Entretien avec Alain Rey
En juin 2011 fut fêté le 60e anniversaire des éditions Le Robert, à l'occasion duquel un entretien avec Alain Rey, grand lexicographe qui avait publié, en février de la même année, un inépuisable Dictionnaire des dictionnaires, s’imposait à l'évidence…
- Si votre passion pour les dictionnaires fait de vous un « dicomane », à quelles conditions un tel néologisme pourrait-il entrer dans le Robert ?
- C’est vrai que c’est une passion un peu pathologique mais le mot reste entre spécialistes. Mais pourquoi pas ? Le mot est bien formé, mais ça ne suffit pas pour entrer dans le dictionnaire. Il faudrait que cela corresponde à sa diffusion dans la francophonie en général, et dans la francophonie européenne en particulier. Il faudrait que l’usage soit suffisant, et sa reprise par les médias, car c’est eux qui garantissent sa diffusion.
- Cette passion vous a-t-elle toujours habité ?
- Dès mon enfance, j’ai été un lecteur acharné, mais je n’ai pas été un enfant fou de dictionnaires. Mon vocabulaire d’enfant s’est plus enrichi par la lecture de Jules Verne, ou par celle du Livre de la jungle de Kipling, que par les manuels. Mais je me souviens qu’un Larousse en deux volumes des années m’a souvent accompagné, surtout grâce à ses illustrations. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le nouveau Robert recourt au même support. Ensuite, ma rencontre avec Paul Robert a été décisive.
- Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ?
- C’est l’aspect littéraire de sa démarche : son recours aux citations d’écrivains. Avant de découvrir les techniques de définitions et tout ce qui a trait à la formation et à l’histoire des mots, j’étais sensible à l’usage des mots par les écrivains.
- Quelle place accordez-vous à un Céline dans cette source littéraire du dictionnaire ?
- Le problème, avec Céline, comme avec Queneau, est qu’il ne faut surtout pas imaginer qu’on a affaire à un usage naïf et direct du langage oral. Chez Céline, à partir du langage populaire de la banlieue parisienne des années 1930, il y a une constante reconstruction avec des inventions lexicales, d es contractions et des inventions incessantes. Par exemple, pour un homme qui marche de traviole, selon l’expression, il écrira qu’il a une «démarche traviole», et l’emploi de l’argot parisien n’est qu’un procédé parmi d’autres pour atteindre son rythme et sa fameuse « petite musique ». Je connais bien son œuvre, du Voyage aux œuvres ultimes., que j’apprécie beaucoup, on voit l’éclatement de la syntaxe, et le halètement du rythme qui faisait dire à Queneau qu’il avait quelque chose d’ « asthmateux »… Bref, le rapport entre la qualité stylistique d’un écrivain et son usage des mots est indirect, mais le grand écrivain « valide » en quelque sorte les mots par sa force d’expression, ce qui redonne au découpage alphabétique des mots, qui est une façon de donner au découpage « anatomique » du dictionnaire une vitalité nouvelle.
- Pourquoi avoir associé des slameurs à l’anniversaire du Robert ?
- Je trouve que le slam, à la différence du rap, phénomène également intéressant mais souvent un peu trop marqué dans ses contenus à caractère « communautaire», est une sorte de pédagogie de la poésie spontanée, pas toujours d’un très haut niveau mais qui se fonde sur une recherche souvent intéressante de la sonorité des mots, avec un recours assez systématique aux allitérations. Cela me semble un bon passage entre langue spontanée, essentiellement orale, et langue écrite. À ce propos, le slameur qui se fait appeler Grand corps malade m’a dit, un jour, sa crainte de voir ses mots passer à l’écrit, alors que la transmission orale aux jeunes des banlieues lui permet de défendre la langue française à sa façon.
- Â quoi l’anniversaire d’aujourd’hui correspond-il exactement ?
- Il correspond à la première publication du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française conçu par Paul Robert, qui paraissait alors en souscription. C’est une particularité éditoriale unique, je crois, d’avoir commercialisé un livre qui n’était pas terminé ! Pour ma part, je suis arrivé quand la publication en était à la lettre B, et j’ai fait partie du noyau de trois personnes, avec Josette Debove et Henri Cottez, qui a constitué le noyau et la pérennité intellectuelle de la maison à venir. Le Dictionnaire historique de la langue française, qui est de mon cru, correspond à une idée assez ancienne que j’avais eue en étudiant l’histoire du seul mot Révolution (Révolution, histoire d’un mot, Gallimard 1989), qu’on pourrait étendre à l’étude de dizaine de milliers de mots, à quoi je me suis donc employé bien imparfaitement…
- Que pensez-vous de l’apport de la francophonie à la langue française ?
- J’estime qu’il est essentiel pour la vitalité qu’il entretient par la périphérie. En fait, la conscience de la langue française est plus active et créative dans les marges que dans le centre de son aire. Mais cela dépend évidemment des régions. Il arrive que cela dépende d’un apport personnel fondamental, comme c’est le cas en Afrique, avec Senghor, ou en Haïti avec Césaire, et il y a une connivence entre le créole et le français dans les Caraïbes, qui fait que les livres d’Edouard Glissant sont également référentiels. On trouve aussi, au Québec, une défense du français très passionnée, liée à l’environnement anglophone menaçant. Et l’on peut se rappeler que des auteurs aussi importants que Nathalie Sarraute, ou Le Clézio, ne doivent rien au parisianisme…
- Et Ramuz ?
- Ah, Ramuz fait partie de mes auteurs favoris ! J’ai la chance d’avoir ses œuvres complètes parues chez Mermod, auxquelles je reviens souvent, non seulement pour ses romans mais également pour sa réflexion sur la langue, précisément, dans son rapport entre la « petite langue » locale et la grande tradition littéraire française à laquelle l’écrivain sait qu’il apporte quelque chose, avec des nouveautés lexicales et une extraordinaire vitalité dans les descriptions, son vocabulaire de la couleur et de la beauté, en outre il y a des textes faussement simples, comme L’Histoire du soldat, qui me paraissent des chefs-d’œuvre.
- Comment voyez-vous l’évolution des dictionnaires, tel le Robert, par rapport au développement de l’Internet ?
- Il faut distinguer les techniques nouvelles et leurs possibilités d’exploitation des textes dont le volume peut être considérablement augmenté, avec une perte de la poésie par rapport à l’objet livre. Il importe de distinguer cet aspect, qui touche à l’utilisation du dictionnaire, à la pensée qui préside à cette utilisation. J’ai tenu à ce que le Robert illustré se prolonge par une facette informatique, qui permet de pallier le manque énorme d’espace, et de la même façon, les mises à jour – comme celle du Grand Robert – sont facilitées par la numérisation, qui permettra elle-même une nouvelle édition en fonction du succès de la version numérique. Donc on essaie, par ce truchement d’échapper à la disparition du livre.
- Une dépêche de ce matin nous annonce qu’une enquête conclut que 93% des Français restent attachés au livre sur papier. Cela vous surprend-il ?
- C’est une très bonne nouvelle, mais qui me semble un peu… optimiste. Il faudrait comparer ces déclarations avec la pratique. Ceci dit, il n’est pas impossible que les excès des nouvelles techniques amènent une réaction de méfiance.
- Jean Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, il emporterait le dictionnaire. Et vous-même ?
- S’il fallait en emporter un seul, ce serait le Grand Robert, avec la restriction liée au fait que j’en suis l’auteur…et si je pouvais en emporter un autre, ce serait le dictionnaire de Furetière, pour me replonger dans l’esprit du XVIIe avec un auteur plein de fantaisie.
- Et si l’on vous accorde un viatique purement littéraire ?
- Sans hésiter : Rabelais. Je suis aussi attaché à Montaigne, mais ce serait Rabelais pour la richesse de la langue, l’esprit critique, la référence à une gaieté nécessaire par rapport à un contenu dramatique, la métaphore des mots dégelés et des pierres vives de la langue - c’est à la fois un aliment pour la pensée et une détente, le goût des mots, une poésie née de la substance des mots.