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Carnets de JLK - Page 74

  • Ceux qui gèrent leur bronzage

    Rodgers25.jpgCelui qu'insupportent les airs supérieurs de la médiéviste en paréo se situant à la gauche de la gauche  au bar du Glamour / Celle qui se vexe de n'être point assez regardée ou trop / Ceux qui sont un peu justes et se prennent donc un Mojito pour trois / Celui qui offre un reste de homard aux témoins de Jéhovah qui le refusent poliment d'une seule voix avant de passer au mobilhome des Alsaciens / Celle dont le sourire soleilleux irradie l'allée Bel Horizon du camping de Palavas désormais enclos de barbelés / Ceux qui ont vu l'eau vrombir d'écluse en écluse  avant de s'écouler plus tranquillement dans la plaine où l'on voyait les péniches au ras des champs de coquelicots / Celui qui te fait un cours sur les cathares dans les dunes qui ne se souviennent de rien les connes / Celle qui est toujours de mauvais poil en constatant que son bronzage prend du retard sur celui de sa voisine du studio Manhattan / Ceux que le début de canicule fait râler autant que la dernière entrée maritime / Celui qui se sent abeille dans la ruche conviviale de la Grande Motte dont il envisage l'achat d'un studio d'où se voit la grande bleue au bout du parking hélas éclairé toute la nuit / Celle qui s'exclame "tous ces zobs" en se risquant pour la première fois sur la plage naturiste où se remarquent également "toutes ces mottes" / Ceux qui oublient qu'ils bossent au McDo de Pézenas quand ils se retrouvent a pelos  sur la plage de Cap d'Agde où se mêlent toutes les classes sociales et même des amis anglais des Giscard d'Estaing / Celle qui le premier jour a lu la première page du denier livre de Marc Musso et ensuite elle s'est concentrée sur son bronzage et maintenant qu'elle va repartir elle va se mettre au deuxième chapitre où il y a paraît-il un passage osé / Ceux qui n'ont bronzé que d'un côté cette année  et se finiront l'année prochaine / Celui qui a félicité la patronne du Lagon bleu pour ses moules frites aussi correctes que celles de Belgique et là j'exagère pas / Celle qui a gardé le moral grâce à son wi-fi / Ceux qui lisent du Huysmans avant de s'enfiler dans le Jul's si bien décrit par Michel Houellebecq à l'époque où sa peau supportait le soleil de Cap d'Agde / Celui qui se finira aux U.V. dans son 2 pièces sur cour de Vesoul / Celle qui dit "à l'année prochaine" à la Grande Bleue qui compte ses noyés  de la nuit dernière / Ceux qui ne seront pas au soleil cet après-midi mais à Roland-Garros, etc.     

     Peinture: Terry Rodgers

  • Devant les ruines

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    Sur une exposition, à Sète, de l’artiste Yan Pei-Ming, Chinois naturalisé français, dont le regard sur les décombres du monde actuel a quelque chose de saisissant...


    Ce vendredi 23 septembre. – Intrigués par un article paru il y a quelques jours dans les pages culturelles de l’édition sétoise du Midi libre, où il était question des oeuvres d’un artiste chinois du nom de Yan Pei-Ming, exposées jusqu’au 25 septembre au Centre Régional d’Art Contenporain (CRAC) de Sète, nous nous sommes pointés cet après-midi sur le quai où se trouve le haut-lieu artistique en question, dans les anciennes halles frigorifiques magnifiquement réaménagées par un architecte en vue et entièrement investies par les immenses toiles de Yan Pei-Ming.

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    De cet artiste d’origine chinoise mais naturalisé français, très en vue dans l’establishment culturel et politique (Fabius était d’ailleurs présent au vernissage sétois), je ne savais rien jusque-là en dépit de son passage au Louvre et autres cimaises prestigieuses, et l’aperçu que m’en ont donné les images de Google m’ont fait craindre le faiseur pseudo-rebelle à la mode (genre assez couru chez les Chinois occidentalisés), dans la mouvance du réalisme-post-pop surfant sur les vagues plastiques de Warhol ou de Lucian Freud à grand renfort de portraits plus ou moins déformés de célébrités (d’Obama au pape François) et autres scènes d’actu si possibles trash; mais d’emblée, dès la première salle réunissant deux immenses toiles « citant » Le Caravage à vigoureux coups de brosse-balai, dans un camaïeu de nuances grises entre le noir et le blanc reproduisant pour ainsi dire les couleurs et le clair-obscur du génial Rital, nous avons été saisis.

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    Puis ce furent les variations colorées plus convenues (m’a-t-il semblé) sur le fameux pape Innocent de Francis Bacon, déjà démarqué de Velasquez, et du coup je me demandai : est-ce encore de la peinture, et quoi de nécessaire et d’unique dans ces répliques plastiques de photos d’actualité où la découverte du cadavre d’Aldo Moro voisine avec l’attentat contre Jean-Paul II, et cette virtuosité, ce savoir-faire magistral ne font-ils pas que relancer les prouesses techniques du réalisme socialiste (première inspiration de l’artiste né à Shanghai en 1960 et formé à l’époque de la révolution dite culturelle) ou du pompiérisme bourgeois de la fin du XIXe siècle ?

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    Je me suis posé la question en me rappelant nombre de démarches similaires, aux quatre coins de l’Occident artistique, puis nous sommes tombés en arrêt devant tel cauchemar pictural rappelant de loin Goya ou Saura, qui nous confronte à un vaste charnier nocturne où des chiens se disputent la pauvre chair humaine, tel portrait de Khadafi dont la tête du cadavre semble réduite à un cri réduisant à rien le jugement des Justes, ou tel grand singe à figure rouge, au milieu d’autres décombres, paraissant se demander ce qui est arrivé au monde en proie à ses cousins inventeurs de la poudre et du tout-nucléaire…

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    (À voir jusqu’au 25 septembre 2016, au CRAC de Sète)

  • Lettre à Jacques Chessex

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    Lettre à Maître Jacques entre la mer, le ciel et la forêt, à l'occasion  de la remise du prix Edouard-Rod à Pierre Béguin, marquant les vingt ans de cette distinction littéraire.

    Mon cher Jacques,

    Je ne serai pas là quand notre ami Jean-Michel Olivier lira ce matin cette lettre à l’assistance réunie à Ropraz pour célébrer le vingtième anniversaire du prix Edouard-Rod que tu as fondé, mais toi non plus n’y sera pas, et cependant je l’écris comme si tu allais la lire toi-même, de même que je continue de lire tes livres comme si tu étais encore de notre côté de la vie.

    En me rappelant nos relations parfois houleuses, que m’évoque à l’instant la mer assez agitée de ce matin d’arrière-été quelque peu orageux, je me dis que, par delà les eaux sombres, les livres seuls auront été entre nous ces messagers ailés, hors du temps, semblables à ces oiseaux dont un de tes recueils de nouvelles que je préfère se demande où ils vont mourir, si tant est que les oiseaux meurent jamais dans l’imagination des poètes.

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    De ton côté, tu m’as dit avoir beaucoup aimé l’un de mes textes, intitulé Tous les jours mourir, dans lequel je raconte nos adieux à notre père, qui nous convia un dimanche matin à une dernière journée en famille, et nous quitta en fin de soirée. Ce que je me rappelle d’Où vont mourir les oiseaux est une certaine grâce et une certaine lumière qui te sont propres, et cette une lumière semblable, dans l’évocation de la dernière journée de mon père, qui t’a touché, m’as tu dit dans la plus belle lettre que j’ai reçue à propos du livre qui nous a rapprochés, intitulé Par les temps qui courent, dans laquelle tu louais un autre récit du même ensemble autobiographique évoquant mes errances aux Etats-Unis, où je m’étais trouvé d’ailleurs à cause de toi puisque tu avais refusé une première invitation de présenter, au Texas (!) le merveilleux Charles-Albert Cingria. Or le texte en question s’intitulait Nus et solitaires, c’était une sorte de blues bleu sombre et comme l’un de tes autres textes que je préfère, dans L’Imparfait, célèbre le blues avec grâce et lumière, nous ne quittons pas la clairière de nos meilleures rencontres.

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    Je reviendrai à ce très beau moment que nous aurons vécu ensemble ici même, à Ropraz, à l’occasion de la remise du premier Prix Edouard-Rod attribué à Par les temps qui courent en 1996, mais j’aimerais évoquer d’abord un autre moment de grâce et de lumière vécu un matin de mai de je ne sais plus quelle année, sur une petite place de Saint-Maurice, en présence d’une centaine de collégiens plus ou moins du même âge que tes fils, au pied des falaises marquées VIVE CHAPPAZ où, à l’occasion d’un festival philosophique, tu avais été convié à prononcer ton Credo.

    Nous étions alors à couteaux tirés pour je ne sais plus quelle raison, mais je n’en étais pas moins présent et ce que tu as dis alors aux jeunes gens qu’il y avait là m’a si profondément touché que je suis venu, en fin de séance, te remercier et te serrer la main ; tu m’as dit que mon geste te touchait particulièrement et nous en sommes restés là, sous la belle lumière oblique qui tombait du haut des Dents du Midi, dans la grâce d’un instant.

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    Au moment où tu a fondé le prix Edouard-Rod avec quelques amis écrivains et le syndic de Ropraz, l’auteur romand le plus célèbre à Paris, au début du XXe siècle, était pratiquement retombé dans l’oubli, et je dois avouer que je n’avais pas lu un seul de ses trente romans ni aucun de ses essais quand j’ai appris que j’allais être le premier lauréat de ce nouveau prix littéraire.

    Je connaissais la bienveillante attention qu’Edouard Rod avait manifestée à Ramuz en ses jeunes années, mais j’ignorais que l’écrivain avait été proche de Zola et qu’il avait refusé d’entrer à l’Académie française pour garder sa nationalité suisse. Or ce qui m’a touché plus particulièrement, dans la définition que tu as établie du prix, c’est qu’il devait récompenser un auteur à ses débuts (ce que je n’étais plus au moins depuis vingt ans) ou à un moment de renouveau de son travail, ce que j’étais à l’évidence puisque Par les temps qui courent a été pour moi un livre-charnière, et le début de ma collaboration avec Bernard Campiche, qui en a immédiatement accepté le manuscrit et avec lequel j’ai noué des liens d’amitié et publié ensuite huit livres en moins de dix ans, dans les meilleures conditions.

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    L’émulation entre écrivains de générations différentes est un phénomène assez courant, mais les vraies complicités sont plus rares entre les bêtes d’écriture que nous sommes, selon ton expression, et le rapport qui s’est établi entre nous quelque temps, entre la composition de mon roman Le Viol de l’ange, que tu as suivie de très près, et la parution de L’Imparfait, l’un de tes plus beaux livres, est lié dans mon souvenir à un mémorable moment de partage.

    Plus récemment, assistant à la remise du prix Rod à Antoine Jaquier, j’ai repensé avec reconnaissance à la cérémonie de 1996 ; et brassant, ces dernières semaines, cinquante ans de courrier et de documents de toute sorte que je m’apprête à remettre aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, suivant ton exemple, ce souvenir a été revivifié par les nombreuses cartes et autres lettres de félicitations qui m’ont été adressées à cette occasion. Moi qui me suis souvent montré critique, dans les journaux où je sévissais, envers le système parisien des prix, j’ai trouvé très bien en revanche, vraiment très bien, de recevoir ce prix Rod décerné, de surcroît, par des écrivains, sans parler de la pincée de billets qui nous a permis de surprendre nos petites filles en leur annonçant, un beau matin de février 1997, à Cointrin, que nous nous envolions pour La Guadeloupe !  

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    Vingt ans plus tard, alors que l’un de tes derniers livres revit sur les écrans par le truchement d’une adaptation où tu apparais à divers âges, alors que tu me reste infiniment plus présent par la seule magie de ton verbe, la littérature de qualité et ce que tu appelais les « saintes écritures » survivent tant bien que mal dans le chaos du monde où la fausse parole submerge trop souvent celle des poètes.

    J’ai dit longuement, devant le nombreux public qui t’a entouré à Berne pour la remise de tes archives, la reconnaissance que nous te devons, et je ne vais pas me répéter, d’autant que c’est à tous ceux qui défendent encore la littérature, soit en écrivant de nouveaux livres de qualité, comme Pierre Béguin aujourd’hui, soit en les défendant ou n’était-ce qu’en les lisant, que j’aimerais dire merci.

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    Il est possible que, me pointant tout à l’heure à l’Hyper U d’à côté, je ne trouve pas un seul de tes livres, pas plus que ceux d’aucun des lauréats du prix Rod de ces vingt dernières années. Qu’à cela ne tienne: tes livres te survivent, comme ceux de Georges Haldas ou d’Yvette Z’graggen que le prix Rod a couronnés, et d’autres œuvres d’écrivains lauréats se poursuivent avec Jacques Roman ou Janine Massard, Jil Silberstein ou François Debluë, pour n’en citer que la moitié…

    De ce bord de mer à ta lisière de forêt, cher Jacques, que les oiseaux de la poésie nous survivent…

    Cap d’Agde, en la Cité du Soleil, ce 14 septembre 2016.

     

  • Passeurs de livres

    littératureL'Arche du critique littéraire

    Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.
    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?
    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?
    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnel. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

    Image: Claude Verlinde.

  • Vivre avec sa douleur

     

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    À propos de Vivre près des tilleuls, roman à dix-huit pattes relevant le défi d’évoquer, d’une seule voix, le drame d’une femme foudroyée par la perte d’un enfant. Coup médiatique à base de démagogie doloriste, de la part du collectif des jeunes auteurs romands de l’AJAR, ou réussite littéraire avérée ?


    On s’est peut-être dit, avant de lire Vivre près des tilleuls, que c’était mission impossible. Enfin quoi : un livre à dix-huit pattes, pour traiter d’un sujet aussi délicat que la mort d’un enfant, et lancé par un buzz d’enfer genre coup médiatique, non mais ! Et puis on s’est payé le livre, on l’a ouvert et, commençant par la postface en manière de déclaration d’intention, intitulée La fiction n’est pas le contraire du réel, on a mieux cadré le projet: on a mieux vu les kids en réunion avec leurs ordis persos.


    Ensuite, passant de la théorie joliment filée au travail littéraire proprement dit, via l’Avant-propos de l’archiviste Vincent König, on a commencé de sentir la bonne vieille odeur de la littérature en basculant doucement dans le cercle magique de la fiction tandis qu’apparaissait le personnage d’Esther Montandon, cette imaginaire romancière romande (née en 1923) évoquant un peu Alice Rivaz ou plus tard Anne Cuneo, sortie de la « cuisse » des dix-huit jeunes auteurs romands et nous rejoignant par le truchement de carnets « oubliés » dans une enveloppe marquée FACTURES où se trouve relaté, sur des petits feuillets épars, le drame qui l’a foudroyée à quarante ans passés, quand sa petite Louise de quatre ans, vainement attendue pendant des années lui fut arrachée par accident…
    La vérité d’un texte ne se mesure pas avec d’autres instruments que la sensibilité de chacun, donc je ne parle que pour moi, plein de doute et de questions a priori sur la démarche de l’AJAR, et ensuite supris contre toute attente. Pas un instant, cependant, je n’aurais regimbé à l’idée que de jeunes auteurs nés dans les années 80 se mêlassent (comme ça se prononce) d’évoquer les années 60, ni d’avoir vécu personnellement le drame affreux de la mort d’un enfant. Mon scepticisme portait ailleurs : sur un résultat par trop fabriqué, sans épaisseur ni fibre personnelle. Or la surprise est là : que les 63 séquences constituant les carnets d’Esther Montandon s’agencent, comme par miracle, dans une suite bel bien marquée par un ton particulier, accordé à un vrai regard, passant de l’abattement à la rage ou du désarroi à l’égarement.

    Nulle forte secousse d’émotion pour autant, qui prendrait le lecteur aux tripes, mais de multiples tremblements intimes marquant cette traversée du chagrin jusqu’au désespoir qu’un Peter Handke figurait dans une sorte de brume de tristesse atteignant les objets eux-mêmes. D’une réelle qualité littéraire, le texte ne pêche jamais par excès de pathos ni d’esthétisme. Tout m’y semble juste.


    L’art de « faire vrai »…


    Edgar Degas, peintre et écrivain, dit quelque part que l’art consiste à faire du vrai avec du faux, et cela marque le passage des faits à la fiction. Du côté des faits éprouvés dans sa chair vive par un individu, on pourra lire le récit déchirant d’Antoine Leiris, dans Vous n’aurez pas ma haine, témoignage d’un homme dont la femmne a été assassinée au Bataclan. Tout autre, on l’a compris, est la démarche de l’AJAR, dont les auteurs, par delà l’astuce « en abyme » des carnets d’Esther Montandon, ont accumulé les trouvailles narratives appropriées.
    Un exemple : lorsque Esther, effondrée après l’accident qui vient de coûter la vie à Louise, cherche les mots qu’elle va adresser à sa mère au téléphone, avant de se rappeler soudain que celle-ci est morte depuis des années…
    Ou cet autre épisode de l’invitation à un mariage, que lui envoient des amis connus au Rwanda, qui la convient avec son mari... et Louise dont ils ignorent le décès.
    Plus encore, avec de constants glissements entre temps et lieux, le kaléidoscope narratif reconstitue le cadre de vie d’Esther, qui change en cours de route, et l’évolution de sa douleur, apaisée par des voyages ou la rencontre d’un autre homme, etc.
    J’imaginais, au mieux, un exercice de style relevant de la création collective, mais Vivre près des tilleuls est plus que ça : un vrai livre. Passons donc sur le buzz antérieur et les (joyeuses) gesticulations post partum des kids, relevant de la Star Ac littéraire d’époque, puisque Esther Montandon, que nous avons rencontrée, existe…
    L’AJAR, Vivre près des tilleuls. Flammarion, 127p.
    Antoine Leiris. Vous n’aurez pas ma haine. Fayard, 138p.

  • Ceux qui ferrent les cigales

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    Celui qui brise ses chaînes en rêve / Celle qui milite pour la libération de la liberté / Ceux qui se savent en enfer mais ne désespèrent pas / Celui qui a pris la tangente dès ces années-là / Celle qui ajoute au poids du monde / Ceux qui  ne voient que les défauts de la réfugiée / Celui qui se blesse aux tessons de l’enceinte / Celle qui se coupe en parlant / Ceux que leur surpoids achève / Celui qui lit Les âmes mortes et se demande quelle créature a pu écrire ça / Celle qui évite les vampires même dans les soirées habillées / Ceux qui savent qu’une goutte de fiel peut gâcher un pot de  miel /  Celui qui doit beaucoup à l’âme russe / Celle dont le corps est tiède et l’esprit froid / Ceux qui ricanent quand ils entendent le mot « âme » / Celui dont le Moqueur bafoue la dignité muette / Celle dont le prénom reste secret / Ceux que toute violence insupporte / Celui que l’insouciance du beau gosse importune / Celle que toute discordance intrigue d’où sa passion pour Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski / Ceux qui découragent les alizés / Celui qui bat les buissons ardents / Celle qui charme le grutier taciturne / Ceux qui gâtent l’ambiance par envie / Celui qui n’écoute que les tousseux influents / Celle qui tance ses pensées inappropriées en société choisie / Ceux qui se morfondent loin des clairières / Celui qui réfute le sermon rabat-joie / Celle qui jette un froid dans l’effusion de la party fleurie / Ceux qui vendent leur fils ingénieur  à leurs voisins introduits chez Ernst & Young / Celui qui sacrifie les tourments de sa conscience sur l’autel de la productivité marchande dont il espère des rentrées propres à satisfaire le Seigneur / Celle qui se perd en conjectures après s’être trouvée enceinte / Ceux qui nous veulent trop de bien / Celui qui décide ce matin de moraliser son profil Facebook / Celle qui se demande si tu vas bien quand tu ne chattes pas / Ceux qui disent « pouce » quand il y a trop de « like » , etc.  

  • Mémoire vive (104)

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    Annie Dillard: "Pourquoi lisons-nous, sinon dans l'espoir d'une beauté mise à nu, d'une vie plus dense et d'un coup de sonde dans son mystère le plus profond ?"

    Ce mercredi 3 août. – Conduisant ce matin Lady L. à l’hôpital, après sa très mauvaise chute dans le sentier de La Désirade, j’ai fait l’acquisition, en me baladant à Montreux, du Dragon du Muveran de Marc Voltenauer, ce polar nordico-préalpin dont on a beaucoup parlé dans nos régions (où il « cartonne » véritablement, ayant dépassé les 20.000 exemplaires) et que je suis curieux de juger par moi-même. Au vu de la moue ou des propos dédaigneux de plusieurs lettreux a priori contrariés par toute forme de succès populaire, et dans la foulée du phénomène Dicker, je m’en fais pour ainsi dire un malin devoir…

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    (Soir) - Contre toute attente, j’ai tout de suite été « scotché » par la lecture du Dragon du Muveran, aux chapitres brefs et bien ancrés dans le pays, sans trop donner pour autant dans le réalisme terrien pour ne pas dire lourdement terre à terre. L’auteur n’a d’ailleurs rien du littérateur de terroir, en phase (comme on dit) avec la société actuelle, ne serait-ce qu’avec son arrière-fond de classe moyenne émancipée (sur les hauts de Gryon où prolifèrent les résidences secondaires) et son inspecteur gay cultivé lancé dans une enquête carabinée.

    °°°        

    Petits emmerdements physiques de l’âge. Vives douleurs plantaires, soudaines lancées articulaires aux genoux, crampes cruelles la nuit et souffle court le jour en remontant la pente. Eh mais, on se passerait bien de tout ça, pourtant il paraît que « c’est la vie »…          

    °°°

    TCHEKHOV.jpgIl y a pas mal de temps que j’avais entrepris la lecture du Secret de Tchékhov de Wanda Bannour, puis je l’ai laissé de côté, lui trouvant un air par trop didactique à la russe, mais c’était injuste me dis-je à reprendre cette étonnante reconstitution de la vie littéraire à la fin du XIXe siècle, par le truchement d’un journal fictif de Souvorine et d’écrits non moins fictifs de Tchékhov. Wanda Bannour a visiblement tout lu à propos de l’un et de l’autre, et ce que j’ai cru d’abord le regard d’un bas-bleu recomposant laborieusement un pseudo-journal, se déploie à vrai dire en récit romanesque très documenté et très vivant, que j’ai repris avec autant d’intérêt que de plaisir. Bref, je me suis amendé, et j’aime bien aussi ce mouvement de réexamen qui n’est pas tant de repentir que d’exigence de plus d’attention. J’avais mal regardé, etc.       

    °°°

    Je suis impressionné par la lecture de Clous, recueil de poèmes d’Agota Kristof publié à titre posthume. Poésie très noire, apparemment désespérée comme l’était celle de Francis Giauque, et pourtant non: il y a là-dedans de la lumière et de la musique, qu’il m’incombera de détailler plus précisément.        

    °°°         

    Ce lundi 15 août. – C’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de Reynald, le 15 août 1985. J’ai retrouvé récemment le poème que je lui avais consacré, repris et amélioré, dont l’abbé Vincent, à qui je l’ai envoyé, m’a dit qu’il l’avait beaucoup touché.

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    À l’ami disparu

    En mémoire de Reynald.

    Ce soir j’avais envie de te téléphoner, comme ça, sans raison,

    pour entendre ta voix, comme tant d’autres fois.

    Après tout c’était toi, déjà, ces longs silences.

    Mais je sais bien, allez vous étiez occupés :

    les patients, les enfants, l’éternelle cadence.

    Ce n’était plus, alors, le temps de nos virées

    au biseau des arêtes ;

    ou comme ces années en petits étudiants dans l’étroite carrée :

    les rires, avec ta douce, que nous faisions alors !

    L’emmerdeur d’en dessous qui cognait aux tuyaux.
    tout ce barnum : la vie !

     

    Et ce soir de nouveau j’aurais aimé semer

    un peu ma zizanie.

    Ou parler avec toi, comme tant d’autres fois.

     

    J’avais presque oublié ce dimanche maudit,

    cette aube au bord du ciel

    au miroir effilé,

    la griffe de ta trace

    au-dessus des séracs.

    Tu vaincras, tu vaincras scandes-tu : tu vaincras!

    L’orgueil de ton défi !

      

    Mais soudain à la Vierge là-haut qui te bénit -

    à toi sans le savoir est lancé le déni

    d’une glace plus noire.

    Ce dimanche maudit, juste à ton dernier pas.

    Et ce cri ravalé, et ce gouffre creusé.

    Et l’effroi des parois – et la mort qui se tait…

     

    Sais-tu que je t’en veux ce soir,

    ami, parti tout seul

    comme un bandit !

     

    (ce 13 décembre 1987,

    après le 15 août 1985)

     

    °°°

    Que pèse la douleur en poésie ? Ou plus exactement_ que pèse la poésie devant la souffrance des hommes ? Le philosophe allemand Theodor Adorno a écrit ceci, dont on a fait un usage souvent réducteur, mais il l’a bel et bien écrit : «Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ».

    Avec le recul, et après les multiples nuances apportées à cette « interdiction » de la poésie par Adorno, la réflexion sur le rôle et la valeur de la poésie face à la barbarie, autant que celui de l’art, est à reprendre plus sereinement dans la foulée de l’Esthétique hégélienne, etc.

    Pour ma part, j’ai toujours préféré la compagnie des poètes à celle des philosophes, exception faite des penseurs qui sont à la fois artistes et poètes, de Pascal à Sloterdijk.       

    1793524950.jpgCe samedi 20 août. – Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur

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    Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...  

    Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généralisée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.

    C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à l’une de mes libraires préférées, du nom de France Rossier, à la librairie La Fontaine de Vevey (on parque sur la Grand’Place et c’est à droite au début de le rue du Lac très prisée ces jours par les touristes de partout), à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et cinq ou sept autres livres de la pile de cinq ou sept cents qui attendent.


    Du moins lui ai-je acheté, par curiosité, le roman écrit à dix-huits mains par les kids de l’AJAR, sous le beau titre de Vivre près des tilleuls ; le dernier recueil de textes d’Erri De Luca intitulé Le plus et le moins, deux récits de l’écrivain-voyageur Richard Kapuscinski (Il n’y aura pas de paradis et Le Christ à la carabine) et un roman islandais que m’a recommandé un vieil ami de Facebook, le tout jeune Maveric (moins de 20 ans), D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, signé Jón Kalman Stefánnson.

    Or au moment où j’allais payer cette (bonne) pioche, France Rossier me dit « attendez voir ! », et la voici se diriger vers le rayon des poches d’où elle revient avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois.

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    Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, attablé devant une Suze sur la terrasse du café du Signal (à gauche en montant la route qui conduit au Vallon de Villard par les Bains de l’Alliaz, dont le patron est top sympa), je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrant), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’une enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…

     

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    cfd8d7a5baa1bb9748cdd2fe9437edec.jpgLa façon dont Knausgaard parle, la quarantaine passée, du premier regard porté sur les jeunes filles en fleurs de son adolescence, m’a aussitôt projeté quarante ans en arrière, comme la première apparition de son père, en train de jardiner, m’a rappelé le nôtre retournant un carreau de terre pour y trouver tantôt un tibia et tantôt un crâne – la terre de notre jardin provenant de l’excavation de l’ancien cimetière de la Sallaz sur les hauts de Lausanne…

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    Les écrivains qui attaquent le roman familial (dont un Philippe Sollers) ou le réalisme prétendument « populiste » (un Charles Dantzig) me font sourire, me rappelant un Alexandre Zinoviev fustigeant l’idéologie soviétique avec une furia d’idéologue soviétique, ou que tous ceux qui brocardent le nombrilisme des autres avant de tout ramener à eux.

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    Knausgaard n'écrit pas un roman familial : il écrit la vie.

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    Il est clair, à mes yeux, que la meilleure littérature me ramène à moi, mais ce moi est propre à tous. L'on voit ces jours un collectif de jeunes écrivains romands, attroupés sous le sigle de l’AJAR, s'en prendre au moi sempiternel de l'auteur « classique » pour lui opposer leur travail de groupe tellement plus convivial et libéré du nombrilisme, n’est-ce pas.

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    Or cette niaiserie « jeuniste » à peut-être du bon momentanément, comme tout exercice sportif ou artisanal, classe de violon ou atelier d’écriture à Missoula. Mais ensuite ? Qui fait les vrais livres ? Qui d’autres que des cinglés solitaires, des âmes sensibles perdues sur un atoll au milieu de la foule, un Bouvier ou un Cendrars et pas un collectif de groupies de Bouvier ou de Cendrars, etc. Une chose est de construire une bonne série télévisée, genre Six Feet under, et ça peut se faire en collectif de pros de haut niveau, mais autre chose est d’écrire la première page de La mort d’un père, où se trouve décrit le mécanisme inéluctable de la mort d’un corps humain au milieu des objets qui l’entourent, globalement indifférents au phénomène, ou le début du Voyage au bout de la nuit ou la scène de la mort du prince André dans La guerre et la paix, etc.

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    Unknown-2.jpeg« La littérature me semble ce qui fait essayer de sortir de soi pour parler de tous », écrit fort justement Charles Dantzig dans Les écrivains et leur mondes, paru récemment dans la collection Bouquins et constituant un exceptionnel creuset de jugements (et parfois de préjugés) sur la littérature précisément, avec le défaut ( ?) de tous les écrits personnels de privilégier les goûts personnels de l’auteur.

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    Le TOUT DIRE en matière d'intimité, en cette époque d'exhibition exponentielle, licite et consommable à grande échelle, commercialisable et donc industrialisée, est paradoxalement plus délicat, voire difficile, pour un écrivain d'aujourd'hui, et notamment pour ce qui touche aux sensations et aux sentiments réels éprouvés par un enfant ou un adolescent confronté à l'éveil de la sensualité ou à une première passion, au premier sperme ou au premier sang.

    Je note ce qui précède en marge des pages de La mort d'un père consacrées au premier sperme, dont il remarque l’odeur de mer, et au premier délire amoureux du jeune Karl Ove, suscité par une certaine Hanne, officiellement petite amie d'un autre gars de leur âge, par conséquent plus ou moins inatteignable, mais dont l'intensité folle, plus fantasmatique que réellement incarnée, rappelle les sentiments non moins extrêmes éprouvés par le Narrateur de la Recherche à l'égard de la petite Gilberte Swann qui le chambre, le snobe, l'attire et le repousse comme il le fait lui-même pour attiser et désamorcer puis relancer sa jalousie, etc.

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    Dire que la mort n'existe pas semble un paradoxe, et pourtant il y là une vérité que j'ai reconnue en lisant les derniers mots d'une grande épopée romanesque serbe intitulée Migrations et que mon ami Dimitri appelait le plus beau roman du monde, à savoir: "Les migrations existent. La mort n'existe pas".

    Je dirais plus précisément à l'instant (mon i-Phone indique 9h.14) que la mort n'existe qu'aux yeux de la vie humaine, sans préjuger de ce que ressentira notre chien Snoopy devant mon cadavre si je défunte avant lui comme c’est fort probable...

    Karl Ove Knausgaard a vu son premier mort à l'été 1998, alors qu'il allait sur ses trente ans, le cadavre étant celui de son père. Tandis qu'il se trouvait là avec son frère Yngve, le bruit d'une tondeuse à gazon, à côté de la chapelle où reposait le défunt, lui fit craindre un instant que celui-ci ne se réveille, sous le regard vaguement narquois de son frère aîné. Et lui de noter une quinzaine d'années plus tard: « Ce fut un instant horrible: Mais lorsqu’il fut passé et que malgré tout le bruit et les émotions mon père demeura immobile, je compris qu’il n’existait pas, Le sentiment de liberté qui m’envahit alors fut aussi difficile à maîtriser que les vagues de tristesse l’avaient été et il trouva la même échappatoire: un sanglot totalement indépendant de ma volonté ».

    Or je me rappelle que le même type de sanglot, irrépressible, m'a secoué au volant de notre voiture quand ma nièce (et filleule) Virginie m'a annoncé, sur mon portable, que mon frère venait de mourir, et c'était en 1997, alors qu'il n'était âgé que de 55 ans.

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    BookJLK7.JPGLa première fois que j'ai vu mon père nu, c'était aux douches du tennis jouxtant l'ancien cimetière de la Sallaz, et la dernière fut après sa mort survenue le 8 mars 1983 dans notre maison natale des hauts de Lausanne, au terme d'une inoubliable journée passée en famille autour du mourant, notamment marquée par une énorme platée de spaghettis au début de l'après-midi, après la dernière entrevue de notre père et de notre première petite fille âgée de 6 mois - tout cela que j’ai détaillé au fil d’une autre litanie intitulée Tous les jours mourir, dans le recueil de récits autobiographiques de Par les temps qui courent, paru en 1994.

    Je note ces détails ce matin d'une parfaite limpidité (nous avons la chance de ne pas avoir de parents ou d'enfants sous les décombres de tel village d'Ombrie ou de telle ville de Syrie) en me rappelant les pages de La mort d'un père consacrées à ce que je viens d'évoquer, où Karl Ove Knausgaard parle aussi de son rapport avec un monde dans lequel on taxe d'irréalité ce qui est précisément le plus réel, et de réel ce qui relève du fantasme.

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     D'aucuns affirment que le seul amour de Marcel Proust fut sa mère, transformée en grand-mère dans la Recherche. Un biographe moyennement subtil affirme que le cher Marcel était une femme du point de vue sexuel. André Gide, lui, reprocha à Proust de faire de son chauffeur et gigolo hétéro corse Agostinelli une Albertine probablement lesbienne à ses heures. Certains célèbrent le côté fiction de la Recherche. D'autres estiment que Proust n'a rien inventé, etc.

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    Quant à moi je pense que tout se tient dans cet imbroglio, dont le noyau est un coeur de réacteur atomique auquel sont reliés tous les points de la circonférence personnelle et familiale, sociale et pour ainsi dire universelle de la réalité perceptible puisque l'écrivain est aussi curieux de mode féminine que d'info récente (les avatars de l'affaire Dreyfus ou la visite à Paris du tsar de toutes les Russies), des progrès de la médecine ou de la vie des salons littéraires, des bordels pour messieurs aimant les messieurs ou des goûters de femmes riches parlant stratégie militaire, de tous les parlers populaires ou du snobisme et de l'imbécilité des gens les plus en vue, etc.

     

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    tumblr_static_tumblr_static_anryebyhl3408scs88ssc4csk_640.jpgLe TOUT DIRE de Proust peut être obscène, mais il n'est jamais vulgaire. il en va de même du TOUT DIRE de Knausgaard, qui est plus direct que celui de Proust sans être vulgaire non plus. La langue de Proust, extraordinairement artiste, parfois surchargée comme le salon de Sarah Bernhardt croulant de bimbeloterie plus ou moins exotique au milieu des plantes d'ornement vivantes ou peintes, des meubles tarabiscotés et des brûle parfums ou des oiseaux vivants ou empaillés - la phrase de Proust est fin-de-siècle comme celle de Knausgaard est début-de-siècle, par exemple quand il est avec son grand frère dans la salle d'attente des pompes funèbres (qu'il compare à celle d'un dentiste) en vue de l'enterrement de leur père, avec ce bout de dialogue qui fait court pour en dire long:

    "Pauvre papa, dis-je.

    Yngve me regarda.

    - S'il ya quelqu'un qui ne mérite pas la pitié, c'est lui.

    - Je sais, mais tu vois ce que je veux dire.

    Il ne répondit pas. D'abord grave pendant quelques secondes, le silence devint tout simplement du silence".

     

    °°°

    Définir le genre d'une œuvre littéraire d'envergure est aussi délicat, parfois, que de classer une œuvre d'art. L'un des meilleurs livres de Georges Simenon, Pedigree, est un roman autant qu'une autobiographie, alors que les prétendus romans de nombreux auteurs contemporains ne sont que des auto-fictions ou des journaux intimes déguisés qui accusent une pauvreté d'imagination totale.

    Ce qui apparie Proust et Knausgaard est alors peut-être là: dans leur imagination respective, qui leur fait donner vie à des cendriers ou des miettes de brioches, à savoir: la symphonie des sentiments humains et les intermittences du coeur.

    Personnellement, je n'ai jamais été obligé par mon père de pêcher le cabillaud avant de foncer à l'école, et mon père n'a pas fini dans la déchéance alcoolique, mais la façon de sensibiliser ces épisodes, comme l'évocation de la campagne norvégienne traversée par les deux frères en début de deuil, me touchent autant que l'incommensurable tristesse de Marcel après la mort de sa grand-mère ou la beauté tout à fait gratuite d'une robe d’une ancienne cocotte se la jouant grande bourgeoise, lorsque le jeune Narrateur vexé de se voir largué par sa petite amie va faire du charme à la mère de celle-ci en lui faisant entendre qu'il ne tient plus du tout à sa fille pour que ça se répète et tourne peut-être à son avantage - enculage de mouches qui aboutit à cette phrase d'anthologie:

    “Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme - dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de portières et desquels les romanciers mondains de l’époque trouvaient à dire de plus élégant, ce qu’ils disaient “douillettement capitonnés” - le même air frileux qu’aux roses qui pouvaient y rester à coté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps”.        

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    Bref, tout ca n'est que littérature, mais c'est la vie même et pour tout dire: c'est le parfum de la vie transformée et quintessenciée, etc.     

    Ce mercredi 31 août. – J’ai comme l’impression que mes variations sur la lecture de Karl Ove Knausgaard, modulées  en suite sous le titre de Pour tout dire, sont en train de devenir un texte en soi, distinct de ces carnets. Je vais donc leur réserver un espace propre, qui pourrait bien devenir un livre en soi…  

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    Quant à ces carnets, je vais continuer à les tenir avec cette légère distance qui marque tout ce que j’écris désormais par rapport à mon « vécu », comme on dit, etc.  

     

    °°°

    Peter Handke, dans L'heure de la sensation vraie: «Dans la mesure où le monde se remplissait pour lui de secrets, il s'ouvrait et pouvait être reconquis. Lorsqu'il traversa un pont à proximité de la gare de l'Est, il vit en bas, à côté de la voie, un vieux parapluie: il n'était plus une indication pour autre chose, mais un objet en soi, beau ou laid, beau et laid, tout ensemble avec tous les autres».

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  • Pour tout dire (17)

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    À propos de la réalité réelle selon Patricia Higshmith. De ce qu’il y a parfois de pesant dans le manège des enfants, et plus encore des parents d’enfants. Ce qu’il ne faut pas dire sous peine d’être isolé… 

    Lorsque je lui ai rendu visite dans sa petite maison de pierre du hameau tessinois d’Aurigeno, en février 1988, la fameuse romancière américaine Patricia Highsmith, que Graham Greene a qualifié de « poétesse de l’angoisse », m’a dit que ce qui l’intéressait le plus était la réalité.


    Sa réalité à elle, telle que je l’ai perçue dans son environnement tout modeste, alors que ses droits d’auteurs mondiaux lui auraient permis de vivre dans un palais de Malibu, se résumait à un univers tout simple, voire étriqué, au pied des hautes parois de la montagne, avec sa machine à écrire de marque Olivetti et ses vieux jeans, point de télévision (à cause de sa peur du sang, m’a-t-elle avoué) et pas une goutte de scotch à m’offrir après m’avoir fait lanterner trois quarts d’heure derrière sa porte, peut-être pour me punir de mes vingt minutes de retard...

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    Or, très curieusement, j’ai aimé ça. J’ai aimé sa gueule revêche à terrible lippe d’ancienne jouisseuse, qu’un sourire a éclairé quand je lui ai offert deux dessins de nos filles, une boîte d’Amaretti et un jeu de tarots trouvé la veille à Muralto.

    J’ai aimé rencontrer une vieille jeune fille de 67 ans effrayée par la vie, dont les sombres nouvelles de Catastrophes, son dernier recueil qui motivait notre rencontre, disent l’effroi devant la folie des hommes. J’ai aimé qu’elle ait apprécié, en pro, que je lui soumette mes questions dans un courrier préalable. J’ai aimé jouer le rôle de l’emmerdeur qui vient interroger la romancière célèbre détestant parler de ses livres. J’ai aimé que peu à peu elle se radoucisse et dédicace un de ses livres à nos filles. J’ai aimé ses belles réponses à mes questions, notamment quand je lui ai demandé en quel animal elle aimerait être réincarnée et ce qu’elle dirait à un enfant à propos de Dieu. J’ai bien aimé aussi qu’à un moment donné, lasse de parler d’elle-même, elle renverse la situation en m’interrogeant sur Georges Simenon, pour lequel elle avait le plus grand respect d’artisan à artisan, et j’ai aimé retrouver la substance de mes réponses dans la double page qu’elle a oubliée quelque semaines plus tard dans le journal Libération.
    Enfin j’aime le ton sans apprêt des quelques lettres que je garde d’elle, où elle revient sur ce qui la révoltait le plus à l’époque et qu’elle me reprochait un peu de n’avoir pas assez mis en valeur dans mes reportages au Matin et au Magazine littéraire, rapport à la politique israélienne en Palestine. J’ai repensé à Patricia Highsmith en lisant les premières pages d’Un Homme amoureux de Karl Ove Knausgaard et plus précisément à une nouvelle de je ne sais plus quel recueil, peut-être intitulé Le réseau (à vérifier) où elle raconte l’exclusion d’un jeune homme débarquant à New York tâchant de se faire accepter dans un certain milieu, lequel le scie bientôt parce qu’il ne dit pas exactement les choses qu’il faut dire ni n’adhère au goût partagé par la « bande » , comme le pauvre Swann se fait exclure du clan des Verdurin…

    karove Knausgård.jpgKarl Ove Knausgaard, comme Patricia Highsmith, est d’une hypersensibilité qui fait qu’il a toujours essayé de s’intégrer à des groupes et toujours souffert d’en être plus ou moins écarté faute de dire les choses qu’il faut au moment où. Dans La mort d’un père, on le voit se reposer sur son frère aîné, plus dégourdi que lui, pour se faire une petite place, alors même qu’il va publier son premier livre. C’est un timide, comme souvent les vrais écrivains, et c’est un teigneux, comme Patricia Highsmith.

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    Ce qui est tout à fait étonnant, dans la progression du récit autobiographique de Knausgaard, dans Un homme amoureux, c’est que les scènes enchaînées, dialoguées, remarquablement campées même quand il s’agit d’un banal anniversaire de petite fille un peu chiante entourée de toute sorte de parents confrontant leurs opinions sur le permafrost et la retraite anticipée - on dirait aujourd’hui: l’Etat islamique et le Brexit, participent en somme de la même grande littérature discrète mais tyrannique, nourrie de la tyrannie des petites filles et des mères inquiètes, des petits garçons trop souvent déçus par leurs père et des papas ne sachant plus à quels saints se vouer, qui nous parle à travers Tchékhov et Carver ou Thomas Bernhard et tant d’autres qui refusent d’obtempérer.


    Knausgaard se décrit en responsable désigné, par les autres, d’un jardin d’enfants supposé pilote voire exemplaire, et cela lui pèse. Les conversations des bons parents lui pèsent et il le dit alors que d’habitude on évite. De la même façon, Patricia Highsmith dit ce qu’il ne faut pas dire au point de passer pour une vraie chieuse.
    D’ailleurs c’était une lesbienne, et sûrement une espèce de communiste outre qu’elle fumait comme une usine. Et puis elle est morte : est-ce que ça se fait d’être mort quand le monde appartient aux jeunes qui disent ce qu’il faut au moment où la caméra tourne ?!
    Pour ma part, revenant aux récits de Knausgaard, je constate que je n’ai jamais rien lu de tel, s’agissant du conformisme latent qui nous empêche peu ou prou d’exprimer ce que nous pensons vraiment au milieu de nos proches ou de nos moins proches, qui ne soit ni du sarcasme ni de la satire, mais du constat que seule la vraie littérature, sans préjugé ni parti pris, dévoile pour nous aider, peut-être, à mieux affirmer notre liberté…

     

  • Ceux qui passent les bornes

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    Celui qui se salit en se torchant avec la dernière couverture de Charlie-Hebdo / Celle qui a perdu deux enfants sous les décombres et réclame leurs corps pour les offrir aux gourmets du néo-Charlie avec la sauce tomate du sang de Cabu / Ceux qui se demandent ce qui serait arrivé si le nauséeux magazine Détective avait publié les photos des corps déchiquetés des martyrs de Charlie-Hebdo en les présentant comme une goûteuse bouillabaisse / Celui qui ne prône pas l'interdiction de Charlie-Hebdo mais sa ruine par le refus de l'acheter sans excuses aux martyrs d'Amatrice / Celle qui n'a jamais entendu parler du torchon qu'est devenu Charlie-Hebdo et n'en pleure pas moins son père écrasé par sa propre maison / Ceux qui n'en deviendront pas mahométans pour autant / Celui qui se rappelle la façon de Pierre Desproges de friser le code sans jamais basculer dans l'abjection / Celle qui n'a jamais vu trace de vulgarité chez Alcofribas Nasier dit Rabelais / Ceux qui ne respectent rien même pas leur propre merde / Celui qui aime les petits nuages pommelés des douces matinées d'Ile-de-France ou de Beaucee ou de Pannonie centrale tant qu'à faire / Celui qui déshonore le si beau prénom de Felix / Celle qui trouve que 300 Ritals de moins c pas grave / Ceux qui rigolent comm des oufs sur le matelas d'euros qu'ils doivent à la mort de leurs camarades / Celui qui gueule que ces Ritals savent pas rire alors que nous en France on a plein de toques et un clown président ah ah / Celle qui pratique l'humour noir en baisant avec des nègres en sang comme au bon temps des colonies / Ceux qui ce matin regardent leurs porcs avec tendresse, etc.

  • Ceux qui mettent tout à plat

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    Celui qui t’explique que la solution de la question est dans la question point barre / Celle qui affirme qu’au niveau du concret tout indique qu’une incinération fait gagner du temps et de l’argent terminé bâton / Ceux qui coupant les cheveux en quatre finissent par se les arracher / Celui qui harnache la réticence et lui plante aux flancs ses étriers argumentaux scientifiquement prouvés / Celle qui n’y va pas par quatre chemins creux telle Tell le héros qu’a fichu sa flèche en pleine pomme du bailli torve / Ceux qui répètent à la commission de surveillance que celui qui a vu voira / Celui qui couche son idée sur le papier qui le réveille la nuit pour lui faire des petits / Celle qui règle la question par la réponse à tout genre Bricoville / Ceux qui choisissent le cercueil à fond plat avec vue sur les allées bien habitées / Celle qui se fait toute petite dans le caveau de famille où ça sent le vieux comme à l’époque / Ceux qui enterrent la star avec ses perruques selon ses volontés de chauve tardive / Celui qui dit après moi le déluge en constatant que les tornades sur Phûket confirment ses prédictions d’opiomane lucide / Celle qui répète en langue inca classique : « Quand volcan fâché volcan cracher sur lama »/ Ceux qui ont travaillé la question tout l’été pendant que la cigale faisait du karaoké mais qui c’est-y qui va déchanter quand elle voudra se réfugier dans le bunker de la fourmilière eh eh / Celui qui prétend que la clim profite aux femmes alors que sa sœur prétend le contraire comme quoi ça discute dans la famille / Celle qui reproche à Jean-Pa d’émettre trop de gaz carbonique quand il la prend à froid / Ceux qui reprochent au railleur de dérailler alors que la fonte des glaciers concerne nos enfants et les enfants de nos enfants et les enfants des familles recomposées si ça se trouve qu’ils survivent avec tous ces avocats buveurs d’eau / Celui qui regrette de ne plus pouvoir laver des ces aquarelles à la Turner dont les glaciers se vendent encore au Japon / Celle qui estime que sans les Maldives l’océan fera « plus propre » / Ceux qui récusent le droit d’ingérence des ouragans dont les prénoms féminins ne trompent personne / Celui qui propose de mettre la canicule en équations et de convoquer ensuite un congrès d’algébristes fiables / Celle qui ramène la question en termes de genre et propose qu’on discute du féminin de LA crise qui ne procède objectivement (selon son analyse) que de LE dérèglement climatérique / Ceux qui remettent le grabataire à plat vu que ce qu’il dit ne tient pas debout / Celle qui ingambe s’agenouille en pensée devant le Seigneur  dont la posture en croix la fait souffrir de même / Ceux qui font un plat froid de l’Avenir tant il est vrai que la Nature se vengera comme l’a dit le poète : « Ô Nature berce-les chaudement »…      

     

  • Tours et détours

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    Dialogue schizo

    Sur les notions de vacances, de profit et de tourisme, évoquées au 21e étage de la Twin Tower Est des Dunes, à Benidorm...

     

    Moi l'autre: - Alors ces vacances, bien profité ?

    Moi l'un: - Tu me dis un mot obscène de plus, genre touriste, et je te balance du haut de cette tour de rêve...  

    Moi l'autre: - Tu nies l'évidence ? Tu te la joue bourgeois-bohème- qui-n'assume-pas ?

    Moi l'un: - Absolument pas: je module. D'abord parce que le terme de vacance, synonyme de vide, ne nous ressemble pas, et pas plus à Lady L. qu'à nous deux.  Ensuite du fait que cette idée qu'il faut profiter à tout prix me fait gerber. Ce souci d'en avoir "pour son argent" est à mes yeux le comble de l'abrutissement.   

    Moi l'autre: - Tu nies l'importance du rapport qualité-prix ?

    033.jpgMoi l'un: - Pas du tout: j'en suis au contraire très soucieux, mais  il y a une façon de faire passer l'argent avant la chose qui me rend cette obsession suspecte. Le rapport qualité-prix: c'est la justesse, d'abord, d'une relation équilibrée. Une boutique, comme il en pullule à Benidorm, qui vend tout à 1 euro, c'est déjà la rupture de cet équilibre. J'ai horreur de ça autant que du prix d'une chambre surestimé ou d'un repas de merde correspondant au goût de chiotte de touristes incultes.     

    Moi l'autre: - Tu fais passer la culture par la table ?

    014.jpgMoi l'un: - Et comment ! D'ailleurs je t'ai vu te régaler l'autre jour au Puig Campana avec nos amis de La Fuente: une paella qui en soit une, à un prix honnête. Tu sais que je ne suis ni fou de table et moins encore connaisseur, mais un bon repas est le premier signe d'une culture de qualité, et je l'apprécierais de la même façon dans n'importe quelle maison d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud. Rien à voir avec le luxe. D'ailleurs celui-ci nous indiffère...  

    Moi l'autre: - Tu ne craches pourtant pas sur le confort...

    Moi l'un: - Il me suffit d'une table. Tu as vu combien nous étions coincés à Grenade, dans cet hôtel de charme charmeur du quartier si pittoresque de l'Albayzin, sans table dans la chambre. Pire que la prison !  

    Moi l'autre: - Avec vue, pourtant sur l'Alhambra...

    059.jpgMoi l'un: - Je me fous de l'Alhambra, et de la Mezquita de Cordoue, et de tous les hauts-lieux culturels si la culture de base, incluant une table sur laquelle écrire tranquillement dans sa chambre, n'est pas respectée. Mais note qu'un défaut est toujours bon à prendre: c'est ainsi que, pendant que Lady L. subissait elle-même un coup de blues dans cet hôtel au lit surélevé comme le monument à Christophe Colomb dans la cathédrale de Séville, nous avons eu l'occasion d'écrire dans un café popu de la plaza d'à côté où passait, à la télé, un docu sur la chasse au crocodile. Pas grave: il y avait une table...

    Moi l'autre: - Et Benidorm là-dedans ?

    017.jpgMoi l'un: - C'est comme Dieu et ce voyage que nous poursuivons quarante jours: faut prendre Benidorm sans se laisser piéger par le cliché et en distinguer les multiples aspects comme d'une grande ville actuelle et, plus généralement, comme de l'actuel monde mondialisé  

    Moi l'autre: - C'était intéressant, ce que Ramon nous a raconté hier soir..

    067.jpgMoi l'un: - Hyper-intéressant d'apprendre, par notre Asturien préféré, qui a lui-même parcouru tous les degrés de l'échelle sociale, et qui a roulé sa bosse de par le monde et acquis une expérience humaine et professionnelle plus conséquente que maints diplômé intellos à grandes prétentions, que l'un des nababs de Benidorm est un ancien cordonnier qui a acquis des terrains et su en faire quelque chose avec des gens du pays avant que le bled de pêcheurs du coin ne devienne une espèce de Miami ou de Rio à l'espagnole     

    Moi l'autre: - En fait c'est ça qui nous a le plus intéressés dans ce voyage, avec les paysages et la forme des robinets: ce sont les gens, à commencer par nos hôtes de La Noiselée en Bourgogne, du compère Beaupère à Noirmoutier, de ceux de La Casona ou de la Vila Duparchy de Luso, des Trindade de Carvoeiro ou des Williams de l'hacienda andalouse, entre autres. Bonnes et braves gens partout...

    Munro02.jpgMoi l'un: - Evidemment: à commencer par nous. Nicolas Bouvier le dit d'ailleurs dès le début de L'Usage du monde: que le voyage est autant ce qu'il fait de nous que ce que nous faisons de lui, et les gens ne sont pas les figurants affublés de costumes typiques d'un film pittoresque, mais les gens qu'il y a là: toi et moi, Lady L. qui a presque tout pris sur elle de la préparation de nos détours avec Booking et sa tablette, nos mères qui nous accompagnaient à tout moment à titre posthume, nos filles et nos proches et amis par SMS, nos hôtes à chaque étape, et Lady Munro sur la route...  

    Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un monde à elle seule que Lady Munro et ses nouvelles, et que nous avons vécu cette lecture pleine de gens comme un voyage dans le voyage.  

    Moi l'un: - Alice Munro, tu en es d'accord, est notre découverte de l'année. Cette bonne femme est un sismologue des sentiments et des situations personnelles, sociales, familiales ou historiques, comme il n'y en a pas deux.    

    Moi l'autre: - Je suis, pour une fois, complètement d'accord avec toi. Cette femme est à la fois une fée et un ours. On l'a comparée à Tchékhov et à Carver, mais c'est tout à fait autre chose.

    Moi l'un: - C'est absolument autre chose. C'est l'écrivain qui rend le plus subtilement, avec plus de détachement et de tendresse englobante que Proust, notre rapport avec le temps ou plus exactement: les temps successifs, alternés ou imbriqués de nos vies.     

    Moi l'autre: - Alice Munro est en somme incomparable...

    Moi l'un: - Bah, tu sais bien que la comparaison est toujours une paresse ou un piège. Ce qui n'empêche qu'à tout moment elle nous fait comparer les situations vécues à celle que nous vivons...

    Moi l'autre: - Jamais je n'ai rien lu de si fin et de si juste sur les vies bousculées par les séparations et les recompositions dans les générations successives d'après la guerre...

    Moi l'un: - Ses nouvelles sont le plus étonnant aperçu de la vie des femmes dans le monde actuel, sans trace de féminisme au premier degré ou d'idéologie quelconque, mais elle fait varier tous les points de vue et le récit de la tyrannie qu'un nourrisson exerce sur sa mère, racontée par l'enfant lui-même, est aussi génial que celui de la sainte femme confrontée à un meurtre, dans La vie d'une honnête femme, qui me semble un pur chef-d'oeuvre du point de vue littéraire et je dirai sans affectation: poétique.       

    Moi l'autre: - Donc on a pas mal voyagé, aussi, en Ontario, du côté du Lac Huron et sur l'île de Vancouver. Et le voyage va continuer...

    Moi l'un: - Pour le moment il faut encore parler des robinets et des chasse d'eau en France, au Portugal et en Espagne. Cela aussi ressortit à la culture.

    Moi l'autre: - C'est vrai que l'état des lieux a passablement changé, par exemple à Séville, depuis 1975 où nous y avons zoné pour la première fois...

    Moi l'un: - Rien pour autant des chiottes d'aires d'autoroutes française à l'européenne genre combi d'inox sinistre, uniformisées de Malmö à Biarritz. La chasse d'eau portugaise montre autant de dignité que l'espagnole...

    Moi l'autre: - En outre j'ai été impressionné par le bel usage du bois dans la maison espagnole, aux Asturies autant qu'en Andalousie. Rien du bois classe moyenne genre Ikea. Du vrai bois massif de vraie grande forêt.  Au fil du voyage, les forêts nous ont d'ailleurs impressionné autant que les gens: les forêts domaniales de Touraine, les forêts des hauts de Bayonne, les forêts de Bucaçao ou les oliveraies d'Andalousie. Et puis il faudra parler aussi, plus tard, des parcs naturels d'Espagne, qui montrent un nouveau souci en matière de conservation des patrimoines biosphériques.

    Moi l'un: - Les Ibères ont des leçons à donner aux Européens, encore, dans le respect non seulement de la table mais aussi de la maison, des jardins et des douceurs. La maison de tradition basque, comme l'asturienne, et même pas mal de maisons en Algarve, valent moult maisons plus ou moins nordiques de carton-plâtre. Et la pâtisserie de sud surclasse celle du nord, Finlande comprise...

    Moi l'autre: - Pour la nomenclature et les détails variés, Lady L. fournira son rapport documenté.   

    Moi l'un: - Enfin nous nous garderons d'oublier le statut du chien.

    Moi l'autre: - De fait, notre voyage en a dépendu pour le choix de chaque auberge, acceptant ou non le corniaud ou la levrette titrée.

    Moi l'un: - Snoopy a fait craquer tout le monde, mais ce n'état pas gagné.

    Moi l'autre: - On sent évidemment la prévention des Espagnols, qui ont édicté des lois pour éloigner les chiens errants des établissements publics. Mais on voit plus de clebs dans les rues d'Algarve ou d'Andalousie qu'à Blois ou à Berne...   

    Moi l'un: - Don Ramon n'a pas manqué de nous recommander de ne pas traiter Snoopy comme un enfant, à sa manière un peu sentencieuse, mais ça va tellement de soi qu'on passe à un autre sujet. Ah mais, tu as vu, là-bas, à la fenêtre, ce rocher en pleine mer: on dirait La Désirade...

     

     

  • Une géniale rêverie réaliste

    Munro40.jpg

    En lisant Trop de bonheur d'Alice Munro. Dix nouvelles modulant une inépuisable observation sur le monde tel qu'il est, avec un talent sans pareil.  

    Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l'originalité des projections formelles de celle-ci.

    Ce recueil s'ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s'achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d'une mathématicienne d'origine russe.

     

    1. Dimensions ****

    La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine, et pas seulement sous l'égide du polar. Or les gens on beau parler de "fou criminel" à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un "accident de la nature" et continue de lui rendre visite dans l'institution où il est incarcéré.

    De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d'une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de "monstre" par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

    Quant à la nouvelliste, elle semble scruter le double mystère de ces deux personnages, non sans se concentrer sur la survie de Doree et sa façon de "retourner" l'horreur, notamment à l'occasion d'un autre drame impliquant un enfant.

     

    2. Fiction ****

    Pierre Gripari, lui aussi grand nouvelliste, me déclara un jour qu'il ne suffit pas d'avoir quelque chose à dire: qu'il faut, aussi, avoir quelque chose à raconter.

    Or c'est ce qu'on devrait se rappeler en lisant les nouvelles d'Alice Munro, qui non seulement a beaucoup de choses à dire mais raconte souvent deux ou trois histoires en même temps.

    Mais que raconte-t-elle donc dans Fiction, et pourquoi ce titre ?

    Les titres des derniers recueils ressortissent souvent à l'abstraction, sans que la matière en soit plus cérébrale pour autant. En l'occurrence, Joyce, la prof de piano, devient sujet de fiction à son corps défendant se retrouvant aussi bien dans le roman d'une jeune femme qu'elle a connue enfant et à laquelle elle n'a guère prêté attention.

    Là encore, il est question de perception enfantine et de sentiments exacerbés restés secrets, ou simplement inaperçus. Mais on verra que le titre a lui aussi un double fond...

     

    3. Wenlock Edge ***

    Il s'établit souvent, dans les familles, des liens plus ou moins inattendus entre personnages apparemment peu faits pour communiquer, cousins disparates ou nièces et oncles devenant soudain complices on ne sait trop pourquoi.

    C'est précisément ce type de relation qui rapproche la narratrice, étudiante à London (Ontario) du cousin de sa mère Stevie Potts, qu'elle appelle "le Vieux Popotin" et qui semblée voué à l'état de célibataire.

    Rien de particulier ne se passe, pourtant, entre la jeune fille et cet aîné plus ou moins paternaliste, jusqu'à l'apparition de Nina, colocataire de la narratrice qui a déjà plusieurs vies derrière elle et va donner une couleur d'étrangeté au récit, aux confins du conte érotico-fantastique (pour ce qui concerne la narratrice) et de l'accident de parcours existentiel hautement improbable.

     

    4. Trous-profonds *****  

    Là, c'est carrément la merveille: une espèce d'élégie existentielle, pas loin du chef-d'oeuvre par sa limpidité narrative.

    Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

    Perdre un enfant, au sens propre, est sûrement l'une des pires épreuves que puissent affronter des parents. Mais le perdre "au figuré", comme on dirait banalement qu'on l'a "perdu de vue", relève également de l'horreur vécue, ici imposée à Sally par son fils Kent, longtemps disparu et qu'elle retrouve, par hasard, des décennies plus tard, transformé en espèce d'apôtre christique tout pareil aux "saints" marginaux qui rejettent le Système et prônent l'altruisme en égoïstes caractérisés. Au passage, on relèvera l'allusion au rejet apparent  de Marie par son Christ de fils lui lançant: "Femme, qu'ai-je à faire avec toi ?", parole moult fois interprétée et que Sally prend au premier degré, en femme d'aujourd'hui peu portée à croire que son propre fils va changer de l'eau en vin...

     

    5. Radicaux libres ****

    Alice Munro touche parfois au genre noir, comme dans cette nouvelle évoquant la rencontre "à suspense" d'une femme d'un certain âge qui a perdu récemment son conjoint et voit débarquer, dans sa maison isolée, un type qui lui révèle bientôt qu'il est en cavale après avoir lavé, dans le sang, ce  qu'il estimait une injustice.

    D'une intrigue relevant plus ou moins d'un standard, rappelant tel roman de James Ellroy ou tel autre du Simenon "américain", la nouvelliste tire un argument bien à elle, portant sur le sentiment de culpabilité ancré en chacun de nous.

    En l'occurrence, l'éventuelle victime du fuyard se défend en retournant la situation de façon bien inattendue puisqu'elle lui montre sa propre face d'ombre en racontant un meurtre qu'elle aurait commis - ou pu commettre. Et chacun le prendra pour lui en s'interrogeant sur ce qui, en telle ou telle occasion, l'a retenu de passer à l'acte.

     

    6. Visage ****  

    "Je suis convaincu que mon père ne m'a regardé, ne m'a dévisagé, ne m'a vu qu'une seule fois", affirme le protagoniste de ce récit déchirant dont la seule faute, aux yeux de son père, a été de naître avec ce qu'on appelle une "tache de vin" lui recouvrant la moitié du visage de sa teinte violette.

    Par delà la réaction du père, brillant conosaure social rejetant sa femme autant que son fils en digne représentant d'une société où les apparences comptent pour l'essentiel, c'est un autre thème, plus profond, qui retient ici l'attention de la nouvelliste, lié une nouvelle fois à la perception des choses par un enfant ou, plus précisément, par deux enfants.

    C'est en effet d'une histoire d'amour entre deux gosses qu'Alice Munro module le développement, jusqu'à une rupture d'autant plus douloureuse qu'elle repose sur un malentendu. Tout cela raconté, une fois de plus, sans le moindre pathos.

     

    7. Des femmes****

    Un homme mourant et quatre femmes qui lui tournent autour: telle est la situation vécue dans la grande maison de Mrs Crozier mère, veillant jalousement sur son fils chéri revenu indemne de la guerre où il a servi comme pilote de chasse, mais que la leucémie a rattrapé.

    Aux côtés de Mrs Crozier mère, la jeune épouse du malade, Sylvia, assume tant bien que mal son rôle tout en travaillant à l'université, justifiant alors la présence de la narratrice au chevet de Mr Crozier, à laquelle présence s'ajoute celle de l'envahissante Roxanne, masseuse de son état et portée à tout régenter.

    Cette histoire de rivalités féminines est racontée, comme souvent chez Alice Munro, avec le recul du temps, qui arrondit évidemment les angles les plus vifs des relations entre personnages. Mais cette distance - et c'est là un autre aspect du grand art de la nouvelliste -, loin d'édulcorer l'observation, l'aiguise au contraire comme il en va souvent de certains souvenirs revivifiés par la mémoire.

     

    8. Jeu d'enfant ****  

    Un terrible secret lie à jamais la narratrice et son amie d'enfance Charlene, qui ne se sont plus vues depuis des décennies. Le drame affreux, non moins qu'occulté d'un commun accord, est survenu lors d'une "colo" où toutes deux, inséparables, faisaient figure de jumelles, sans l'être en réalité en dépit d'un lien réellement fusionnel - mais tant de temps a passé depuis cette funeste année.

    Le temps, précisément, aurait dû effacer jusqu'au souvenir de l'événement, mais voici qu'à l'article de la mort Charlene parvient enfin à faire revenir Marlene.

    Le secret n'est dévoilé qu'au terme de la nouvelle, mais les quarante pages de celle-ci, consacrées à la vie que Marlene, la narratrice, a menée jusque-là, n'en sont que plus cruellement significatives de ce qu'on pourrait dire le mensonge d'une vie.

     

    Panoptivonwww.jpg9. Bois *****    

    Le lecteur qui ne sait pas ce qu'est une forêt en apprendra beaucoup, concrètement et poétiquement aussi, en lisant cette magnifique nouvelle où se manifestent, comme jamais, le sérieux et la compétence d'Alice Munro dans sa façon d'approcher et de décrire tous les milieux, toutes les activités humaines et toute sorte de mentalités.

    Roy, tapissier et restaurateur de meubles, s'occupe lui-même de la coupe du bois dont il a besoin, au dam de Léa, son épouse craignant qu'un accident ne lui arrive durant ses travaux solitaires. Cependant, de plus en plus maladive, elle-même a cessé de conduire et de dire quoi que ce soit à Roy quand il repart dans les bois.

    On pense à Jack London en lisant cette formidable évocation de la forêt que  Roy hante comme un monde dont il connaît le secret des essences, c'est le cas de dire, tout en s'opposant à certaines pratique nouvelles à caractère surtout commercial ou industriel. Enfin, le souffle narratif de la quasi octogénaire stupéfie bonnement...

     

    10. Trop de bonheur*****  

    Autre et dernière merveille: ce véritable concentré romanesque en cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière dont Alice Munro relate l'extraordinaire destinée en se fondant sur la biographihe  de Don H. Kennedy et son épouse Nina (Little Sparrow: a Portrait of Sophia Kovalevsy, Ohio University Press, 1983).

    Comme dans toutes ses nouvelles, le point de vue de la nouvelliste sur une vie compte autant, sinon plus, que le contenu de celle-ci, même si la trajectoire de Sofia, dont le nom a été donné à un cratère de la lune, relève de l'épopée personnelle vécue par "ce petit bout de femme", recoupant les épopées synchrones de la vie scientifique et des événements historico-politiques de l'époque, de Cannes à Stockholm en passant par Saint-Pétersbourg.

    Cela pour les événements extérieurs, alors que la nouvelliste fait revivre Sofia dans le frémissement passionné de sa vie personnelle, dont le lecteur partage si fort les émotions  que sa mort, apaisant ses derniers tourments physiques et mentaux, lui est un véritable arrachement.    

     

    Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L'Olivier, 2013, 315 p.

  • Mémoire vive (103)

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    Simone Weil au lever du jour : « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ».

    Et ceci la nuit venant : «Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? Le prix en consiste en la possibilité supérieure d’attention », 

     

    Ce vendredi 1er juillet. – C’est avec un étonnement joyeux, non moins que fier et reconnaissant, que j’ai trouvé ce soir, en lisant le chapitre de l’Eloge de la ferveur d’Adam Zagajewski consacré à Czapski, de très louangeuse lignes à propos de mon texte d’introduction à la rétrospective de 1992. Or cela m’avait échappé, mais cela tombe bien, car je suis en train de tisser une toile dont les fils relient Zagajewski et Antonio Rodriguez, Cees Nooteboom et William Cliff - tous poètes en lesquels je reconnais des accointances sensibles qu’on pourrait dire à la fois très physiques, ancrées dans la vie des sens et des émotions, ainsi que dans la vie des gens, mais à la fois métaphysiques par leurs résonances à travers le temps et le mystère de l’être.

     

    °°°

    Rilke (kuffer v1).jpgCe poème m’est venu à partir d’un sentiment éprouvé en Grèce, au musée d’Athènes (en 2001) et de la réflexion de Peter Sloterdijk sur les vers inspirés à Rilke par le fameux torse archaïque d’Apollon de Rodin, qui s’achève sur l’injonction combien inattendue, à cet endroit-là, de Tu dois changer ta vie !

     

     

    Au corps ignorant

     

    Sur un poème de Rainer Maria Rilke.

     

    L'athlète s'en est allé,

    mais je ne sais ce soir

    si ce que je déplore

    est sa disparition,

    le drapeau flamboyant

    de son corps exerçant

    son art géométrique,

    ou ses mains électriques

    écrivant des poèmes.

    Je ne sais pas, j'hésite ;

    réellement ce soir,

    la fatigue m'a pris

    dans ses bras féminins,

    mais ce grand torse à voir

    de marbre et remontant

    les chemins de l'oubli,

    via Rilke et Rodin,

    me rend ces beaux matins

    de nos corps élancés,

    leur grisante sueur

    et sur le stade inscrite,

    la lettre du poème.

     

    Ignorant de la peur,

    l'athlète ainsi demeure.

                     

    °°°

     

    « Car la poésie est l’essentiel », écrit Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust que je suis en train de (re) lire de part en part. Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité ; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.

    Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À treize, quatorze ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.

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    « La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié les vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que quelques repères d’un goût qui transcende la séparation des langues et me conduit tantôt vers Umberto Saba et Pavese autant que vers Dylan Thomas et Mahmmoud Darwich, entre autres…  

     ARodriguez.png

    Dans un voisinage plus proche, j’ai mis des mois avant de lire vraiment le recueil qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, mais tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, dense et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.

    °°°

    Malgré certaine dénégation de ma part (comme quoi je me sens plus jeune qu’à vingt ans), je me sens ces jours une fatigue toute physique qui accuse bel et bien l’âge de mes artères et de mes systèmes nerveux et respiratoire, autant que de mes articulations, et je vois qu’il en est de même pour ma bonne amie, cela ne manquant évidemment de nous situer, tous deux, sur ce qu’elle disait l’autre jour « le début de la fin », dont on espère du moins qu’elle ne sera pas pour demain…      

    Mais ai-je besoin, au demeurant, de me rappeler ainsi l'éventualité de notre disparition prochaine à tous deux ? Sûrement pas : j’y pense à vrai dire tous les jours, sans le moindre affolement pour autant. Mais c’est là : cela peut désormais arriver à tout moment et c’est devenu, pour mon travail, un horizon qui m’aide à mieux peser chaque mot, et pour notre vie un sujet de plus de reconnaissance…        

    °°°       

    La façon de Proust de finir ses phrases par etc. me plaît assez. On amorce une idée, on développe un raisonnement, on met à feu une fusée et celle-ci disparaît dans l’éther de la page blanche, etc.        

    °°°

     Ce vendredi 15 juillet. – Nous apprenons, tôt ce matin, la terrible nouvelle relative au massacre d’une huitantaine de civils innocents, hier soir sur la promenade des Anglais de Nice, par un énorme camion fou lancé à pleine vitesse avec, à son volant, un probable terroriste - ou peut-être même pas d’après les dernières nouvelles. Et qu’en dire ? On reste, comme on dit, sans voix. Du moins ai-je composé, d’une traite, ce poème en hommage aux innocents massacrés en cette belle soirée sur la Côte d’azur:

     

    La baraka 

    J'étais innocent présumé,

    ou peut-être pas, va savoir ?

    J'étais un enfant de trois ans,

    j'étais un vieil Anglais

    familier de la Promenade;

    nous, nous étions juste belles,

    juste faites pour le bonheur,

    et faut-il se méfier aussi

    des jeunes filles en fleur ?

    Et quelle peur auraient-ils eu

    ce soir au bar des retraités

    amateurs de karaoké ?

    Nous, nous ne faisions que passer.

    Ces trois-là étaient Japonais.

    Pas mal de gens, aussi,

    qui s'étaient dit CHARLIE

    en janvier de l'autre année,

    l'avaient oublié par la suite

    en se pointant au Bataclan...

     

    Mais à présent on se sentait

    tellement protégés:

    le ciel virant de l'orangé

    à l'indigo sur les palmiers;

    nous regardions la mer

    aux reflets étoilés;

    dans ses bras tu t'étais sentie

    délivrée des emmerdements;

    un autre maudissait la vie

    sans savoir pourquoi ni comment;

     

    plusieurs millions plantés

    devant l'écran de leur télé

    étaient à regarder comment

    le monde va ou ne va pas -

    on ne sait pas, ça dépendra

    peut-être de la baraka ?

     

    Voila ce que ce soir peut-être

    ou peut-être pas, va savoir

    ils se disaient tous dans le noir

    et comme flottant hors du temps:

    ah mais quel beau feu d'artifice

    ce serait ce soir à Nice...

    Lorsque a surgi le camion blanc.

     

    (Ce matin du 15 juillet 2016)

             

    °°°        

    Je suis vraiment impressionné, ces jours, et beaucoup plus qu’à ma première lecture, peut-être du fait que je suis immergé, parallèlement, dans la Recherche du temps perdu, par ma reprise du Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, dont je ne me rappelais pas la densité et la justesse des observations, plus encore : la précision stupéfiante des souvenirs ainsi rapportés par le peintre à ces camarades prisonniers du camp de Griazowietz…          

    °°°         

    La suite de me poèmes m’étonne, par le seul fait de leur surgissement. Ils me viennent l’un après l’autre sans crier gare : comme ça ! Je ne m’y attendais pas du tout, mais réellement je sens qu’une nouvelle voie s’ouvre à moi, qui me relie à mon ancien fonds d’adolescent apprenant des centaines de vers par cœur, autant qu’au gymnasien qui a commencé, vers ses dix-huit ans, à écrire des proses poétiques « à la René Char », puis au quadragénaire composant un nouveau début de recueil entre 1986 et 1989, pour le laisser ensuite de côté, avant de les retrouver et, vivifié, d’en recevoir de nouveaux.

             Or le premier poème de La maison dans l’arbre sera :  

     

    Nouvelles de l’étranger

     

    Les poèmes nous viennent

    comme des visiteurs,

    aussitôt reconnus ;

    et notre porte ne saurait se fermer

    à ces messagers de nos propres lointains. 

                                                           (En forêt, 1986)

           

    °°°         

    De Léon Bloy qui m’étonne parfois : « Je ne comprends que ce que je devine ».

            

    Ce samedi 23 juillet. – L’on apprend, ce matin, qu’une nouvelle tuerie a eu lieu à Munich, ce qui à l'instant ne me fait ni chaud ni froid, ou disons : pas plus ni moins que les tueries d’Orlando ou de Charlie-Hebdo, du Ba-ta-clan ou de la promenade des Anglais, et cela dit sans aucun cynisme mais parce qu’il est difficile de ressentir vraiment quoi que ce soit, à part une horreur trop évidente, par rapport à ces événements plus ou moins proches, relativement à d’autres événements plus ou moins lointains comme les tueries d’Alep, etc.

    Ce qui est sûr, c’est que j’évite les commentaires larmoyants (ou pseudo-larmoyants) qui se multiplient sur les réseaux sociaux, de belles et bonnes âmes qui se consolent elle-mêmes plus qu’elles ne soulagent quiconque.

    Cependant, la vision du beau visage du vieux prêtre égorgé récemment en France ne cessant de me hanter, j’ai écrit ce matin ce poème « de circonstance » :

     

    Folie ordinaire

     

    Ta bouche est pleine de sang

    quand tu invoques ton dieu de haine:

    tu brandis le Coran,

    de l'Evangile te fais une arme;

    tu invoques le peuple

    et tes commissaires politiques

    et autres sicaires wahabbites

    l'écrasent au Tibet

    et le décapitent au Yémen;

    tu exiges en UNE de ton tabloïd

    l'image du vieux prêtre égorgé;

    tu as bondi sur le micro

    pour que le sang versé

    te fasse réélire...

    Tu incarnes le pouvoir démocratique

    de George W Ben Laden,

    chef de guerre chez Ali Burton,

    aux bons soins de la Swiss Bank

    du Panama sioniste

    tendance sunnite.

    Tu es n'importe qui.

    Tu es PERSONNE

    avec ton oeil unique.

    Tu as la gueule des prédateurs associés.

    Tu t'agenouilles en foule.

    Tu réclames plus de têtes.

    Les insectes nuisibles seront traités

    à Guantanamo comme à Oslo,

    Orlando et autres zones

    gazées par Monsanto.

    Mon tribunal de droit international privatisé

    vous jugera partout selon ma loi

    non négociable à Gaza

    ni dans les boîtes de gays

    ou les savanes d'improductifs affamés africains

    d’ailleurs tous contaminés par le péché.

     

    Vous ne comptez pour rien,

    peuples soumis,

    et le divin or noir me bénit.

    Je suis la meute et j'approuve.

    Je suis la force et je frappe du ciel.

    J'ai gravi les hauteurs béantes

    du communisme néo-libéral,

    tendance ouverte-au-dialogue.

     

    Je suis la folie de tous

    Et crève qui ne s'attroupe ! 

    °°°

    2813894572.jpgLes développements tâtonnants de l’imagination proustienne sont vraiment incomparables, comme je le constate ces jours à toutes les pages des Jeunes filles en fleurs, notamment à propos du décalage entre la voix du personnage Bergotte, à la table des Swann, et son écriture plus ou moins divinisée par le Narrateur. Or les variations du jugement de celui-ci, comme il en va de son appréciation de la Berma, évoluant selon ce qu’on lui en dit, me rappellent bien d’autres revirements typiques du caméléonisme de nos goûts, souvent influencés par des éléments extérieurs. Cela m’est arrivé bien souvent au même âge, mais quasiment plus depuis la trentaine où je suis devenu résolument personnel…

    °°°

    Coleridge à qui on ne la fait pas : « Dans tout homme, il y a l’âme d’un poète. Mais le plus souvent ce sont de bien mauvais poètes ».

    Ce dimanche 31 juillet. – Ma liste du jour sera consacrée à Ceux qui broient du noir, histoire d’évoquer la prolifération des séries criminelles et autres polars, et la nécessité d’en sortir pour couper à l’intoxication. Il y a à vrai dire pas mal de temps que je n’ai plus lu de romans policiers, en revanche j’ai fait une intense consommation de séries américaines et nordiques, dont certaines m’ont d’ailleurs captivé et « enrichi » autant que des romans ordinaires, mais qui n’échappent que rarement aux motifs répétitifs et autres stéréotypes de base, tant du point de vue des intrigues et des thèmes que sur le plan de la forme, etc.

  • Butor le grappilleur

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    En 2006, pour ses 80 ans, paraissait chez Gallimard un livre intitulé Seize lustres, illustrant la poétique de Michel Butor, qui vient de quitter sa maison À l’écart pour un dernier voyage. Flash-back et révérence au vieux trouvère...

    Le nom de Michel Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.

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    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…


    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…


    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être.
    Or voici ce qu’on lit, dans Passe et repasse:


    « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…


    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :
    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours.

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    On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
    Butor instamatic...
    Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile, son grand voyage à travers les States, et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
    La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
    C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.

     

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    Michel Butor pour la route...
    Littérature en conversations automobiles
    Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
    Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD.

    On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.


    Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
    Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
    A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
    Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
    Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.


    Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littérature…

  • Ceux qui se sont blessés

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    Celui qui a subi les rebuffades de Rita la beauté très méchante de la classe de latin-grec / Celle qui a été démaquillée de force par les gars de la classe scientifique qui l'eussent volontiers sautée par ailleurs / Ceux qui sont tombés à vélo puis à moto et se sont relevés pour entrer dans la banque comme employés et grimper puis tomber en vertu de la loi de Peter / Celui qui a observé la méchanceté particulière de certains croyants très engagés et de certaines poétesses pratiquant la poterie ou la méditation / Celle qui s'est reconnue dans le personnage de fashion victim de son cousin romancier qui s'est refusé à elle à cause de son strabisme / Ceux qui se coupent en essayant de justifier divers mensonges à vrai dire sans importance mais c'est le procédé qui insupporte la prof de philo surnommée la Jument / Celui est blessé de naissance au motif qu'il est sorti de la cuisse de Jupiter par la petite porte / Celle qui a eu droit à tous les sarcasmes des mecs bien balancés au point de susciter la suspicion limite jalouse des autres ballerines / Ceux qui se demandent qui est leur père cet inconnu avant d'opter pour Jésus et sa bande / Celui qu’on craint comme la bête blessée qui se défend bec et griffes avec des mots qui font mal / Celle qui juge les hommes en fonction de ce que lui a fait le meilleur ami de son oncle même après qu'il s'est jeté sous le train pour d'autres raisons / Ceux qui restent cruels jusque dans leur façon de vous sourire / Celui qui s'est blessé avec le couteau dont il menaçait sa femme Amanda laquelle ne cesse de railler sa gaucherie d'intellectuel gravement refoulé / Celle qui se fait écraser par le train-train quotidien lancé sur la voie de garage / Ceux qui accusent le coup d'être parti sans crier gare / Celles qui déconstruisent les locutions machinales en sorte de prouver que le sous-texte à ses raisons que les poissons ignorent / Celui que tout blesse sans que quiconque ne pense à le panser même pas Gilda qui bosse à MSF / Celle qui s'ouvre les veines pour voir ce qu'il y a dedans / Ceux qui conservent leurs vieilles blessures dans leurs cercueils capitonnés équipés d'une installation stéréo, etc.

     

    Peinture: Frida Kahlo, Le cerf blessé.

  • Mémoire vive (102)

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    Relevé ceci dans les Maximes de Chamfort qui me convient ces jours : « La meilleure philosophie, relativement au monde, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaîté avec l’indulgence du mépris ».


    À La Désirade, ce 1er juin. – En reprenant mes évocations de la Toscane des années 1975 à 2015 ( !), je constate que le meilleur de ma prose est celui qui se donne en premier jet et d’une seule coulée, et que c’est sur cette ligne que je devrais épurer l’ensemble du recueil intitulé d’abord Notes en chemin, puis Chemin faisant, et que je publierai probablement sous le titre de Balades aux quatre-vents, avec le sous-titre de Chroniques vagabondes 1966-2016.

    °°°
    Parmi les dossiers assez fournis du courrier que je suis en train de classer pour les Archives littéraires de la BN se trouve celui que j’ai intitulé Polémiques et bisbilles. Rien de très très méchant, mais quelques « affaires » carabinées tout de même. Plus précisément : l’échange vif qui a suivi l’accusation de complicité antisémite qui m’a été faite par un couple de gauchistes lausannois, sur la base d’un édito dans Le Matin (intitulé La spirale de la haine) accompagnant ma présentation du film Shoah, où je critiquais l’accusation par trop réductrice de Claude Lanzmann à l’encontre des Polonais, jugés tous antisémites. Or je fus très fermement défendu par notre rédacteur en chef André Jaunin, et mes contempteurs renoncèrent à porter leur accusation en justice sur le conseil de leur avocat.
    Cependant l’épisode garde tout son sel du fait que la chère Edith P., ancienne beauté qui m’accorda ses moelleuse faveurs en notre jeunesse bohème – le mémorable velouté de sa peau... -, se rappela ainsi à mon souvenir en me vrillant un regard des plus noirs lors d’une rencontre fortuite dans le métro, quelques jours avant la distribution, au marché de la Riponne, du tract insensé qui me dénonçait ; sur le moment, je n’avais pas du tout compris le mouvement de rejet véhément de ma belle amie, mais j’eus tôt fait ensuite d’établir un lien entre la jolie danseuse d’antan et la militante enragée qu’elle était devenue…
    Une autre action en justice déjouée marqua la tentative de plainte de la galeriste Rachel L., accueillant les fellations et autres érections du célébrissime Jeff Koons en ses cimaises, que je me permis de descendre en flammes dans une chronique de 24 Heures intitulée Les pourrisseurs de l’art, aggravant mon cas en comparant cette putasserie de grand luxe (les « œuvres » du charlatan se vendant jusqu’à des 150.000 dollars la pièce) et le sort moins enviables des filles tapinant sur les trottoirs du Flon, juste sous les fenêtres de la galerie en question.

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    Or mon brûlot, dicté par l’esthétique et non du tout par la morale conventionnelle, fut applaudi par tant de lecteurs, dans le courrier du journal, que la chère dame préféra m’oublier que lancer ses avocats à mes trousses. Détail cocassse: qu’un seul artiste, prétendument d’avant-garde, me taxa dans notre courrier des lecteurs de nouveau Goebbels, alors même qu’il n’en finissait pas, de son côté, de cracher sur le Système du marché de l’art.


    Côté milieu littéraire romand, je compte également quelques échanges gratinés, notamment avec les bonnets de nuit de la fac de lettres locale que j’ai malmenés ici et là, notamment à l’occasion du projet éditorial des œuvres complètes de Ramuz et de la sempiternelle prétention « scientifiques » de ces gens-là, et mes relations parfois houleuses avec Maître Jacques ont également apporté un peu d’eau à ce moulin grinçant après la parution de L’Ambassade du papillon qui me valut, dans L’Hebdo, la chronique la plus abjecte qu’un auteur romand aura jamais signé contre un pair dont il réclamait rien de moins que l’interdiction professionnelle – d’autant plus dégoûtante qu’elle mêlait la flatterie la plus basse (à l’égard d’Etienne Barilier que Chessex a toujours détesté) à la trahison antérieure de notre amitié.


    °°°
    La bêtise m’horripile et me fascine à la fois, comme une matière éminemment littéraire dont un Flaubert a fait le meilleur usage. Ainsi n’en finirai-je jamais de la détailler, sinon de la remercier d’exister –comme on dit -, par manière de leçon de choses et aussi d’exorcisme, dont le parangon est évidemment Bouvard et Pécuchet.


    Dans le train Lausanne-Zurich, ce vendredi 3 juin.- Le temps est décidément pourri, et mes articulations grincent entre deux lancées musculaires, mais l’âme est joyeuse et le murmure intérieur ne tarit point, au contraire. Je suis curieux de voir la peinture de Stéphane Zaech de près, dont les dernières œuvres font l’objet d’une grande expo dans une galerie chic de la City alémanique. Après quoi je lui enverrai La Fée Valse dont j’aimerais bien qu’il l’aime bien et l’illustre à sa façon...


    °°°
    Après les tags de Renens et les tags d’Yverdon, voici les tags de Neuchâtel. Même habileté et même manque de substance. Ceux qui y voient l’art typique de notre temps sont soit des foutriquets soit des démagogues cyniques – mais parfois d’un mur surgit un cheval bleu, comme à Nemours lors de notre dernier voyage...


    °°°
    La Neuvevile : de belles villas sécurisées dans de beaux vignobles. Joli bourg lacustre pur de tags. Les forêts dominant le rivage de Twann ne sont pas de sapins militaires mais de pins mêlés de chênes et autres feuillus, dont je préfère l’ondulation à l’alignement au garde-à-vous des forêts jurassiennes.


    °°°
    Titre du Monde de ce matin : la France va perdre un médecin généraliste sur quatre en vingt ans. À la bonne heure ! Il n’y aura bientôt plus que des spécialistes, et la maladie générale disparaîtra: ça ne fait pas un pli. De la même façon, les «généralistes » de la littérature que sont les écrivains disparaîtront bientôt pour être remplacés par les spécialistes, qui feront enfin disparaître les lecteurs, etc.


    °°°
    Walser4.JPGÀ Bienne, une pensée à Robert Walser. Ecoliers sur le quai, entre dix et douze ans. Un seul a l’air loustic, serrant la plus grande fille de près, probablement un petit Kosovar au vêtements marqués Hilfiger et Diesel. Les tags réapparaissent le long des voies. Moutons noirs et blancs dans une prairie en contrebas des voies. Parité calquée sur le bilinguisme moitié-moitié du lieu.


    °°°
    Je note en passant à Wangen (petit parc rempli de statues genre imitation néoclassique pour jardin de Monsieur Bonhomme) qu’il faut que je revienne aux pages des Italiques de Borgeaud, notamment consacrées à Cortone et à Bocca di Magra. Relire aussi la lettre qu’il m’a adressée après une rencontre parisienne. Lire aussi sa correspondance avec sa mère.


    °°°
    En passant à Olten je ne me sens pas plus « chez moi » qu’à Cracovie, ou plutôt moins si je me rappelle les cafés de Cracovie. Pluie drue sur Zurich. Je vais travailler tranquillement à La Chose, visiter l’expo de Stéphane Zaech et pousser une pointe au Niederdorf.


    À Zurich, ce samedi 4 juin. – Réveil avant sept heures. Avant huit heures commence de retentir l’épouvantable tintamarre des scies à béton le long de la Löwenstrasse. En outre un peu mal fichu du fait du whisky d’hier soir. Pas bien. Hâte de retrouver ma bonne amie et La Désirade.


    °°°


    Je ne serai bien désormais qu’à La Désirade, ou alors en bagage accompagné de Lady L.


    °°°
    Sagesse de Chamfort : « Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les Commandements de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’Abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras ».
    °°°
    Ceci à propos de l’âge : en 1972, je suis allé rendre visite à l’infréquentable Lucien Rebatet, qui avait 69 ans, mon âge actuel. Il m’a dit alors que, selon lui, à part l’amour à vingt ans, la vie n’était qu’une sinistre comédie.

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    Nous avions pas mal creusé dans son whisky, parlé tout l’après-midi, et, vers 17h, sa femme Véronique, Juive ( !) roumaine, est venue chercher son horrible antisémite pour sa séance de cinéma – il écrivait alors des chroniques de cinéma (excellentes d’ailleurs) sous le pseudo de François Vinneuil. Trois mois après ma visite il était mort.
    Quelques années plus tard, son ami fasciste belge, Robert Poulet, dont nous avons publié Le Kaléidoscope, suite remarquable de portraits d’écrivains français, dans la collection que je dirigeais à L’Âge d’Homme, m’a recommandé de ne pas entrer dans le XXIe siècle – autrement dit d’éviter l’écueil de la paternité, me révélant que sa fille unique s’était suicidée. À cause de l’opprobre frappant son père, condamné à mort à la fin de la guerre (comme Rebatet) et restant maudit en ces années 70 ? Je n’en sais rien, mais je me fichais bien de suivre son conseil, même si j’appréciais la finesse de jugement du critique autant que l’immense talent de Rebatet.
    Quant aux bien- pensants qui m’ont reproché d’approcher ces deux « monstres », ils n’auront rien appris de ce que, de mon côté, m’ont enseigné ces mauvaises fréquentations – je dirai simplement : l’indépendance d’esprit et la liberté, et plus tard le mépris croissant de toute idéologie, y compris de cette droite extrême.


    Rebatet3.jpgJ’avais alors vingt-cinq ans, j’avais été emballé par Les deux étendards, formidable roman que Rebatet m’a dédicacé très amicalement, mais mon refus de parler des Décombres, vraiment trop fasciste à mon goût, l’avait intrigué, puis il me classa dans la case des « libéraux » à l’américaine et me fit cet aveu ahurissant mais en somme significatif : « Moi, mon vieux, si j’avais votre âge, je serais maoïste ! »


    °°°
    En marchant tout à l’heure, assez péniblement, dans les ruelles du Niederdorf, j’ai revu mon père sur le chemin serpentant au-dessus des à-pics des falaises de Calella, en été 1981, où sur le Campo de Sienne, l’année suivante, où notre chère mère s’évertuait de m’empêcher de le faire boire alors qu’il ne demandait que ça. Elle toujours un peu rabat-joie, Prudence Petitpas, admirablement présente à ses côtés mais parfois un peu rasante tout de même - ma petite mère tombée un jour dans sa cuisine, vingt étés plus tard, à laquelle je n’ai pu dire le moindre au revoir.


    °°°
    Dans le train du retour, passant à Neuchâtel, ville jaune que je n’aime pas, et où il pleut d’ailleurs, je me dis que voyager en train ne me dit plus rien ; ni voyager, d’ailleurs, sauf avec ma bonne amie.


    °°°
    Et tout à coup ce poème me vient en quelques minutes, comme une résurgence inattendue de notes prises il y a quelque temps à Cracovie…


    Coulant de source


    Ma première liberté
    prise à l'insu de tous,
    même de l'unique camarade
    de ruisseau du moment,
    relie toujours une source jamais vue
    et le lac où tous plongeaient,
    corps adorables de l'idéale fantasmagorie
    à jamais sans âge.
    Mais déjà j'étais l'enfant trop conscient,
    l'adolescent des rêveries en lisière,
    le compagnon errant des rivages.
    Déjà!
    Cela fait maintenant le temps d'une vie.
    Au ciel de la nuit blanche
    passe un avion silencieux.


    °°°
    Roland Barthes a-t-il raison d’affirmer qu’aucun de nos souvenirs d’enfance n’est vrai, tous relevant d’une transformation et d’une reconstruction. Non : je ne le crois pas. Je crois qu’il y a bel et bien des images-souvenirs fixées en notre plus jeune âge, que nous nous rappelons telles quelles.


    °°°
    Qu'est-ce que la réalité réelle ? Quels ébranlements me l'ont-ils fait entrevoir ?


    °°°
    L'habitude est le bras armé du bras cassé.


    °°°
    La mort guérira bien des hommes de leur désir d'immortalité.
    °°°
    L'habitude est notre jardin d'acclimatation.


    °°°
    Retour amont I : les voies de la mémoire sont pénétrables de multiples façons, ou plutôt : elles s’ouvrent à qui se met à penser, à parler puis à écrire, puis à lire ce qui a été écrit et à en parler après y avoir pensé, à revivre en pensée ce qui a été ressenti, à se rappeler les mots qui ont fait mal et à se blinder en se rappelant ceux qui ont consolé, etc.


    °°°


    Retour amont II : est-il vrai que l’énoncé de nos souvenirs les plus anciens, de la toute première enfance, ne soient que des constructions postérieures sans rapport avec leur véritable origine ? Je ne le crois pas du tout, ou plus exactement : je crois que la mémoire travaille de façon très différente selon les individus.

     

    À propos des écrivains en général, et de Cendrars en particulier, Charles Dantzig écrit ceci que je contresigne : « La Littérature n’existe pas sans les écrivains. Je le sais, j’en suis un. Et je n’aimerais pas qu’on oublie ma vie, mes élans, mes amours, mes erreurs. C’est de cette impureté que naissent les livres parfois réussis. Là est le triomphe. Avec soi, et au-delà de soi. Vous imaginez, ce monsieur à tête de patate grossièrement pelée au couteau où un mégot pend d‘une lèvre inférieure violette et à qui il manque un bras, écrire La Prose du Transsibérien et Le Lotissement du ciel sous son nom de Blaise Cendrars ? C’est cela littérature. Les chants et les corps, l’éternel et les moments ».

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    °°°
    À quoi correspond mon amour de la littérature ? Je n’en sais rien. Pourquoi cette fringale de lecture dès mes dix, douze, quinze ans, et toujours croissante avant de me mettre à écrire à mon tour ? Pourquoi, vers treize, quatorze ans, me suis-je mis à mémoriser des milliers de vers ? Je n’en sais rien : cela s’est fait comme ça, comme une maison dans l’arbre.


    °°°


    L’hybris est cette folie orgueilleuse fatale aux empires autant qu’aux individus. J’ai eu l’occasion de l’observer de tout près et d’en évaluer les méfaits et ravages. La vanité est une chose, particulièrement répandue chez les écrivains et les artistes, mais je ne la crois pas mortelle, tandis que l’hybris est presque fatalement vouée à l’auto-destruction et à la mort, comme s’il s’agissait d’un jugement de Dieu appliqué à ses singes.


    °°°


    Retour amont IV : cela étant, plus que les débuts et ce qu’on croit l’origine, ce sont parfois les choix ultérieurs, les bifurcations, les décisions instinctives qui expriment le mieux ce que nous sommes ou ce que nous sommes appelés à devenir (« deviens ce que tu es », disait Nietzsche en citant Pindare), et j’y entrevois mon propre chemin de liberté. À plusieurs reprises, ainsi, coupant court à une situation ressentie comme fausse (quand à dix-sept ans j’ai interrompu mon apprentissage de décorateur pour reprendre le gymnase, ou quand je suis allé passer mon examen d’économie politique dans les bois, etc.), j’ai pris telle ou telle décision contre toute attente familiale ou sociale, n’en faisant qu’à « ma tête »…

     

    Ce mardi 14 juin. – Soixante-neuf ans aujourd’hui, une semaine avant les soixante-huit ans de ma bonne amie. Et puis quoi ? Mes artères et mes articulations me rappellent la réalité de la chose dont je vérifie les effets dans les yeux des jeunes gens pour lesquels, d’ailleurs, un type de plus de quarante ou cinquante ans est déjà plus ou moins bon à jeter – certainement pas à écouter, et pas plus à respecter.

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    En ce qui me concerne, cette histoire d’âge me semble relever du sous-produit d’époque. J’ai déjà écrit ce que je pense de la basse flatterie liée au jeunisme, guère plus avenant que le gâtisme, et de l’idiotie marquant toute forme d’arrogance juvénile par rapport aux « aînés ».
    Je me rappelle avoir lu et apprécié, autour de mes vingt-cinq ans, ce qu’écrivait un Nicolas Berdiaev à propos des jeunes révolutionnaires du début du tournant du XXe siècle qui ne s’en prenaient à la génération au pouvoir que pour lui ravir celui-ci, dans la logique de l’ôte-toi-de-là-que je-m’y-mette, comme je l’avais d’ailleurs déjà observé dans le groupe de jeunes progressistes auquel j’ai appartenu quelque temps.
    Or tout cela relève de la mécanique sociale à laquelle nous aurons heureusement échappé, Lady L. autant que moi, et aujourd’hui plus que jamais puisque nos rapports ne sont en rien marqués, tant avec nos filles qu’avec nos proches, par quelque conflit que ce soit, qu’on puisse dire « de génération ».


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    Ils ne donnent rien et se plaignent encore de ne pas assez recevoir. Comme je comprends la parole du Christ, souvent mal perçue, selon laquelle il sera donné à celui qui a, tandis qu’il sera repris à celui qui n’a pas. C’est cela même : le don est enrichissant, et l’avarice ne laisse rien à l’avare, pire encore : moins que rien, sinon la mort dans l’âme.


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    À quoi rime la jalousie ? Je me le demande. S’il m’est arrivé de l’éprouver, sentimentalement ou parfois « littérairement », de façon sporadique, jamais je n’ai connu la folie jalouse qui a caractérisé la maladie d’amour confinant à l’hystérie que Proust évoque dans Un amour de Swann, et qui ressurgit en plus lancinant et délirant dans la relation qu’entretient le Narrateur avec Albertine. En revanche j’ai pu l’observer de près chez certains et notamment chez l’un de mes plus proches amis qui dénigrait systématiquement tous ceux qui le secondaient et le soutenaient, ou tous ceux qui ne passaient pas d’une façon ou de l’autre sous ses fourches caudines. Or ce que j’ai aussi remarqué, s’agissant du même personnage, c’est que la jalousie s’est exacerbée chez lui à proportion de son hybris, non sans relation avec l’hybris humilié de sa nation, jusqu’à lui enténébrer l’esprit et le cœur de ressentiment haineux.


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    J'ai retrouvé hier, jour de mon soixante-neuvième anniversaire, une quarantaine de poèmes datant des années 87-89. Leur qualité m'a surpris. Je vais les reprendre et achever un recueil d'une centaine de pièces, en lisant parallèlement Cees Nooteboom, Adam Zagajewski, William Cliff, Umberto Saba, Georg Trakl et quelques autres poètes à caractère lyrico-métaphysique dont je me sens proche, tel Antonio Rodriguez en nos contrées...

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    À tant se pencher sur leurs petits écrans, ils ne voient plus rien du monde qui les entoure. Cela devient une plaie d’époque. Vous croyez être avec quelqu’un et ce quelqu’un est ailleurs : il tapote, il pianote, il est connecté…
    Or je ne suis pas, quant à moi, pour l’interdiction de ces appareils, dont je fais d’ailleurs ample usage, mais je ne me gêne pas de rappeler à mon interlocuteur occasionnel qu’un moment de partage amical ne saurait tolérer ces apartés qu’on observe désormais partout et jusque dans les classes d’écoles ou, sûrement, au fond des églises.
    Solennel avertissement alors : si tu consultes ton smartphone pendant que nous nous régalons à table, je me lève et vais finir mon plat à la table d’à côté !


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    Tel que je le conçois aujourd’hui, le poème est un objet cristallisant à la fois une émotion et une pensée. C’est ce que je trouve, en profondeur, dans Mystique pour les débutants d’Adam Zagajewski et dans Le visage de l’œil de Cees Nooteboom. Or cette double composante à la fois physique, concrète, ancrée dans la vie quotidienne, et métaphysique aussi, entée sur le temps et la conscience de nos fins dernières, constitue ma base actuelle.


    Ce lundi 20 juin. – Un imbécile haineux et mesquin, anonyme corbeau, m’attaque sur mon blog en me taxant de prétentieux et de nullité littéraire ne cherchant qu’à nuire à ceux qui lui font de l’ombre. Reproche assez piquant fait à l’un des derniers Mohicans littéraires de ce pays consacrant autant de temps et d’attention à défendre et illustrer les œuvres plus ou moins immortelles de ses pairs, fût-ce parfois avec des réserves, mais jamais dans l’intention de blesser ou de détruire.
    Qui plus est, dans le registre de l’attaque personnelle, mon corbeau aurait appris des choses peu reluisantes sur mon compte, ce qui ne m’inquiète guère puisque je n’ai rien à cacher - comme je l’ai prouvé dans L’Ambassade du papillon -, et le voici qui regrette que nul n’ait « les couilles » de me dire mon fait, ce qui évidemment en dit long sur ses propres couilles dûment protégées par un pseudonyme qu’il modifie d’une fois à l’autre.

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    Or ces vilenies ont quelque chose d’humiliant, non du tout pour moi ou ceux que j’aime, mais « pour l’humanité », souillée en tant que telle par la bassesse abjecte à chaque fois qu’un délateur sévit, dans quelque circonstance que ce soit. Celui-ci dénonce un écrivain, et ce n’est pas grave, mais le même, en d’autres occasions, n’hésitera pas à moucharder et, dans le pire des cas, envoyer son semblable à la torture ou à la mort.


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    Mes poèmes sont des cristallisations de sentiments et de pensées, d’événements affectifs et de chocs émotionnels plus extérieurs. Je les regarde attentivement comme des objets, les reprends et les corrige en essayant de mieux comprendre et de traduire plus exactement ce qu’ils ont à me dire.

    Cees Nooteboom l’écrit très justement : qu’on écrit son journal pour dire ce qu’on sait, alors qu’on écrit des poèmes ou des romans pour exprimer ce qu’on ignore.


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    Etat des travaux de la Firme JLK au 23 juin 2016.


    1. La maison dans l’arbre. Poèmes irréguliers 1966-2016. 99p. Prêt àl’édition
    2. La Fée Valse. Proses poético-érotico-satiriques. 120p. Prêt à l’édition.
    3. La vie des gens. Roman, 210p. Prêt àl’édition
    4. Balades aux quatre vents; chroniques vagabondes (Italie-Portugal-Tunisie-Japon-Californie-France-Pays-Bas- Angleterre-Espagne-Congo, etc. 300p. En chantier.
    5. Lettres par-dessus les murs. Correspondance de Pascal Janovjak et JLK, entre 2008 et 2009, Ramallah et La Désirade. 300p. En chantier.
    6. Lectures buissonnières I. 100 livres d’auteurs romands, d’Amiel à QuentinMouron et Joël Dicker. 303p. En chantier.
    7. Lectures buissonnières II. 100 livres d’auteurs français et de partout, de Martin Amis et Roberto Bolano à Witkiewicz et Adam Zagajewski. 304p. En chantier.
    8. Les Tours d’illusion. Délires extralucides, genre poético-futuriste. 120p. Prêt à l’édition.
    9. Dialogues schizo. Entretiens sur un peu tout de Moi l’un avec moi l’autre. 100p. En chantier
    10. Mémoire vive. Lectures du monde, de 1966 à 2016. Carnets de JLK revus et remaniés, avec des pages inédites. 600p. En chantier.


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    Que représente la religion pour la plupart des gens ? Je dirais dans les grandes largeurs : une boussole existentielle et un lien social. Au niveau le plus basique, les pasteurs du Synode protestant vaudois se comportent en gestionnaire sourcilleux, avec l’appui des incontournables Ressources Humaines. Mais quel rapport avec la spiritualité ? Une robe noire et une chaire du haut de laquelle est proclamée la Bonne Nouvelle, entre autres préceptes moraux volontiers empruntés aux camarades Matthieu ou Paul. Pour les catholiques, l’eucharistie fait encore allusion mystique, voire magique comme s’en félicitait le père Brun très attaché aux miracles & apparitions.
    Et encore ? Pas mal de choses plus terre à terre encore, sous le couvert de fumées diverses, que Peter Sloterdijk a pas mal contribué à dissiper dans La Folie de Dieu.
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    J’en reviens à une juste position, attentive et disponible, devant les textes, me rappelant celle du garçon que j’étais à dix-huit ans, pur et fervent à la lecture de Camus ou de René Char, annotant par exemple La condition poétique de René Ménard qui parlait à la fois de Camus et de Char.

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    Georges Anex avait été bluffé quand j’avais cité cette source dans une de mes compositions au Gymnase de la Cité - cher Georges Anex…


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    Tout ce qu’écrit Cees Nooteboom du voyage, en sa qualité particulière d’éternel voyageur, d’une ubiquité rare à vrai dire, me conforte dans le sentiment que je ne suis pas, pour ma part aucunement voyageur, même s’il m’est arrivé de me déplacer ici et là. Mais je n’aurai guère exploré ni ne me serai jamais frotté, physiquement, à l’étranger, me contentant de déplacer ma coquille d’escargot, en général avec trop de bagages.
    Autant dire alors que je n’aurai jamais fait, de Séville à Sienne ou Sheffield, de Suède en Algarve ou de Tunisie au Congo, en passant par l’Italie du Sud et le nord de l’Allemagne, la Pologne ou la Slovaquie, la Grèce ou le Japon, que de voyager autour de ma chambre ou de faire le tour du jardin, reconstruisant à tout coup, d’un hôtel à l’autre, ma maison dans l’arbre, et me retrouvant donc partout chez moi.
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    En révisant mes poèmes des années 1987-1089, je pratique la règle du mot pour un autre, en évitant toute consonance attendue ou tout rythme convenu, genre machine à coudre.


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    La question de la règle se pose à l’écoute (intérieure) du poème, et celle d’un ordre secret qui ne se borne pas à la rime et craint même souvent la rime (intérieure).


    chessex2.gifEn lisant les poèmes de Maître Jacques dans ses Poésies complètes, je me le dis souvent : fabrication. Quelques pièces, ici et là, surtout dans les évocations de son enfance, échappent à la mécanique et au voulu poétique, mais la vraie poésie de Chessex, pour moi, est ailleurs : dans la prose, et pas forcément celle qui se veut « prose poétique »…
    En outre carrément insupportable quand il déclame : ô Pasolini, etc.


    Ce jeudi 30 juin. – Nos filles m’ont rappelé aujourd’hui que nous fêtons en ce jour nos 34 ans de mariage, et leurs messages m’ont touché par leur esprit : l’une et l’autre avaient rédigé une liste de Je me souviens d’une malice affectueuse qui m’a d’autant plus réjoui que toutes deux se souvenaient de détails que, pour ma part, j’ai complètement oubliés. De tels moments de complicité me touchent particulièrement de ce fait : que ce qui a été vécu est reçu différemment selon les personnes, et d’autant mieux vivifié par conséquent.


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    Je suis impressionné, comme je ne l’ai jamais été jusque-là en lisant la Recherche, par l’inimaginable imagination de Proust, au sens d’une constante et foisonnante invention d’images et de rapprochements, de mises en rapport souvent ahurissantes mais si judicieuses, agissant comme autant d’éléments de la cristallisation du sens et de la forme en fusion.

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    Génie véritablement unique, sans comparaison – sous cet angle en tout cas - dans l’histoire de la littérature. Ainsi, les pages consacrées aux noms de lieux et à la réalité de ceux-ci, miment merveilleusement les premières émotions, tâtons et trouvailles, de nos premières découvertes en enfance ou en adolescence, quand un nom chante à l’oreille avant de se trouver concrétisé, encore embelli ou au contraire sujet de quelle déception, parfois comblant nos attentes ou nous ramenant à une plus terne réalité.
    Or nous l’avons vécu récemment en découvrant, à Cabourg, le « vrai Balbec » à un siècle de distance et avec quel monstrueux contraste, déjà perceptible dans l’opposition de la cafétéria vulgaire du plain-pied avec le beau restaurant d’en-dessus destiné aux parvenus de la classe moyenne enrichie, et pourtant j’ai été ému de découvrir le Grand Hôtel et de tâcher d’en imaginer la réalité réelle du début du vingtième siècle, sans l’horripilante procession des touristes juste excités par le nom prestigieux de Proust dont il n’ont pas lu la moindre page, etc.

     

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    « L’imagination au pouvoir », réclamait-on en mai 68, pour la griserie momentanée de gens massivement dénués de la moindre imagination réelle, juste limitée à des éclats sporadiques, alors que la véritable imagination travaille sans relâche au creuset de l’individu, et se perdrait évidemment en accédant à quelque pouvoir que ce soit, vidée de son contenu par le seul slogan.

  • Ruines et rires enregistrés

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    Lettres par-dessus les murs (77)

    Ramallah, le 1er mars 2009.

    Cher JLK,

    Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, la table de travail… par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman.
    Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, et le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici, on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau.
    Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer.
    Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique… la seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.
    Et je ne peux qu’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images : des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés.
    Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été.
    Je t’embrasse,
    Pascal

    Ramallah113.jpgLa Désirade, ce lundi 2 mars 2009.

    Cher Pascal, mon ami,

    Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés. Qu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.
    « Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.
    « Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ».
    Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.
    Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina (http://blogs.tv5.org) du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?
    Pascal2.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier que tu as bien voulu commenter à ton tour, et diverses efflorescences amicales ont aussi marqué nos échanges, notamment avec Jalel El Gharbi et ton ami Nicolas, autre précieux veilleur sur le blog de Battuta.

    Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre...

    Images: Graffiti de Banksy, mur de Gaza. Pascal et Serena à Lavaux.

  • La braise sous les cendres

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    Lettres par-dessus les murs (76)


    Ramallah, ce mercredi 21 janvier 2009.

    Cher ami,
    Hier Mahmud Abu Ashash, l'écrivain, me disait son incapacité à appeler quiconque à Gaza : c'était au-dessus de ses forces. Quelques heures plus tard, sous les lumières tamisées du Zan, une bière à la main, Ala' me redit la même chose, mot pour mot. Les traits tirés, il me dit sa fureur en découvrant le drame, un premier janvier à une heure du matin, à Bratislava. Il a cherché longtemps l'ambassade israélienne là-bas, il a essayé de parler à des gens dans la rue, les gens ne comprenaient pas ce que racontait ce fou, une nuit de réveillon. Maintenant il aimerait surtout ne pas y penser, éviter surtout de connaître le nom des morts.
    J'imagine aujourd'hui Zakaria parcourant les rues de la ville, dont on dit que l'odeur y est insoutenable, à cause des cadavres encore ensevelis. J'imagine Zakaria, 22 ans, debout au milieu des ruines, qui ne peut prendre ni l'avion, ni le train, ni ses jambes à son cou – coincé là depuis qu'il a l'âge de vouloir se barrer, depuis qu'il a l'âge de prendre l'air, comme tous les adolescents du monde.
    Je vais prendre l'air moi, bientôt – quand l'aide humanitaire et les médecins s'engouffreront enfin dans Gaza, je prendrai l'avion pour ailleurs, je profiterai de cette liberté, ce n'est pas un luxe, ça ne devrait l'être pour personne. A mon retour, je reverrai sans doute Zakaria, Sami et le docteur Aed, si l'on m'y autorise. Faute de mieux, je leur raconterai cette blague-là, que Nicolas m'envoie. Ni prière ni poésie, juste une petite parole populaire, qui doit faire le tour du monde à présent – une autre façon de se sentir reliés.

    Ramallah122.jpgUn jour de soleil, le 21 janvier 2009, un vieil homme quitta son banc de Pennsylvania Avenue, et s'approcha de la Maison Blanche. Il s'adressa au Marine qui gardait le portail et dit : « J'aimerais entrer et rencontrer le Président Bush ».

    Le Marine regarda le vieil homme, et répondit : « Monsieur, M. Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici. » Le vieil homme hocha la tête, et repartit.

    Le jour suivant, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et dit au même garde : « J'aimerais entrer et rencontrer le président Bush. »
    Le Marine répéta au vieil homme, « Monsieur, comme je vous l'ai dit hier, M.Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici ». L'homme remercia, et repartit.

    Le troisième jour, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et parla au même garde : il désirait entrer et rencontrer le président Bush. Un peu agacé, le Marine répondit, « Monsieur, c'est le troisième jour de suite que vous vous présentez ici pour parler à M.Bush. Je vous ai déjà répondu que M.Bush n'était plus président, et qu'il n'habitait plus ici. Vous comprenez ? »

    Le vieil homme regarda le Marine et dit, «Oh, je comprends très bien… c'est juste que j'adore vous l'entendre dire… ». Le Marine se redressa, salua et dit :
    « A demain, Monsieur. »

    A La Désirade, ce 21 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’humour des peuples m’a toujours enchanté. Savoir comment une telle histoire, irrésistible, s’invente et circule ensuite autour du monde, c’est en somme savoir comment naît le récit populaire. J’étais ce matin triste et joyeux, dans cette disposition d’esprit que doit filtrer, précisément, l’humour des peuples. Je venais de recevoir, de notre ami Jalel, à lui transmises par des universitaires de Beit Zeit, de terribles images de salles de classes d'une école de Beit Lahia bombardée, à Gaza, avec des tables incendiées, des débris d’effets scolaires, ici et là des taches de sang, rien de plus mais c’était pire que de voir des cadavres, comme les mots de la lettre que tu nous as transmise, de Dania et Mohamed, continue de nous plomber le cœur.
    Et puis j’avais envie d’avoir confiance, aussi, je l’avais noté à l’aube, avant le lever du jour, sur un bout de papier, en me rappelant les buveurs et les joueurs qu’il y avait hier soir au Bar de la Gare, tous debout devant leur verre et la tête levée vers l’image, là-haut, de ce jeune Négro qui parlait au monde entier. Je me suis rappelé la voix de ma chère Aretha Franklin, qui fait partie de ces voix d’âmes nous rappelant les chants anciens du gospel et du blues, le chant de la longue peine – et je revoyais la porte de Gorée par laquelle partaient jadis les esclaves… Je sais qu’il est inapproprié, politiquement incorrect de parler de Nègres à propos des Noirs, mais tu auras compris dans quel esprit j’appelle Négro le jeune homme qui vient de s’installer à la Maison Blanche, même s’il n’est qu’à demi noir.
    Gaza17.jpgJ’ai donc reçu ces images accablantes d’une école dévastée de Gaza, puis j’ai reçu cette lettre de mon compère Philip que j’ai publiée aussitôt sous le titre d’Au Bonheur des Nègres, et j’ai souri à l’humanité, comme j’ai ri de l’humanité en lisant ton récit, venu de Nicolas, du vieil homme se faisant répéter la bonne nouvelle du départ, de la Maison Blanche, de l’homme à tête de poulet.
    J’essaie de me rappeler, de toutes ces années passées, un seul mot, une seule expression, un seul geste, une seule attitude de George W. Bush qui m’aient inspiré la moindre émotion ou le moindre respect, et je ne trouve rien. Toujours il m’a semblé voir, en lui, l’avorton usurpateur, le malin, le retors, le complice de plus affreux que lui, de vrais malandrins ceux-là.

    Ramallah169.jpgLoin de moi l’intention d’angéliser Barack Obama, mais quel autre souffle que celui de sa parole, quelle présence irradiant de tant d’autres présences, et quelle envie j’aurais ce soir de me pointer au portail de la Maison Blanche et de demander au Marine : « Monsieur, puisque vous me dites que le président Bush n’habite plus ici, pourriez-vous m’annoncer à son remplaçant, j’aimerais entrer et le rencontrer »…
    Image : Gaza, une classe dévastée. La Maison Blanche. Ecole de l’UNRWA à BEIT LAHIA, GAZA, après une attaque israélienne.

  • La poésie inutile et vitale


    palestine
     

    Lettres par-dessus les murs (75)


    Ramallah, ce dimanche 18 janvier 2009

    Cher JLs,
    Lorsque nous avons commencé ici à parler des bombardements de Gaza, il y avait 150 morts. 1200 aujourdhui. Il  faut s'avouer une chose, cher ami : nos lignes n'auront pas servi à grand-chose. C'est un peu déroutant, on y a passé du temps, on s'est même enguirlandés sur le sujet, et puis résultat : nix. De deux choses l'une, ou bien nos mots ne sont pas suffisamment convaincants, ou bien Condoleezza Rice ne lit pas ton blog.
    Dans le doute, je continue de t'écrire. Au-delà d'un débat nécessaire sur les façons de faire, je suis convaincu que faire circuler des témoignages, lire, commenter les articles des journaux, signer une pétition, rien de tout cela n'est inutile. Engager son nom est un acte, et ce n'est pas un acte facile. Joindre sa voix à mille autres voix, ne serait-ce que dans l'espoir d'en attirer une de plus, une qui pourrait compter plus que la nôtre.
    J'ai suggéré à Zakaria de parler de son quotidien sur le site du Monde, qui cherchait des témoignages. Ils n'en cherchent plus maintenant, et la Une est passée à autre chose. Je t'envoie donc son texte, un poème plein de questions, que je reçois aligné à droite, comme en arabe. Il m'a prié de le corriger.


    "Je Me Demande

    Il y a quelques semaines que l'agression israélienne sur la bande de Gaza continue, et les bombes ne cessent de tomber. On connaît des chiffres, mais on ne peut pas encore compter le nombre total de victimes.

    Je suis étudiant, j'habite a Gaza.
    Si vous me laisser parler, peut-être que ça me diminuera la peine et la souffrance, pourquoi pas ?
    Je rêve depuis mon enfance, et mes rêves ont toujours été optimistes, mais maintenant j'ai 22 ans et je suis gêné, embarrassé par mes rêves, parce que je ne peux les réaliser.
    Je suis près de finir mes études à l'université, mais les étudiants, comme tous les Palestiniens, connaissent beaucoup de problèmes sociaux, économiques, psychologiques et familiaux à cause de l'occuaption israélienne.
    Pourquoi, j'ai besoin de comprendre !
    Comment pourrais-je vivre comme n'importe qui dans le monde ?
    Qui est responsable ?
    Quelle faute j'ai commis dans ma vie ?
    Pour quelle raison ?
    Que dois-je faire ?
    Est ce-que je dois continuer comme ca ?
    Est-ce qu'il y a un changement possible ?
    Est-ce qu'on attend une révolution, comme la révolution française ?
    Si je n'ai pas vécu jusqu'à présent une jeunesse heureuse, quand est-ce que je la trouverai, après ma mort ? Après quoi exactement ?
    Je me demande, je pense, je refuse, j'accepte, je crois, j'aime, je travaille mais ça sert à quoi ?
    Quelle est le sens de ma vie ?
    Est ce-que je suis coupable ?
    Mais coupable de quoi ? D'être né ici ?"


    Il me décrit ensuite son quotidien en quelques mots. « Très tranquille !!! Ma maison est entourée de terres cultivées. Depuis quelque jours les tanks et les avions israéliennes pilonnent ces terres, hier soir plus que 80 bombes ont été lancées prés de la maison à environ de 50-200m, pendant deux heures. Les enfants sont terrorisés, les femmes ont hurlé, même les hommes ont peur. »
    Il y a soixante personnes désormais dans la maison de Zakaria. Souvent sans eau, sans vivres, dans le noir. Il m'avait invité chez lui, c'est une belle maison, avec une terrasse fleurie qui domine son quartier. Je ne vois pas comment ces murs peuvent contenir soixante personnes, au lieu des neuf qui y résident d'habitude. Comme s'il n'avait pas suffit d'enfermer un million et demi de personnes dans la bande de Gaza, on a décidé de réduire encore un peu l'espace, de mettre les hommes les uns sur les autres, de les empiler dans des maisons.
    Zakaria finit ainsi sa lettre : « Si je suis tué dans cette agression, est ce-que mon nom sera mentionné dans les journaux, comme celui de Gilat Shalit ? Est-ce qu'une autre personne va venir après moi et s'asseoir à mon bureau, sur cette chaise, pour continuer mes études, réaliser mes rêves, vous écrire ? »


    Panopticon1119.jpgA La Désirade, ce 18 janvier 2009.


    Cher Pascal,
    Il neige sur la montagne. Il y avait ce matin des traînées rouges dans le ciel gris, du côté du Levant, et ma première pensée est allée à ceux qui souffrent dans le monde, et pas qu’à Gaza, mais je me demande aussi à quoi correspond cette pensée, que je n’ai pas toujours éprouvée dans ma vie, qui est une pensée d’abord apprise, une pensée venue de mes parents chrétiens, une pensée vive à l’époque de la répression de l’insurrection de Budapest, en 1956, et lors de l’arrivée des réfugiés hongrois, une pensée vive à l’adolescence, où je me sentais tout proche des pacifistes à la Henri Lecoin (j’ai écrit mon premier article à 14 ans sur ce thème précisément, dans la foulée d’un humaniste anarchisant du Canard enchaîné, de l’époque, grand styliste aussi, du nom de Jérôme Gauther), une pensée exacerbée en notre jeunesse par l’escalade de la guerre au Vietnam, pensée-souffrance commune et parfois sélective, bientôt politisée, et de loin en loin cette pensée solidaire s’est estompée ou transformée, taraudée aussi par la conscience de plus en plus aiguë de la complexité des conflits, de plus en plus documentée et démentie ensuite, parfois aussi noyée dans la désinformation tous azimuts. Or cette pensée solidaire est aussi une affaire d’âge (l’angoisse matinale d’un individu de 60 ans n’est pas comparable à celle de quelqu’un de 18 ans ou de 38 ans) et de statut personnel, il y a des gens pour qui le malheur des autres est une obsession qui les distrait ou les soulage du leur, il en est d’autres pour qui la charité n’est bonne qu’affichée, d’autres encore, très rares, comme l’était la philosophe Simone Weil, qui souffrent dans leur chair d’apprendre tous les jours, par exemple, ce qui se passe à Gaza, et qui s’immoleraient pour cela. Les saints sont comme ça, Ian Palach qui s’est immolé comme nombre de bonzes en était peut-être un - je ne sais pas: je ne sais pas comment on pèse la vraie souffrance ou la réelle sincérité. Pas un instant je me suis senti meilleur de me sentir solidaire – mais l’important est peut-être de se sentir relié. C’est d’ailleurs le sens que je prête, pour ma part, à la religion, à savoir qu’il n’y a qu’un seul homme au monde et qui peu à peu a passé des pyramides de crânes aux pyramides de pierre, des sacrifices humains aux rites symboliques, de la loi du talion au pardon, ainsi de suite.
    Quant à l’utilité des manifestations les plus visibles et les plus massives, les gens menacés en parlent mieux que nous. La tradition humanitaire de la Suisse, service salutaire ou oreiller de bonne conscience pour certains (une pièce a toujours deux faces) est l’aboutissement d’une révolte personnelle, devant les horreurs de la guerre, qui a abouti à la création de le Croix-Rouge. Un exemple parmi tant d’autres de l’action «utile», mais celle-ci ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois si «tout l’homme» n’était pas engagé. Or la parole, qui est l’apanage humain , n’est pas moins essentielle en dépit de son inutilité apparente, plus encore: la parole le plus épurée et la plus inutile assurément que représente la poésie - je l’ai éprouvé très fort ces derniers jours en me rendant souvent sur le blog de notre ami Jalel El Gharbi, poète et passeur de poésie, qui a tenu tous les jours comme un journal poétique de sa révolte mêlant images de l'intolérable et mots prtant au-delà, citant alors les poètes, comme le grand Mahmoud Darwich; enfin j’ai renoué ces derniers jours avec la jeune poétesse libanaise Ritta Baddoura, qui m’a écrit après quelques années de silence et dont j’ai découvert les derniers poèmes sur son blog, dont l'un en hommage précisément à Mahmoud Darwich:

     

    Frappe

    On frappe à la porte      La réalité exhale moins de parfum que la mort    Algues de la rencontre qui m’enveloppent   Je la griffe dans le dos  Qui est-ce     Saisir l’oreille la plus longue labyrinthe    L’alphabet où le kérosène ne peut prendre      Du regard le foutre invincible sur l’écran   J’appelle      Silence lubrifiant le mouvement des blindés    Ecarte un peu les jambes l’amour peut descendre    Coupole du crâne où tu enfonces tes cadavres   Soupçon d’éden scanné aux aéroports   J’ai vu sur le velours neuronal les traces de pouce  Passeports et obus enrobés de latex     J’attends personne qui frappe avant d’entrer    Dans le vide mes raisons je cloue en équilibre  A 958 palestiniens d’altitude   La porte ouvre le fond des abysses    On frappe     

    L’imagination l’alcool que je préfère.

     

     

    Blancheur Noirceur

     

    Blanche heure du délire

    Gaza

    L’hiver sur toi a ouvert les robinets du feu

     

    Nations en hibernation ralentissent les consciences

    Garnissent les rayons au prix du silence de pensées d’occasion

    Creusent une tranchée entre deux années où coucher ton absence

     

    Gaza tu fraies l’effroi des frigidaires Tu respires

    Et nourris à tes mamelles l’ennemi

    Ta patience perce le trou qui acide sa tête

    Ton lait est plus avide que son Plomb durci

     

    Noire sœur du désir

    Gaza

    En tes hémorragies tu écoules la mort hors de ton corps

    Tu la soumets à tes règles

    Tu demeures là où l’origine se meurt par les racines

    Pointées vers toi ce ne sont qu’épines de la fleur.

     

    Gaza Loop 

     

    Qui sommes les déportés théoriques

    Qui avons un drapeau pour couvrir nos corps

    Qui habitons l’impression d’un pays sur photographie

    Qui possédons la terre à l’envers par cimetière

    Qui mordons la mémoire aux doigts de la répétition

    Qui buvons la sueur indicible du deuil

    Qui bouchons l’entonnoir de vive chair

    Qui contrarions la vidange des veines

    Qui marchons sur la disparition à dos d’âne

     

    À Darwich

     

    A l’envol des papillons palpitant sur tes lèvres

    Darwich Tu oscilles entre jour et nuit

    Tu fabriques du temps que le vent mène jusqu’aux mots espérant le retour de la page

    Ton souffle roule doucement tel un d

    Et s’arrête au miroir des mers qui reflète la langue que Tu quêtes pour la saluer

    Tu la surprends souriant ton cœur ouvert

    Sa main aime que Tu la serres lorsque caressant la terre elle tremble

    A la porte Tu sépares perte et parole.

     

     
    Ainsi, Pascal, petite communauté des inutiles, continuons de nous parler. La fin de la lettre de Zakaria m’a poigné le cœur. Puisse son nom ne jamais s’inscrire en lettres de sang, et puisse ton ami accéder un jour à l’avenir dont il rêve.
    Je vous embrasse,

    Jls.

     

    Images : Frontière de Rafah. Image de Philip Seelen.

    Blog de Jalel El Gharbi: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com

     

    Blog de Ritta Baddura: http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com

     

     

     

    Blancheur Noirceur

  • Images de l'atrocité

     lettres par-dessus les murs

    Lettres par-dessus les murs (71)


    Ramallah, lundi 12 janvier

    Cher JLs,

    Je ne continue pas avec la femme de Moussa, on arrive assez facilement à oublier et à rire et à faire comme si de rien n’était – et puis d'autres soirs ça revient, comme un haut-le-cœur, et dans ces moments j'ai juste envie de me laver la tête avec le film américain le plus crétin possible. Surtout arrêter les infos, les images des corps, les gravats. Une interview de John Ging, responsable de l'UNWRA à Gaza, les yeux noirs de colère. Pas prêt d'oublier ces yeux-là.
    Mais on a appelé le docteur Aed, avant le lavage de cerveau. Et on arrive à le joindre, ce qui n'est pas coutume. Petite voix. Il est responsable de plusieurs cliniques d'une ONG, et bref, il ne nous dit pas ce qu'il voit et nous ne lui demandons rien.

    lettres par-dessus les murs

    Je lui parle de L'Immeuble Yacoubian, d'El Aswani. Je viens de le finir, et c'est lui qui me l'avait conseillé, lors de notre dernière rencontre à Gaza. Alors on en parle un peu, lui me dit que le livre lui a plu pour son audace, dans des pays souvent soumis à la censure, à l'autocensure. La rue dit tout ce que la presse n'ose pas imprimer, et voilà un auteur qui écoute la rue et écrit ce qu'elle dit, ce qu'elle vit. On parle des personnages, tellement bien dessinés, de l'écriture vive, de la critique du pouvoir égyptien. Il me dit qu'il a lu le second livre d'El Aswani, Chicago, en une nuit. Commencé à 4 heures de l'après, c'était un jeudi, il s'en souvient, et achevé le vendredi matin. Et puis voilà.

    lettres par-dessus les murs
    Après il y a un silence, que je n'arrive pas à combler, et j'entends un soupir. Je n'ai pas été tellement convaincant avec mon envie de le distraire, mon intention était un peu transparente, il s'en est rendu compte. Je ne me reproche rien, c'est inévitable. Mais j'aurais aimé avoir plus de choses à dire sur L'Immeuble Yacoubian. Ou lui rapporter une bonne blague d'ici, une très bonne blague, et nous aurions ri, et je l'aurais imaginé me tapant dans la main, comme c'est la tradition ici quand on raconte une bonne blague. Mais je suis mauvais pour ça, je n'en ai jamais de prêtes dans ma musette, et il n'en avait pas non plus. On a quand même fini sur une bonne nouvelle, il a de l'électricité depuis bientôt deux jours...

    Je t'embrasse, Pascal.

    Ramallah, mardi, 13 janvier.

    Cher JLs,
    Voilà ce que je t'ai écrit hier. Et puis j'ai découvert les articles précédents de ton blog, et j'ai été choqué. Le point de vue de Philip S. sur le conflit est intéressant, bien écrit, il ne vaut pas moins qu'un autre: nous sommes tous à distance, inévitablement. Et c'est aussi notre chance, que de pouvoir prendre cette distance, que de pouvoir dire les choses autrement. Que l'auteur après avoir regardé ces images d'enfants morts se regarde longtemps pleurer dans le miroir, à mon avis, ne devrait regarder que lui. Mais qu'il nous bombarde ensuite de ces clichés - non pas un, nommé, mais une flopée, avec pour seule justification qu'ils aient été pris par des photographes palestiniens, me révolte.

    lettres par-dessus les murs
    J'y vois un manque absolu de respect pour ces victimes. J'y vois aussi la trace du militantisme le plus crétin. Il y a là la photo d'un enfant terrorisé, dos au mur, contre un lavabo. Prise de face. Est-il tellement difficile d'imaginer la posture du photographe à ce moment-là, et toute son indécence ? Et l'indécence qu'il y a à la diffuser ? C'est aux antipodes de ce qu'il faut faire aujourd'hui, aux antipodes de ce que l'art et la littérature peuvent faire.
    P.


    A La Désirade, ce 13 janvier, soir.

    Cher Pascal,

    Je prends acte de ta colère, que je trouve cependant injuste. Je comprends que, dans le contexte où tu te trouves, entre deux propagandes vous bombardant de leurs slogans adverses, tu sois exaspéré par ce que tu crois, visiblement, l’utilisation complaisante de «clichés» de l’horreur, transmis par quelqu’un qui avoue que ces images le font pleurer, et devant son miroir. Tu conclus au manque de respect pour les victimes, et au militantisme «le plus crétin» de celui qui m’a écrit et dont j’ai choisi, très consciemment et sans aucun esprit «militant» de relayer le cri.

    lettres par-dessus les murs
    Si ta réaction peut s’expliquer, je tiens cependant à défendre Philip, que je connais mieux que je connaissais mon propre frère et dont je sais l’honnêteté et la sincérité des motivations. Si tu avais lu attentivement les dernières lettres qu’il m’a adressées personnellement, et que j’ai choisi de relayer sur mon blog, tu te serais aperçu qu’il n’est en rien un militant «crétin» impatient de noircir Israël et de sanctifier les Palestiniens. Il a dit clairement sa défiance envers les « fous de Dieu » du Hamas, entre autres, et dénoncé l’émotion sélective de certains Occidentaux pleurant régulièrement pour conforter leur bonne conscience.
    N’est-il pas contradictoire alors qu’il avoue pleurer sur ces images, et devant sa glace ? Je ne le crois pas. Ne t’est-il jamais arrivé de pleurer devant ta glace ? N’as-tu jamais fait cette expérience de te voir pleurer comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre ? N’as-tu jamais, pour parler comme Moussa, regardé «un être humain» pleurer dans ta glace, non pas sur son sort mais sur le sort d’autres «êtres humains » ? Je crois, pour ma part, que tu ne mesures pas la portée de cet aveu. Pleurer devant sa glace n’est pas forcément sangloter devant ses propres sanglots. Ce n’est pas forcément se conforter et se dorloter. C’est peut-être, aussi, retrouver son visage, nu, défait, qui n’est plus le sien mais celui de tout «être humain».
    De la même façon, je ne vois pas du tout de «clichés» dans les images que Philip a rassemblées et que j’ai reprises sur mon blog sans le lui demander – j’en assume donc la pleine responsabilité: j’ai vu en ces images des «icônes» et non du tout des clichés. Bien entendu, il faudrait que chacune soit assortie d’un prénom, d’un nom et d’une nécrologie circonstanciée. Mais en l’occurrence, ces «icônes » ont bel et bien valeur d’emblèmes, que je ne dissocie aucunement, pour ma part, des victimes israéliennes des tirs de roquettes. Si, demain, un Israélien m’envoie de telles images, je les publierai de la même façon. Ces images ne sont pas, à mes yeux, pas plus qu’aux yeux de Philip, des objets de propagande anti-israélienne. Ce sont des icônes du massacre des innocents.
    Or ta réaction relance, pourtant, un autre débat plus général, tenant à la représentation de la souffrance. Tu prétends que la diffusion de ces images de martyrs est «aux antipodes de ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui ». Je ne sais pas exactement, pour ma part, ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui. J’avais dix-huit ans en pleine guerre du Vietnam, et j’ai assisté à pas mal de représentations théâtrales (style Living Theatre) et autres manifestations artistiques qui entendaient agir contre la guerre, et je me demande laquelle a eu le moindre effet. En revanche deux clichés, selon ton expression, que je dirais plutôt deux icônes, ont cristallisé la colère de toute une génération: une petite fille nue courant sur une route et un officier tuant à bout portant un vietcong. Suis-je en train de justifier le vietcong ? Nullement. J’essaie de replacer, dans ma mémoire «anthropologique», ce moment qui n’est pas d’auto-apitoiement mais de prise de conscience de cette réalité « à pleurer » de l'atroce.

    lettres par-dessus les murs
    Susan Sontag s’est interrogée, naguère, sur la représentation photographique de la souffrance dans un essai intutulé Devant la douleur des autres. Doutant elle-même de la légitimité des images «brutes», ce que tu appelles des clichés, elle en est arrivée à leur préférer une image « construite », telle la fameuse reconstitution, en studio, des soldats massacrés en Afghanistan. Mais est-ce vraiment cela que l’art doit faire ? Je me le demande. Je ne sais pas, à vrai dire, ce que l’art ou la littérature doivent faire en l’occurrence.
    Dans l’immédiat, je crois que notre réflexion, le témoignage de Philip, qui s’expliquera plus avant, ta réaction virulente, ma tentative d’explication, font partie de toute tentative de dépasser cette réalité de l'atroce. Parce que notre discussion va au-delà des invectives. Parlons plutôt, contre l'atroce, de la vie. Tu as lu L'Immeuble Yacoubian, et c'est la vie. Hier soir, j'ai assisté à Lausanne à une représentation, par une jeune troupe israélienne, de l'Orlando de Virgina Woolf. De la vie encore, contre l'atroce...
    Je vous embrasse fort.

    Jls.

    Images: Une scène de L'Immeuble Yacoubian, le film. Jeff Wall, Dead Troops Talk.

  • Sevillanas

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    Séville grésille. - Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois certains informateurs particuliers, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation - mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

     espagne-seville-guadalquivir-01.jpg

    Génie des cafés. -  Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux éconduits.

    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome, voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes...

     DSC_0203.JPG

    Pâtisseries et librairies. - Un préjugé négatif, notamment en France, taxe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya et la Triste historia chantée par Paco Ibanez. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est encore une autre histoire...

    Mieux vaut alors considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la librairie chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...

     

  • De la femme en temps de guerre

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    Lettres par-dessus les murs (73)

    Ramallah, dimanche 11 janvier 2009.

    Cher JLK,


    Tu fais bien de me parler des femmes. Assurément elles sont bien présentes dans les médias, à pleurnicher et geindre, mais tout de même, on ferait mieux d'en causer un peu plus ici. Dans notre correspondance, on parle beaucoup de Dieu, de guerre, de tonnes de laideur… et bien trop peu des femmes. Jls, tout de même, les femmes ! C'est sûr que le sujet est épineux, même pour des prosateurs sans peur et sans reproche. On hésite toujours un peu, même Freud ne les comprenait pas. Il faut donc commencer avec méthode, pas à pas. Je te propose l'avis de Moussa, restaurateur à Ramallah. Pas une fiote lui, un vrai connaisseur, 110 kilos et une tronche de boxeur : un spécialiste des femmes, qui les connaît au moins aussi bien que Freud. Et bien voici ce qu'il en dit, avant la fermeture, un verre de Glenfiddich à la main, il nous parle de sa relation avec son épouse, de sa fidélité (il insiste beaucoup sur sa fidélité, et quand sortent les trois jeunes clientes qui étaient attablées à côté de nous, son regard se détache un instant, pour suivre le bas de leurs dos jusqu'à ce que la porte se ferme, et il poursuit son discours), sa femme mérite tout son respect, parce que sa femme, tiens-toi bien, est un être humain. Il insiste là-dessus aussi, il vrille son regard dans le tien et dit « my wife is a human ».

    Ne ris pas : voilà une donnée à prendre en considération. La femme de Moussa est humaine. Est-ce vrai de toutes les femmes ? Ce serait une extrapolation hâtive, mais il ne faut pas écarter l'éventualité.
    Ramallah777.jpgTu vas me rétorquer que certes la femme est presque l'égale de l'homme, mais qu'il lui manque quand même le plus important. La maîtrise des arts militaires, comme le souligne ton commentateur. Niveau stratégie et mouvement de troupes, la femme ne touche pas une bille. Humaine, peut-être, mais dans le sens sensible, attentionnée, compréhensive, toutes ces qualités accessoires dans la vraie vie. Et bien tu te trompes. La porte-parole de l'armée israélienne, blonde comme les blés et belle comme le soleil, est absolument au courant de tous les mouvements de troupes, calibres de balles et portées d'obus. Humaine vraiment, mais au sens large : pas un gramme de sensiblerie chez cette femme-là, les cadavres d'enfants s'entassent, elle reste ferme, droite, professionnelle. Admirable.
    Autre exemple, dans Le Monde du 5 janvier, l'écrivain franco-libanaise Dominique Eddé. Elle aussi s'y connaît en opérations militaires. Moins sûre d'elle, trop féminine sans doute, elle se pose beaucoup de questions :
    « Quel est le bénéfice attendu par Israël, au terme de cette énième entreprise de bombardement, "Plomb durci" ? Sécuriser les citoyens israéliens. Anéantir le Hamas. Connaît-on un cas de figure ayant prouvé, par le passé, que la méthode pouvait marcher ?
    L'opération "Raisins de la colère", accompagnée du massacre de Cana, au Liban, en 1996 ? Elle a renforcé le Hezbollah et s'est soldée par le retrait des troupes israéliennes du Liban sud en 2000. L'opération "Rempart à Jénine", au printemps 2002 ? "Voie ferme", deux mois plus tard ? 2002 et 2003 ont été des années sanglantes pour les populations civiles en Israël : 293 morts. "Arc-en-ciel", en mai 2004 ? "Jour de pénitence", quatre mois plus tard, au nord de la bande de Gaza, avec les mêmes sinistres bilans ? Les assassinats de dirigeants politiques du Hamas exécutés et revendiqués sans complexe par le pouvoir israélien ? Les attentats-suicides ont culminé en 2005. Et, au début de l'année suivante, le Hamas obtenait la majorité absolue aux élections législatives. »


    Pour finir de répondre enfin à ton commentateur, un peu plus sérieusement, il faut redire ici que les seules informations sur le déroulement « tactique » de l'incursion proviennent de l'armée israélienne. Que les journalistes internationaux coincés aux abords de Gaza ne peuvent même pas nous dire combien de chars ils voient entrer chaque jour, sous peine de se retrouver illico en tôle (l'un deux y serait en ce moment, me dit-on). On leur fait donc visiter Sderot, pour tuer le temps... On ne répétera jamais assez que les médias ne peuvent nous donner qu'une petite idée de ce qui se passe réellement. Le black-out continue, le désarroi aussi, ici. Autant parler de la femme de Moussa.
    Pascal.

     Ramallah888.jpg

     

    A La Désirade, ce 11 janvier, soir.

     

    Cher Pascal,

    Je ne me permettrai pas de rire de Moussa qui te dit, avec insistance, que sa femme « est un être humain ». Je n’ai pas envie, ce soir, d’écrire à propos de quoi que ce soit que je n’aie pas vécu moi-même. Rire de Moussa signifierait que, d’une manière ou de l’autre, je le juge. Que sa cause est «entendue». Que la cause d’un  homme qui dit, avec insistance, comme pour s’en persuader lui-même, que sa femme est «un être humain», est une cause entendue qui ne peut que faire rire un type supérieurement éduqué de mon acabit pour lequel il va de soi que toute femme est «un être humain», de même qu’un Indien ou qu’un Juif.

    Mais de quel droit jugerais-je Moussa ? Que sais-je de Moussa ? Que sais-je de la femme de Moussa ? Et que dirait Moussa si, devant lui, je lui demandais, à elle, si elle estime que Moussa lui-même est «un être humain» ?   

    Nous vivons, en Occident prétendument évolué, sous l’empire des causes entendues, ou tout au moins sous l’empire de la déclaration des causes entendues. On parle de droits de l’homme, ou de droits humains, et il est entendu que la femme est concernée par les droits de l’homme, qu’on trouve plus élégant d’appeler les droits humains, en supposant qu’elle est «un être humain». Mais ce dernier fait a-t-il été prouvé ? Et le fait que l’homme soit lui aussi «un être humain» a-t-il été prouvé ? En ce qui me concerne, je ne me suis jamais posé la question. Jamais je ne me suis demandé si ma mère ou mes sœurs étaient plus ou moins «un être humain» que mon frère ou mon père. Lorsque j’ai lu, à douze ou treize ans, que les nazis considéraient les juifs comme des «sous-hommes», je n’ai pas compris de quoi il s’agissait faute d’expérience.  

    Tu me dis que Freud ne comprenait pas les femmes, ce que j’ignorais. En revanche ce que je sais, d’expérience, c’est qu’Otto Weininger, homosexuel théoricien de la guerre des sexes, semble les comprendre comme s’il les avait faites, ou disons qu’il parle comme s’il les comprenait. Cette question de la guerre des sexes n’est pas négligeable, même si la nier paraît une «cause entendue». En ce qui me concerne, j’ai vérifié d’expérience le bien-fondé de certaines observations de Weininger sur ce qu’on appelle la guerre des sexes, sans comprendre beaucoup mieux ce qu’est essentiellement «l’être humain» de type féminin ou l’«être humain» de type masculin. En vivant ce que Weininger appelle la guerre des sexes, à savoir l’alternance de la domination physique de l’homme qui s’affaiblit à proportion de la domination psychique de la femme, pour simplifier grossièrement, j’ai appris tout au plus à mieux comprendre l’homme et la femme qui cohabitent en moi et en celles que j'ai aimées, et surtout j’ai appris que la montée aux extrêmes de cette guerre, selon l’expression de René Girard, peut être dépassée.

    Et Moussa là-dedans ? Et la femme de Moussa ? Et la blonde porte-parole de l’armée israélienne ? Et Dominique Eddé ? Qu’en est-il de la fidélité de Moussa ? Est-ce par amour ou par dépit qu’il a  besoin de l’affirmer ? Et la femme de Moussa fantasme-t-elle parfois à l’instar de la femme française moyenne dont nous parle la dernière édition du Courrier international ? Et la conversation éventuelle de la porte-parole de Tsahal et de Dominique Eddé aurait-elle quelque chose de typiquement féminin ?

    Ne crois pas, mon ami, que je cherche à noyer la sirène : je pense à la femme. Je pense à la femme qu’il y avait en mon père et à l’homme qu’il y avait en ma mère. Je pense à l’« être humain » de sexe féminin dont je partage la vie depuis 27 ans et qui a le front ces jours d’étudier les thèses de Francisco Varela et autres théories sur les neurosciences au lieu de me tricoter une cagoule de terroriste conjugal. Je pense surtout à toutes ces «causes entendues» qui ne le sont aucunement en dépit de nos cœurs brandis et de nos gesticulations. Le mot s’affiche quand la chose n’y est plus. Or je vais te faire bondir, peut-être avec un trait de sexisme caractérisé, en te disant que la femme, en moi, est plus près des choses et des sentiments incarnés que l'homme, tandis que celui-ci tend trop souvent à se payer de concepts et de mots – mais il y a tant de cela, aussi, chez tant de femmes qui la ramènent. Et si nous parlions plutôt de la femme de Moussa ?

    Kiss you both,

    Jls 

     

  • Les mots qui tuent

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    Lettres par-dessus les murs (69)


    Ramallah, ce mardi 6 janvier.

    Cher Jls,

    Tu le sais, je ne suis pas venu ici pour étudier les mœurs de ces bons sauvages de Palestiniens, et je ne suis pas journaliste. Le hasard m'a mené ici, où j'ai simplement envie de vivre, comme tout un chacun – les difficultés de cette région ne m'ont aucunement attiré, j'en ai fait mon lot, comme on s'accoutume au froid sur les hauteurs de Montreux ou à la chaleur de Dhaka, avec la tristesse de voir qu'ici c'est l'homme qui rend la vie difficile, dans ce pays que la nature a épargné de ses rigueurs.
    Entre deux manifestations, Ramallah garde son visage insouciant. Les passants profitent du soleil qui s'attarde, hier soir nous sommes allés au restaurant. L'endroit était plein, des Palestiniens en majorité. Certains étaient à la recherche d'un peu de chaleur humaine, pour échapper à leurs téléviseurs. D'autres sont assis là tous les jours, et s'inquiètent de Gaza comme je m'inquiète de la planète Mars. Un restaurant n'est rien d'autre qu'un petit échantillon d'humanité, avec sa beauté et ses faiblesses, et l'on retrouvera la même diversité sur les terrasses du bord de mer à Gaza, et c'est aussi cette humanité-là qui est bombardée aujourd'hui.
    Je m'étonne de trouver tant de racisme, dans les commentaires de ceux qui veulent justifier l'action de l'armée israélienne. Si souvent, ces formules : Eux, les Arabes. They. N'ont fait que chercher ce qui leur tombe dessus. Sont responsables. Sont comme ci, sont comme ça. Vous voyez ce que je veux dire. Cannot be trusted. Si seulement vous saviez ! Islam, voile, intolérance. Tout ça. Je n'en dis pas plus. Etc.
    Ce genre de phrases, vite lancées, pleines de sous-entendus, pas toujours finies, parce qu'elles ne peuvent pas finir sans révéler le noyau dur de l'ignorance. C'est effectivement douter de l'humanité des habitants de Gaza que de chercher à justifier toutes ces morts.
    Evidemment le crime ne consiste pas seulement dans le présent de la tuerie. J'ai séjourné au Liban en 2002, une dizaine d'année après la guerre civile – et la guerre était encore peinte sur les immeubles, sur les murs rongés de balles, et la guerre était vivace, dans les mémoires, dans le cœur des gens. Les plaies qu'elle ouvre dans la terre et dans les âmes sont autrement plus durables que les plaies des corps, elles se transmettent de génération en génération.
    J'ai appelé Zakaria hier. Zakaria est étudiant de français, il n'était pas chez lui, il rendait visite à la famille d'un cousin décédé. Pas d'électricité là-bas, ce qui signifie aussi : pas d'eau. Des convois humanitaires arrivent, avec de la farine en quantité, mais essayez de faire du pain sans eau. Chez lui ça va, me dit-il, mais une maison voisine a été touchée. Pourquoi cette maison-là ? Pour rien, il ne se passait rien dans cette maison-là, ils tirent partout, me dit-il, ils tirent au hasard. Je doute pour ma part que l'armée pilonne vraiment au hasard, mais que cela soit vrai ou non est d'une importance secondaire, ce qui importe est la perception de l'événement par la population… Nous n'avons pas parlé plus longtemps, l'énergie d'une batterie de téléphone est trop précieuse.
    Lors de notre première rencontre, Zakaria me disait que les Israéliens n'étaient pas responsables de l'Occupation, même les soldats ne sont que des hommes, c'est leur gouvernement qui est en cause. Je me demande combien de temps le jeune Zakaria pourra tenir un discours aussi mesuré.
    Pour finir : j'ai été touché, je ne saurais dire à quel point, par celles et ceux qui ont exprimé ici leurs encouragements, leur amitié, en une ligne ou deux. J'ai transmis cette solidarité à Zakaria, je lui ai parlé des manifestations. Il dit merci, plusieurs fois, merci.
    Pascal

    Ramallah47I.jpgA La Désirade, ce 6 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’un des derniers messages arrivés sur ce blog fait état du mécontentement d’un amateur d’Art militaire, qui déplore qu’on parle tant des victimes civiles, morts et blessés, de Gaza, et si peu des opérations elles-mêmes - si possible, je présume, du calibre des roquettes tirées par le Hamas sur les villages israéliens, mais surtout (c’est quand même plus jouissif) du nombre de tanks et de bombardiers engagés par Tsahal, du dispositif de son artillerie, des procédures de nettoyage au sol et ainsi de suite. C’est vrai que nous oublions, entre belles âmes compatissantes, ces aspects si cruciaux et captivants de la stratégie appliquées et de la tactique mise en œuvre sur le terrain. L’explication de cet état de fait, à en croire cet amateur éclairé de technique martiale, ne serait autre que la féminisation de l’information, il vaudrait mieux dire plus précisément : l’hégémonie croissante des bonnes femmes (et des fiotes) dans les médias, dont on connaît la sensiblerie naturelle et l’angélisme pendable. Sacrées meufs et bougres de pédales humanistes. Décadence & co. Cannet be trusted too…
    Ce que tu dis à propos de ces mots qui tuent, nous le vérifions tous les jours loin de la tragédie de Gaza, dans les conversations du café voisin et partout où il y a des hommes. Je sors à l’instant d’une représentation théâtrale du fameux Huis-Clos de Jean-Paul Sartre, dont la réplique « L’enfer, c’est les autres », pourrait choquer tirée de son contexte. Or ce que montre magnifiquement l’auteur, qui recoupe à tout moment la montée aux extrêmes de la violence décrite par René Girard dans son magistral Après Clausewitz (tiens, un stratège…), c’est comment un mot, un geste, un regard, et telle formule cristallisant la haine, ou telle formule lui boutant le feu, suffisent à créer cet enfer. Ce qui se passe ici entre trois personnages voués à se déchirer selon les mécanismes éprouvés du mimétisme attisé par l’envie, la peur et le rejet de l’autre, l’humiliation et le besoin de vengeance, schématise ce qui se passe depuis des années entre les Israéliens et les Palestiniens, notamment.
    On a parlé ici des mots qui répondent aux armes dans un langage qui pourrait en délivrer. Mais n’oublions pas que les mots sont aussi des armes, et que la guerre ne demande qu’à éclater tous les jours au café d’â côté et partout où il y a des hommes…

    Images: Pascal Janovjak, Chappatte

  • Ceux qui se disent élus

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    Celui qui s'impatiente de te faire sentir qu’il en sait tellement plus que toi / Celle qui se sent investie d’un Savoir Secret / Ceux qui jettent le discrédit sur toute personne ne pensant pas comme eux / Celui qui récuse toute forme de plan théologique ou téléologique en matière de guerre coloniale / Celle qui aimerait te laver les pieds avant de passer à table / Ceux qui estiment que l’esprit critique est un obstacle sur la Voie Droite / Celui qui traite ses fidèles d’esclaves de la chair du haut de sa chaire de pierre / Celle qui tire une claque au type profitant de la répétition du chœur mixte Les Âmes Vaillantes pour lui mettre la main quelque part / Ceux qui ont connu la concierge de la Maison de Paroisse au sens biblique du terme / Celui qui se risque à chouraver la boussole de son cousin le chef scout Agile Achille / Celle qui a cousu les Insignes de Mérite Spirituel sur les robes blanches des 7 Vigiles de la Foi Radieuse / Ceux qui ont fait dissoudre la secte des Disciples de Judas / Celui qui découvre avec stupeur que la généalogie de son oncle Tibère l’apparente au cruel Hérode / Celle qui se fait mal voir de ses cousines en affirmant que toute une tradition a sacralisé la prostitution / Ceux qui affirment que Jeanne d’Arc n’était ni bergère ni pucelle ni ne fut probablement brûlée mais admettent qu’elle tenait son cheval comme pas deux et sabrait mieux que Gilles de Rais / Celui qui affirme que L'Alchimiste de Paulo Coelho est l'un des livres les plus frelatés parus depuis que le New Age sévit / Celle qui tenait la batterie dans le groupe rock de Paulo Coelho et en a conclu que ce type n'avait aucun sens du rythme / Ceux qui ont interviewé Paulo Coelho et en ont été également complimentés par celui-ci qui avait hâte de rejoindre les décideurs économistes du Forum de Davos / Celui qui voit rouge quand on lui chante la vie en rose / Celle qui a taillé une pipe au gourou de la secte solaire avant que celui-ci ne parte en fumée / Ceux qui ont été élus Meilleur Guide Spirituel du village mais maintenant il faut choisir vu qu'il n'y en a qu'un pour passer la Porte étroite, etc

  • Silence sur Gaza

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    Lettres par-dessus les murs (70)


    Ramallah, ce 4 janvier 2009, 14h.


    Cher JLs,


    Je viens de recevoir un mail disant que les bâtiments de l'opérateur Paltel viennent d'être touchés, à Gaza, ce qui implique des conséquences sur tous les réseaux de téléphonie fixe et mobile. Je ne sais pas si c'est vrai, d'ailleurs les journalistes occidentaux ne peuvent m'en apprendre plus, puisqu'ils ne sont pas autorisés à entrer à Gaza. Ce que je sais, c'est que nous n'arrivons pas à joindre nos amis ce matin.
    Sur Haaretz, je lis que tous les téléphones portables des soldats israéliens ont été confisqués : on a compris, après Abu Ghraib, le danger de ces appareils. Al Jazeera a un correspondant sur place, nous verrons donc quelques images qui n'émaneront pas du service de presse de l'armée - les dernières que celui-ci nous a fait parvenir étaient sympathiques, tu as vu comme moi ces quelques courageux fantassins qui marchaient seuls dans le noir, comme si c'était ça, une incursion – des types armés de leur seul courage, qui marchent dans le noir.

    Je me rappelle quand l'armée est entrée à Ramallah en 2006. Une « opération » un peu plus ample que celles qui ont lieu ici presque toutes les nuits. C'était en plein jour, vers midi, le téléphone sonne et je suis tétanisé parce que je ne comprends pas bien ce que dit Serena, parce que des sanglots coupent ses mots, elle s'est réfugiée dans une épicerie, derrière le comptoir, elle reprend son souffle, elle traversait le centre quand les gens se sont mis à courir, à se mettre à l'abri dans les magasins, elle les a suivi, les balles sifflaient – j'allume la télévision, la caméra d'Al Jazeera couvre le centre de la ville, et la place centrale est occupée par les blindés, des gens courent dans les rues adjacentes, des militaires épaulent, protégés par les portières des véhicules– par la fenêtre ouverte j'attends les rafales, et sur l'écran, avec un léger décalage, je vois le recul des fusils. La voix de Serena se calme, elle n'est pas seule dans l'épicerie, il y a le petit vendeur, fasciné, qui regarde par la fenêtre, et puis une femme, encore plus terrorisée qu'elle. Son mari est dans un centre commercial à quelques mètres, il lui conseille de la rejoindre, c'est plus sûr là-bas, alors elles prennent leur courage à deux mains et sortent, longent les murs, s'engouffrent là, pendant que je reste devant mon écran, que je lui fais part de ce que je vois, les blindés qui tournent en rond, des gens cachés derrière des poubelles, qui attendent, une cannette de coca qui rebondit sur un blindé, qui a eu cette inconscience, et c'est insupportable de voir les choses avec une telle netteté, sur l'écran, avec cette vue de haut, ce regard divin, et d'être complètement impuissant – mais au moins je peux deviner que le bout de rue où elle se trouve est déserte, et je peux lui décrire le mouvement des troupes, cent mètres plus loin, pendant qu'elle me décrit le peu qu'elle voit de la rue, des gens qui fuient, des adolescents qui s'approchent, qui veulent en découdre avec l'armée, des pierres à la main…
    L'incursion a duré quatre heures, pendant quatre heures j'ai écouté les hélicoptères tourner, les rafales, par la fenêtre. La télé allumée, mon ordinateur sur les genoux. Serena me dit que dans le centre commercial les gens ont recommencé à faire leur courses… à la télé le bulldozer blindé a préparé la retraite, en écrasant les voitures garées au bord de la route, et l'armée est repartie.

    Il n'y a eu que deux morts, ce jour-là. Va imaginer la terreur à Gaza. Le correspondant d'Al Jazeera vient d'en dire deux mots: privés d'électricité, les habitants n'ont accès à aucune information sur ce qui se passe au-delà de leurs murs. Ils n'entendent que le bruit. Cette nuit une journaliste de la BBC interrogeait depuis Jérusalem un homme réfugié dans sa cave, avec sa famille. La conversation fut coupée par une explosion - et l'on reste suspendu au silence, le silence comme une claque, même la journaliste n'a pas pu le combler, bouche bée. Et puis l'homme a pu parler à nouveau, c'est la maison d'à côté qui a été touchée, il parle de vitres brisées, de son père resté à l'étage, qu'il doit aller voir.
    Maintenant c'est un type du conseil de sécurité des Nations-Unies qui apparaît à l'écran. Il redit la phrase : « la sécurité d'Israël n'est pas négociable ». J'éteins, c'est insupportable.
    Pascal.

    Panopticon99.jpgA La Désirade, ce 4 janvier, soir.

    Cher Pascal,

    Nous rentrions d’une grande balade dans la neige, L. et moi, lorsque j’ai pris connaissance des dernières nouvelles de Gaza, avant de lire ta lettre, à laquelle je n’aurai pas l’indécence de répondre, tant ce que je pourrais t’écrire serait dérisoire.
    Au chapitre de la dérision, un ami m’a appris ce matin que Pierre Assouline, sur son blog de La République des Livres avait viré la référence du mien au motif que notre correspondance le contrarierait. Cela m’étonne à vrai dire, surtout de la part de quelqu’un que j’ai défendu à plusieurs reprises contre ses détracteurs, mais voilà ce qu’on me dit; et moi je réponds que nos lettres n’ont jamais donné dans l’agressivité partisane – tu ne fais que dire ce que tu vois et ce que tu vis, je te réponds en toute sincérité et sans attaquer aucune partie, juste fidèle à ma résistance envers toute forme de fanatisme. Comme Pierre Assouline n’a pas de compte à me rendre, je ne lui en demanderai pas et je maintiens sa référence au nombre de mes liens – chacun sa liberté.
    Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que je continuerai de publier tes lettres tant qu’elles ne risqueront pas de vous inquiéter, Serena et toi, et que j’y répondrai dans le même esprit.
    Je pense à vous et à vos amis – à commencer par ceux qui se trouvent piégés à Gaza. Je vous embrasse très fort.
    Votre Jls

    Images: Philip Seelen

  • Pour une année d'embellie

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    Lettres par-dessus les murs (70)

    Ramallah, ce 31 décembre 2008.

    Caro,

    Je me demande si on ne nous vend pas le "retour du religieux" en Occident comme on nous vend la menace terroriste… Je ne nie ni l'un ni l'autre, mais c'est leur ampleur dont je doute. En France le nombre de baptêmes ne cesse de diminuer, le pape ne fait plus recette sur TF1, qui a annulé la diffusion de ses voeux de Noël… ce retour n'est-il pas dicté par l'idéologie du "clash des civilisations", n'est-il pas un simple regain d'intérêt politique et intellectuel ? Je partage avec joie cet intérêt, mais s'agit-il là du même Dieu qui voyait chacun de mes gestes d'adolescent, qui fermait un oeil sur mes attouchements nocturnes, qui guidait toutes les décisions de ma vie ? Ca fait longtemps que je n'ai pas vécu en Europe, tu parleras mieux que moi de la réalité quotidienne de la spiritualité.

    En fait, ma négation sans doute exagérée du rôle de la religion en Israël venait d'abord en réaction à ce rêve de Soler, qui imagine qu'il suffirait qu'un Juif se dresse et proclame l'absence de Dieu et l'inanité de la notion de peuple élu pour mettre fin au conflit. C'est méconnaître la complexité de la société juive, en Israël et ailleurs, que d'imaginer un peuple soudé à la pensée unique (l'image d'une solidarité sans faille ouvre d'ailleurs vite la voie aux théories du complot), et c'est ignorer le nombre grandissant de voix juives qui expriment leur désaccord avec Israël (Spielberg avec Münich, pour n'en citer qu'une, d'envergure...). On mesure mal les conséquences de ces catégorisations hâtives, qui ne servent qu'à diviser davantage.

    Des journalistes italiens ont contacté Serena, pour en savoir plus sur la situation à Gaza. Elle leur a donné le numéro du docteur Aed. Un quart d'heure plus tard Serena l'appelle, lui demande des nouvelles de l'interview : il n'y a pas eu d'interview, les journalistes l'ont bien appelé, mais ils lui ont gentiment raccroché au nez. Ils voulaient le témoignage d'un Italien, pas d'un Palestinien.
    J'imagine que c'est par souci d'objectivité? Un Palestinien reste un Palestinien, quelque soit son âge, sa formation, son parcours : il est partie prenante, il ne peut que donner un témoignage biaisé. Comme s'il y avait quoique se soit à biaiser quand les blessés s'entassent dans les hôpitaux, qu'est-ce qu'on peut bien vouloir exagérer, insister plutôt sur les opérations sans anesthésie, sur les amputés qu'on trimballe en voiture privée, les heures d'attente à la frontière égyptienne, pour les plus chanceux ? Insister sur la mort plutôt, les enterrements collectifs à la va-vite, sous les bombes ? Qu'aurait-il pu biaiser, exagérer, ce bon docteur Aed ?
    Ils auraient aimé parler à un Italien... ces journalistes ne parlent peut-être pas anglais (plus rien ne m'étonne de la part des journalistes). C'est peut-être ça la raison. Mais le seul Italien à Gaza est cet enragé de Vittorio, arrêté en mer, emprisonné, déporté, et voilà Popeye de retour à Gaza, arrivé en clandestin sur un bateau clandestin, et le militantisme de Popeye n'en fait sans doute pas un témoin plus objectif que le docteur Aed, mais de toute façon il est occupé à donner son sang quelque part, alors tant pis. Les journalistes recopieront gentiment les dépêches AFP, ils rajouteront un détail ou deux pour faire couleur locale, un peu de ciment dans la rue, un peu de fumée dans le ciel, une touche de rouge ici, une tache de feu par là, quelques loques, quelques visages barbus, voilés et effarés...
    En fait je crois que c'est exactement pour ça qu'ils n'ont pas pris le témoignage du docteur Aed, parce qu'un Palestinien de Gaza doit être un objet, mourir sous les bombes, ou brandir une kalachnikov, ou porter un cercueil drapé de vert, voilà ce qu'est un Palestinien. Or voici un Palestinien imberbe, à la voix grave et posée, qui parle un bel anglais teinté du russe de ses études moscovites… On dirait presque un Israélien ma parole, où va-t-on, l'auditeur n'y comprendra plus rien, le téléspectateur non plus, les téléspectateurs ne sont que des veaux, on le sait, il ne peuvent comprendre que les clichés et les images reçues, et tant pis si celles-ci contribuent à fragmenter le monde. Heureusement qu'il nous reste encore quelques bons médias... en voici un : http://israelpalestine.blog.lemonde.fr/2008/12/30/consensus/
    J'aimerai y voir figurer l'annonce d'une trêve, et que l'année nouvelle commence avec un peu d'espoir…
    Je te la souhaite très belle, ainsi qu'à tous les lecteurs de nos lettres.

    Pascal

    Ramallah7.jpgA La Désirade, ce 31 décembre, midi.

    Cher vieux,
    En ce qui concerne le retour du religieux en Occident je partage ton scepticisme, pour autant qu’on s’entende sur le sens du religieux, et sur le Dieu dont on parle. Je ne crois pas non plus à la réalité d’une conspiration mondiale cohérente du terrorisme, pas plus qu’à la réalité du fameux Choc des civilisations, bel argument pour les bellicistes de l’Axe du Bien. La réalité quotidienne de la spiritualité en Occident ? Je ne crois pas qu’on puisse la mesurer à la fréquentation des églises, pas plus qu’au nombre des vocations en chute libre ou à la désaffection du Vatican à TF1… Les églises ont-elles le monopole de la spiritualité ? Sûrement pas, et moins encore dans les pays riches ou préservés de la guerre. Est-ce à dire que ceux-ci perdent leur âme ? D’aucuns prétendent que la jeunesse actuelle n’a plus le sens de la transcendance, mais la jeunesse que je connais continue de se poser des tas de questions. Au reste, j’ai horreur des généralités, surtout lorsqu’elle procèdent de préjugés ou de fantasmes.
    L’idée de Jean Soler, qu’il suffise de supprimer Dieu pour rétablir la paix entre les hommes, est précisément un fantasme de bel esprit positiviste à la française, pour qui toute « mystique » relève d’une sorte d’obscurité « asiatique ». Mais revenons plutôt à la complexité du monde, comme tu le proposes.
    Ce que tu dis de l’expérience de Serena avec les médias est significatif, ô combien. En te lisant, je me suis reproché d’avoir recyclé, dans notre lettre précédente, l’image de cette espèce de « sainte famille » palestinienne, me rappelant la fuite de Yéhoshua et de ses parents telle que notre catéchisme l’a illustrée. Si cela t'a choqué, je te prie de m'en excuser. Cette image a fait la Une de 24 Heures, cristallisant bel et bien une réalité-choc lié à des événements dramatiques que nous ne vivons pas, journalistes ou lecteurs, qu’en vampires assoiffés de sang. Les dérives en la matière sont incessantes, mais tout ne va pas dans le même sens que dans les médias sous contrôle. Aureste, les lecteurs ne sont pas des moutons, et ta réaction, ton témoignage, rejoignent les réactions et les témoignages de journalistes qui ne se contentent pas d’être des prédateurs ouz des manipulateurs. Je pense au travail sur le terrain d’un Anne Nivat, en Tchétchénie ou en Irak, entre autres, ou d’une Florence Aubenas, et de leur façon commune de s’identifier au commun des mortels, en femmes réalistes et courageuses, entre autres témoins honnêtes et courageux.
    Quant à la trêve que tu appelles de tes vœux, qui ne pourrait l’espérer avec toi, sans se bercer d’illusions pour autant ? Or il ne semble pas, aux dernières nouvelles, que l'appel de Kouchner soit suivi du moindre effet. Mais à ce point, nous autres qui vivons loin du drame ferions bien de ne pas « trop en faire » en matière de solidarité incantatoire et de cœurs brandis.
    Ce que tu vois et décris, en revanche, me semble d’un apport notable pour chacun. Merci d'y associer aujourd'hui un artiste de Gaza.
    Nous serons ce soir en trio familial + le chien Fellow pour passer, dans notre petit cercle aimant et privilégié, d’une année à l’autre – que nous vous souhaitons, à vous deux et à vos parents et amis, toute belle et bonne.

    Jls

    Images : Ibrahim Mahmoud Mozain, artiste à Gaza. Youssou, l'oiseau fétiche de ces Lettres par-dessus les murs...

     

  • Gaza vu de Ramallah

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    Lettres par-dessus les murs (69)

    Ramallah, ce 29 décembre 2008.

    Cher JLs,
    Merci pour cette citation de Jean Soler. Ne pouvant lire l'ouvrage entier, je ne peux que discuter les quelques lignes que tu m'envoies – j'aime le ton catégorique et inspiré de l'auteur mais je partage ton avis, il réduit la religion au fanatisme, et semble ériger la foi en cause majeure de nos souffrances – c'est injuste, et c'est aussi donner trop d'importance à la religion, qui n'est somme toute qu'un des multiples outils du mal : un drapeau que l'on brandit pour rallier les troupes, marquer l'identité, justifier la haine.
    Soler est sans doute trop athée, ou peut-être pas assez, s'il est incapable de penser sans Dieu… Dans les massacres auxquels nous assistons, je ne vois pas la main de Dieu, pas plus que je ne crois au pouvoir politique des rabbins ou à la soi-disant conspiration évangéliste qui aurait à elle seule permis l'occupation américaine en Irak. Ici en tout cas la religion n'est qu'une composante, primordiale d'un point de vue historique, mais secondaire politiquement parlant, dans une société israélienne où les convictions sont aussi diverses que la provenance des habitants. Soler s'attaque à une minorité.
    Bien sûr la notion de peuple élu contient la guerre en germe, mais encore faudrait-il que les juifs d'Israël croient véritablement en cette élection pour y voir le moteur de leur politique d'Etat, et ce n'est assurément pas le cas : d'abord parce que le mythe d'une origine commune ne fait plus guère illusion, ensuite parce que cette rhétorique biblique ne parle plus aux nouvelles générations.
    Plutôt que d'élection divine, on pourrait parler des élections parlementaires à venir : les divisions israéliennes elles-mêmes expliquent en grande partie l'ampleur des bombardements de Gaza. Le Likud de Netanyahu est en avance dans les sondages, le gouvernement en place veut renverser la tendance, et ce n'est pas la première fois qu'on utilisera des bombes pour gagner des élections… l'Histoire se dessine moins selon de grands principes religieux qu'au hasard des petites ambitions personnelles, ce qui est d'ailleurs autrement plus inquiétant.
    Que faire alors du repli identitaire qui touche ce pays, de cette peur collective qui justifie toutes les agressions ? Là encore, je vois moins le signe de la foi à défendre que la volonté larvée qu'a chacun de protéger son pré carré, son territoire personnel, ses petits avoirs. Une obsession sécuritaire qui fait trembler le monde entier (ou en tout cas le "nord" du monde, qu'il s'agisse d'un épicier européen, d'un nanti de Delhi ou d'un expatrié à Ramallah), une obsession sécuritaire qu'Israël, en vertu de son histoire particulière et encouragé aujourd'hui par les phobies américaines, a désormais hissé au rang d'idéologie nationale. "Zecurrity", c'est le mot qu'on entend sans cesse en Israël, et c'est bien plus qu'une justification pour fouiller votre sac à l'entrée d'un restaurant - c'est une Weltanschauung. On serait étonné de voir combien d'Arabes israéliens s'y accommodent, dont les enfants parlent d'abord hébreu, et qui pour rien au monde ne voudraient partager les conditions économiques de leurs cousins de Cisjordanie…
    Bien entendu on ne saurait évacuer la religion de ce conflit, mais je crois qu'on assiste ici à un changement de paradigme, très inquiétant par ailleurs : si la religion garde toujours une face lumineuse, en dépit de ses dévoiements, il n'en va pas de même pour l'égoïsme érigé en morale.
    Bien à toi,
    Pascal

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    A La Désirade, ce 30 décembre, soir.
    Cher Pascal,

    Ta réponse m’a beaucoup intéressé, d’abord parce que tu vis le conflit de l’intérieur, ensuite parce que tu es dans la trentaine. Il m’a semblé à première lecture que tu minimisais le rôle néfaste de la religion dans la montée aux extrêmes de la guerre, pour relativiser les propos radicaux de Jean Soler, qui est lui-même, soit dit en passant, beaucoup plus nuancé et complet dans son approche que ne pourraient le faire croire les citations que j’ai tirées de La violence monothéiste. Ce qu’il montre bien, cependant, dans la chronique des échecs successifs du règlement du conflit, comme en ce qui concerne l’Irak – et quand bien même les cyniques n’y croiraient pas -, c’est l’importance majeure, pour la cristallisation de l’Hybris des peuples et des nations, de quelques images-force ou de quelque slogans-force relançant une mission universelle d’essence divine . Ces clichés et ces formules peuvent nous paraître simplistes, et les cyniques au pouvoir sont encore moins dupes que nous, mais il serait aussi simpliste de n’y voir qu’une rhétorique « bonne pour le peuple », dans la ligne d’interprétation réductrice et méprisante qui voulait que la religion fût «l’opium du peuple». Bien entendu, je comprends que tu ne voies pas trace de «main de Dieu » dans les massacres actuels, et sans doute les vrais extrémistes sont-ils minoritaires. N’empêche, et c’est un autre argument-force de Soler, que la petite Weltanschauung sécuritaire que tu évoques, qu’on peut rapporter au seul souci du bien-être généralisé d’une majorité d’Occidentaux, ne saurait faire le poids, aujourd’hui, par rapport à l’idée-force, essentiellement religieuse, que la vraie vie n’est pas la vallée de larmes de cette existence, mais une autre à venir, qui vaut tous les sacrifices pour un désespéré, et qui donne aux chefs religieux un pouvoir spécial, et aux mythes fondateurs une fonction durable.
    Tu es d’une génération qui a envie de tourner la page, et comme je la comprends, après les monstruosités commises au XXe siècle au nom d’idéologies mortifères. L’an tout prochain, l’affreux Bush, dont la bigoterie providentialiste n’est pas qu’un gadget, cèdera la place à Barack Obama, et pendant ce temps les politiciens israéliens, comme tu l’as bien souligné, font le ménage. De tout mon cœur je souhaite une vie meilleure aux Palestiniens, en espérant que les hommes de bonne volonté de toutes les parties – et Dieu sait qu’il y en a – triompheront de l’invisible main du Mal.
    Je viens de lire La Haine de l’Occident de Jean Ziegler, dont le fil rouge est précisément le double langage des nations chrétiennes prônant le bien à travers l’Histoire, au nom du Tout-Puissant , et continuant de confisquer le mot « humanité » pour leur seul profit. Je sais bien que mon ami Ziegler a cautionné lui-même des régimes pourris, comme je sais que l’Autorité palestinienne à son lot de casseroles aussi sales que les consciences corrompues de moult dirigeants israéliens. Mais Ziegler se dit aussi croyant, chrétien, convaincu que le Christ nous engage du côté des humiliés et des offensés.
    Je reviens enfin à Jean Soler qui écrivait il y a quelques mois : «Aujourd’hui que les Israéliens font semblant de négocier avec les Palestiniens pour ne pas déplaire à Bush, qui aimerait se prévaloir d’un succès diplomatique pour compenser le fiasco irakien, avant de quitter ses fonctions, un membre de la délégation palestinienne (au sommet d’Annapolis de novembre 2007) a déclaré : « Nos approches sont complètement antithétiques. La notre consiste a partir du droit international et des frontières de 1967 (avant la guerres des Six-Jours, il y a quarante ans !) et à négocier, sur cette bas , quelques arrangements. Celles des Israéliens consiste à partir des faits accomplis sur le terrain. Ils disent que le droit international n’a reien à voir avec notre conflit. Ils affirment qu’ils ont un titre de propriété sur Eretz Israël (la « terre d’Israël » dans sa définition biblique, on dit aussi : le Grand Israël), qu’il ne s’agit pas de nous rendre des territoires mais de nous en donner »…
    Tu sais bien mieux que moi, cher Pascal, ce qui a fait le jeu du Hamas, au dam des Palestiniens. Jean Soler rappelle encore, en citant ses sources, qu’ environ 500 Palestiniens ont été tués entre le sommet d’Annapolis, en novembre 2007, et le mois d’août 2008. Au cours de ces huit mois, on a vu le triplement des permis de construire aux colons et l’augmentation de 8% des checkpoints. « Ce qui signifie que les autorités israéliennes n’ont absolument rien entreprise sur le terrain pour faciliter la création d’un Etat palestinien qu’elles appellent de leurs vœux et que la mainmise sur la Cisjordanie s’est accentuée »…
    Mais je me répands alors qiue tu aurais tellement plus, toi, à dire de ce que tu vois et de ce que tu vis là-bas en ces jours terribles...

    Merci, cher Pascal, de nous donner de tes nouvelles.
    Je pense beaucoup à vous deux et à vos amis.

    Jls

    Images: Eyad Baba, Philip Seelen.

  • Les enfants de Gaza

     

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    Lettres par-dessus les murs (68)

     

    Ramallah, ce samedi 27 décembre.

     

    Caro,
    Je travaille sur mon site, il paraît que c'est utile, d'avoir une carte de visite en ligne, alors j'aligne tranquillement les images et les mots, et puis la voix de ma douce, qui me dit qu'il y a 150 morts à Gaza. Elle dit ça comme elle aurait dit qu'il allait pleuvoir, ou que la voisine est passée ce matin, de l'air le plus détaché du monde. Ou plutôt, je l'entends ainsi. Ou plutôt, j'aimerais l'entendre ainsi. Surtout ne pas laisser aux mots le temps de diffuser leur sens, ne pas les laisser charrier leurs images de corps et de gravats, les images stéréotypées de la télévision, mais elles passent quand même, il faudrait refaire barrage maintenant mais c'est déjà trop tard, apparaissent collées à elles les images plus personnelles que j'ai de Gaza, la ville, le port, les amis, et l'inquiétude de ne savoir si ces images sont encore valides, quelle est l'ampleur du décalage, à quoi ressemblent maintenant la ville, le port, les amis, où est-ce que les bombes ont frappé, est-ce que les bombes ont détruit ces images-là ? Sami est sain et sauf, il rejoindra sa famille dans le nord,  s'il le peut. Un ami photographe coincé à Erez nous dit qu'il n'a jamais vu le ciel aussi noir, de l'autre côté du mur. Il aimerait aller plus avant, se glisser sous le noir du ciel, faire son travail, témoigner - mais le terminal d'Erez est fermé, normal : c'est shabat. Je ne me demande plus pourquoi les employés du terminal ne travaillent pas le samedi, tandis que les pilotes des F16 semblent besogner à bras raccourcis, eux... je suis souvent étonné de voir comment la religion, tellement rigide lorsqu'il s'agit de combattre l'hérétique, de défendre ses intérêts et ses territoires, comment cette religion se plie avec grâce aux petites exigences de la guerre. Les lanceurs de roquettes n'ont pas chômé non plus, hier vendredi, et sont-ils allés à la mosquée, avant ? Les courageux combattants ont tué deux petites Palestiniennes, mauvais réglage du tir, on ajuste et on recommence, allez. Il y a bien longtemps que les dommages "collatéraux" n'intéressent que les associations des droits de l'homme.

    religion,politique,palestine

    J'étais au Bangladesh quand la guerre en Irak a éclaté. C'était un jeudi, je m'en souviens parce que j'étais censé animer une soirée musicale à l'Alliance Française, le jeudi c'était fête, on servait de l'alcool au café, on dansait... ce jeudi-là je n'avais pas vraiment envie de danser ni de faire danser, mais à l'Ambassade on trouvait qu'une guerre n'empêcherait personne de boire un verre, alors je me suis retrouvé devant mes manettes de disc-jockey, la guerre dans l'âme, et j'ai commencé avec Rock around the bunker, de Gainsbourg,
    il tombe   des bombes   ça boume   surboum   sublime
    des plombes   qu'ça tombe   un monde   immonde   s'abîme…

     

    religion,politique,palestine
    Ils avaient raison, à l'Ambassade : la guerre n'a pas empêché les gens de danser, et ils avaient deux fois raison : il ne fallait pas se priver de ce moment, malgré cette guerre, là-bas, et malgré les enfants qui dormaient dans la rue, un peu plus près, et malgré tous les autres malheurs du monde, parce qu'on n'en finirait pas : si tu ne peux rien faire contre, fais autre chose, mais fais – c'est aussi ce que je retiens des dernières lignes de Personne Déplacée. Je vais donc continuer à travailler sur mon petit site, cette lettre envoyée... Mais ce soir nous irons manger chez Benoît et Rawan, au lieu de sortir comme prévu, parce qu'en ville tout sera fermé.

    Le salut et nos meilleurs voeux (sans ironie aucune),
    Pascal

     

    Haddad4.jpgA La Désirade, ce 27 décembre, soir.

     

    Cher Pascal,

     

    Ma mère aurait eu 92 ans aujourd’hui et, sept ans après avoir été terrassée par une attaque cérébrale,  la lecture de ta lettre l’aurait confortée dans sa conviction que le monde des hommes devient de moins en moins fréquentable et qu’il vaut mieux, en conséquence, se limiter à la contemplation de la nature…

    Pour ma part, je me contenterai de te recopier ceci dans un livre que je suis en train de lire et d’annoter, intitulé La violence monothéiste et signé Jean Soler.

    « Aussi longtemps que l’Etat d’Israël n’acceptera pas de rentrer dans le rang de la communauté des nations, et préférera s’enfermer dans un ghetto entouré de murs, conformément à l’idéologie biblique qui exigeait la séparation d’avec les goyim et l’auto-ségrégation fondatrice de l’identité du peuple, aussi longtemps que les Israéliens refuseront de considérer les Palestiniens comme leurs égaux, une vie arabe valant une vie juive, et laisseront un grand rabbin, Ovadia Yossef, les traiter de « serpents », en ajoutant : « Dieu a regretté d’avoir créé les Arabes », ou un quotidien populaire, le Maariv, donner la parole à un autre rabbin qualifié de «savant » (...) pour qu'il dise : « Les Arabes sont plus proches de l’animal que de l’humain » - ce qui est d’autant moins admissible que 20% des citoyens israéliens sont arabes, l’avenir de l’Etat juif ne sera pas assuré. Tout le reste n’est que propagande ».

    religion,politique,palestine

    Pour faire bon poids, Jean Soler rappelle ce que furent, dans l’Histoire, les massacres imputables au Dieu unique sous ses trois «visages», de l’extermination des Cananéens, entre autres, perpétrée au nom de Yahvé, à l’extermination des Chrétiens lors de la première croisade musulmane, jusqu’à l’extermination des hérétiques, des Indiens et autres « animaux », cautionnée par l’Eglise  très chrétienne au nom du Dieu unique…

    Jean Soler ne minimise les responsabilités d’aucune des trois paries continuant, aujourd’hui de s'entretuer, de Bush à Ben Laden ou aux faucons israéliens, mais puisque nous parlons des enfants de Gaza, je te citerai encore ce « rêve » qu’il formule, de voir un jour se lever un Juif d’envergure qui tiendrait ce discours à ses coréligionaires d’Israël et du monde entier :

             « Amis Juifs, il y a un temps pour planter et un temps pour arracher le plant» dit l’Ecclésiaste. Le temps est venu pour nous d’arracher nos illusions pour faire preuve de lucidité.

             « Nous devons renoncer solennellement et pour toujours aux fables d’un peuple élu, d’une Terre promise, d’un Livre sacré. D’un Dieu unique. Non seulement l’histoire a montré depuis trois mille ans que ces fables ne sont que du « vent », pour parler comme l’Ecclésiaste, mais d’autres peuples se les sont appropriées et les ont retournées contre nous. Des goyim ont prétendu qu’ils appartenaient à un peuple élu, qu’ils avaient reçu de Dieu une mission, ou qu’ils détenaient un livre révélé – comme le Coran que les Islamistes utilisent pour nous tuer. Parce que nous utilisons notre Livre, disent-ils, pour tuer des musulmans.

    « Puisque c’est par nous que tout a commencé, c’est par nous que tout peut finir. Si nous affirmons d’une seule voix, comme un seul homme, qu’il ny a pas de Dieu et donc pas de peuple élu, de terre promise, de livre sacré, nos ennemis n’auront aucun argument pour eux, ni aucune arme contre nous ».

    Le « rêve » de Jean Soler de supprimer Dieu est d’un homme des Lumières – d’un athée français qui réduit par trop, à mes yeux, la religion à ses pires aspects. L’extrémisme religieux est certes une peste, mais on a vu ce que fut l’extrémisme révolutionnaire, de la Terreur au Goulag, et la Shoah ne fut pas ordonnée par un Dieu unique. Les livres sacrés sont aussi, dans toutes les traditions, porteurs de sagesse lentement conquise et acquise, de beauté, de bonté et d’espérance.

    Dans la pensée des enfants de Gaza, amis, je vous embrasse. Jls.

     


    Jean Soler, La violence du monothéisme. Bernard de Fallois, 476 p.
    Images : Port de Gaza, par Pascal Janovjak

     

  • Ceux qui se font signe dans la nuit

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    Celui qui se rappelle l'image du Vent souffle de Katherine Mansfield dont il demande à Clotilde (amie de Facebook en déplacemnt dans les Highlands) de lui donner la citation précise / Celle qui (en déplacement dans les Highlands) fait signe au berger de passer avec sa troupe de Blackfaces /Ceux qui rêvent des Highlands en traitant une urgence vitale à l'Hôtel-Dieu /Celui qui retrouve la citation de Mansfield en exergue d'une nouvelle qu'il a publiée en octobre 2001 où l'on ne pouvait donc plus se faire signe d'une tour à l'autre avec Odile / Celle qui se rappelle les mots de K.M. tandis que les Blackfaces défilent devant sa Jaguar type E vintage: "Le vent est si fort qu'ils ont à lutter pour le fendre; ils titubent, se balancent comme deux vieux ivrognes" / Ceux qui ont lu le Journal de Katherine Mansfield dans le refuge des Grandes Jorasses / Celui qui se souvient que c'est Sally Burke la compagne du sextogradiste qui lui a recommandé un soir la lecture de Le vent souffle de la Néo-Zélandaise givrée /Celle qui retrouve les mots exacts de Le Vent souffle tandis que se forme un nuage en forme de Zeppelin sur les Highlands: "Un grand vapeur, d'où coule une longue boucle de fumée, va vers le large, ses sabords sont allumés, il a des lumières partout" / Ceux qui sur Facebook ont capté la photo des Highlands d'Odile en cliquant 748 fois I Like non sans exclamations originales genre " Super Mystique !" ou  "Tu nous fais rêver Clotilde !"   / Celui qui complète la métaphore marine de Kathleen Beauchamp, dite Mansfield en littérature: "Le vent ne l'arrête pas, il coupe les vagues et se dirige vers l'ouverture béante entre les rocs acérés... C'est la lumière qui lui donne cette beauté si terrible et le mystère" / Celle qui a noté dans son Journal que cette jeune femme empestait "comme un civette" au soir de leur première rencontre / Ceux qui ont constaté que l'amitié ambiguë liant les deux femmes de lettres Virginia W. et Katherine M. reposait sur des sables mouvants / Celui qui revoit parfois en rêve son ami R. qui lisait le Journal de Katherine Mansfield au refuge des Grandes Jorasses la veille de son accident au Linceul / Celle qui a eu une affaire avec le jeune gardien du refuge du Moine qu'on a engagé dans le sauvetage des étudiants lausannois / Ceux qui ont retrouvé le Journal de Katherine Mansfiel dans le refuge avec les affaires de l'étudiant en médecine fracassé dans les séracs / Celui qui a fait la connaissance ce soir-là des grimpeurs beatniks Gary Hemming et Mike Burke avec lesquels il a entouré l'amie de Clotilde dont le boyfriend venait de se crasher au Linceul / Celle qui a vu les signaux que se faisaient les guides d'une paroi à l'autre comme en mer / Ceux qui des années plus tard se racontent la Geste des conquérants de l'inutile et autres poètes se tirant une clope dans les cités de la Nuit, etc.

     

  • Pères, fils et amis au pied du mur

    Panopticon134.jpg 

     

    Lettres par-dessus les murs (67)

     

    Ramallah, ce 19 décembre 2008.

     

    Cher JLs


    Je lis ces jours un petit Poche que tu connais peut-être, Personne déplacée, entretien d'un Vladimir Dimitrijevic avec un Jean-Louis Kuffer. Tu y as fait allusion sur ce blog et il n'a plus besoin de publicité, bien qu'il y aurait beaucoup à dire sur la qualité de l'écriture, qui transforme des bribes de conversations privées en un récit d'ample portée – et l'intérêt de sa réédition, dans l'écart qui sépare une préface gentiment admirative d'une conclusion qui porte la cicatrice des désaccords et la grandeur de l'amitié vraie.

    Si je le mentionne aujourd'hui, c'est à cause du trouble que j'éprouve en lisant ces premières cinquante pages, qui sont comme l'écho terrifiant de ce que me racontait mon père, quand il parlait de ses jeunes années sous l'occupation soviétique. Les hommes sont différents, mais c'est la même oppression que je lis, de Belgrade à Bratislava, la même douleur de ces adolescents qui subissent les conséquences du courage de leurs pères – troublantes coïncidences qui vont  jusque dans le détail de ces professeurs, discrets complices, qui osaient par une remarque redonner courage aux élèves qu'on avait d'emblée relégués au rang des ratés, en vertu des « crimes » familiaux. Et puis la surveillance constante, la délation gratuite, la même rhétorique du bien commun et les mêmes expropriations, les interdictions, l'emprisonnement, l'étouffement. Et les mêmes doutes, les mêmes arrachements à l'heure de quitter le pays aimé, et bien que la fuite de Dimitri soit particulièrement haute en couleur, c'est toujours la même peur, au moment de passer les poste-frontières, quand on porte sur soi des papiers pas bien en règle. L'arrivée en Suisse enfin, le même éblouissement, les mêmes poches vides, le même espoir, les cauchemars… Dimitri rêve :
    « J'arrivais dans un hôtel tout pareil à celui où je me trouvais, et comme j'inscrivais mon nom sur le registre, je vis les lettres se détacher de la page et tomber, comme si elles étaient de métal. Or cela symbolisait exactement le sentiment que j'avais à ce moment-la de ma vie, comme ossifiée et pétrifiée. J'avais l'impression d'être dissocié. »

    Douze ans plus tard, mon père réussissait à son tour à passer les douanes et les barrages, avec une petite valise en cuir pour toute possession. La première nuit qui suit sa fuite, il rêve aussi... Il est à Bratislava, avec sa valise. Il n'a pas pu sortir du pays. Il est dans un tramway, seul dans le wagon, c'est l'aube. Sans raison, le tram s'arrête sur le Stary Most, le vieux pont, il est coincé au-dessus du Danube. C'est un piège. Il voudrait s'enfuir, il lutte avec les poignées, les portes restent closes. Sa peur finit par le réveiller, mais il se réveille dans le tram, ce n'est pas un rêve, on va l'arrêter d'une minute à l'autre. Sa valise est pleine de livres interdits par le régime, il doit s'en débarrasser, jeter cette valise, après de vains efforts il parvient à entrouvrir une des lucarnes allongées du wagon, mais la valise ne passe pas, elle est trop épaisse, il la pousse avec l'énergie du désespoir mais elle ne passe pas, et ils se rapprochent.
    Alors mon père se réveille, en sueur dans le lit d'une chambre inconnue, désorienté. Il se jette à la fenêtre. Aucune enseigne n'est là pour le renseigner, la ville est encore endormie, il ne distingue pas les plaques des voitures garées trop loin. Et puis une sonnerie de tram se fait entendre, un tram apparaît au fond de l'avenue. Un tram vert, un tram suisse, mon père est bien en Suisse, dans la petite chambre qu'il a louée la veille, dans un hôtel du Spalenring, à Bâle.

     
    Inévitablement, je ne peux que me demander le rôle que jouent ces histoires dans ma propre expatriation, et quelle ironie m'amène aujourd'hui dans un pays occupé, truffé de contrôles identitaires et d'histoires de personnes déplacées… Pour l'heure j'aimerais te remercier, personnellement, pour ce livre. 
    Pascal.

     

    A La Désirade, ce 21 décembre 2008.

     

    Dimitri3.JPGDrogy Brat,

    Ta lettre m’a beaucoup ému, me rappelant tant de souvenirs bouleversants. D’abord à propos des heures de nos conversations enregistrées. Les moments où Dimitri, se rappelant les épisodes de la guerre, se taisait soudain, la gorge nouée, incapable de parler, les yeux pleins de larmes. Les premiers cadavres, couverts de fleurs, qu’il a vus dans la rue. Les mots de ce prof, que tu relèves d’ailleurs, pour encourager la « petite tête serbe » dont le père était en prison, pour de longues années – ce père qui, le premier, lors d’une de ses séjours à Lausanne, dans les années 70, m’a raconté les massacres de Serbes par les oustachis ; ce père qui a été dépouillé de tous ses biens plusieurs fois, et qui a remonté à chaque fois sa boutique d’horloger-bijoutier, en faisant profiter de nombreux concitoyens de son savoir-faire ; ce même père qui a partagé la cellule de Milovan Djilas et sur les traces duquel, après sa mort, Dimitri a retrouvé son pays. Ou cet autre souvenir enfin de nos longues soirées : quand notre ami évoque sa passion pour le football et qu’il me rappelle ce goal génial d’un de ses amis, fils de joueur de classe nationale, qui marque et se tourne vers lui en lui lançant «comme papa !».

    Je ne sais si tu as lu mes carnets de 1993-1999 de L’Ambassade du papillon, dans lesquels je raconte, jour après jour, les tourments liés à mon désaccord croissant avec un Dimitri devenu nationaliste extrême  comme la plupart de ses amis, et impliquant sa maison d’édition dans une série de publications de pure propagande, jusqu’aux écrits de Radovan Karadzic. Je crois avoir bien défendu les Serbes (surtout la littérature, qui restait pour moi serbo-croate) dans les colonnes de 24Heures, jusqu’au moment où on m’a interdit d’en parler.  Le prétexte en fut un reportage à Dubrovnik, au congrès du P.E.N.Club, en 1993, qui avait tourné à la mise en accusation des Serbes, écrivains en tête, par des écrivains croates hypernationalistes eux aussi, qui exigeaient l’exclusion de la Serbie du P.E.N. international, comme cela s’était fait des nazis en 1933. Mon reportage était, je crois,  honnête, qui relativisait aussi la destruction de Dubrovnik. J’ai vu, à Dubrovnik, des centaines de maisons de Serbes incendiées, couvertes d’injures dans le pur style oustachi, et nous avons subi, sur l’ile de Hvar, un discours du président Tudjman qui visait juste à manipuler ces « idiots utiles » de littérateurs occidentaux, Alain Finkielkraut en tête. J’ai donc raconté cela, de façon beaucoup trop succincte hélas, puis le déferlement de lettres d’insultes au journal, toutes de Croates ou de sympathisants, a décidé mes supérieurs de m’interdire ce sujet… avant de m’envoyer trois semaines plus tard, au Congrès de l’orthodoxie mondiale en Grèce, où tout ce que le monde comptant de pro-Serbes était là. C’est d’ailleurs là que j’ai retrouvé l’une des grandes figures de l’Eglise serbe, évêque du Banat à l’époque, que j’avais rencontré lors d’un voyage au Kosovo avec Dimitri, en 1987, pour y présenter la traduction des Migrations de Milos Tsernianski. Or en 1993, l’évêque en question est monté sur la tribune du Congrès en présence d’une trentaine de députés de l’UE, pour déclarer qu’il a y avait eu trois génocide en Europe au XXe siècle : celui des Serbes en 1914, celui des Serbes en 1945 et celui des Serbes lors de cette dernière guerre. Je ne te dis pas la tête que faisaient les députés européens, autant que moi d’ailleurs. Mais ce que nous avons relevé, c’est que tous les délégués de la « douce orthodoxie », Grecs en tête, jusqu’aux socialistes, applaudirent à tout rompre ce discours. On n'aurait pu donner meilleure illustration du clivage de l’Europe des cultures et des religions…

    Dimitri et moi ne nous sommes plus parlé pendant quinze ans. Pas tant pour des raisons politiques, au demeurant, que parce que notre ami est du genre à penser que celui qui n’est pas avec lui est contre lui. Comme j’étais beaucoup plus proche de lui que la plupart des auteurs de L’Age d’Homme, que ma position de journaliste dans un quotidien influent local compliquait encore les choses,  et que nos soirées amicales l’étaient de moins en moins, je suis allé respirer ailleurs. J’ai tâché  de dire ce qui, au printemps dernier, m’a poussé, au Salon du Livre de Paris, à me rendre au stand de L’Age d’Homme pour serrer la main à cet ami perdu. Il y a une scène comme ça, inoubliable, dans Les Migrations.

    Je t’embrasse, et ta douce Serena.

     

    Jls

     

    Images: Philip Seelen. JLK: Dimitri au bord de la Drina, en 1987.