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Carnets de JLK - Page 75

  • Avatars du mauvais genre

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    À propos d'un genre littéraire trop décrié naguère, et sans doute trop adulé aujourd'hui. De la multiplicité des sous-espèces, de l'enquête policière classique à l'exploration des bas-fonds sociaux ou des abysses psychiques, en passant par le roman théologique ou le thriller gore. Du mauvaise genre en pays romand, avec L'Âge de l'héroïne de Quentin Mouron et Le Dragon du Muveran de Marc Voltenauer.

     

    1. De Sherlock à Jo Nesbø...

    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. 

     

    Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar, y compris sous le label Maigret. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de FurnesLa neige était saleLes inconnus dans la maisonFeux rougesLes gens d’en face, L’homme qui regardait passer les trains ou La boule noire, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains… 

    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (qui est Légion) et le meilleur (plus rare), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort. 

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (le dernier paru, La Lumière noire, est des meilleurs), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. La multiplication chic des références au genre choc  laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément, préfigurant les ténèbres de Cormac Mc Carthy, James Lee Burke, Jo Nesbø et autre Henning Mankell...

    Du catholique Chesterton au visionnaire moraliste Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même que le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

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    2. Mauvais genre en pays romand: Quentin Mouron ou la noire mélancolie du dandy.
    On ne pourrait voir, en L’âge de l’héroïne de Quentin Mouron, qu’un polar frotté de littérature et de clichés américains, à la fois clinquant et snob, vite ficelé et répondant mal aux attentes des lecteurs et aux exigences du genre. Ceux qui ont été captivés par les grands romans américains ou nordiques de James Ellroy, Michael Connelly ou James Lee Burke, Jo Nesbø ou Henning Mankell, pour ne citer que quelques « stars » de la littérature noire la plus récente, souriront peut-être en découvrant ce petit roman de la « nouvelle étoile suisse du polar ».


    Or il est absurde et injuste de comparer les romans polyphoniques de grands professionnels du genre, dont tous ne brillent pas d’ailleurs par leur écriture, à un livre aussi bref, compact et concis - et non moins dense et remarquable par sa rythmique verbale et les multiples traits de son ironie - qu’on pourrait dire, en dépit de ses dehors apparemment cyniques et provocateurs, un conte moral d’époque aux fulgurances inattendues, pur produit lucide et grinçant de la nouvelle génération.


    De fait, Quentin Mouron est typiquement un enfant de ce nouveau siècle, mais son protagoniste désenchanté, tout brillant voire artificiel qu’il paraisse en surface, traduit un sentiment et pose une question de fond, à la fois existentielle et littéraire, touchant au sens de la vie et à la valeur de la parole, qui rejoint les interrogations des aînés de l’auteur.


    Le canevas narratif de L’Âge de l’héroïne, autant que la dramaturgie de son intrigue policière, sont à la fois sommaires (d’où la frustration prévisible de nombreux lecteurs en quête d’enquêtes subtiles ou compliquées) et sans importance. L’intérêt du livre est ailleurs : dans la confrontation d’un univers déliquescent (notre monde) et de personnages obéissant à la logique folle de celui-ci, ou lui résistant de diverses façons.

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    Cela commence par une Ouverture baroque carabinée, qui voit le protagoniste baiser une libraire berlinoise intensément consentante, avant que celle-ci ne se fasse décapiter par un adepte bavarois de la charia fâché de trouver le Mahomet de Voltaire dans sa vitrine… Or on verra plus loin ce que signifie incidemment, pour l’auteur, le passage du baroque au classique, ou du tragique au grotesque. Littérature gratuite que tout ça ? Pas du tout : point de vue sur le monde, dont la connotation policière relève juste de la culture populaire d’époque.
    Dans L’Âge de l’héroïne, faisant suite au premier polar de Quentin Mouron intitulé Trois gouttes de sang et un nuage de coke , nous retrouvons Franck, le détective dandy, quadra las d’un peu tout et se raccrochant à la littérature de façon à la fois formelle (en fou de bibliophilie) et plus substantielle (il achoppe à la parole de Bossuet dans un décor parcouru de hell’s angels…), troublé en profondeur par la toute jeune Leah, incarnation double de la culture de fast food et d’une révolte absolue contre la vie.


    Autour de ces deux-là gravitent quelques personnages aux airs de brutes conventionnelles sorties de quelque série télé dans le genre de Bannshee, nuance sous-Tarantino, sur arrière-fond de saloons pour touristes multinationaux et de décharge publique. Or plus qu’une image crédible de l’univers américain dans une histoire vraisemblable de trafic de drogue, voyons-y plutôt, une projection chaotique du grotesque contemporain avec ses héros improbables (tel vétéran de l’Afghanistan aura-t-il été plus héroïque que la kamikaze dont il est une des victimes survivantes ?) et, plus profondément paradoxale, l’héroïne du titre dont le double sens est plus qu’un jeu de mots...

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    Dans cette perspective dégagée de toute problématique « policière », la réflexion sous-jacente de Franck sur la dilution du tragique (qui donnait sens à la parole d’un Bossuet au XVIIe siècle) dans la jactance grotesque des temps qui courent, se rattache au noyau de la « poétique » développée par Quentin Mouron dès Au point d’effusion des égouts, son premier livre, tout en rejoignant le constat d’un Friedrich Dürrenmatt sur la fin de la tragédie. Là encore, pas question de comparer ce sombre joyau que représente La Promesse du grand Fritz, tragédie noire adaptée par Sean Penn sous le titre de The Pledge, au cinquième ouvrage du jeune auteur, en dépit de ses remarquables qualités, mais cette réserve ne fait qu’accentuer l’attente que suscite la production à venir de l’écrivain...


    Quentin Mouron, L’Âge de l’héroïne. La Grande Ourse, 135p.

     

    3. Mauvais genre dans les Préalpes vaudoises : Marc Voltenaur ou le châtiment de devoir divin.


    CneVL8-UMAAnTxM.jpgUne clef de lecture du Dragon du Muveran, premier roman policier de Marc Voltenaur, petit-fils d’un évêque luthérien suédois, se trouve peut-être dans le dernier essai lumineux d’Etienne Barilier, fils de pasteur calviniste, intitulé Vertige de la force, où le romancier vaudois traducteur de Friedrich Dürrenmatt, fils de pasteur bernois, repère et définit, à propos des djihadistes islamistes, la notion de « crime de devoir sacré ».
    Les pasteurs sont en effet très présents dans Le dragon du Muveran, qui n’a pourtant rien d’un roman « mômier ». C’est une pasteur, au prénom d’Erica, qui découvre le premier corps poignardé au cœur et énucléé, disposé comme un crucifié sur l’autel, dans le temple où elle s’apprête à prononcer son sermon dominical inspiré par l’apôtre Matthieu ; et d’autres pasteurs, de plusieurs générations, éclaireront ensuite divers signes et paroles bibliques laissés sur ses traces par le tueur.


    Ainsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses livres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le «crime de devoir sacré ».


    Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, suivie par le massacre de Nice et le non moins abominable assassinat du prêtre Jacques Hamel, ils illustrent diversement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dans l’impureté.


    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi, des ravages dans notre propre histoire ? C’est ce qu’illustre incidemment Le dragon du Muveran, qui traite de l’innocence bafouée d’un enfant et des conséquences « cosmiques » de son humiliation dont le fameux dragon de la légende est l’emblème.

    Dès le Prologue du roman, une sorte de déni de culpabilité, ou plutôt de déplacement implicite de sa responsabilité dans une logique de châtiment divin, présente le tueur sous le masque de « l’homme qui n’était pas un meurtrier ». Belle idée de romancier, qui nous réserve d’autres surprises…


    Nul besoin, au demeurant, d’avoir une licence de théologie dans sa poche-revolver pour démêler l’imbroglio de cette sombre histoire sur fond de prairies idylliques : le roman de Marc Voltenauer joue d’emblée sur la simplicité narrative d’un feuilleton à épisodes, chacun des 110 petits chapitres qui constituent ses 660 pages se trouvant balisé par le lieu et l’heure précise de l’action.

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    La lectrice et le lecteur de nos régions y (re)trouveront en outre le charme familier de lieux connus (Gryon et environs) et un scénario ancré dans le présent (on roule en 4x4) avec coucher initial rose orangé sur la mythique dalle de calcaire du Miroir de l’Argentine, vue proche sur la face du Grand Muveran célébrée par Ferdinand Hodler ; vue plus dégagée vers les Dents du Midi, non moins illustre créneau, et zoom latéral sur le chalet vintage de l’inspecteur de la criminelle lausannoise Andreas Auer, dans une clairière paradisiaque – tout cela expliquant plus ou moins l’immédiat succès populaire du roman par identification locale, mais il n’y a pas que ça, loin s’en faut.


    De fait, Le Dragon du Muveran, malgré son écriture limpide et prodigue de détails très concrets (en allemand on dirait sachclich), sa tournure un peu carrée parfois ou affligée de quelques clichés, brasse une matière très riche, qui touche autant aux composantes économiques et psychologiques d’une société en mutation qu’à une tragédie aux résonances à la fois personnelles et collectives.


    Sur cette ligne tragique verticale, c’est, d’une part, l’histoire d’un gosse mal aimé, puis violemment maltraité, qui aime Dieu et croit trouver en ce Père suprême la justification d’une vengeance « absolue ». Mais c’est aussi, dans le même pays quelques décennies plus tard, l’histoire du petit Luca défrayant la chronique valaisanne; ou c’est l’histoire de nombreux enfants « placés » et souvent abusés, ou encore l’histoire du terrifiant « sadique de Romont », qu’on a dit violé par un prêtre pédophile et dont une des victimes reproduisit l’agression sur d’autres enfants - cercle vicieux sempiternel exacerbé par le vertige de la force.


    De façon plus immédiate et horizontale, Le Dragon du Muveran, roman policier, se structure par l’enquête menée conjointement par Andreas Auer - dont l’auteur souligne immédiatement l’ego surdimensionné, le narcissisme et la complexion de bientôt quadra, gay et professionnellement très compétent – et sa sympathique équipe aussi typées que dans une série télé genre The closer, en alternance avec le récit, modulé comme en sourdine, de ce que le futur tueur psychopathe a vécu en son enfance et sa jeunesse, avant son exil aux States.

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    En observateur frontal et perspicace de la nouvelle classe moyenne plus ou moins enrichie, Marc Voltenauer étoffe en outre son récit à partir des trajectoires de personnages représentatifs de celle-ci, tel l’agent immobilier Alain Gautier, le promoteur Jacques Charrier ou l’entrepreneur Maurice Fournier, personnages en vue et mêlés à divers trafics et autres parties fines impliquant des mineures ; tout un petit monde à la fois « normal » et possiblement « à la limite » de la légalité professionnelle ou privée, qu’on imagine se retrouvant entre barbecues et clubs échangistes.
    Ce milieu à la fois conventionnel et « libéré », un Jacques Etienne Bovard en avait donné une première évocation il y a vingt ans de ça dans ses Nains de jardin (Campiche, 1996), et l’on en a trouvé d’autres aperçus littéraires dans quelques ouvrages plus récents, dont le polar de mœurs Canines, paru en 2010 à l’enseigne de Xénia, où le conseiller d’Etat Oskar Freysinger (mais si !) détaillait la scandaleuse affaire du petit Luca, ou encore dans les romans non moins « mauvais genre » de Daniel Abimi.


    Cette composante sociologique du roman apparaît dès la présentation du compagnon de l’inspecteur Auer, Mikaël Achard, journaliste désormais libre qui revient d’un grand reportage en Angola où il a constaté lui-même les effets de la dévastation sociale liée à la spéculation financière, et le même type d’observations se module tout au long du livre par des reflets intéressants de notre univers économico-social, tant urbain que néo-rural, impliquant par exemple la Lex Weber...

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    Un pied-plat de nos régions, sévissant sur nos blogs lémaniques, s’est offusqué de ce que Marc Voltenauer pût imaginer un viol dans nos montagnes immaculées où meugle la vache d’Eugène Burnand. De surcroît, avec sa délicatesse coutumière, le bêta pseudo-nommé Géo ajoute que, sûrement, le succès populaire et médiatique du Dragon du Muveran tient au fait que l’inspecteur du roman soit homo ! Arguments débiles mais combien significatifs, propres à une Suisse décidément au-dessus de tout soupçon pour certains, alors même que le « retour du refoulé », ici comme ailleurs (du Portugal au Québec, en France, à Boston dans le film Spotlight, ou dans la campagne alémanique de L’enfance volée de Markus Imboden, entre cent autres exemples multinationaux) aligne les exemples de maltraitance , d’humiliations ou d’abus sexuels naguère camouflés et désormais moins invisibles, sinon moins impunis.


    Exercice proposé aux écoliers de notre cher pays : comparez l’hypocrisie dont est victime la petite Aline du premier roman de Ramuz, baisée et ensuite larguée, enceinte, par le fils du syndic Damon, et celle qui « couvre » l’agression sexuelle dont se rend coupable un autre fils de syndic, à Gryon, septante ans plus tard, avant le déchaînement du dragon par le feu et le meurtre de « devoir divin »…


    Marc Voltenauer n’a pas le génie d’une Flannery O’Connor, qui a sondé elle aussi les abysses des « fous de Dieu », notamment dans son roman intitulé Le malin, dont John Huston a tiré un film mémorable. Comme il en a témoigné, plutôt modestement, dans les médias, il a écrit Le Dragon du Muveran pour se faire plaisir et donner une suite à ses nombreuses lectures de passionné du « mauvais genre » noir, notamment dans ses récentes percées nordiques.


    Cele étant et même si, stylistiquement, l’on relèvera qu’il « peut mieux faire », le nouvel auteur épate par le sérieux de son propos, la très large palette de son observation en matière sociale et psychologique, ou disons simplement humaine, qui rend ses personnages à la fois présents et attachants, à commencer par Mikaël le compagnon d’Andreas , journaliste intelligent (un ex-rédacteur fictif de 24 heures, soit dit en passant), de la mordante Karine partenaire d’Andreas ou du légiste dûment hurluberlu, entre autres...

    12924546_10209141104431583_53830949553787390_n.jpgDe surcroît, son propos “théologique” est des plus fondés, qui renvoie à la fois à une certaine violence monothéiste et à une lecture fondamentaliste autorisant aujourd’hui un évêque suisse, autant qu’une flopée d’imams ou de fous de Dieu de toute obédience, à recommander la peine de mort pour les homosexuels, entre autres applications terroristes du “devoir divin”...


    Un bémol tout de même à propos de la fin « américaine » du roman, qui prête au vengeur vaudois un passé de serial killer émasculant ses multiples victimes, au risque pour l’intrigue initiale de basculer dans un autre registre du roman, limite gore et plus rebattu – n’est pas Stephen King qui veut et c’est tant mieux. Sous les dehors d’une sorte de feuilleton populaire à la façon actuelle, probable exorcisme personnel, aussi, des hantises de l’auteur, Le Dragon du Muveran allie l’habileté parfois naïve d’un roman policier bien ficelé, et les coups de sonde d’un frère humain dans les ténèbres de la souffrance et du mal, de la pureté pervertie et d’une empathie figurée par l’ultime scène du roman, où l’exécuteur par « devoir divin » s’applique à lui-même le suprême châtiment…
    Marc Voltenauer. Le Dragon du Muveran. Plaisir de lire, 668p.

  • Tourbillons et sphères parlantes

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    Lettres par-dessus les murs (66)


    Ramallah, le 16 décembre 2008.

      Cher JLs,

    Pendant que le vent soulève des nuées de feuilles mortes devant la fenêtre, j'écume avec bonheur internet et ses blogs, je fais moisson de mots et d'images, fasciné comme toi par la richesse de cet univers dont on commence seulement à entrevoir les possibilités. Grâce à Battuta je fais la connaissance de Jalel, depuis Jalel je découvre Feuilly et l'élégance de sa plume, et puis toujours Poindron et la richesse de son iconographie, et me revoilà chez toi… Il y a sur internet beaucoup de vide mais plus d'étoiles qu'on ne saurait compter, des constellations se tracent et croisent leurs motifs et de fil en aiguille et de planètes en étoiles on en arriverait presque à toucher l'infini…
    Il nous manque un cartographe pour faire le portrait de cet univers-là - sans doute sa représentation graphique se rapprocherait-t-elle des images de Mark Lombardi, l'artiste qui dessinait les nébuleuses de la mafia et du monde politique, recherchant dans la presse les intérêts liant les entreprises et les grandes familles pour les représenter par des graphiques à la fois complexes et éthérés, jolis nuages de conspirations globales… il fut l'un des premiers à découvrir les liens unissant les Bush et les Ben Laden, le FBI s'intéressa de près à ses recherches, on le retrouva suicidé en mars 2000 dans son appartement…
    Panopticon29.jpgD'autres prennent sa suite, le fondateur de Facebook rêve de tracer le graphe social absolu – moins prétentieux et plus amusant il y a twitter.com, dont tu connais peut-être le principe : des messages de 140 signes maximum, format SMS, instantanément publiés. La concision donne des choses sympathiques, ainsi Jessica, de Portland :
    I left the office late today, and our night courier asked me out. Poor kid would've had a better shot just asking for sex.
    Sur twittervision.com on voit ces messages s'afficher en temps réel sur une mappemonde, en petites bulles qui éclatent de Cologne à Brno : KayButer : müde. die nächte ohne nennenswerten schlaf nagen langsam etwas an der substanz.
    Egl: Perdu procès.
    Bolapucc @JoeQuesada : Maybe the guy who gave you the flu could meet the guy who gave ME the flu. And may they rot in hell Markoph : A práve mám vďaka nemu chuť rozbíjať veci a vydlabať sa na celý ročník. >:(

    C'est aussi par twitter que j'apprends qu'un attentat a été déjoué dans un grand magasin à Paris, en même temps que les inquiétudes domestiques de Kate :

    Just heard something from the dishwasher that sounded like a Star Trek sound effect. I'm not going to look.
    Dans ce sympathique gazouillis on regrettera le silence de la Chine, ou le quasi-mutisme de l'Afrique, et certains n'y verront qu'un vain bavardage, mais au-delà de l'individualité des interventions, c'est leur nombre, leur flux continu qui relève d'une poésie inédite… le murmure polyglotte qu'entendrait un extraterrestre, s'il tendait son oreille pointue vers notre petite planète. Il y a dans ce bruit universel un souffle qui me rappelle évidemment tes ceux qui, celles qui…
    ulinuxwrld : Ai ja é demais ... cliente me roubando um notebook velhinho na cara larga já é demais ... isso vai dar policia
    hellcat73@Dr__Dee: Heul nicht, ist doch bald vorbei.
    AnnaBitar : Bom dia, amiguinhos
    Pascal : à bientôt.


    Panopticon654.jpgA La Désirade, ce 16 décembre, soir.
    Cher Pascal,
    Oui c’est assez vertigineux tout ça, surtout avec le vent en tourbillon. Or nous avons plutôt vécu, ce soir, dans le calme tissage des strates de neige montant à mesure des lentes descentes de flocons. Mais l’un peut aller avec l’autre, c’est affaire d’imagination spatio-temporelle et je crois que nous y arrivons par simple expérience des phénomènes moyennant un délire ordonné par une poétique rigoureuse. Un Michaux me semble trop exsangue en dépit de son génie poudroyant, le Butor gyroscopique manque hélas de chair autant que l'auteur d'Ecuador, les épigones latinos (Lezama Lima notamment) de Joyce se perdent dans la même musique destructurée que Guignol's Band.
    Quant au tempsprésent, je suis surpris d'y voir tant d’esprits rassis, notamment chez les écrivains, tout à fait incapables de voir ou même d'entrevoir  cette nouvelle réalité où l’ubiquité spontanéiste se combine avec d’incessants enjambements existentiels ou conjecturaux. Ne parlons pas de mes chers confrères critiques: ils ont des lunettes en bois. Cela dit, lis Tumulte de François Bon et tu m'en diras des nouvelles: il y a là un début de quelque chose, je crois...
    Là-dessus,  faut-il vraiment une cartographie de tout ça ? Alors à condition que ce soit un gracieux mobile et sans suspension stable. Et pourquoi faire au demeurant ? Quelques images suffiront à nous faire imaginer des labyrinthes où nous resterons ce que nous sommes, avec des noms et des visages – mais une autre liberté narrative, et là je pense roman, sans en voir aucun début d’esquisse nulle part, à moins qu’on dessoule Finnegan’s Wake ou qu’on relance un Quichotte sur les routes d’après The Road, dans un multithriller à la narration ondulatoire et corpusculaire à la fois. Si je me suis tellement intéressé aux tentatives étonnantes de Maurice G. Dantec (surtout Cosmos Incorporated et Grande Jonction), c’est à cause de ces pointes. Il est le seul à faire ça, mais il est peut-être trop seul, trop mégalo ou trop speedé, trop tiraillé entre les stéréoptypes de la pop culture et des lectures mal digérées aux abrupts idéologiques criseux.
    René Girard estime que le temps du roman est fini. On aurait pu le penser après Ulysses, après la Recherche proustienne ou après L’Homme sans qualités, et je me fiche bien d'ailleurs du genre roman, mais je suis sûr qu’on va voir réapparaître un jour une grande synthèse poético-philosophique de notre temps.
    Ce qu’attendant regardons tomber la neige et tourbillonner le vent. On peut aussi lire, régulièrement, quelques pages des Sphères de Peter Sloterdijk, ce philosophe qui me semble l’un des seuls à percevoir cette réalité nouvelle que nous reconnaissons à tâtons, et dont les idées relèvent de la poésie autant que de la pensée discursive.
    Sur quoi je t’embrasse bien amicalement, autant que Serena et Nicolas.

    Ton vieux tatou, Jls.

    Images : Mark Lombardi, Philip Seelen.

  • Jouets de destruction massive


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    Lettres par-dessus les murs (64)


    Ramallah, le 5 décembre 2008.


    Cher JLs,

    Les journées raccourcissent et même ici on trouve un goût de Noël, en adaptant les vacances de l'Eid et sa petite fièvre d'achat à nos propres habitudes. Pendant que les colons s'excitent, à Hébron et ailleurs, ici on déambule sur les trottoirs, la plupart des magasins sont ouverts en cette fin de vendredi, les bambins font de grands yeux devant les vitrines des magasins de jouets. On y trouve cet ordinateur portable dernier cri, qui apprendra aux petits Palestiniens à reconnaître les différents éléments constitutifs de l'Esplanade des Mosquées, qu'ils ne verront peut-être jamais de leurs yeux. Ou bien ces faux téléphones portables pour petites barbies voilées… A côté de ça s'alignent les Bratz qui aguichent les petites filles du monde entier, déshabillées du regard par les Tortues Ninja du rayon opposé, réservé aux fantasmes des mectons : dragons et robots en tout genre, et surtout beau choix d'AK47 taille réelle.
    Les rues sentent le falafel, impossible de résister pour ma part, et c'est un réflexe tellement bien acquis que j'en arrive à me demander s'il n'est pas atavique. On admire les montagnes de sucreries du magasin Eiffel, surmonté de sa tour en fer-blanc, on lorgne les vitrines des boutiques de fringues, étonnamment sensuelles, mais je te parlerai de ça une autre fois, notre amie Lucia prépare une expo sur le sujet. Inévitable pause de ma douce devant les magasins de godasses, on n'achète jamais rien, moins parce que les goûts des ramallawis sont différents des nôtres que parce qu'on n'a besoin de rien, juste de se faire plaisir de temps en temps et un bon falafel y suffit. Non, tout de même, je demande à ce vieux bonhomme qui vend sa quincaillerie à même la rue s'il n'a pas, dans son stock, ce fameux briquet lumineux qui projette le portrait d'Arafat sur les murs (une autre version représente Nasrallah, plus difficile à exporter via Ben Gurion). Le vieux répond à mon mauvais arabe par un anglais oxfordien, impeccable et tout en nuances, il doute fort que le charmant objet soit encore fabriqué, mais on ne perdra rien à aller voir chez Rami, là-bas, juste après l'Arab Bank. Pendant notre conversation un bambin s'est penché sur son étal, il attrape finalement un petit porte-clé en bois, découpé au formes de la Palestine historique. Je me demande combien de gamins, chez nous, convoiteraient ainsi un porte-clés représentant l'Hexagone ou l'Helvétie... C'est trois shekels, dit le vieux, le gamin contemple encore l'objet avant de le reposer sur l'étal, de s'en aller d'un pas sautillant, les mains dans les poches. On prend la direction opposée, les bras raidis par nos légumes en vrac, ce soir c'est potage.

    Je t'embrasse, Pascal.

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    A La Désirade, ce samedi 6 décembre, soir.

    Il a neigé tout le jour. Notre intention première, avec ma bonne amie, était de faire un tour au marché de Noël de Montreux, qui est la négation de tout ce que j’aime à Noël, à savoir boutiques d’artisans sur boutiques d’artisans fourguant la même camelote genre faux authentique que sur tous les marchés de Noël du moment, mais la neige a vaincu cette tentation morbide et nous sommes restés planqués à lire et à écrire au coin du feu.
    Saki.jpgL’évocation des jouets offerts aux petits Ramallawis m’a fait sourire, me rappelant une nouvelle délicieuse de Saki. Il y est question de parents politiquement corrects avant la lettre (la nouvelle doit dater du vivant de Saki, alias H.H. Munro (1870-1916), qui décident d’offrir, à leurs garçons, des jouets à haute teneur éducative, pour faire pièce à la détestable tradition de la carabine ou du tomahawk, voire du char d’assaut à tourelle articulée. C’est ainsi qu’ils dénichent, pour l’aîné, une ferme modèle et ses habitants humains ou animaux, dont toutes les activités et caractéristiques sont explicitées dans une brochure documentaire joliment illustrée. Quant au cadet, il a droit à un hôpital complet, avec ses médecins et ses escouades d’infirmières, son bloc opératoire et ses ambulances. En mauvais esprit tout à fait dans la ligne antimoderne de Chesterton, Saki détaille les épisodes successifs de la remise des cadeaux, marquée par la conviction souriante des parents persuadés de faire avancer l’Humanité, et le léger désappointement des deux boys, qui se retirent bientôt dans leur chambre pour jouer comme on le leur suggère avec l’impatience pédagogique que tu imagines. Or qu’en advient-il ?Barbie5.jpg Tu l’as sans doute deviné, mauvais esprit que tu es toi-même, mais il faut le lire sous la plume de Saki, qui évoque avec brio la transformation de l’hôpital en fort assiégé par une armée de desperados, lesquels captureront les infirmières et les ligoteront sur les vaches modèles métamorphosées en broncos piaffants.
    Et comment, me demanderas-tu, avez-vous résolu vous-mêmes la question des jouets de destruction massive ? Simplement, cher ami, en nous contentant d’engendrer deux petites filles d’un pacifisme visiblement inné. A vrai dire, les seules armes qui ont été introduites dans leurs chambres le furent par leurs Barbie-Mecs respectifs, dont elles  n’ont pas tardé à se désintéresser pour un tout autre motif…
    Barbie6.jpgAvec mon amitié, et à Serena…

    PS. Merci pour la phrase-cadeau de ta lettre: "Ce soir c'est potage"...

  • Frankenstein et autres chats toscans

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    Lettres par-dessus les murs (64)

     

    Ramallah, ce mercredi 3 décembre 2008

     

    Caro,
    Tu te souviens de mon Frankenstein abandonné, dont je te parlais dans ma toute première lettre ? J'entends le monstre qui remue sous terre, des gémissements lointains, la chose s'impatiente. Blessée aussi de ce que je l'aie laissée tomber pour mon homme invisible, il y a entre ces créatures fantastiques une jalousie qu'on n'imagine pas.  Je la ressusciterai, c'est écrit, mais il y a aussi cette autre idée velue dans mon tiroir, qui gratte, et j'ai récemment entendus des bruits dans l'armoire de la cuisine et je ne te parle pas du Golem tassé dans le jardin, qui attend l'heure de prendre forme.
    Lassé de leurs plaintes je me suis échappé au cinéma hier, voir quelques documentaires de Chris Marker, commandés par le centre culturel français à l'occasion de l'anniversaire de mai 1968 – les délais de la poste, le mur, tout ça fait que nous fêtons le printemps en décembre, et j'aime ce doux décalage qui nous préserve des soubresauts de l'actualité galopante.
    Marker retrace les grèves de l'usine textile Rhodia, Besançon 1967, et ce qui me touche, dans les balbutiements de la révolution, ce sont les entretiens avec les ouvriers, chez eux, dans leurs cuisines, qui décrivent leurs conditions avec cette étonnante économie de moyen, celui-ci qui refait devant la caméra les gestes quotidiens de l'usine, ces bras qui répètent avec une précision tragique les automatismes de la machine, cette main qui empoigne un levier imaginaire, cette autre qui enroule le fil invisible, mieux qu'un mime professionnel parce que ces gestes sont inscrits à jamais dans ses muscles. Cet autre qui se plaint avec un demi-sourire : « J'arrive à 8h. A 8h10 je regarde déjà ma montre. On s'ennuie quoi, moralement, on s'ennuie ». Tout ça n'a guère changé, on s'ennuie toujours à l'usine, mais l'exaltation des hommes, lors des grêves, le rêve des hommes, cela a changé. Ces types qui s'avouent mal dégrossis, à peine débarqués de leurs campagnes, qui découvrent la solidarité et la foi dans la progrès, ce type épaté par ses collègues qui montent sur un tonneau pour parler à la foule, il ne pensait pas que des ouvriers en soient capables, de parler ainsi à toute une foule, et puis on collait des affiches, on discutait, le soir il y avait le cinéma gratuit, pour tous les grévistes, et «y a des soirs où ça dansait, c'était du tonnerre ». Touché par la simplicité des mots, par leurs hésitations, le vocabulaire qui se cherche, comme j'étais touché dans Délits Flagrants de Depardon par ce triste décalage entre la parole mesurée de l'avocat et les bouillonnements mal contenus du délinquant, mais les mots ici sont portés par un espoir sans limite, une solidarité sans faille : « donner 500 francs à des copains licenciés, c'est ça qui est beau. C'est pas ce qu'on lit dans Franche-Dimanche ou Ici Paris.»

    Il y a quelques semaines j'observais un ban de poissons étranges, à 7700 mètres de profondeur. Les images étaient un peu saccadées, normal : c'est la première fois que des images ont pu être retirées intactes des abysses, disait le site du Monde. Il y a quelque mois je t'avais envoyé le plus vieil enregistrement sonore connu, un gamin qui chantait « Au Clair de la Lune » et cela nous arrivait tout droit de 1860, et ce matin je fais un tour sur Vénus, et puis je me ballade un peu dans Cassiopée, parce que nos ordinateurs nous permettent désormais ce genre de promenades matinales, et il est étrange d'assister à cet incroyable élargissement de nos connaissances, dans l'espace et dans le temps, et de voir, dans le même moment et quasiment en direct, un type qui meurt écrasé par une foule d'acheteurs dans un supermarché de Long Island, en période de soldes surmédiatisées. De voir que le progrès sert aussi à ça, à transformer les hommes en bêtes avides.
    C'est l'Ile du docteur Moreau devenue réalité… et du coup je n'ai aucune hésitation à retrouver mes merveilleux démons grattant et haletant, mes créatures des marais et mes monstres composites… leurs grognements me sont infiniment sympathiques, même s'ils ne parlent, eux aussi, que de ça.

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    A La Désirade, ce 3 décembre 2008.

     

    Cher toi,

     

    Je suis en train, tout en te pianotant ces quelques mots, d’écouter/voir, sur mon Dell Latitude D630 made in China, le film tourné par Martin Scorsese avec les Stones, intitulé Shine a Light et capté à New York en 2006. À l’instant Mick Jagger reprend un vieux truc très tendre de notre jeunesse, As tears go by,  tout à l’heure il y avait Bill Clinton sur scène, accompagné de sa mère (tendrement embrassée par Keith Richards) et d’une Hillary toujours fit, et là je t’imagine à Ramallah tandis que mon regard plonge sur l’arc lémanique enneigé, ce soir nous irons écouter Angélique Ionatos au théâtre Kléber-Méleau avec ma bonne amie, je t’imagine avec Serena à Ramallah, je pense à Battuta dont je n’ai jamais vu le visage, je pense à toi et à nos lettres dont nous parlions lundi soir, au Lyrique, avec François Bon, qui y trouve l’illustration même (une de plus) de ces nouveaux vecteurs d’écriture et d’échange que nous sommes quelques-uns à explorer.

    En même temps que je t’écris, je pense à Jean-Daniel Biolaz, qui souffre depuis des années de la sclérose en plaques et dont les éditions d’En Bas ont publié, il y a peu, un livre intitulé Deux milans sous les nuages, journal de bord (« des bords, de la spirale vers le centre »), paradoxalement tonique alors que l’espace vital et l’autonomie de l’auteur sont en train de se restreindre de plus en plus, et pourtant Biolaz (qui a lu Jollien) refuse de s’identifier à son handicap et son écriture, de rage et d’ouverture aussi à toute vie frémissante (la nature, les zoziaux de « marques » diverses, sa femme Françoise, ses potes, les emmerdements de tous les jours et leurs petits bonheurs d'autant plus chers), son écriture communique au lecteur une force et une joie que tu chercherais en vain chez moult littérateurs bien portants. Je pense à Jean-Daniel Biolaz car c’est sur son livre que j’écrirai mon prochain papier, et de penser à lui me ramène à Phil Rahmy, grand pote de François Bon et avec lequel je communique régulièrement sur Facebook sans l’avoir jamais rencontré non plus mais que j’aime autant que ses livres.

    Tu parles, à raison, de cet incroyable élargissement de nos possibilités de connaissance, avec d'extraordinaires outils dont l’efficience ne dépend évidemment que de nous. Je souris évidemment, in petto, à l’idée que j’ai 487 « amis » sur Facebook, et que dans les dix minutes qui viennent je pourrais communiquer avec Nicolas Pages, qui vient de finir son nouveau roman à Los Angeles, Pascal Janovjak à Ramallah qui cherche un éditeur à son excellent Homme invisible, Miroslav Fismeister qui m’a envoyé récemment, de Brno où il vit, des poèmes pour Le Passe-Muraille, ou avec mon ami Marius Daniel Popescu actuellement à Bucarest pour la sortie de la traduction de La Symphonie du loup...

    Et l’incarnation dans tout ça ? Ces liens multipliés à foison ne sont-ils pas la négation de la vraie communication ?

    Eh bien, Pascal, comme j’ai eu plaisir à vous embrasser, Serena et toi, j’ai vécu, l’autre soir, avec François Bon, que je ne connaissais jusque-là que par la toile et par ses livres, la confirmation partagée d’une possible amitié réelle, en pleine chair et pâté. Une amie romancière (Cookie Allez) me disait un jour qu’il y avait deux sortes d’écrivains : les généreux et les autres. Voilà l’évidence : François Bon est généreux, qui fait un travail immense au service des autres et « pour le plaisir », et je me réjouis, trois ans après l’ouverture de mon blog, de pouvoir tracer une sorte de carte céleste des âmes généreuses de la blogosphère, dont une s’appellerait Battuta, une autre Jalel ElGharbi, une autre Jean-Michel Olivier, une autre Michèle Pambrun (liseuse de blogs comme pas deux), une autre encore Phil Rahmy, une autre Frédéric Rauss, enfin maintes autres perdues de vue ou parfois retrouvées qui ne m’en voudront pas de ne pas les citer…

    On voit les blogs, souvent, devenir des foires d’empoigne où se déversent toutes les haines et se déchaînent les envies, mais à cela je ne vais pas opposer un archipel de Justes se congratulant parmi... Tiens, Pascal, je suis en train de relire La Chute d’Albert Camus. Sacré bouquin, où il est question de la grande supercherie contemporaine du Bien affiché et de la fausse modestie, de l’affectation de générosité dissimulant un ricanement dont Dostoïevski fut le premier observateur. Mais me voilà bien sérieux, alors que Buddy Guy rejoint Mick Jagger sur scène pour attaquer un blues d’Enfer. D’ailleurs faut que je retourne à mes chats, qui sont à vrai dire ceux de la Professorella, à Marina di Carrare, et que je vais essayer de peinturlurer à ma façon. L’esquisse n’est pas fameuse, mais tu la verras peut-être s’améliorer au fil de nos lettres…

    Je t’embrasse et te souhaite un excellent goûter avec Frankenstein.

    Jls  

     


    Images: 2084, de Chris Marker. Quelques-uns de ses documentaires sur les mouvements sociaux viennent d'être réédités en DVD sous le titre Le fond de l'air est rouge.

    JLK. Les chats de la Professorella. Huile sur panneau. En chantier…

     

  • Page blanche et bleu pétrole

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    Lettres par-dessus les murs (63)

    Ramallah, le 25 novembre 2008

    Cher JLK,

    Je reviens vers toi après ce long silence, passé à creuser, couper, gommer. C'est Nicolas Couchepin qui me disait que l'écriture consistait moins à noircir des pages qu'à se résoudre à en jeter aux oubliettes, ce qui me rappelle ton mot lu quelque part sur le blog, lorsque tu dis qu'écrire, c'est d'abord sculpter dans la masse. On pourrait avancer bien d'autres définitions, par exemple qu'écrire c'est surtout pisser dans un violon – c'est ce que je me dis ces jours-ci, après avoir tant taillé, buriné, poli – mais cette définition de la création en négatif, en creux et en coupes, me semble très juste. C'est peut-être là sa partie la plus difficile, mais aussi la plus mature, et sans doute la plus plaisante, somme toute : lorsqu'après de pénibles réécritures on parvient enfin à faire le vide, à s'avouer ce qu'on savait dès le début : que ce passage-là n'est pas bon, que ce chapitre-là est inutile, voire que ce livre ne mérite pas d'être lu. C'est une vraie lumière, un énorme soulagement – bien que relatif à la taille de ce dont on se défait.
    Sans m'extasier devant la pureté de la page blanche et la valeur du non-dit, je crois beaucoup à cette responsabilité de ne proposer que le meilleur, malgré la vanité de ce choix tout subjectif : c'est aussi le seul pouvoir qui nous reste. Puisqu'on ne peut forcer le lecteur à nous lire (quel dommage, soit dit en passant), la seule chose que nous puissions vraiment faire, dans cette circulation de nos mots, c'est les choisir avec soin, ou décider de les taire.
    Je me souviens de ce livre d'Enrique Vila-Matas, Bartleby et Compagnie, qui énumère à sa manière, à la fois tragique et burlesque, quelques non-écrivains, impuissants ou héroïques, qui à l'instar du personnage de Melville trouvent dans le refus ou le silence leur raison d'être, leur dignité, ou leur malheur… Le vertige du silence reste une vraie menace, parce que cette exigence-là a les dangers de l'accoutumance, une fois lancée il est difficile de dire quand s'arrêtera la machine à nier, à effacer, à brûler.
    Un certain nombre de lettres « par-dessus les murs » sont ainsi passées à l'égout, qui ne valaient pas grand-chose. Sans doute la vue de ce pays maudit n'aide pas : on en parlait avec Battuta récemment, l'Occupation étouffe aussi par sa lassante permanence. Que reste-t-il à dire, quand on voit les habitants de Gaza obligés de creuser des tunnels pour s'approvisionner ? Vittorio, le Popeye de Gaza dont je te parlais il y a quelques mois, a été arrêté en mer, à sept milles des côtes, dans une zone que seules les cartes de l'Onu osent encore déclarer sous autonomie palestinienne. Lui et deux collègues sont en prison depuis une semaine, ils ont entamé une grève de la faim. On finira par les sortir du trou, pour les habitants de Gaza c'est une autre histoire.
    Je t'embrasse, Pascal.

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    A La Désirade, ce 25 novembre, midi.

    Cher vieux,

    Je n’aime pas du tout, pour ma part, cette idée qu’écrire se réduirait à pisser dans un violon. Cela doit relever, chez toi, de la classique déprime d’après le chef-d’œuvre, que les Chinois soignent le mieux à fins coups de becs de plumes. Comme je viens moi aussi de boucler un manuscrit, je devrais partager ton coup de blues, mais les Japonais ont leur propre parade aïkido, et je m’en inspire en me replongeant dans le tunnel du prochain Opus, que j’aimerais bien achever avant la fin de cette année. Mais la fin de ta lettre à déjà repiqué, et tu es en somme vacciné contre les états d’âme avec Gaza sous tes fenêtres, Serena et le cher Battuta…
    A propos de tunnels, la neige est là qui invite à en creuser, comme en nos enfances, surtout en rêve. L’idée qu’on puisse forer ainsi de longues galeries dans le silence ouaté, comme Alice dans son terrier, fut un de mes fantasmes enfantins entêtants, mais la neige a toujours fondu avant réalisation, et voilà qu’on se retrouve devant la page blanche.
    La fascination pour l’extrême épure, le goût de la perfection parfaite et du minimalisme filtré à l’entonnoir de pharmacien, je m’en défie autant que de ton violon compissé, même si je partage ton goût artisan pour le travail bien fait ou même plus. Mais les extases du presque rien, les pâmoisons devant les bribes d'émincé genre nouvelle cuisine anorexique d’une certaine poésie contemporaine, la préciosité pour dire moins que rien, pas mon truc, sauf quand c’est Li Po qui mène la barque, ou Paul Celan. Quand certaine dame, les yeux au ciel, prit un jour à témoin le brave Ramuz en supposant que lui aussi devait trouver incomparable une seule rose blanche dans un seul vase, le malotru lui répondit qu’il préférait, lui, des tas de fleurs des villes ou des champs dans un tas de vases.
    A la vérité, je pense (je le sais, je l’ai vécu moi-même en déchirant longtemps la première page d’un roman sûrement immortel mais non moins heureusement mort-né) que l’impuissance créatrice est souvent liée à un excès de prétention, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement, comme c’était mon cas, de simple immaturité. En tout cas, cette mystique du manque ou de la rétention me paraît de plus en plus douteuse, et d’autant plus qu’elle fait florès dans une certaine poésie romande cultivée en serres. Plus généralement, sur ce terreau stérile de la Difficulté de Créer, on fait beaucoup de manières et de chichis pour rien. Si l’on n’a rien à dire, mieux vaut se taire ; et si CELA ne PEUT se dire, on va prendre un pot avec Wittgenstein au bar voisin où le cher Bashung nous livrera Le secret des banquises.
    Cela s’intitule Bleu pétrole et cela ne veut à peu près rien dire, mais ça dit quand même, ça chante, c’est d’un lyrisme noir qui se déploie somptueusement sur la neige, c’est du vrai belge et tu m’en diras des fumées…


    Tout amicalement à toi, Jls

  • L'espoir au bout de la nuit

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    Lettres par-dessus les murs (62)


    Ramallah, ce mardi 4 novembre 2008.

    Cher JLs,

    Je relis ta lettre sur Jean Ziegler et ses imprudences politiques – il y a quelques années de ça l'idée de supporter une cause m'aurait fait horreur, mais pas par prudence : j'étais retranché dans ma tour d'ivoire de l'Art pour l'Art, et comme Des Esseintes je passais mon temps à des inutilités, à sertir la carapace d'une tortue de pierres précieuses, tout dévoué au culte de la Beauté, et rien d'autre n'avait d'importance. Cela m'arrive encore, de construire des choses qui ne servent à rien, des machines à tailler les ailes des chauve-souris, en buvant de petits verres de liqueur forte – pour tout dire cela m'arrive encore souvent.
    Pourtant ce soir je serai devant la télévision, nous en avons une, quelle horreur, et je m'intéresse à la marche du monde, quelle bêtise, et cette nuit je serai rivé à mon écran, pour suivre la soirée électorale américaine. Triste pathologie, je l'ai notée à la plume sur ces carnets que je dédie à mon délabrement physique et mental : depuis quelques semaines déjà, la vue de ballons rouges et bleus ne me fait plus peur, depuis quelques semaines les pancartes brandies par les foules de supporters ne me font plus ricaner, je balaye de la main les millions de dollars engloutis en badges et en t-shirts, cela me semble tout à fait normal, de même que me semblent éloquentes les déclarations populistes de l'un et de l'autre, et superbes leurs basses attaques. Je bois leurs mots comme si c'était du Baudelaire.
    Je devrais sans doute demander de l'aide à un psychologue, mais je ne connais pas de psys palestiniens, ceux dont j'ai entendu parler sont occupés avec les traumatisés des bombardements, je m'observe donc moi-même. Que se passe-t-il ? J'ai sans doute été frappé de globalite aiguë, depuis mon départ à l'étranger, dans des pays qui vivent encore tournés vers le rêve américain. Ou bien j'ai vieilli, je n'ai plus la flamme qui me faisait tourner le dos à tout ce que la majorité pouvait faire, dire ou penser – je me suis rangé, j'ai trouvé ma place dans la foule, je marche avec elle au son des beaux discours, comme je marchais avec elle au son des mégaphones, sauf que maintenant j'écoute ce que disent ceux qui portent cravate et qui parlent dans des micros. Ou alors je suis retombé en adolescence, et je suis amoureux comme une collégienne de ce joli afro-américain au sourire fluoré. Possible, il paraît que je ne suis pas le seul, et que bon nombre d'intellos bourrus et barbus danseront comme des collégiennes, cette nuit. Qu'est-ce que nous pouvons bien attendre d'un chef d'Etat, quand nous savons fort bien que les belles idées ne peuvent que se salir, au contact du pouvoir ? Peut-être que nous espérons l'exception, l'improbable, après tout les Etats-Unis sont le pays d'Hollywood, même le précédent président était sorti d'un western.
    Nous sommes donc victimes d'une hallucination collective, en Technicolor et THX, et il faudrait se frotter les yeux, et il serait de bon ton de rester critique, de laisser flotter sur nos lèvres un sourire cynique, c'est plus prudent, de laisser poindre l'ironie, on est au-dessus de tout ça. Je n'y arrive pas, je suis sous perfusion hollywoodienne, je rêve. Un président du monde noir de peau. C'est pas mal. J'imagine un certain nombre d'employeurs, aux Etats-Unis ou ailleurs, qui seront un peu moins regardant quant à la couleur. Un gamin un peu mat, en France ou ailleurs, qui se sentira un peu moins différent. Je rêve, c'est doux, au moment où j'écris les Américains dorment encore, moi je rêve les yeux ouverts : Barack entre dans le Bureau Ovale, il faudra redécorer tout ça, songe-t-il en s'allumant une cigarette, il s'assied dans le fauteuil molletonné, et puis il demande à sa secrétaire de lui apporter le dossier sur l'abolition de la peine de mort, on va expédier ça d'abord, se dit-il, pour un gars ou deux, dans leurs cellules, ça peut servir, et puis qui sait, ça pourrait faire boule de neige ailleurs, dans d'autres pays.
    Voilà à quoi on rêve, voilà ce qu'on espère, parce que le monde est tellement merdique qu'on a un besoin terrible d'espérer... Ca fait un bien fou, comme ça fait un bien fou de laisser tomber la prudence, et tant pis si on se casse la gueule.


    Ramallah175.jpgA La Désirade, 4 novembre au soir.
    Cher Pascal,

    Tu n’étais pas né à l’été 1960, durant lequel une vraie folie s’est emparée de nous, teenagers helvètes qui ne connaissions l’Amérique que par Elvis et le chewing-gum aux vignettes de collection à l’effigie des stars (j’en pinçais pour Ava Gardner), les westerns projetés au cinéma lausannois le Bio (où la salle entière se levait quand se pointait le Balafré pour mettre en garde le Justicier) ou les premier jeans authentiques Levi’s, tous soudain galvanisés par la figure d’un candidat président à la dégaine fringante, rompant avec les vieilles peaux style Truman ou Eisenhower et que tous autour de nous disaient l’Amérique de demain…
    Or on nous a rebattu les oreilles, ces derniers jours, sur le miracle renouvelé, et nous devrions nous pâmer sur ce motif de la répétition, et je comprends donc ton premier mouvement de réserve, et pourtant, avec le recul, j’aurais presque envie, moins niais qu’à quatorze ans, de croire plus naïvement à un changement plus profond, en cas de victoire d’Obama, que celui qu’aura représenté le règne de JFK, dans la mesure où le « joli afro-américain au sourire fluoré », comme tu l’appelles, me semble fondamentalement plus sain et plus franc de collier que le beau Jack et sa tribu de canailles. Mais il va de soi qu’une présidence ne se réduit pas à son président et que l’Empire est là, qui ne va pas se métamorphoser d’un jour à l’autre - et j’ai comme l’impression que l’abolition de la peine de mort ne sera pas la première mesure de l’éventuel nouveau Président et que ce n’est pas demain la veille que les prisons se videront par miracle de leur 40% de détenus noirs…
    N’empêche, et quoi qu’il arrive sous le règne éventuel de Barack Obama, à supposer qu’il survive à plus de trois ans de règne - croyons à ce premier miracle -, je n’arrive pas à penser que le sort de l’Amérique actuelle puisse être pire que celui où l’a fait descendre l’actuel débile installé à la Maison Blanche avec sa clique de bigots hypocrites et de pillards.
    Je t’écris en écoutant mes chers vieux bluesmen noirs comme du cirage, pauvres comme Job et souvent aveugles. Robert Johnson me parle d’amitié de sa voix grêle en chantant When you got a friend, Blind Willie Johnson recommande aux siens de veiller avec son Keep your Lamp trimmed and burning, et je sais bien que Jesse Jackson s’est promis de couper les couilles d’Obama s’il trahissait les siens, du moins Barack aura-t-il des comptes à rendre…
    Je viens de finir le livre de Jean Ziegler, La Haine de l’Occident, qui dit autant les raisons de désespérer d’un monde où des pays richissimes, comme le Nigeria, comptent parmi les plus pauvres du fait de leur mise en coupe, tout en indiquant des alternatives, comme en Bolivie, qui n’ont rien de «rêves» mais seront peut-être, demain, les possibles alternatives à trop d’iniquités et les seuls palliatifs au suicide de l’Espèce.
    Ramallah169.jpgAlors quoi, le vieux Bobby pourra-t-il y aller demain matin de son Times they are a-changin’ ? Know Hope moj brat…

  • Dernières nouvelles du monde

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    Lettres par-dessus les murs (61)

      Ramallah, ce lundi 21 octobre 2008.


    Cher JLs,
    Comment va la vie, par chez vous ? Tout baigne ici, je joue au guide touristique avec mon frère, de checkpoints en villes assiégées. Le soir je m'évade - faute de pouvoir me procurer la Symphonie du Loup, je lis ces jours Atlas, de Joël Mützenberg. Moins provocateur sans doute, mais d'une trempe tout aussi admirable, et je suis soufflé par le récit, poétique et éclaté, de son séjour en Amérique du Sud.
    « Je suis arrivé à Quito hier, après une journée de marche sur la panaméricaine, couverte d'eucalyptus abattus, de murs de pierre, de pneus en flammes… » Les routes difficiles qu'emprunte le poète m'évoquent celles de Palestine, plus chaotiques, plus incertaines encore - on part de Caracas, on finit à Quito, mais Quito on y est déjà passé et tout est fait pour nous perdre, dans cette progression en spirale qui traverse des lieux étranges aux noms rêveurs, Puerto Maldonado, Nuevo Progreso, Buenaventura, d'autres plus connus, Medellin, Bogota, mais tous se mêlent dans le lent périple du voyageur : « Dès mon arrivée, en même temps que Caracas, ce sont les souvenirs d'autres villes qui sont apparus, si bien que je crois souvent être ailleurs. Je suis en train de construire une ville sans fin ».
    Le temps comme l'espace se dilate dans ces pages, dans les révolutions qui s'étirent et les guérillas vacillantes, dans l'omniprésence des armes. La dureté de la nature traversée sous la chaleur et les déluges n'a d'égale que la voracité des industries qui la ronge, et pourtant la violence est toujours comme étouffée par la poésie, dans un combat constant où l'humanité ne baisse jamais les bras, où affleure une surprenante tendresse.
    «La Oroya. Une fanfare n'arrête plus de faire taper son tambour et chialer ses trombones, trompettes, violons, saxophones. Je raconte des blagues aux enfants, je dis que je suis Colombien, que dans mon pays il y a des gens grands comme la tour de l'église, et toutes sortes de monstres ».
    Ramallah137.jpgDes monstres, on sent que le narrateur en traîne quelques-uns, comme autant de casseroles, mais il n'en parle pas, bien que ces textes puissent se lire comme le récit d'une quête personnelle, où la description du paysage ne serait qu'une autre façon de se dire, de se chercher. Mais on y devine aussi une interaction constante du marcheur avec ses frères humains, même lorsqu'il se cogne aux murs de son étrangeté, surtout lorsqu'il admet la distance qui sépare ceux qui sont ici chez eux, et celui qui ne fait que passer – et bien qu'il revienne souvent sur ses pas, comme pour creuser le sillon de la mémoire, porté par une errance à la fois insouciante et obstinée. A chaque pause, son carnet se couvre de mots et de croquis, des dessins d'une simplicité admirable qui viennent ici rehausser le texte et en renforcer le vécu : paysages le plus souvent, solitude choisie, mais aussi des portraits remarquables, rencontres de hasard, visages qui surgissent au détour d'une page, qui interpellent le lecteur par l'intensité de leurs regards.
    Rien ici du carnet de voyage qui prendrait l'exotisme pour seul prétexte : Atlas est un livre profond, né d'un vrai besoin – et à qui se demanderait ce que cherche le voyageur, et les raisons de sa présence dans cette étrange contrée, cet ouvrage constituerait en soi une réponse suffisante.

     

     
     

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    La Désirade, ce dimanche 26 octobre.

    Cher Pascal au nom d’agneau,
    Comment va la vie ? La vie va bien, enfin pas pour tout le monde, mais notre vie va bien, on est verni, et je me le dis ce matin plus que jamais, poursuivant la lecture de La Haine de l’Occident de mon ami Jean, qui évoque notamment, dans les pages que je lisais avant le lever du jour, le sort inique qui est fait aux gens de Gaza.
    Les gens du monde entier ne demanderaient qu’à vivre tranquillement leur vie, mais la loi du plus fort aboutit  à cela que seuls quelques-uns y ont droit, tandis que d’autres sont damnés de naissance. J’y pense beaucoup ces jours en poursuivant un récit où il est beaucoup question de l’enfance de nos sentiments et de nos découvertes, qui nous révèle bientôt un monde à la fois émerveillant et désespérant, que l’esprit de conséquence de l’enfant ne peut tolérer. L’esprit de conséquence de l’enfant ne peut tolérer la promesse non tenue ou l’injustice. L’adolescent romantique en fait ensuite autre chose, tenant de la révolte, pure ou impure, confuse et le plus souvent retombée à l’âge suivant celui qu’on dit de raison, et puis on s’accommode, on s’arrange, on fait avec, on se range…
    L’ami Jean ne s’est jamais rangé. Il est resté l’adolescent confus et révolté qu’il était quand il a fichu le camp de chez son père le colonel, notable bernois qui ne le renia jamais au demeurant, pour vivre son destin d’éternel révolté, confus et têtu, tel que je l’ai été quelque temps, mais sans croire longtemps à l’Avenir radieux que les militants de sa trempe voyaient ou fantasmaient pour demain. Ce cher Jean m'a parfois semblé le pur dément partisan, comme tel jour où il devint le garant du Prix Khadafi des Droits de l’Homme... Or je souris aujourd’hui en le voyant stigmatiser le double langage de l’Occident en matière de Droits de l’homme précisément, alors que tant de potentats les ont piétinés au nom des Lendemains qui chantent dont il se faisait le héraut.
    Un jour que je me trouvais, à la télévision, sur le même plateau que Jean Ziegler, mon premier compliment à son égard a été de le traiter de fou, ce qu’il a reçu sans manifester le moindre agacement. Or je l’entendais au sens de chenapan, de Lausbuebe – tu dois comprendre ce mot, toi qui pratique un peu l’allemand -, comme lorsque, recevant de lui une lettre à en-tête du Conseil national où il était député, je lui fis observer que c’était d’un chenapan, d’un Lausbuebe, d’abuser ainsi de ce papier à lettres, et lui de me répondre que son père, déjà, lui avait fait le même reproche combien justifié – hélas on ne se refait pas...
    L’ami Jean, comme tu le sais, révolté national longtemps protégé dans les hautes sphères, puis cassé dans les mêmes hautes sphères, tour à tour adulé et vilipendé pour ses positions et ses pratiques à la fois admirables et discutables parfois, il faut aussi le reconnaître, l’ami Jean Ziegler a été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation et siège aujourd’hui au comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. L’ami Jean continue bien entendu d’abuser de son papier à lettres officiel aux armes des Nations unies, et je l’en gourmande gravement, mais je me sens plein de reconnaissance, ce matin, pour ce que notre Lausbuebe national m'apprend, continuant de combattre l'injustice et l'iniquité en éternel adolescent révolté. Je lisais ainsi ce matin, dans La Haine de l'Occident, avant le lever du jour, le récit de ces paysans indiens qui se suicident en avalant des bidons de pesticides (il y en a eu 125.000 entre 2001 et 2007) pour se voir mourir lentement de honte, tués par la substance même qui les a ruinés sous l’empire de la libéralisation de l’agriculture. J’ai lu hier soir le récit de la désastreuse conférence de Durban, tel que l'ami Jean l’a vécue, et j’ai lu ce matin, comme le jour se levait, le récit qu’il fait du bombardement de Beit Hanoun par l’armée israélienne et de la tragique affaire de Karima Abu Dalal que tu te rappelles sans doute mieux que moi.
    Un jour que nous parlions de la Suisse, que nous aimons tous deux profondément, l’ami Jean me disait que la vraie révolutionnaire, dans sa famille, avait été sa grand-mère, bien plus que lui, et jamais je ne me suis senti si proche de l’énergumène que ce jour-là, me rappelant mes propres aïeux, soucieux de justice et d’honnêteté, de vraie démocratie vécue et partagée.

    L’ami Jean me rappelle, ce matin, qu’un enfant de moins de dix ans meurt toutes les cinq secondes. Et que veux-tu que je fasse d’une telle nouvelle, suis-je tenté de lui dire, mais l’enfant en moi, le petit crevé, l’a noté dans son coin…
    Je vous embrasse tous deux et vous souhaite un dimanche clément.



    Images: dessins de Joël Mützenberg, Jean Ziegler.
    Joël Mützenberg, Atlas, Samizdat, 2008;  Jean Ziegler. La Haine de l'Occident, Albin Michel, 2008.

  • Mémoire vive (101)

     

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     « Peut-on accéder jamais à la plénitude de l'art sans suivre jamais le sentier étroit de l'humilité absolue, de la vénération du monde capté par l'œil, dans ce travail où s'avèrent possibles le contrôle objectivable de l'exactitude de l'œil et de celle de la main» (Joseph Czapski)

     

    Ce vendredi 29 avril. – Surprise de ce matin : que le fils de Dimitri, Alexandre Dimitrijevic, dit Taki, me demande, via Facebook, de lire un texte de sa composition consacré à son père. Or le texte qu’il m’a envoyé, évoquant son père en « héros », est à la fois touchant et intéressant, sensible mais sans pathos, et je lui ai assez longuement répondu comme il l’attendait peut-être – ou peut-être pas, vu ce que je lui ai dit en toute sincérité : « Cher Taki, Merci de m’avoir fait lire ton texte. Il sonne vrai. Ton père l’apprécierait pour ton souci de dire ce que tu ressens sans fioritures. Tu as compris qu’on peut dire plus de choses par le récit et la « fiction » que par la narration autobiographique directe – ce qui n’est pas toujours vrai d’ailleurs : ton père a publié le Journal d’Amiel qui est une sorte de roman, et c’est le premier écrivain dont il s’est enquis en arrivant en Suisse romande. Mais bref : ce que tu écris vaut autant par l’aveu indirect que parce que tu exprimes au tréfonds, à la fois clair et embrouillé.

    Dimitri7.JPGTon père essayait d’écrire des poèmes. Il m’a demandé d’en traduire puis on a passé à autre chose, dont il reste Personne déplacée. J’ai rédigé ce livre de A à Z sur la base de 25 cassettes enregistrées, mais on entend je croix la voix vraie de ton père là-dedans, comme on entend ta voix sous tes mots. J’aurais beaucoup de choses à dire de ton texte, mais tu as beaucoup de choses à écrire à partir de ce noyau. Ce que je retiens pour le moment est le mot arnaque, le mot destructeur et le mot constructeur. Et j’apprécie grandement ta réserve par rapport à toute critique, même si je sais que tu n’en penses pas moins. Tout ça forme encore un magma d’ombre et de lumière, parce que ton père était un tel magma. JMO en a fait un héros romantique, et tu écris aussi le mot héros. Pour ma part je vois le vrai Dimitri en Gitan sur les routes autant qu’en vieillard de quarante ans perclus de rhumatismes, célébrant la pantoufle et les écrits intimistes de Rozanov. Le véritable héros est une bibliothèque.

    Dimitri70001.JPG

    Quant au vrai Dimitri, c’est une bibliothèque à reconstruire en nous, sans nous en laisser conter par le despote paternel. Celui-ci était en effet, aussi, un petit garçon teigneux devant sa mère et un ado admiratif devant son père. J’ai passé des heures avec celui-ci, le premier à me parler des malheurs de la Serbie. Passer vingt ans avec Dimitri sans entendre parler une seule fois de nationalisme, et le voir soudain prendre flamme pour la Serbie, ç’est ce que je pourrais te raconter longuement, et comment la politique, que le père de Dimitri méprisait, a tout gâché, ou plutôt le nouveau désordre du monde. Constructeur, oui, mais aussi destructeur. J’ai connu les deux, beaucoup aimé le premier et fait beaucoup de choses avec lui, et ensuite pas mal détesté sa face d’ombre qui me rappelait par trop la mienne. Bref, je ne t’en écris pas plus aujourd’hui. Tu voulais l’avis d’un spécialiste, or je n’aime pas les spécialistes. J’ai commencé de te répondre de manière un peu brute, à l’image de ton texte. Si tu veux poursuivre le dialogue, à toi de jouer. Je te souhaite un beau dimanche. Amicalement. Jls » 

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    Le corps fléchit mais ne rompt point. Difficulté de souffle (à la montée) et d’équilibre (oreille interne et cristaux) sur le plat des rues, douleurs jambaires et articulaires (aux genoux et aux chevilles), et le transit est moins contrôlable que naguère, mais on fait avec, selon l’expression consacrée, comme on fait avec la libido quasiment à zéro, fantasmes non compris…

     

    Ce mardi 3 mai. – J’ai rêvé cette nuit que je renonçais à sauver la Belgique, et je m’en suis trouvé bien : plus léger et plus libre.

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    Ma liste du jour est consacrée à Ceux qui ne disent pas tout, dont je serai de plus en plus. Ou plus exactement, je vais dire de plus en plus non sans filtrer la publication de mes écrits, question à la fois de prudence et d’efficacité.

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    Ce propos réaliste de Lichtenberg : « Un livre est un miroir ; quand c’est un macaque qui s’y mire, il ne réfléchit pas le visage d’un apôtre ».

     

    Ce mercredi 4 mai.Tôt réveillé ce matin. Je me réjouis d’accueillir Stéphanie Cudré-Mauroux qui vient inspecter mon fonds personnel en vue de sa (possible) acquisition par les Archives littéraires de la Bibliothèque nationale. La dame m’est plutôt sympathique, et le fait qu’elle se déplace est de bon augure. Cela marque aussi, pour moi, une façon de tournant symbolique : mon entrée éventuelle dans les bons papiers de la Confédération…

    °°°

    J’ai lu ce matin le long plaidoyer pro domo du journaliste belge indépendant Michel Collon, à propos de la théorie du complot et des accusations de « conspirationisme » qui lui sont faites, tout à fait injustes à mon avis. Or il explique bien à quoi sert cette nouvelle arme idéologique de la « théorie du complot », qu’on sort aujourd’hui pour discréditer toute forme de critique politiquement « inappropriée ». Dès qu’on attaque, aujourd’hui, les menées des States et d’Israël, ou la politique extérieure de la France, le poisson est noyé par l’invocation de la « théorie du complot »…

    °°° 

    IMG_2200.jpgCet après-midi une belle dame au visage doux, aux yeux très bleus et à la pimpante robe à fleurs, qui dirige à Berne une division des Archives littéraires suisses, parcourait d'un œil expert les centaines de carnets aquarellés et le monceau de lettres (identifiant illico la graphie de son ami Jacques Réda ou celle de Philippe Jaccottet) accumulés depuis une cinquantaine d'années et que j'aimerais déposer dans ce haut-lieu de mémoire mille fois plus signifiant que nos temples bancaires - mille murmures s'y faisant encore entendre dans les feuillages imprimés, où la voix un peu nasale de Blaise Cendrars croise le barrissement alémanique de l'immense Fritz Dürrenmatt (à l'origine de ces archives), entre tant d'autres de Jacques Chessex à Patricia Highsmith, ou plus récemment Étienne Barilier ou Roland Jaccard nos compères toujours vivants...

    °°° 

    Si la Suisse est d'Europe et du monde, c'est par ses écrivains (au sens élargi des poètes et des penseurs, des pédagogues et des théologiens, des historiens et des érudits tutti frutti), et nous devons revenir sans cesse à cette maison Suisse (dégagée cela va sans dire de tout chauvinisme suissaud) en attendant que l'Europe entre dans notre confédération d'esprit et d'art plus ou moins brut...

    Jouve.jpgCe qu'attendant je découvre avec reconnaissance la 33e livraison de la revue Quarto consacrée aux accointances helvétiques de Pierre Jean Jouve et préfacée en quatre langues par Stéphanie Cudré-Mauroux.

    Or je me rappelle volontiers quela Suisse de Jouve culmine dans un étincelant petit roman de structure cinématographique et soubassements de psycho-analyse, restituant ce qu'on pourrait dire l'âme romande en sa double source artiste et puritaine, intitulé Le monde désert et fortement marqué par le passage du poète dans la Genève calviniste et sur les hauts du val d'Anniviers, à cela s’ajoutant la Russie et la France de deux de ses protagonistes.

    Et demain, toujours avec ce Jouve « suisse », nous retrouverons le Soglio de Rilke et de Daniel Schmid sur son promontoire du val Bregaglia, en relisant Dans les années profondes...

    °°°

    Mes deux « soleils » littéraires de jeunesse : soleil d’or byzantin de Charles-Albert et soleil de feu de sang de guerre des sexes de Witkacy. Cette antinomie est à mes yeux fondatrices et correspond évidemment à ma dualité personnelle: c’est l’explosion du TOUT DIRE contre l’épure de la sublimation.

    °°° 

    Je regarde les huit épisodes de la nouvelle série française Marseille, qui me semble intéressante par son ratage même. C’est en effet le comble du pillage tous azimuts à grand renfort de copiés/collés de plans et de séquences « empruntés » à House of cards, West wing ou Borgen, sur un canevas en revanche bien français par son manichéisme sommaire, et avec un dialogue artificiel que le talent des comédiens (Gérard Depardieu et Benoît Magimel en tête) ne parvient pas à compenser. Bref je comprends mieux pourquoi j’ai si peu de goût pour les séries télévisées françaises, où le moralisme binaire et l’emphase de l’interprétation, le manque total d’imagination et la prétention de faire aussi bien que les Américains va de pair avec la pauvreté de l’écriture, jusques et y compris celle des dialogues qui ont parfois été le fort des Français.

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    L’idée m’est venue ce matin, en écho à ma lecture du Platonov de Tchékhov, de composer un dialogue théâtral dont le décor serait une chambre d’hôpital, et qui se développerait en trois temps. Le premier temps serait celui de l’échange entre une vieil homme irascible et son voisin de lit, de quarante ans son cadet. Le vieux cracherait sur la vie en maudissant sa naissance, et le jeune homme plaiderait au contraire pour les beautés de l’existence. Dans le deuxième temps, durant lequel le jeune homme resterait muet, on entendrait le vieux, éveillé en pleine nuit, « dialoguer » avec le patron du service de chirurgie, qui lui expliquerait qu’il serait nécessaire de l’amputer le lendemain, etc. Ce monologue à plusieurs voix exprimerait la solitude désespérée du vieux. Dans le troisième temps on retrouverait le jeune homme du premier temps en sexagénaire, à côté d’un jeune homme en phase terminale de cancer, etc.

    L’idée de cette pièce m’est venue, aussi, au ressouvenir d’une scène vécue en je ne sais plus quelle année, quand j’ai partagé la chambre d’hôpital d’un vieux râleur dans la soixantaine finissante, fou de détresse enragée à l’idée qu’on doive l’amputer de sa jambe atteinte par la gangrène, et qui ne réapparut jamais à mes côtés…  

    IMG_2281.jpgCe mardi 10 mai. – J’ai accompagné Lady L., ce matin, à la gare de Montreux, d’où elle est partie pour Genève Aéroport dont elle s’envolera vers 10 heures pour Londres et, après une assez longue attente, pour San Diego. Ce genre d’adieux est toujours marqué par une pointe d’angoisse, mais les statistiques sont là pour nous rassurer même si je ne serai soulagé de toute inquiétude que demain matin.

     

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    À relire L’Inassouvissement, je me dis que ses phrases extraordinairement enchevêtrées relèvent plus de la « peinture » à la masse que de l’écriture ordinaire, ou de la cacophonie mimétique. Maître Jacques, assez peu intelligent en ces matières-là (et surtout monté contre L’Âge d’Homme et notre défense passionnée de Witkacy), appelait celui-ci Choucroutiewicz. Cependant la matière métaphysique et visionnaire, en termes de société et de futur politique européen, est bel et bien là, incomparable et irremplaçable. Simplement, c’est à prendre ou à laisser, comme on dit.

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    À la radio romande, le guide de montagne et « penseur rebelle »  Jean Troillet y va de ses coups de gueule d’écolo mondial. Tout le monde devient philosophe à partir d’une certaine notoriété, à ce qu’il semble, mais pour ma part j’en ai assez de ces « sages » médiatiques répétant les mêmes lieux communs.

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    La littérature, en somme, m’aura tenu ensemble, selon l’expression de Ramuz. Et quand je dis littérature, c’est dans un sens peu académique, au plus courant des jours enrichis par les livres, les mots (le goût et la saveur des mots) et la recherche d’un sens à tout ça.

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    Tchekhov7.jpgLes premiers récits de Tchékhov, signés Tchekhonte et remontant à sa vingtaine, dénotent un sens du comique et une vitalité gouailleuse qui tranchent, pour le moins, avec l’image plus grave et mélancolique qu’on se fait ordinairement d’Anton Pavlovitch, même si la touche noire du tragique y est déjà perceptible de loin en loin.

    Sur quoi je relis La dame au petit chien, pour me dire que c’est tout de même autre que les farces du début : qu’on accède ici à la pure poésie de la vie. 

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    Le type qui s’est beaucoup arrêté, dans ses écrits, sur le fait d’« aller à l’écriture », comme s’il s’agissait de la préparation d’une véritable exploration, plus intéressante par ses préliminaires que par sa réalisation, et comme si l’hésitation, le doute, la remise en question du fait même d’écrire comptaient plus que le simple fait de « s’y mettre » une bonne fois. Or ce qu’on aura observé dans la foulée, c’est la véritable passion avec laquelle les profs de littérature qui sont tentés par quelque « campagne d’écriture », et les critiques littéraires convaincus que le peu est préférable à l’excès, se seront attachés à l’écrivain détaillant les multiples composantes de son effort difficultueux d’aller à l’écriture, etc.

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    Proust37.jpgJe n’en finis pas, en continuant de lire l’intégrale d’À la recherche du temps perdu, de me demander pourquoi je m’intéresse à tant d’interminables digressions, plus emberlificotées les uns que les autres, relative à la « maladie d’amour » d’un agent de change frotté d’esthétisme et qui a ses entrées au Jockey-Club, alors que j’ai été si peu jaloux dans ma vie sentimentale et qu’il faudrait me payer pour passer la moindre soirée au milieu des plâtres et des emplâtres du Cercle littéraire lausannois ou du Rotary ? Pourquoi Joseph Czapski, dans le chaos de la guerre, a-t-il cru bon de parler de la duchesse de Guermantes et des jeunes filles en fleurs à ses camarades prisonniers du camp soviétique de Griazowietz, et pourquoi Sam Beckett, Pietro Citati, Walter Benjamin et tant d’autres, jusqu’à Cees Nooteboom qui voit en Proust le plus grand écrivain du XXe siècle, se sont-ils immergés dans cet océan verbal en dépit des railleries facile, voire imbéciles, d’un Louis-Ferdinand Céline, oui pourquoi ?

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    Ils voyagent mais ne voient rien. Ils lisent tout ce qu’il faut lire pour être dans le trend, mais sans rien retenir de ce qu’ils ont lu. Ils lisent pour s’évader de leur morne vie alors que la littérature ne sera jamais qu’invasion et retour à la vraie réalité dont ils ne perçoivent à vrai dire rien, faute d’amour.  

    Ce samedi 21 mai. – Divers messages « divins » m’arrivent ce matin à fleur d’éveil. Sur la présence de Dieu ressentie depuis toujours comme une évidence sans la moindre idée de ce qu’elle est au juste. Sur ma confiance aveugle « en général » et la façon dont les autres en abusent « en particulier ». Sur les lumières du délire. Sur la contraction, dans le mot ICI, de tous les partout et de l’éternel toujours. Sur la maladresse en matière sexuelle et sur les images flatteuses qui surabondent. Sur la visite matinale du Seigneur aux malades. Sur la percée des tunnels. Sur la stupidité des hommes sûrs d’eux, etc.

    °°° 

    f5f483b97744d9a8553fb59f174808d256fa93c642359.jpgComme Nanni Moretti et Wim Wenders, Godard ou Fassbinder, Woody Allen est de ces auteurs de cinéma chers à notre génération, qui nous ont accompagnés en quelque sorte. Pas tout à fait à la hauteur des plus grands, tels Bergman ou Fellini, ils n’en ont pas moins reflété l’époque en chroniqueurs mêlant souvent autobiographie et fiction ; et l’on retrouve ce mélange dans Cafe Society qui fait à la fois clin d’oeil à la carrière du réalisateur et figure d’anthologie des standards hollywoodiens, avecironie et tendresse.

    IMG_2727.jpgCe mardi 24 mai. – En passant à la Librairie de Morges, où j’ai acheté pour 250 francs de nouveaux livres, dont quatre ouvrages de Cees Nooteboom, je dis à La Maréchale (très occupée avant de m’accorder sept minutes de son temps précieux) qu’elle a le plus beau choix de littérature tous azimuts de Suisse romande, constituant une sorte de bibliothèque idéale « personnelle » où je retrouve pas mal de nos goûts communs. Elle est pleinement d’accord avec moi, en outre, pour décerner à l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr (qu’elle a eu de la peine à vendre, au demeurant) le titre de meilleur livre de l’année 2015.

     

    °°°

    Rêve de l’affreux type. Je le croise en remontant à La Désirade. Je lui demande ce qu’il fait là. Il me dit qu’il est venu aux nouvelles, vérifier qu’il est seul sur la liste des acheteurs avec les Joly. Comme je lui objecte qu’il n’y a aucun risque que nous partions, il a un petit rire entendu avant de me laisser entendre qu’il est courant de nos difficultés de ces derniers temps. Je le défie de me le prouver, aussi lance-t-il d’un air d’en savoir long : hé hé. Or l’idée qu’il ait pu enquêter sur nous me met hors de moi et le chasse non sans lui lancer : vous savez ce que je ferai si vous achetez la maison. Et comme il me demande quoi je lui dis tout à trac : devinez !

    Ce mercredi 25 mai. – Ma journée a été marqué, entre dix heures du matin et six heures du soir, par une grande virée à travers la campagne vaudoise, jusqu’à Yverdon où j’ai failli louper mon rendez-vous avec Janine Massard (je la cherchais du côté de Grandson…), un frichti moyen à la pizzeria Da Peppone et une balade au bord du lac où elle m’a raconté ses tribulations avec notre chère Asa Lanova, sa voisine tyrannique pendant quelques années.

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    Ensuite nous avons fait un petit tour du quartier industriel où elle tenait à me montrer une maison close entourée de trois églises tenues respectivement par les mormons, les évangélistes et je ne sais quelle autre secte. Quant à la maison de passe, c’est un assez vilain bâtiment locatif rouge pâle et non moins sale de quatre étages, dont tous les stores sont baissés pour ménager une nuit permanente aux amours tarifées ; mais les fenêtres restant ouvertes j’ai toute de même entendu quelques soupirs, bribes de chuchotements et autres râles significatifs. M’approchant ensuite de l’entrée, j’ai noté le nom de LUCIA sur l’une des portes du premier palier, ladite porte étant en outre couverte de photos propres à affrioler le visiteur. Dans la foulée, j’ai adressé une brève prière à sainte Lucie afin qu’elle protège la locataire du studio, et ma bonne amie qui en partage le prénom lumineux. Hélas, Janine se tenant à distance et s’impatientant visiblement, je n’ai pu pousser ma petite exploration plus avant.

    °°°

    Au fil de notre conversation, Janine m’a raconté que, feuilletant des écrits personnels de sa mère après la mort de celle-ci, elle y a trouvé cette observation notée au lendemain de la mort de sa fille: punition d’une mère mécréante. Or la romancière de Gens du lac aura dû subir, au long de sa vie, bien d’autres mômeries familiales du même acabit, typiques à mes yeux d’une certaine méchanceté marquée du sceau de la « religion ».  

    °°°

    Je commence à lire Le chant de l’être et du paraître de Cees Nooteboom, dont je relève ceci : «Le spectacle d’un écrivain seul dans son bureau a quelque chose d’indiciblement triste. Tôt ou tard dans la vie d’un écrivain vient ce moment où il doute de ce qu’il fait. Le contraire serait peut-être surprenant. Plus un individu avance en âge, plus la réalité devient envahissante et en même temps moins elle l’intéresse – il y en a tant. Faut-il encore y ajouter quelque chose ? »

    Or notant cette citation, je m’aperçois de cela que je pense aussi, parfois, qu’écrire est décidément vain, avant que ce constat ne provoque, à tout coup, la réaction contraire, non par idéalisme aveugle mais au contraire par amour de la réalité…      

    °°°

    J’entends à la radio cette citation (approximative) de Romain Gary, selon lequel le patriotisme correspondrait à l’amour des siens, alors que le nationalisme se fonderait sur la haine des autres.

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    En lisant le Journal de Pierre Bergounioux, auteur très estimable qu’il me semble cependant exagéré de citer comme l’un des écrivains français les plus éminents de l’époque, je me dis que s’observer soi-même ainsi jour après jour comme sous une loupe, et se soucier autant du moindre accroc de sa petite santé, relève d’une posture d’homme de lettres un peu dérisoire à la longue. Mais le diariste lit beaucoup et en parle, et cela du moins relance mon intérêt. Je n’en dirai pas autant d’un Renaud Camus, dont la cuistrerie satisfaite du Journal m’insupporte absolument. 

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    Je pense de plus en plus à mes « frères humains » comme à autant de pauvres imbéciles, au nombre desquels je me compte évidemment. Ensuite seulement on peut « faire dans le détail » et distinguer, notamment, les bienveillants des malfaisants.

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    Mon amie Marie-Laure B*** me demandait, l’autre jour, ce que je trouve dans Proust, qui lui semble une énorme chose vaguement fastidieuse et lui restant à tout le moins opaque. Or je n’ai sur lui répondre que cela : que dans la Recherche du temps perdu je trouve toute l’humanité, et plus encore : toute la poésie du monde.  

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    La (re) lecture de Révérence à la vie, de ce cher Théodore Monod, me requinque une fois de plus. Quel bel exemple d’humanité ! Quel homme droit et pur ! Quel admirable emmerdeur sur le chemin des cyniques et des puissants !

    °°°

    Aux alentours de la centième page du premier livre de la Recherche, il est question des menées « familiales » de Françoise, la vieille servante des parents de Marcel, qui, telle la fourmi fouisseuse, prépare jalousement l’héritage de sa progéniture en s’efforçant d’écarter les autres domestiques de son aire - vieille rigueur rusée de l’âpre paysannerie. Et non moins frappante : l’apparition du cul de Legrandin aux dehors de croupe féminine dont on se dit qu’il « promet »…  

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    lit-cologne-sechzehn-108~_v-gseapremiumxl.jpgLa poésie de Cees Nooteboom, que je découvre dans le recueil du Visage de l’oeil, suscite en moi des échos multiples et profonds, semblables à ceux que j’ai éprouvés à la lecture des poèmes d’Adam Zagajewski, et je ne m’étonne donc pas de trouver, dans les notes de cette anthologie chronologique à rebours – dont les derniers vers qu’elle contient sont ceux de sa prime jeunesse -, un renvoi à la Mystique pour débutants du poète polonais, dont les poèmes sont de ceux que je place aujourd’hui le plus haut. 

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    La dévastation se fait aussi, aujourd’hui, par encombrement.

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    J’écris (aussi) pour le garçon de 18 ans que je pourrais être aujourd’hui, ou pour nos filles de trente ans passé, ou pour n’importe qui se reconnaissant en me lisant, etc.

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    « Le talent se sert de tout ce qu’il se rappelle, le génie de tout ce qu’il a su oublier ». (Pierre Reverdy)

  • Zorba, Vittorio et le Loup

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    Lettres par-dessus les murs (59)

     

    Ramallah, ce 12 0ctobre 2008.



    Cher JLs,

     

    Je reprends la plume, revenu à Ramallah, et Ramallah est revenue à la normale après les jours austères de Ramadan et la fête de l'Eid. La tête pleine de souvenirs, depuis ma dernière lettre : à Gaza j'ai rencontré Vittorio, et dans le Sinaï j'ai rencontré Zorba, et c'est là que ça se corse. Vittorio d'abord, qui est de chair et d'os mais qui ressemble à un personnage de fiction, entre Corto Maltese et Popeye, casquette de marin et pipe au bec, des bras comme mes cuisses et couverts de tatouages – une bonne gueule, une très bonne gueule, d'ailleurs même s'il avait une sale gueule on le décrirait avec beaucoup d'égards, parce qu'on n'aurait pas envie de se retrouver les quatre fers en l'air, effondré au milieu des chaises et des tables, à l'autre bout du bar.
    De bar il n'y en a pas à Gaza, ni bar ni bière, ni femmes infidèles contre lesquelles se frotter la panse, Vittorio est venu là par conviction politique, il a débarqué fin août, sur un des bateaux du mouvement « Free Gaza » qui ont défié le blocus maritime israélien. Tu as entendu parler de ces bateaux, l'affaire était médiatisée, même si seule Karin Wenger se trouvait dans le port lors de leur arrivée. Accueilli en héros, et le voilà qui donne un coup de main aux pêcheurs, et lorsqu'on se promène dans les rues à ses côtés, les saluts n'en finissent pas, et il joue de sa petite gloire, une écharpe du FPLP autour du cou, ultime provocation dans ce territoire entièrement contrôlé par le Hamas.

    Devant un plat de poisson grillé, il me raconte la situation des pêcheurs de Gaza : d'après la loi internationale, ils ont le droit de sortir jusqu'à vingt miles nautiques des côtes, mais les vedettes israéliennes sont là dès trois miles, qui les accueillent souvent à balles réelles – alors la pêche est maigre, forcément, donc Vittorio et quelques autres étrangers accompagnent les pêcheurs, caméras vidéos à la main, ils grimpent sur les toits des cabines, ils se montrent aux Israéliens, qui se calment un peu devant ces témoins gênants. Ils font presque preuve de politesse, les bateaux peuvent s'aventurer jusqu'à cinq miles, six miles, la pêche est bonne, et quand on finit par les attaquer c'est seulement à coup de canon à eau… Le plus insupportable, dit Vittorio en tirant sur sa pipe, c'est qu'il existe tout de même des lois non écrites, un code de solidarité, une éthique de la mer. Ne pas répondre à un appel radio, par exemple : ça ne se fait pas, c'est pas réglo. Mais eux ne répondent pas, il n'y a aucune communication possible, et la seule chose qu'on entend, à la radio, c'est du rock poussé à fond les manettes, quand ils attaquent. Leur musique de guerre, façon Apocalypse Now… Quelques points de suture pour Vittorio, parce que la vitre de la cabine a volé en éclats, mais quelques points de suture ne suffiront pas à réparer les machines noyées, l'équipement radio détruit.

     

     

    littérature,cinéma,voyage,palestinelittérature,cinéma,voyage,palestineVoilà, Vittorio c'était quelques jours avant de partir dans le Sinaï, faire trempette en Mer Rouge – quelques jours avant de rencontrer Alexis Zorba, qui rentre dans ma vie par l'angle d'un livre, ce qui est un comble pour cet homme qui envoie tous les livres au diable. Il y a là un double mystère : d'abord, comment ai-je pu passer à côté du livre de Nikos Kazantzaki ? C'est comme imaginer n'avoir jamais bu une goutte d'alcool pendant vingt ans, ni senti la brûlure du soleil… et je serai éternellement reconnaissant au bougre d'Olivier qui me l'a conseillé. C'est là la seconde diablerie d'Alexis Zorba, de chanter la vie vécue, d'aller jusqu'à envoyer paître le langage, comme Zorba submergé par l'émotion danse pour raconter, danse à s'en faire péter les artères – et de nous redire le pouvoir des livres, leur capacité à procurer un plaisir purement physique, une explosion d'émotions véritables, nous faire rire vraiment, et nous faire pleurer...

    Voilà ce Zorba, de papier et de mots, qui ne m'amuse pas moins que Vittorio, de chair et d'os, et qui me parle tout autant, quand il me dit que vivre, c'est défaire sa ceinture et chercher la bagarre. Mais je ne suis pas monté sur les bateaux de Gaza, et je n'ai ouvert de mine de lignite, je me console de mon manque d'audace en imitant le narrateur de Kazantzaki, qui se replonge de plus belle dans les livres, et l'écriture… Et je me demande, patron, je te demande : qu'as-tu fait, toi, après avoir rencontré Zorba ?

     

     

    A La Désirade, ce 13 octobre.

     

    Cher toi,

    Après avoir rencontré Zorba, à seize ans et des poussières, sur les crêtes d’Ailefroide, il me semble que j’ai commencé d’écrire, ou disons de lire et d’écrire, ou plus précisément de respirer et de marcher, de lire et d’écrire, plus attentif à La Chose, comme un artisan ou un artiste sont attentifs à La Chose.

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    Mon souvenir détaillé de Zorba s’est passablement estompé, avec les années, et tu m’as d’ailleurs donné l’envie d’y revenir, et aux autres livres de Kazantzaki dans la foulée, mais j’en garde un enseignement fondamental, ou même deux : le premier est que la vraie poésie, qui englobe tout travail humain, je veux dire toute transformation par un travail d’une chose en La Chose, ne souffre aucune tricherie. C’est évidemment un idéal, mais qui s’incarne de façon très concrète. Or cet été-là, Zorba m’a appris à mieux lire et à mieux écrire, mais également à mieux grimper, dans l’observance de la justesse, de la rigueur et de la beauté de chaque geste. Cela peut paraître très éloigné de l’art, et pourtant non : la grimpe, exercice absolument inutile par excellence, peut être assimilée à une démarche esthétique ou même spirituelle, tout au moins comme je la pratiquais cet été-là, farouche garçon de seize ans, seul par les hauts d’Ailefroide, avec Zorba, sauf une fois où je suis monté aux Ecrins avec des guides du coin, attentif à la beauté du geste et à ne jamais tricher par forfanterie, donc à me jamais risquer la chute – je ne suis jamais tombé seul.  Gaston Rébuffat et Walter Bonatti, deux esthètes de l’alpinisme extrême, à la fois athlètes et contemplatifs, artistes aussi, étaient mes dieux, vivants mais inaccessibles, tandis que Zorba, mon mentor de papier, tenais dans  ma poche ou sous ma lampe de poche, le soir au camping. Donc Alexis Zorba m’a appris (où confirmé dans la conviction antérieure me venant de mon père et des mes aïeux) qu’il y a une Règle qui préside à la beauté (et à la bonté, et à la vérité, je l’apprendrai plus tard chez Kierkegaard) jusque dans les gestes les plus usuels, et dans celui d’écrire aussi, et que cette Règle est celle aussi de la Vie, et qu’elle n’exclut ni la sensualité ni la folie – merci à la Bouboulina et merci au vin de Samos. C’est ainsi que, depuis ce temps-là, aussi, la littérature et la vie ne font à mes yeux qu’une chose qui est La Chose, et j’emmerde les bonnets de nuit qui voudraient les séparer.

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    D’ailleurs j’ai retrouvé un Zorba vivant, écrivain et grand fauve de la vie, une vingtaine d’été plus tard, à une terrasse d’un bar lausannois, qui se serait entendu avec ton Vittorio comme larron en foire. Dès le premier soir je l’ai appelé le Loup. Nous avons fini notre première soirée dans un bar rempli de beautés roumaines. Nous ne nous sommes plus quittés depuis lors. Les histoires folles que Marius Daniel me racontait sont devenues un livre formidable après que je l’eus enfermé dans une cabane de montagne avec un quignon de pain, des oignons,  mon Hermès mécanique et sept packs de bière et sept autres de clopes. Après trois jours il avait écrit, interligne simple et sans une rature (il y en eut ensuite) les premières pages magnifiques de La Symphonie du loup, qui parut sept ans plus tard et qui a été couronné par le Prix Robert Walser et le Prix de littérature de l’Etat de Vaud. « Je vous respecte et je vous emmerde ! », a déclaré le Loup aux Autorités locales qui lui ont remis ce prix la semaine passée...

    Mon Zorba de chair et de verbe reprend son service aux Bus lausannois demain matin à 4 heures. C’est le premier SMS que je reçois avant l’aube. Il y en a en général vingt par jour.  Les Bouboulinas de toutes les lignes de bus de notre ville en raffolent. Les vieilles dames aussi, car il y a chez lui un immense respect des gens. C’est un fou et un sage à la fois. C’est ma poésie vivante et j’emmerde ceux qui osent dire du mal du Loup.

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    Images: La séquence du sirtaki, dans Zorba le Grec, avec Anthony Quinn. Photo JLK: Marius Daniel Popescu, en 2000.

     

  • Mémoire vive (100)

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    Barbey d’Aurevilly dans ses Omnia : « L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui ! »

    Ce vendredi 1er avril . – La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch, déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de librairies ou de laiteries, toutes les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

    12923118_10209164291331241_623683262708275067_n.jpgDe fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre (!) n’a rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite « art brut », plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

     

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    On peut aimer la France, et plus encore notre langue, et se rappeler tranquillement cette évidence qui ne s'oublie qu'à Paris et dans l'Hexagone: qu'il est d'autres cultures et civilisations dans le monde que celles du nombril gaulois. Une librairie dédaléenne de Bois-le-duc se fera forte de vous le rappeler: que le Top Ten littéraire de ces lieux ne compte pas un nom d'auteur français, alors que les traductions du monde entier y prolifèrent...

    Or franchissant un immense pont sur le Rhin dont les eaux chimiquement enrichies en ont vu d'autres, vers Nimègue, l'on se sent plein de reconnaissance réitérée pour une Europe millénaire qui doute trop souvent d'elle-même au bénéfice immérité de médiocres politicards et des blêmes fonctionnaires de l'Union désunie...

     12495049_10209167186843627_7420092155573828231_n.jpg

    Enschede, ce samedi 2 avril. – La découverte du jour a été, aux alentours d’Arnhem, celle de la collection Kröller-Müller, formidable ensemble de peintures et de sculptures dont le trésor initial, rassemblé par la collectionneuse (fille et femme d’industriels richissimes) et son conseiller avisé, est une série de Van Gogh de premier ordre, autour duquel rayonne un choix éblouissant de tous les mouvements artistiques du XXe siècle où se distingue, à tout coup, l’oeil du Connaisseur. L'on parvient au musée Kröller -Muller en traversant des Landes tapissées de bruyère et entrecoupées de longues lignes de sable blond clair, où poussent les bouleaux à la manière russe et les pins à l'espagnole. Des bandes de vélocipédistes arpentent ces lieux sur de petites bicycles à freins torpédos.

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    Au fil de la visite, j’ai observé la scène émouvante de deux aveugles, accompagnés de quelques amis et d'un chien de douce laine bouclée, palpant longuement, les mains gantées et les gestes délicatement « à l'écoute »,  une sculpture de bronze à la fois ondulante et anguleuse de Boccioni (Forme uniche della continuità dello spazio, 1913), pendant que le chien de laine regardait fixement la fesse droite du fameux Clementius d'Ossip Zadkine... 

    Bruges, ce mardi 5 avril. – Notre voyage s’est poursuivi ce matin vers les basses terres de Zélande, dont je n’imaginais pas les extraordinaires ouvrages de génie civil conçus par les hommes pour se protéger des ravages de la mer. En découvrant ces digues et barrages titanesques, ces ponts et ces levées de terre bétonnée, je me suis rappelé les inondations du début des années 50 et certain conte pour enfants de l’époque relatant l’acte héroïque d’un adolescent empêchant, d’un doigt ( !), l’eau de pénétrer dans dans le trou d’une digue…

     

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    IMG_2416.jpgAprès notre installation à l’hôtel Maraboe, aux abords de la vieille ville de Bruges, nous avons découvert ce soir la splendeur de celle-ci et nous sommes attardés sur une terrasse du Grote Markt, dans la rumeur des carillons et des fourchettes.

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    Tout à été écrit sur la poésie de cette ville comme ensablée dans le temps, mais tout est aujourd'hui à relire tant l'époque est à l'agitation distraite et à la consommation pressée, aux circuits et aux programmes.

    4346987370_00b925b77f.jpgComme à Venise le soir, les ruelles et les quais ne tardent pas à se rendre au silence où retentit votre seul pas, et voici que vous réentendez cette voix préludant au récit déchirant d'un veuvage, tel que le module le roman mystique et mythique à la fois que Georges Rodenbach publia en 1892 sous le titre de Bruges-la-Morte, qui associe un grand deuil et l'évocation rédemptrice d'une ville-refuge.

    Or faisant écho au romancier, maints poètes, de Baudelaire à Rilke ou de Zweig à Verhaeren ont dit eux aussi le "sourire dans les larmes" de Bruges, selon l'expression de Camille Lemonnier, "le sourire de cette tendre, vivante, spirituelle lumière, avivée ou décolorée selon les heures, aux heures où la grande buée grise s'entrouvre" et prolongeant la mélancolie de Rodenbach Henri de Régnier dit à son tour la "Belle Morte, dont le silence vit encore / Maille à maille et sur qui le carillon étend / Linceul aérien, sa dentelle sonore"...

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    author-henry-miller.jpgSi l'on est choqué par la présence d'un débit de junk food au cœur du vieux quartier de Bruges, dans une haute et vénérable maison à blason, c'est sous la plume d'un Américain des plus civilisés en dépit de sa dégaine de libertin bohème que l'on trouve le meilleur interprète de ce rejet. « Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement », écrit Henry Miller dans ses Impressions de Bruges. « J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie. » Et de noter ceci encore, datant de 1953 mais qui reste si juste aujourd'hui, sinon plus: « Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité ».

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    IMG_2448.jpgLa ville, qu’on dit la « Venise du nord », n’a pas la splendeur de la Sérénissime, mais les quartiers anciens ont gardé un charme que nous goûtons en dépit des sempiternelles processions de touristes et des non moins inévitables boutiques, juste moins toc et kitsch qu’à Venise précisément.

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    La rencontre, sur une terrasse du Grote Markt, d’un couple d’Allemands en bisbille (Monsieur nous a raconté le supplice qu’il endure du fait de l’insatisfaction systématique de sa compagne et de son humeur de massacre) nous a fait mieux apprécier le privilège que nous avons de ne jamais nous disputer en voyage, sans faire d’ailleurs le moindre effort.

    Tout, en outre, dans cette ville au décor et au climat de rêve éveillé, nous rappelle la vieille Europe, sans pour autant nous couper du monde actuel.

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    « Laissez venir l'immensité des choses", écrivait Ramuz, et je me le rappelle à chaque fois que nous en revenons à la réalité géographique du monde, loin de la jactance des médias. L'immensité de l'histoire compte évidemment, mais elle reste le plus souvent abstraite.

    IMG_2495.jpgOr ce que nous aurons laissé venir à nous aujourd'hui tenait à la fois à l'immensité géographique de la côté d'opale découverte au sud de Calais, dont les collines ondulées au-dessus des gazons bordés de falaises évoquent la haute Toscane, et à l'omniprésent rappel de la guerre en ces lieux stratégiques symbolisés par les vestiges du mur de l'Atlantique.

    Entre les deux caps blanc et gris, les oiseaux transitent et font se braquer les appareils sophistiqués des ornithophiles amateurs tandis que les jeunes garçons imaginent de vraies canonnades d'un rivage à l'autre - au loin se distingue la vague ligne blanche des falaises de la perfide Albion, Shakespeare's Cliff & Company; et puis, entre les deux caps se dresse un énorme bunker boche transformé en musée et flanqué d'un canon toujours braqué sur l'Angleterre, tandis qu'une petite pancarte interdit au visiteur de fouler la pelouse du "lieu de mémoire".

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    Ensuite, le seul nom de Stella-plage m'ayant induit en rêverie balnéaire vintage (avec transats jaunes ou à rayures bleues face à l'océanique immensité, où la sténo-dactylo passe son congé payé à fumer ses Mary Long filtre en rêvant à quelque prince charmant en costume de tennisman), j'avais proposé à Lady L. d'y pousser une première pointe avant Le Touquet.

    Hélas quelle erreur, ou plus exactement: quelle horreur ! En son front de mer , de part et d'autre d'un terrain vague jonché de détritus et d'un parking bouchant la vue sur la mer, Stella-plage n'aligne que bâtisses décaties et moches constructions de vacances, sans une terrasse avenante ni trace d'autre restau qu'une sinistre brasserie. Triste débouché négligé d'une zone où pullulent les propriétés de super-luxe, véritable injure au moindre soupçon d'intelligence urbanistique malgré le bluff ringard annonçant un paradis avec vue sur la mer...

    Aussi, le seul nom de Paris-plage dit tout, qui fait du Touquet la parfaite illustration de l'esprit binaire à la française, entre castels royaux (ou simili-royaux) dans les bois environnants, et pavillons populaires, jardins somptueux et pelouses miteuses, vitrines rutilantes et boutiques à remettre.

    Paris sur mer, au Touquet, c'est d'un côté le Menu Gainsbourg de chez Flavio ou les soirées étoilées (toque, toque, toque) du palace Manchester, et de l'autre les restaus alignés de la zone piétonne où les brasseries plus ou moins chic des Années folles se la jouent à prix surfaits, front de mer entièrement plombé par de hautes bâtisses sans une terrasse (à une exception près, de la chaîne Hippopotamuus) avec vue sur l'inévitable parking.

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    De vieilles images sépias rappellent un Touquet de rêve (pour les riches) aux vastes plages de sable et de vent propices aux premiers congés payés, mais l'humanité de Houellebecq a remplacé celle de Proust ou de Léautaud, et c'est ailleurs qu'on ira chercher l'immensité des choses...

    Ce samedi 9 avril.Après l’étape décevante du Touquet, où se ressent si fortement le contraste et même l’opposition d’une France à deux vitesses, nous avons retrouvé la Normandie bocagère en nous rappelant notre séjour de jeunes amoureux à Buicourt, à l’été 1982, alors que Lucienne attendait Sophie et que je travaillais au Pain de coucou.

    IMG_2520.jpgEn cours de route, un panneau indiquant un Cimetière chinois m’a fait réagir, ma bonne amie a bifurqué et nous nous sommes engagés, par un hameau, dans un chemin de terre qui nous a conduits jusqu’à un lieu d’une étrange sérénité, grand enclos entourant plus de 800 tombes surmonteés de grands cyprès et parfaitement entretenues.

    Ce sanctuaire a quelque chose de très émouvant, qui commémore le sacrifice de centaines de Chinois plus ou moins déportés par les Anglais au bénéfice des civils français, à la fin de la Grande Guerre, et qui s’acquittèrent de besognes nécessitées par l’absence des hommes en ces régions, avec l’interdictuon de frayer avec la population hors des heures de travail. Ce qu’on appelle du travail forcé, imposé par les nations civilisées aux colonisés du bout du monde…
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    Dinard, ce lundi 11 avril. – Nous avons ressenti une profonde émotion, ce matin, en découvrant la plage d’Omaha, où a eu lieu le débarquement de Normandie, le cimetière américain et tout l’arrière-pays dont quelques survivants et quelques vieux murs, quelques arbres aussi, ont « assisté » à cette tuerie garate denotre liberté, selon la formule consacrée – et justifiée en partie. Cependant, devant la plage à peu près déserte, j’ai surtout communié, intérieurement, avec les milliers de jeunes gens massacrés le même jour à cause, aussi, de l’incurie de leurs supérieurs.

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    La journée avait commencé par un aperçu télévisé des dernières nouvelles, relatives, notamment, à la préparation d’un grand spectacle qui marquera la résurrection de Claude François en 3D, par hologramme, ainsi qu’une enquête sur la cryogénisation et notre avenir de misérables immortels…

    Or une sorte de honte rétrospective m’est venue, à la fin de la même matinée, en découvrant le rivage de sable d’Omaha Beach où, le 6 juin 1944, des milliers de jeunes gens ont été massacrés par les mitrailleuses allemandes alors qu’ils débarquaient à l’aube aux premières lignes du débarquement de Normandie.

    L’on a beau avoir vu cent fois mille images photographiques ou cinématographiques de cette aurore homérique aux doigts de sang : se trouver sur le lieu de ce sacrifice collectif reste tout de même bouleversant, et d’autant plus que nulle boutique ou buvette (comme il y en a même à Auschwitz) n’apparaissent sur ce kilomètre de grève nue où ne subsistent que quelques vestiges de casemates entre quelques stèles de mémoire, et ce seul arbre à la silhouette si expressive. Alors le souvenir de Claude François, face à « tout ça

    À Dinard, ce mardi 12 avril. – L’excès de confort, et plus encore de raffinements extrêmes de ces lieux voués aux soins corporels dispensés selon les dernières méthodes à prétention scientifique, ne laissent de me rebuter, pourtant je suis très content de pouvoir mettre ces carnets au net sur cette grande terrasse donnant d’un côté sur la mer et de l’autre sur Saint-Malo

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    J’ai découvert, dans la bibliothèque du Novotel, une édition défraîchie de l’énorme biographie consacrée par André Maurois à Victor Higo, que personne n’avit encore coupée, aussi ai-je décidé de m’en emparer… Or, dès les premières pages, j’ai flairé la grande chose sérieuxse, à la mesure du Titan, et celame vient au bon moment.

    De fait, la biographie de Simon Leys par Philippe Paquet, que m’a offerte mon ami Florian R***, m’a rendu le goût de ces grandes entreprises classiques et démesurées que le propre de notre génération de « démystificateurs » a été de dénigrer, souvent sans connaissence de cause, au bénéfice des anti-héros et autres « hommes sans qualités ».

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    Ce lieu est admirable, sur ce promontoire de Dinard, face à l'océan aux bleus à reflets verts et roses, en promontoire à vastes terrasses, entre un bois de pin abritant de riches propriétés et les premières villas de la chic station balnéaire, moins visible d'ici que le front des remparts de Saint-Malo, là-bas en horizon sommé d'une fine pointe de clocher et de quelques grues portuaires, par delà l'estran et les eaux planes de la baie.

    En grec homérique la mer se dit thalassa, et l'établissement où nous avons fait escale est tout entier voué à la thalassothérapie, entre autres soins extrêmes dont certains frisent le haut comique, à grand renfort de dépenses supplémentaires - ce qui s'appelle vulgairement faire pisser le dinar...

    Ainsi, â côté des classiques bains en eau salée, massages hydrorelax, enveloppements d’algues et autre détente coachée sous pluie marine, est-il possible, en ce temple du bien-être, de « remodeler son corps » par l’expertise minceur d’Acquascience en 3séances de Watermass (190 euros), avant un gommages douceur aux senteurs méditerranéennes (50 euros les 25 minutes), préludant à trois séances de Conseils en image de soi subdivisées en une expertise de colorimétrie (la couleur de vos fringues assortie à votre carnation), une autre de maquillage et une troisième relative au dressing code – toutes opérations éminemment valorisantes au niveau de l’’estime reconquise de soi, à raison de 190 euros le multipack…

    Batz-sur-mer, ce samedi 16 avril. – La descente de Dinard à Guérande, par la Bretagne profonde, via Brocéliande, nous a valu de beaux moments en ces hautes terres boisées ondulant sous un ciel très changeant.

    3191754211.jpgAu volant depuis notre départ, il y a de ça deux dimanches, de La Désirade, notre maison sur les hauteurs lémaniques, à Colmar puis à Bois-le-Duc-Hertogenbosch , Bruges (sa bière sucrée et ses vieilles pierres romantiques), Dordrecht (sa vue sur les grues de Rotterdam), la Normandie (les parkings de Honfleur et du Touquet), la Bretagne aux bourgs pittoresques et la Loire Atlantique (où l’océan mène au fleuve), Lady L. a suivi les indications vocales infaillibles d’une robote GPS à voix suave quoique inflexible.  

    Mais pour dénicher des coins qualitativement uniques : débrouillez-vous. Ce que nous avons fait avec autant d’alacrité dans la sagacité que de pot : ainsi avons-nous découvert l’aimable bourg pittoresque de Guérande, au milieu des marais salants, moins touristique et plus vivant que Tréguier ou que Dinan, l’anse de sable hors du temps où rêver à l’éternité les pieds dans l’eau, au restau éponyme de Pont-Mahé, et, à Baz-sur-mer, tel hôtel idéalement situé à cent pas de la mer…

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    Le fric fout tout en l'air en cette époque d'hallucinant déséquilibre entre trop riches et trop pauvres, mais nous qui sommes entre deux ne pourrions nous payer cette espèce de Grand Tour sans les quelques moyens acquis par notre travail, et celui de nos parents (!) qui ont eux-mêmes commencé à voyager sur le tard.

    12998537_10209284323931981_6930145036558945565_n.jpgNe crachons donc pas sur l'argent, grâce auquel nous nous sommes régalés hier soir, sur cette côte sauvage, de fruits de mer arrosés de Sancerre, avant un coucher de soleil virant de l'orange doux au rose virulent, et tâchons de rester aussi enthousiastes et poreux que lorsque nous allions en stop à vingt ans sur nos semelles de vent de petits fauchés.

    La merveille est d'ailleurs gratuite, à tous les virages. Hier par exemple, dans cette courbe de la route bombée des abords de Brocéliande, avant la descente sur la mer, entre les grands beaux arbres nous faisant comme un tunnel de lumière verte...

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    Lisant (un peu) les journaux et regardant (le moins possible) la télé le soir, nous aurons été frappés, durant ces vingt premiers jours à traverser trois pays et, plus particulièrement, la France « des régions », comme on dit à Paris, par le hiatus constat, pour ne pas dire le contraste antagonique, entre cette France réelle, paysagère et potagère, cette France des gens et des jardins, des maisons et des magasins, et le pays filtré par les médias parisiens, si différents aussi des journaux du coin.

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    Avec ses parcours fléchés, ses clichés vidés de leur substance, ses contraintes et ses atteintes, son kitsch substitué à toute vraie beauté, le tourisme massifié des temps qui courent ne cesse de nous soumettre aux tensions schizophréniques entre curiosité et dégoût, attirance et répulsion, reconnaissance et déception, et cela s’avère par les lieux les plus remarquables, de Venise à Bruges ou, ces jours pour nous, en Bretagne, de Tréguier à Dinan. 

    293362026.jpgÀ Tréguier surtout, un peu moins à Dinan, mais aussi à Roscoff, d’imposants ensembles architecturaux ne sont plus aujourd’hui que des coquilles vides, dont nous admirons la beauté extérieure ne correspondant plus à un habitus communautaire vivant.

    Du moins la beauté de cette architecture qu’on dit « sans architectes » fait-elle écho au génie populaire  dont est issue, en Bretagne la poésie « analphabète » relevant d’une haute tradition druidique puis chrétienne, qui se module notamment dans les lais du Barzas Breisz, somme lyrique et légendaire, musicale et morale de la plus ancienne histoire de Bretagne, dont la matière fut collectée auprès des vieilles paysannes et dans les cafés de marins, les comices agricoles ou les veillées funéraires, au mitan du XIXe siècle, par un vicomte ami de Chateaubriand (Théodore Hersant de La Villemarqué) qui fut d’abord traité de faussaire à Paris avant d’être honoré comme glaneur de folklore au même titre que Bartok dans la puszta ou, plus récemment, Pierre Jakez Hélias dans ses travaux de passeur-conteur.

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    13012828_10209269463880489_2604994396922465478_n.jpgNous roulions ce matin sur la départementale assez encombrée reliant Roscoff et Dinan, et je psalmodiais, ainsi que le conteur en sabots, les Séries citées par Yann Quéffelec dans son Dictionnaire amoureux de la Bretagne, telles que les Neuf petites mains blanches ou Le Druide et l’enfant que lui récitait sa tante Jeanne au manoir de Kervaly, quand les oreillons le retenaient au lit.

    Je cite trop brièvement les pages 117 à 132, sous la rubrique Barzas Breizh, du Dictionnaire amoureux de Quéffelec :

    « -Tout beau, bel enfant du Druide, réponds-moi. Tout beau, que veux-tu que je te chante ?

    -     Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    - Pas de série pour le nombre un. La Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur, rien avant, rien de plus.

    -     Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    -     Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent, ils vont expirer. Voyez la merveille ».

    Et ainsi de suite, les séries se suivant et s’amplifiant au fil de l’incantation, au risque d’hypnotiser Lady L.au volant de la Honda Hybrid : « Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine et l’air »…

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    « Si le monde actuel est un village planétaire, écrit Yann Quéeffelec, un village internautique, le villageois breton en exil n’oublie jamais le tuf armoricain. La terre, l’océan : racines. La musique et la danse : racines. La Langue : sectionnée, mais racine. L’appartenance – abusivement qualifiée d’identité -, voilà bien la force innée qui l’attache à la tribu, breton qu’il est avant d’être français, européen. Ce n’est pas un repli, c’est un ancrage ».

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    En passant à travers les neiges d’aubépines et les soleils de genêts, vous entrevoyez les crucifix de pierre de Bretagne : racines. Des mots incompréhensibles surgissent ici et là: racines. Et Yann Quéffelec, relayant ’auteur du Cheval d’orgueil que j’ai entendu un jour psalmodier lui aussi par cœur, de conclure à propos du villageois breton : « S’il veut parler brezhoneg en ces jours globalisés où Molière paraît s’américaniser à plaisir, c’est par instinct prométhéen, une gloire de sauveteur de feu »…  

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    L'antique Yi King ou Yi Jing (qui se prononce Yi-ting), livre de sagesse chinoise trimillénaire qu'on dit aussi Traité des transformations, affirme à qui veut l'entendre, potentat casanier ou mendigot errant, qu' » « il est avantageux d'avoir où aller ».

    AVT_Emmanuel-Carrere_5710.jpegC'est aussi le titre du dernier livre d'Emmanuel Carrère avec lequel nous avons eu l'avantage d'aller d'Alsace en Flandres, puis du delta du Rhin à l'estuaire de la Seine, en passant par Spetsai et l'Irlande (dans un texte consacré à son ami Michel Déon), Cabourg (notre pèlerinage au Grand Hôtel du petit Marcel) et Davos (son reportage gratiné sur le forum des battants), nos découvertes en 3 D alternant à tout moment avec les observations passionnantes de cet auteur formidablement présent au monde.

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    Gogol pour ses camarades de classe : le nain mystérieux...

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    2585071160.jpgCe qu’il ya de beau dans un voyage dont on n’attend rien a priori, c’est d’y trouver ou apprendre moult choses surprenantes, cocasses ou bonnement instructives, comme cette enseigne découverte cet après-midi dans une rue de Lude (et d’abord découvrir soudain qu’il existe au monde une bourgade du nom de Lude, riche d’un monumental château surplombant le Loir…), résumant sa raison sociale de boutique fourre-tout à A comme Bonheur, suspendue juste au-dessus d’un signal de sens interdit…

    De la même façon, j’aurai découvert que le poilu de 14-18 honoré sur la place de La Flèche porte la moustache de Brassens, et qu’entre La Flèche et Lude poussent des forêts semblant immatérielles de fins arbres oranges, alternant avec de soudaines futaies de bouleaux à la russe. Ces détails, non signalés par les guides, paraissent anodins voire insignifiants, et pourtant...

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    Nos jeunes camarades de Nuit debout disposent, paraît-il, d’un « pôle médiation » et d’un « pôle sérénité », entre autres instances  d’apaisement relationnel au niveau de la communication. Il paraît que c’est une nouvelle façon d’acclimater le « vivre ensemble », et nous leur présentons nos sincères condoléances, vu que la nuit finira par se coucher quand nous serons debout dans le plein jour de la douce France qui est, parfois, si jolie, comme disait le poète à propos de notre mère la terre.

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    13076900_10209325864810477_2472429850468369118_n.jpgVendôme en fin de matinée est un paradis de présence douce où tous les temps de l’Histoire se conjuguent, avec une forte empreinte de roman et de gothique, le souvenir du Bourdon de l’abbatiale qui a perdu sa voix en 1994, celui du jour où Gracchus Babeuf s’est fait tirer de son ergastule et traîner jusqu’à l’échafaud, les reflets pensifs dans les eaux lentes d’un bras du Loir, un pêcheur qui n’a cure d’aucun « pôle de sérénité », et le buste de Balzac qui nous rappelle que le grand queutard a fait ses écoles ici même.

    Si j’évoque la puissance sexuelle de l’énorme romancier, c’est dans la foulée d’EmmanuelCarrère qui s’y arrête, au fil de superbes pages de son journal reprises dans Il est avantageux d’avoir où aller intitulées Deux mois à lire Balzac, à propos d’un retour qu’il a fait à la Comédie humaine, découverte avec passion en son adolescence, abandonnée et reprise avec un accent porté sur la présence physique de l’écrivain lui-même, trônant comme au cabinet au milieu de ses personnages et ne cessant de nous suggérer entre les lignes, inquiet autant qu'insistant, qu’il a « la plus grosse »...

    Or cette région sublime de France plate, entre Beauce et Sologne, Chartres et Cluny (grosso modo, n’est-ce pas), est sillonnée par tous les chemins d’allers et de retours des romans de Balzac, via Paris et la vallée du Lys, que la vieille douceur de Vendôme, au bord du Loir, concentre autant que celle de Nevers, au bord de la Loire.

    Au reste, sans vouloir vexer nos amis Bretons, nous préférons, Lady L. et moi, la pierre blanche douce au derme de l’Anjou, à celle, presque noire, des bourgs de la rive atlantique septentrionale, du côté de Roscoff. Les église bretonnes sont émouvantes et nimbées de mystères celtiques, mais la France de Ronsard et du flamboyant gothique irradie bonnement, de Blois à Amiens  ou en ces alentours de Vendôme et de Nevers, avec quelque chose de plus central, de plus fruité et de plus flûté. 

    Cela étant, comme Emmanuel Carrère le dit de son goût changeant pour Balzac, nous pourrions affirmer le contraire tout à l’heure, mais « tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », claironnait déjà Charles-Albert Cingria...

    Bref, nous aimons ces vestiges d’une France remontant à la plus haute Antiquité (de la roche de Solutré se trouvaient précipités des chevaux vivants comme dans les feu les sacrificiels fils d’Aztèques) et dont on retrouve maintes traces  un peu partout tandis que la loutre éternelle, au bord de la Loire, le soir, guette le poisson et que l’hirondelle, infoutue de passer la nuit debout, tournique au ciel du printemps revenu…  

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    Nous étions partis sur un coup de dé : de ses six faces il n’y en avait qu’une qui devait nous conduire à Bois-le-Duc, et ça n’a pas manqué vu que c’était le seul choix que nous nous étions fixés en prévoyant que les cinq autres nous conduiraient à Hertogenbosch, à l’expo du moment que nous nous impatientions le plus de visiter en Europe, dans une ville des Flandres que nous ne connaissions pas jusque-là, au lieu de naissance d’un précurseur du surréalisme ou sur la sixième face du dé portant les initiales homonymes d’un inspecteur du LAPD...

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    En fait le hasard a bien fait les choses aussi bien pour l’aller que le retour puisque ce matin, vingt-cinq jours après la traversée de l’univers foldingue de Jheronimus Bosch, nous avons quitté la ville de Nevers en compagnie virtuelle (une pleine page du Figaro littéraire) du grand écrivain néerlandais Cees Noteboom dont on lira bientôt en notre langue, avec deux autres recueils importants récemment traduits (dont ses poèmes méconnus en français), un texte spécialement écrit sur Bosch à l’occasion du transfert de l’exposition de Bois-le-Duc au Prado de Madrid, à voir cet été…

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    Plus que nous faisons le voyage, disait à peu près Nicolas Bouvier, c’est le voyage qui nous fait, et nous l’aurons vécu une fois de plus, avec l’increvable Lady L. au volant de notre Jazz Hybrid blanche à profil caréné de souris d’ordinateur, en multipliant les observations et les impressions de toute sorte, qu’elles soient d’ordre paysager ou architectural, narratologique (les livres qui supportent la lecture orale en automobile japonaise) ou historico-affectif (la mémoire tragique de l’Europe des guerres passées), artistique (quelques musées en passant et quelques églises), bonnement humain ou gastronomique - y compris l’excès de sel dans la cuisine de l’hôtel d’hier soir à Nevers, à signaler sur TripAdvisor !

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    Ainsi que le relève Emmanuel Carrère, le hasard qui nous arrive procède toujours plus ou moins de nos plans secrets, conscients ou inconscients. Ce n’est évidemment pas par hasard que nous avons fait ce grand tour renouant en partie avec l’ascendance hollandaise de Lady L. et mon goût de la peinture flamande, entre autres réminiscences de Batavia ou des lettres de Vincent à son frangin, à cela s'ajoutant notre désir de Normandie et de Bretagne.

    Enfin ce matin, Lady L. a souri de connivence en entendant, à travers ma lecture, Cees Noteboom parler des milliers de livres qui ronchonnent derrière lui, dans sa bibliothèque, comme nous les avons entendus ce soir au Village du livre de Cuisery, non loin de Tournus où elle et moi, tout jeunes gens, avons fait, par Taizé, un beau voyage de ludiques études…

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    À La Désirade, ce samedi 23 avril. - Nous n’avions pas défait nos bagages, au retour de notre virée par les Flandres et la douce France, que, dans notre courrier amoncelé, je tombai sur un carton d’invitation à l’ouverture du nouveau pavillon du Musée national de Cracovie tout entier consacré à la mémoire de Joseph Czapski. Parallèlement, un ami photographe polonais, Krzystof Pruszkowski, m’avait envoyé les détails de la manifestation par courriel, où les noms « historiques » d’Adam Michnik et d’Andrzej Wajda figuraient parmi ses hôtes d’honneur, jouxtant celui du poète Adam Zagajewski, figure majeure de la littérature polonaise actuelle.

    Or je ne pouvais assister à cette inauguration solennelle de portée nationale, vu qu’elle s’était déroulée le jour même de notre retour, et je ne le regrettai point trop vu mon peu de goût pour les officialités, mais l’impatience de « retrouver » Czapski par le truchement de ses œuvres de peintre et d’écrivain, autant que par les documents témoignant de son parcours à travers le terrible XXe siècle, m’a décidé à faire le voyage de Cracovie sans plus attendre, laissant Lady L. à la garde vigilante de Snoopy…

    Il y a cinquante ans de ça, deux jeunes gens qui venaient de passer leur bac au Gymnase de la Cité, à Lausanne, débarquaient à Cracovie à bord d’une 2CV quelque peu cabossée, bientôt baptisée Brzydula (la mocheté, le tas de ferraille...) par leurs amis polonais. L’époque était aux débuts du gauchisme, la Pologne se trouvait sous la chape du socialisme réel dont nos deux lascars allaient découvrir le poids, la renommée d’un empêcheur de ronronner au théâtre, du nom de Jerzy Grotowski, leur était parvenue,mais ce fut dans une cave vibrante de folle bohème qu’ils découvrirent alors l’esprit frondeur de la Pologne artistique, notamment par la voix grave et lancinante d’Ewa Demarczyk.

    C’est à cette première découverte que je penserai demain en foulant le pavé de la place fameuse, mais depuis lors, et à travers les années, le génie de la Pologne n’a cessé de m’accompagner sous les multiples visages du génial et protéiforme Witkiewicz – véritable héros de notre jeunesse littéraire -, de Gombrowicz et de Mrozek, ou de Penderecki en musique, et bien entendu de Joseph Czapski que nous avons découvert grâce à Vladimir Dimitrijevic, et ensuite vu et revu dans le milieu privilégié de la Maison des Arts de Chexbres, aux bons soins de Richard et Barbara Aeschlimann qui ont été les plus fidèles amis et fervents soutiens romands du peintre, l’exposant à de multiples reprises jusqu’à la grande rétrospective du Musée Jenisch et l’exposition marquant le retour de Czapski en Pologne, consacrée en majeure partie aux œuvres prêtées par les collectionneurs de nos régions.

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    ob_2883c7_tears-photography-02.jpgCzapski est mort, son grand ami Thierry Vernet et sa chère Floristella sont morts eux aussi, Dimitri le passeur est mort, tout comme Jeanne Hersch proche aussi de Joseph, ou « Kot » Jelenski et le Nobel Czeslaw Milosz, et pourtant tous ces hérauts de l’Europe des cultures restent vifs en nos cœurs et leurs œuvres continuent de perpétuer un idéal intellectuel et artistique, une éthique et une spiritualité dont nous avons plus besoin que jamais en ces temps chaos mondial et de fuite en avant, d’abrutissement collectif, de repli sur soi ou de cynisme.

    Vivent donc nos chers disparus et tâchons de les mériter…

    13082748_10209368628439541_8895523387743929302_n.jpgCracovie, ce lundi 25 avril. – C’est une grande émotion, mêlée de reconnaissance, que j’ai éprouvée en fin d’après-midi en découvrant, dans la nouvelle annexe du Musée national de Cracovie, le pavillon flambant neuf, de fine conception architecturale, consacré à Czapski sur trois étage, où le peintre est aussi présent que l’écrivain, avec une trentaine de peintures (dont pas mal ont été offertes par les Aeschlimann) et de nombreux aperçus de son monumental journal (en cours de restauration), alors que la partie principale est dévolue au fameux « témoin de son siècle ».

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    1569883614.jpgUn président chinois qui se la rejoue Grand Timonier, un potentat russe à la botte des mafias, un milliardaire démagogue menaçant de débarquer à la Maison Blanche, une Europe s'alliant avec un autre despote ottoman parjure pour rejeter des migrants à la mer ou à la mort: décidément on serait tenté de désespérer de l'humanité si celle-ci n'était pas capable aussi de s'opposer au pire et de produire, parfois, le meilleur; et tout à l'heure, au nouveau musée honorant la mémoire de Joseph Czapski, à Cracovie, j'observais un ado et un tout vieil homme au milieu des nombreux films d'archives documentant les tragédies du XIXe siècle que furent deux guerres mondiales, deux totalitarismes non moins meurtriers et autant d'injonctions sur le thème du "plus jamais ça", sans autres lendemains que ceux qui déchantent - et ces deux-là étaient bien vivants, ou survivants comme nous tous...

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    Ce qu'on voit au nouveau musée dédié à Joseph Czapski, annoncé à grand renfort d'affiches géantes et de banderoles, est revigorant autant que le geste du pape argentin ramenant, même symboliquement, des migrants syriens honteusement taxés, sur un site romand dont j'ai honte, de nouveaux colons... 

    13076579_10209368630839601_5408708327218587973_n.jpgDe même, rampant devant Staline, de présumés défenseurs de la liberté et de la justice ont-ils entretenus, durant des décennies, le mensonge éhonté selon lequel les milliers d'étudiants et de militaires polonais exécutés par les Soviétiques l'avaient été par les nazis. "Détail de l'histoire", pour les cyniques, mais il faut voir,sur tel document filmé, le rescapé de Katyn Joseph Czapski braver les lécheurs de bottes alliés dont la première trahison avait coûté la liberté à sa patrie. 

     

     

    Au demeurant, ce n'est pas d'un idéologue qu'on entretient ici la mémoire, mais d'un témoin et d'un artiste. Soit dit en passant, il faut relever le formidable travail de conservation et de restauration accompli pour sauver l'ensemble des carnets de Czapski, inestimable témoignage écrit, enrichi de milliers de dessins, courant de la jeunesse de l'idéaliste tolstoïen à nos jours, en passant par deux guerres et une vie à tenter de cerner la vérité de cette terre des hommes trop souvent inhumaine.

    "Czapski peint la vérité," écrivait aussi bien notre ami Richard Aeschlimann qui, je le relève avec reconnaissance, a fait don, avec sa femme Barbara, des plus beaux tableaux illustrant l'art du peintre en ces murs. 

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    Vérité des visages, vérité des gens dont la chair pèse son poids de douleur, vérité aussi de la lumière du monde, de la nature et de l'âme humaine ressaisies par l'art de Czapski aux couleurs si vives.

    Et ceci encore: que mon premier souper à Cracovie a consisté en une goulasch avec choucroute et cornichons, précédant un Tartare saignant à faire fuir mes amis antispécistes. Et mes amis politiquement corrects, qui réduisent les Hongrois et les Polonais à d'infréquentables néo-nazis, compléteront leur jugement en apprenant qu'il y avait là un trio de musiciens tziganes qui alternaient les romances françaises (C'est la vie, etc.) , les csardas de la puszta A.O.C. et les inévitables rengaines russes...

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    Au Balaton, vieille adresse de cuisine hongroise sur Grodzka, à trois pas du Rynek, au coeur du vieux Cracovie, la goulasch fait presque le poids d'un repas, qui vous est servie dans une marmite suspendue au-dessus d'une flamme. Or je me suis régalé en me rappelant à la fois l'arrivée des réfugiés hongrois, durant le redoutable hiver 1956, et la goulash de l'amie artiste Denise Voïta, partagée un soir avec l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle, à savoir Paul Morand.
Politiquement aussi incorrect que sa princesse roumaine de femme et que les dirigeants actuels de deux pays dont les peuples furent également malmenés, Morand reste l'honneur de la langue française et le chantre inégalé de New York ou de Venise. Quant à la goulash de L'amie artiste, il l'avait appréciée en nous racontant sa Mitteleuropa à lui. À l'instant , flash incongru, je me rappelle ses mocassins crème et ses mains d'homme à femmes battant au-dessus de la table en flageolant un peu...

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    13087724_10209354326642005_3127957657117448279_n-1.jpgJ'ai cherché ce matin un café rouge et or que nous avions hanté, avec des amis, d'abord en 1966 puis après la chute du communisme, mais pas moyen: les bureaux de change, les kebabs, le MacDo et les boutiques pour touristes ont tout nivelé.

    Pourtant ce n'est pas d'hier que les marques se sont pointées en Pologne. Celle de Cardin m'avait frappé, cette année-là, peu après la chute du mur, sur cette place de Varsovie entièrement détruite à la fin de la guerre et reconstruite à l'identique, genre décor de théâtre baroque, que des milliers de petits marchands débarqués des campagnes de l'Est et de nulle part avaient investie pour y vendre tout et n'importe quoi. La contribution parisienne à la misère du monde... Et maintenant, rue Florianska, les propositions des Tours Operators foisonnent, destination Auschwitz, entre un atelier de tatouage et le dernier Starbucks...

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    Le nivellisme sera votre avenir: telle fut la prédiction de l'écrivain-peintre-philosophe Stanislaw Ignacy Witkiewicz, surnomé Witkacy, qui se suicida en 1939 avec la femme qu'il aimait alors que son pays était pris en tenaille par les nazis et les communistes, ainsi qu' il l'avait annoncé.

    13100921_10209363928442044_1357374548263148178_n.jpgMais quel électrochoc reste alors sa folle peinture, non loin de celle de Czapski, à l'étage du XXe siècle bien représenté, au Musée national de Cracovie, quel piment de goulash contre le mortel souvenir des camps de la mort nazis et du goulag. Trêve cependant de souvenirs de cendres, et qu'étincèle le diamant du jour !

    Parce que les marques ne sont pas pires que quarante ans de communisme. Parce qu'on voit partout de joyeux troupeaux d'enfants et d'ados, conduits par leurs instits et leur profs par les rues et les musées, les églises et les jardins publics. Parce que la vie est plus forte que le nivellisme, n'en déplaise à notre cher catastrophiste dont la lucidité nous retient pourtant de céder à l'euphorie...

    Cracovie, ce jeudi 28 avril. - L'avantage des interminables files d'attente au Check-in, dans les aéroports polonais, c'est qu'on y peut lire Hérodote debout tranquillement, en avançant d'un pas à chaque quart d'heure. Enfin quand je dis Hérodote, c'est par MesVoyages avec Hérodote de Richard Kapusinski, puisque j'ai trouvé hier, au café-librairie Bona, ces premiers reportages du grand écrivain-voyageur polonais dont les débuts, en plein stalinisme sourcilleux, furent marqués par la lecture des écrits de l'ancêtre des étonnants voyageurs, et cela durant son premier reportage en Inde, pays dont il ne savait rien et qui l'obligea d'emblée à se coller à l'anglais...

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    kapuscinski2.jpgLa seule façon d'entrer vraiment dans un pays inconnu, a constaté Kapusinski dès son premier voyage, est d'apprendre sa langue. Bien entendu, ce n'est pas un glossaire d'hindi ou d'ourdou qui lui à entrouvert la porte de l'Inde, mais un roman d'Hemingway trouvé dans son hôtel, qui le contraignit à s'initier à la langue du colon...

    Dans la foulée, on rappellera que son premier reportage à Bénarès date des mêmes années où Nicolas Bouvier et Thierry Vernet roulaient vers l'Orient à bord de leur Topolino.

    Quant à ma pratique de la langue polonaise, elle reste ce qu'elle était il y a un demi-siècle à la fin d'un premier voyage de Wroclaw à Cracovie, bornée à ce pauvre aveu: Nie rozumiem oni jednego slowa - Je ne comprends pas un seul mot...

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    13087697_10209372742182382_138422610002845517_n.jpgLa dernière image que je garderai de Czapski à mon départ de Cracovie est cette monumentale photographie de notre ami, sur la hauteur d'un immeuble de cinq étages, qui m'a semblé le symbolique hommage d'un pays à l'un des siens.

    Sur le Rynek, place emblématique du vieux Cracovie, un monument émouvant rappelle l'auto-immolation d'un homme, en 1981, qui s'élevait notamment contre le mensonge perpétué à propos de Katyn.

    Or Joseph Czapski aura été, durant son exil, l'artisan infatigable du rétablissement d'une vérité trop longtemps occultée.

    Dans l'avion du retour, entre Cracovie et Vienne, j'ai repris la lecture de L'œil, le recueil d'essais sur la peinture de Czapski, dont le première évoque les exercices de dessin "sans aucune délectation" qu'il s'imposait durant sa captivité au camp soviétique de Grazowiec, où il composa aussi ses conférences sur Proust. « Peut-on accéder jamais à la plénitude de l'art sans suivre jamais le sentier étroit de l'humilité absolue, de la vénération du monde capté par l'œil, dans ce travail où s'avèrent possibles le contrôle objectivable de l'exactitude de l'œil et de celle de la main»...

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  • De l'admirable admiration

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    Lettres par-dessus les murs (58)

     

    Ramallah, le 24 septembre 2008.

      

    Cher JLs,


    Je saluerais volontiers Mario del Sarto, dont le nom l'a sans doute prédestiné à être tailleur (de pierre)… D'ailleurs j'irai volontiers en Toscane, j'ai le souvenir de la douceur de ses collines, grasses et accueillantes, elles me changeraient de celles d'ici, sèches et dures, comme le montre cette photo de l'Allemand Pierre Riedlinger, dont l'expo est accrochée à Ramallah en ce moment. Images topographiques de la colonisation, qui ont l'intérêt de montrer une réalité à laquelle la plupart des Palestiniens n'ont pas accès : nombreux sont ceux qui ignorent à quel point leur chère Jérusalem est cernée par le béton, et il y a quelque chose d'ici d'infiniment triste, dans leur espoir et leurs revendications, quand de facto les plus grandes causes sont déjà perdues.
    Ramallah135.jpgMais en réponse à ton admiration pour l'œuvre de Mario del Sarto, je voulais partager ici celle que j'éprouve pour le livre de Karin Wenger, dont je t'avais annoncé la sortie il y a quelques mois. Cette amie a fait un travail remarquable, qui dépasse de loin le champ du journalisme - tu en jugeras par cet extrait de l'introduction, que je traduis ici.

    « Au printemps 2003 je posai pour la première fois le pied sur le sol israélien (…). De retour à la rédaction de la NZZ, je me suis assise devant un carnet débordant de notes. J'étais dépassée. Comment parler d'un conflit dont les lecteurs sont depuis longtemps lassés, fatigués par la répétition des chiffres, des statistiques, des plans de paix, des abstractions ? Un conflit polarisé comme pratiquement aucun autre. En Israël et dans les territoires occupés, les partis de la guerre ont forgé des héros et des histoires de héros. Ils ont essayé ce faisant de rendre le conflit plus supportable, de donner un sens à la douleur, d'éviter les questions sur la légitimité et la justesse de leurs actions. A l'étranger, les héros furent étiquetés en fonction de leur position politique, admirés, condamnés. Mais qui étaient vraiment ces héros ?
    Au printemps 2004 je me tenais à nouveau dans le hall d'arrivée à Tel Aviv. Je voulais étudier l'arabe pendant six mois à l'université de Birzeit, en Cisjordanie, je voulais découvrir le quotidien, rencontrer les héros, écouter leurs histoires, les partager (…). J'ai recueilli des récits du quotidien, j'ai rencontré des gens à Ramallah, Tel Aviv, Naplouse, Jerusalem, Gaza, Beersheba, Khan Yunis, Nahariya et d'autres villes et villages, palestiniens et israéliens. Les histoires de héros n'étaient jamais toutes noires ou toutes blanches, mais marquées par les combats intérieurs, ponctuées de nombreuses questions. Elles m'ont émues. Les protagonistes ont donné un visage au conflit, et rendu accessible l'inconcevable. Deux d'entre eux, Mohammed et Shai, ont été au point de départ de ce livre. (…)
    On peut lire les souvenirs et les expériences de Mohammed, de Shai et des autres Israéliens et Palestiniens comme des histoires lointaines, les récits d'un conflit qui ne nous concerne pas. Moi-même j'ai d'abord vu ce conflit comme un conflit des autres, dans lequel on pouvait trouver des arguments rationnels pour ou contre chacune des parties. Ce n'est qu'en cessant de considérer le conflit d'un point de vue strictement rationnel que j'ai commencé à comprendre ce qu'il faisait des hommes, comment il les détruisait. Ce livre ne rapporte donc pas seulement les opinions d'Israéliens et de Palestiniens. Il contient aussi un choix de notes personnelles, rédigées entre septembre 2004 et août 2007. Elles parlent du quotidien et de ce fait : qu'en chacun de nous sommeille un soldat docile ou un potentiel auteur d'attentat. C'est le monde qui nous entoure qui en décide. »


    Tu le vois, Karin a déjà un pied en littérature, et c'est l'humanité de son livre qui le rend exceptionnel : il renvoie dos à dos le baratin politique et le reportage accrocheur pour se plonger au plus profond des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. S'il ne vous fallait lire qu'un livre avant votre venue à Ramallah, je vous conseille celui-là, mais sans trop insister : il rendrait presque le voyage inutile, tant l'empathie de l'auteur permet de saisir les choses d'ici…

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    A La Désirade, ce 3 octobre 2008.

    Cher Pascal,

    Mille pardons d’avoir mis presque dix jours à te répondre, mais j’ai couru ces jours après mon ombre, entre mes obligations mercenaires, deux nouveaux livres en train, la nouvelle livraison du Passe-Muraille à boucler et un putain de zona qui me mord les flancs et le moral alors que je n’ai vraiment pas l’âme à me plaindre, surtout à lire ce que tu dis de cette courageuse Karin Wenger dont j’espère que le livre sera vite traduit – mais je vais essayer de me le procurer la semaine prochaine et tâcherai de le lire malgré mon allemand défaillant à l’écrit.

    Ce que je retiens surtout de ta lettre est l’admiration que tu manifestes à l’endroit de la jeune femme. Parce que c’est important, l’admiration, surtout lorsqu’elle est pure d’envie ou de fantasmes. Trop souvent en effet, par les temps qui courent, l’admiration oscille entre la fascination béate que suscite telle performance ou telle réussite, et l’idolâtrie qui fait qu’on parle d’ «icônes» à propos de n’importe quel personnage auréolé de gloriole. Mais quelle raison nom de Dieu aurais-je d’admirer Madonna au lieu de tant de femmes qui le méritent mille fois plus ?

    Je t’écris ça en pensant à Sokourov, que j’admire de plus en plus, n’était-ce que parce qu’il me fait admirer le monde. J’ignorais, jusqu’à ce printemps dernier, qui était Alexandre Sokourov. Puis un ami écrivain m’a parlé de Mère et fils, dont je me suis procuré le DVD. Admirable film. Puis j’ai lu l’admirable article que Georges Nivat consacre au cinéma de Sokourov dans son dernier livre, Vivre en Russe. Puis j’ai vu Alexandra, autre admirable film où l’on voit une vieille Russe débarquer dans un camp de soldats proche de Grozny, où elle rend visite à son petit-fils, inspecte la troupe, puis rencontre une Tchétchène de son âge dans une maison bombardée, où toutes deux évoquent la vie et le siècle. Admirable film lui aussi, dont la protagoniste est interprétée par la non moins admirable Galina Vichnevskaya, veuve de Rostropovitch, et toiut aussi admirables sont  Père et fils, L’Arche de Russie, Spiritual voices et, que je viens de découvrir, les Dialogues avec Soljentitsyne filmés par le même Sokourov.

    Non, mon ami, je ne m’exalte pas à vide en taxant d’admirables ces divers objets et figures: je ne fais qu’obéir à cet élan qui nous sort de nous vers mieux que nous ou vers le meilleur de ce que nous pourrions être.

    Soljenitsyne.jpgDans les Dialogues avec Soljenitsyne, j’ai relevé ce moment - admirable entre tous - où le vieux patriarche, en réponse à Sokourov qui n’en finit pas d’évoquer la cruauté de l’homme et les enfers du XXe siècle, parle lentement et posément, les yeux au ciel, de l’admirable Perfection que réalise la créature humaine. C’est à la fois en physicien et en poète, en petit-fils de paysans et en proscrit longtemps relégué au fond des steppes, en témoin de toutes les turpitudes humaines, en rescapé du cancer aussi, que s’exprime le grand écrivain revenu en Russie (les dialogues datent de 1999) et qui aurait toutes les raisons de considérer sa destinée personnelle, et celle de son peuple, comme une suite de tribulations épouvantables, somme d'imperfections à n'en plus finir...

    Mais non : l’Homme est admirable, et Soljenitsyne parle ici pour les milliers d’ « invisibles » qui l’ont aidé à témoigner pour les millions de victimes du totalitarisme, autant que pour ce que représente l’homme nu à sa naissance...

    A un moment donné, Alexandre Sokourov demande à Soljenitsyne de lui montrer ses mains. Des mains d’homme comme les autres. D’admirables mains d’homme. Prends celles de Serena dans les tiennes et regarde-les. Je me réjouis de tenir les tiennes dans les miennes et de les ouvrir comme un livre...    

     

    Photo : Peter Riedlinger, Us/them II - http://www.peter-riedlinger.de
    Livre : Karin Wenger, Checkpoint Huwara, NZZ Libro Verlag. - http://www.karinwenger.ch

    Alexandre Sokourov. Dialogues avec Soljenitsyne. DVD Facets Video. L'image ci-dessus est tirée de Mère et fils.

  • Comme de vieux amis

    Ramallah117.jpgLettres par-dessus les murs (58)
     
    Ramallah, 21 septembre 2008
     
    Caro,
    ben tornati ? Comment se porte la casa, et votre Filou ? Et la Toscane ? Nous étions à Jaffa ce week-end, quelques heures à se dorer la pilule sur la plage. Autant j'aime nager autant la plage m'ennuie profondément. La plage me semble une transition idéale entre terre et mer, un doux entre-deux où le sol commence à se dérober sous les pieds, c'est comme une piste d'envol pour le nageur avide – et il ne me viendrait pas à l'idée d'étendre ma serviette sur une piste d'envol, mais ce n'est pas le cas de tout le monde (suivez mon regard). Et puis c'est plein de sable, tu le sais, il y fait trop chaud, les balles en caoutchouc claquent contre les raquettes, c'est bruyant, parsemé de mégots. Petite spécialité locale : des maîtres nageurs perchés dans leur cabanon hurlent des ordres dans leur mégaphone, à intervalles réguliers : c'est insupportable, et d'autant plus que ces injonctions en hébreu ne peuvent que me rappeler celle des soldats aux check-points.
    Triste constatation : cette langue, ni plus ni moins belle qu'aucune autre, riche comme toutes les autres, porteuse d'humanité et de littérature, cette langue me fait froid dans le dos. Je pense à cet ami allemand, qui me disait sa douleur d'entendre parler sa langue, lorsqu'il résidait en France : c'était toujours dans des films de guerre, lorsqu'un soldat réclamait un Ausweiss, et pour beaucoup de Français l'Allemand reste cet idiome barbare de l'Occupant, dont on ignore la douceur possible, les nuances et la finesse. Je sais ces préjugés, la bêtise des généralisations, mais je sais aussi la force de l'instinct, les réactions viscérales de la peur : contre celles-ci l'intellect ne peut pas grand-chose, et en tout cas pas à court terme. Sur la plage, quand le haut-parleur crachait, je serrais les dents.
    Je me souviens aussi de mon grand-père, au chalet en Alsace, qui s'était soudain jeté sous la table, en plein milieu du repas. Mon frangin avait eu l'idée d'allumer un pétard, de l'autre côté de la maison, petite blague innocente et mon grand-père de plonger sous la table, et puis de se relever, pâle comme un linge, tentant de répondre par un sourire à nos regards éberlués : quand on a vécu la guerre, le corps réagit plus vite que l'esprit.
    Ou plutôt, l'un et l'autre sont mêlés inextricablement, à l'endroit de la blessure, comme les grosses cicatrices font se fusionner la peau et la chair – et c'est dans le corps, paraît-il, qu'on peut retrouver la trace des traumatismes, dans ses muscles contractés, et c'est là qu'on peut en adoucir l'impact, faute de pouvoir l'effacer.
    Et c'est aussi là, dieu merci, que se logent les plus beaux souvenirs, les petites madeleines des bonheurs passés, qui ont laissé leur empreinte sur les papilles, au creux de l'odorat, dans les recoins secrets de la peau. Sur la plage soudain est passé un cheval au trot, et puis il est repassé, au  pas, et j'espère que ma pupille gardera ça : le petit cheval, son jeune cavalier marchant à ses côtés, leurs silhouettes sur fond de soleil couchant. Le garçon ne tenait pas la bride, ils marchaient côte à côte le long de l'eau, comme de vieux amis.

    Sarto13.JPGA La Désirade, ce 23 septembre.

    Ciao ragazzo,

    Nous sommes rentrés de Toscane requinqués, malgré le triste état de ce que la télé berlusconienne reflète de la pauvre Italie qu’elle contribue à crétiniser sans y réussir tout à fait. Notre ami le Gentiluomo ne cesse de pester contre les temps qui courent en invoquant la grande Italie de naguère et jadis, mais l’humour n’est jamais absent de ses fulminations, la Professorella le retient de trop exalter le passé, et lui-même est le premier à saluer la Qualité se manifestant au plus que présent, comme celle de Mario del Sarto, le sculpteur « brut » dont je t’ai parlé déjà au début de notre correspondance après avoir découvert ces œuvres, exposées en plein air, et que cette fois j’ai rencontré en chair et en os, sous un beau chapeau blanc. IMG_1758.JPGTu as IMG_1769.JPGvu, lors de votre passage à Lausanne, les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut (à mi-chemin de l’art naïf et de l’art populaire, qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », mais ça se discute…), et l’évidence est que Mario del Sarto est de ceux-là, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artiste et une intelligence parfaitement équilibrée.IMG_1753.JPG
    Lorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani. Après les présentations, où le gentiluomo lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, il m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques… et c’est alors que je lui ai dit ma détermination à faire plus qu’un reportage : tout un livre illustrant ses travaux et où il me raconterait sa vie.IMG_1749.JPG
    Je ne sais trop comment te le dire, mais tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 83 au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.
    IMG_1777.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare. Mais t’ai-je seulement dit ce que sont les spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…
    Sarto14.JPGC’est bien là l’Italie que nous aimons, et j’espère bien t’avoir donné l’envie de rendre visite à Mario del Sarto lors de votre prochaine virée dans le pays de Serena…
    Ce qu’attendant, sans t’avoir rien dit de tout le bien que nous pensons de ton livre dont j’ai fait la lecture du tapuscrit à ma douce durant tout le voyage, je vous embrasse sans oser vous dire Forza…

    Photo : Chanan Getraide, vieille mosquée de Jaffa. Mario del Sarto et ses oeuvres.

     

    Mario del sarto: il Spartano, statue d'environ quatre mètres de hauteur, destinée à se trouver juchée sur un pic dominant la vallée à l'aplomb des carrières du Canal Grande et des Campanili, au-dessus de Carrare.

  • Le poète et la mère du monde

    littérature,cinéma,voyage,palestine

    Lettres par-dessus les murs (57)

    Ramallah, ce 16 septembre 2008.

    Cher JLs,

    Il y a des moments comme ça, où le sentiment de poésie t'étreint le cœur, mais où les mots font défaut, parce que tu ne sais pas d'où ça vient, peut-être un objet aperçu dans la maison, une bougie dont la flamme a adouci les bords, un compas posé là, les branches écartées, inutile. Un bruit dans la rue, un téléphone à la sonnerie étouffée, qui n'en finit pas de sonner dans la chaleur. Ou bien c'est un texte lu plus tôt dans la journée, une interview de Hubert Haddad peut-être, ou bien l'idée d'une histoire, et les idées aujourd'hui se succèdent comme des vagues, la vague histoire du Grand Maître de cette loge dissidente, qui traverse la foule en gare du Nord, l'histoire de l'enfant gazawi qui se glisse dans les décombres, au bord de la plage, où il a caché des crayons et du papier. L'histoire du vieux marchand de jouet à Rome, le moment précis où le petit carillon de la porte retentit, le moment précis où il se tourne vers elle, vers sa silhouette délicate en contre-jour, sur fond de rue ensoleillée.

    Ramallah143.jpgCe matin on m'a demandé si je voulais participer à un repas avec la ministre de la justice française (c'est la ministre qui est française, pas la justice qui ne saurait avoir de nationalité, n'est-ce pas ?). J'ai décliné, on me prendra peut-être pour un snobinard, mais vraiment, je ne sais pas quoi dire à ces gens qui veulent être partout, avec leurs cortèges et leurs emplois du temps minutés, et qui ne sont jamais nulle part. Dimanche c'était le premier ministre palestinien que nous avons attendu, dans ce centre pour enfant handicapés, dans le village de Doura, près d'Hebron, c'est un événement important pour l'équipe du centre, ils ont insisté pour que ma douce soit présente. Le ministre passera un quart d'heure, nous a-t-on dit, soyez au garde-à-vous entre midi et 16h30... Nous avons attendu, nous avons vu le défilé de voitures, toutes sirènes allumées, passer sur la grand-route, et repasser, et repasser encore, d'une école à un centre culturel, de la mairie à une autre école. Mais son emploi du temps était trop chargé, il n'a pas pu s'arrêter, et tous les employés qui attendaient là, tout beaux, qui s'étaient déplacés pendant ce jour de week-end, tous ces gens de rentrer chez eux, la tête basse. Mais quelle différence, entre une visite au pas de course et pas de visite du tout ?
    Je me rappelle de la griserie de quelques années passées à fréquenter des réceptions et des diplomates, j'étais troisième couteau, la cravate ajustée, les chaussures cirées, l'adrénaline de la montre, les serrements de main, deux bons mots et un sourire, entre deux réceptions, la vie à toute vitesse. Il y avait là de la poésie aussi, bien qu'elle se trouvât surtout dans ce qui dépassait le cadre des cérémonies, cette maudite tache sur la manche, qu'on s'empresse d'ôter avec un mouchoir et un peu de salive, cette flaque de boue qui ne vous a pas raté, en descendant de voiture, la cigarette qu'on fume presque en cachette, quand on réussit à s'échapper une minute sur le balcon désert. Derrière, sous les lumières du grand salon, le rire déjà éméché de l'ambassadrice, elle était sympathique, cette ambassadrice.
    Je repense parfois avec nostalgie à ces moments-là, où je manquais de jeu, où je rêvais plus que tout d'être inutile. Voilà mon souhait exaucé, pour quelques jours encore, et j'aime ce moment-ci, où personne ne m'attend, où je peux regarder frissonner les feuilles de la vigne, rêver à une nouvelle histoire. Cette ruelle impossible, à Rome, ce vieux magasin de jouets, la belle silhouette à contre-jour, qui vient de passer le seuil.
    Pascal.

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    A La Désirade, ce 16 septembre, soir.

    Cher toi,
    Nous avons parlé ce matin, avec L., de notre séjour à Ramallah. Au printemps prochain. Nous nous réjouissons. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir là-bas. Nous venons pour vous et vos amis, éventuellement pour les animaux de vos amis. A la fin de la semaine, nous allons à Marina di Carrara, en Toscane maritime, retrouver nos amis, la Professorella et il Gentiluomo. Je suis en train de peindre leur chien Thea et leurs chats. Le chien Thea est un personnage. Les chats sont nombreux. Je vais en peindre deux sur un radiateur. Leur pose est intéressante. Rien d’américain : leur pose est essentiellement du Vieux Monde, genre Morandi. Thea est une star hyperactive : c’est autre chose. Mais elle est du vieux monde elle aussi, je dirais la chienne de la Magnani. Tu sais que je voue un culte à la Magnani. Il n’y a pas de femme plus femme, de mère plus mère, de fille, de soeur, de cousine, de caissière de cinéma plus caissière de cinéma qu’Anna Magnani. Alexandre Sokourov aussi est fou de la Magnani.Sokourov35.JPG
    Il faut absolument que Serena et toi vous découvriez le cinéma de Sokourov. C’est à mes yeux le génie poàétique suréminent survivant du grand cinéma des Bergman, Tarkovski et autres inspirés du 7e art. Commandez immédiatement Alexandra. L’idée en est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. Tu la vois ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Je la vois très bien débarquer à Ramallah ou à Gaza, passant d’un camp à l’autre. Parce que, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie. Cela ne se décrit pas.
    littérature,cinéma,voyage,palestine
    Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, oui la cantatrice, la veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant tu ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances. Quand vous aurez aimé ce film, vous vous jetterez naturellement sur Mère et fils et sur Père et fils, puis sur L’Arche russe. Si vous avez de la peine à vous procurer ces films plus beaux les uns que les autres, je vous les apporterai au printemps. Je t’en envoie deux trois images en attendant et vous embrasse fort.

    Jls

    Sokourov38.JPG

  • Sentinelles de l'amitié

    Ramallah138.jpg

    Lettres par-dessus les murs (56)


    Ramallah, le 10 septembre 2008.

    Cher JLK,
    Amira Hass est venue à la maison ce matin. Plus exactement, elle est passée, à l'aube, en coup de vent, pour remettre à ma douce deux ou trois broutilles pour ses amis à Gaza. J'étais encore endormi, je n'ai entendu que sa voix, que j'ai trouvée très douce. Je ne l'ai jamais rencontrée, c'est une personne discrète, malgré le bruit que font parfois ses écrits. La prochaine fois je me lèverai plus tôt.
    100309-ld.pngTu le sais, Amira Hass est juive israélienne, elle a vécu à Gaza, elle habite Ramallah depuis dix ans. Elle dit le quotidien de Palestine, elle brocarde l'Autorité Palestinienne, les partis, elle dit ses amitiés, ses colères, elle raconte surtout l'Occupation. Elle est de ceux qui entretiennent le lien fragile entre les peuples, quand les murs et les haines s'échinent à le briser.
    Je lis ses chroniques hebdomadaires dans Internazionale, la version italienne du Courrier International, elle écrit pour Haaretz aussi, mais ça fait quelques temps que je n'y ai plus vu ses articles. La semaine dernière, un Israélien m'apprend que la version anglaise du quotidien, que je lis sur internet, est très différente de la version en hébreu. Celle-ci serait bien plus « à droite », centrée sur Israël et sa sécurité. Lorsqu'ils y figurent, ses articles et ceux de ses compères – Gideon Levy et quelques autres – sont relégués dans les recoins les plus obscurs du site, dans les pages les plus intérieures du journal. Le lectorat ne serait pas tellement curieux de savoir ce qui s'y passe, dans ces « territoires ».

     

    Je me rappelle la conférence d'un jeune anthropologue français, à Jérusalem, sur le mur de séparation et sa perception par population israélienne. Le mur, disait-il, amplifiait le sentiment d'insécurité, il empêchait de voir la réalité des villages palestiniens, il permettait à chacun d'y projeter ses peurs. De l'autre côté du mur rôdent des monstres. Le public de la conférence était attentif. israélien, en grande majorité, juifs français, chercheurs, simples curieux. Mais l'accueil fut mitigé.
    Pendant le pot qui suivit, je cause avec un type, franco-israélien, la cinquantaine, un universitaire, si j'ai bien compris. La situation a changé, me dit-il, avant je me promenais dans les territoires, je faisais des relevés topographiques, je pouvais traverser sans crainte des villages, des villes. Maintenant c'est trop dangereux. Même vous, jeune homme, on peut vous prendre pour un juif, et alors, ce ne sont pas des pierres qu'on vous lancerait : on vous tirerait dessus.
    Le bonhomme ignorait que j'habitais dans ces terribles territoires depuis près de trois ans, et que je ne m'étais jamais pris de balle dans le coffre. Ni à Ramallah ni à Hébron ni à Naplouse, ni en ville ni en campagne, ni balles, ni pierres, ni insultes. Le problème serait plutôt d'éviter la cascade d'invitations à boire des cafés. Le bonhomme, pourtant cultivé, ignore sans doute qu'habitent ici des juifs, israéliens ou étrangers, qui travaillent dans des ONG, pour des journaux. Apparemment, le bonhomme ne lit pas Amira Hass, et apparemment l'anthropologue disait vrai, il y a des murs qui font peur, alors même qu'ils sont censés protéger.

    La Désirade, ce 13 septembre.
    Cher Pascal,
    Savoir de quoi l’on parle, et ne parler que de ce qu’on sait : voilà le premier pas qui permet de traverser le mur. Tu sais d’expérience ce qu’est le mur de là-bas. Pour ma part, je n’en ai aucune réelle idée. Je n’ai aucune réelle idée de la réalité dans laquelle tu vis, ni ne sais si ce que tu vis est comparable avec ce que vit un jeune Palestinien de ton âge ou un jeune Israélien de ton âge. J’avais vingt ans lorsque j’ai vu le Rideau de fer pour la première fois, et je me disais communiste, puis j’ai cessé de croire à l’Avenir radieux en découvrant peu à peu le socialisme réel et les rideaux de fer dressés un peu partout dans le monde dit libre, et tout à l’heure je suis tombé sur cette réflexion de Jean Cocteau, dans son Journal d’un inconnu, qui recoupe assez exactement ce que je ressens à propos de ces murs qu’on reconstruits au fur et à mesure qu’on en abat d’autres : « Le mur de la bêtise est l’œuvre des intellectuels. A le traverser, on se désintègre. Mais il faut le traverser coûte que coûte. Plus votre appareil sera simple plus il aura de chances de vaincre la résistance de ce mur ».
    N’est-ce pas une bêtise que de traiter ainsi les intellectuels ? Un intellectuel ne cesse-t-il pas justement de l’être en participant à la construction du mur de la bêtise ? Un ouvrier ou une crémière sont-ils naturellement moins portés à ériger le mur de la bêtise qu’un intellectuel ? Ces questions, à proximité d’un mur aussi obscène que celui qui verrouille ton horizon, doivent te paraître bien futiles, et pourtant je crois juste et bonne l’idée, ou l’intuition, le sentiment du poète que le mur de la bêtise est une production de l’intelligence emmurée dans sa suffisance.

    AVT_Jean-Cocteau_3437.jpeg


    Le même Cocteau, bien moins superficiel qu’on l’a souvent cru ou prétendu, écrit sur la page d’à côté : « Une certaine bêtise est indispensable. Les encyclopédistes sont à la base de cette intelligence qui est une forme transcendante de la bêtise ». Nous sommes tous, n’est-ce pas, un peu Bouvard et Pécuchet. « Se contredire. Se répéter. De toute importance », ajoute encore Cocteau. Et ceci : «Trouver d’abord, chercher ensuite », qui marque bien le passage de l’artiste ou du poète à l’intellectuel, à l’encyclopédiste. Et cela qui est du pur Cocteau : « Aller vite lentement », « Courir plus vite que la beauté » ou : « Le matin ne pas se raser les antennes ». Ou cela enfin au pied du mur : « On est juge ou accusé. Le juge est assis. L’accusé debout. Vivre debout ». L’intellectuel qui érige le mur de la bêtise est forcément assis.
    Je viens de recevoir, mon ami cher, ta lettre de Hegenheim datée du 13 août ( !) et l’image de cette liseuse qui n’a pas besoin de se lever pour traverser les rues. Je la conserverai parmi mes reliques. « J’occupe une forteresse dont les sentinelles protègent l’amitié », écrit encore Jean Cocteau dans son Journal d’un inconnu. Ta petite liseuse, et la formidable Amira Hass, sont de nos sentinelles…


    PS. Pardon d’avoir tardé à te répondre et à te remercier pour l’envoi de ton roman, mais je courais ces jours après mon ombre…

  • L’homme qui tombe et son histoire

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    Lettres par-dessus les murs (55)

    Ramallah, vendredi 5 septembre 2008.


    Cher JLK,



    Tu connais l'image : prise à 9:41, heure de New York, il y a bientôt sept ans. Le photographe est Richard Drew, né en 1946, Associated Press, mais on s'en fiche, cette image-là ne saurait avoir de copyright, tant elle est universelle.
    Je n'y suis jamais allé, à New York, mais j'aimerais bien. Je ne sais pas si c'est le centre du monde, mais c'est sûrement sa caisse de résonance, où tout ce qui se pense ailleurs finit par trouver sa place là-bas, à New York, et finit par rebondir et irradier le reste. Vision ethnocentrée, sans doute, et pourtant il me plaît d'imaginer que le moindre murmure, dans le village africain le plus reculé, finisse par s'entendre, quelque part à New York – et vice-versa. C'est en tout cas ce qu'ont pensé ceux qui ont imaginé ces attentats. Il y a quelques années j'avais lu que tout film tourné à New York recevait de sa municipalité un soutien financier considérable, s'il montrait la ville vue du ciel, à un moment ou un autre. D'où le nombre de films hollywoodiens qui s'ouvrent sur les gratte-ciel, lents travellings aériens qui terminent dans un bureau, dans la rue, sur un banc de Central Park. D'où la connaissance que nous avons de cette ville-là, une connaissance presque intime malgré sa démesure.
    Et les auteurs de ces attentats le savaient, et le mot auteur est juste, tant on a l'impression d'un scénario parfait, d'une impeccable mise en scène, avec sa cascade de symboles, Manhattan, siège du capitalisme phallique et universel. Ce qu'ils ont oublié, peut-être, c'est le paradoxe qui consiste à utiliser la globalisation pour s'y attaquer : comme tous les terroristes, ils n'ont pu que renforcer le système qu'ils prétendaient détruire.

    J'ai fini hier la lecture de Falling Man, Don De Lillo. Je l'ai lu en anglais – je ne sais pas si ça t'arrive aussi, mais les livres lus en V.O. me laissent un souvenir plus vague, je retiens juste les images que j'ai construites, non les mots qui les disent. L'image confuse, la vision hallucinée de Keith, qui marche dans une bourrasque de cendre, au milieu des gens qui courent, qui voit les choses sans les sentir. Une femme lui tend une bouteille d'eau, il remarque vaguement qu'il la saisit de la main gauche, sans doute parce que la droite est blessée. Et puis ce que voit Lianne, lorsqu'elle ouvre la porte : son ex-mari, qu'elle n'a pas vu depuis plus an, un fantôme en costume, couvert de poussière, le visage piqueté de verre.
    Le récit alterne les voix de ces deux-là, et de quelques autres, dont Hammad, qu'on suit de Hamburg jusqu'au ciel, jusqu'au moment de l'impact. Incroyable présomption de l'auteur, de se mettre dans la tête de ce type-là : il y réussit pourtant, on y croit, à Hammad, et c'est la preuve d'un vrai courage d'écrivain. Mais c'est sur les vivants qu'il se concentre, ceux d'après la chute, ceux qui cherchent à reprendre pied, qui s'appuyent les uns sur les autres, en vain. Lianne l'intello qui se tournera vers Dieu, Keith qui deviendra joueur de poker obsessionnel, qui se réfugie derrière les cartes, dans l'activité la plus dérisoire qui soit, qui joue pour oublier de vivre. L'ombre absente des tours plane sur le moindre de leurs gestes, l'ombre qui va se poser sur le monde, qui va se poser sur l'Histoire.

    On se rappelle bien sûr où l'on était, à ce moment-là. Je me souviens surtout que le lendemain, à l'entrée d'un centre commercial, on m'a demandé d'ouvrir mon sac, pour inspection. J'étais dans une petite ville française, à des milliers de kilomètres de Manhattan, et l'onde de choc était là, j'ouvrais mon sac à cause de cette chose qui ne me concernait pas. La semaine suivante je partais au Liban, et dans les rues de Tripoli des gens manifestaient leur joie – une semaine plus tard cela me concernait déjà, et plus le temps passe plus je me sens concerné, touché par l'événement. La seule chose que j'avais comprise sur le coup, c'est qu'il nous faudrait attendre des années, pour en prendre la mesure, pour en parler avec quelque pertinence. Don de Lillo y a réussi, il dit l'intimité de la tragédie, son universalité, mais aussi en quoi cette tragédie-là est fondamentalement nouvelle, absolument contemporaine, et pour longtemps : suspendue dans le temps, comme l'homme qui tombe.

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    La Désirade, ce 5 septembre 2008.


    Cher Pascal,

    J’ai dû voir et revoir cette image cent fois, comme on vu et revu cent fois les séquences du crash de ce matin-là, mais c’est la première fois que cet arrêt sur image me saisit réellement d’effroi, comme l’image arrêtée d’un homme dont le crâne et le corps éclateront dans la minute qui suit.
    Si je n’ai pas vraiment vu jusque-là cette image que j’ai vue et revue cent fois, c’est, je crois, parce qu’elle est faite pour ne pas être vue vraiment. J’entends par là que sa beauté formelle, sa superbe organisation graphique, son irréalité presque ludique illustrant je ne sais quel rêve de l’humanité de marcher la tête en bas, éclipse à peu près complètement l’horreur de la situation en l’acclimatant, au point qu’on en attend le tirage en poster. Qui n’a pas son Homme qui tombe dans son loft ou son studio ?
    La première fois que je suis tombé dans New York, véritablement tombé et moi aussi la tête en bas, mais sur mes pieds jouissant de l’élasticité de l’asphalte de l’incommensurable Avenue fuyant en canyon entre deux murailles qui me semblaient de roche noire et de glace, c’était une aube nocturne de janvier, il faisait un froid polaire, je sortais des entrailles louches de la gare routière de Times Square, arrivant en Greyhound de Washington D.C., et descendant l’avenue à grandes enjambées, ivre fou de grand air pur, j’ai retrouvé la sensation de soulante griserie éprouvée des années auparavant sur le glacier d’Arolla, en fin de parcours nocturne d’une étape de la Haute Route, fonçant sur mes lattes sous la lune blême, mais au bout de l’Avenue se trouvait la mer, à New York, et déjà je pensais à nos aïeux qui avaient, au début du siècle, abordé le Nouveau Monde par cette voie peut-être salvatrice…
    Ce matin-là des Attentats, cependant, j’étais à Paris, sortant de chez Marina Vlady : autant dire d’un coin de la Russie artiste que j’aime, et j’avais regagné le studio du journal, rue du Bac, lorsque, par téléphone, l’une de mes filles me somma quasiment d’ouvrir la télé, pour voir ce que des millions de gens, autour du monde, avaient déjà vu et revu.
    Curieusement, sur le moment, je n’ai pas éprouvé la moindre pitié pour les milliers de gens en train de cramer et de crever dans les incendies, mais je me suis rappelé la prophétie de Witkiewicz, dans les années 20, selon lequel l’humanité avait engendré une machine qui la broierait tôt ou tard, et c’était la scène qui se jouait là : j’y voyais l’effondrement d’un Triomphe mythique, dont nous participions tous peu ou prou, et je me suis senti happé par un vertige pour ainsi dire métaphysique, comme devant un gouffre spatio-temporel sans fond – le trou noir de l’époque. Un peu plus tard, au bar d’en dessous, le premier quidam que j’entendis commenter l’Evénement, avec la gouaille du Parigot, incriminait déjà la main cachée du Mossad. On retombait sur terre... Et les explications, ensuite, de proliférer, tel faiseur d’opinion nous déclarant illico Tous Américains, et autres pompeuses fadaises, avant les vains éclairs de lucidité d’untel et les fulgurances non moins visionnaires et vaines de tel autre, n’est-ce pas Philippe Muray, n’est-ce pas Marc-Edouard Nabe ? Et les romans de s’aligner, dont pas un ne m’a paru jusque-là rendre vraiment compte de la réalité de l’Evénement. N'est-ce pas Frédéric Beigbeder ?
    Wolfe4.jpgC’est dire que je vais lire maintenant L’homme qui tombe de Don DeLillo, que je craignais de voir traiter le thème trop en surface et sans assez d’empathie et de pénétration, tout à sa brillante manière intelligente et perspicace mais sans vraie folie... J’imaginais ainsi ce qu’en eût fait le titanesque Thomas Wolfe (à ne pas confondre évidemment avec le Tom Wolfe du Bûcher des vanités) qui a si génialement évoqué New York en tant qu’élan et que vortex d’humanité, en poète et en voyant. Or ce que tu dis de ce livre relance ma curiosité, et je t’en dirai des nouvelles.
    Haldas15.JPGCe qu’attendant je te donne des nouvelles de Georges Haldas, qui va mieux que je ne le craignais après ce qu’un proche de L’Age d’Homme m’en avait dit. Son ami Pierre Smolik, qui le voit régulièrement, m’a appelé tout à l’heure pour me dire qu’Haldas, quoique physiquement diminué, reste vif et très présent dans leurs conversations, comme me l’a aussi confirmé son éditeur Vladimir Dimitrijevic qui lui rend visite de son côté.
    Georges Haldas l'a dit et répété: l’homme qui tombe est la métaphore même de ce que nous vivons tous les jours. Je me garderai bien de dire que le Falling Man de cette terrible image est une métaphore, mais le chemin est long entre l’effroi convenu que celle-ci peut faire éprouver et la compréhension avérée d’un tel événement. Je me rappellerai toujours, pour ma part, la longue trace de sang brunâtre maculant la chaussée, sous le Pont Bessières, en plein Lausanne, d’où venait de se jeter, un matin de printemps, un jeune désespéré. Il était là, gisant sous une couverture d’où ne dépassait qu’une touffe de cheveux sales. Or cette trace d’une vie, ce paraphe concluant une histoire, Dieu sait laquelle, n'a cessé de me hanter: quelle histoire, n'ai-je cessé de me demander ?

    Post scriptum: un ami, ayant lu la lettre de Pascal, réagit à ce que celui-ci écrit à propos de l'auteur de l'extraordinaire photo de l'homme qui tombe. On se fiche de son identité, affirme Pascal, tant le document est universel. Mais l'identité de Richard Drew compte, objecte mon ami, puisque c'est lui aussi qui prit la photo mémorable de Bob Kennedy juste après son assassinat. Dans la foulée, le même ami recommande aux internautes de s'intéresser à la saga de cette photo, et plus précisément à l'homme qui tombe, dont l'identité a été finalement établie... 

  • Comme une bouteille à la mer

    Ramallah113.jpg
    Lettres par-dessus les murs (54)

    Ramallah, lundi 1er septembre 2008.

    Cher JLK,

    Ceci est une lettre importante, je la soigne, c'est peut-être la dernière. J'oublie l'en-tête, comme toujours : Ramallah, Palestine, le 1er septembre, 18h49. Mais c'est justement dans l'en-tête que commence le problème. Ramallah, j'en suis sûr, ça n'a pas changé. Mais Palestine ? Pas la Palestine historique, sans doute. Etat Palestinien ? Niet. Autorité Palestinienne : un peu lourd, et quelle autorité ?
    Appellation officielle onusienne : Territoires Palestiniens Occupés. Ca colle, mais c'est encore plus lourd. En Israël, on dit juste Territoires, ça évite les Palestiniens, qui sont ces gens, et ça évite surtout Occupés. Dans les formulaires, à l'aéroport, on écrit tout simplement Ramallah, Israël. Mais c'est un peu comme écrire Lausanne, France (entends-tu l'exclamation outrée des Lausannois, depuis ta terrasse ?).
    Bon, je mets juste Ramallah alors, Ramallah, 1er septembre. Mais l'heure ? C'est plus embêtant. 6:58, dit l'ordinateur, mais l'ordinateur semble avoir oublié le changement d'heure. Y a-t-il eu changement d'heure ? La rumeur courrait, je sais que dans la Bande de Gaza, ils sont tous un peu plus jeunes, il est 18h et des brouettes là-bas, le Hamas a changé d'heure depuis une semaine. A Jérusalem, à quinze kilomètres d'ici, il est 19h passé. Mais ici ? Impossible de savoir, on a passé des coups de fil ce matin, personne n'est vraiment sûr.Voilà donc une lettre tout droit issue d'un abîme spatio-temporel,d'une zone floue, d'un trou noir. S'il se passait, aujourd'hui, ici, quelque événement majeur, genre 11 Septembre, il tomberait dans les oubliettes de l'Histoire, fautes de coordonnées précises. Or il s'est passé quelque chose. J'ai eu l'imprudence de sortir, au coucher du soleil, pour imprimer mon roman, une dernière relecture. J'ai fait quelques pas, avant de me rendre compte. Magasins clos, cafés fermés. Personne dans la rue. Pas une voiture.

    littérature,voyage

    Le trou noir s'est refermé sur Ramallah, le gouffre spatio-temporel a englouti la ville. J'ai regagné mes pénates dare-dare, de peur de connaître le sort des autres habitants. Happés par le vide. A moins qu'ils n'aient eu le temps de se réfugier dans leurs foyers, tous ensemble, dans un grand mouvement de panique. Ma douce ne répond pas au téléphone. Internet ne marche pas. Je m'accroche maintenant à mon ordinateur, aux certitudes qui m'entourent, aux murs de la maison, à cette lettre, une bouteille à la mer, j'espère qu'elle gagnera la Désirade, un jour. Encore quelques heures à tenir, essayer de passer la nuit… Si jamais j'étais moi aussi absorbé dans une dimension parallèle, sache que – Dans le silence parfait du temps arrêté, dans l'éternité du crépuscule, soudain s'est élevée la voix d'un muezzin, solitaire, chaleureuse, rassurante. Il marque la rupture du jeûne... Je corrige
    l'en-tête : Ramallah, 1er jour du Ramadan, à l'heure de l'Iftar. Pour le pays, on ne sait toujours pas.

    Haldas18.JPGLa Désirade, 1er septembre, soir.

    Cher Pascal,

    Ta lettre m’a angoissé. J’essaie de t’imaginer là-bas, dans cette nuit tissée d’incertitude, après l’insouciance de votre traversée de l’été pleine d’amis et d’allégresse, retour au poids du monde.
    Ta dernière lettre ? Qui sait ? Je ne prends pas ton sentiment à la légère. L’arrivée de l’automne est d’ailleurs véhicule de ces afflux de mélancolie que la folie des hommes exacerbe à certains moments ou en certains lieux. Et puis c’est la vie : je pense sans discontinuer, ces jours, à Georges Haldas dont mes amis me disent qu’il va très mal, aveugle, fatigué de cet affreux monde dont il a chanté les « minutes heureuses », tout près de cette dernière Heure énigmatique qu’il interrogeait sans relâche dans ses derniers livres, dont ce Paysan du ciel que je suis justement en train de lire et d’annoter.

    littérature,voyage
    Je l’ouvre au hasard et je lis : « Il y a tellement de souffrances dans le monde, qu’on ne sait plus comment prier. A part ça, festival de merles ce matin pour nous rappeler au mystère intégral de cette vie dans ses moindres manifestations. Un bonheur qui est à lui seul une prière».
    Et ceci : « Si le possible n’est pas tissé d’impossible, il n’existe pas ».
    Ou ceci : « Sous les propos sarcastiques, ravageants mêm, garder un cœur tendre. Sans faire à bon compte état de celui-ci. En un mot, tromper la monde en bien, sans qu’il le sache ».
    Ou ceci encore : « Puisse le mal qu’on a fait éclairer le ciel des autres ».
    Ou ceci encore, le 1er avril 1999, il a 82 ans : « Envie de dire: mon corps terrestre s’effrite. Mon corps intime prospère ».
    Ou cela encore : « Rien de plus fertile que l’émerveillement et la gratitude. Malheur à qui n’est pas capable de les éprouver ».
    Ou cela : « Pour écrire des paroles de feu – le feu de la vérité – il faut être calciné soi-même. Or, nous n’écrivons le plus souvent – et moi le premier - qu’avec de l’eau tiède dans les veines ».
    Et il y en a, comme ça, des pages et des pages, et pour chaque année. C’est une source inaltérable que l’œuvre de Georges Haldas, qui s’abreuve lui-même quotidiennement à ce qu’il appelle la Source.
    Ta lettre m’a rappelé ce qui finira cette nuit peut-être, peut-être ne recevras-tu jamais cette lettre ? Peut-être devrais-je, demain, tenter de dire ce que fut la vie et l’œuvre de Georges Haldas après m’être détourné du bonhomme (mais non de ses livres) des années durant, pour les petits motifs de nos petites vies ?
    J’espère, mon grand, d’autres lettres de Ramallah. J’espère que ton noir sentiment n’est que passager, et que le ciel s’éclaircira demain sur la Palestine. Je pense à toi et à ta douce, je pense à Georges Haldas, qui va nous quitter,  et à ses livres qui lui survivront.
    Georges Haldas ce soir : « Notre vie n’est que l’ébauche d’une trajectoire dont nous ignorons tout »…

    Images: la magnifique photographie illustrant la lettre de Pascal est l'oeuvre de Lucia Cristina Estrada Mota. Elle est protégée par le droit international, auquel La Désirade échappe par clause unilatérale exclusive et gratuite. Le portrait de Georges Haldas, chez Saïd à Genève, est signé Jean-François Luy.

  • Etre en vie, être en paix

    cinéma. guerre

    Lettres par-dessus les murs (53)

    Ramallah, ce vendredi 29 août 2008.


    Cher JLs,

    La prochaine fois que je viendrai, je regarderai le film de Fernand Melgar sur le centre d'accueil de requérants d'asile de Vallorbe que tu m'évoques - je dédie un carnet à toutes ces œuvres que j'aimerais voir, ou lire, et auxquelles je n'ai pas accès, et puis évidemment je n'ai pas le carnet sous la main au moment où j'en ai besoin, quand j'arpente enfin les rayons des librairies tant désirées, quand elles me menacent de leurs mille best-sellers. Je n'en repars pas moins les valises lourdes, j'ai suivi quelques-uns de tes conseils, j'ai emporté The Flag of our Fathers et Letters from Iwo Jima, entre moult autres, mais ces deux Dvd-là pèsent des tonnes, ici plus qu'ailleurs. Surtout si on a la bonne idée de les voir à la file, et juste après deux films sur la guerre en Irak, Battle for Haditha, de Nick Broomfield, et Redacted, de Brian de Palma (ceux-là sur les conseils de Nicolas, qui écrit un papier sur l'Irak à Hollywood).

    cinéma. guerre
    Et voilà que notre salon s'emplit du vacarme des mitrailleuses, tandis que dehors il n'y a que les bruits quotidiens d'une ville tranquille. Il faut croire qu'on la désire, l'adrénaline de l'angoisse et l'odeur de la mort, sous couvert de chercher à comprendre ce qui s'est passé, là-bas, ce qui se passe encore, en Irak, ce qui se passe ici, même étouffé par la banalité et le calme apparent.

    cinéma. guerre
    Tous ces films sont très différents, évidemment, et il y a des années-lumière entre le talent de Clint Eastwood et le cafouillage de Brian de Palma. Mais c'est la guerre, et on s'y retrouve. Toujours ces réflexions sur le rôle des médias, ce constat de l'incroyable écart qui existe entre l'image des héros, qu'on brandit au pays, fiers combattants d'une fière nation, et la poussière, et le sang.

    cinéma. guerre
    Toujours ces images d'attente, les mêmes, en 1945 ou en 2002, l'ennui, le sommeil mauvais, sous les tentes, dans les baraquements, sur les bateaux, les jeux de cartes et les petites contrebandes, la musique d'une guitare ou d'un ipod, les magazines de cul. Et dehors, cet extérieur inhumain, littéralement sublime, les collines noires d'Iwo Jima ou le désert irakien, des paysages lunaires, arides ou dévastés, le théâtre de quelque chose de plus grand que l'homme. Et toujours l'autre, l'étranger, qu'on ne comprend pas, qui ne doit pas être compris. Etranger jusque dans ses stratégies vicieuses, les attentats à la bombe, le guet-apens japonais. Cet ennemi invisible, terré au milieu des civils de Haditha, ou dans l'obscurité des grottes de Suribachi. Ou bien, lorsqu'on change de point de vue (et seul Eastwood y réussit vraiment), l'étranger devient américain : ses casques lourds, sa force brute. Ses intrusions massives. Son courage, son impensable franchise. On pense aussi : son manque total d'élégance.

    cinéma. guerre

    Mais partout, toujours, le contraste entre les cartes d'état-major, propres et lisses, les ordres d'en-haut, propres et lisses, et puis la peur et la mort, en bas. Cette question récurrente des soldats : qu'est-ce qu'on fout là. Le contraste insoutenable entre l'acier des armes, les chars, les porte-avions, les blindages, les uniformes et ce qui se cache en-dessous. Ce quelque chose d'incroyablement fragile, pâle et mou, la chair cachée sous les gilets et les casques, sous la peau et sous les cheveux, la chair qu'un rien suffit à ouvrir. Comme il suffit d'un rien pour changer un homme en loque, en alcoolique, en traumatisé, en une chose qui ne pisse plus droit, qui ne marche plus droit.

    cinéma. guerre

    Et tous ces films, chacun à leur manière, d'essayer de transmettre cette horreur impossible à partager, tous ces films qui à travers leurs plans étudiés, leur recherche documentaire, leur fastidieuse élaboration, hurlent la même chose. Tous ces films, tous ces livres, depuis si longtemps... Parfois il y a des lueurs, tu ne le sais peut-être pas, ce n'est pas des choses qu'on lit dans les journaux : il y aurait aujourd'hui près d'un tiers d'appelés, en Israël, qui refuse de la faire, qui refuse de partir à la guerre. Des faux malades, des qui déguerpissent juste avant l'appel, des qui restent, qu'on fichera au mitard, un beau paquet de gars qui ne seront jamais des héros, qu'on ne verra pas planter des drapeaux. Petit espoir, goutte d'eau dans l'histoire.
    Mais ce que ces films me disent, à moi, ce n'est pas l'absurdité de la guerre, contre laquelle je ne peux rien, ce n'est pas non plus l'idée de ce que cela peut être, de courir sous les balles. Ce que ces films me disent, c'est tout le désir qu'ont ces soldats d'être ailleurs, d'être à la maison, avec leurs compagnes, leurs enfants. Ce que ces films me disent, c'est tout le bonheur d'être ici, en cet instant, pianotant dans le silence d'un vendredi. Ce sentiment-là s'émoussera, parce que la mémoire est courte, qu'elle a besoin qu'on la secoue régulièrement, à coups de millions de dollars et centaines de figurants. Mais nous avons besoin de ces histoires-là, pour apprécier un peu ce fait anodin, être en vie, être en paix.


    A La Désirade, ce 29 août 2008.


    Cher Pascal,
    Ce que tu me dis du tiers d’appelés israéliens qui refuse d’obtempérer, si ce n’est pas de l’intox, nous prouve une fois de plus que la vie est plus forte que la force – et c’est cela précisément que voulait aussi montrer Fernand Melgar dans son film. De celui de Clint Eastwood, j’entends le « japonais », le plus saisissant évidemment par sa capacité d’identification à l’ennemi présumé, je retiens la bouleversante séquence de la lettre lue dans la grotte au milieu des soldats, que je trouve l’une des plus belles illustrations de la ressemblance humaine dont nous parlions tout au début de notre correspondance.

    cinéma. guerre

    cinéma. guerre
    Tu parles de la vie douce et paisible au milieu de ceux que nous aimons, et c’est évidemment l’aspiration de la plupart de nos semblables, jusqu’aux plus cabossés. Puisse cependant cette paix n’être pas celle des cimetières… or nous avons vu, au Festival de Locarno, un autre film assez effrayant, suggérant, au Tyrol, la face sombre du petit bonheur pépère, égoïste et mesquin, tel qu’il se trouve prôné aujourd’hui par les nouveaux standards du bien-être.
    Un soir, après leur partie de squash de grands garçons bien dans leurs corps, trois potes étudiants se retirent au milieu d’une forêt à bord de la voiture de l’un d’eux, et en quelques gestes précis, relient le pot d’échappement de la voiture à l’habitacle de la voiture, où ils seront retrouvés morts le lendemain. Le film, intitulé März, s’intéresse à ce qui se passe dans leurs familles respectives quelques mois plus tard. Les mères et les frères, les pères et les sœurs aimeraient bien comprendre, même sans oser en parler. Ces gars avaient tout, comme on dit, et tout pour réussir, et voilà qu’ils se gazent ensemble. Pourquoi nom de Dieu ? Et chacun de s’interroger au miroir de sa propre vie. Il va de soi que le réalisateur, Klaus Händl, dramaturge déjà connu en Autriche, et réalisateurs, dont c’est ici le premier long métrage, ne répond pas, se contentant de suggérer en illustrant cette autre guerre de tous les jours qui se poursuit avec des regards assassins entre conjoints et des gestes mortifères entre parents et voisins.

    cinéma. guerre

    Georges Haldas appelait cela : le meurtre derrière les géraniums, et c’est une figure omniprésente de nos sociétés policées en surface, où l’on voudrait ignorer ce qui couve sous les jolies apparences. Pas plus tard que cette semaine, mon ami, nous apprenons qu’un politicien de nos régions entend faire interdire la mendicité àLausanne et dans le canton. Un de ses pairs, libéral bon teint et conseiller d’Etat, lui objecte qu’il sera difficile d’amender des gens qui n’ont rien… Bel argument, plus réaliste que généreux, quand ces grands démocrates chrétiens foulent au pied la plus élémentaire charité. Que certains mendiants soient des truqueurs, voire des escrocs, est tout à fait possible. J’en suis tout à fait conscient et le fait passer par pertes et profits, surtout dans un pays de nantis comme le nôtre, car tendre la main est, à mes yeux, un geste sacré. Et qui oserait amender le chien d’Umberto D. sans montrer son inhumanité ?

  • A propos des zones décoratives

    Ramallah144.jpg

    Lettres par-dessus les murs (52)

    Ramallah, le 21 août 2008, 16h.55


    Cher JLK,

    Tu as oublié d'indiquer la référence de l'illustration que je t'ai envoyée avec la dernière lettre, piquée sur le blog d'Eric Poindron, c'est un Sherlock de Frederic Dorr Steele (1873-1944). Pour la peine et pour mon plaisir je t'en envoie une seconde, qui me fait ces jours-ci office de fond d'écran, je la trouve admirable. Le texte anglais en petit caractères dit à peu près : « En libérant la femme la corde avait glissé, mais les nœuds qui la maintenaient étaient restés intacts ». Note le contraste entre la femme qu'on imagine et le sérieux de Holmes, la juxtaposition des figures, les lignes raides de l'homme, son visage anguleux, ses chaussures pointues, et la volupté de la ficelle qui serpente entre les barreaux, qui suggère une jambe, l'absence d'une cheville.
    J'aime bien le dessin et la gravure, parce que la froideur apparente du trait me laisse le champ libre, rêver la suite de l'histoire, y mettre mes couleurs.

    littéature,voyage

    Tu as lu Terrasse à Rome, de Pascal Quignard ? Je suis tombé dessus cet été, une belle ode à la sensualité de la gravure, à travers la biographie faussement ascétique de Meaumes, eau-fortiste du XVIIème.

    littéature,voyage

    L'écrivain devient graveur, les caractères imprimés correspondent chacun à un coup de burin, et sur la plaque de cuivre et sur le papier blanc surgit la vie, et l'amour et la douleur. Quignard heureusement n'a jamais entendu ce conseil de Bernard Werber, petite perle que je trouve ce matin au hasard de la toile, et qui s'adresse il est vrai aux écrivains en herbe, je cite : « Il faut d'abord avoir une bonne histoire ensuite à l'intérieur on peut aménager des zones décoratives, mais sans abuser de la patience du lecteur. ». J'ai bien aimé Les Fourmis, et j'aime bien la science-fiction en général, mais je frémis d'imaginer un monde futur où les conseils de Werber seraient suivis, et où tous les livres seraient rehaussés par-ci par-là de « zones décoratives ».
    Quant au triste monde en trois dimensions qui est le nôtre, je m'en inquiète moins, du moins j'essaye. Pour les Ossétiens que tu mentionnes je ne sais que faire, et pour les Palestiniens non plus – pendant ces vacances je me suis moi aussi soigneusement tenu à l'écart des journaux et des écrans, ce n'était peut-être pas une bonne idée, le réel nous est revenu par retour de bâton, en pleine face, dès l'arrivée à l'aéroport. Il faut réapprendre à côtoyer l'Occupation, et les journaux, la Birmanie et l'Ossétie, et refaire de l'inadmissible un quotidien, et garder assez de force et de conscience pour refuser la banalité de la douleur, même si c'est perdu d'avance, puisqu'on s'habitue à tout. Comme ces gens qui continuent à vivre vaille que vaille, à fonder des familles et à retaper des maisons, quand le territoire alloué se réduit comme peau de chagrin.

    littéature,voyage

    La Palestine n'en finit pas d'être au bord du gouffre, mais il ne manque vraiment plus grand-chose pour que l'idée d'un Etat soit engloutie par les colonies qui grossissent à vue d'œil, il suffit de sortir de Ramallah pour voir tourner les grues et s'empiler les parpaings. Encore un tout petit effort de négation du droit international et de la dignité humaine, et ce sera gagné, et dans les bureaux de l'ONU on réfléchira à d'autres solutions. Moi je rêve d'un Etat unique, parce qu'a priori les séparatismes m'emmerdent, mais on s'inspirera sans doute plutôt de Werber, pour créer en Palestine des « zones décoratives » avec entrée payante et thé à la menthe offert. Facile à mettre en place, et exportable, on peut faire de même au Tibet, avec thé au beurre.

    Melgar9.jpgA La Désirade, ce 21 août 2008, soir.


    Cher Pascal,
    C’est vrai qu’on en deviendrait cynique pour moins que ça, mais je continue à penser que la vie est plus forte et que d’une façon ou de l’autre on échappera à d’autres solutions finales.
    En fait de « zones décoratives », la remarque de Bernard Werber m’a rappelé La Forteresse, ce film si remarquable de Fernand Melgar que nous avons découvert au Festival de Locarno, où tout est également offert aux requérants d’asile de passage... Cette « forteresse » représente à la fois le centre d’accueil de Vallorbe - une espèce de grande bâtisse genre ancienne colonie de vacances, à l’extérieur de la ville, où sont « traités » environ 200 migrants sur une durée d’un maximum de deux mois, et la Suisse privilégiée, et l’Europe autant que l’Occident faisant plus ou moins figure d’Eldorado – on sait en effet que les flux sont en train de se modifier…
    Ce qui est touchant en l’occurrence, c’est que ce sont les requérants eux-mêmes qui la créent, cette zone décorative, ou disons qu’ils la remplissent de bonne vie, et ceux qui les entourent savent l’apprécier et l’entretenir et la partager ent oute bonne volonté. Point de cris, point de sévices, point de mépris affirmé. Au regard de surface, ou aux yeux de ceux qui taxent illico les migrants de drogués ou de voleurs potentiels, l’on pourrait dire que cette zone protégée, sinon décorative a priori (les grilles sont là et les verrous sont tirés le soir venu, on aperçoit même un gilet pare-balles à un moment donné), semble une auberge plutôt confortable voire conviviale, comme on dit, et pourtant, aux récits recueillis, aux expressions des visages, aux moments de tension extrême des interrogatoires, et au vu de nombreuses séquences filmées de l’intérieur (Melgar s’est immergé deux mois en ces lieux avec on équipe), on se rappelle aussi la dure vie vécue par ces gens et la plus dure vie encore qui les attend, pour beaucoup, dans ce qui sera cette fois une véritable « zone décorative ». De fait, ceux qui n’ont pas obtenu les papiers nécessaires seront renvoyés avec l’ordre de quitter le territoire de la Suisse dans les jours qui suivent, ce que chacun sait qu’ils ne feront pas. Où iront-ils ? A moins de rentrer effectivement chez eux, comme ce jeune Slovène qui ne savait même pas quels droits lui donnaient les accords de Schengen (jamais entendu parler…), avec une aide financière, ils iront grossir la galaxie des clandestins dont on compte, rien qu’à Lausanne, entre 5000 et 1000 individus, dont les enfants sont scolarisés alors que les adultes survivront de travaux payés au lance-pierre… Tout cela procédant d’une sorte d’hypocrisie civilisée, assurément « décorative » mais pour combien de temps ? C’est ce que se demandent aussi ceux qui voudraient réduire la décoration à du pur Suisse en refoulant ces malheureux, mais tu imagines le pays que ce serait, genre quartiers protégés de rentiers américains, la vraie forteresse des purs. Or figure-toi que, l’autre jour, ayant parlé avec enthousiasme du film de Fernand Melgar sur l’un de mes blogs de 24Heures, un de mes charmants correspondants m’a balancé cet argument massue : « Il y a entre 30 et 100 millions de jeunes Africains qui se sentent le droit absolu de venir en Europe. Comptez-vous les accueillir dans votre appartement de luxe ? ». 
    Ce qui est sûr, c'est  que ces gens-là sont du côté des bulldozers et des parpaings, qui ont la force et la consistance de la bêtise humaine… »

  • Mélancolie des retours

    Ramallah9.jpg

    Lettres par-dessus les murs (51)

    Ramallah, le 17 août 2008.

    Cher JLs,

    Nous retrouvons Ramallah, dans le silence de l'aube. Dans le jardin, le pommier a perdu ses fruits, ceux que les gamins n'ont pas cueillis jonchent le sol, et le raisin est mûr, derrière la maison, des grappes lourdes et gonflées, prêtes à éclater, et quelques-unes saignent déjà, que les guêpes viennent courtiser.
    Dans le salon gisent les valises éventrées, celles qui pèsent sous nos yeux nous disent qu'il serait temps d'aller dormir un peu, mais la beauté de l'aube et l'excitation du retour empêchent le sommeil. Un chat vient pleurnicher devant la cuisine, c'est Nicolas sans doute qui l'a apprivoisé pendant son séjour, un adorable petit pouilleux qui vient réclamer sa pâtée, miaulard et fâché de ces nouvelles têtes, qui sont donc ces deux ahuris qui ignorent les règles de la maisonnée et l'heure exacte des repas ?

    Je retrouve aussi le blog, et un gros regret : j'ai oublié de te demander de me faire voir le papillon de Nabokov, je l'aurais choyé des yeux, parce qu'un peu d'idolâtrie ne fait pas de mal. C'est un vrai bonheur aussi de relire ces citations de Céline, je l'avais un peu oublié celui-là, alors que j'étais célinien en diable à la fac, et la seule mention du nom de Bardamu me replonge illico dans l'univers drôle et grinçant et sinistre et désespéré du Voyage, le roman tout entier surgi de ces trois syllabes, Bar-da-mu.
    Effet madeleine de Proust : la première fois que j'ai vraiment compris l'expression, c'est en rouvrant un volume de l'intégrale de Conan Doyle aux éditions Rencontre, plusieurs années après ma première lecture : le livre à peine entrouvert l'odeur du papier m'a projeté à Londres, physiquement, derrière la vitre d'un appartement de Baker Street : on voit la rue en contrebas, les pavés luisant sous les becs de gaz, et un bruit de calèche qui se perd au loin.
    Ramallah97.jpgTu te rappelles qu'en parcourant le centre de Lausanne je me suis arrêté pour fouiller dans un bac de livres d'occase, je vous ai rattrapés avec un Simenon à la main, un Maigret des mêmes éditions Rencontre. Même papier et même odeur, du coup, gros problème : Boulevard Richard-Lenoir on entend sonner Big Ben, la pauvre Madame Maigret porte des rouflaquettes façon Watson, et quand le corpulent commissaire descend une bière je vois Holmes l'efflanqué se piquant le bras. Seul point commun, l'odeur de pipe qui imprègne ces pages, mais à part causer tabac je ne vois pas bien ce que ces deux-là auraient à se dire, sinon leurs doutes d'être du bon côté de la loi.
    Il faudrait interdire aux éditeurs d'utiliser deux fois le même papier : chaque auteur mérite sa papeterie dédiée, on imprimerait Nord sur du Céline pur fil, le vieux Goriot sur du vélin Balzac, et humer les livres suffirait alors à retrouver les univers, tu n'aurais plus besoin de coucher de longs résumés en deuxième de couverture. Ce que tu dois être en train de faire, de retour de Locarno, retrouvant ton bureau flanqué de la pile vacillante des romans de la rentrée.
    Je me suis assis au mien avec impatience, après ces longues vacances européennes. Prêt à replonger dans les mots, les yeux lavés par ce séjour entre trains et autoroutes. Suis mûr pour cueillir les fruits de ce voyage, devant la fenêtre pendent les lourdes grappes, quelques-unes saignent déjà, je t'envoie les plus belles.
    Pascal

    PaintJLK26.JPGA La Désirade, ce 19 août.

    Cher Pascal,
    Est-ce dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau qu’il y a une Sophie et une Julie ? Tu dois le savoir toi qui es lettré. Pour nous, ce qui est sûr est que nous avons retrouvé avec un certain soulagement nos deux filles aux mêmes prénoms, la première revenant de Colombie où la rue est aussi dangereuse qu’à Jérusalem d’où revenait la seconde par la Jordanie. Comme toutes deux, en outre, viennent d’emménager en de nouveaux lieux après que leur oncle légendaire a vidé notre ancien appart du quartier popu dont je suis en train de reclasser les 12.000 livres restants à La Désirade, tu peux t’imaginer les odeurs mêlées de parfums orientaux ou latinos, et les mille images, les mille impressions glanées entre Petra et les Caraïbes et les mille fenêtres ouvertes en enfilade durant les dix jours que nous avons passés avec L. au Festival de Locarno.
    Filou13.JPGLes retours sont toujours un peu vertigineux. Le silence vaguement réprobateur des objets qu’on retrouve. Où étiez-vous ? Et le chien Fellow qui s’agite enthousiastique, disons trois minutes, avant de retrouver sa routine. Et les journaux entassés. La chronique du monde qui nous rattrape, tristes images d’Ossétie et qu’en penser mon ami, tu as une idée de quoi faire là-bas pour le bien des Ossètes ?
    Or me revoici dans le parfum de livres, que j’aère au fur et à mesure que je déballe les centaines de cartons amoncelés sur les trois étages de La Désirade, et l’odeur de la poussière que j’en arrache se mêle à l’odeur de la prairie au bord du ciel sous l’œil perplexe de nos trois ânes plus stoïques que jamais – et mille titres, mille couvertures, le simple toucher de mille vieux rossignols d’antiques collections (eh mais c’est La Parisienne, tiens voici du Cahier vert, ah mais voilà du Flammarion d’avant les guerres) me remplit de mélancolie et de reconnaissance. Du coup je me revois collégien chez Payot quand Dimitri y était LE libraire seul habilité à conseiller Nabokov de passage, ou dans ma carrée d’étudiant des escaliers du Marché où avaient passé les Thibault de Martin du Gard, chers souvenirs de notre bon jeune temps…
    Aussi je me réjouis de revenir à mon livre en chantier, sans cesser de penser au tien. Ces milliers de livres devraient nous dissuader de persévérer - tu as entendu comme moi la plus stupide remarque qui soit, qui revient à dire que tout a déjà été écrit, et nous voici reprendre le fil de l’encre ou de la chaîne de mots sur le clavecin électronique, et c’est reparti pour la musique…
    Il fait ce matin bleu laiteux sur les Alpes de Savoie.Dolent2.jpg Tout à coup je me rappelle que c’est un 19 août, en 1995, un dimanche, que mon meilleur ami de l’époque s’est fracassé dans les séracs de la face nord du Mont Dolent, que je devais gravir avec lui… A la fin de la matinée de ce jour-là, nous nous trouvions avec L. et nos enfants au pied du Jura, je leur avais montré le minuscule triangle bleuté du Dolent et j’avais remarqué que Reyald devait avoir rallié déjà le refuge Fiorio, alors qu’il gisait au pied de la paroi…
    Reynald aussi aimait Céline, même plus que moi, dont il avait découvert, encore carabin, la thèse sur Semmelweiss. Je lui avais offert les œuvres réunies sous couverture de verre de la collection Balland, et tu connais l’histoire de l’Argus bleu, dont Vladimir Nabokov lui fit cadeau en reconnaissance de ses bons soins et qu’il m’a confié à son tour.
    Dolent1.jpgCher vieux Reynald qui a toujours la trentaine sur les dernières photos que j’ai de lui, de notre traversée de l’arête Midi-Plan, sur ce fil de glace entre deux vertiges, l’un donnant sur le gouffre de mille mètres de la vallée de Chamonix, l’autre sur la Vallée blanche…
    Voilà mon cher Pascal, on revient à la vie, je me suis remis à mon encre verte, ma bonne amie a retrouvé ses emmerdements d’institut, nos petites filles font leurs meufs éternelles avec leurs mecs respectifs, et vous là-bas à Ramallah... tout est bien.
    Ciao, amici, ciao ciao ciao…

  • Les amis se manquent

    littéature,voyage


    Lettres par-dessus les murs (51)


    Murazzano, le 5 août 2008


    Cher JLs,

    Le temps parfois s'allonge et s'étire, et les nuages s'immobilisent, et sur le clocher de la vieille église les aiguilles se sont figées dans la rouille, mais c'est souvent dans ces moments-là que tout se passe – lorsque le temps s'emballe pour nous emporter, haletants, de ville en village et de visage en visage, on ignore dans la cascade des évènements ceux qui finalement feront sens, ceux dont on se rappellera, ceux qui feront peut-être un livre, et ceux qui se perdront dans trop de mouvement, ou trop d'émotion.
    Après cette belle nuit à la Désirade, où le temps s'était suspendu un peu pour se soumettre aux mots, il a repris sa course folle, et le mors aux dents, ébranlé peut-être par une exposition d'art brut à Lausanne, et ce fut Cormérod, Nicolas et les insectes du jardin de Xavier, et Bâle et Olivier, et l'expo Vodou à Genève, et Bâle et l'Alsace et Jean, et la Sardaigne, où Olivier Bis m'enseigne l'art du tuba et l'importance des trompes d'Eustache, dont je ne dispose peut-être pas, nous trinquons au couchant avec Olivier et Mathilde et puis avec la belle-doche et le beauf, et l'on construit avec la petite Emma des châteaux de sable (avec piscine et dépendances) avant Rome où notre curiosité de touristes fond, dans la chaleur étouffante, comme une glace aux myrtilles, reste le souvenir du trompe-l'œil de Sant'Ignazio de Loyola, quelques façades et les pavés que le soleil a ramollis, les bords du lac de Martignano, Nicola, Fede, Giulia, Luca, la petite Olivia fait des châteaux en sable noir et la petite Catherine rit de toutes ses deux dents, quand on fait trompetter son ventre en y collant la bouche, et Jim et Grete déboulent à Trastevere où nous faisons le plein de tripes alla romana, et nous voilà à Turin, et nous voilà à Murazzano, deux heures plus tard, sur la place du café, attendant Séverine et Sylvain, dont la 106 asthmatique déboule depuis Marseille, et Sylvain Bis et Tania qui débarquent de Rennes, avec la petite Zoé dont je tombe éperdument amoureux, parce qu'elle ne me demande pas de lui construire des châteaux, elle, et que du coup je suis près à descendre à Gênes pour lui chercher du sable, et tout ce petit monde erre à présent dans le village, ma douce est partie voir sa mère-grand à Mondovi et le temps s'arrête enfin, un peu, dans la rouille de l'horloge, sur la terrasse d'où je t'écris, d'où je contemple les collines du Piémont, et la tour de Murazzano, dont ma belle-mère prétend qu'elle est mauresque.
    Etranges vacances d'expatriés, dédiées moins à découvrir des lieux qu'à retrouver des visages, des amis perdus de vue depuis des lustres parfois, et l'on sait l'importance de ces retrouvailles, qui trouvent leur sens dans la joie du présent, mais aussi dans l'assurance de bonheurs futurs, parce qu'il faut soigner les amitiés comme on entretient son jardin, et j'ai le souvenir de fleurs qui n'ont pas survécu aux rigueurs d'hivers trop longs.
    Voilà comment filent ces semaines, entre trains, avions et autoroutes, avec un roman inachevé aux trousses, poursuivi par un homme invisible qui réussit, dans les moments les plus incongrus, au détour d'une conversation, dans les cahots d'un sentier, à me souffler une phrase à corriger, une idée nouvelle. Comme toujours les déplacements me secouent la cervelle, m'offrent mille fusées, des trames de romans à venir, des poèmes d'une ligne, et mon carnet se couvre de griffonnages et j'en remercie les muses, mais je maudis aussi ces fantômes qui ne me laissent jamais tranquille, qui me tirent déjà vers Ramallah et la quiétude de l'atelier, jaloux de ce temps que je ne leur consacre pas.

    littéature,voyage

    Trouvent-ils leur bonheur à la Désirade ? Comment passe le temps, là-bas ? Mon souvenir le fige dans le silence des étoiles, la lueur des bougies et les mots partagés sans hâte... mais un rapide tour sur le blog m'offre l'image épique de l'homme déjà aux prises avec le dragon de la rentrée littéraire, bataillant contre six cent et quelques nouveaux romans… pas vraiment en vacances non plus, si ce mot peut avoir un sens quelconque quand on fait ce qu'on aime.

    Locarno25.jpgLa Désirade, ce dimanche 17 août.

    Carissimo,
    Tu étais de l’autre côté des monts la veille de notre arrivée à Locarno, et tes lettres me manquaient depuis longtemps déjà, puis je me suis trouvé entraîné dans le tourbillon de ce festival, entre cinq films à voir du matin au soir et deux papiers à livrer entretemps, donc point vraiment de temps sauf le matin un quart d’heure sur un banc solitaire, et le soir avec ma bonne amie sur la Piazza Grande en attendant les projections, à la terrasse de la Contrada, mais dix jours sans un répit de lecture ou d’écriture perso, ni l’énergie de te répondre, comme si ce terme de vacance sur lequel tu achèves ta lettre de Murazzano creusait en moi un vide réel.

    littéature,voyage
    Tu l’as deviné : les vacances connais pas, c’te horreur, ou alors juste pour L. ou pour voir des amis en cascades, comme tu les évoques, sauf que nous sommes bien plus sauvages que vous ou laissons monter les gens à La Désirade, mais les vacances au bord de la mer ou en montagne, si ce n’est entre saisons quand la mer est noire et la neige bleue, ça nous fuyons, le genre Club et kapos de plages à sifflets, quelle abomination n’est-ce pas, mais c’est vrai que faire ce qu’on aime est un privilège et qu’on peut admettre que ceux qui sont à la peine y aient droit. Bref.
    De l’autre côté des monts, c’était donc vers les Langhe de Pavese ? En tout cas j’ai pensé à Lavorare stanca ces derniers jours, pas à cause du travail mais à cas de l’Italie, en suivant notamment Nanni Moretti sur sa Vespa, zigzaguant à travers des quartiers de Roma que nous n’avons jamais vus, et s’arrêtant sur telle place pour y danse, à tel autre endroit pour héler tel passant, avec son irrésistible malice et sa façon d’écrire son journal, Caro Diario, jusque dans les terrains vagues d’Ostie où il cherche le monument à la mémoire de Pasolini, un truc tout déglingué ressemblant à la nostalgie des chiens galeux… Povero paese, que nous avons retrouvé dans les années Berlusconi du Caïman, l’un des derniers films de Nanni Moretti, et caro paese qui cultive comme aucun autre l’art de faire une comédie de toutes ses tribulations.
    Pascal2.jpgRamallah115.jpgA ce propos cela encore : je t’ai dis que ta douce m’évoquait terriblement le cinéma italien des années 40-50, et j’ai montré sa photo à Nanni qui en a été frappé lui aussi. Or il se trouve qu'il a, dans ses projets, un remake d'un fameux mélodrame de Mario Soldati, d'après un roman de Fogazzaro, dont l'héroïne est une jeune Italienne du Nord, et le héros un révolutionnaire romantique slovaque sur les bords. Tout à fait vous en somme, donc il vous contactera dès qu’il sera question du casting. Le film se tournera sur le bord du lac Majeur, où il pleut tout le temps. Ca vous changera un peu de Ramallah...


    Ce qu’attendant un abraccio a tutti e due

    JLs

    Images: Vue de Murazzano, par Pascal Janovjak. Une scène de Piccolo mondo antico, de Mario Soldati. Alida Valli, dans son premier rôle. Pascal et Serena au Chemin de la Dame, Lavaux, juin 2008, par JLK:

  • Première à l'alpage

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    À propos de la représentation, le 14 juillet 2016 à La Comballaz, de Musique, Amour et Fantaisie, duo de Sergio Belluz (chant) et Oksana Ivashchenko (piano) célébrant deux génies volontiers folâtres : Rossini et Satie.


    La fantaisie est assez rare aujourd'hui, dans les lieux de culte souvent graves voire compassés où la musique dite classique continue d'être célébrée, aussi est-ce avec une non moins rare jubilation que nous avons assisté , en date d'un 14 juillet mémorable à divers titres - civilisation et barbarie mêlés - à la première représentation du concert-spectacle très original conçu par le baryton lettré italo-lausannois cosmopolite Sergio Belluz, avec la complicité délicatement athlétique de la pianiste ukrainienne Oksana Ivashchenko, pour la défense et l'illustration de ces deux génies profondément débridés et non moins superficiellement profonds que furent le Pesarien Giovachino Antonio Rossini (1792-1868) et le Parisien Eric-Alfred-Leslie Satie (1866-1925), entre chats miauleurs et crustacés à sonorités coruscantes, marche funèbre et petits trains à fumées blanches et croches pointées…

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    Apparier les musiques de Rossini et de Satie n’est pas trop surprenant, de la part de Sergio Belluz, dont les goûts musicaux et littéraires rompent volontiers avec les conventions académiques et l’affectation pompeuse, sans donner pour autant dans la facilité démagogique au goût du jour. Rapprocher deux grands musiciens sous prétexte que l’un a composé un Prélude hygiénique du matin, et l’autre une Etude asthmatique, entre un Ouf les petits pois ! et des Peccadiles importunes pourrait sembler peu sérieux voire anodin, mais là encore le jeu n’a rien de gratuit : le rapprochement éclaire, autant que la perspicacité malicieuse de Sergio Bellum, la réelle parenté de Rossini et de Satie à cette enseigne, précisément, d’une fantaisie relevant du jeu profond, de l’humour salubre et d’une non moins perceptible mélancolie en sourdine. 

    C’est que Rossini et Satie sont tous deux de grands amoureux de la vie et de vrais poètes, qui prouvent qu’on peut être bigrement sérieux sans se prendre trop bougrement au sérieux, acrobates en virtuosité sans sonner le creux.

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    S’il ne vise pas prioritairement les mélomanes ferrés, loin de là, le récit-récital conçu par Sergio Belluz vaut à la fois par ses éclairages sur la vie de chacun des deux musiciens et son intelligence fine de la musique.

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    Ainsi module-t-il à la fois les voies biographiques et les voix de Rossini et de Satie, qu’il fait parler en première personne et donc raconter leurs vies respectives pour ceux qui ne les connaîtraient point, avant de passer aux illustrations musicales, chant et piano alternés ou de concert.


    Côté biographie, on s’intéresse notamment à la comparaison de deux versions du Barbier de Séville, de Paisiello et de Rossini, dont la première de celui-ci fut chahutée par la claque convoquée par celui-là, avant que justice ne soit rendue au jeune musicien contre le barbon jaloux.

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    On sait que la première carrière de Rossini , brillantissime, durant laquelle il composa une quarantaine d’opéras, fut suivie par une « retraite » à laquelle Sergio Belluz a consacré une particulière attention, avec l’ironie qui sied à l’approche de Péchés de vieillesse d’une réjouissante fraîcheur.
    Côté découverte, en tout cas pour le soussigné et quelques autres Béotiens, ce seront les notes graves et puissamment imprimées dans la matière sonore, par la pianiste ukrainienne, d’une récapitulation panachée où la mémoire multiplie les citations de ce qui fut chanté jadis et naguère, pour finir en beauté avec Mon petit train de plaisir …
    Si la partie rossinienne du récital fait déjà la part belle au piano, celui-ci va s’en donner à cœur joie dans le grappillage de morceaux tirés par le maître-queux de la marmite merveilleuse de Satie.

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    L’esprit français, de Villon à Rabelais et jusqu’à Proust et Sacha Guitry, par Saint-Simon et le Chat noir, non sans de multiples détours, allie naturellement la subtilité savante et la veine populaire. C’est ce qu’on appelle une civilisation, qui prévoit une place pour chaque chose, de l’éléphant au magasin de porcelaine.


    Le métier de chanteur, tant que le métier de pianiste, requièrent des compétences qui excluent toute tricherie. Or ni Rossini ni Satie ne leur ménageront aucun repos. La facilité d’apparence est le produit d’une ascèse.

    Satie_Tapisserie_en_Fer_forge_1924.jpgEt dans la foulée on nous livre une espèce de mode d’emploi ou de manifeste joyeux, intitulé L’Esprit musical, tiré d’une conférence donnée par le compositeur en 1924 dans les villes certifiées belges de Bruxelles et Anvers, dont chaque mot nous touche tandis que la pianiste fait merveille sur son clavier où défilent finalement les inénarrables crustacés de Satie. On se croirait à l’opéra. Rossini n’a pas eu le temps de lire Proust, mais les poissons et les oiseaux se mêlent les pinceaux, et Satie fait mousser le rideau…

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    Pour que chacune et chacun soient contents, précisons enfin que cette première à l’alpage fut donnée sous le toit accueillant de dame Geneviève Bille, à l’enseigne de Lettres vivantes (www.lettresvivantes.ch)

     

    Images à La Comballaz: Jean Lutrin (couleur) et Chantal Quehen.

     

     

  • Kaléidoscope

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    Quand j’étais môme, déjà,

    je voyais le monde comme ça :

    j’avais cassé le vitrail de la chapelle

    avec ma fronde

    et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça,

    tout à fait comme ça, j’te jure,

    et c’est comme ça, depuis ce temps-là,

    que je le vois, le monde.


    Le monde est comme un vitrail recollé,

    c’est pourtant vrai :

    j’aurai passé des jours et des jours,

    depuis ces années-là,

    à genoux devant la chapelle

    qu’il y a un peu partout,

    à chercher les morceaux du vitrail dans l’herbe

    et à les rassembler, le front bas,

    avant de les recoller,

    du bon côté de la lumière,

    les yeux au ciel.


    Et voilà le monde, j’te dis pas :

    faut l’avoir fracassé et recollé

    pour l’aimer comme ça, le monde.

  • Au bon jeune temps

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    Lettres par-dessus les murs (50)


    Ramallah, samedi 28 juin 2008

    Caro,

    Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, nous en parlions hier avec les amis, de ta lettre et des malheurs de l'éducation, en Suisse, en France et ailleurs. Quelques lueurs d'espoir tout de même, comme tu as pu le lire, le Conseil de l'Europe veut interdire la fessée : elle porte atteinte à la dignité de l'enfant, comme on le sait, et elle bien peu efficace. On privilégiera désormais au sein des familles la bonne vieille pratique de la brûlure de cigarette ou de la torsion de bras, l'autorité parentale s'en trouvera renforcée, c'est bien.

    Ziad m'a raconté cette semaine la Ramallah de son enfance, on s'est croisé par hasard, on s'est salué bien bas, parce que Ziad est un gentleman de la vieille garde et qu'il mérite tout le respect, on a échangé deux banalités et il s'est lancé dans la peinture d'une fresque du temps jadis. Quand il n'y avait pas d'hôtel en Palestine, mais des salles communes où tout voyageur était accueilli par un repas, un narguilé et un coin de tapis... quand aux carrefours on trouvait des grandes jarres d'eau fraîche pour rassasier la soif des promeneurs... quand il n'y avait en ville que cinq voitures, pour les deux médecins et les trois nantis. De sa voix grave et douce, il m'a parlé de ces étés qu'il passait à Hébron, dans les champs, en ce temps-là tout le monde travaillait en été, pour se préparer aux rigueurs de l'hiver, et l'on chauffait les maisons avec les noyaux des olives issues de la récolte.
    En ce temps-là peu d'enfants apprenaient vraiment à lire, ils récitaient le Coran assis sur le sol de l'unique pièce de l'école. Lui faisait partie des privilégiés, son père était cheminot, il portait le bleu mais le soir il mettait la cravate et le fez ottoman, parce qu'il était fier d'être fonctionnaire, et la mode était à la moustache hitlérienne, on était solidaire des Allemands et des Turcs, contre les Anglais. La locomotive paternelle desservait alors le Caire et Damas, l'on pouvait aller jusqu'à Cape Town en train, et à neuf ans, pour apprendre la géographie, l'instituteur leur demandait de trouver le chemin le plus court de Jérusalem à Madrid, en s'aidant des cartes et des horaires de chemins de fer.
    Ensuite nous passons du coq à l'âne, aux hommes invisibles et aux djinns, il m'avoue qu'à son âge il a encore peur du noir, parfois, quand il va vérifier le fonctionnement de la citerne derrière la maison, les mystères sont grands, on cause religion et son regard plonge dans la nuit des temps, savais-je que la circoncision trouve son origine dans les rites cananéens, et me suis-je rendu compte que dans les synagogues et dans les mosquées subsistait encore la trace de l'autel des premiers sacrifices ? Non, mais je repense aux offrandes hindoues, aux lingams arrosés de lait et couverts de fleurs, et cette soudaine redécouverte de l'unité humaine me réjouit. Il est tellement facile d'oublier même les évidences, quand on vit le dos au Mur… De l'Occupation nous n'avons point parlé, je ne tiens pas à savoir comment un homme aussi épris de connaissance, de voyages dans l'espace et dans le temps peut supporter d'être Palestinien aujourd'hui.
    Il regarde sa montre, je vais devoir rentrer, je vous prie de m'excuser, le match va commencer, dit-il avec un petit sourire. Espérons que la Turquie gagne, dis-je – Que le meilleur gagne, répond-il de sa voix grave et douce.

    Nous quittons Ramallah lundi aux aurores, pour de longues vacances, et Istanbul où nous faisons une petite escale. La ville ne sera ni klaxonnante ni pavoisée, mais ça restera la plus belle du monde… je t'en enverrai des nouvelles, avant de débouler enfin à la Désirade, dans une dizaine de jours...

    A très bientôt,

    Pascal
    PS. Mon ami Nicolas reste ici pendant l'été, les curieux de littérature, les amoureux de photo et les passionnés du monde arabe pourront consulter son blog, il y enfile perle sur perle : http://battuta.over-blog.com/



    Suisse420001.JPGA La Désirade, ce 2 juillet 2008.

    Cher vieux,
    Tu seras déjà parti quand tu liras ce mot, mais cela ne fait rien n’est-ce pas ? Nous avons tout le temps, et bientôt je vais te tanner avec mes souvenirs remontant au moins au XVe siècle, lorsque je traversais l’Europe dans la bande d’escholiers de Thomas Platter le fils de bergers de montagne devenu grand humaniste à multilangues.
    Les souvenirs de Ziad me rappellent ceux de mon Grossvater, qui possédait lui aussi sept langues et lisait tous les soirs, sur la table de la Stube dont les quatre pieds tournés constituaient les colonnes de notre temple d’enfants, quelques pages de sa grande Bible et quelques sourates du Coran en V.O. Grossvater avait connu sa promise au Caire, et tous deux y rencontrèrent aussi le père de mon père, lui aussi dans l’hôtellerie. Le père du père de mon père, en revanche, était dans les chemins de fer comme le père du père de ma mère, qui fut de la première équipe à traverser le tunnel du Gothard, au titre de chef de train.
    Je ne voue aucun culte particulier, en ce qui me concerne, aux choses et aux gens du bon vieux temps. L’attitude de beaucoup des gens de ma génération ou de la précédente, qui consiste à prétendre que plus rien ne se fait de bon aujourd’hui, me semble déplorable. Je suis tout à fait conscient, en matière de littérature et d’art, que nous vivons dans une période d’eaux basses, mais c’est en pensant et en sensibilisant notre temps que nous pourrons faire le mieux que nous pourrons, et non en nous cantonnant dans le passé, qui n’est à mes yeux qu’une modulation du présent. Lorsque la mère de ma bonne amie, Batave anarchisante, me parlait de Sénèque dont je lui ai filé un opuscule, avant qu’elle n’achète toute la série, elle me parlait de « ton M. Seneque » et me citait ses propos comme si elle venait de boire un coup avec lui au Café du débarcadère. Elle aussi regrettait le temps des vitriers chantant dans la rue, comme je regrette l’odeur de crottin que diffusait le passage des chars des maraîchers remontant du marché, dans les hauts de Lausanne des années 50, et l’autre jour ma vieille marraine, troisième fille de Grossvater, me racontait comme celui-ci, pingre et demi, au retour de leurs immenses balades du dimanche, parfois jusqu’au sommet du Rigi et retour, conseillait à ses filles, sur la route du soir, de faire semblant de boiter pour apitoyer quelque conducteur de char ou des rares voitures de l’époque…
    Nos souvenirs sont-ils plus beaux que ceux que nous avons offerts sans le savoir à nos enfants ? Qui peut le dire ?. Le tout est de s’arranger pour ne pas les leur pourrir d’avance. Mais les émerveillements de nos mômes valent bien les nôtres et, à vue de nez, la tradition ne se perd pas malgré les Barbie connes et le Coca Zéro.
    Je t’envoie, avec cette vue de La Désirade où vous êtes attendus, cette photo de la famille de la mère de ma mère, quoi doit dater de 1911. Tous les gens qu’il y a là sont morts. L’un de nos arrière-grands-oncles présents fut chercheur d’or aux States et mourut de déprime après son retour en Suisse. L’autre était boucher. Un autre encore, que nous appelions l’oncle Fabelhaft, avait pas mal voyagé et pratiqué le négoce de tapis orientaux. Il nous faisait, enfants, beaucoup rire, je ne me rappelle plus pourquoi. L’une de nos tantes vécut en Chine, une autre se pendit de chagrin (l'Amour...), une autre encore se perdit d’inconduite. La personne très digne du premier rang est ma grand-mère Agata, mère de ma mère qui, le jour de ses 80 ans, fut ensevelie sous les fleurs de tous ceux qu’elle avait aidés petitement ou grandement, au dam de mon grand-père qui trouvait que c’était là bien de l’argent gaspillé. De la même façon, s’il prenait la fantaisie à ses filles de nous voiturer en taxi depuis la gare, il ne manquait pas de leur faire remarquer qu’avec l’argent de ce taxi on eût acheté trois pains.
    Ainsi de suite : c’est la saga des familles. Un jour, me trouvant sur une butte dominant le quartier de nos enfances, et me rappelant le voisinage de Simenon, sur les hauts de Lausanne, j’ai pensé que je pourrais un jour, comme de petites boîtes qu’on ouvre, guigner dans chaque maison et en regarder vivre les gens. Dans ce quartier qui nous semblait, adolescents, la banalité même, voire la mort vivante, j’ai appris à détailler depuis lors des romans et des nouvelles à n’en plus finir, nourris de drames de la jalousie et de suicides, de trésors de bonté et de d’abîmes de solitude ou de mesquinerie. En notre enfance nous étions bien cinquante à jouer sur le grand pré, et les aiguiseurs passaient avec leurs aiguisoirs, les vanniers avec leurs paniers, les pasteurs et les curés avec leur propre bazar, puis il n’y eut presque plus d’enfants, et voici qu’il en repousse.
    Liras-tu ces lignes à Constantinople (j’en suis resté à ce nom magnifique), ton portable sur tes genoux au milieu d’un souk moyennageux, ou dans quelque aérogare futuriste fleurant le kérosène ou le parfum dutyfree ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir tous les deux, je vais vous amener au Chemin des Dames, en plein Lavaux, comme j’y ai amené Fabienne Verdier, Nancy Huston et tous ceux que j’aime ou que j’ai envie de pousser un peu au bord de la falaise (ça ne pardonne pas), et nous parlerons de ton roman en fumant nos bonnes vieilles pipes pendant que nos bonnes vieilles compagnes feront ensemble un peu de tricot sur le banc qu’il y a devant le chalet…

    PaintJLK15.jpgImages : Chemin de fer du Hejaz, 1957.  Portrait de famille, 1911. Vue de La Désirade, huile sur toile de JLK.

  • Au col de l'amitié

     
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    Quand Jaman nous est conté...

    En écho à la rencontre de Pascal Janovjak et de JLK à La Désirade, Nicolas de Battuta (http://battuta.over-blog.com/) note ceci sur son (excellent) blog d'habitant de Ramallah.

    J’attendais vos dernières lettres avec anxiété : se seront-ils « reconnus » ? Mais c’était sous-estimer ce que vous élevez au-dessus même des nuages : l’amitié.

    Pour moi qui ai lu vos cent et une Lettres par-dessus les murs avec la patience d’un Shâriyâr, l’ascension vers ces sommets fragiles où naît le sentiment d’être quand même, après tout, oui, des humains parce qu’amis, des amis parce qu’humains, fut exaltante.

     

    Je me suis senti des vôtres, et de derrière les murs je n’avais aucun mal à imaginer les contours du lac avec, bien sûr, cette petite encolure où mon village taille ses ardoises en pierres à ricochets.

     

    En moi est monté le désir de Désirade, d’une bonne rasade de blanc et d’une belle Shéhérazade. De moments cueillis à fleur de précipice, comme ceux que vous vivez.  

     

    Jaman, c’était deux jours avant qu’elle s’envole. Nous étions montés dans le brouillard le plus épais. Déjà je croyais avoir échoué quand, entre Dent et Naye, comme une bouche tout à coup le ciel s'est ouvert.

    Découvrant ce que tu as découvert
    ...

     

    Image JLK: le col de Jaman vu du sommet de la Dent du même nom. A découvrir sur le blog de Nicolas, que nous nous réjouissons d'accueillir à La Désirade: une superbe photo de son amie Kaye, évoquant Jaman en octobre 2007.

  • L’électricité de la vie


    Pascal7.jpgApproche de Guy Oberson
    Par Pascal Janovjak

     

    L’accueil est sympathique, les manières de l’homme sont d’une grande douceur. Mais les modèles qui ont eu l’imprudence de s’asseoir dans son atelier sont tous portés disparus. Vous ne reconnaîtrez pas les corps. C’est pour ça qu’il préfère peindre d’après photos. Petite précaution d’assassin.

    Je sais comment sa main tient la craie. Quand dans le secret de l’atelier il lacère, déchire, suit le sillon d’une ride, cette esquisse qui indique la voie au scalpel, couper ici, creuser, creuser jusqu’à toucher l’os, et gratter encore, sortir la matière, accumuler les couches… Sombre miracle des traits qui se superposent en orifices, en percées, quand l’artiste pèse contre le corps, contre la chair qu’il fouille. Son couteau de nuit taille en éclairs.

    Ouvrir la peau – mais coudre la bouche, attentivement coudre la bouche, la sceller en points serrés, et crever les yeux, bien sûr. Saisir l’essentiel, la voix sans les mots, saisir le tremblement étouffé des cordes vocales, et dévoiler le regard qui brûle loin derrière l’iris, derrière la pupille. Arracher le reste, arracher l’inutile et puis laver, laver encore, délaver jusqu’à dissoudre. Craie noire, chaux vive.

    Lui y laisse des ongles, brûlés par le papier, et beaucoup de soi. Il se recule souvent, pour échapper à l’œuvre en fusion, mais en vain : les portraits qu’il trace sont toujours un peu ceux de son propre visage. L’autre y perd son être.

    Reste un goût de fer, peut-être, dans la bouche du peintre. Rien de volontaire ou de recherché, juste une conséquence. Et reste la trace, sa main. Dans l’épaisseur du papier, elle a creusé des profondeurs de tombeau – mais la trame du suaire palpite, habitée, la trame vibre. Car ce n’est pas une empreinte qui s’est posée là. C’est le frémissement d’un corps. La beauté, la douleur, la fureur, l’étonnante douceur, parfois, d’une présence. Il faut que le démiurge soit meurtrier, pour nous livrer ainsi l’électricité de la vie.

    Image: Portrait de Pascal, pointe noire de Guy Oberson.


    Pascal Janovjak, écrivain et critique, réside et travaille actuellement à Ramallah, où il se consacre à l’écriture d’un roman. Il a publié aux Editions Samizdat un premier recueil de poèmes en prose intitulé Coléoptères. Il entretient, depuis mars 2008, une correspondance avec JLK intitulée Par-dessus les murs.
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    Janovjak4.JPGhttp://www.guyoberson.com.

     

  • Talisman de l'amitié

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    Lettre par-dessus les murs (49)


    A La Désirade, ce 10 juillet 2008.

    Cher toi,

    L’amitié serait ce chemin suspendu à travers les couleurs du monde, du Talisman de Paul Sérusier que tu viens de me faire découvrir ce matin tandis que Serena écoute Amico fragile de Fabrizio de Andre - qu’elle sait par cœur...
    Vous m’êtes apparus hier sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de Lausanne. J’étais un peu tremblant de vous voir soudain vous incarner. Nos mots s’étaient rencontrés avant nous, jusqu’à cette centième lettre que tu m’as envoyée de Bâle où tu as passé ton enfance, je te sentais déjà plus proche que nombre de mes proches, je te savais mal rasé par la seule photo que j’avais de toi, je savais que Serena, par le portrait que tu m’avais envoyé, sortait d’un film italien des années 60, et c’est ainsi que vous m’êtes apparus sous le Cervin mandarine, lui mal rasé et l’air d’un petit Français slovaco-bâlois me faisant une farce en se faisant soudain visible, donc l’amitié ne serait pas une farce, et elle avec ses lunettes à la Nathalie Wood dans La fureur de vivre qui me rappelait soudain la douceur de vivre à l’italienne de nos vacances de Vitelloni adolescents, et déjà nous nous connaissions depuis toujours au point de nous tutoyer illico, et déjà nous filions par les vignobles s’étageant au-dessus du lac et par les verts s’étageant des vignes aux forête et des alpages aux gazons de tout en haut où nous nous sommes retrouvés, au bord du ciel, l’immense ciel du Col de Jaman au-dessus de l’immense lac à plusieurs bleus, et vous me racontiez Ramallah, l’eau qui chauffe sur le toit et le piège à ciel ouvert de Gaza, je vous désignais là-bas la petite ville riveraine des parents de ton ami Nicolas de Battuta, nous nous racontions à la terrasse ensoleillée et Serena comparait la viande séchés des Grisons à la Bresaola, le mystère de l’incarnation se répétait, le soleil tournait sur le lac immense aux lointains diaphanes, et de là-haut je vous désignais chaque lieu de son nom, là-haut c’est le Casque de Borée et le Château, le Grammont et le Blanchard, et vous me désigniez les noms de là-bas, dans le labyrinthe du pays divisé et subdivisé aux douces collines et aux oliveraies massacrées, et le soir ma bonne amie nous rejoignit à La Désirade et la lumière tourna sur le lac immense, en quatuor nous nous racontions à n’en plus finir, tant de vies en chacun depuis tant d’années et à venir, nous étions bien, nous étions là, nous étions vivants, nos visages diffusaient leur aura dans la lumière vacillante des bougies, tu as évoqué les chauve-souris géantes de Dacca au lourd vol velouté et toute la nuit constellée de loupiotes, au bord du lac immense, la lune tournant à son tour dans le ciel immense, toute la nuit semblait une paire d’ailes déployées, nous nous sentions protégés - c’était un peu comme si nous avions été confiés les uns aux autres…
    A présent nous sommes devenus visibles les uns aux autres. De virtuelle notre début d’amitié s’est actualisée dans le mystère ouvert de nos visages. La nuit s’est prolongée, pour nous deux, à nous parler de nos écrits en chantier, qui traitent également, chacun selon sa voix, de ce qu’on voit et de ce qui ne se voit pas. Et ce matin nous sommes quatre amis de plus au monde. Et ce matin les couleurs du monde sont comme une tapisserie restaurée. Ainsi l’amitié serait-elle cette haute lice et ce talisman…
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    A La Désirade, ce 10 juillet.
    Très cher ami,
    Me voilà installé sur la terrasse de la Désirade, je ne décrirai pas la vue qui m’a enchanté hier soir, qui m’a ébloui ce matin, le Léman, les montagnes et l’horizon ne sont qu’un petit cadeau supplémentaire, puisque c’est toi que je suis venu voir.
    Avant notre rencontre sur ton blog, tu étais un mythe – pas de flagornerie là-dedans, pas un mythe de pierre, froid et imposant et inaccessible, mais un mythe tout de même, comme le sont tous ces artistes dont on admire les œuvres, les couleurs ou les mots, et qu’on ne croise pas dans la rue tous les matins. Gravir le sentier pentu qui mène à la Désirade n’est pas gravir l’Olympe, mais tout de même, il y a un peu de rêve là-dedans, et beaucoup d’émotion, quand devant vous marche JLK, qui manie le petit transporteur pétaradant qui trimballe vos valises.
    Et puis il y a l’entrée dans le grand chalet. Je n’imaginais pas un chalet, va savoir pourquoi, dans mon imagination la maison était nimbée dans des brumes de haute montagne, un peu hors du monde, je n’en avais pas d’image précise. M’y voilà, et somme toute ce n’est pas un chalet – la première chose que l’on voit, à peine l’homme a-t-il ouvert la porte devant vous, c’est un mur de livres, et une paroi de livres qui longe l’escalier, des livres qui portent les plafonds, et même au-dessus des fenêtres courent les livres : c’est une maison construite en briques de papier, si l’on retirait le bois des parois elle tiendrait encore. Comment sont-ils classés ? Par éditeurs, sans doute, mais avant tout par taille, comme les moellons d’un mur. Certains sont inaccessibles, trop haut perchés, ceux que tu ne relis pas, je suppose, même si tu m’avoues ne garder que ceux qui t’intéressent. Ils débordent de partout, ils s’empilent parfois en tours précaires, ils gonflent des placards que tu ouvres en t’exclamant « catastrofe », et c’est vrai que c’est une catastrophe, cette avalanche de livres qui menace de t’engloutir, à laquelle tu fais pourtant face, comme le marin au creux d’une vague fatale, cette mer déchaînée qui est à la fois sa perte et sa raison de vivre.
    Dans ces blanches parois, dans ces murailles de mots alignés, empilés, dans les titres de cette Babel polyglotte qui n’en finit pas de monter au ciel, je retrouve tout ce qui m’intimide à la lecture de tes écrits. Cela reste irréel, et pourtant il y a le petit blanc d’Epesses, le repas partagé, les voix de nos compagnes, la petite brise qui monte dans le soir, les cloches qui tintent dans la vallée, tout cela est réel, et il y a ton visage sur lequel jouent les ombres dansantes des bougies, et ton regard attentif, et nous causons, bien après qu’elles se soient couchées, amusées par notre sérieux, et puis tu me parles de mon livre comme si c’était le seul que tu aies jamais lu, et nous parlons de tout et de rien et des choses les plus importantes du monde comme si nous étions absolument seuls au monde. Ce qui est peut-être une définition de l’amitié... Les mots nous auraient suffi, par-dessus les mers et les murs, mais ils seront riches désormais des lumières dansantes de ce moment, du doux bruit du vin versé, de la brise nocturne.

  • Notre vie sur un fil

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    Lettres par-dessus les murs (48)
    Bâle, le 5 juillet 2008


    Dostum,
    Je ne pianote pas depuis un café du Grand Bazar, ni sur la place pigeonneuse devant la mosquée d'Ortaköy, mais non loin des fontaines de Tinguely du Theaterplatz : attention, je me rapproche dangereusement de la Désirade…
    Contrairement à tes vallées, ce lieu ne me permet pas de remonter bien loin dans le bon vieux temps, puisque les souvenirs de mes parents sont liés à d'autres contrées, mais c'est ici que j'ai connu le goût de l'air dans les poumons, l'odeur de la Bratwurst et mes premiers regards en coin, et je me rappelle bien la cour de l'école, que j'ai retrouvée toute petite quand je la voyais immense, pendant les parties de chat perché de la récréation, et je me rappelle de la Migros MMM où nous faisions nos courses, et c'est avec une bête émotion que j'ai découvert des Migros à Istanbul, ces grosses capitales oranges me font presque autant d'effet que les bas-reliefs de la cathédrale de Strasbourg, que j'admirais tête en l'air en me rendant à la fac, au risque de percuter les touristes teutons avec ma bicyclette.

    Faute d'être tombé vraiment amoureux de ces villes que j'adore, j'avais le cœur vacant lorsque j'ai rencontré Istanbul, et à chacune de nos retrouvailles elle se fait plus belle, sans doute parce que nos amis de là-bas nous accueillent toujours à bras grand ouverts, et se donnent une peine de tous les diables pour nous la faire aimer, ce qui est bien inutile s'agissant d'Istanbul. Ville périlleuse, si j'y habitais sa beauté m'obligerait à me lever aux aurores tous les matins, et à rater le dernier bateau à la nuit tombée, pour en perdre le moins possible. Et puis il y a bien trop de chats à Istanbul, on est obligé de s'arrêter à chaque coin de rue pour en caresser un, c'est éreintant. Si j'y résidais je n'y ferais rien de bien, à moins de travailler dans une cave je passerais mes journées à la fenêtre, à grignoter des simit dont les grains de sésame iraient rouler sur les pavés, je me porterais malade tous les après-midi pour boire du thé, jouer aux échecs dans les rues de Taksim, ce genre de choses, manger des sandwiches au poisson à trois livres en tentant d'apprendre le turc des pêcheurs, ou le kurde des serveurs.
    Mais bon, me voilà ici, sous les platanes et ce n'est pas mal non plus, et je me recommande ä Cola, bitte schön. Tu me parles du Coca zero, une horreur, d'accord avec toi, mais peut-être pour d'autres raisons - j'essaye pour ma part de convaincre mes amis des vertus du vrai Coca-Cola, cette magnifique boisson pétillante et caféinée, je leur parle de ce beau logo entortillé qui remonte à la fin du XIXème, on n'en ferait plus, des logos comme ça, d'ailleurs dans vingt ans on n'en boira plus, trop malsain, trop acide, trop sucré, trop caféiné, mais je ne les convaincs pas, la plupart préfère le jus de pomme bio, le café moulu a casa, un petit Brouilly. Comme quoi, quand même, tout fout le camp.
    Sur ces tristes considérations je te salue et te lève mon verre, et puisque nous sommes quelque part autour de la centième lettre, je finis celle-ci en t'écrivant, une dernière fois, tout le bonheur de cette petite correspondance par-dessus les murs. A très vite,
    Pascal.

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    A La Désirade, ce dimanche 6 juillet.
    Cher Pascal,
    Trois jours, je compte : trois jours pour incarner notre amitié, lui mettre plus qu’un visage mal rasé, un grain de voix, celui de Serena, vous faire entendre les nôtres, vous faire visiter la Désirade et sa vue si vue il y a ce jour-là (pour le moment c’est rideau de pluie et compagnie donc rien à voir sauf le val boisé du premier plan), vous offrir deux Big Macs (le Happy Meal sera pour le chien Fellow en attendant d’autres événements) arrosés d’un traditionnel Coca-Cola Old Label, dont le poète Rainer Maria Rilke fit jadis l’éloge à sa façon.

    Pour Rilke non plus il n’y avait pas de «bon vieux temps». Tout objet diffusant une présence lui semblait participer d'une épiphanie virtuelle, il le dit dans une de ses lettres que tu connais peut-être, tout en rappelant lui aussi que tout fout le camp et que toute nostalgie n’est pas comparable – ainsi de notre première découverte de ses poèmes ou du Bambino de Dalida, de même que la mémoire de Bâle n’est pas réductibles au répertoire du Beau Lac…
    Bâle est évidemment notre Europe idéale et l’ Eloge de la folie, la dinguerie de Tinguely et le petit hôtel Au Violon dont la terrasse ombragée jouxte l’ancien couvent de femmes qui fut une prison (d’où son enseigne) avant de s’ouvrir aux voyageurs de partout. Bâle est une civilisation à laquelle mon vieil ami Pingouin a consacré une fresque historique admirable. Mon ami Pingouin doit être ces jours aux eaux, entre Loèche et Saillon. Tu sais évidemment que ce surnom, datant de la communale de Montmartre où il passa une partie de son enfance (son père étant le représentant à Paris de la firme suisse Landy & Gyr), désigne l’historien comparatiste octogénaire Alfred Berchtold, avec lequel j’ai réalisé un livre d’entretiens qui me fut un vrai cadeau et que je t’offrirai volontiers à mon tour quand vous vous pointerez à La Désirade.
    Ce jeune homme à longs cheveux en équilibre sur la tige de fer d’une barrière surplombant le Rhin, c’est aussi Bâle. Bâle du grand Concile de mille deux cents je ne sais plus combien et de Carl Gustav Jung, Bâle de la chimie et de la physiognomonie de Lavater, Bâle des boules et Bâle des goules médiévales ou des moules à sable de ton jardin en enfance, Bâle de tous les Christs et de toutes les morts.
    Cette dernière illumination a ponctué ma dernière visite au Musée de Bâle, avant ma dernière visite à la grande expo Munch (je suis fou de Munch) à la Fondation Beyeler: qu’on voit à Bâle tous les Christs, du Christ au corps d’amant de je ne sais plus quel maître ancien au Christ terrifiant d’Holbein vert cadavre à barbiche de fil de fer barbelé dont parle Dostoïevski, et toutes les morts, de celle de la non moins fameuse Îles des morts de Böcklin à la série sublime de la maîtresse mourante de Ferdinan Hodler (de lui aussi je suis franc fou) entre autres figures de la décréation et de la rédemption.
    De quel côté ce garçon va-t-il tomber ? C’est une alternative qui me hante, entre le poids du monde et le chant du monde. Toutes nos lettres, ami Pascal, en sont tissées. Moi aussi j’ai grand bonheur à en recevoir les nouvelles de chaque nouvelle missive me venant de Ramallah ou de Dacca ou demain de Brazza, comme un écho de la vie bonne et terrible que tous tant que nous sommes nous menon en équilibre sur ce fil...
    Un abrazo,
    Jls.

  • Kaléidoscope

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    Quand j’étais môme, déjà, je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde.

    Le monde est comme un vitrail recollé, c’est pourtant vrai : j’aurai passé des jours et des jours, depuis ces années-là, à genoux devant la chapelle qu’il y a un peu partout, à chercher les morceaux du vitrail dans l’herbe et à les rassembler, le front bas, avant de les recoller, du bon côté de la lumière, les yeux au ciel.

    Et voilà le monde, j’te dis pas : faut l’avoir fracassé et recollé pour l’aimer comme ça.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui voyagent dans le voyage

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    Pour Frédéric Pajak

    Celui qui s’embarque sur le Magnifica en compagnie de deux mille cinq cents passagers et neufs cents trente-trois membres d’équipage et de service dont cent quatre-vingt cuisiniers et une brigade du feu / Celle qui se rend également à Buenos Aires mais par avion dans un panier au nom de Penny Lane / Ceux qui constatent que l’haleine du vent de Santa Cruz est chargée de relents de pétrole / Celui dont la famille alsacienne a toujours redouté les Boches et qui continue de craindre (un peu) les Allemands à bermudas / Celle qui à la proue du paquebot se croit toujours à la pointe du progrès / Ceux qui comparent la ville flottante la nuit à un dormeur ronflant passablement / Celle qui évoque le «soupir crépusculaire » des soirées de la croisière / Ceux que l’agoraphobie menace au milieu de tous ces gens seuls conglomérés / images.jpegCelui qui se répète gaiement que la croisière s’amuse non sans travailler à sa traduction en islandais du Pavillon d’or de Mishima/ Celle qui lit Vertiges de W.G. Sebald qui la renvoie à De l’amour de Stendhal puis au Giardino Giusti de Vérone où elle se guérissait d’une rupture en lisant du Leopardi mort en avalant une glace de travers / Ceux qui se sont rappelé leurs anciennes amours et autres haines en lisant l’Histoire de l’amour et de la haineau Prater de Vienne où ils sont revenus pour se rappeler quelques passions et autres désamours / Celui qui (dans un taxi londonien destination Bloomsbury) tombe d’accord avec l’écrivain Dantzig (Charles, pas Jean-Paul) pour estimer que l’humour français n’existe pas sauf ici et là quand il se la joue à la juive ou à l’angalise – ou chez Marcel Aymé ou Chaval et quelque autres / Celle qui apprécie l’ironie française mais à dose comptée / 10455397_10207618861016449_8326800692270092146_n-1 (1).jpgCeux qui n’imaginent pas un couple français à la Laurel et Hardy même si Bouvard et Pécuchet forment une paire assez gaie / Celle qui éclate de rire comme on pète - l’odeur en moins / Ceux qui préparent leurs bons mots comme le faisait Cocteau avant les coquetèles / Celui qui se sent tout drôle avant de mourir de rire / Celle qui lit sous la plume de Dantzig (Charles, pas Armand ni Aaron) que « la drôlerie est la poétisation de la vie » / Ceux qui trouvent vraiment drôle et carrrément très très drôle la pratique saoudite (conforme à la grande civilisation wahabite) de crucifier le cadavre d’un jeune décapité au nom de la foi en un monde meilleur où chacun aura toute sa tête pour se féliciter d’être né / Celui qui sans faire d’amalgame se figure que tous les fous de dieu n’ont plus qu’une tête (genre le cheval de Caligula)  qu’il lui incombe de trancher - ce qu’il évite par éducation pour se contenter de lui faire un pied de nez / Celle qui prend son pied quand le mécréant le lui fait comme un dieu / Ceux qui à Collioure se rappellent la mort de Walter Benjamin telle que l’évoque Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain 3 / ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgCelui qui (Richard Wagner himself) confie à Cosima juste après la mort annoncée d’un ami qu’il a mal compris (le comte de Gobineau) qu’ « à peine a-t-on rencontré quelqu’un qu’il vous coule entre les doigts » / Celle qui passant à Dieulefit (en visite chez son cousin Cheval devenu célèbre pour sa brouette et son palais) n’a pas remarqué dans les cafés les très libres enfantsde l’institut pédagogique de pointe de La Roseraie inspirée par le modèle de Summerhill en non moins foutraque / Ceux qui ont bien tourné en dépit (ou à cause, ça se discute) de leur éducation libertaire / Celui qui s’est conduit très régulièrement en notoire irrégulier non sans prôner la discipline extrême de la calligraphie / Celle qui fugue en faisant suivre ses pianos au galop à travers bois et cuivres / Ceux qui découpent le temps en fines tranches à consommer après l’emploi au présent de l’oblatif / Celui qui sait de source sûre que « se baigner dans mille pleurs inutiles éteint la jeune lumière » tout en restant conscient de cela que « notre soupir se fait vent » et constater enfin « que le ciel change vite de couleur » / Celle qui (cauchemar récent) se fait arrêter en Arabie pour excès de gaieté / Ceux qui de passage à Positano et lisant sur le port le Manifeste incertain 4 de Frédéric Pajak se rappellent l’origine de la Pizza Margherita aux couleurs du drapeau italien et représentant un « chef-d’œuvre de l’histoire humaine » à savourer encore et encore au Campo de Fiori de Rome ou dans les pizzerie mafiose d’un peu partout et jusque sur les terrasses du Purgatoire alors que les Ritals « meurent devant leur télévision », etc.

          (Cette liste émane et revoie de toute évidence à la lecture du Manifeste incertain 4 de Frédéric Pajak paru en août 2015 aux éditions Noir sur Blanc aux bons soins de l’imprimerie Buona Stampa de Pregassona, Svizzera).

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  • Entre la chape et le foutoir

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    Lettres par-dessus les murs (47) 

     Ramallah, ce 22 juin 2008

    Cher JLs,
    Triste évocation du Tibet que tu m'envoies là. Encore une injustice dont on sait presque tout, mais qu'on ressent si peu. Je suis allé à Gaza la semaine dernière, pour mener un petit atelier d'écriture avec les étudiants de l'université d'A. Je me suis dit qu'ils en avaient gros sur la patate, et qu'une paire d'oreilles étrangères ne feraient pas de mal. Je n'avais pas imaginé à quel point c'était vrai. Cette fois-ci encore, les histoires que l'on m'a racontées ne sont pas des histoires d'occupation ou de politique. Les récits qu'ils ont choisi d'écrire font tous partie de la sphère privée, anecdotes familiales, disparition du grand-père de Samia, mort du petit chat blanc de Noura, Mohammed qui se souvient s'être fait choper sans billet dans le métro de Tunis, Rahman qui se rappelle son examen le plus difficile…
    Voilà ce qu'a écrit Alla :
    Les moments les plus joyeux de ma vie, c'était quand j'allais à Jérusalem chez ma grand-mère. La maison de ma grand-mère est simple, pourtant on peut y sentir l'odeur des vieilles pierres. Les nuits sont très belles, des fenêtres de sa maison on peut voir briller toutes les lumières de Jérusalem.
    La maison est toujours là aujourd'hui, mais ma grand-mère n'y est plus.


    Il a manqué quelque chose pourtant, dans les récits de ces étudiants soigneusement coiffés, de ces étudiantes vêtues comme pour une fête – il manquait quelque chose que je devinais parfois, dans des débuts d'histoires avortées, qu'on n'osait pas dire devant toute la classe. Personne n'a parlé d'amour. La prochaine fois j'insisterai davantage sur les bienfaits de la fiction… Ce n'est qu'à la fin de la seconde journée que j'ai vraiment senti le poids de cet autre enfermement : après une séance photos-souvenirs d'un bon quart d'heure, où l'on s'est gentiment entassés pour tenir tous devant l'objectif, les cinq mectons du groupe ont insisté pour faire une dernière image avec eux seulement. Drôle d'idées les gars, quand vous pouvez côtoyer d'aussi belles plantes ? Pourquoi seulement les garçons ? Parce que sinon Monsieur, on ne peut pas mettre la photo sur internet.
    Plus tard nous avons mangé chez Zac avec les profs, et il nous a montré son petit verger, on s'est assis à l'ombre des citronniers, et tout le monde s'extasiait, quel endroit magnifique. Ce qui le rendait magnifique, cet endroit, c'est qu'il était caché, que personne ne nous voyait, protégés par les grands citronniers, et Zac pouvait enfin fumer une clope sans se faire voir de ses parents, de ses voisins, échapper à tous ces regards trop curieux qui enferment mieux que tous les bidasses de Tsahal réunis.

    Plus tard, sur le chemin du Deira Hotel, Sami me montre l'énorme mosquée qu'on construit en face. Tu vois, on n'a plus de matériaux de construction ici, plus de béton, plus rien… mais pour les mosquées on en trouve quand même… On dit qu'au paradis, chacun pourra avoir sa mosquée, construite en or, construite en diamants, à toi de choisir… et bien moi je la veux en bois, une petite mosquée en bois, à quoi bon une mosquée en diamants, si tout le monde peut s'en offrir une ?
    La terrasse de l'hôtel donne sur la mer, la plage en contrebas fourmille de petites familles venues faire trempette, et la terrasse du très chic Deira Hotel est pleine de monde, parce que la richesse est aussi universelle que la misère… Au loin, on voit briller les lumières des bateaux de pêche. Il y en a peu, à cause du manque d'essence, mais à la nuit tombée ils dessinent une ligne continue, parce qu'ils sont tous au même niveau, à la frontière gardée par les navires israéliens. Homme libre toujours tu chériras la mer… Ici, même la nuit, même en regardant la mer, on voit des murs.
    On a ouvert un peu les portes aujourd'hui. Espérons que la trêve tiendra, au moins le temps pour Sami de recevoir un nouveau chargeur pour son ordinateur portable, il veut réaliser un petit clip vidéo, des images de Gaza sur la musique de Prison Break.

    Rodgers25.jpgA La Désirade, ce 26 juin, soir.

    Cher Pascal,
    Merci pour cette évocation des étudiants de Gaza, qui m’a rappelé une autre histoire d’école, plus triste à sa façon. C’est mon ami Rafik qui me l’a raconté après l’avoir vécue. Il me semble t’avoir déjà parlé de Rafik, écrivain tout à fait remarquable, Tunisien d’origine mais installé dans nos régions depuis une trentaine d’années, vivant d’enseignement dans un collège.
    Or il était chargé, un jour, de la surveillance des couloirs de son établissement, lorsqu’il remarqua deux élèves, un garçon genre fils à papa se croyant tout permis et une fille, qui se roulaient des patins sans faire mine de sortir dans la cour. Alors Rafik de les prier, gentiment mais fermement, d’aller s’embrasser dehors, et la jolie paire de se traîner vers la porte tandis que le garçon lançait un « va te faire fuck » à voix basse mais tout à fait audible, qui força le prof à le rappeler pour lui faire répéter ça, tandis que l’ado prenait son air le plus innocent. Courroux du prof. Soumission feinte du garçon qui repart sans s’excuser et remet bientôt son « va te faire fuck ». Alors notre Rafik, qui est plutôt du genre placide et tolérant, de le rappeler une nouvelle fois et d'exiger des excuses, à l’indifférence complète du collégien se sachant protégé par son père, grand chirurgien de la place et de l’espèce dominatrice et cynique comme on allait le voir. De fait, peu après l’incident, le prof ayant exigé des sanctions de la part du directeur, celui-ci en convint comme il convint ensuite de recevoir le père et le fils en présence de Rafik. Ainsi celui-ci eut-il à essuyer les sarcasmes rageurs du père, devant son fils, lui reprochant de ne rien comprendre à notre société émancipée et de se mêler des mœurs de son fils alors que lui et son rejeton passaient de si bonne soirées à mater ennsemble des films pornos…
    Le fils a été puni malgré les pressions du père, Rafik a passé pour une espèce de bougnoule rabat-joie, sûrement une sorte d’imam coincé aux yeux du père alors que l’écrivain est le plus cool des paternels (ses deux fils rockers peuvent en témoigner),  nullement du genre père-la-vertu, mais ce n’est ni à lui ni au père du gosse que j’ai pensé en lisant ce que tu dis à propos de l’amour censuré dans les témoignages des étudiants de Gaza, respectueux à l'excès de la loi des pères alors que l'élève de Rafik s'en voyait délié par son père lui-même. Or n'y a-t-il pas un chemin entre la pudibonderie et l'affectation de dévergondage ? Le geste de Rafik n’était pas d’un censeur borné mais d’un prof respectant son élève et lui demandant la pareille, à l'opposé de la complicité visqueuse du père. A cet égard, tout ce que tu racontes des étudiants de Gaza respire plutôt la santé, et je me demande qui est le plus réellement libre de celui-là ou de ceux-ci...
    Images: plage de Gaza, par Pascal Janovjak; The Beach, par Terry Rodgers.