais Kazantzakis, tombant soudain le long d’une plage de l’île d’Ios sur un chien ensablé, squelette à tête encore pelucheuse et aux yeux de verre éteint.
    Nietzsche a montré mieux que personne, je crois, cette oscillation entre dionysiaque et apollinien, qui ne se réduit pas au dualisme entre physique et spirituel, loin de là, mais renvoie au corps sans limites de certains Chinois et de tous ceux-là qui «bandent» pour Dieu - les femmes autant que les hommes, cela va de soi…
    a96a958ab40c73bed3145909f025f67c.jpg9d42e9e32e86b379be43684a03a8fa80.jpgPeintures: Thierry Vernet, Lucian Freud, Goya, Soutine.

  • Katyn pour mémoire

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    Plus de 60 ans après les faits, la Douma, la chambre basse du Parlement russe, a reconnu vendredi 26 novembre 2010,  la responsabilité directe de Staline dans le massacre de 22.000 officiers polonais, à Katyn. Une étape essentielle dans le chemin de la réconciliation russo-polonaise.

    Katyn. Crime et mensonge. Le crash de la mémoire blessée. Le film de Wajda sur DVD, avec un témoignage de Joseph Czapski et un entretien avec Wajda.

    On sort bouleversé de la projection de Katyn, dernier film du réalisateur polonais Andrzej Wajda, consacré au massacre de 25.000 officiers et  universitaires polonais sur ordre de Staline, en 1940.

    Rappel des faits après la récente tragédie de Smolensk.

    En mars 1940, 25.000 officiers et universitaires polonais, prisonniers de l'Armée rouge, ont été massacrés sur ordre de Staline à Katyn. Le crime a été dénié par les Soviétiques jusqu'en 1989, faussement attribué jusque-là aux nazis. De nombreux Russes continuent d'ailleurs d'entretenir le mythe, comme pas mal de communistes européens. Or Vladimir Poutine, après Boris Eltsine, s'apprêtait à rendre ces jours hommage à la mémoire des victimes de Katyn, avec les plus hautes autorités polonaises, anéanties par le crash du Tupolev. À la suite de cette nouvelle tragédie et pour rappeler que celle de Katyn fit l'objet du dernier film du grand réalisateur polonais Andrzjej Wajda, voici la lettre que notre ami Philip Seelen adressa, en avril 2009, à l'écrivain français Bertrand Redonnet installé aux marche sde la Pologne.

    Paris le 8 avril 2009

    Cher Bertrand,

    Krzysztof Pruszkowski, artiste photographe polonais vivant en France, un ami depuis plus de 25 ans, m’a invité à la projection de Katyn, le film du réalisateur Andrzej Wajda sorti le 1er avril à Paris, dans 3 petites salles, au milieu d’une grande indifférence, en catimini et sans campagne de promotion digne de ce nom. En Pologne, la date choisie pour la sortie du film, qui a attiré plus de 3 millions de spectateurs, était très symbolique. Ce fut le 17 septembre 2007, jour anniversaire de l’entrée des troupes de l’Armée Rouge dans l’Est de la Pologne, en 1939, en vertu des closes secrètes du Pacte Hitler - Staline.

    Wajda3.jpgJ’ai été profondément touché par ce film dur, sobre, sombre et tragique qui n’est pas une reconstitution historique made in Hollywood, mais la lecture cinématographique et dramatique par Wajda de l’histoire de ce crime, de ce mensonge et de cette souffrance qui ont ébranlé le peuple et la nation polonaises depuis bientôt 70 longues années. Je viens donc de passer de longues heures avec Krzysztof à discuter du film, de son accueil en France par la critique, la presse et la télévision. De ces discussions passionnées et de mes relectures de l’œuvre de Jozef Czapski est née la trame de cette première lettre consacrée à nos échanges sur l’histoire et la vie des Polonais telles que toi et moi nous les voyons et nous les ressentons.

    Katyn8.jpgL’ombre des charniers de Katyn est tombée pendant plus de 50 ans sur les morts et les vivants, sur la Pologne, sur la Russie mais aussi sur l’Occident et sur toute l’Europe issue du cataclysme de la guerre et du partage est-ouest de notre continent. Aujourd’hui, la tragédie de Katyn est passée définitivement dans l’histoire. Elle est enfin passée pour toujours du côté de la lumière, du côté de la vérité, du côté de l’écriture et de la lecture. Voilà l’actualité de Katyn.

    En effet, comment concevoir une Europe des peuples, des nations ou des régions si chacun garde pour lui le souvenir et la mémoire de ses souffrances, si chacun reproche en silence aux autres leur ignorance de ses souffrances ou si chacun s’emporte seul contre l’amnésie partielle d’une Histoire qui nous est pourtant commune à tous ?

    Comment construire une mémoire commune et partagée si de la Deuxième guerre mondiale nous ne retenons que l’extermination des juifs d’Europe par les Allemands et la terreur nazie ? Comment dialoguer entre Européens si des sujets comme l’agression de l’URSS sur la Pologne en 1939 restent tabous ou secondaires, sous prétexte que Staline s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs en 1945 ? Le fait indéniable que les peuples de l’URSS ont payé un très lourd tribut en vies humaines pour la défaite du nazisme doit-il nous empêcher de connaître les vérités sur les errements assassins et impériaux de la politique stalinienne ?

    Katyn3.jpgKatyn est entré par ce film au panthéon du cinéma. Katyn appartient pour toujours à cette Elysée de notre mémoire contemporaine que représente aujourd’hui le septième art. Et dans le même temps, Katyn est aussi devenu un objet de consommation culturelle. Ma tante de Hollande, mon cousin de Seattle, ou ma concierge peuvent tous acheter le DVD de Katyn, le visionner sur leur écran plat et s’en faire un avis. Il y a peu encore la tragédie Katyn n’était accessible qu’aux Polonais et aux spécialistes de l’histoire de la deuxième guerre mondiale.

    Katyn n’est donc plus un événement contemporain, comme ne le sont plus ni le Goulag, ni Auschwitz, ni Guernica ou Oradour-sur-Glane. La génération responsable ou victime directe rescapée de ces événements est en voie de disparition. Elle n’est plus depuis longtemps aux commandes du monde dans lequel nous vivons. Notre génération n’est pour rien dans l’existence de ces événements tragiques de la première moitié du vingtième siècle. Wajda lui-même du haut de ses 82 ans est déjà et aussi le fils d’un supplicié de Katyn. Il est donc grand temps que nous, Européens, nous nous réappropriions toutes nos Histoires et que nous tentions de manière vivante et adulte d’en faire notre Histoire Commune.

    La sortie de Katyn au cinéma est, quant à elle, un événement contemporain qui nous concerne tous, quelles que soient nos origines et nos histoires sur ce continent. Katyn, ce n’est pas, ce n’est plus et d’ailleurs cela ne l’a jamais été, une affaire entre les seuls Polonais et les seuls Russes. Katyn appartient au patrimoine historique commun de tous les Européens.

    Bertrand, je vais essayer de te raconter ici ce que le film de Wajda ne raconte pas.

    LE CRIME

    Moscou. 5 mars 1940. Palais du Kremlin. Le Politburo du Parti Communiste de l’Union Soviétique, présidé par Staline, débat du sort des officiers polonais arrêtés et capturés dans la partie est de la Pologne agressée et envahie le 17 septembre 1939 par l’Armée Rouge. 250'000 militaires polonais sont faits prisonniers. Le Généralissime s’oppose à la libération de 26'000 officiers. Le Général Grigori Koulik, Commissaire adjoint à la Défense, qui commandait le front polonais a proposé de libérer tous les officiers. Le Maréchal Vorochilov, artisan des purges de 1938 et 1939 au sein de l’Armée Rouge qui firent plus de 40'000 victimes, parmi les officiers et le haut commandement soviétique, est lui aussi d’accord pour cette libération.

    Mais Lev Mekhlis, homme de confiance et ancien secrétaire particulier de Staline, s’y oppose. Ce Commissaire politique, rédacteur en chef de La Pravda (La Vérité), est l’organisateur de l’Holodomor, la funeste politique stalinienne de 1932 qui entraîna l’extermination par la faim des paysans ukrainiens opposés à la collectivisation des terres. Cette politique fit plus de 6 millions de victimes. Mekhlis maintient que les prisonniers polonais sont infestés d’ennemis de classe dont il faut se débarrasser à tout prix.

    Staline s’oppose à toute libération. Après enquête, les Polonais jugés gagnables à la cause bolchevique sont relâchés, sauf les 26'000 officiers suspects qui voient leur sort tranché par le Politburo du 5 mars 1940. Le Chef du NKWD Lavrentiy Béria établit dans son rapport que 14'700 officiers et policiers polonais ainsi que 11'000 propriétaires terriens « contre-révolutionnaires » sont des « espions et des saboteurs, des ennemis endurcis du système soviétique » et qu’ils doivent être jugés et éliminés. Staline fut le premier à signer le rapport, suivi de Vorochilov, Molotov, et Mikoyan. Interrogés par téléphone, Kalinine et Kaganovitch votèrent également « pour » la mort.

    Ce massacre programmé dépasse alors de loin, par son ampleur, les éliminations physiques de masse courantes du NKVD. La police secrète est pourtant une habituée du « degré suprême du châtiment », désigné alors par ce sigle terrible de « VMN » ou par l’acronyme « Vychka » mot de code pour signifier l’élimination simultanée de plusieurs victimes, « le gros ouvrage » comme dit Staline.

    C’est Vasili Mikhailovich Blokhine, major-général du NKWD, vétéran de l’armée tsariste, tchékiste de la première heure, recruté par Staline lui-même en 1921, qui est désigné par les chefs du Politburo de l’URSS pour mener à bien ces exécutions massives. Cet acolyte du Maître du Kremlin est à la tête du Commissariat rattaché au Département Administratif du Politburo, responsable de la prison de la Loubianka à Moscou et donc des mises à mort décidées par l’instance suprême. Le bourreau en chef des grandes purges staliniennes et sanglantes de 1936 va brouiller machiavéliquement les pistes pour tenter de maintenir à jamais un secret total sur les responsabilités russes de ce crime génocidaire.

    Blokhine va prouver qu’il est bien l’homme de la situation. Tout en planifiant l’ensemble de ces exécutions de masses, il va se mettre personnellement à l’ouvrage. Il se rend au camp d’Ostachkow où, à l’aide des tristement célèbres frères Vassili et Ivan Jigarev, exécuteurs féroces du NKWD. Il organise, en bon stakhanoviste de la mort, l’assassinat de 250 personnes par nuit, dans une baraque aux murs bien isolés. Vêtu d’un tablier de boucher et d’une casquette, armé d’un pistolet allemand Walther PPK utilisé par la police criminelle allemande, pour brouiller les pistes, il extermine à lui seul 7000 hommes en 28 nuits. Cet acte de bravoure assassine pourrait faire de ce vaillant communiste un des meurtriers de masse, à l’arme de poing, le plus prolifique de l’histoire humaine.

    LE MENSONGE

    Le 14 octobre 1992, ce sont les photocopies de cette décision du Politburo de l’URSS du 5 mars 1940, signée de la main de Staline et de ses acolytes, qu’un émissaire du Président de la Russie Boris Eltsine viendra, à Varsovie, remettre au Président Lech Walesa. C’est la preuve indiscutable de l’organisation de ces massacres par le gouvernement de l’URSS. Après 50 années de secret et d’intox sur les responsables de ces massacres, il s’agit enfin du premier document signé de la main de Staline, impliquant directement le Politburo de l’URSS et ordonnant au NKVD de procéder à des exécutions de masses, qui soit rendu public.

    Revenons à cette terrible époque. Dès le 10 février 1940, 140'000 polonais, propriétaires fonciers, paysans aisés, artisans et commerçants étaient arrêtés et déportés au Goulag. Enfin plus de 65'000 personnes, essentiellement des femmes et des enfants furent aussi arrachés à leur terre, leurs maisons, leurs parents, leurs amis. Entre septembre 1939 et juin 1941, les Soviétiques assassinèrent et déportèrent plus de 440'000 Polonais.

    Mais les pages de l’Histoire se tournent. Le 22 juin 1941 l’Allemagne envahit la Russie. Le 30 Juillet 1941 le traité soviéto-polonais, signé à Londres, proclame la caducité du Pacte Hitler-Staline de 1939 concernant le partage de la Pologne entre les nazis et les communistes. Les deux pays rétablissent les relations diplomatiques et s’engagent à coopérer dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Il est prévu de constituer, sur le territoire de l’URSS, une armée polonaise soumise pour les questions opérationnelles au commandement soviétique. Une « amnistie » - terme étrange et même humiliant, s’agissant de civils et de militaires déportés - est étendue à « tous les citoyens polonais privés de liberté sur le territoire soviétique. »

    Août 1941 l’armée polonaise commença à se reconstituer en Russie. Manque à l’appel les 25'000 hommes des massacres de la Forêt de Katyn. Les Polonais les chercheront en vain pendant des mois dans l’immense prison des peuples que constitue alors l’URSS de Staline. Ils butent sans cesse et sans fin sur les silences et les fausses pistes savamment entretenues par tout un régime de terreur complice de ce crime et solidaire dans le maintien absolu, et à tout prix, de ce terrible secret d’Etat.

    Au printemps 1943, nouveau rebondissement de l’Histoire. L’occupant nazi découvre le charnier de Katyn, convoque sur place des spécialistes de douze pays et un représentant de la Croix Rouge Internationale qui tous prouvent, sans aucun doute, la culpabilité des Soviétiques dans ce massacre.

    Les Nazis orchestrent alors autour de ce crime une ignoble campagne de propagande antisémite dont ils ont le secret. Ils prétextent l’origine juive d’une partie des cadres du parti bolchevique et du NKWD pour mettre en garde les peuples d’Europe sur le sort semblable que leurs réserveraient les « Judéo-bolcheviques » s’ils arrivaient au pouvoir. « L’anéantissement des juifs pour ne pas être anéanti par eux », c’est le thème qui constitue le cœur de cette infecte propagande allemande sur Katyn.

    Les Soviétiques nient farouchement. En décembre 1943, ils réinvestissent les lieux de leur crime où ils mettent en scène leur mensonge d’Etat. Le 24 janvier 1944, une « Commission Spéciale » constituée exclusivement d’experts soviétiques rend ses conclusions : les prisonniers polonais détenus dès 1939 par l’Armée Rouge auraient été affectés à l’entretien des routes dans trois camps à l’ouest de Smolensk. En août 1941, surprises par l’avance rapide de la Wehrmacht, les autorités soviétiques n’auraient pas eu le temps de les évacuer. Les Allemands les auraient alors exécutés pendant l’automne 1941, juste après leur arrivée en ces lieux.

    Mais 18 mois plus tard, pressentant le retournement de la situation militaire, les SS auraient imaginé une « provocation » pour imputer à l’Union Soviétique la responsabilité de leur crime. Ils auraient exhumé les cadavres et les auraient dépouillés de tout document postérieur à avril 1940. Enfin ils auraient fait ensevelir une deuxième fois les corps. Cette opération aurait été, toujours selon les Russes, effectuée par un groupe de 500 prisonniers de guerre russes dont des témoignages fiables auraient été recueillis par la « Commission Spéciale ». Forts de leur «mensonge d’Etat », les Soviétiques organisèrent, film à l’appui, une campagne de désinformation et de propagande internationale accusant les Allemands de cette extermination de masse qui, durant des décennies et jusqu’à aujourd’hui encore, fut relayée par les communistes et les progressistes du monde entier.

    En mars 1959, 6 ans après la mort de Staline, 3 ans après les dénonciations de ses crimes par le Parti Soviétique lui-même, Chelepine, chef du KGB, adressa un rapport à Khrouchtchev. C’est ce même Khrouchtchev qui avait été en 1940 l’organisateur de la déportation au Goulag des 440'000 Polonais, habitants des territoires occupés en septembre 1939 par l’Armée Rouge. C’est ce même Khrouchtchev qui était devenu entre temps le chef du PC soviétique et le pourfendeur angélique des crimes de Staline.

    Avec le plus grand cynisme, Chelepine rappelait dans son rapport le détail du massacre des officiers polonais et se félicitait du succès de sa désinformation, estimant que désormais « les conclusions soviétiques s’étaient profondément enracinées dans l’opinion publique internationale. » En conséquence, il préconisait de détruire toutes les archives concernant l’affaire afin d’éviter « qu’un cas imprévisible puisse mener à la révélation de l’opération réalisée, avec toutes les conséquences désagréables pour notre Etat. » Khrouchtchev donna l’ordre de destruction, mais les archives du Politburo ne furent pas expurgées, personne ne pouvait douter un seul instant à cette époque que toute l’URSS disparaîtrait de la surface de la terre 30 ans plus tard et que les « ennemis du communisme » auraient alors accès à ces archives.

    Durant les années 1960 et 1970, l’URSS poursuivit son mensonge d’Etat, allant jusqu’à faire interdire l’érection en Angleterre d’un monument privé à la mémoire des victimes de Katyn. La complicité dans l’étouffement de la vérité autour des massacres de Katyn a été partagée, à des degrés divers, par l’ensemble des élites politiques, des historiens, des médias et des intellectuels européens. Dis-moi Bertrand, quand as-tu vu une seule fois en 40 ans un appel d’un comité pour la vérité sur Katyn appuyé par une liste de politiciens et d’intellectuels célèbres en Occident et faisant la une de nos quotidiens ?

    LA SOUFFRANCE

    Après 1945, les Russes prétendaient offrir aux Polonais une alliance pour plusieurs siècles entre leurs deux pays. Mais comment une telle alliance aurait-elle pu se bâtir sur une telle atrocité et sur un tel mensonge d’Etat? Le régime communiste né en Pologne de l’occupation soviétique de 1945 s’est toujours aligné sur le mensonge des Russes. Katyn était un mot interdit en Pologne. Ceux qui l’évoquaient pour dénoncer le mensonge russe se voyaient persécutés, privés de leurs droits à une vie normale, emprisonnés ou torturés. L’exil était alors leur seule planche de salut.

    Czapski.jpgNombreux furent les artistes, intellectuels, écrivains, scientifiques, opposants au régime communiste à continuer la lutte pour la vérité sur Katyn depuis leur terre d’exil. Jozef Czapski fut un des plus renommé de ces opposants. C’est lui qui fut désigné en été 1941, par le général Sikorski pour retrouver en Russie les 26'000 militaires disparus.

    Jozef Czapski, officier emprisonné au camp de Starobielsk, miraculeusement rescapé de la tuerie, avec 62 de ses camarades, dressera de mémoire la première liste des disparus, qui comporta rapidement plus de 4000 noms. Il consacrera le reste de sa vie à se battre pour imposer la vérité sur Katyn. Son combat commence en juillet 1941, lorsque fut annoncée la constitution de l’armée polonaise sur le territoire de l’URSS avec tous les citoyens polonais présents ou emprisonnés. Il ne s’est jamais arrêté de combattre jusqu’à sa mort en 1993 à 97 ans.

    Czapski vivant son exil en France, figure emblématique, référence morale de l’intelligentsia polonaise, peintre et écrivain, francophile passionné, auteur d’un journal personnel de plus de 250 volumes, témoignage lumineux sur le siècle des génocides entre européens et sur la résistance des Polonais aux affres des guerres, des révolutions et des massacres, Czapski nous a laissé une merveille sous la forme d’un petit ouvrage écrit à chaud en 1945 : « Souvenirs de Starobielsk ». Czapski y avoue sa souffrance personnelle, son impuissance et sa défaite. Envoyé à la recherche de ses compatriotes disparus en URSS, il doit faire un rapport négatif au Général Anders chargé par Sikorski de reconstituer une armée polonaise en Russie.

    Czapski est de ceux qui énoncent alors une série de faits crus qui détonnent dans l’ambiance générale de 1945. Il est de ceux qui risquent de nuire à la reconstruction de
    l’Europe organisée à leur guise par les vainqueurs, les Russes et les Américains, qui ont décidé ainsi du sort de la Pologne à Yalta, sans aucunement tenir compte des aspirations réelles de son peuple. Le monde choqué par les horreurs nazies n’est pas prêt à écouter les victimes d’autres horreurs. Parler d’autres crimes paraît alors déplacé.

    Dans Souvenirs de Starobielsk Czapski nous raconte comment, en 1939, lui l’officier polonais, en guerre contre l’Allemagne, a vécu l’attaque surprise de l’Armée Rouge dans le dos de son régiment. Il décrit le déroulement farouche des ultimes batailles contre l’envahisseur venu de l’Est par traîtrise. Il relate le long voyage des prisonniers vers les camps où ils seront détenus. Il évoque la vie quotidienne de ses compagnons d’infortune au camp de Starobielsk. Il nous retrace comment, progressivement, après mars 1940, il voit partir ses amis, le lieutenant Ralski, naturaliste et professeur à l’université de Poznan, le docteur Kempner médecin chef de l’hôpital de Varsovie, Stanislas Kuczinsky architecte qui fut le premier à partir pour une destination inconnue en automne 1939, comme tant d’autres. Le décompte funeste se déroule inexorablement, page par page. On s’attache ainsi à des dizaines de ces figures de prisonniers qui recevront bientôt une balle dans la nuque comme 25'000 autres figures avec qui Czapski passe leur dernier hiver, l’hiver très dur de 1939-1940.

    Czapski nous fait aussi le récit détaillé de sa libération et de sa longue et infructueuse recherche des prisonniers disparus dont on est sans nouvelles. Czapski, qui parle couramment russe, mentionne les portes closes, les réponses évasives, les mensonges, les silences gênés qu’il rencontre partout auprès des officiels soviétiques interrogés dans le cadre de son enquête. Il fait état de la réflexion, en fait le seul véritable aveu russe du crime, de Mierkulov, substitut de Beria chef du NKWD qui, interrogé en octobre 1940 sur la possibilité d’utiliser les détenus issus des camps de Kozielsk et Starobielsk comme cadres de la future armée polonaise, déclare : « Non, pas ceux-ci ! Nous avons commis à leur égard une grave faute ».

    Les Généraux Sikorski et Anders, l’Ambassadeur Kot et Czapski sont les héros de cette recherche sans espoir. Ils vont rencontrer Staline à trois reprises dans son bureau du Kremlin. Pour retrouver la trace de ses amis disparus Czapski va interroger des centaines de polonais et de russes libérés et de retour des camps du Goulag. Avec une obstination et un courage sans borne il s’impose même au général Nasiedkin, chef de tous les camps qu’il va jusqu’à débusquer dans son PC secret du GOULAG (Direction supérieure des Camps) à Orenbourg. Il dévoile ainsi au monde, 20 ans avant Soljénitsyne, l’existence de l’organisme chargé de centraliser l’administration des camps de la mort de l’archipel du Goulag, tout cela en vain. Il rencontrera même l’officier qui interrogea pour le NKWD, les officiers disparus, le Général Raichman. Mais ce fut toujours la loi du silence qui l’emporta.

    Czapski découvrit le fonctionnement véritablement maffieux des plus hautes instances qui gouvernaient l’URSS. L’omerta, pour protéger le secret d’état que représentait alors l’exécution des Polonais fonctionnait sans aucun raté. Staline le premier montrait l’exemple. Le signataire de l’ordre des exécutions mentait avec aplomb et bonne figure aux généraux Sikorski et Anders pourtant devenus ses alliés contre les Allemands. Staline manifestait un grand étonnement et même de l’indignation pour le « retard » que son administration mettait à libérer les 25'000 officiers recherchés. Il donnait des ordres par téléphone devant les Polonais et promis de punir les coupables qui avaient désobéi à ses ordres. Il disait en faire une affaire personnelle.

    Staline fit courir toutes sortes de bruits et de fausses informations pour égarer les Polonais. Alors découragé mais tenace, Czapski finit par rédiger un mémorandum qu’il adressa aux Russes et qui finissait ainsi : « La promesse formelle faite par Staline en personne, son ordre formel visant à élucider la question des prisonniers polonais, ne permettent-ils pas d’espérer qu’on pourrait nous indiquer le nom de l’endroit où se trouvent nos camarades ? Ou bien, s’ils ont péri, ne sommes-nous pas en droit de savoir quand et dans quelles circonstances cela a eu lieu ? »

    Pas de réponse du côté russe, mais une dernière intox, une ombre de dernier espoir habilement entretenue par les membres du NKWD qui sont affectés à l’Armée Anders : Les Polonais espéraient encore que leurs camarades disparus, déportés dans les îles arctiques lointaines, les rejoindraient en juillet ou en août, c’est-à-dire dans la seule période de l’année où la navigation est possible en ces mers. Le NKWD leur murmurait toujours en grand secret : « Surtout, ne dites rien. Vos camarades arriveront au mois de juillet et d’août ; prenez patience. » Mais les mois de juillet et d’août passèrent et personne ne vint.

    A Paris en Juillet 1987, à propos de la terreur et des mensonges staliniens, Czapski déclara : « Alors je suis revenu les mains vides et tout le temps encore je m’entêtais, je ne voulais pas croire, vous savez, tuer à froid des millions de gens qui eux-mêmes ne se sont pas battus contre la Russie me semblait, même en Russie, incroyable. En revenant, je suis naturellement allé tout de suite chez Anders pour lui faire le rapport de mes voyages de recherche et il m’a dit : « Mon cher, tu dois comprendre, moi je suis tout à fait sûr qu’ils ne vivent plus, qu’ils sont morts pour la patrie, qu’on les a tous égorgés. » Puis il y a eu cette découverte des charniers de Katyn. J’ai joué dès lors un rôle assez essentiel puisque j’avais voyagé partout et fait partout des rapports de mes contacts avec les grands du communisme - j’ai défendu tout simplement la thèse élémentaire que ce sont les Russes qui l’ont fait. »

    Cher Bertrand certes j’ai été long. Mais comment faire autrement quand il s’agit de décrire les méandres profonds de l’âme humaine ? La Terreur bolchevique est montée des entrailles de l’histoire et de la Russie. Elle édifia une dictature fondée sur l’extrême violence et le mensonge. Tout en s’accrochant aux symboles émotionnels de la révolution des pauvres contre les riches et par-dessus tout au drapeau rouge, elle put se présenter ainsi longtemps en championne de la cause du peuple et des ouvriers avant que toute cette tromperie sanglante ne s’écroule, juste après 70 ans d’une existence cruelle.

    Bertrand, je me pose souvent cette question idiote. Est-ce que des types dans notre genre, dans de telles circonstances, coupables d’individualisme et de manque d’enthousiasme pour le productivisme, amoureux de la liberté d’écrire, n’auraient-ils pas, eux aussi, fini au fond d’une fosse commune, les mains liées derrière le dos, une balle logée dans la nuque ?

    Toutes mes amitiés, Vieux Frère. Ton dévoué Philip Seelen.

    Andrzej Wajda. Katyn. DVD. Editions Montparnasse.

  • Czapski le veilleur

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    Contemplation et fulgurance: les deux moments de la peinture de Joseph Czapski, auteur de Terre inhumaine et grand témoin du XXe siècle. Après l'aperçu récent de Témoin du siècle, film de Andrzej Wolski (2015), un nouveau Musée Czapski s'ouvre ces jours à Cracovie. Nous y serons demain...

    Cela tient du miracle : à chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui a été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit — à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la « peinture-peinture » et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne a Nicolas de Staël, ou de Van Gogh et Soutine à Louis Soutter) — son œuvre qu’orientent à la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps. 

     

    Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais nonagénaire, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance. 

    Czapski33.jpgEn découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau, réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain ; ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir detoute une vie mais touchant finalement à l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur. Devant le merveilleux « Mimosa », c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. 

     

    Czapski129.jpgAvec le «Vase blanc» évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, «Fruit jaune et vase blanc» pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre. 

     

    Enfin, la «Grande nature morte aux vases » éclate comme un hymne à la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte. 

     

    Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant à chaque instant contre le déjà vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme « historique » régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions à intégrer puis à dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.

    Czapski01.jpgLa peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit à tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée « Le ventilateur » : dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue, c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier à demi-caché dans sa coulée de noir Goya. 

     

    Ou c’est cette autre présence lancinante du «Jeune hommeau Louvre », perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale « Vieille dame » dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plancher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. A l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. 

    Czapski129.jpgLa vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.

     

     

    Témoin tragique

     

    Plus âgé que notre  siècle (il est né à Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies a Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchevique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts deCracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années àParis dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour y défendre saconception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. 

    Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver en Union soviétique les 15 900 soldats polonais disparus. 

     

    Czapski27.jpgDans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cette mission et l’épopée tragique de l’armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino oùles patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés. En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateursprincipaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. 

     

    Ajoutons qu’une monographie a été consacrée à Joseph Czapski par Muriel Werner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de« L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux EditionsL’Age d’Homme. 

    (Cet article a paru dans La Tribune-Le Matin du 20 avril1986).

  • Ceux qui optimisent le challenge

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    Celui qui leur dit « à plus » en pensant probablement : si jamais, voire : le moins possible / Celle qui estime qu’avec les Palestiniens les Israéliens vont dans le mur / Ceux qui font valoir la dangerosité potentielle de l’érection des minarets dans nos cantons ruraux surtout à cause des valets de ferme et des enfants monoparentaux / Celui qui parle volontiers de citoyen lambda en s’excluant visiblement de cette caste improbable / Celui auquel son ex reproche d’instrumentaliser le plaisir qu’il lui a indéniablement procuré du point de vue strictement clitoridien dont elle a maladroitement fait état sur le plateau de Delarue / Celle qui s’inquiète de la traçabilité de l’allergie que sa fille Maude manifeste à l’endroit des chauves en épluchant les rendez-vous figurant sur le carnet d’adresses de Jean-Fabrice / Ceux qui travaillent au casting de leur prochain brunch / Celui qui rebondit aux propos de sa psy qui lui propose de purger son relationnel du côté bi / Celle qui parle de réactualiser ses référents / Celle qui se plaint de ne pas impacter la libido de Mike au point de se demander si vraiment il est Str8 / Ceux qui ne te trouvent pas seulement grave mais carrément grave grave / Celui qui mise à fond sur l’écosociétal / Celle qui te demande si quelque part tu ne sais pas où tu en es enfin tu vois ce qu’elle veut dire ? / Ceux qui envoient un signal fort à leurs voisins échangistes qui laissent leurs partenaires parquer sur les cases libres du proprio sans se demander ce qui se passerait si tout le monde faisait pareil / Celui qui pratique la novlangue des connectés avec un max de malice / Celle qui est en train de booster l’idée d’un Espace Poésie au niveau de l’Entreprise / Ceux qui ont une nouvelle feuille de route au niveau du ressenti sensuel, etc.
    Peinture: Terry Rodgers.