À qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.
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Paul Valéry: « La mort n’est regardée que par des yeux vivants », ou encore: « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire ».
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Dans la percutante série anglaise Black Mirror, l’épisode intitulé Retour sur image, qui joue sur une nouvelle technologie permettant de se repasser le film de sa mémoire, et d’accéder à celle des autres, m’a intéressé par sa résonance proustienne, en plus fou. De fait, si Proust avait disposé d’un tel appareillage, il serait vraiment devenu infréquentable, et comme individu et comme écrivain. En outre l’épisode évoquant une société esclavagiste, dont l’énergie est tirée du travail de vélos d’entraînement, dans un immense gymnase, et qui n’offre d’échappatoire que dans la participation à un concours recyclant chaque candidat (e) dans le porno ou le divertissment médiatique, vaut aussi son pesant de satire panique.
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Ce jeudi 13 octobre. - Lorsque Lady L. m’a appris, ce midi, que le prix Nobel de littérature venait d’être attribué à Bob Dylan, la chose m’a paru si saugrenue et si loufoque, si dérisoire aussi que j’ai tout de suite pensé à Witkiewicz et à ses prédictions sur le développement futur du nivellisme à tous les étages de la société, et notamment dans le monde de la culture. Peu m’importent les arguties de pseudo-spécialistes visant à accréditer ce choix, car je sais, je sens a priori que celui-ci est faux ou faussé par rapport à ce qu’est réellement un grand écrivain et ce qu’on attend particulièrement, aujourd’hui, de la littérature et des auteurs, sans parler pour autant d’un quelconque rôle politique ou moral qu’ils auraient à jouer. Ceci dit contre la vieille tendresse que j’éprouve, depuis mes vingt piges, pour Dylan le barde au petit pied outrageusement comparé à Shakespeare par un académicien démago.
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En lisant le nouveau livre de Jean Ziegler, intitulé Chemins d’espérance et relatant ses expériences au sein des Nations unies et en divers pays, dont Israël, je découvre un nouveau sujet d’indignation à me mettre sous la dent, si je puis dire, avec la description d’abominables tractations financières déjà bien connue sous l’appellation de fonds vautours. Comme j’étais encore sous le coup de la lecture d’Hamlet, je me suis livré à une comparaison, peut-être un peu tirée par les cheveux, mais pas tant que ça, entre le refus d’Hamlet de perpétuer le crime des pères et l’extrême ténacité de mon ami Jean le fou à résister lui aussi à la spirale maudite du meurtre.
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La lecture de Shakespeare est une expérience à la fois existentielle et littéraire. Aucune de ses pièces, sauf peut-être une représentation de Richard II, ou une autre de La Tempête, ne m’ont vraiment marqué au théâtre, sinon dans le temps bref de la représentatiom et des heures ou des jours qui ont suivi - et alors les souvenirs de nombreuses mises scène au goût de l’époque, de Peter Brook à Daniel Mesguich ou de Benno Besson à Antoine Vitez, en passant par le Footsbarne Theater et diverses réalisations données à l’enseigne du Festival international de théâtre contemporain, dans les années 80, me reviennent pêle-mêle sous la forme d’images kaléidoscopique. Mais à présent, devant mon écran et avec la possibilité de multiplier les arrêts sur images, je m’approprie véritablement le texte et les dialogues de chacune des tragédies que je découvre.
En regardant la version de la BBC de Timon d’Athènes, je (re)découvre ainsi un personnage qui me semble ausi affecté que le misanthrope de Molière. Timon a certes été trahi par ses amis, mais quels amis ! Après tout, c’est bien lui qui les a choisis ! Et quelle naïveté mais aussi quelle suffisance est la sienne, et ensuite quel entêtement furieux à rejeter jusqu’à ses meilleurs soutiens. Il a son Philinte en la personne de l’intendant, qui verse même des larmes pour lui, mais non : Monsieur se voit déjà ramené dans le rang par cet ami trop conciliant avec l’abominable société, que Timon rejette avec des cris de bête féroce qui, à la fin, font rire autant que ses diatribes contre l’ordre établi. Bref, je ne vois pas bien, là-dedans, ce qui relève de la tragédie, et beaucoup plus une satire visant à la fois les masques de la société et les grimaces de Timon.
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Vladimir Dimitrijevic: « Je me pose toujours cette question: que feront les gens lundi prochain ? Cesseront-ils d’acheter des livres, ou cesserons-ils d’acheter des choses superflues ? »
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L’exploration très attentive et continue du théâtre de Shakespeare, et plus précisément de Timon d’Athènes aujourd’hui, où je vois plutôt une comédie satirique qu’une tragédie, me révèle de mieux en mieux, au noyau de l’oeuvre, la sagesse profonde, à la fois populaire et supérieurement aristocratique – au sens de la noblesse de coeur – de cet incomparable génie montrant tant d’humanité et dans tous les registres, et tant de pénétration sensible alliée à tant de fermeté dans l’observation des égarements collectifs et autre vices individuels, à l’écart de toute morale moralisante univoque, mais aussi de toute équivoque au sens actuel.
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Si la lecture de Shakespeare commentée par René Girard dans Les Feux du désir est d’une constante pertinence, son recours systématique à la grille d’interprétation du désir mimétique ne m’empêche pas de tracer mon propre chemin, quitte à découvrir certains aspects de chaque pièce qui échappent à son analyse, et notamment tout ce qui touche aux sentiments indépendants du mimétisme, à commencer par la bonté.
Au reste, j’aime bien traduire les termes souvent répétitifs de son vocabulaire par des équivalents de mon cru, parfois plus en phase avec la poétique de Shakespeare que ne le sont ses concepts. Dans cette perspective, s’agissant par exemple de Timon d’Athènes, je le trouve assez limité dans son observation, qui ne tient aucune compte de l’amitié et de la fidélité de deux des plus sincères proches de Timon (son intendant et le général Alcibiade), dont le misanthrope rejette les bons conseils.
Cela étant, je n’ai pas lu de commentaires aussi pénétrants et aussi originaux que ceux de Girard dans notre langue, et je trouve incroyable (quoique significatif) que François Laroque n’en fasse pas la moindre mention dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Il est vrai que Girard détone dans le petit monde sorbonnard et plus encore dans le sérail parisien ou cela ne se fait pas d’être si peu freudien et si profondément chrétien…
Ce mardi 8 novembre. – Nous saurons demain matin qui, de Donald Trump ou d’Hillary Clinton, sera le nouveau président des Etats-Unis, avec les conséquences qui en découleront pour motre monde déjà bien mal en point. Pourtant, en termes de politique internationale, je doute qu’il y ait mieux à attendre de Clinton que du grand paltoquet.
Ce qui est sûr, c’est que la victoire de celui-ci achèverait la montée en puissance de la bassesse et de la vulgarité qui a marqué cette campagne, sans qu’on puisse augurer de la tournure que prendra son règne. On se gardera de dire : après nous le déluge, car c’est dans le temps que nous vivons que cela va se jouer - peut-être contre nous mais aussi avec nous.
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L’idée de Dave Eggers, dans Le cercle, selon laquelle l’exposition totalement transparente de notre personne sur les réseaux sociaux, avec toutes ses composantes privées et même secrètes, soit aussi pernicieuse voire plus que l’anonymat des pseudos, ou plus généralement la préservation de sa privacy, fonde décidément l’intérêt de son roman en multiplilant les exemples combien explicites, sans pour autant que le livre ne tourne à la thèse édifiante. De cette question du respect de la sphère privée, notamment sur Facebook, j’ai fait moi-même l’expérience avec certains proches chatouilleux à cet égard, et peut-être avec raison.
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Le jour plombé, ce matin, par le brouillard, mais je suis décidément peu sensible à la météo, et dès que j’écris l’idée ne me viendrait même plus de regarder le temps qu’il fait – je suis littéralement hors du temps, comme éclairé par dedans…
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La plongée dans l’univers de Shakespeare est vraiment une expérience sans pareille, que je regrette de faire si tard, chose pourtant normale en cela que l’exercice requiert une bouteille dont on ne peut se prévaloir avant quarante ou cinquante ans.
Et puis c’est affaire de porosité et de vivacité clairvoyante, que je n’avais pas il y a même dix ans de ça, et qui ne cessent de s’aiguiser à ce qu’il me semble. C’est ainsi que je suis mieux capable aussi, aujourd’hui, de vérifier la validité ou la carence des interprétations, dont celles qui ont été faites, par exemple, à propos de Coriolan, donnent la meilleure illustration, souvent pour le pire. De fait, assimiler le personnage à un héros préfasciste, pour l’en louer ou le stigmatiser, me semble typique d’une lecture réductrice de la pièce, de laquelle se démarque d’ailleurs clairement la version de la BBC en montrant les failles du personnage, victime de son orgueil démesuré, et la sagesse de sa mère et, a fortiori, de Shakespeare lui-même, sans que celui-ci formule la moindre théorie univoque.
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Le grand thème d’Après-nous le déluge, le dernier essai de Peter Sloterdijk, est en somme celui de la tradition et de sa transmission, à l’étude des multiples césures et autres ruptures historiques qui ont marqué le cours des siècles et des civilisations, jusqu’aux révolutions du XVIIIe et du XXe siècle. Ce qui m’impressionne à tout coup, chez ce penseur extraordinairement profus et parfois à la limite de l’obscurité - que l'héroïque traduction d'Olivier Mannoni tire vers la clarification à la française sans la trahir pour autant que j'en puisse juger - tant il image ses concepts et conceptualise ses images, si l’on peut dire, c’est sa capacité de synthèse et ses rapprochements toujours inattendus et non moins éclairants, ici en passant de Madame Pompadour à une nouvelle de Balzac évoquant le bourreau Sanson, puis à l’usurpateur sublime que fut Napoléon, avant Lénine et ses clones staliniens...
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Le travail bien fait nous justifie. Je me le disais en observant hier les jeunes menuisiers en train d’installer notre bain nordique, et je me le répète ce matin en relisant mon texte intitulé Le Royaume. De la même façon, mes livres et le classement de mes archives, autant que les actions de ma bonne amie et des nos deux filles, me confortent dans cette reconnaissance à l’égard du bien faire.
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La lecture de Shakespeare est un révélateur de la complexité humaine, que l’éclairage de René Girard met admirablement en valeur, prouvant qu’une intelligence actualisée peut en revivifier une autre plus ancienne, même si le génie du Big Will a quelque chose d’intemporel et qui anticipe souvent notre vision. Shakespeare, et il faudrait dire Dante avant Shakespeare, Eschyle avant Dante et Homère avant Eschyle, sont à la fois nos maîtres anciens et nos vigies.
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Philippe Muray sur la reconnaissance, dans Après l’Histoire: “La passion de la reconnaissance se manifeste par des déclarations de fierté à répétition. Cette fierté contemporaine flotte comme une brume de malheur au-dessus de la souveraineté des ères révolues; et sur les débris calcinés depuis bien longtemps de ce qu’a pu être la gloire comme morale héroïque dans la nuit des âges. C’est une fierté rampante, quantitative et collective, une affirmation du moi tribalisé, puis globalisé, universalisé enfin. C’est un orgueil de troupeau, une glorification grégaire, un narcissisme planétaire”.
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L’Homme nu, de Marc Dugain et Christophe Labbé, constitue en somme la version documentaire factuelle de l’univers évoqué par Dave Eggers dans Le Cercle, à savoir la nouvelle « secte » que représente l’univers des big data style Google ou Amazon. Cependant je me demande si les auteurs de L’Homme nu ont raison de s’alarmer pareillement, à croire que l’homme de demain sera entièrement inféodé aux grandes entreprises dominant les technologies nouvelles de l’information ? Ma nature, plutôt optimiste, et mon vieux bon sens terrien me portent plutôt à relativiser tout ça et à miser sur le bon génie humain, mais il faut rester vigilant. Poil aux dents.
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Ceci de Paul Valéry, que je relève à propos de mes réserves à l’encontre de ce qu’il y a de parfois systématique dans la pensée de René Girard : « Une littérature dont on aperçoit le système est perdue. On s’intéresse au système, et l’oeuvre n’a plus le prix que d’un exemple de grammaire. Elle ne sert qu’à comprendre le système ».
Oui, c’est ce qui me gêne un peu dans la lecture que Girard fait de Shakespeare, en dépit de ses observations remarquables : c’est la réduction au système – à son système.
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René Girard et Peter Sloterdijk sont les deux penseurs contemporains qui ne cessent de m’intéresser et plus encore de me stimuler dans mes observations portant sur le monde actuel, ayant en commun la (double) qualité majeure, à me yeux, de grands lecteurs et de grands interprètes. Ce que je retiens essentiellement de Girard, c’est une nouvelle élucidation des relations humaines pour ce qui touche autant à la complicité féconde qu’à la rivalité délétère, et Sloterdijk m’aide beaucoup, entre cent autres choses, à consolider mes défenses immunitaires en aiguisant ma vision réaliste des choses.
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Les tirades qui émaillent Comme il vous plaira, faisant alterner sagesse et folie, bonne et mauvaise foi, saillies grossière et fines ou douces paroles, sur le théâtre des hommes, l’amour, l’amitié, la vanité des cours et la paix des bois, constituent une espèce de cacophonie joyeuse qui raille la romance des quatre paires d’amants et fait gentiment dérailler la pastorale…
La pièce est à la fois conforme à ce qu’attend le bonhomme public et joue « en abyme » sur le jeu théâtral, ses illusions, ses masques et la vérité humaine que tout cela maquille plus ou moins. Les figures de Rosalinde et d’Orlando sont immédiatement attachantes et sans discontinuer ensuite, mais le (faux) cynique Jacques, ou le fou Pierre de touche, ne sont pa moins intéressants par le contrepoint de leurs discours.
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Il fut un temps, encore très idéologisé, où l’on demandait à son interlocuteur, sur un ton plus ou moins péremptoire : « Mais d’où parlez-vous ? ». Or la question n’a plus lieu, comme si le lieu n’y était plus…
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Dans l’histoire de l’évolution d’un individu, m’intéresse (aussi) ce moment où il cesse, précisément, de se développer, se résignant pour telle ou telle raison ou se crispant sur son acquis. Le plus frappant à mes yeux : V. D. cessant d’être curieux et commençant de se citer lui-même.
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Dans son Journal de Berlin, Max Frisch évoque ses brouilles personnelles avec divers écrivains de ses amis plus ou moins célèbres, tels Ingeborg Bachmann et Alfred Andersch. De là vient sans doute qu’il n’ait autorisé la publication de ces cahiers que vingt ans après sa mort.
Ingeborg Bachmann, sa compagne d’une époque, a brûlé un cahier de notes qu’elle avait trouvé dans la chambre d’hôpital où il se l’avait oublié, à Rome, et son voisin et ami, le communiste allemand Andersch, à Berzona, lui a reproché de ne débiter à son propos que des mensonges dans son journal publié. Or qui cela intéresse-t-il ? Moi, cela m’intéresse, non pour l’indiscrétion commise, mais parce que, par deux fois, l’amour-propre de l’écrivain se trouve blessé, et plus encore : atteint en sa dignité – ce que je connais pour l’avoir subi plus souvent qu’à mon tour.
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Très intéressé, et bien plus : captivé dès les premières pages, par le récit épique de la première colonisation « blanche » des teritoires côtiers du Nord-ouest des Etats-Unis, telle que la détaille Annie Dillard dans Les Vivants. Je savais qu’il s’agissait là d’un livre hors du commun, mais je ne m’attendais pas à un tel choc, relevant d’une poésie inouïe – au sens propre du jamais entendu.
Or, l’extraordinaire beauté de presque chaque phrase, des images et des détails qui émaillent ces pages m’a saisi dès que je suis revenu à ce livre qui va constituer ma grande lecture de fin d’année. Pas un instant je n’ai pensé que ce récit consacré aux premiers émigrants du nord de la côte Ouest puisse dégager une telle énergie, pour ainsi dire tellurique, qui me rappelle le rapport de Thoreau avec la nature, mais en humainement plus chaleureux, tendre et violent aussi. Je pourrais ne pas être étonné, car j’admire cet écrivain depuis que j’ai lu Au présent, mais ici l’on passe de l’essai morcelé à une narration de plein air, si l’on peut dire, dans une sorte d’Eden sauvage aussi rafraîchissant que dangereux.
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Mes lectures prochaines de 2017, année de mes 70 balais, seront Annie Dillard et Peter Sloterdijk et, du côté des Romands, Catherine Safonoff et Gaston Cherpillod, plus Shakespeare en traversée sans discontinuer, plus mes dix pages quotidiennes réglementaires des Jeunes filles en fleur.
Aussi: marcher plus, tous les jours. Et peindre un nouveau Cervin chaque jour. Et des oiseaux tant qu’on y est. De fait, je suis très content de mes trois premiers oiseaux sur toile: le bouvreuil pivoine, le rougegorge et le pinson du nord. Le rougegorge m’est venu en un quart d’heure, vraiment pas mal. Le bouvreuil n’a pas l’air d’un faisan (dixit ma bonne amie) comme le premier que j’ai jeté sur mon carnet d’oiseaux, et le pinson du nord m’a demandé un peu plus de temps, mais tous les trois sont ravissants , quoique très loin de leur perfection au naturel…
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Julian Barnes, dans Le Perroquet de Flaubert : « Il est aisé, après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne sont pas écrivains et il leur arrive fort peu de malheurs . »
Ce 27 décembre. – Notre chère mère aurait eu 100 ans aujourd’hui. Mais elle ne me manque pas : elle est toujours présente, pas seulement en photo au-dessus de ma table de travail, mais un peu partout, et notre père avec pour faire bonne paire.