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Carnets de JLK - Page 72

  • Signalétique

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    … Tout a été prévu et minuté avec le Commando pour une intervention de haute sécurité : nos gars font irruption via la carte bancaire, ils neutralisent les locaux par la vidéosurveillance, ensuite de quoi le spécialistes de la Section de Choc désamorcent le système de verrouillage de la caisse automatique, de laquelle ils font s’échapper le personnel – un pictogramme doit être ajouté qui indiquera la SORTIE, et l’indispensable CELLULE PSYCHOLOGIQUE…


    Image : Philip Seelen

  • À la petite cousine

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    …Et pour ce livre que tu m’as envoyé, de ton Monsieur Ouellebec ou je ne sais plus quoi, je m’excuse, ma chère Augustine, mais je regrette de n’y avoir pas trouvé de coin de ciel bleu : je m’excuse mais c’est trop noir, et puis il y a des mots ordinaires et je me demande si ce n’est pas en plus un obsédé, mais le pire c’est qu’il n’y ait aucun espoir même à la fin – je t’avoue que je n’ai pas lu tout le roman, même pas la moitié, mais j’ai guigné la fin…


    Image : Philip Seelen

  • La virée d'Yvan

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    Belle tranche de roman d’ado autour de la Grande Bleue: 27.000 kilomètres en quête d’humanité et de culture millénaire, dans la foulée de Pierre, Maritou et Yvan Gisling. Récit rétrospectif autour d’un livre, à relire après la mort de Pierre ce dimanche 15 janvier 2017.

    Heureux qui comme Yvan, à dix ans, a fait un beau voyage ! Ulysse n’avait pas pensé à emmener son fils Télémaque et sa chère Pénélope dans son fameux périple, faute probablement de camping-car... Or, Pierre Gisling a mis à profit ce moyen moderne de déplacement pour concrétiser, de septembre 2003 à août 2004, une Odyssée certes plus modeste mais à valeur d’initiation irremplaçable. Sept ans après l’aventure, Yvan, gymnasien à Burier, se rappelle ce qui l’a le plus marqué.

    « Ce que je retiens d’abord, c’est la rencontre d’un Marocain qui nous a abordés spontanément, nous a reçus chez lui et m’a fait découvrir une qualité d’accueil que j’ignorais jusque-là. Durant tout le voyage, j’ai apprécié cette façon, même chez des gens pauvres, de nous recevoir avec la même générosité». De la même façon, également au Maroc, Maritou dit avoir été impressionnée par un guide « sauvage » lui faisant valoir que le bonheur à l’occidentale n’était pas à se yeux un idéal. « Ce qui m’a impressionnée, c’est sa façon claire et nette de revendiquer une vie plus simple et plus vraie que notre existence de consommateurs à outrance.»

    Soulignant à son tour cette bienveillance partout rencontrée, sans doute liée au « passeport » que représentait un jeune enfant, Pierre Gisling cite un moment particulièrement fort de leur équipée, un soir dans un village perdu de Crète, lors d’une fête pascale où soudain, un homme s’est mis à danser en portant une femme-tronc. « Ce qui nous a bouleversés, c’est la beauté qui irradiait de cette femme complètement disgraciée. Au milieu des belles jeunes filles qu’il y avait là, l’infirme dégageait un rayonnement extraordinaire, qui m’a fait m’interroger sur la notion même de beauté... »

    Loin de se cacher les dangers et autres mauvaises rencontres possibles liées à un tel voyage, les Gisling relèvent d’une seule voix le fait que pas une fois, durant cet immense périple, ils n’ont été en butte à des menaces ou à de la malveillance. « Une seule fois, précise cependant Maritou, j’ai eu peur lorsque, égarés dans une zone militaire turque, nous nous sommes retrouvés au milieu de soldats braquant leurs armes sur nous. Mais tout s’est résolu grâce à la présence d’Yvan…» Et de relever, aussi, les moments de lassitude liés à l’obligation de vivre ensemble dans l’espace exigu d’un fourgon. Ou bien Yvan de se rappeler une terrible prise de bec avec son père, après qu’un chien eut mangé l’une de ses tortues, « pétant les plombs » et traitant alors son paternel de « connard »…



    Le voyage qui « nous fait »

    Comme je  rappelle à Yvan, qui vient de fêter ses dix-sept ans, le mot de Nicolas Bouvier selon lequel les voyages nous « font » plus que nous les faisons, le jeune homme analyse lucidement le changement, en lui, lié à cette expérience : « En fait, ce n’est que vers quatorze ans que j’ai commencé de me rendre compte de ce que nous avons vécu, avec la prise de conscience de la diversité des coutumes et des conceptions de la vie, dans tous les pays que nous avons traversés. Depuis lors, mon jugement est plus nuancé...»

    Quant à Maritou, c’est le voyage lui-même qui l’a transformée durant ce qu’elle dit une « année merveilleuse ». Et Pierre Gisling de souligner l’importance, par le voyage, de « sortir de son cocon, de ses bornes, de ses flèches ». Loin de partir pour voir plus loin si l’herbe est plus verte, à la recherche d’une certaine universalité du sentiment. « Une mère qui console son enfant a les mêmes gestes, qu’elle soit arabe, juive ou chrétienne. Or ce dénominateur commun est amplifié par la Méditerranée, dont j’espérais montrer, à notre fils, les racines et les sources entremêlées. Pour ma part, je pressentais évidemment que toutes ces cultures du pourtour méditerranéen s’interpénètrent, mais le voyage a inscrit cette réalité dans notre peau… »

    Gisling 001.jpgPèlerinage à nos sources

    Beau projet, à l’heure de certaine peur renaissante de l’étranger, que de faire découvrir à son fils la ressemblance humaine au-delà des principes abstraits. Avec Maritou, sa femme enseignante capable d’assurer le suivi scolaire du gosse une année durant, Pierre Gisling ne partait pas sans biscuits. Ancien prof de dessin plein de charisme, passeur d’art et de culture populaire (on se rappelle Volets verts) à la TSR, actuellement propriétaire d’un Cabinet de curiosités à Montreux, l’homme a bourlingué. Artiste (il ornera les façades d’une maison marocaine en passant, notamment) mais aussi homme de terrain et d’organisation (il a été officier et mit sur pied des camps de dessin de fameuse mémoire), c’est enfin un humaniste, mais qui ne pensait pas vraiment se lancer dans un récit de voyage, craignant l’anecdote. Or un ancien collègue et ami, l’enseignant et journaliste Robert Gerbex, l’a convaincu de se lancer dans ce livre à deux voix très chargé d’histoire et de culture, qui nous emmène de la Sagrada Familia de Barcelone à Cnossos, en passant par le Maroc et l’Egypte, la Turquie et jusqu’au pied du Mont Ararat, par tous les lieux chargés de mémoire et de spiritualité. Parcours initiatique riche, aux innombrables interférences religieuses et politiques, notamment avec les Arméniens et les Kurdes.

    Le récit alterné, très intéressant mais parfois un peu trop didactique, évoque aussi la passion de Maritou pour le tissage (l’enseignante est également restauratrice de tapis anciens) et les rencontres humaines du trio, ou encore les étonnements d’Yvan devant le colosse de Rhodes, le cheval de Troie (reconstitué) ou les vestiges (improbables) de l’Arche de Noé…


    Pierre Gisling et Robert Gerbex. Méditerranée entre clochers et minarets. Mon Village, 286p. Nombreuses illustrations.

  • Sollers à Syracuse

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    De modalités de la conversation, chez Elio Vittorini et dans le roman Une vie divine de Philippe Sollers. Du  mépris de celui-ci pour les auteurs "lourds".


    J’ai parlé de conversation à propos d’Une vie divine, mais le mot est lesté d’un autre poids dans l’inoubliable Conversation en Sicile d’Elio Vittorini que, sans doute, Sollers jetterait aujourd’hui dans le sac des « auteurs lourds », comme il le fait des romanciers américains contemporains. Lui qui a parlé de Bret Easton Ellis comme d’un sous-produit de marketing, et qui marque presque le même dédain à l’endroit d’un Philip Roth, fait peut-être illusion dans le cercle confiné et narcissique d’un certain parisianisme, mais comment ne pas voir, avec un peu de recul, que les « romans » de Philippe Sollers ne font absolument pas le poids à côté de la trilogie américaine de Philip Roth (pour ne parler que de ceux-là), des livres de Joyce Carol Oates ou du Canadien Timothy Findley, et que Lunar Park surclasse à l’évidence, en tant que projection romanesque, l’habile et ludique surglose d’Une vie divine ?

    Tout cela que je note sans cesser d’apprécier ce dernier livre de notre casanovesque jaboteur, dont la conversation brillante n’a pourtant rien de commun avec le grand brassage existentiel, social et politique qui constitue la matière fusionnelle de Conversation en Sicile.

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    Autant dire qu’on passe, d’Une vie divine au chef-d’œuvre néo-réaliste que figure le roman de Vittorini, du salon français à ce qu’on pourrait dire l’éternel entretien de l’homme avec lui-même, à travers les siens, sa terre natale et ses souvenirs d’enfance, ici : les figuiers de barbarie et l’odeur du soufre que Silvestro, le fils déprimant à Milan que son père fait revenir en Sicile, retrouve avec le monde des humbles, ou les harengs et les fèves aux cardons de la Mamma, et les gens, la foultitude des gens... 

    Tout ça qui pèse tellement de tonnes d'humanité crasse, n’est-ce pas !
    Sollers.jpgA propos de conversation, il est par ailleurs intéressant d’observer plus précisément les dialogues d’Une vie divine, qui relèvent somme toute de la non-conversation. Toujours étincelant dans le soliloque, Philippe Sollers est en revanche incapable de moduler un vrai dialogue, l’interlocutrice (il n’a jamais d’interlocuteur) n’intervenant jamais qu’en faire-valoir, comme d’ailleurs tous les « personnages » féminins des « romans » de l’auteur.
    Avec le « pesant » Vittorini, tout, au contraire, dialogue : les gens entre eux et avec eux-mêmes, la lumière et les parfums, les noms et les larmes…


    Elio Vittorini. Conversation en Sicile. Gallimard, Collection l’Imaginaire.

  • Adieu l'ami, salut l'artiste...

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    Pierre Gisling, artiste et initiateur de la jeunesse en matière d’art, voyageur curieux de toutes les cultures et infatigable passeur de beauté, vient de nous quitter.


    Pierre Gisling n’est plus. Notre vieil ami et voisin au Vallon de Villard, sur les hauts de Montreux, est décédé dimanche soir 15 janvier. Celui que des milliers de jeunes gens en chemises bleues avaient connu et aimé sous le surnom de Kim, chef charismatique du faisceau vaudois des UCJG, était à la fois un grand frère attentif et un artiste sensible, un voyageur curieux de toutes les cultures et un passeur de beauté.
    Né à Moudon en 1937, fils d’industriel, Pierre Gisling avait étudié les arts plastiques et la pédagogie aux Beaux-arts de Lausanne avant de parfaire sa formation pédagogique à Paris. Devenu professeur de dessin au collège de Béthusy, il avait créé, en 1964, les premiers camps d'expression artistique, notamment à Dieulefit, où il partagea sa passion avec des centaines d’adolescents et dont témoignent plusieurs publications, tels L'oeil apprivoisé et L'imagination au galop ou Les aiguillages du rêve.
    Appelé par la Télévision suisse romande à diriger son service Art et éducation, en 1970, il y réalisa, entre autres, de mémorables portraits de grands artistes contemporains (de Max Bill à Jean Dubuffet en passant par Balthus et Manessier), puis il anima une émission largement ouverte à la culture populaire de nos régions, à l’enseigne de Volets verts.

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    La retraite passée, Pierre Gisling continua d’exercer son art, consacra des mois à un grand voyage en minibus autour de la Méditerranée, avec son épouse Maritou et son fils Yvan, puis créa un fabuleux Cabinet de curiosités, à Montreux, où il faisait commerce éclairé d’objets souvent exceptionnels en matière d’art chinois, précolombien ou africain, notamment.
    Sensible depuis toujours au cousinage de toutes les civilisations, en homme de culture attentif à la spiritualité de l'art vivant anonyme plus qu'en esthète sèchement spécialiste ou en spéculateur, il avait ramené de Chine une quantité d'objets dont certains paraissaient très proches, par leur raffinement où l'émotion qu'ils dégageaient, de «notre» Antiquité ou de «notre» Moyen Âge. Des Song au siècle passé, en passant par les époques Han et Ming, ces objets témoignaient de ce qu'Etienne Barilier appelle la «ressemblance humaine», souvent très émouvante.


    De la même façon, quoique très connaisseur de l’art contemporain, mais hors de tout snobisme, Pierre Gisling restait ouvert à tous les aspects de la création artistique fondée en authenticité ou chargée d’énergie spirituelle ou pulsionnelle, des arts premiers de toute provenance à l’art brut sous ses multiples formes. Quant à sa dernière exposition personnelle, elle illustrait sa vénération particulière du corps humain.
    Passeur de beauté, Pierre Gisling aura savouré jusqu’à ces derniers temps chaque instant de la vie, comme il nous en témoignait récemment encore dans la pleine conscience de l’issue de sa maladie. L’intensité de cette dernière reconnaissance n’efface pas notre chagrin, mais nous reste comme une leçon sereine au moment des adieux. (Images: Philip Seelen)

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  • L'Amérique au scalpel

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    Flash-back sur Zombies, le premier recueil de nouvelles de Bret Easton Ellis, dont les Oeuvres complètes viennent d'être réunies en deux volumes dans la collection Bouquins de Laffont.

    La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies.

    Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur.

    Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu.
    C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.

    Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.

    Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park et Glamorama à l’autre bout de son parcours.

    Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés ou informes.

    Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments.
    Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées.

    Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer.
    Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.

    Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.

    S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de répulsion contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveaux malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'œuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…

    12790945_10208822612029472_2381570917894567996_n.jpgBret Easton Ellis, Oeuvres complètes en 2 vol. Préface de Cécile Guilbert, suivie d'un entretien (très intéressant) de l'écrivain avec Jon-Jon Goulian, paru dans la Paris Review. Volume1, 1040p.: Moins que zéro, Les lois de l'attraction, American psycho, Zombies. Volume 2,
    1112p. : Glamorama, Lunar Park, Suite(s) impériale(s). Robert Laffont, collection Bouquins.

  • Sollers à Stromboli

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    De l’instant présent et du regard « ailleurs ». Sur l'éternel retour et le point de vue de Philippe Sollers. De la façon particulière, chez le lagopède, de roter.

    A La Désirade, ce dimanche 15 janvier 2017. - Je rodais sous le volcan lorsque j’ai découvert Le gai savoir sur le sable blanc de quelque île Bienheureuse, à vingt ans et des poussières, en compagnie de la fille et du garçon que j’aimais alors, alternant cette lecture et celle de Malcolm Lowry, mais déjà je regardais ailleurs : je savais que ma vérité était ailleurs.

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    Jamais je n’ai pris Nietzsche tout à fait au sérieux, l’image d’Héraclite se jetant dans le cratère m’a toujours paru du kitsch, et cette histoire d’éternel retour vécue par Sollers dans Une vie divine me semble également « de la littérature ».

    Au-dessous du volcan, ça c’était autre chose : c’était LA littérature telle que je l’entends, qui passe les grands mots et les délires solipsistes de la poésie philosophique à la Zarathoustra.

    LA littérature ne dresse pas devant moi des idoles ou des statues de Commandeur, mais m’ouvre des portes et des mondes. Une chose m’intéresse alors dans Une vie divine, et c’est la façon de Sollers de regarder ailleurs pendant qu’il note telle ou telle phrase de Nietzsche, l’air de dire « cause toujours », quand il ne l’écrit pas carrément. De la même façon, et c’est pourquoi je l’apprécie, ce livre m’incite à tout moment à penser à mon tour « cause toujours », comme si le solipsisme de Sollers restait entr’ouvert, si j’ose dire.14260785.jpg
    François Truffaut remarquait, à propos du Macbeth d’Orson Welles, que celui-ci regarde toujours ailleurs à travers tout le film, comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un de plus fort que tout pendant que tel ou telle lui parle. Ce regard étrange, un peu fou, je le sens à tout moment dans LA littérature, de Shakespeare à Proust ou de Dante à Dostoïevski. Or ce regard seul me délivre de mon solipsisme et m’ouvre entièrement à la porosité.

    LA voix qui cristallise toutes les voix, LE regard qui nous fait entrer dans toutes les maisons et tous les cœurs, LE rythme de telle ou telle pulsation d’écriture ne sont plus alors de l’ordre de la « littérature », au sens du words words words, mais de LA littérature qui raconte notre histoire, une bribe après l’autre, depuis la nuit des temps.

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    Je n’ai pas besoin d’aller à Stromboli pour y être. J’ai revu l’autre jour le film de Rosselini, où toutes les passions sont en somme mises « sur le feu », de la nature et des hommes. Or cela, ce matin, me rase. De ma table matinale, je vois les montagnes enneigées, flottant sur le stratus comme des îles, émerger dans le ciel rose. Tel est l’instant présent, que je savoure sans en faire une doctrine. Or c’est cela même, alors que le rose du ciel là-bas semble prendre feu, qui semble si vain ce matin : ces doctrines en piles et en strates, que je ne trouve chez aucun des auteurs auxquels je tiens vraiment, je dirais ce matin : de Tchékhov à Proust ou de Balzac à Trevor, d’Eschyle à Bernanos, entre mille autres.

    Les Alpes ce matin ne se la jouent pas fuligineuse et dramatique, comme à Stromboli, mais plutôt contemplative et zen; et ce matin, tiens, j’irais bien faire un tour sur les traces du lagopède des neiges, dont me réjouit toujours le rot d’enfant gavé dans le silence des cols préalpins…

  • Ceux que leur gaîté protège

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    Celui qui n’arrive pas à rester fâché / Celle qui a l’art guerrier de dévier les traits / Ceux que tout atteint mais qui n’en montrent rien / Celui qui sourit dans le vague avec la fixité précise de l'Archer / Celle qui lit Le Trottoir au soleil dans la salle d’attente du train de nuit / Ceux qui rebondissent comme des ballons sur la pelouse du jour vert électrique / Celle qui fait la vaisselle en chantant l’air de Mimi de La Bohême (« Mi chiamano Mimi », etc.) pendant que ses jeunes invité pioncent encore après les excellents excès de la veille / Ceux qui restent pensifs après le départ de tous les clients du bar gay Au Soleil levant tenu par la famille vietnamienne qui en a superchié pendant les guerres dont les gamins ne savent plus foutre rien / Celui qui a écrit « la lumière est en vous aussi » et que les gens liront avec reconnaissance quand le bouquin sera en vente / Celle qui se console de n’avoir pas été invitée à la noce pipole du présentateur de la télé et de la Miss Météo en apprenant qu’on s’y est fait hyper-tartir / Ceux qui jurent qu’ils n’en sont pas quand on leur demande s’ils en sont / Celui que la vision des abattoirs déprimait à chaque fois qu’il prenait le TGV Lyria et qui déprime maintenant de ne plus avoir assez de ronds pour se payer Paris-Folie / Celle qui se défoule dans la foule du métro après sa sortie du couvent motivés par Dieu sait quoi / Ceux qui prient le Seigneur avec une ferveur de 3 janvier sans trop savoir qui c’est çui-là mais Lui doit le savoir alors ça va / Celui qui se rappelle son premier Happy Meal au goût de petite madeleine / Celle qui fête le Nouvel An avec les Chinetoques d’à côté qui s’intéressent à ses années de musicologie à l’Academia Chigi de Siena (Italia) / Ceux qui offrent des figues sèche sà la tante Glouton / Celui qui va skier ce matin aux Portes du Soleil où il tombe sur quelques aveugles en luges guidés par une monitrice à sifflet / Celle qui envoie promener ceux qui lui recommandent de fermer la porte aux Soucis alors qu’y que ça de bon dans la vie répond-elle sur le ton de la plus pure mauvaise foi paléochrétienne / Ceux qui sont trop actifs et réactifs pour regarder quoi que ce soit alentour où que c’est si beau n'est-ce pas Mado / Celui qui se rebiffe quand on le regarde malgré qu’il est si beau que ça fait même pas d’jaloux / Celle qui sourit sans écouter ce que radote son conjoint rouquin qui bégaie dans ses bretelles / Ceux que soucient grave plusieurs kilos de surpoids consécutifs aux Fêtes mais tu verras Betty je me réabonne au Fitness Hyperforme / Celle qui aime la bonne méchanceté de certaines fortes femmes fragiles style Flannery la dompteuse de poules / Ceux qui ont dansé le Fox-trot en 1953 tandis que Staline cannait pour de bon mais les kids des Lycées Béjart et Aragon n’ont entendu parler ni de l’un ni de l’autre / Celui qui remonte en danseuse la côte du Grand Sabot Breton / Celle qui tient le bar lesbien Au Bon Gigot / Ceux qui draguaient nos sœurs à la sortie du ciné en plein air de Levanto et qui sont aujourd’hui de vieilles peaux berlusconisées à mort ou qui sont morts ou va savoir avec la Nave qui va / Celui qui a pas mal fait l’amour en groupe et se retrouve pas mal seul à l’heure qu’il est mais sans que Dieu s’en soit mêlé qu’allez vous croire cancrelats ? / Celle qui se tenait au piquet de Valerio quand il fonçait sur sa Vespa par les monts de La Spezia / Ceux qui reviennent sur les lieux dont les livres les ont fait rêver genre Balbec ou Sils Maria / Celui qui nourrit des projets brésiliens après que Jean Ziegler lui a raconté ses nuits de candomblé à la Mère Royaume / Celle qui médite devant une pomme lisse comme une conne / Ceux qui peignent à l’ancienne des sujets sociaux genre Jed Martin se défonçant à la disco avec Olga la Ruskova / Celui qui se réjouit de retrouver à Salonique ses jeunes amis fous de La Callas et de Cavafy / Celle que tout met en joie même la perspective de retrouver la cafète de l’Entreprise où l’Alcool est proscrit mon chéri / Ceux dont la bonne humeur inaltérable entretien une ambiance du tonnerre aux RH de l’Entreprise et surtout quand tous se retrouvent sur le toit pour cloper, etc.

    (Ces note sont été prises en marge de la lecture du Trottoir au soleil de Philippe Delerm. )

  • Sollers à Salerno

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    Heptaméron du Bain Japonais. De l’hormone du lien et du bien-être, au tournant de la page 460 d'Une vie divine de Philippe Sollers. 

    A La Désirade, ce dimanche 29 janvier 19**. – Il a fait tout ce jour de neige une chaleur sulfureuse, puisque la fantaisie m'a pris de  l'imaginer dans le Bain Japonais de Salerne, avec mes sept épouses et mes deux Moi momentanément réconciliés.

    La chimpanzée Winnipeg, qui se fait abusivement appeler Winnie, a profité de nos sensuelles ablutions pour semer la confusion dans les messages latéraux de ce carnet de lecture, prétendant que je me trouvais déjà lancé à destination de Siracuse, à bord de je ne sais quel train futuriste, à regarder le Macbeth de Welles en barbotant dans le jacuzzi ferroviaire, alors que nous nous trouvions bonnement plongés dans ce Bain japonais cerné de vieux notaires siciliens égrotants et ricanants qui se désignaient l’un l’autre ce Kama Sutrâ amphibiotique, là-bas dans les nuées d’eau à bubulles: cazzo mio, macchè spettacolo !

    Inconnue.jpgLa chimpanzée blonde est sortie, à mon insu, de la page 460 d’Une vie divine. C’est tout à fait le genre de la positiviste américaine que je rencontrai à sept reprises au cours de mes pérégrinations dans le monde et l’arrière-monde, me demandant à chaque fois à quelle Cause j’avais enfin résolu de me consacrer. L’idée que je puisse vouer ma vie à la lecture et à l’écriture l’insupportait absolument. La pire de ces réincarnations de la fameuse Petite Femme de Kafka, qui représente l’équivalent des Pépères scrutant les femmes-fontaines à la longue-vue phalloïde et tremblotante de culpabilité, me traqua sept jours durant dans les rues de Cordoue, avant que je ne la semasse (ceci est un subjonctif andalou typique) dans les enchevêtrements de la Mezquita.

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    Winnipeg, qui se fait appeler Winnie, est la chieuse matérialiste humanitaire caractérisée, qui prétend avoir les pieds sur terre et à qui on ne la fait pas. A la page 461 du nouveau bréviaire de l’Ordre du Temple Sollers, il est rapporté qu’elle écrit ceci : « Quand un couple s’embrasse, se caresse, fait l’amour, mais aussi lorsqu’il parle, échange des idées ou rit, il y a libération d’ocytocine, hormone du lien et du bien-être, que le cerveau sécrète à volonté. Cela stimule le système immunitaire et ralentit le cœur. Avec l’ocytocine un couple dure. C’est un peu une paire de lunettes roses qui nous fait voir la vie avec bonheur ».
    Autant dire que la chimpanzée blonde nous matait elle aussi, dans le Bain Japonais, soucieuse de nous voir échanger, comme elle disait, en clair : produire de l’ocytocine à surdose.
    Moi l’un en avait la rage, tandis que Moi l’autre s’en amusait folâtrement, mais ce furent mes sept épouses, dans les reflets des sept miroirs constituant l’enceinte du Bain Japonais, qui me furent alors de meilleur conseil : «Raconte lui sept histoires à dormir debout et ça lui remettra ses lunettes roses, qu’elle nous foute la paix et qu’on puisse enfin exulter comme un dimanche à Salerne…»
    Ainsi me vinrent les sept récits de l’Heptaméron du Bain Japonais, qu’on se procure à 2€ pièce à la boutique numérique de La Désirade ou sur demande (ne pas oublier le petit timbre).

  • Sollers à Sorrente

     

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    Une visite à Maxime Gorki, souvenir futur, des années après la disparition de Philippe Sollers, écrivain français s'estimant méconnu de son vivant mais redécouvert par les Chinois vers l'an 2055.

    Sorrento, le 29 janvier 2068. – C’est peu avant de lire Une vie divine, en janvier 2006, que j’avais entendu parler pour la première fois de la cure de rajeunissement transgénique, et ce fut à la même époque, en passant boire un scotch (enfin un, façon de parler) à Ravello, avec mon ami Gore Vidal, que j’appris que le vénérable Alexeï Maximovitch Pechkov, alias Gorki, y avait eu précisément recours 70 ans après sa feinte mort de 1936 et qu’il savourait sa vendange tardive dans une humble cabane des hauts de Sorrente, comme au bon jeune temps.

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    C’est par fidélité à la mémoire de Tchékhov, son maître à vivre bien plus qu’à écrire, que Gorki vivait alors de si modeste façon. L’ombre de la vergogne était descendue sur son front lorsque le petit père des peuples avait fait débaptiser Nijni-Novgorod, sa ville natale, pour l’appeler Gorki-ville, mais les camarades l’avaient achevé en donnant au Théâtre d’Art de Moscou le nom de Théâtre Gorki, alors que de toute évidence seul Tchékhov méritait cet honneur.

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    A 138 ans, et malgré sa mise de moujik post-apocalyptique (l’Europe s’était remise du Grand Djihad décrit avec exagération dans Cosmos incorporated, mais ça craignait encore pas mal jusque dans les provinces de la Botte…), Gorki avait l’air aussi fringant qu’à l’époque de Thomas Gordeïev ou que sur la fameuse photo de sa visite à ce vieux hippie avant la lettre de Léon Tolstoï.

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    « Staline m’a tuer », raillait-il en évoquant sa fausse mort, « ou plutôt il a liquidé l’un de mes sosies en demandant à Benito de prendre soin de son ami écrivain, et j’ai fait croire que les jeunes fascistes pures et dures de l’époque ont fait le reste. Tu connais ma célèbre phrase, on l’ânonnait dans tous les collèges américains avant que la political correctness n’y mette bon ordre : « J’ai vécu avec ma femme durant quatre ans, je n’ai pu me décider à vivre avec elle davantage. Il est plus commode de vivre tout seul; on est alors maître de sa vie, ce qui n’est pas si mal ! Et puis, pourquoi avoir un cheval à soi quand il y a des chevaux d’emprunt »...
    Et Maxime de conclure avec malice : « En réalité, les chevaux d’emprunt m’ont toujours fatigué après deux ou trois cavalcades, si bien que je n’ai jamais lâché ma Doussia, avec laquelle nous ne pratiquons plus que le French kiss depuis 1968, année de libération comme tu sais. Or je ne fais plus, aujourd’hui, que relire Oblomov et les récits de mon cher Anton Pavlovitch en regardant la mer qui scintille de tout son strass entre les lauriers roses… »

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  • Sollers à Silvaplana


    De la liberté de ne pas suivre l'Auteur...

    Silvaplana, ce lundi 24 janvier, 16h.33. – Le soleil rougeoie à l’ouest du lac enneigé sur lequel je marche seul en laissant derrière moi la double marque répétée YETI YETI de mes moonboots, qui me rappellent Tchang, le petit chinois de Tintin au Tibet, et notre premier séjour familial en ces lieux, lorsque nos filles étaient toutes petites et qu’entre deux chapitres de La montagne magique je me réjouissais tant de changer, de torcher, de humer au cul, de peloter et de palpoter, de mignoter, de léchoter et de faire rire par mille mignardises idiotes de père attentionné, avant de les oindre d’huile de rosat et de myrtilles, de les emmaillotter de linges imbibés d’eau-de-vie, de les embéguiner et de les déposer dans la bercelonnette.

    Combien j’aimais jouer au papa sans maman (elle se reposait alors dans son coin en se livrant à quelque sublime découpage) et combien j’emmerde Philippe Sollers pour la déconsidération qu’il jette sur la condition de père, mais combien je me réjouis aussi qu’Une vie divine soit de ces livres rares qui nous laissent la double liberté d’apprécier les vues de leur auteur tout en emmerdant celui-ci pour mieux se rester fidèle à soi, n’est-ce pas ?
    Donc il me plaît de reconnaître à Sollers le droit et la liberté de dire son mot, pour autant qu’il me laisse dire le mien, et c’est à cela que nous incitent et nous invitent et son livre et Nietzsche et les cimes que tous les matins je salue en me disant crânement avec Sollers: les montagnes s’en foutent !
    Pourtant le fait que les montagnes s’en foutent ne signifie pas que rien n’ait plus d’importance. Au contraire, et Sollers et Nietzsche ne disent pas autrechose : c’est quand on a reconnu que rien au fond n’a d’importance que tout se met à compter. La clairvoyance est le contraire du nihilisme, et j’aime que Philippe Sollers y ajoute de la gaîté.
    Du moins est-ce ce que je me dis en marchant sur le lac enneigé de cette fin d’après-midi en laissant derrière moi cette signature de YETI…

    Les cygnes de Silvaplana. Découpage de LK.

    Philippe Sollers. Une vie divine.

  • Sollers à Sils-Maria


    Au miroir de Jouve. Propos sur le roman.

    Sils-Maria, Hôtel Waldhaus (grand salon), ce mercredi 25 janvier, 13h.33.- Il y a plus de cent ans qu’a été érigé le Waldaus de Sils-Maria où je rencontrai, pour la première et unique fois, en 197**, un Pierre Jean Jouve doublement effondré du fait que Blanche, son épouse psychoanalyste, venait de faire une mauvaise chute dans le Grand Escalier, et non moins grave : du retard que l’envoi du chèque de Bianca, sa richissime mécène américaine, accusait ce jour-là.

    « Maladie, canicule, catastrophe ! » furent les trois termes de son entrée en matière, après quoi nous allâmes sur la terrasse ensoleillée surplombant les lacs égrener quelques sablés arrosés de whisky-tisane et quelques propos sur le roman.
    « Henry James affirme que tous les personnages du grand romancier ont raison », nous dit alors Jouve, et me signant mon exemplaire de Paulina que je lui soumis en tremblotant d’émotion, il me regarda par en-dessous de son œil terrible et malicieux à la fois : « N’est-ce pas que nous l’avons aimée notre Paulina ?!" Notre Paulina !
    Or resongeant aujourd’hui, sous la neige congelée, tant d’années après la mort de Jouve, de Blanche et de Bianca sans doute, aux personnages de Paulina, de La scène capitale, de Catherine Crachat ou du Monde désert, j’entends toute une rumeur de rêve, dans une sorte de brume proustienne, de laquelle montent des voix dont je reconnais chacune - chacune ayant raison.
    Et c’est Jacques de Todi, le fils de pasteur du Monde désert, neveu de Paulina, que son penchant pour un garçon diablement angélique peloté sur les hauts alpages du val d’Anniviers, non loin de chez Ella Maillart et du chalet des Chappaz, fait se convulser de culpabilité puis se jeter dans le Rhône de Genève au dam de son amie Baladine, dont Jouve a repris le prénom de la mère de Balthus. C’est Paulina et c’est Hélène de Sannis à Soglio (que Jouve appelle Sogno, le rêve), la toute belle Hélène fascinant un autre adolescent, Dans les années profondes, ou c’est Gribouille le fils des Gribiche et vingt, trente autres personnages qui ont tous raison, entre le poète et nous.
    La bande à Sollers, à l’époque de la revue Tel Quel que j’ai commencé à collectionner en 1966, avant de la rejeter virulemment, a fait beaucoup pour accréditer l’idée de la mort du roman et du caractère obsolète de la notion de personnage. Mais où en sommes-nous quarante ans plus tard ? Ya-t-il un seul grand romancier français vivant, comparable à un Philip Roth ou à un J.M. Coetzee, à un William Trevor, à une Doris Lessing, une Edna O’Brien ou une Joyce Carol Oates, un Brian Easton Ellis ou un Antonio Lobo Antunes - quel Bernanos d'aujourd'hui ?

    Je pose la question en revivant mentalement, ici au Waldhaus, tous les épisodes de La montagne magique dont chaque personnage me reste avec son prénom et ses raisons.
    Philippe Sollers a–t-il laissé la liberté à un seul personnage, à part le sien et ceux des femmes qui lui tournent autour comme autant de courtisanes et autres servantes aux rôles définis ?

    J’attends tranquillement les contradicteurs, tout en reconnaissant de mieux en mieux le mérite particulier de l’auteur d’Une vie divine…

    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 2005.


     

  • Sollers à Sienne


    Du mystérieux Mozart et du char de Beethoven


    Sienne, Accademia Chigi, ce jeudi 26 janvier, 10 heures du matin. – Il y a des siècles que je reviens à Sienne, où Simone Martini a brossé mon portrait en 1320 et des bricoles, juste après ma conquête de Montemassi, de profil et couvert d’une splendide robe d’or poinçonnée à losanges, qui recouvre presque entièrement aussi mon blanc destrier, sous le nom de Guidoriccio da Fogliano.

    Je ne sais où Simone m’a déniché ce joli chapeau, mais bon. Ensuite, le dernier des érudits le sait, je réapparais au Cinquecento sous la figure du voyou à bandeau qui se trouve à la droite du Chevalier Blanc de la fameuse bataille peinte à fresque en 1466 par ce snob de Piero della Francesca. J’y ai l’air un peu patraque, pas à cause de la bataille mais à cause de ce que je viens de faire dans une alcôve proche avant la reprise de la pose avec toute l’équipe de forbans.

    Ces deux avatars de mon passé toscan, entre cent autres, sont fixés par la peinture de ces époques : nul doute à ce propos. En revanche, je ne sais d’où me vient le goût du cappuccio le matin, comme celui que j’ai pris deux fois tout à l’heure sur le Campo, ni d’où le goût de Beethoven et de Schubert, de Purcell et d’Arvo Pärt, de Soutine et de Bonnard…
    A l’instant cependant il n’y en a que pour Mozart, Sollers oblige, qui ruisselle bonnement des murs de l’Accademia jusque dans la cour où, comme tant de fois lorsque j’attendais la diva Johanna Silber, dans les années 20 du 20e siècle (une autre de mes vies antérieures) j’ai pris place sur le banc de pierre, l’oreille proche des conduits auditifs (géniale invention) qui relient chaque salle de répétition au cortile…
    Mozart ou la délectation : c’est tout Sollers, c’est l’apollinien par excellence bien plus que le dionysiaque, cela ravit Moi l’autre l’aérien tandis que Moi l’un renaude, qui n’en finit pas d’espérer le roulement de char de Beethoven le long des Bianchi di Sopra.
    « Sollers est très, très amusant lorsqu’il compare Wagner à un capitaine d’industrie usinant sa musique comme de la métallurgie lourde ou du matériel d'armement!», pérore Moi l’autre en se gorgeant de chocolat Mozart. Et Moi l’autre de grommeler : « Pas ça d’émotion, ton phraseur n’est jamais descendu à la cave, parle des migraines de Nietzsche mais ne sait pas ce que c’est, parlote et jabote mais ne me touche pas pour autant, chiacccherone maledetto ! », et Moi l’autre de pouffer.
    Et Mozart de ruisseler dans la matinée radieuse, au milieu des collines enneigées…

    Philippe Sollers. Mystérieux Mozart. Plon, 2001.

  • A la recherche de l'homme perdu

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    Bien plus que le « père de Maigret », Simenon est un grand romancier qui applique à la lettre sa devise: « Comprendre et ne pas juger ».


    Un double lieu commun, fondé sur une lecture superficielle, réduit tantôt Simenon à un auteur de romans policiers, et tantôt à un Balzac contemporain. Il est vrai que Simenon créa le commissaire Maigret, d'ailleurs l'un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel il a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père, qu'il respectait profondément et dont il disait qu'il « aimait tout ».

    Or, Maigret n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, et « les Maigret » ne constituent qu'une part de l'œuvre, où le génie du romancier se trouve un peu contraint par le canevas et les conventions du genre. La première série des Maigret, composée entre 1928 et 1931, marquait certes une progression de l'écrivain vers la littérature « pure », après une abondante production alimentaire de romans populaires de toutes les sortes, relevant de la fabrication, mais qui permirent au romancier d'acquérir son métier.
    Simenon lui-même considérait « les Maigret » comme des romans semi-littéraires. Au tournant de la trentaine, il se sentit assez maître de son instrument pour laisser de côté son « meneur de jeu » et ses intrigues, abordant alors ce qu'il appelle le « roman dur » ou le « roman de l'homme », avec Les fiançailles de Monsieur Hire. Par la suite, Simenon revint certes à Maigret de loin en loin, mais plutôt par jeu, tandis que se déployait une fresque romanesque prodigieusement vivante et variée, que sa dimension et la richesse de ses observations ont fait comparer à Balzac, auquel Simenon consacra d'ailleurs un très intéressant Portrait-souvenir.


    medium_Simenon2.2.jpgEntre Balzac et les Russes
    Dans les grandes largeurs, il est vrai que les deux écrivains sont comparables pour leur inépuisable empathie humaine et leur incroyable fécondité. Deux forçats de l'écriture. Deux grands vivants aussi. Deux nostalgiques de l'infini. Mais l'artisan Simenon est un tout autre « animal » littéraire que Balzac l'homme de lettres. Si Balzac est une sorte de Maître après Dieu convoquant comme le Roi-Soleil toute la société à son chevet, Simenon se contente d'endosser la peau de l'homme nu. Balzac peignait l'ancienne société française en train de se déglinguer. Simenon se met à l'écoute de pauvres destinées de partout. Balzac retrace des trajectoires sociales exemplaires, à Paris et en province. Simenon retrouve le même homme soudain visité par le Destin. Balzac est merveilleusement informé et intelligent, philosophe et poète, sociologue et pamphlétaire, moraliste et métaphysicien, idéologue réactionnaire aux étonnantes analyses prémarxistes. Simenon est tout instinct, toute sensibilité sensuelle, mais il se fiche des systèmes et des idées non incarnées. Ses intuitions n'en sont pas moins fulgurantes et pénétrante sa compréhension des hommes. Certains de ses romans sont certes balzaciens de tournure, comme Le bourgmestre de Furnes, tableau magistral d'une petite ville conquise par un parvenu de haut vol. Mais le noyau dur du roman, lié au drame personnel du maître de la ville (qui cache une fille débile qu'il chérit) est tout autre, nous rappelant plutôt les grands Russes, Dostoïevski et Tchekhov.
    Il y a chez Simenon, comme chez Dostoïevski, une connaissance du mal qui passe par la fascination. Dans Feux rouges par exemple, roman « américain », c'est le jeune Stève, qui s'ennuie un peu dans son couple, et que fascine le personnage de Sid Halligan, échappé de la prison de Sing-Sing et qui violera sa femme durant la même nuit. Comme Tchekhov, il y a du médecin humaniste chez Simenon, capable de comprendre la maladie autant que le malade. Dans la formidable Lettre à mon juge, il donne ainsi la parole à un médecin de famille, précisément, qui a étranglé la fille charmeuse qu'il aimait pour échapper à la routine que lui impose sa femme parfaite et sa mère doucement tyrannique. Parce qu'il a passé « de l'autre côté », ce médecin criminel est devenu d'une lucidité totale sur lui-même, mais aussi sur la justice des hommes et les mécanismes de la société. Or, le même personnage nous introduit à une dimension beaucoup plus profonde de l'univers de Simenon.


    Nostalgie de l'infini


    Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train de la vie normale. Pas par révolte déclarée, existentielle, politique ou spirituelle: presque inconsciemment. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est l'échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes.
    Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'une pureté qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes.

    Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime réellement, le fils criminel essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton digne de Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal jusqu'au ventre, quelque chose, peut-être, que nous fixions, mon père et moi, ce soir où nous étions assis tous les deux au pied de la meule, les prunelles reflétant le ciel sans couleur. »
    A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus « purs » quittent alors le monde pour le « désert » du contemplatif, du mystique ou du saint. Dans l'univers foncièrement « neutre » de Simenon, qu'Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé dans un essai éclairant, ce sentiment du vide social stérile renvoie soudain à une autre sorte de « vide » dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu » de Pascal ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini « luit comme un brin de paille » dans les ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines du monde de Simenon.


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  • La Russie au coeur

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    Rencontre de Marina Vlady

    Marina Vlady n’a pas froid aux yeux. C’est entendu: elle les a si beaux qu’on pourrait imaginer qu’elle nous la joue au charme ou, forte de sa triple carrière brillantissime de star de l’écran, de comédienne et d’auteur à succès, qu’elle se croit tout permis, jusqu’à «détourner» les personnages d’un classique russe.

    Et pourtant non: le risque qu’elle a pris en donnant une suite, avec Ma Cerisaie, à la fameuse pièce de Tchekhov, n’a rien d’abusif. C’est une belle idée romanesque, et pleinement justifiée dans le cas d’une artiste pétrie de culture russe, dont les aïeux ressemblaient beaucoup aux figures de la pièce.

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    Dans son appartement des abords du Champ de Mars, entre bons gros chiens et sémillants canaris, tableaux partout et photos de scène (le trio Poliakoff jouant Les Trois soeurs, fait unique dans les annales théâtrales...), Marina Vlady évoque la genèse de son livre avec autant de simplicité que de naturel.
    «Il y a une dizaine d’années, déjà, que je désirais raconter les tribulations incroyables qu’ont vécues ma grand-mère et ma mère, dont les destinées personnelles recoupaient les grands bouleversements de l’Histoire. Je ne savais pourtant comment m’y prendre, jusqu’au jour où, interprétant à Paris le rôle de Lioubov dans La Cerisaie mise en scène par Georges Wilson, je me suis soudain interrogée sur ce qui aurait pu arriver aux personnages de la pièce après la fin de celle-ci, en 1896, dans le tumulte révolutionaire. La Cerisaie se passe dans le même milieu que celui de mes grands-parents, de la petite noblesse terrienne cultivée et démocrate, dont les rejetons se révoltèrent souvent au nom du peuple opprimé. C’est ainsi que j’ai nourri le personnage d’Ania, fille de Lioubov, de ce que je savais du caractère et de la vie de ma grand-mère maternelle. Le mari de celle-ci, le général Evgueni Envald, militaire de carrière très ouvert aux idées nouvelles et fou de théâtre, apparaît dans le roman sous son vrai nom puisque c’est une figure de l’histoire russe. De la même façon, l’éducation de ma mère, Militza, s’est effectivement faite, dès sa huitième année, à l’Institut Smolny de Saint-Pétersbourg, réservé aux familles nobles et vidé de ses élèves en 1917 pour cause de révolution...»

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    Le défi d’un tel roman était, évidemment, de fondre en unité les destinées réelles et imaginaires, dans une fresque crédible. Sans encombrer son ouvrage, très documenté, de trop de données historiques, Marina Vlady a su mettre en rapport le détail et l’ensemble, portant l’accent sur certains événements moins connus (la traumatisante guerre russo-japonaise) et laissant les protagonistes historiques (Lénine, notament) dans l’arrière-plan, au profit des héros du roman, à commencer par les femmes. Telle Ania, «fille» à la fois de Tchekhov et de la romancière, qui «s’est détachée du mouvement le plus radical dès qu’elle a eu compris que le terrorisme ôtait la vie aux innocents plus souvent qu’aux tyrans»... Une phrase qui prend aujourd’hui un relief particulier, puisque l’attentat du World Trade Center devait survenir une heure après notre recontre avec Marina Vlady.
    «Les femmes jouent un rôle de premier plan dans ce roman, parce que je tenais à rendre hommage à ces femmes si libres et courageuses qu’ont été ma mère et ma grand-mère. L’amour de la liberté et de la justice, autant que de l’art, a beaucoup compté pour elles et a marqué ma propre éducation. Quant à mon père, Vladimir Poliakoff, chanteur d’opéra, ingénieur en aéronautique et sculpteur chez Bourdelle, c’était un véritable personnage de roman. Pour ce qui touche aux personnages de Tchekhov, tels Lopakhine, auquel je crois avoir rendu justice alors qu’on le noircit trop souvent, ou Trofimov, je me suis efforcée de leur donner une destinée conforme à tout ce qui en est dit dans La cerisaie

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    Roman traversé par le souffle de la passion, Ma cerisaie doit beaucoup, aussi, au dire de Marina Vlady, aux douze années d’années et de tourment qu’elle a passées en Russie, de 1968 à 1980, auprès du grand poète, comédien et chanteur Vladimir Vissotski, devenu son mari et qui lui inspira, post mortem, son premier livre, Vladimir ou le vol arrêté. C’est à ses côtés que cette femme très engagée à gauche, qui militait il y a quelques temps encore pour les sans-papiers, a senti le souffle froid de la révolution trahie.

    «Ils l’ont tué», constate Marina Vlady en évoquant l’homme de sa vie, tombé amoureux d’elle avant qu’il ne la rencontre et qui lui annonça crânement qu’elle serait sa femme dès leur première rencontre.
    Bien loin de sa Russie de coeur, Marina Vlady parle avec beaucoup de tristesse de ce qu’est devenu le pays de ses aïeux. «La chaleur humaine que j’y ai trouvée dans les circonstances les plus dures n’existe plus. Il n’y en a plus que pour la chasse au fric...»

    Mais la Russie revit, le lecteur l’aura compris, dans Ma cerisaie.

    Marina Vlady, Ma Cerisaie. Fayard, 346pp.

  • Andy et Sandy

     

    Warhol8.jpgLafitte2.jpgÀ propos de Vies d'Andy, de Philippe Lafitte.

     

    Qu’on l’admire, en tant qu’artiste marquant du pop art des années 60, ou qu’on ne voie en lui qu’un habile plasticien doublé d’un affairiste de haut vol, Andy Warhol est un personnage à la fois représentatif des sixties et intéressant par sa psychologie très particulière dont le meilleur aperçu filtre de son inénarrable Journal, mélange de platitude et de snobisme presque ingénu, de notations maniaques (la moindre dépense est inscrite) et d’observations terre à terre sur toute une faune artistico-mondaine, à quoi s’ajoutent des considérations plus troublantes, personnelles ou émouvantes, notamment liées à la mère.

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    C’est cette part privée, intime, voire secrète que Philippe Lafitte, romancier subtil et original déjà remarqué pour trois premiers livres (Mille amertumes en 2002, Un monde parfait en 2005 et Etranger au paradis en 2006, tous parus chez Buchet-Chastel), a choisi d’explorer par le truchement d’une sorte de variation romanesque uchronique sur la vie d’Andy Warhol après sa mort, en février 1987.

    Deux idées extravagantes, mais aussi pertinentes l’une que l’autre, président en effet à la narration. La première est que, tandis qu’on enterrait discrètement le pape du pop art dans un cercueil vide, avant un hommage public déjanté, le véritable Andy subissait une opération de huit heures qui ferait de lui une femme, du nom de Sandy. Et la seconde : que cette gracile mais toujours richissime Sandy (sa fortune estimée à 500 millions de dollars à ce moment-là), entamant une nouvelle vie avec la complicité d’un sbire prénommé Julian, du genre gigolo vulgaire mais efficace, rencontrerait par hasard une certaine Valerie Solanas, celle-là même qui fit feu sur Warhol en 1968 pour se venger d’un affront du Maître, et qui s’est fait connaître par de sulfureux écrits féministes et de chaotiques élans révolutionnaires. Or, mener à bien un tel projet supposait à la fois du souffle et cet art particulier que désigne Flaubert (cité en exergue) qui fait que « tout ce qu’on invente est vrai ». De fait, et même si l’auteur « invente » à qui mieux mieux, tout de Vies d’Andy sonne juste, sauf peut-être l’image de l’Europe de l’Est en 1987, qui ressemble plutôt à celle que nous avons connue en 1967… Mais bref, il y a d’autres traits stylisés ou grossis dans la partie épique du roman, qui évoque plutôt Tintin que Gérard de Villiers, pour notre bonheur.

    Il faut d’ailleurs le souligner aussitôt : ce roman est un vrai bonheur de lecture, autant par la qualité de ses évocations (de New York aux Cyclades en passant par les rues désertes de Berlin-Est et les merveilles du Louvre), que par la pertinence de ses observations sur le nouveau marché de l’art (en quoi il recoupe celles de Michel Houellebecq) et la qualité d’empathie qui marque son approche de Sandy en route pour son village d’origine au bout de nulle part, en improbable Ruthénie…

    Warhol7.jpgLoin de donner dans la jobardise au goût du jour, pas plus que dans le trop facile persiflage, Philippe Lafitte (re)construit un beau personnage de nature hypersensible, fragile, angoissé par le vide (au tout début de sa métamorphose, Sandy réduit l’œuvre d’Andy à ce même vide) et cherchant un nouveau sens à sa vie, équivalant finalement à une sorte de renaissance d’Andy. Parallèlement, loin d’être réduite à l’hystérique déséquilibrée dont on garde l’image, Valerie Solanas se trouve comme « sauvée » par le romancier, ou plus précisément par la rencontre « magique » de Sandy. Dans la foulée, on ne manquera pas de remarquer l’humour de la situation, qui fait se côtoyer, puis s’aimer presque, les deux marginales en quête d’un peu de bonheur compensant leur inassouvissement profond.

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    Sans trop pousser la comparaison, la parenté de la protagoniste de Vies d’Andy, qui a gardé en mémoire la recommandation de sa mère de « rester modeste», et de l’artiste Jed Martin, dans La Carte et le territoire de Michel Houellebecq, qui reste lui aussi distant et lucide par rapport à la célébrité et à l’argent, ménage au lecteur l’espace d’une sorte de vraie rencontre avec deux individus comme désarmés. Bien entendu, c’est en redevenant elle-même (en redevenant Andy), dans le tumulte de la chute du Mur de Berlin, en juillet 1989, que Sandy (re)vivra son immodestie foncière, sans laquelle il n’est pas d’artiste, de même que Jed Martin reste crânement créateur en dépassant ses doutes…  

    Le vrai romancier donne raison à tous ses personnages, disait à peu près Henry James, et c’est ce qu’on se dit aussi après avoir lu ces deux vrais romanciers de la rentrée française…

     

    Philippe Lafitte. Vies d’Andy. Le Serpent à plumes, 266p          

           

     

  • Transcendance.com

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    … Avant ils se mettaient à genoux, ils fermaient les yeux et ça y était : ils se croyaient connectés, mais ça c’était avant et pas maintenant, t’y croyais t’y croyais pas, de toute façon t’avait aucune preuve, tandis que maintenant t’as pas besoin de croire ou de pas croire : suffit d’un clic et t’es Online et ça, maintenant, ça se prouve : t’as qu’à regarder la facture…

     

    Image : Philip Seelen

  • Lire et relire

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    Mon oeuvre a quelque chose d'un taillis dans lequel il n'est pas aisé de dégager mes traits décisifs. En cela je suis patient. Je n'écris que pour être relu. Je compte sur le temps qui suivra ma mort. Seule la mort fera ressortir de l'oeuvre la figure de l'auteur. Alors on ne pourra plus méconnaître l'unité de mes écrits...

    (Walter Benjamin)


    Dans les multiples aspects de la lecture, le phénomène de la relecture est une expérience en soi, qui peut prendre elle-même les formes les plus variées. Du livre lu en adolescence, type Vol à voile de Blaise Cendrars, ou Crime et châtiment de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, et qu’on éprouve la nostalgie ou la curiosité de relire dix ou vingt ans plus tard, à ces auteurs ou ces ouvrages auxquels on revient sans discontinuer à travers les années, la relecture équivaut le plus souvent à une redécouverte, laquelle dépend évidemment de l’évolution du texte autant que de celle du lecteur.
    Lire Les possédés à dix-huit ans, même si Dostoïevski a pu passer pour le champion des exaltations de la jeunesse, revient le plus souvent à ne pas en percevoir les dimensions les plus profondes, faute d’expérience. Mais relire Dostoïevski à trente ou cinquante ans peut, aussi, nous en éloigner. Et lire Dostoïevski dans la traduction nouvelle d’un André Markowicz, qui serre le texte initial de beaucoup plus près que ce ne fut le cas des «belles infidèles», revient positivement à redécouvrir l’écriture frénétique du grand romancier russe.
    Ingeborg Bachmann écrivait dans le chapitre consacré aux Problèmes de poésie contemporaine, dans ses Leçons de Francfort: «Au cours de notre vie il arrive souvent que nous changions plusieurs fois de jugement sur un auteur. A l’âge de vingt ans, nous l’expédions avec un mot d’esprit ou nous le classons comme une figurine de plâtre qui n’a rien à voir avec nous. A l’âge de trente ans, nous découvrons sa grandeur et, dix ans plus tard encore, notre intérêt à son égard s’est à nouveau éteint ou encore nous sommes saisis de nouveaux doutes ou pris par une nouvelle intolérance. Ou, au contraire, nous commençons par le prendre pour un génie puis nous découvrons chez lui des platitudes qui nous déçoivent et nous l’abandonnons. Nous sommes sans merci et sans égards, mais là où nous ne le sommes pas, nous ne prenons pas non plus parti. Il y a toujours tel ou tel aspect d’une époque ou d’un auteur qui nous convient et dont nous sommes prêts à faire un modèle, mais d’autres aspects nous gênent et nous devons les éluder par la discussion. Nous citons en portant au triomphe ou en condamnant comme si les oeuvres n’étaient là que pour prouver quelque chose à nos yeux»…
    Preuves attendues ou révélations inattendues, sources auxquelles nous revenons ou rivages à découvrir encore : peu importe en définitive, n’était l’acte vivifiant de lire - et là je vais finir de relire Voyage de Céline avant de reprendre La Légende du Grand Inquisiteur, formidable recueil publié à L'Age d'Homme et rassemblant, autour du chapitre fameux des Frères Karamazov, des essais de penseurs russes suréminents, à savoir Leontiev, Soloviev, Rozanov, Boulgakov et Berdiaev...

     

  • L'inutile beauté

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    En lisant Des éclairs de Jean Echenoz.

    C’est dans un grand fracas nocturne, cisaillé par un formidable éclair initial, qu’on entre dans le dernier roman de Jean Echenoz et que son protagoniste, prénom Igor, entre lui-même dans la vie, juste avant que l’électricité ne pallie, la nuit, la Lumière des chandelles et de loupiotes. Et vite s’impose, avec l’évidence d’un caractère de sanglier, celle du talent de cet Igor, ou plus précisément de son génie, plus exactement encore sa vocation d’ingénieur génial à large vision et pénétration visionnaire. Son plus grand apport à l’Humanité eût pu être la Turbine Universelle résolvant le problème mondial de l’énergie par le truchement de l’énergie du monde lui-même, mais le monde est une affaire plus compliquée que le rêve d’un vieil enfant, la nature et les hommes surtout, jaloux, ingrats, voleurs d’idées et mal disposés à la réalisation réelle des utopies.

    Or Gregor est foncièrement un artiste. L’ingénieur se rendra certes utile, par exemple en devinant le potentiel du courant alternatif dont profitera largement la maison Westinghouse, au dam de la General Eletric d’Edison, qui lui a ri au nez, et Gregor fera même fortune dans la lancée de la nouvelle Amérique électrifiée. Mais nombre de ses inventions ultérieures, enchaînées les unes aux autre à la vitesse de sa lumineuse ingéniosité, telles que le radar ou le missile, le compresseur de fluides élastiques ou le paratonnerre à système, resteront à l’état de projets ou seront piqués et exploités par d’autres, sa nature profonde étant d’un découvreur plus que d’un réalisateur.

    Sous ses dehors éminemment antipathiques (pour une fois qu’héros de roman est une sale gueule !), et même si sa compétence immense fait de lui un nabab et un personnage public, l’incarnation à divers égards de l’homme du Nouveau Monde à l’énergie tourbillonnante et qu’on imagine sabrant le champagne dans un cocktail avec l’homme pressé de Paul Morand, Gregor est essentiellement un poète dont la poésie de la vie (inspirée par celle de l’ingénieur Nikola Tesla né en 1856 et mort en 1943) se trouve mimée à merveille par l’écriture incessamment inventive et gracieuse, dansante, malicieuse de Jean Echenoz, autant que dans ses deux autres « biographies » récentes de Ravel et Courir, mêlant l’évocation de la civilisation technique en plein essor et, en contrepoint, celle d’une passion toute personnelle et peu mathématique (encore que…) de Gegor pour les pigeons.

    Bref, Des éclairs nous réserve un vrai régal de lecture en sa suite de fugues et de variations sur les thèmes de l’art et de ses parasites, de l’art et de la solitude de l’art, du génie et de ses contrefaçons, de l’art et de sa foncière inutilité fondant ce qu’on appelle la beauté de l’art…

    Jean Echenoz. Des éclairs. Minuit, 174p.

  • Le justicier infiltré

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    En 1996, l’adaptation théâtrale de Tête de Turc, à Lausanne, par un groupe de jeunes comédiens, fut l’occasion, dix ans après sa phénoménale enquête, de faire parler Günter Wallraff de son action de justicier infiltré non moins qu’« indésirable ». Rencontre à Cologne.


    Au nom de Günter Wallraff est lié celui du Turc Ali Lèvent, avec les papiers duquel, dès 1982 et deux années et demie durant, le journaliste allemand vécut la condition des immigrés sous-loués pour des salaires de misère. Cette expérience est à l'origine d'un reportage à valeur humaine exceptionnelle, rappelant le voyage au bout de la nuit des bagnards russes accompli par Tchékhov à Sakhaline, et donnant au journalisme une portée sociale et politique immédiate.


    Dès la parution de Ganz unten en 1985, bientôt traduit en français sous le titre de Tête de Turc, le livre de Wallraff allait provoquer une formidable vague d'intérêt (trois millions d'exemplaires vendus en Allemagne, et vingt-cinq traductions), bientôt suivie d'une non moins féroce tempête de réactions à coups de procès.
    C'est qu'une fois de plus Günter Wallraff avait transformé le chasseur en gibier, portant le fer au cœur du système. Or le «journaliste indésirable» était loin d'en être à ses débuts dans ses jeux de rôle. D'abord ouvrier aux pièces et à la chaîne en 1965, enquêteur masqué sur les menées de la police politique dans les milieux étudiants contestataires des années 1967-68, puis sur la justice complaisante envers les anciens tortionnaires nazis, ou sur les cas de conscience posés au clergé par la vente d'armes au Vietnam, Walraff devint le coursier Gries pour décrire les pratiques du trust Gerling, affronta les colonels grecs en 1974 à l'occasion d'une spectaculaire mise en scène (laquelle lui valut la torture et une condamnation quatorze ans de prison, bientôt différée), se déguisa en haut gradé en 1976 pour confondre le général portugais Spinola en pleine préparation de putsch militaire (le conspirateur fut expulsé de Suisse assez précipitamment...), puis publia le témoignage du rédacteur Hans Esser qu'il avait incarné incognito à la Bïld Zeitung, dont il décrivit le fonctionnement dans un livre fracassant: quatre millions d'exemplaires vendus, à la fureur du magnat de la presse Axel Springer!

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    Souvent attaqué en justice par les puissantes entreprises qu'il mettait en cause, de Thyssen, McDonald's ou Melitta, Gunter Wallraff n'a jamais été brisé par ses adversaires. L'argent n'a pas, non plus, corrompu ce franc-tireur vivant, aujourd'hui, dans la petite maison d'artisan de ses aïeux facteurs de pianos, en plein quartier populaire de Cologne.
    La perspective de voir, en Suisse romande, Tête de Turc adapté à la scène par le metteur en scène Ahmed Belbachir et le dramaturge Armando Llamas, avec une trentaine de jeunes comédiens, le réjouit visiblement...


    - Quel est, dix ans après la parution de Tête de Turc, le bilan de votre action?


    - La situation s'est partiellement améliorée dans notre région, mais a empiré pour l'ensemble de l'Allemagne. En Westphalie du Nord, la condition des immigrés turcs est soumise aujourd'hui à un contrôle plus sévère qu'avant mon enquête. Des organes de surveillance ont été institués, et des procès ont sanctionné les plus graves abus. Cependant, une nouvelle catégorie d'exploités est apparue avec l'afflux des réfugiés de l'ancienne Europe de l'Est. Ce sont ainsi des Polonais, des Roumains ou des Albanais qui se trouvent pressurés. Plus de la moitié des chantiers allemands occupent uniquement des immigrés. Mon livre a du moins agi dans le sens d'une prise de conscience. Le concept d'esclavage moderne a bel et bien remplacé celui de l'hypocrite «travail au noir». D'un point de vue plus concret, j'ai consacré plus d'un million de marks, résultant des ventes de Tête de Turc, a promouvoir la Fondation Vivons ensemble, qui implique, sous le contrôle du maire de Duisbourg, une communauté d'Allemands et d'immigrés établie dans un complexe d'habitations ouvrières rénovées. Mais il ne s'agit là que d'une action ponctuelle...

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    - Heinrich Böll souhaitait l'apparition d'autres Wallraff. Avez-vous eu des émules?


    - Relativement peu, à vrai dire. Un confrère américain a infiltré le Parti républicain, de même qu'une jeune journaliste française, Anne Tristan, s'est inscrite au Front national pour le disséquer de l'intérieur, comme en témoigne son livre Au Front (Gallimard, 1987). En Hongrie, un ancien dissident s'est également inspiré de ma méthode avant la chute du communisme.


    - Quels rôles avez-vous endossés plus récemment?


    - Deux des derniers rôles importants que j'avais imaginés ont été désamorcés avant que je ne les joue. En 1989, je devais me mettre alternativement dans la peau d'un ouvrier blanc et d'un ouvrier noir en Afrique du Sud, pour dresser un constat comparatif. À la même époque, j'avais préparé une action en Roumanie où je devais incarner un émigré de retour dans un village peuplé d'Allemands. Il s'agissait d'observer les ravages de l'urbanisation ououtrance. Dans un cas comme dans l'autre, l'évolution de la situation politique m'a fait renoncer. L'année dernière, enfin, je me suis mêlé à une équipe de travailleurs iraniens clandestins au Japon. Cependant, nous n'avons pas tardé nous faire expulser...


    - Quels sont vos activités actuelles?


    - Je joue actuellement un rôle d'une manière intermittente, limitée par des problèmes de santé, mais je ne puis vous en dire plus. Par ailleurs, je me suis beaucoup démené pour agir auprès des autorités allemandes en faveur de Salman Rushdie. Etant donné les relations entre l'Allemagne et l'Iran, mon pays peut jouer un rôle clef dans le règlement du sort de l’écrivain. Celui-ci est devenu un ami personnel, que j'ai hébergé à plusieurs reprises. C'est à mon initiative aussi qu'il rencontré l’écrivain turc Aziz Nesin, après que celui-ci eut échappé à un massacre. Je crois être parvenu modifier l'attitude des politiciens allemands à l'égard de l'affaire Rushdie, et notamment de Klaus Kinkel. En outre, comme je bénéficie d'un crédit important dans la communauté turque, il me semblait de mon devoir d'agir en faveur de Salman.

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    - De laquelle de vos actions êtes-vous le plus fier, et laquelle fut la plus risquée?


    - Mon intervention dans la Grèce des colonels, en 1974, m'a apporté et coûté le plus. L'enjeu était considérable, et puis j'ai découvert, en prison, une solidarité impressionnante. J'y ai aussi risqué ma peau. Cela dit, je suis assez fier de mon infiltration dans la rédaction de Bild. Si ce journal est toujours aussi désastreux, il a cessé ses pratiques les plus crapuleuses. Les méthodes ont changé, et même le directeur a pu déclarer au Spiegel qu'il y avait, pour Bild, un avant et un après- Wallraff.

     


    - Quel est, finalement, votre motivation profonde?


    - D'abord le goût du jeu, qui n'est pas négligeable. J'ai toujours senti en moi quelque chose d'un personnage à la Till Eulenspiegel. Et puis mes actions sont liées, aussi, à une certaine quête d'identité personnelle. Enfin la lutte s'impose d'elle- même. Je ne sais pas très bien ce qu'est la justice. En revanche, je sais parfaitement ce qu'est l'injustice...


    Gunter Wallraff: Le journaliste indésirable, Ed. La Découverte; Tête de Turc, Livre de Poche; La Vérité comme une Arme, Ed. La Découverte.

  • Sauvé des ténèbres

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    Fin 1994 paraissait la traduction d’Un matin de Virginie de William Styron. Les résonances personnelles de la guerre, les relations entre Noirs et Blancs et la mort de la mère constituaient les thèmes de ce beau livre. Retour sur une rencontre mémorable à Paris. William Styron est décédé en 2006.


    Guéri de la terrible dépression dont il a détaillé les atteintes dans Face aux ténèbres (Gallimard, 1990), William Styron nous revient avec trois récits à caractère autobiographique dont les épisodes, tantôt poignants et tantôt cocasses, s'inscrivent sur fond de crise économique (rappelons que l'auteur est né en 1925) et de guerre.


    Relevant de la musique de chambre en regard des symphonies romanesques qui ont établi la célébrité mondiale de l'écrivain, telles La Proie des Flammes et Le Choix de Sophie (réunis dans la collection Biblos, Gallimard 1993), ce recueil en est d'autant plus attachant, avec des moments d'une intense poésie et un nouvel éclairage très personnel sur le jeune Styron.


    — Ces récits sont présentés comme autobiographiques. Cependant le protagoniste y apparaît sous un autre nom que le vôtre. Pourquoi cela?


    — Aucune de ces histoires n'est purement autobiographique. Disons qu'il s'y trouve un tiers d'événements réellement advenus et deux tiers inventés, qui ne sont pas moins «vrais» pour autant. S'il est exact que j'ai été dans les marines, je ne me suis jamais trouvé sur un bateau au large de la côte japonaise, et l'officier qui raconte son histoire detravesti russe est un symbole du «macho» guerrier. Ma mère est effectivementmorte à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle a étudié la musique à Vienne et rencontré Gustav Mahler, mais les péripéties de cette matinée emblématique sont imaginaires. Quant au personnage du père, autodidacte cultivé, socialiste et antifasciste, il ressemble bel et bien au mien.


    — A-t-il eu la même réaction violente contre Dieu face aux souffrances de votre mère?


    — Non, cet épisode est inventé, bien que mon père fût un sceptique, comme je le suis moi aussi. Cela étant, je puis dire que j'ai éprouvé personnellement cette sorte de révolte à la manière de Job, contre un Dieu sans miséricorde, lorsque je me suis trouvé au fond de la dépression, dont la souffrance est particulièrement atroce.

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    — Avez-vous éprouvé le sentiment, à l'armée, d'être un zéro?


    — Sans doute, mais ce que j'ai tenté d'exprimer fait surtout référence à la machine de guerre, par rapport à laquelle les états d'âme des jeunes gens ne pèsent rien. L'approche du danger donne en effet une nouvelle profondeur à la vie, et l'on ne sent pas du tout, alors, un zéro...


    — Que pensez-vous des guerres actuelles? On a parlé récemment de «guerre propre»...


    — Même si toute guerre me semble mauvaise, je crois que la dernière guerre «propre» que les hommes aient livrée était la Seconde Guerre mondiale. Pour ma part, je n'ai eu aucune hésitation à propos de la justification de cette guerre contre le fascisme à l'état pur des Allemands et des Japonais. En Corée, j'ai eu plus demal à distinguer le bien du mal. Quant au Vietnam, c'est nous qui étions du côté du mal. Plus on va, d'ailleurs, on le voit dans les Balkans, et plus la ligne de démarcation entre bien et mal paraît difficile à discerner.


    — Que représente l'enfance à vos yeux?


    — Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours une précieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence,et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grand richesse.


    — Les relations assez fraternelles qu'entretiennent le vieux Noir et la famille blanche, dans Shadroch, sont-elles typiques des années de la grande dépression?

    — Il va de soi que je ne cherche pas à idéaliser les relations entre Blancs et Noirs. Mais je voulais montrer que, dans certaines circonstances, subsiste un certain sens humain fondamental et une forme de solidarité. Celle-ci se manifestait notamment entre gens plongés dans la même pauvreté, même si les Blancs miséreux sont souvent les plus racistes. Ce que je voulais aussi montrer, dans cette histoire, c'est que même après l'abolition de l'esclavage a subsisté une autre forme d'asservissement, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs.


    — Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant au Etats-Unis que dans les pays islamistes?


    — Je pense que c'est un des phénomènes les plus dangereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme chrétien américain ont la même mentalité que les ayatollahs, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir. Il faut rester très vigilant, même si la défaite récente d'un Oliver North, entre autres signes, pondère notre inquiétude.


    — Pensez-vous, à propos de l'affaire Rushdie, qu'un écrivain puisse tout dire?


    — Je pense que l'écrivain a le droit d'écrire ce que bon lui semble. Evidemment, c'est le point de vue d'un écrivain travaillant en régime démocratique, mais philosophiquement, et par principe, je défends le droit de tout dire, jusqu'au blasphème.

     

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    — Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre œuvre?


    — Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l'oppression, quelles qu'elles soient. En exergue au Choix de Sophie, j'ai citéces mots du Lazare de Malraux qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'ailleurs: «Je cherche, écrit Malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité.»


    — S'il vous était donné de vous réincarner sous quelque forme animale, laquelle choisiriez-vous?


    — J'aimerais renaître sous la forme d'un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j'étais jeune...


    La lancinante musique de vivre


    Une vie ne devient destin que dans une perspective globale où les joies et les souffrances de l'individu se lestent de sens valable pour chacun. Ainsi passe-t-on, en littérature, de l'anecdote datée et localisée au mythe durable à rayonnement universel.
    C'est dans cette optique que les trois récits en crescendo d'Un Matin en Virginie dépassent le banal souvenir de jeunesse pour toucher au symbole poétique de haute volée.
    Le drame de la guerre et l'humour de la vie se combinent dans Z comme Zéro, où le lieutenant de 20 ans Paul Amhurst, au large d'Okinawa, en 1945, se trouve partagé entre son orgueil belliqueux de marine drillé («c'est une guerre formidable», se répète-t-il selon la méthode Coué), et sa nostalgie du pays et des chères chamailleries de ses parents.
    Dans Shadrach, nous retrouvons le même personnage à 10 ans, dans son village natal du Sud profond, où il assiste au retour d'un vieux nègre décidé àse faire enterrer dans le jardin de ses anciens maîtres, au milieu des siens. Dans une lumière faulknérienne, ce récit évoque merveilleusement ce moment purifiant où les races et les âges se dissolvent dans une sorte de communion amicale.
    Enfin, ce sont les parfums épicés de l'adolescence, mais aussi le premier arrachement que William Styron condense dans Un Matin de Virginie, poignante remémoration de l'agonie de la mère dont les adieux en musique se fondent dans l'innocente et pittoresque rumeur d'une épicerie de province, tandis que, par-delà les océans, se prépare une autre tragédie...


    William Styron. Un Matin de Virginie, traduit de l'anglais par Maurice Rimbaud. Editions Gallimard, coll. Du Monde Entier, 167 p.


    (Cet entretien a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 26 novembre 1994)

  • Ceux qui se protègent

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    Celui qui évite les ricanants / Celle qui ne participe pas à la jactance / Ceux qui restent poliment à distance / Celui qui ne répond point à la stupidité non plus qu’à la vulgarité / Celle qui a une ombrelle à postillons acides / Ceux qui restent asociaux dans les réseaux maillés / Celui qui évite de fâcher le lama stressé / Celle qui a toujours su distinguer les divines idées des idéologies verrouillées / Celui qui croit qu’assener une opinion relève de la pensée / Celle qui ne réfléchit pas mais réclame le droit de le clamer haut et fort /  Ceux qui font le tour du jardin sans en faire un plat / Celui qui préfère le monde aux immondes / Celle qui psalmodie au milieu des immondices / Ceux qui s’imaginent que les îles sont des refuges / Celui qui se réfugie sur un pylône genre grillon sur le paratonnerre / Celle qui invente de nouveaux noms aux couleurs / Ceux qui ont un bœuf sur la langue et nulle envie de l’avaler /  Celui dont on dit qu’il ne joue pas le jeu au motif qu’il refuse de participer à l’ordinaire saloperie des fins de sorties du bureau / Celle qui objecte que le bureau c’est le bureau hors duquel elle s’ennuie/ Ceux qui portent des vêtements si bruyants qu’on ne les entend pas radoter / Celui qui ne s’est jamais entendu avec les pyjamas jaunes que lui envoyait sa tante Amélie à Noël du temps de leur célibat / Celle qui se reproche d’avoir laissé son caraco bleu nuit dans la penderie aux vieilles blouses /  Ceux qui se disent en forme – pour la forme / Celui  qui se cache en s’exhibant / Celle qui traite Jean-Patrick de vieux beau pour se consoler de n’être plus vue des jeunes sots / Ceux qui portent des chapeaux pour rappeler qu’ils sont avant tout écrivains / Celui qui parle amoureusemenet du vieux pull dans lequel il a écrit l’autofiction intitulée Mon vieux pull / Celle qui ayant lu Mon vieux pull de Monsieur son fils lui propose de lui en offrir un neuf / Ceux qui n’ont pas lu Mon vieux pull  et Dieu les en protège, etc.

     

  • Ceux qui déjouent le complot

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    Celui qu’on taxe de complotiste pour faire court / Celle qui se sent perdue sur Facebook faute de se trouver un chef de meute / Ceux qui se défient de toute différence affirmée par d’autres qu’eux / Celui qui voit tout par C’est dans l’air mais pas plus haut /Celle qui connaît tous les potes de Ruquier et en parle comme des siens / Ceux qui ont des opinions en kit avec pièces de rechange à option / Celui qui se réalise dans l’optionnel / Celle qui a une mèche rebelle qui résume sa position/ Ceux qui se rangent dans l’opposition du missionnaire / Celui qui est clairement concerné par la nouvelle tendance ventre mou / Celle qui parle au nom des laitues réduites au silence par devoir de réserve / Ceux qui animent des ateliers d’abstention / Celui qui est d’extrême-centre à cause des courants d’air / Celle dont les premières années d’indépendance ont été « à chats » et qui a beaucoup consommé par la suite / Ceux dont la vie se résume à six vies de chiens plus un mainate et deux présidents de gauche /Celui qui a des vapeurs aux abords des usines mais Billancourt n’en a cure /Celle qui embaume les pommes / Ceux qui se mettent en peine de dénicher la mésange à queue de pie / Celui qui déjoue le complot de celle que la NSA lui avait envoyée comme fiancée à l’essai / Celle qui s’est mariée plusieurs fois avec le Révérend Moon pour un prix de gros / Ceux qui se disent de tous les sexes en sorte de détendre l’atmosphère du tea-room / Celui qui a repéré des CHARLIE qui ne le sont pas vraiment au sens où CHARLIE l’entend et ça c’est lui qui en décide sinon CHARLIE c'est quoi / Celle qui invoque le droit à l’ingérence humanitaire pour te forcer à te déclarer / Ceux qui estiment qu’il y a complot dès qu’on pense autrement qu’à la télé, etc. 

  • Ceux qui se la souhaitent belle et bonne

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    Pour une très belle et très bonne année 2017 à toutes et tous...

    Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie des fêtes et compagnie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2016 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1910 et en 1810 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2110 ou en 2210 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir / Celui qui  ne croit plus aux lendemains qui chantent depuis octobre 1917 sans cesser de croire en un homme meilleur / Celle qui se sentira bien entourée ce soir malgré l'absence de son Raymond dont les dessins étaient silencieux / Ceux qui regarderont ce soir deux épisodes de The Young pope en pensant avec sympathie au vieux François plein de soucis ma foi  / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2017 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en baver autant on espère / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.

    Image : LK et JLK (avec quelques rides en moins) qui souhaitent une toute belle et bonne année 2017 à leur amis très proches ou plus lointains.

  • Le choc des images

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    Sontag24jpg.jpgA propos de Devant la douleur des autres. Rencontre avec Susan Sontag.

    Les images-chocs de la guerre rendent-ils l’homme plus conscient de l’abomination de la guerre, au point de l’en détourner ? C’est ce que croyait la romancière anglaise Virginia Woolf lorsqu’elle prit connaissance, dans les années 1936-1937, de photos montrant des corps dépecés de civils adultes et enfants victimes des bombardements de l’armée de Franco, en pleine guerre d’Espagne, laquelle fut d’ailleurs le premier conflit largement “couvert” par les photographes de guerre. Dans le même esprit pacifiste, sous le titre de Guerre à la guerre, l’objecteur de conscience allemand Ernst Friedrich avait publié, en 1924 déjà, un album rassemblant d’effrayantes photos de “gueules cassées”, de soldats gazés et de cadavres de toutes nationalités pourrisant en tas. Or la “guerre de demain” prophétisée en 1938 par Abel Gance dans son film J’accuse, aux images non moins terribles, éclata en dépit de toute “prise de conscience”.
    Depuis lors, les représentations de la guerre et de la violence dans le monde se sont multipliées de telle manière que nous baignons littéralement dans les images de la souffrance humaine captées dans le monde entier le jour même. Or pouvons-nous encore compatir, comme y incitaient les gravures célèbres des Désastres de la guerre de Goya, ou sommes-nous immunisés par le flot des images ? Et la manipulation technique et commerciale de celles-ci ne fausse-t-elle pas leur réception, déviant leur fonction de témoignage et assouvissant parfois les pulsions les plus morbides. Telles sont, entres autres, les observations et les questions développées par Susan Sontag dans son dernier essai, qui nous confronte à la réalité actuelle dans son ambivalence et sa confusion.
    - Dans quelle mesure, Susan Sontag, la photographie rend-elle compte de la réalité de la guerre ?
    - Le pouvoir spécifique d’une photo est, je crois, de nous hanter. Une photo peut créer un choc et fixer une vision symbolique, tel l’officier vietnamien exécutant un vietcong agenouillé , le soldat républicain de Capa ou le gosse levant les mains dans le ghetto de Varsovie. Mais sans les mots, sans légende ou narration, ce que dit la photographie de la guerre est limité. Je l’ai vérifié lors du siège de Sarajevo, où j’ai séjourné pendant près de trois ans. En parlant, après la guerre, avec des amis qui en avaient vu tous les jours d’innombrables images, j’ai constaté qu’ils n’avaient aucune idée de la réalité concrète que nous vivions. Un film, sans doute, rend mieux celle-ci. Mais la photo ne dit rien de l’odeur, du bruit, du silence, de l’ennui, des multiple sensations vécues jour après jour dans une guerre.
    - Les images de la guerre au Vietnam n’ont-elles pas influencé, tout de même, l’opinion américaine ?
    - C’est vrai. Au Vietnam, la photographie de guerre a d’ailleurs eu un rôle inégalé par le passé. Mais les photos n’auraient jamais suffi sans l’opposition suscitée par la conscription obligatoire et les pertes humaines dans l’opinion publique, également stimulée par des fleuves de mots.
    - Le témoignage photographique garde-t-il sa validité à vos yeux ?
    - Bien entendu. Le problème n’est pas lié au document lui-même, mais à son contexte et à sa réception. Je me rappelle que pour la première publication dans Life, en juillet 1937, de la photo de Capa montrant le milicien frappé à mort, le magazine avait consacré la pleine page de gauche au baume capillaire Vitalis. Le rapprochement pouvait choquer, mais du moins savait-on où était la publicité et où le document... Cette fonction s’est complètement diluée, par exemple, dans les photos réalisées par Toscani pour Benetton, où la douleur humaine devient une composante publicitaire avec le plus total cynisme. Dans ces mêmes eaux troubles, et au comble de la morbidité, je vous signale que les images de l’exécution, au Pakistan, du journaliste américain Danny Pearl ont été localisées sur un site porno...
    Cela étant, la photo reste un précieux instrument de savoir. Prenez un tout autre exemple que celui de la guerre: le vieillissement. J’y ai pensé en voyant les images successives de Katherine Hepburn à travers les années. On dispose là d’un instrument à large diffusion qui ajoute à notre connaissance.
    - On reproche souvent à la photographie d’esthétiser le malheur ou la souffrance. Vous parlez vous-même de la polémique suscitée par les magnifiques images de Salgado, qui fait de la beauté à partir de la misère...

     

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    - A franchement parler, j’ai de la peine à trancher. J’ai moi-même défendu Salgado lorsqu’on l’a descendu en flammes, mais je constate tout de même que, par exemple dans sa grande série sur les migrations, il mélange tous les sujets au risque d’aboutir à des amalgames confus. Là encore, l’image qui n’est pas relayée par la réflexion est insuffisante. De la même façon, je me méfie de la compassion suscitée par des photos et que ne prolonge aucune réflexion. Je crois que la réflexion doit se substituer à l’incantation généreuse, qui n’est souvent qu’un simulacre.
    - Est-ce cela qui vous fait réagir violemment, aussi, contre ceux qui prétendent que la réalité n’est plus aujourd’hui que spectacle ?
    - Cette affirmation me semble révoltante, mais en somme typique d’un certain provincialisme intellectuel occidental, notamment représenté par un Baudrillard, qui ne voit que la virtualité des images ou des réseaux médiatiques et ne perçoit plus rien de la réalité pourtant douloureusement réelle dans laquelle vit la plus grand partie de l’humanité.

    - Quel serait alors, selon vous, le bon usage des images ? Y a-t-il une écologie de leur réception ?
    - Je vais vous paraître un peu vieux jeu, mais c’est mon côté moraliste de base qui ressort là: je crois que la meilleure façon de recevoir une image photographique est encore le livre, qui permet un rapport intime et prolongé propice à la réflexion. Ce n’est qu’en exerçant celle-ci, par exemple, qu’on peut comprendre le sens et la portée d’une des images anti-guerres les plus extraordinaires que je connaisse, à cet égard, entièrement composée en studio par le photographe canadien Jeff Wall, et qui représente des soldats russes et afghans morts dans un vallon ensanglanté, et qui continuent de nous parler comme si de rien n’était...

    Susan Sontag. Devant la douleur des autres. Traduit de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert. Editions Christian Bourgois Editeur, 138p.

    Susan Sontag est décédée en décembre 2004.

    Un recueil d'essais, Temps forts, a paru à titre posthume chez Christian Bourgois, en 2005.

    Images ci-dessus: Dead Troops Talk. Afghanistan. Photomontage de Jeff Wall. Mine de la Serra Pelada, au Brésil. Sebastiao Salgado.

    Deux ouvrages traduits de Susan Sontag ont reparu en octobre 2008 chez Bourgois: Sur la photographie et La conscience des mots, dans la collection Titres.

  • Ceux qui parlent aux oiseaux

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    Celui qui parle couramment rossignol mais seulement la nuit et sans témoins / Celle qui enseigne l'espéranto à son mainate / Ceux qui se prennent pour des aigles alors qu'ils volent juste au niveau du Conseil d'administration / Celui qui compare Nabila tantôt à une oie et tantôt à une bécasse au mépris de la beauté et de la dignité de ces estimables volatiles / Ceux qui ont deux ailes au cul au titre de fondateurs de la firme Glloq / Celui qui avait un ticket avec la merlette qui a finalement cédé au marlou/ Celle qui laisse ses colibris en liberté dans sa loge d'artiste qui s'en ressent au niveau de la propreté / Ceux qui disposent à la fois de becs et de plumes genre Sergent-Major et s'en remettent au Général Dourakine pour la calligraphie dite à la ronde / Celui qui recueille l'oiseau mazouté au titre de la compréhension entre espèces en voie de disparition / Celle dont le faible pour les pélicans interpelle son psy qui va opérer un transfert / Ceux qui ont la dégaine de gerfauts s'arrachant au charnier natal sans avoir un alexandrin propre où se poser / Celui qui met en garde la sittelle torchepot contre la pensée unique /Celle que les pies du quartier ont adoptée comme l'une des leurs / Ceux qui constatent que la colombe de la paix vient d'avaler une couleuvre de plus /Celui qui entreprend d'exposer le problème de la sirène mathématique aux étourneaux de sa classe de maths spé qui l'interrogent ensuite sur les fonctions thêta à deux variables indépendantes/ Celle qui le prend pour elle quand Monsieur Meier annonce qu'au souper du bureau il y aura de la dinde / Ceux qui militent pour la décriminalisation des linottes / Celui qui affirme que le tarin des aulnes a le nez qui voque / Celle qui se pare d'un plumage d'éclipse pendant la mue des rémiges / Ceux qui prétendent que les oiseaux sont des cons mais moi je dis: çui qui dit c çui qui l'est...

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  • Ceux qui fêtent Noël

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    Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr les gars / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou partout ailleurs si ça se trouve / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est emprunté à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.

  • Baladine

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    …Ses conquêtes masculines furent véritablement légion, et dans tous les pays du monde où elle dansa, du dandy fauché au Maharadjah, en passant par l'évêque et le voyou, le même rite du baise-pied se perpétua chez ses amants et ses adulateurs, dont quelques-uns seulement survivent aujourd’hui - mais les plus décatis ne sont pas les moins fervents: voyez-les s’agenouiller en douce devant la petite statue du square des Cygnes…
    Image : Philip Seelen

  • Haute école

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    C’est au bout de la jetée Amadeus qu’elle donne ses leçons. Dans le rêve elle est en grande tenue et nous aussi, tous les élèves en âge d’être initiés.

    Elle ne s’attarde guère à la théorie. « Venons-en tout de suite aux mains, nous ordonne-t-elle, et nous les lui présentons ». À ceux qui n'ont pas de don, elle en donne. Puis elle nous montre chaque figure appropriée : le petit trot, la croupe au mur, la palotade.

    Dès qu’elle sent un emballement elle invite l’intempestif à ralentir. « Le saut n’est que ce qui le prépare» nous répète-t-elle à l’envi.

    Puis elle chevauche l’un d’entre nous dont elle blesse parfois les flancs de ses éperons. Larègle tacite est cependant de ne paraître jamais souffrir. Nos familles nous ont choisis pour être dressés et c’est un honneur.

    À marée haute, il semble que nous dansions sur les flots.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Rêver à la Suisse

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    Henri Calet au temps des privations. Invite à la (re)découverte...
    On sait, ou on ne sait pas, en tout cas on le découvre en ouvrant le petit livre savoureux d’Henri Calet portant ce titre : que Rêver à la Suisse signifie, au sens figuré cité en exergue, ne penser à rien. Un Suisse pourrait s’en vexer : il aurait tort. Lorsqu’un publiciste provocateur a lancé le slogan La Suisse n’existe pas, il exploitait une assez médiocre démagogie en vogue, notamment, dans certains milieux de haute intelligentsia et de haute politique culturelle helvétique, sous-entendant en somme que nous sommes tellement tout qu’il nous manque juste d’être tenus pour rien. Ce rien n’a rien à voir avec le rien de Calet, qui ne dit certes pas tout de la Suisse mais donne envie d’y goûter, comme à un idéal carré de chocolat.
    2c7647520e364a0cbbbf700761b82877.jpgLa première édition de Rêver à la Suisse, préfacée par Jean Paulhan, date de 1948, et l’on sent encore un peu la guerre dans la Suisse protégée que décrit Calet par le tout menu. Ainsi relève-t-il l’inscription figurant dans telle vitrine d’une prestigieuse confiserie de la place de Montreux, selon laquelle la Maison ne pourra livrer sa production d’Amandino pour cause persistante de restrictions.
    Henri Calet se moquait-il de la Suisse en relevant ce détail qu’on pourrait trouver un summum de luxe futile, au cœur d’une Europe en ruines ? Et se moque-t-il de la Suisse en s’arrêtant à d’autres détails ténus tels que la forme et l’appareillage des urinoirs ou le fonctionnement de tel vertigineux funiculaire à crémaillère ? Je ne le crois pas du tout. On n’apprend certes à peu près rien de ce pays en lisant Rêver à la Suisse, mais on en sent en revanche le climat : on y est et tout est dit. Ne penser à rien en rêvant à la Suisse est au reste la meilleure disposition pour redécouvrir ce pays qui en contient plus que quiconque n'oserait en rêver sur le territoire d'un timbre-poste, et l'on verra que ce n'est pas rien...   
    Jean Paulhan. Rêver à la Suisse. Préface de Jean Paulhan. Réédition Pierre Horay, 1984.

    Images: les emblèmes de la Suisse chevillés à nos semelles: le lion de Lucerne et Guillaume Tell; le funiculaire de Territet