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Carnets de JLK - Page 71

  • Ceux qui prennent le temps

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    Celui qui n’entend plus son cœur battre / Celle qui fait de plus en plus de détours / Ceux qui se retrouvent en clairière / Celui qui se déprend de lui-même en écoutant la prairie nocturne / Celle qui en découd avec l’horloge de la gare centrale / Ceux qui aiment l’Afrique à cause de ça / Celui qui a découvert le temps de la peinture / Celle qui n’a pas le temps d’y penser / Ceux qui le prient de suspendre son vol dans la cabine pressurisée / Celui qui a pris le temps et l’a posé Dieu sait où de sorte que son épouse Rebecca ne le trouve plus et se sent un peu perdue dans leur villa tout confort de Noland / Celle qui erre dans l’horaire / Ceux qui trouvent ce matin le temps mauvais / Celui qui a pris le temps de faire quelques garçons à sa conjointe afin d’honorer son nom et gérer l’usine / Celle qui a tout le temps de ne rien faire conformément à sa condition de bourgeoise évoluée dont le mari dans les affaires subventionne sa boutique Au Temps perdu / Ceux qui ont à peine le temps de se regarder avant et après ce qu’ils appellent Les Rapports / Celui qui a eu un Rapport vite fait avec son employée Duflon dont il a payé le tiers de la couronne mortuaire la semaine passée / Celle qui fronce le sourcil quand son mari lui dit que leur nouvelle maison sera de bon rapport / Ceux qui font en confession leur rapport rapport aux Rapports à l’Abbé Pferd qui hennit de réprobation / Celui qui constate que le champ sémantique du verbe anglo-américain to jerk a varié avec le temps / Celle qui parle de la temporalité de l’orgie dans son master sur les néo-libertins / Ceux qui tuent le temps à coup de patiences / Celui qui dit que son œuvre se situe à la crête du temps pour impressionner la poétesse végétarienne qu’il se taperait bien / Celle qui croit avoir perdu du temps en lisant La Recherche dont elle cite pourtant des scènes au Club des Femmes Lettrées / Ceux qui n’ont pas lu La Recherche mais en trouvent plus qu’il n’en faut pour le perdre / Celui qui remonte le Temps par la face sud vu qu’il s’est fait ultra chier la dernière fois dans le passage glacé de la Nord Directissime dit Le Linceul / Celle qui pense avoir tout le temps devant elle sans se douter de cela que le pneu de la roue droite de sa Toyota Fan Cruiser 4x4 à conduite assistée va crever tout à l’heure à cause d’un éclat de verre disposé là tout exprès par la Fatalité / Ceux qui ont tout perdu sauf le temps de se le rappeler en souriant / Celui qui chevauche mentalement le Temps comme son fils chevauche physiquement le Tigre / Celle qui confie à son amie Edmée que l’orgasme avec un grand O lui a toujours procuré la sensation d’échapper au temps et son amie Edmée lui dit ah ça c’est incroyable mais moi aussi chérie / Ceux qui se pressent de ne pas stresser afin de finir leur job sans se presser / Celui qui se prélasse dans l’étang / Celle qui prend le temps de lire Les Foudroyés / Ceux qui se flattent de lâcher en société des formules genre  faut laisser le temps au temps et autres clichés à la Tonton / Celui qui regarde passer son temps en ruminant / Celle qui s’attend  à un changement de temps au moment de se retirer des camions / Ceux qui tirent au flan du Temps / Celui qui t’informe par SMS que ton temps est venu à quoi tu réponds d’un texto impatient que rien ne presse / Celle qui a juste eu le temps de les mettre au monde avant de quitter ce dernier / Ceux qui retrouvent le temps de se parler et plus si affinités, etc.

    Image : Philip Seelen           

     

  • Serial conteur

     

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    Shakespeare en traversée
    25. Cymbeline


    Shakespeare eût-il sacrifié à la pratique des séries télévisées telles qu'elles prolifèrent aujourd'hui, et dans les pays anglo-saxons avec des qualités parfois comparables au cinéma ou au théâtre, s'il était né en notre époque ? C'est plus que probable, se dit-on souvent à voir et revoir ses pièces visant tous les publics, et notamment les romances aux intrigues bousculées de sa dernière période, dont Cymbeline est un exemple éclatant après Périclès et avant Le conte d'hiver.

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    La merveilleuse figure féminine d’Imogene, incarnée ici par une Helen Mirren irradiante de douceur et de douleur sublimée, représente le moyeu fixe et fidèle de la folle roue des trois intrigues combinées de cette pièce semblant de toutes les époques, mêlant Rome antique et matière de Bretagne, féodalité farouche et déliquescence de cour sous la Renaissance, épisodes à la Boccace (la référence au Decameron est explicite), sensualité à l'italienne (la scène du quasi viol d'Imogene endormie par le perfide Rital est d'un érotisme intense) portraits de quasi monstres régnants (la reine marâtre surtout, et son fils dégénéré) et, en contraste vigoureux, de noble cœurs mal blindés contre la jalousie (tel Posthumus, bénéficiant lui aussi d'une interprétation magistrale de Michael Pennington), dans un branle-bas général de guerre qui embrouille tout avant un dénouement dramatique démêlant les écheveaux entortillés.

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    Tout cela est d'une ligne moins pure, avec des abrupts moins vertigineux que dans les grandes tragédies, mais le genre de la comédie facilite certains raccourcis que le génie de Shakespeare préserve de l'artifice ou du feuilleton rose, n'excluant ni la verve picaresque d'une espèce de western entre landes et montagnes aux ours, ni les excès gore propres à ravir le public avide de sang frais (la tête à claques du fils de la reine coupée par le prince en légitime défense) ou les apparitions onirico-mythologiques de fantômes humains ou divins...

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    Quant au leitmotiv shakespearien de l'appel à la clémence et au pardon , il n'a rien, là non plus, de l'artifice exigé par le happy end propre à la comédie, même s’il en participe. Il apparaît plus comme un vœu incarné qu'une leçon de morale: il illustre la possibilité de la bonté inspirant ce que Peter Brook appelle la qualité du pardon.

  • Palestine ou la déchirure

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     Hubert Haddad, dans son roman incandescent et poétique, nous fait vivre la tragédie de l’intérieur par le truchement de personnages attachants.

    A l’écart des estrades, le romancier d’origine tunisienne, établi à Paris dès son enfance, a développé une œuvre considérable mais un peu méconnue, riche d’une cinquantaine d’ouvrages touchant à la poésie, à la nouvelle, à l’essai et au roman. Palestine, relevant de ce dernier genre, est un des plus beaux livres de cette rentrée.

    - Quelle est la genèse de Palestine ?

    - D'abord mes origines judéo-berbères, une enfance bercée par l'Orient - on parlait arabe côté adultes et vivait dans la culture maghrébine -, et la complainte du retour à Jérusalem, en "Palestine" disait ma grand-mère Baya qui, bien vieille, n'avait pas mémorisé la création de l'État d'Israël. Concrètement, j'ai abordé le sujet il y a près de vingt ans, dans un roman récemment réédité par Zulma, Oholiba des songes. Oholiba est  la Jérusalem déchue de l'exode, comparée à une prostituée, dans Ézéchiel. Je me suis aperçu a posteriori que ce roman qui interroge le monde yiddish après la Shoah s'achevait à peu près où commence Palestine. Parti en Inde du sud à la recherche des judaïsme antique au Kerala, à Kranganore et à Cochin, il y a deux ans, je projetais en fait d'écrire un autre livre proche du sujet, de manière allégorique en imaginant un vieux musicien israélien d'origine polonaise déçu par la politique de son pays qui se retrouve par hasard dans la vieille synagogue de Cochin et qui se réconcilie avec son judaïsme à travers la légende du royaume de Cranganore. C'est la genèse du livre. De retour, la réalité, l'actualité du conflit m'a tellement bouleversé que j'ai abandonné ce roman pour écrire dans une certaine urgence intime ce Palestine.

    - Comment vivez-vous personnellement ce conflit ?

    - Dans la déchirure, sachant que les Palestiniens et les Juifs sont les enfants d'une même terre, à travers la disparité des siècles et les conversions, le flottement identitaire. Des erreurs ont été commises à tous les échelons des États et des institutions internationales, mais aujourd'hui il y a une réalité vivante qui excède les schémas qui furent ceux de l'impérialisme en déconfiture: deux peuples vivent là de manière substantielle, sans recours direct à d'autres cultures, même si la pesanteur des alliances, Occident contre monde arabe, n'arrange pas les choses. Il est temps d'inventer ensemble dans ce bout de territoire un avenir exemplaire, par l'échange culturel et scientifique, le rétablissement des droits fondamentaux de l'individu et des peuples. Ce qui est une tragédie peut devenir une chance.

    - Comment avez-vous travaillé ? Le roman a-t-il fait l'objet de repérages précis?

    - J'ai pas mal de proches qui vivent ou qui ont vécu en Israël, personnellement je n'ai jamais pu m'y résoudre. Mon frère Michael qui est présent dans le livre, qui effectivement a tout abandonné un jour (en 1978) pour aller vivre dans une cabane de bois de cinq mètres carrés en bordure de Jérusalem Est, était parti à vingt ans plein d'espérance, il a connu la vie de kibboutz, il était artiste peintre et enseigna à l'École des Beaux-Arts de Jérusalem. Finalement, il abandonna même sa cabane et vint se suicider à Paris, dans le Ménilmontant de l'exil. Tout ce passé, la pensée des amis musulmans et des amis juifs m'ont conduit à écrire ce roman à l'intuition, pénétré par le sentiment étrange d'une autre vie. Je ne suis pas allé à Hébron, pourtant des journalistes qui ont enquêté longuement là-bas m'ont dit qu'il y a dans Palestine une parfaite véracité tant géographique (là, bien sûr, je me suis documenté) que d'ambiance. Un romancier travaille avec une sorte d'intensité un peu hallucinatoire jusqu'à ce qu'il se sente en possession de tous les fils, les tensions, les couleurs. Mais j'irais un jour à Hébron, sur les pas de mon frère Michael et de mes personnages.

    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Comment les développez-vous ?

    - Les personnages sont l'expression pure de mon sentiment intérieur, informulable théoriquement dans la platitude toujours sujette au manichéisme de l'analyse et de la dialectique: ils ont surgi en moi avec la force de mon émotion, de mon trouble, de mon désir infini de paix et de réconciliation entre des visages souffrants de mon histoire, de notre histoire à tous.

    -          Les personnages féminins semblent les porteurs, dans le roman, des seuls espoirs et d’une aspiration positive à la pacification.  Est-ce valable d’une façon plus générale selon vous?

    - D'un point de vue global, universel, oui: parce qu'elles peuvent remettre en question le patriarcat qui est responsable de millénaires d'exactions depuis Caïn, parce qu'elles ont en elles une expérience, une histoire propre de l'aliénation, de l'asservissement, de l'injustice. Libérées de la violence ordinaire, elles enseigneront la paix, et la fraternité à une humanité renaissante.

    - Que peut un roman par rapport à la perception d'une telle tragédie?

    - Le roman nous sort des schémas fermés, des oppositions aveugles. Il donne à comprendre par empathie, il peut réveiller parce qu'il touche au plus intime de l'être qui est notre partage à tous, par-delà les opinions et les communautés. Comme la peinture ou la musique, le roman voudrait restituer la nuance et la contradiction, la chair, le vivant dans son tremblement. 

    - Comment, personnellement, malgré la fin très sombre de Palestine, envisagez-vous l’évolution du conflit et son issue éventuelle?

    - Il y aura un jour deux États souverains qui vivront dans une paix d'abord relative et bientôt entière, c'est seulement une histoire de temps, c'est-à-dire de vies humaines. Mon roman Palestine n'est pas désespéré, mais c'est une tragédie. La tragédie a des effets de catharsis, elle voudrait ouvrir le cœur et l'esprit. En cela, elle est optimiste.

    8c9388e4ff441936bc415f97e24d84b3.jpgLa tragédie au coeur

    Un sentiment de plus en plus oppressant, quasi physique, assorti d'une angoisse omniprésente, saisissent le lecteur de ce roman-labyrinthe très dense et intense, dont le jeune protagoniste, Arabe de Jérusalem sous l'uniforme de Tsahal, se trouve pris dès la première séquence dans un engrenage fatal.

    Attaqué par un commando de factieux palestiniens, il est blessé et dépouillé de son uniforme et de son passeport avant que ses agresseurs ne soient tous massacrés. Il se prénommait Cham jusqu'au moment d'être recueilli par une vieille Palestinienne aveugle qui voit en lui le sosie de Nessim, son fils disparu. Il sera Nessim aussi pour Falastin, la fille de l'aveugle qui le soigne et dont il tombe follement amoureux. Falastin entretient un espoir de pacification proportionné à l'horreur qu'elle a vécue lorsque son père, leader d'un front démocratique, est mort à ses côtés dans un attentat. Cham-Nessim l'Israélien pris pour un Palestinen sera planqué et piégé une seconde fois après une folle fuite, au lendemain d'une nuit avec Falastin que scelle une effusion momentanée que le retour au réel empêchera de s'incarner dans le temps à venir.

    Si la tragédie du conflit israélo-palestinien est ressaisie avec une foison de détails - au milieu d'une nature merveilleusement rendue et d'un quadrillage de murs et de check-points signalant l'absurde hybris de l'homme, - qui valent tous les reportages, les péripéties de Palestine importent moins, à l'évidence, que leur résonance émotionnelle et leur valeur hautement symbolique à de multiples égards. L'écriture incisive, mais très sensible et sensuelle à la fois, qui tire parfois le roman vers la fable ou le conte poétique à l'orientale, cristallise enfin le message d'humanité et la beauté nullement esthétisante de cet admirable roman.

    Hubert Haddad. Palestine. Zulma, 152p.   

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 30 octobre 2007.

  • Au coeur du réel

     

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    Le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, va bien au-delà de l'ouvrage "sur" la transplantation cardiaque. Roman choral, roman-poème, ce livre magnifique en impose par son mélange de surexactitude factuelle et d'extrême sensibilité.

    On entre dans ce roman le cœur immédiatement palpitant, soulevé par une grande vague enlevant le protagoniste à sa crête pour un premier ride salué par un triple cri sauvage. Il fait encore nuit  et trois « caballeros » d’enfer à surnoms de héros de BD, trois surfeurs « planétaires » se sont retrouvés là à la recherche de « la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre », cette « onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite », « la beauté pure ». ..

    Avant cet envol d’épopée juvénile, une seule phrase ondoyante de deux pages et sans la moindre ponctuation, d’une seule vague là-aussi mais brassant la substance d’une vie – une seule phrase a marqué, comme d’un premier accord en majeur,l ’apparition du cœur de Simon Limbres, « boîte noire d’un corps de vingt ans qui a valsé « léger comme une plume » ou pesé « comme une pierre » battant pour le moment dans le grand corps du jeune homme endormi.

    Tout le reste est raconté par le roman, donc passons. Pour préciser tout de même que, quelques heures plus tard, le corps gravement blessé de Simon Limbres sera retiré du van dans lequel lui et ses compères se sont crashés, immédiatement admis au département de réanimation médico-chirurgicale de l’hôpital de Havre. C’est là que l’accueille le chirurgien Pierre Revol, qui verra la « tache mouvante » de la mort se pointer sur son écran une heure plus tard. Le même Revol qui annoncera peu après à la mère de Simon. « Votre fils est dans un état grave » Et un peu plus tard encore : « Les lésions de Simon sont irréversibles ».

    Simon donc, dix-neuf ans, le seul surfeur non ceinturé dans le van, bientôt déclaré mort puisque, depuis une soixantaine d’années, l’on considère que l’abolition des fonctions cérébrales correspond à la mort, et non plus l’arrêt du cœur. Lequel cœur, de Simon, continue aussi bien de battre dans la poitrine du garçon.

     

    Telle est donc l’amorce, sans trace de pathos, du nouveau roman de Maylis de Kerangal, dont on retrouve, quatre ans après Naissance d’un pont, l’extrême précision de la phrase, mais aussi l’espèce de lumière claire de ses mots, l’originalité de ses images et la musicalité de son verbe - son regard en outre fragmenté par de multiples points de vue.  Or l’ingénieure-mécanicienne-conteuse-poète du mémorable roman  (Prix Médicis 2010 et 100.000 exemplaires) va s’en donner à cœur joie, on le pressent, dans cette traversée d’un nouvel univers où la complexité des procédures et la plus haute compétence professionnelle vont de pair.

     

    Qu’on ne s’attende pas pour autant à un roman de plus « sur » la transplantation cardiaque. Ou disons que le récit de ladite transplantation n’est que le fil courant, en vingt-quatre heures, dans le labyrinthe à multiples détours et digressions d’une narration, durant le transit extraordinairement « technique et délicat » d’un cœur changeant de corps, de la mort à une autre vie.  Le« film » des séquences successives de la geste médicale décrite par la romancière est, de toute évidence, fondé sur une documentation parfaite, mais à cette observation se mêle aussitôt  celle des personnages gravitant autour du corps et du cœur de Simon, vite identifiés (et vite attachants pour le lecteur, à des degrés d’intensité variable).

     Ce qui intéresse une fois de plus Maylis de Kerangal, comme dans ses ouvrages précédents, ce sont les gens. Et pas n’importe lesquels. Ses personnages n’ont rien des figures stéréotypées, agitées, voire hystériques, des épisodes d’Urgences et consort. Observatrice suraiguë des faits sociaux et des procédures professionnelles, la romancière est aussi une sismographe des sentiments capable de rendre ce qu’on pourrait dire l’aura de ses personnages, sous de changeantes lumières. Verbalement, comme chez un certain Le Clézio des premiers romans (je pense à Guerres ou à Terra Amata, notamment) ou comme chezClaude Simon, elle compose une marqueterie jamais figée où le mot juste et le sentiment touchent l’esprit et le cœur, ce qu’on appelle la tripe ou ce qu’on appelle l’âme, en constante osmose.

    Tous les personnages de Réparer les vivants gravitant de près ou de loin autour du gisant ont donc leur histoire finement détaillée. Deux d’entre eux, les parents de Simon, Marianne et Sean,  traversent le roman en se portant l’un l’autre comme des naufragés s’entraînant dans la spirale du désespoir – leurs retrouvailles avec leur deuxième  fille desept ans, puis avec la petite amie de Simon, déchirantes, étant bonnement à pleurer. Jamais, cependant, la romancière n’actionne le tire-larmes…

    Un personnage non moins central, tout à fait significatif de la poétique de Maylis de Kerangal, va jouer, jusqu’à l’admirable scène finale où il se met à chanter à côté du corps de Simon, un rôle qu’on pourrait dire d’un accompagnant angélique.Il se nomme Thomas Rémige, il est « technique et délicat », c’est lui qui va « négocier » le don d’organes avec les parents, c’est un être hors du commun qui vit pour le chant, son travail au centre de réanimation où le professeur Revol le traite en pair, il a acquis un chardonneret de la valléedu Collo pour 3500 euros – ce genre de choses. Quant aux autres personnages, entre Le Havre et Paris où le cœur de Simon sera transplanté, le lecteur les découvrira…

     

    J’avais relevé, en lisant Naissance d’un pont, l’aspect « unanimiste » de ce roman de plus grande envergure , dans le sens où l’entendait Jules Romains. Bien entendu, la référence à celui-ci fait aujourd’hui vieux jeu (quel prof de lettres fait encore lire LesHommes de bonne volonté ?), et pourtant je persiste et signe à lalecture de Réparer les vivants, où l’attention de la romancière à ses personnages me fait penser à ce que les catholiques appellent la communion des saints, qu’on pourrait limiter, parofanes que nous sommes, aux instances de la compassion ou de l’amour des gens.

     

    Dans la foulée, j’aurai lu dans un papier récent que Réparer les vivants relèverait du roman « social démocrate ». On ne saurait plus mal dire, mais le vieux conflit opposant une certaine critique française  et les écrivains se risquant à parler frontalement de la réalité (de Zola à Céline et jusqu’à Michel Houellebecq) n’en finit pas d’entretenir le malentendu. À ce propos, on pourrait encore rappeler qu'il fallut un John Dos Passos (auquel on pense évidemment en lisant  Naissance d'un pont) pour célébrer le réalisme poétique d'un  Jules Romains - encore lui... 

     

    L’extrême acuité de l’observation de Maylis de Kerangal, son attention portée aux plus petits détails de la vie d’une infirmière de 23 ans (p’tain la mauvaise nuit qu’elle vient de passer avec son jules)  ou à une dynastie de grands patrons parisiens, sa façon de brosser le portrait d’un jeune chirurgien dont la transplantation du cœur de Simon sera SA transplantation, et le contrepoint incessant de l’action engagée ou de la rêverie angoissée (Marianne qui pense au cœur de son fils passé dans un  autre corps -et qu'en sera-t-il de la petite amie ?), la rumeur nocturne de la vie qui continue (un match qui se termine au stade du Havre tandis que le cœur de Simon transite dans son bac de glace), tout ça, la vie, le très physique et le soudain à-pic quasi métaphysique, le souvenir des cœurs mystiques - la prière du cœur à quoi recourt Marianne sans s’en douter-, tout ça et la réparation finale du corps de Simon pour l’offertoire aux parents, comme au terme d'un rituel antique -  tout ça fait, de ce livre limpide et déchirant, un roman-poème aux résonances profondes, inscrit au cœur du réel.

     

    Maylis de Kerangal. Réparer les vivants. Verticales,  280p.     

  • Un pont vers l'avenir

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    Prix Médicis 2010 éclatant à Maylis de Kerangal. Avec Naissance d’un pont, la romancière figurait sur quatre listes. Elle a fait l’unanimité. 

    C’est l’un des plus beaux romans français de l’année qui a été couronné par le Prix Médicis, alors que le Médicis « étranger » revenait à l’auteur américain David Vann, pour Sukkwan Island (Gallmeister), et le Médicis « de l’essai » à Michel Pastoureau, pour Les couleurs de nos souvenirs (Seuil).

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, qui a passé par l’édition (chez Gallimard puis à l’enseigne « jeunesse » du Baron perché, qu’elle a créé), s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.

    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.

  • Houellebecq m'a d'abord tuer

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    C’était en 1998, donc il y aura vingt ans l’an prochain. J’avais été (très) déçu par Les Particules élémentaires, après avoir été (plutôt) intéressé par Extension du domaine de la lutte. Ma présentation dans 24 Heures fut (trop ?) sévère, aggravée par une heure d’entretien frisant la torture. Au fil des années et des publications de l’amer Michel, mon jugement s’est cependant nuancé jusque, parfois, à la reconnaissance enthousiaste d’un des auteurs les plus significatifs voire les plus intéressants de l’époque, notamment avec Possibilité d’une île et La carte et le territoire


    Livre important que Les particules élémentaires ? Bien plutôt: symptôme de décomposition. Faute de style, de pensée cohérente, d’éthique et de toute émotion. Et quelle jobardise chez ses laudateurs! Les uns portent aux nues son «roman-culte», les autres l’attaquent pour son écriture délabrée et l’idéologie douteuse qu’il véhiculerait. Pépé Nourissier feint d’en être entiché pour rester dans le coup, et Sollers joue les chaperons narquois en sorte de mieux se vendre lui-même. Bref, tout le monde parle du dernier livre de Michel Houellebecq, et du battage médiatique découle un succès de librairie carabiné.
    Mais encore? Cet «événement de la rentrée» n’est-il pas qu’un coup de pub ou qu’un phénomène de mode passager? Or donc, avez- vous vraiment lu Les particules élémentaires et qu’en pensez-vous sincèrement? Pour ce qui nous concerne, avouons que nous en attendions beaucoup. Il y a quatre ans de ça, la lecture d’Extension du domaine de la lutte, premier roman parrainé par Maurice Nadeau, nous avait intéressé par son mélange d’acuité observatrice et de mordant satirique, malgré le souffle court de l’auteur et sa morbidité de maniaco-dépressif.
    Parallèle à celle d’un Vincent Ravalec, l’apparition de Michel Houellebecq réjouissait en tout cas, sur l’arrière-plan ronronnant et nombriliste du roman français actuel, par sa façon d’observer la «dissociété» qui nous entoure et de jouer avec sa «novlangue». Usant volontiers de la provocation, le chroniqueur s’est ensuite affirmé dans la presse dite branchée (surtout Les Inrockuptibles) en évoquant par exemple, à sa façon, le dernier salon de la vidéo porno ou les nouvelles migrations de retraités. Mêlant la satire et l’analyse, Michel Houellebecq se signalait surtout, dans ses Interventions (aujourd’hui réunies, à côté d’entretiens terriblement pontifiants), par un style incisif et un regard panique qu’on eût aimé apprécier sur une plus longue distance.

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    Les particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire.
    Globalement ignoble, quoique…
    De fait, l’image du monde qui se dégage de la lecture des Particules élémentaires est globalement ignoble, et son écriture d’une platitude, sa construction d’un manque d’originalité atterrant. Dénué de toute lumière et de toute chaleur, de toute saveur et de toute compassion, l’univers selon Houellebecq, et ses personnages, n’exhalent que laideur et morosité, tristesse et dégoût.

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    Il y a pourtant du vrai dans ce sinistre tableau, et notamment dans ses parties satiriques. La description de ce morne ersatz de paradis terrestre que symbolise, par exemple, le camping L’Espace du Possible, où chacun «travaille sur soi» et s’ «éclate» à qui mieux mieux, figure bien les ridicules d’une mouvance de l’époque en mal d’accomplissement «à tous les niveaux», de thérapies de groupe en partouzes dans l’eau tiède.
    De la même façon, les observations de l’auteur sur la sexualité morbide et le sentiment d’inutilité de ses personnages reflètent-elles bel et bien l’état des choses dans une fraction de la société contemporaine.


    Prétention philosophico- scientifïque


    Ce qui ne passe pas, en revanche, tient à la généralisation systématique de multiples jugements verrouillés par un docte discours à prétention philosophico-scientifique. Ainsi, sur le ton du sociologue à patente ou de l’insondable métaphysicien, Houellebecq se livre-t-il à d’invraisemblables simplifications. L’on apprend, par exemple, que pour la quasi-totalité des femmes qui eurent 20 ans aux alentours de 1968, «les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte».
    Quant aux hommes, d’une manière encore plus générale, ils «sont incapables d’éprouver de l’amour». C’est cependant quand le ver du sexe entre dans le fruit de l’enfant que l’être humain semble le pire à l’amer Michel, tant il est vrai que «le préadolescent est un monstre doublé d’un imbécile».
    Triste paire
    Les deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe. Issus de la même mère (la pire caricature de baba cool qu’on puisse imaginer) et de pères absents et/ou nuls, tous deux trouvent une vague âme sœur qu’ils ne sauront pas aimer avant que la mort ne les en débarrasse. L’auteur n’en finit pas de proclamer que «demain sera féminin», mais quelle lamentable représentation des femmes il nous impose!

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    Passons vite sur Bruno, le plus glauque des deux, prof raté, littérateur mal parti et père incapable de rien transmettre à son fils. À côté de ce pauvre drogué du sexe que la mort atroce de sa compagne ne semble pas toucher, Michel, anorexique existentiel, n’a guère plus d’épaisseur humaine, mais le lecteur est prié de croire à son génie prophétique. À la prétendue étude de mœurs de notre misérable époque, au fil de laquelle nous apprenons encore que les serial killers des années 90 sont les enfants naturels des hippies des années 60, s’ajoute de fait le croupion très New Age d’un roman d’anticipation où ledit Michel, biologiste «lucide» (il a repris, n’est-ce pas, le flambeau des physiciens Niels Bohr et Heisenberg) devient le planificateur d’une nouvelle humanité clonée (asexuée, pure enfin de tout désir, et qui plus est immortelle) et l’inspirateur mélancolique (lui- même finissant par «rentrer dans la mer»...) d’une nouvelle religion à base essentiellement scientifique.
    Ainsi l’image de la société tout à fait immonde dans laquelle nous pataugeons, chers sœurs et frères, se dissout-elle finalement dans un nouvel avenir radieux; ainsi le ressentiment fondamental d’un vieil ado mal aimé et mal aimant aboutit-il assez naturellement à cet univers comateux et informe du paradis selon Michel Houellebecq...


    Houellebecq17.jpgL’épreuve de l’entrevue
    Il est une épreuve plus pénible que la lecture intégrale des Particules élémentaires, et c’est de s’entretenir, même moins d’une heure, avec Michel Houellebecq. En quelque trente ans d’exercice, jamais rencontre, en tout cas, ne nous aura imprégné d’un tel sentiment de malaise. Cela tient-il à l’émanation subtile du génie? Est- ce au contraire l’effet plus insidieux de la prétention du personnage jouant l’égarement du poète éthéré? Du moins aurons-nous pu nous préparer (une heure de retard, ça pose la graine de star) à l’apparition gracile et un peu gauche (feinte gaucherie?) du présumé phénomène, pur esprit sapé style Deschiens, la voix à peine audible, le regard fuyant, répondant vos questions par des moignons de réponses longuement pensées, mâchées, sucées, dégluties et régurgitées façon mollusque. Houellebecq, qui dit volontiers que Shakespeare ou Céline sont des auteurs «surfaits», doit longuement, longuement réfléchir, en se lovant dans les volutes de fumée de sa cigarette, avant de vous répondre, parfois, d’un seul grognement.
    Mais le brusquez-vous un peu en lui demandant, par exemple, s’il ne pèche pas parfois par schématisme ou si sa propre dépression ne gauchit pas la moindre sa vision de la réalité: alors bondit le petit animal et c’est avec tranchant soudain, avec la morgue de celui qui sait, avec fiel et venin qu’il vous répond que la Science aussi procède par schémas, et que non, qu’il sait qu’il n’exagère pas: qu’il sait que ce qu’il dit est vrai.
    Lorsque vous lui demandez, enfin, bêtement, platement, comme un boy-scout, à quoi il aspire en définitive, c’est avec une sorte d’indulgence pénétrée qu’il vous répond en toute simplicité, mais non sans cet air malin qui ne l’a jamais quitté, style Schopenhauer au talk-show de Larry King sur CNN: «Au fond, je n’aspire à rien.» Chacun le note sur son petit cahier: au fond, voilà, Michel Houellebecq n’aspire à rien...


    Michel Houellebecq. Les Particules élémentaires. Flammarion, 1998.

  • Une épouse en cache une autre

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    Shakespeare en traversée


    21. Tout est bien qui finit bien


    Il faut l’humour carabiné de Shakespeare, tout imprégné de sapience humaine, pour donner une fin heureuse à cette histoire d’amours contrariées, où se distingue surtout l’orgueil plein de morgue du jeune comte Bertrand de Roussillon, qui dame le pion à sa mère et au roi quand ceux-ci prétendent lui faire épouser la tendre suivante de celle-là au motif qu’elle vient de sauver le monarque en appliquant une recette médicale de son père et, pour récompense, demande la main du bel indifférent.


    Raconté comme ça cela pourrait sembler compliqué, mais tout est clair dans l’enchaînement des faits alternant les situations où nous voyons défiler des personnages merveilleusement contrastés, de la mère généreuse de Bertrand, psychorigide snob et puant en sa jeunesse arrogante, au roi mourant content de revivre grâce à la potion d’Hélène et se montrant plein de sagesse, ou de l’inénarrable vantard dont les rodomontades masquent un poltron et un traître, à l’amoureuse éconduite menant son affaire avec une main de fer dans un gant de velours.

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    On l’a vu dans les comédies successives de Shakespeare : que les roucoulements romantiques ne lui en imposent pas plus que les menées cyniques. Or Bertrand, qui croit tout savoir, va devoir prendre sur lui en découvrant que son mentor n’est qu’un faux-cul, et que ses propres ruses amoureuses ne valent pas mieux. Mais qui vaut mieux que l’autre dans cet imbroglio ? Une fois de plus, le bon génie du Barde tend à la conclusion débonnaire et au pardon.


    À relever dans la foulée : la remarquable tenue picturale de la réalisation d’Elijah Moshinsky, dans cette version de la BBC, en phase avec un scénographe de haut vol : on est ici entre Vermeer et Velasquez, les Hollandais en leurs intérieurs et les Espagnols ferrailleurs, avec une touche Louis XIII sympathique à mousquetaires moustachus et gros nez.
    Aussi quelle malice : une épouse vierge se faisant saillir par celui qui la rejette et l’a prise pour une autre, qu’il rejette derechef comme la première ! Et l’amour là-dedans ? Il court il court, le furet…

     

  • La Suisse telle qu'on l'haime

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    À propos de La Suisse en kit de Sergio Belluz. Un ouvrage roboratif, très pertinent dans sa (re)lecture de l'histoire suisse et ponctué de pastiches épatants. La très académique Histoire de la littérature en Suisse romande ne lui a pas accordé une ligne. Logique de bonnets de nuit !

    Les livres consacrés à la Suisse se reproduisent avec plus d'alacrité que les nains de jardins, et certains se vendent même comme des petits pains. Il faut dire que rien ne passionne autant les Suisses que leur drôle de pays, mais gare à qui oserait le critiquer hors de ses frontières, de Yann Moix (très piètre détracteur il vrai) à Jean Ziegler, au point que le gris docte domine trop souvent le genre, comme on l'a vu l'an dernier dans La Suisse au-delà du paysage  de l'historien François Walter, joliment illustrée par les iconographes de la collection Découvertes de Gallimard, mais d'une platitude proportionnée à sa prétention convenue de "briser les clichés", et réservant à la culture et aux littératures de notre pays une place minable.

    Or La Suisse en kit de Sergio Belluz rompt avec cette grisaille professorale par sa manière à la fois hirsute et sa matière substantiellement profuse, son insolence roborative et sa mise en forme originale. Je ne pense pas tant à la couverture de l'ouvrage et à sa typographie, d'un assez mauvais goût aggravé par l'absurde bandeau imprimé sur fond rouge Suissidez-vous !, qu'à la façon modulée par l'auteur dans l'alternance des chapitres descriptifs et des pastiches d'auteurs, avec de belles réussites à la manière d'eux...

    Après un Avant-propos immédiatement caustique, et non moins gravement pertinent dans sa façon de désigner ce "pays orgueilleux qui n'aime pas parler de lui et qui déteste qu'on le fasse à sa place", l'auteur, secundo d'ascendance italienne (de quoi je me mêle !?) brosse un premier aperçu synthétique et lucide de l'histoire de notre Confédération "pacifique" marquée par d'incessantes guerres picrocholines à motifs essentiellement religieux, avant l'établissement d'un consensus plus pragmatique qu'évangélique, vers 1848...

    Godard1.jpgCendrars7.jpgSuit un Who's who en travelling sur une suite de pipole surtout littéraires, de Rousseau à Milena Moser (star momentanée du roman zurichois qui ne méritait peut-être pas tant d'attention), en passant par une vingtaine d'écrivains et vaines plus ou moins significatifs (Cendrars, Bouvier, Chessex, Bichsel, Loetscher, Ella Maillart) et par quelques "figures" ou "marques"  helvétiques notables, telle l'inoubliable Zouc ou notre benêt cantonal Oin-Oin, la ménagère fictive - mais très réelle question commerce -  Betty Bossi et le non moins incontournable Godard, cousin reconnu d'un charpentier de Bursinel.

    Souvent surprenant dans ses approches (celle de l'immense Gottfried Keller est épatante, autant que son pastiche), Sergio Belluz est inégalement inspiré sur la distance, parfois expéditif dans sa façon d'égratigner un monument ou de singer un style (la présentation de Ramuz est carrément défaillante, autant que le pastiche de Cingria), parfois à la limite de la posture potache.

    N'empêche que l'ensemble, complété par un glossaire gloussant autant que bienvenu pour le visiteur nippon ou texan, constitue le kaléidoscope documentaire le plus attrayant qui se puisse trouver, renvoyant en outre, au fil de ses évocations littéraires, à de kyrielles d'autres lectures dans les quatre langues de notre culture.

    Platter.jpgÀ celles-ci j'ajouterai - oubliée par l'auteur -, celle de la délectable chronique intitulée Ma vie et relatant les tribulations européenne de Thomas Platte, chevrier de montagne en son enfance et devenu, avec des bandes d'enfants cheminant à travers l'Allemagne et la Pologne, un grand humaniste bâlois de la Renaissance,  père de deux autres savants médecins que Sergio Belluz n'ignore pas plus que leur biographe Leroy-Ladurie...

    Cela pour rappeler avec Sergio Belluz, et sans chauvinisme patriotard d'aucune sorte, la richesse d'une multiculture multilingue souvent ignorée de nos voisins européens, à commencer par les Français.

    Ainsi La Suisse en kit a-t-elle ce mérite rare, non sans faire souvent sourire et rire, d'illustrer la réalité complexe et contradictoire, d'une espèce de laboratoire européen avant l'heure, dont le dernier paradoxe est qu'on y semble attendre que l'Europe devienne suisse...   

     Belluz01.jpgSergio Belluz. La Suisse en kit. Editions Xénia.

  • Fulgurances de Pierre Michon

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    Notes panoptiques sur Les Onze. Qui vient d'obtenir le Grand prix du roman de l'Académie française.  

     

    1)  On ne sait trop d’où ça vient ni où ça va, comment ça c’est fait et pourquoi, si c’est plus neuf que Lascaux et en quoi, à quoi ces mots doivent ça et comment on les reçoit étant entendu qu’au commencement c’est à la fin déjà que l’Auteur nous renvoie en citant déjà Les Onze qu’on est censé mondialement connaître, comme on connaît mondialement les événements et les figures fixés par ce grand tableau universellement reconnu et vénéré à la meilleure place du Louvre (au fond à gauche, derrière une vitre blindée genre limousine présidentielle) qui représente THE musée mondial comme Michael Jackson représente THE mondiale momie.
    Ce qu’on croit sentir, plus que de le savoir, c’est que la poésie revit ici, dont on sait depuis Cocteau que c’est de la prose qui bouille. Poésie illico surgie et en constant mouvement. À la fois THE film et son making of, THE tableau qu’on a tous en œil et son origine et son développement et les possibles motifs de son projet et de sa réalisation, et ce que nous pouvons dire et faire de cet objet hic et nunc, Monsieur, dit le Cicerone. Et dans un premier tourbillon de phrases on est sorti du bonheur italo-franconien de la France européenne des Lumières, Tiepolo touchant au ciel et y peignant un adorable éphèbe limousin qu’on suppose avoir tapé dans l’œil de Béatrice de Bourgogne, on bondit du jardin ravissant de Rousseau, et trente ans plus tard le même jeune homme ne le sera plus que nous savons retrouver peintre lui-même et pas des moindres puisque l’opinion mondiale le situe quelque part entre Rembrandt et Goya et Van Gogh et Shakespeare (le peintre), mille coudées au-dessus de David et bien sombre comme l’époque, le Tiepolo de la Terreur dira-t-on, mais plutôt caravagesque à ce moment où même Robespierre vacille…

    °°°

    On dit ces jours que la littérature de France, aussi, vacille, et c’est bien triste n’est-ce pas ? Et comme on mélange tout, c’est assez vrai : Il n’y a plus rien. Ou bien on cite quelques copains (HouellebecqDantecRavalec) pour au cas où malgré tout, ou Bergounioux ou Goffette pour faire fin ou Jauffret pour faire dur. Ou bien on se dit que les ProustCélineClaudelColette reviendront sous forme clonée. Ou bien on lit américain ou littérature-monde…
    Il y a du vrai dans tout cela mais le triste est que de moins en moins de gens se rappellent les vraies phrases, ni ne voient donc celles, nouvelles, qui surgissent. Je me rappelle par exemple ceci de Cingria : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».
    Ou bien encore cela : « C’est la forêt. Plus rien qu’un sentier de lune aux cimes des arbres pendant des heures. La demi-forêt. Ces cris, des galops frêles, ces ronflements qui sont probablement des hérissons ou des hermines ou des putois ou des loutres. Mais il y a aussi des êtres humains puisqu’on parle… »
    Et des êtres humains continuent de parler dans Les Onze de Pierre Michon : « L’enfant arrêté considère tout cela avec beaucoup d’intérêt, les Limousins noirs, la boue,l’odeur noire ; à peine pense-t-il encore à faire trembler les deux femmes qu’il tient sa disposition. Les voici qui le rejoignent, qui reprennent souffle, qui rient et grondent un peu, le touchent ; la faille crie tout contre lui. S'il les regardait, il verrait que sa mère elle aussi considère tout cela avec beaucoup d’intérêt, l’œil agrandi , les narines ouvertes à l’odeur noire grand, belle, sage et pieuse, mais privée d’homme depuis le départ du père, et les narines passionnément ouvertes à l’odeur noire. François-Elie sans la regarder demande ce que font là ces gens. « Ils refont ce qu’a fait une première fois ton grand-père, dit la mère. Ils font le canal ». Alors l’enfant, avec un grand sérieux et sur un ton d’évidence fâchée :
    - Ceux-là ne font rien : ils travaillent ».
    C’est qu’en effet il y a faire et faire, et l’artiste casse ici le morceau à titre intuitivement préventif. Sacré petit élitaire de môme pressentant la Qualité qui fera de lui demain un jean-foutre baudelairisant dans les ateliers et les bordels. Et ceux qui se rappellent ce que sont les phrases sont à la fête au fil de ce doux délire comme au soir d’un contrat pour machine de guerre sous forme d’art où le peintre Corentin (de ce beau nom d’un héros vif de notre jeunesse) se retrouve devant cette « scène de théâtre ouverte à deux battants sur l’heure la plus morte de la nuit à loups, la ci-devant nuit des Rois ».

    °°°

    On n’enverra pas, pédanterie désoblige, le message selon lequel les vraies phrases ne sont telles que parce qu’elles sont l’Expression même, messagères d’un sens qui est à la fois rythme de jarrets sur le macadam et forme sculptée dans les diverses dimensions et jazz et fugue et tout le toutim tenu ensemble par une Pensée. Les Onze ont tout cela. Reste à voir comment...

     

    2)  Tell.jpgIl faut être un peu suisse, je crois, ou peut-être un peu belge, à la rigueur un peu autrichien (mais sans l’Empire et ses pompes), bref il faut être d’un petit pays ou au contraire d’un immense Empire très mélangé comme celui du Big Will pour apprécier immédiatement l’humour de Pierre Michon dans Les Onze. Mais quand je dis humour c’est au grand sens, que les enfants tristes entendent mieux que quiconque, sur fond de roulement de tambour d’orage dans le galetas du ciel où Dieu fulmine à pas lourd. On a peur avant les mots mais les mots de la peur sont nos premières histoires, bien avant celle qui traîne sa Hache majuscule dans les grands pays. Quant à la Hache majuscule qui a été brandie dans l’histoire de certains petits pays (à commencer par la Suisse déjà sept fois centenaire), son impact est évidemment incomparable avec celui que scellent de grands noms et de grands moments. On a beau rafraîchir certains tableaux anciens à certains moments : ce sera la médiocrité du tableau qu’on verra autant que celle de l’événement, ou alors on se perd dans le symbole (le mythe de Guillaume Tell à toutes les sauces) ou les rixes cantonales ou multinationales (nos mercenaires), mais pour trouver un vrai grand tableau d’Histoire comme celui des Onze il faut se lever aussi tôt qu’Hodler, qui n’avait plus sous la main les acteurs universellement connus (le chauvinisme français lit dans l’avenir) par Corentin fils. Aussi, la Suisse, la Belgique et l’Autriche (surtout actuelle) font peu de cas de leurs poètes. Or disposer en peu de temps de onze littérateurs qui fussent à la fois des tueurs à faire passer pour des héros, permettait une horreur splendide de la carrure des Onze et valait bien aussi les douze pages que consacre Michelet à l’événement. Et puis quoi : la France avait réellement saigné, la France avait réellement noyé son chien divin après l’avoir déclaré pris de rage, la France écrivait une réelle histoire que seules les cousines Bette des petits pays pouvaient trouver outrée et boursouflée de rhétorique. Tout cela que construit et déconstruit le poète avec un lyrisme qui ne sonne, lui, jamais creux puisque le chroniqueur déjanté a les pieds dans le noir de la boue prolétarienne du Limousin et sait d’avance que l’âme collective figurée par les onze littérateurs ratés n’est pas l’émanation du peuple mais un Comité de salut dit public par la langue de bois  – non pas onze apôtres mais onze cuistres autoproclamés papes.

     

    °°°

     

    J’ai vérifié dans Michelet : hélas les douze pages en question manquent à mon exemplaire, mais peu importe ; peut-être même cela fait-il partie du jeu ? De toute façon les forces, les puissances et les commissaires ne verront jamais le tableau, ni la multitude qui défile au Louvre en courant se pâmer devant le petit jeune homme à sourire androgyne de Léonard, dit Giocondo, autre divin menteur. 

     

    3) « Si un poète demandait à l’Etat le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel », écrit Baudelaire, que je me suis rappelé en lisant Les Onze, qui raille en somme le rêve de poète rôti du bourgeois.

    La peinture d’Histoire est vouée naturellement à l’acclimatation du bourgeois, sauf à se faire peinture-peinture d’avant ou d’après l’Histoire, comme Lascaux ou l’Uccello des batailles immobiles. Le Tiepolo de la Terreur que figure François-Elie Corentin fait la pige à Girodet et à Delacroix, en peignant Les Onze, comme Balzac fait achever en gloire le chef-d’oeuvre inconnu que Thomas Bernhard appelle sûrement de ses vœux en fulminant de maître en maître ancien pour sauver LA toile absolue, entre Lascaux et le Bacon des papes qui effacent également la référence historique pour devenir l’Histoire. Je sais bien que le poète aligne à peu près sept références à la ligne dans Les Onze, et chiche que le savantasse de service se fera un devoir de relever la pléthore du signifié (je me rappelle un article de Tel Quel qui parlait ainsi de la Comédie de Dante), mais c’est finalement d’un effacement du fait divers qu’il s’agit là, avec ces obscènes pantins lettreux que sont les Comitards travaillés par la même envie de se faire baiser par la Brute que le protagoniste, justement, de L’Envie d’Olécha, figurant par excellence l’intellectuel révolutionnaire (ou le nazi devant l’Athlète) devant le Pouvoir. À celui-ci la seule réponse picturale est celle de Goya ou de Velasquez, pour les grimaces retorses, ou de l’immobilité silencieuse de Rembrandt, d’Uccello et de Corentin fils.

    Chappaz.jpgQuant à la question du Douzième, elle est le trou noir éblouissant des Onze que figure celle-là-même du peintre qui a appris de la Terreur que « tout homme est propre à tout ». Vous cherchez le message : il n’y a que le massage de chair et d’ombre et cette lumière qui les traverse et la langue prodigieusement porteuse, patois ou français de l’Île ou babélien de francophonie qui fait que le Maurice Chappaz de l’Evangile selon Judas fait écho, jusque dans son délire prompt d’octogénaire rimbaldisant, au livre fulgurant de Pierre Michon…       

     

     
    Michon2.jpgPierre Michon. Les Onze. Verdier, 136p.

    Judas3.jpgMaurice Chappaz. Evangile selon Judas. Gallimard.

  • Les matinaux

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    Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ? On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ? Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé. Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque. Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora. Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée...

  • Simenon sur papier bible

     

    medium_Simenon4.jpgEn Pléiade, justice est rendue au moins « littéraire » des grands écrivains du XX siècle. Deux volumes, un choix représentatif de ses meilleurs romans.
    Georges Simenon fut longtemps snobé par une bonne partie du monde littéraire et académique, particulièrement en France. Les reproches majeurs qui lui étaient faits touchaient à sa prolixité et à la présumée platitude de son écriture. Etait-il concevable qu'un auteur produisant une moyenne de cinq à dix romans par année pût être autre chose qu'un marchand de soupe, et la « poésie » de Simenon ne se réduisait-elle pas qu'aux clichés d'une trop fameuse « atmosphère », dans laquelle se traînaient des « antihéros » interchangeables ?
    A la décharge de ses juges les plus rigoureux, il faut relever le fait que toute la production de Simenon n'est pas d'égal intérêt, qui se subdivise en une première masse d'écrits alimentaires sans valeur littéraire (mais qui lui permit du moins d'apprendre son métier), à côté des romans semi-littéraires de la série Maigret et de ce qu'il appelait lui-même les « romans durs », parmi lesquels une bonne vingtaine au moins feraient aujourd'hui plus que jamais un Prix Goncourt mérité. Jamais gratifié de celui-ci, Simenon fut en revanche pressenti pour le Nobel de littérature au début des années 1960. Cette nuance éclaire la position d'outsider (assez ambigu par ailleurs dans ses prétentions) de l'écrivain par rapport au milieu littéraire parisien, et la reconnaissance « universelle » qu'il acquit indéniablement.
    Donné par l'Unesco pour l'écrivain le plus lu au monde au vu du nombre de ses traductions, Georges Simenon ne manqua pas pour autant de susciter l'intérêt, voire la passion de lecteurs très exigeants du point de vue de la « pure » littérature, qu'il s'agisse d'André Gide, qui ne cessa de l'encourager et de le conseiller très finement, ou du très proustien Bernard de Fallois, qui fut à la fois son commentateur avisé, son éditeur et son ami. Dans la foulée, et même un peu tardive, la reconnaissance accordée aujourd'hui à son œuvre, à l'enseigne de La Pléiade, dans l'édition établie sous la direction de Jacques Dubois, assisté de Benoît Denis, réjouit à la fois par sa magistrale introduction, modèle d'équilibre critique et de clarté (rien à voir avec les gloses savantasses de certains pontes académiques), et par le choix opéré dans la masse de l'œuvre, qui propose une sélection de vingt et un romans (quelques-uns des meilleurs Maigret et les « romans durs » du premier rang).
    medium_Simenon6.jpgL'artisan entrepreneur
    Si Georges Simenon relève assurément du « phénomène » quant à son extraordinaire fécondité, sa façon très particulière de travailler, souvent comparée (et d'abord par lui-même) au labeur d'un artisan, autant que la « gestion » de sa carrière auprès des éditeurs, le classent également très à l'écart de l'homme de lettres moyen. Au début de leur introduction, les maîtres d'œuvre de la présente édition reviennent très précisément sur le rituel d'écriture du romancier, avant de décrire ses relations intransigeantes, voire tyranniques, avec ses éditeurs successifs, mais aussi sur la place qu'il occupe dans la littérature française de son époque, dans la filière d'un nouveau réalisme poético-existentiel qui l'apparente (plus ou moins) au premier Céline et préfigure certains romans de Sartre dans la mesure où « l'expérience existentielle de la médiocrité débouche sur un sentiment d'étrangeté qui confine à la folie et fait perdre aux héros les repères qui assuraient son rapport au monde et aux autres ».
    Caractérisant très bien l'apport original de Maigret à la littérature policière de l'époque, (« un être compatissant qui, à travers un cas particulier, est confronté aux dysfonctionnements de la société ambiante »), Jacques Dubois et Benoît Denis montrent aussi son côté « petit entrepreneur typiquement paternaliste », qui ressemble si fort à son « père » littéraire.
    Des « mots matière »
    au « passage de la ligne
    »

    Cependant, le plus intéressant de cette présentation tient évidemment à la substance thématique de l'œuvre, bien plus riche qu'on ne le croit parfois, et d'abord à l'analyse du type très particulier d'écriture que pratique Simenon, rompant complètement avec le style « artiste » pour travailler une sorte de « langage-geste », comme l'entendait un Ramuz, restituant aux « mots-matière » une présence accrue. « La présence d'un morceau de papier, d'un lambeau de ciel, d'un objet quelconque, de ces objets qui, aux moments les plus pathétiques de notre vie, prennent une importance mystérieuse », précise Simenon lui-même dans L'âge du roman. Sans fioritures, le style de Simenon joue sur la modulation d'un ton et d'un rythme singuliers, avec des inventions maintes fois relevées, comme son usage très particulier de l'imparfait.
    Quant aux thèmes de Simenon, les éditeurs en donnent un bel aperçu après avoir posé les notions fondamentales de l' « homme nu » et du « roman-crise » préludant aux développements multiples d'une dramaturgie tragique où l'on voit un homme moyen, apparemment établi, rompre brusquement les amarres et se jeter dans une aventure solitaire et déréglée.
    Pour attester la largeur de la vision « anthropologique » d'un Simenon à jamais réfractaire aux théories, mais chez lequel il y a du sociologue et du médecin, du psychologue et du « raccommodeur de destinées », les deux volumes de La Pléiade rassemblent, à l'exception bien admissible du monumental Pedigree, son roman autobiographique, les titres les plus représentatifs du génie du romancier.
    A lire absolument ...
    De ses romans « à lire absolument », j'aurais cité pour commencer Lettre à mon juge, dont la vision tragique rappelle Dostoïevski, Le bourgmestre de Furnes et son tableau balzacien de la déroute d'un bâtisseur, L'homme qui regardait passer les trains et sa poignante fuite en avant, ou encore Les inconnus dans la maison et sa défense de la vraie justice. Tous sont présents dans le premier volume, entre Le coup de lune et La veuve Couderc, autres merveilles. Le second s'ouvre sur La neige était sale, magistral roman « noir » de l'Occupation, et s'achève sur Les anneaux de Bicêtre, medium_Simenon3.jpgLe petit saint, que Simenon préférait entre tous, et Le chat dont on se rappelle l'adaptation au cinéma, plus réussie que d'autres. Mais assez d'un Simenon accommodé à toutes les sauces: le revoici dans le texte en constellation nimbée de brouillard moite...


    Georges Simenon. Romans I (1493 pp.) et II (1736 pp.).
    Edition établie par Jacques
    Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
    Album Simenon. Iconographie choisie et commentée par Pierre Hebey. Gallimard 317 pp.

  • Sollers à Samos

    Le Mystère du Présent

    Que s’était-il passé à Santorin ? A quels jeux s’étaient donc livrées Ludi et Nelly pendant que Sollers cuvait sa biture de Mykonos ? N’était-ce pas la main de Ludi qui avait graffité, dans la langue de Rabelais et Minou Drouet, sur un mur immaculé du bourg donnant sur le cratère immergé, l’impertinente inscription en lettres bleu cobalt : STAVROS M’A BAISER ?
    Le vent des îles bienheureuses n’est pas à l’instant présent le même qu’il y a une mortion de pinute, avait conclu Sollers en enjambant les flots de Patmos, où il salua les mânes de l’Evangéliste, avant de reprendre, à Samos, les notes qu’on trouve consignées aux pages 473 et 474 d’ Une vie divine, qu’il n’est donc que de citer.
    Sollers imagine alors que M.N., personnage hybride et diachronique dont les initiales représentent le clone bicéphale de Friedrich Nietzsche et de lui-même en personne, décide de faire passer le début de l’Evangile de Jean de l’imparfait au présent.
    « L’effet est considérable », commente Sollers. « Comme dit l’Autre (c’est ainsi que le néocatho partageant avec le nouveau pape le goût du clavecin et de Mozart appelle le Palestinien Iéshouah, Notre Seigneur) à plusieurs reprises : l’heure vient et c’est maintenant ».
    « Ici, maintenant, au commencement, est le verbe
    Et le verbe est avec dieu
    Et le verbe est dieu.
    Il est sans cesse, sans commencement ni fin, avec dieu.
    Tout est par lui,
    Et sans lui rien n’est.
    Ce qui est en lui est la vie,
    Et la vie est la lumière des hommes,
    Et la lumière luit dans les ténèbres
    Et les ténèbres ne la saisissent pas »
    Et Sollers de développer ce commentaire qui me semble un des plus beaux passages d’Une vie divine :

    « Comparez avec l’imparfait, qui appelle forcément un futur : ce n’est pas du tout la même chose. Ainsi parle, ici et maintenant, le verbe, le dieu, la vie, la lumière. Pas besoin de majuscules, ça ralentirait la percée. Tout le reste est ténèbres, ou plutôt n’est pas. Les ténèbres ne saisissent pas ce que je viens de dire. Le plus mystérieux, c’est le temps qu’il faut pour se dire : cette minute, je l’ai déjà vécue un nombre incalculable de fois et je vais la revivre éternellement. Résultat : l’encre, la plume, le papier, l’encre en train de sécher sur le papier, merveille ».
    Et cela enfin pour achever cette oraison des îles et de partout que je recopie à l’instant à La Désirade en face des monts enneigés et du lac argentin : « Là où je suis maintenant, la brise nord-est, ma préférée, apporte tout l’océan avec elle. Ne le répétez à personne, mais j’ai de plus en plus le sentiment que les arbres me parlent. Pas tous, certains. Les acacias, par exemple. Vous parlez l’acacia ? Couramment. Depuis quand ? Depuis toujours, mais de mieux en mieux, il me semble »…

  • Sollers à Santa Monica


    De la grâce et de la nécessité

    Il faut environ 7 minutes pour passer du paradis à l’enfer : ce sont les sept premières minutes du film Collateral de Michael Mann, constituant le plus beau poème filmé que je connaisse de Los Angeles la nuit, avec la mention explicite de la possibilité d’une île (une photo des Maldives que Max le taximan planque au revers de son pare-soleil) à laquelle rêver et l’amorce d’une rencontre entre deux êtres humains. 7 minutes de grâce que Sollers pourrait connaître, un jour, s’il lui était donné, chose douteuse, de s’égarer dans un taxi en se faisant conduire à Santa Monica où Ludi aurait ouvert une boutique après leur rupture de 2007...
    La rencontre de Max et d’Annie, dans le taxi sillonnant la cité de la nuit, est de ces moments de grâce que nous réserve l’existence quand nous y sommes disposés, tenant à des regards et à des mots inattendus, à une présence déverrouillée et à un fluide courant entre deux personnes oublieuses soudain de leurs rôles respectifs. En 7 minutes nous en apprenons plus, sur Annie (Jada Pinkett) et Max (Jamie Foxx), qu’en 524 pages d’ Une vie divine sur Ludi, Nelly et le narrateur.
    La lumière de ce moment, même relevant du cliché (Max qui rêve de belles Mercedes emmenant ses clients au paradis…), est comme celle que Dante aperçoit au sommet du mont irisé avant qu'il ne bute sur la porte de l’Enfer où sont inscrits les mots : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. Vous qui entrez, laissez ici toute espérance.
    De fait, Max bascule ensuite, après un geste d’hésitation, et un revirement (il rappelle Vincent qui s’éloignait déjà de son taxi) qui va marquer sa prochaine tranche de vie au sceau de la nécessité la plus noire, sous la direction du tueur à gages (Tom Cruise) qui le prend en otage une nuit durant.
    Philippe Sollers marque beaucoup de mépris à l’égard de Bret Easton Ellis, et je présume qu’il éviterait aussi dédaigneusement de voir un film tel que Collateral ou de lire un livre du genre de Jolie blon’s bounce, magnifique dernier roman de James Lee Burke représentant lui aussi une plongée au cœur des ténèbres. Tant pis pour lui n’est-ce pas ? On peut être fasciné par Sade sans avoir le moindre sens du tragique : il me semble que c’est le cas de l’auteur d’Une vie divine. Je sais bien que ça fait lourdingue, pas du tout à la coule de parler de l’épaisseur d’un personnage, de la question du mal ou des aléas de la destinée qui vous confrontent soudain à d’inimaginables défis (l’effarante scène de Collateral ou Max – Jamie Foxx prodigieux – s’arrache soudain à sa personnalité de doux rêveur pour échapper au Mal incarné, par une ruse digne de Vincent, mais il suffit d’entendre Michael Mann décrire les tenants de chaque personnage de son film, et la visée secrète de celui-ci, pour comprendre qu’on a affaire non seulement à un poète de l’image mais également à un vrai romancier-moraliste du 7e art…

  • Sollers à Santorin

    Ludi et Nelly, amante du narrateur d'Une vie divine,  la ramènent...


    « Sollers a tellement picolé sur le caïque de Mykonos, raconte Ludi, qu’on a été bonnes pour le jeter, Nelly et moi, sur le premier âne du débarcadère, et de là hardi la montée à pied pour nous deux avec ce sac de patates… »
    L’ânier Stavros leur mate les miches tandis qu’elles gravissent le sentier de pierrailles, et ça les amuse de l’allumer la moindre, mais surtout elles profitent pour faufiler un dialogue du roman vu que l’Auteur ne les laisse pas en placer une, ou si peu.
    « Tu ne trouves pas, Nelly, que Philippe attige un peu dans le roman en faisant de moi la vendeuse plutôt cul et toi la plutôt spirituelle intello ? », soupire Ludi en suant dans son t-shirt Gucci XLL.
    Mais Nelly la rassure : « Mais non choute il n’y en a que pour toi, il dit que je suis sa préférée mais c’est des viennent ensuite, et même il se la fait belle à mon détriment en prétendant très frigide avant moi, précise depuis. Non mais !»
    « Ce qui est sûr, enchaîne Ludi, c’est qu’on est mieux dans son livre que sur ce putain de volcan à touristes. Pouacre tu vises ces bedaines teutonnes. Et c’est ça l’Allemagne de son philosophe ? »
    Alors Nelly, un peu pédante, de reprendre son amie en souriant : « Bah, tu sais, Nietzsche lui-même, ce petit prof boche se la jouant Dionysos, ça vaut Sollers en matamore du sexe à bermudas. On se comprend les deux, on l’aime bien notre Casanova de l’encrier, on les aime bien tous avec leur petit attirail vaniteux, mais c’est quand même le verre d’eau claire qu’on va se taper là-haut qui nous fera le plus jouir tout à l’heure...».
    Et Ludi d’évoquer Sapho en vrillant un clin d’œil à Stavros dont le devant du short bleu bombe pourtant joliment : « Boucles violettes, sourire de miel… »


     

  • Sollers à Salonique

    De la haine et de l’amour, treize ans avant la parution d'Une vie divine de Philippe Sollers.

    Thessaloniki, ce 3 juillet 1993. - Les propriétés fondamentales de la machine romanesque, on le sait, autorisent un déplacement dans le temps et l’espace de nature à la fois ondulatoire et corpusculaire, comparable aux élégants rebonds d’un champ quantique à l’autre des particules élémentaires sollersiennes dans Une vie divine, à paraître en 2006…
    Ainsi me suis-je retrouvé ce soir à Thessalonique, à l’Hôtel Turist aux chambres style 1900 et à la vaste salle de bain à l’étage où tout le monde s’ablutionne dans la même baignoire antédiluvienne tremblant sur ses pattes chaque fois que l’ascenseur de bois ciré fait grincer ses poulies.

    Ce matin encore j’étais du côté du Mont Athos, au Congrès mondial de l’orthodoxie très douce que je couvre pour mon journal, entouré de popes balkaniques furieux que l’Europe ne punisse pas les barbares croates et albanais coupables de s’opposer à la sainte destinée de la Serbie (et je vis moult Grecs, probables nostalgiques du bon temps des colonels, applaudir au dam des vilains démocrates que nous sommes), et c’est avec soulagement que j’ai retrouvé, loin des purs et des durs, la ville bordélique et le front de mer de la baie le long duquel j’ai fait une immense marche, m’imprégnant de visions de visages humains bien vivants (gens de tous âges, marins fringants, vieillards cancaniers, enfants, rollerskatistes à la coule, belles filles, beaux mecs) avant de m’arrêter à une terrasse de poissons où je me suis repu et saoulé de retsina, tout en souriant aux jeunes gens éclatants de sensualité des tables voisines. Or, les voyant faire bombance dans la tiédeur vespérale, je me suis demandé ce qu’ils avaient à voir avec les idéologues qui prétendent défendre la Vraie Grèce, le Véritable Occident et la Vraie Foi. Comme me le répétait ce matin l’Européen Marc Luyckcx, beaucoup de vieux orateurs qui nous faisaient ces jours la leçon ont derrière eux un lourd passé de piliers de dictatures fascistes ou communistes…

    Mais qu'en pensent donc leurs rejetons ?
    Tout en me gorgeant de poisson et de vin résineux frais comme une cuisse de jeune fille et fluide comme un baiser, je sentais la nuit basculer avec ses étoiles en pluie sur les visages endormis de nos enfants, l'ivresse de vivre noyer les passions mortifères et l’amour me laver de la haine…

  • Sollers à Sousse

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    Où l'on voit Sollers se montrer chevaleresque à l'égard de certaine dame inquiétée par l'émeute du Pied en terre pieuse.


    La projet de Sollers de rallier Samos fut dévié par un sms de la neurobiologue lacanienne Lucy Pincevent, qui le priait de la rejoindre au plus vite dans les dépendances de son haras de Sousse où elle s’était réfugiée dès le début de la Grande Emeute du Pied, déclenchée par la publication, dans une gazette estudiantine du Schleswig-Holstein, d’une représentation du Membre Sacré (gauche) du Prophète.
    «Je vous envoie la chaise à porteuses et d’indispensables travestis à Monastir. Je vous espère et vous attends », notifiait sobrement le sms en code connu du seul Sollers.
    Or l’auteur d’Une vie divine, quoique porté au détachement supérieur en ce mois frisquet du début de l’an 118 selon M.N., se sentait l’âme compatissante à la seule évocation des deux seins de Lucy, semblables à de blanches colombes roucoulant au balcon, et cette histoire de Pied commençait à bien faire, qui avait entretemps déclenché l’ire incendiaire des masses multitudinaires surexcitées par les théologues, aux sept coins de l'Oecumène podophile.

    Ainsi, dans la chaise à porteuses l’emmenant, déguisé en houri tout de même que Ludi et Nelly, par les pistes reliant l’aéroport et le haras où Lucy pratiquait l’élevage de coursières de Nubie, Sollers préparait-il déjà le discours propre à calmer ces dames, avec lesquelles il ourdissait de fuir, dès la nuit buissonnante d’étoiles conseillères, ces lieux empoisonnés par le ressentiment, les miasmes d’or noir et l’excès de testostérone.
    « Le réformateurs, en général, ont un grand embarras physique et sexuel », murmurait Sollers en visant cette fois les Adorateurs du Pied à barbes barbelées, non sans lutiner Ludi et Nelly sous les galabiehs. « Ils fantasment, ils n’en peuvent plus, ils veulent confisquer les mœurs, se glisser dans les lits, occuper les têtes …»
    Et passant bien loin du grand tumulte persistant du souk de Sousse, où la vision des coursières nues eût soulevé l’Emeute Finale, Sollers constata en se rappelant ses chers Colloques de Taverny où se rassemblent, tous les 16 mars de l’ancien calendrier, esprits libres et corps glorieux : « Aujourd’hui nous disons : nous baisons parce que nous voulons rester vierges. C’est peut-être insensé, mais il fallait y penser…»

  • Don DeLillo à Manhattan

    DonDeLillo7.jpgLe romancier américain parle de Cosmopolis

    "Je voulais raconter l'histoire d'un homme qui traverse Manhattan en une journée", explique l'écrivain pour commencer. "Le type en question serait richissime et très cultivé. Il habiterait au sommet du plus haut building du monde, dans un appartement de 48 pièces qui lui aurait coûté plus de 100 millions de dollars, avec bassin à requins et nursery pour barzoïs. Il souffrirait d'une asymétrie de la prostate mais disposerait, dans son avion personnel, de la bombe atomique. Il apparaîtrait comme  le maître de l'univers et vivrait pourtant, ce jour-là, l'effondrement d'une utopie "...

    La soixantaine plus qu'entamée mais fringante, d'une discrète ironie qui renvoie à la fois à son parcours de franc-tireur peu soucieux de tapage publicitaire et à son inflexible lucidité, le romancier tout modeste d'apparence revient sur divers aspects de Cosmopolis.

    Sur le protagoniste du roman, président d'un empire financier, il évoque d’abord le glissement de pouvoir du politique à l'économique: “Quelque chose de curieux s'est passé dans les années 90 aux Etats-Unis. On y a vu les entreprises devenir des puissances, et les plus grands managers rivaliser avec les chefs d'Etat et les stars des médias. L'obsession de l'argent a gagné les particuliers, scotchés devant les nouvelles de la Bourse défilant sur leurs computers. Tous se sont mis à vivre dans une sorte de futur immédiat, rythmé par le flux financier. Jusqu'alors, on disait que "le temps est de l'argent" alors que l'argent a commencé de fabriquer un temps accéléré. Mais voici que soudain, au printemps 2000, cette euphorie a été stoppée net par le chaos financier. Le 11 septembre a fait le reste..."

    Si l'action de Cosmopolis se déroule un an avant la tragédie, l'ombre de celle-ci plane déjà comme une menace diffuse sur le roman dont le protagoniste dispose lui-même d'un service de sécurité digne d'un chef d'Etat alors qu'il assiste, dans sa limousine de douze mètre tapissée de liège et connectée par écrans au monde entier, à l'asssassinat en direct du directeur du FMI, en Corée du Nord, et à une émeute altermondialiste en plein Manhattan. Une fois de plus, la fiction du romancier se sera trouvée rattrapée par la réalité...

    "Jusqu'au 11 septembre, précise alors Don DeLillo, les Américains se croyaient inatteignables et maîtres du futur, et voilà qu'un petit groupe de terroristes a suffi à ruiner cet optimisme "cosmique". A l'époque de la Guerre froide, nous étions conscients que de terribles destructions pouvaient toucher l'Amérique, mais à présent, à commencer par les habitants de Manhattan, chaque individu se sent menacé sans savoir où le prochain coup va porter..."

    Toute l'oeuvre de Don DeLillo, dont l'influence sur les jeunes romanciers américains les plus en vue est considérable (notamment un Bret Easton Ellis ou un Jonathan Franzen), est à la fois une vaste fresque polyphonique et une mise en perspective romanesque de grands thèmes en phase avec le monde contemporain où interfèrent la technologie et la médiatisation à outrance, l'évolution de la société américaine durant un demi-siècle (dans le monumental Outremonde) et l'émergence du terrorisme, notamment. Son travail relève donc en partie de ce que Mallarmé qualifiat, à propos de l’avenir du roman, d’un “universel reportage”, mais Don DeLillo n’en insiste pas moins sur l'importance de la langue, base irremplaçable de la poétique romanesque, et de l'intuition non planifiable, à l'approche de la complexité humaine, qui distinguent le roman de l'essai ou de l'enquête journalistique.

    Nulle meilleure preuve, au reste, que son oeuvre relançant l'observation sociale d'un John Dos Passos et les visions plus déjantées d'un Philip K. Dick, avec sa propre intelligence et sa propre musique.


    NewYork6.jpgUn ange trépasse

    Le mal rôde dans Manhattan, mais qui est le diable à Cosmopolis ? Et la notion de mal a-t-elle encore un sens dans un monde globalisé où l'argent règle tous les problèmes ? Ce qui est sûr, dès le début du périple qui doit amener Eric Packer chez le coiffeur - son divin caprice de ce matin-là-, c'est que la menace plane sur la ville, qui vise virtuellement le patron milliardaire de la Packer Capital autant que le président des Etats-Unis en visite à New York. Pourtant la menace n'inquiète Packer que de loin, protégé qu'il est par sa conviction d'être au top, par le blindage de sa stretch-limousine et par un commando d'agents de sécurité le suivant partout, jusque auprès de ses diverses partenaires, du toubib qui lui ausculte la prostate (tandis qu'il vit, avec sa responsable conseillère financière, un orgasme sans contact à base de "contrôle oculaire complet"), ou de la librarie branchée où il retrouve sa femme zurichoise multifortunée et poétesse "de merde".

    Bon connaisseur de la physiologie des oiseaux et de la peinture d'avant-garde, des poètes de Bagdad au Xe siècle et de Marx qu'il lit dans le texte, Packer est le champion de la performance toute catégorie et l'homme du futur accompli, dont un disque dur devrait prolonger éternellement la vie à supposer que son corps pourtant entraîné le lâche contre toute attente ou que le mal rôdant le frappe comme il a frappé (à son vif plaisir, soit dit en passant), un magnat russe de sa connaissance, étripé sur la rue en plein jour.

    Il y a de l'ange en Packer, dont les ailes virtuelles le portent au-dessus de l'"espace viande" de la rue, et pourtant c'est par ladite viande qu'il va chuter, dont un damné plus ou moins squatter a voulu flairer la "saleté". Incarnation du ressentiment, ce pauvre Benno "jeté" par son entreprise, et qui fait la peau de Packer avant de lui faire les poches, est à vrai dire un piètre démon à côté de celui-là. D'ailleurs l'arrêterait-on que le mal continuerait de rôder en souriant dans une autre "limo", selon "l'axe du Bien" tracé par les nouveaux dieux...

    Don DeLillo. Cosmopolis. Traduit de l'américain par Marianne Véron. Actes Sud, 222p.

  • Retour au pays

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    Michael Ondaatje fait partie de cette constellation d’écrivains qu’on pourrait dire du melting pot - tels aussi V.S. Naipaul, Salman Rushdie, Hanif Kureishi ou Jamaica Kincaid -, que leur origine et leur trajectoire ont particulièrement sensibilisés aux chocs de cultures contemporains.

    Né au Sri Lanka en 1943 dans une famille aisée et haute en couleurs (qu’il évoque dans Un air de famille, paru à L’Olivier en 1991), Ondaatje a fait ses études en Angleterre avant de s’établir à Toronto où il a longtemps enseigné la littérature. Poète et romancier, il acquit une réputation internationale avec La peau d’un lion (Payot, 1989) et L’Homme flambé (L’Olivier, 1997), couronné par le Booker Prize et devenu Le patient anglais au cinéma. Avec Le fantôme d’Anil, Michael Ondaatje donne assurément son meilleur livre à ce jour, qui paraît en même temps, dans la traduction française de Michel Lederer, que le recueil de poèmes intitulé Ecrits à la main.

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    - Qu’est-ce qui vous a poussé, vous qui avez quitté le Sri Lanka depuis tant d’années, à vous replonger dans sa réalité la plus tragique ?

    - C’est un sentiment de responsabilité qui m’a tenaillé à l’époque des événements atroces qui ont coûté la vie à tant de mes compatriotes. Je savais que je devrais parler de ce thème des disparitions, mais le livre n’est venu que progressivement, au fil de mes recherches sur le terrain et dans les archives. C’est le roman le moins «personnel» que j’aie écrit, mais je l’ai vécu comme une souffrance, avec des périodes de complète dépression. J’étais déjà retourné dans mon pays d’origine que j’ai fait visiter à mes enfants, comme je le raconte dans Un air de famille, puis j’ai commencé à me documenter et, à l’occasion de nombreux séjours, j’ai multiplié les rencontres de personnes qui pouvaient témoigner de ce qui s’était passé. Le roman s’est d’abord «écrit» ainsi, au fil de mon enquête, puis les personnages me sont apparus.

    - Ces personnages relèvent-ils de la fiction ou de l’observation directe ?

    - Un seul d’entre eux, le vieil épigraphiste Palipana, procède d’un «modèle» vivant. Tous les autres sont des «types» que j’ai cristallisés à partir de multiples exemples.

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    - Vous sentez-vous particulièrement proche de tel ou tel d’entre eux ?

    - J’éprouve une tendresse particulière pour Gamini, le jeune médecin qui représente ces héros sans noms se vouant à leur tâche dans des conditions souvent effrayantes.

    - Pour quelle raison avez-vous choisi la forme romanesque plutôt que le témoignage ou l’essai ?

    - Parce que je suis romancier et que c’est dans cette forme que je pouvais traduire le mieux les aspects existentiels et émotionnels du drame, ou la correspondance constante entre l’individuel et le collectif. De nombreux essais existaient déjà, riches en faits ou en réflexions. Mais je tenais, pour ma part, à rendre «physiquement» l’atmosphère de cette période marquée par une peur omniprésente. Par ailleurs, seule la fiction me permettait de saisir les composantes obscures et irrationnelles qui éclairent les faits. Comment expliquer, par exemple, que les disparitions allaient de pair avec l’effacement systématique de l’identité des disparus, décapités ou brûlés ? Seuls des personnages vivants me permettaient de suggérer la détresse de tous ceux auxquels on a arraché des proches et qu’on a empêchés de vivre leur deuil.

    - Vous dites, à un moment donné, que «la raison d’être de la guerre était la guerre». Est-ce un fait nouveau ?

    - Il est clair que ce type de guerre civile dont on ne peut plus identifier les protagonistes, et dont la violence semble l’unique motivation, a quelque chose d’une nouvelle industrie. La Seconde Guerre mondiale me semble le dernier conflit soumis à des lois élémentaires, où l’on savait qui se battait contre qui. Ce qui s’est passé au Sri Lanka, comme au Liban ou dans les Balkans, en Amérique latine ou en Afrique, relève d’une guerre chaotique où le terrorisme aveugle devient la norme. En l’occurrence, trois parties s’affrontaient, alors que l’Etat lui-même entretenait des guérillas parallèlement à ses troupes régulières. La guerre n’est plus alors qu’une machine folle qui profite aux marchands d’armes et autres trafiquants de drogue.

    - Le choix d’un protagoniste féminin est-il fortuit ?

    - Certainement pas. Je tenais, en premier lieu, à exprimer la perception féminine de la violence. Anil n’est pas particulièrement sentimentale, mais elle vit la compassion dans ses tripes. Ses propres parents ont accidentellement disparu après son départ de Colombo, et elle a déjà fait l’expérience du désespoir au Guatemala, où elle a a déjà enquêté sur des disparitions en tant qu’experte en médecien légale. M’intéressait aussi le fait qu’Aneil, en tant que femme confrontée à un monde dominé par les hommes, et en tant qu’envoyée des Nations Unies, est doublement suspecte au Sri Lanka. Par ailleurs, elle incarne la femme émancipée d’aujourd’hui, qui croit que l’établissement de la vérité ira de pair avec l’accroissement de la liberté. Anil est un personnage d’aujourd’hui, formée aux techniques sophistiquées de la recherche, tandis que Sarath, l’archéologue avec lequel elle travaille, porte un regard sur le monde dans la pleine conscience du passé. Tous deux ne sont pas pour autant des types représentatifs schématiques, pas plus d’ailleurs qu’aucun des personnages du roman. Tous ont une histoire personnelle qui interfère dans leur attitude respective par rapport aux événements de l’époque.

    - Le roman fait alterner l’enquête d’Anil et de Sarath, portant sur l’identité d’un jeune inconnu. Mais en quoi celui-ci est-il représentatif ?

    - Le cadavre de Marin, ainsi que le nomment Anil et Sarath, et qu’ils ont retrouvé au milieu de squelettes beaucoup plus anciens, dans le site historique de Bandarawela, incarne aux yeux d’Anil le représentant de toutes les vies perdues. C’est cependant plus qu’un symbole, puisque les enquêteurs en établissent finalement l’identité tout à fait plausible.

    - Le roman est ponctué, comme une sorte de litanie, par l’énoncé de faits bruts. Or curieusement, ces pages relevant de l’information dans ce qu’elle a de plus implacable, et reproduites en italiques, se modulent presque comme un chant. Pourquoi cela ?

    - C’est, à vrai dire, le noyau du roman. Sur l’une de ces pages, je me contente d’énumérer le nom, l’âge et le sexe d’une série de disparus dont la liste complète remplirait des centaines de pages. En l’occurrence, je me borne à préciser où ils ont été vus la dernière fois, et le reste appartient au mystère des disparitions. Mais les noms seuls évoquent à chaque fois un roman possible. A un moment donné, la fiction, ou sa soeur la poésie, donnent aux faits un retentissement émotionnel comparable à celui du Choeur de la tragédie grecque. C’est cela que j’ai tenté de moduler dans ces pages.

    - A la fin de l’enquête qu’elle a menée avec Sarath, Anil met en accusation ceux qui «nous» on tués dans un rapport explosif qui se trouve immédiatement confisqué. Or, vous identifiez-vous à ce «nous» ?

    - Je ne me le permettrai pas, car j’ai vécu moi-même dans un pays protégé tandis que mes compatriotes s’entretuaient. Simplement, j’ai tenté à me façon de parler au nom de tous ceux qui font partie de ce «nous» et qui ne pourront jamais plus témoigner. Je crois que c’est le rôle de l’écrivain, aussi, d’endosser cette responsabilité. Cette démarche m’a également permis de retrouver mon pays et ses habitants.

    - Quel a été l’accueil de votre livre au Sri Lanka ?

    - La situation actuelle n’est évidemment pas vraiment favorable à la diffusion de la littérature, mais le roman est en voie de traduction et, jusqu’à maintenant, la réception de ceux qui l’ont lu a été favorable.

    - Qu’avez-vous découvert par le truchement de ce livre ?

    - Je savais d’emblée quel thème je voulais traiter, mais je me doutais pas de tous les développements que celui-ci m’amènerait à multiplier. J’ai beaucoup appris, naturellement, sur ce qui s’est réellement passé dans le pays: sur l’état de peur, la torture et les enlèvements. Mes recherches, en outre, m’ont fait découvrir de multiples aspects, ethnographiques ou historiques, culturels ou religieux sur une civilisation souvent méconnu. J’ai rencontré de fascinants personnages, comme celui que j’appelle Palipana, et le travail sur le terrain de nombreux hommes de bonne volonté m’a beaucoup impressionné. Au fur et à mesure de la composition, j’ai enfin développé une méditation sur la violence, les rapports de l’art et de la destinée humaine, la place de l’être humain sur cette planète, le sens de notre vie, qui a fini par imprégner tout le roman et lui donner une portée plus générale.

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  • L'argus de Nabokov

    medium_Nabokov4.JPGmedium_Argus.jpg Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’a donné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.

    C’était le dernier grand maître de la littérature occidentale, que les cuistres de Stockholm ont honoré en s’obstinant à ne pas lui décerner le Prix Nobel, comme s’il était naturellement au-dessus de ces honneurs calculés, trop insolemment libre pour aller donner la papatte à un monarque social-démocrate.

    Nabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’imprécision ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.

    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout chez Nabokov: c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du naturaliste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis. Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’ Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui “le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie”, auquel il consacra un petit livre non moins singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristocratique, et du second le fond plus trouble et le génie malicieux, l’ironie et certain goût du trivial - mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littérature scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre génie - comme un don du ciel qui méritait le respect et le meilleur entretien quotidien.

    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Eden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale. Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui - mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en attendant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.

    Je regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.

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    medium_Photo_007.jpgNabokov à son pupitre, photo de Horst Tappe.

    La tombe de Vladimir et Véra Nabokov, toute proche de celle d'Oskar Kokoschka. Photo: Philip Seelen

     

  • Lost

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    …Mais oui, Waldfried, je suis tout à fait consciente du fait que le concept de lisière est aussi décisif dans l’œuvre de Martin Heidegger que celui de clairière, et je suis prête à reprendre notre chère conversation sur l’application de ces deux intuitions à la réévaluation grecque des fondamentaux  hölderliniens, mais là, tout de suite, concrètement, bordel, on est où ?...

     

     

    Image : Philip Seelen

     

     

  • GPS

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    …Elle me suit partout, j’ouvre mon phone elle est là, je le ferme elle est plus là, elle a tout ce qui me fait flipper, c’est vraiment la fille que je cherche depuis toujours, et chaque fois que j’ouvre mon phone elle me dit où aller pour la trouver, mais p'tain je dois pas savoir y faire : j’la trouverai jamais…


    Image : Philip Seelen

  • Signalétique

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    … Tout a été prévu et minuté avec le Commando pour une intervention de haute sécurité : nos gars font irruption via la carte bancaire, ils neutralisent les locaux par la vidéosurveillance, ensuite de quoi le spécialistes de la Section de Choc désamorcent le système de verrouillage de la caisse automatique, de laquelle ils font s’échapper le personnel – un pictogramme doit être ajouté qui indiquera la SORTIE, et l’indispensable CELLULE PSYCHOLOGIQUE…


    Image : Philip Seelen

  • À la petite cousine

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    …Et pour ce livre que tu m’as envoyé, de ton Monsieur Ouellebec ou je ne sais plus quoi, je m’excuse, ma chère Augustine, mais je regrette de n’y avoir pas trouvé de coin de ciel bleu : je m’excuse mais c’est trop noir, et puis il y a des mots ordinaires et je me demande si ce n’est pas en plus un obsédé, mais le pire c’est qu’il n’y ait aucun espoir même à la fin – je t’avoue que je n’ai pas lu tout le roman, même pas la moitié, mais j’ai guigné la fin…


    Image : Philip Seelen

  • La virée d'Yvan

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    Belle tranche de roman d’ado autour de la Grande Bleue: 27.000 kilomètres en quête d’humanité et de culture millénaire, dans la foulée de Pierre, Maritou et Yvan Gisling. Récit rétrospectif autour d’un livre, à relire après la mort de Pierre ce dimanche 15 janvier 2017.

    Heureux qui comme Yvan, à dix ans, a fait un beau voyage ! Ulysse n’avait pas pensé à emmener son fils Télémaque et sa chère Pénélope dans son fameux périple, faute probablement de camping-car... Or, Pierre Gisling a mis à profit ce moyen moderne de déplacement pour concrétiser, de septembre 2003 à août 2004, une Odyssée certes plus modeste mais à valeur d’initiation irremplaçable. Sept ans après l’aventure, Yvan, gymnasien à Burier, se rappelle ce qui l’a le plus marqué.

    « Ce que je retiens d’abord, c’est la rencontre d’un Marocain qui nous a abordés spontanément, nous a reçus chez lui et m’a fait découvrir une qualité d’accueil que j’ignorais jusque-là. Durant tout le voyage, j’ai apprécié cette façon, même chez des gens pauvres, de nous recevoir avec la même générosité». De la même façon, également au Maroc, Maritou dit avoir été impressionnée par un guide « sauvage » lui faisant valoir que le bonheur à l’occidentale n’était pas à se yeux un idéal. « Ce qui m’a impressionnée, c’est sa façon claire et nette de revendiquer une vie plus simple et plus vraie que notre existence de consommateurs à outrance.»

    Soulignant à son tour cette bienveillance partout rencontrée, sans doute liée au « passeport » que représentait un jeune enfant, Pierre Gisling cite un moment particulièrement fort de leur équipée, un soir dans un village perdu de Crète, lors d’une fête pascale où soudain, un homme s’est mis à danser en portant une femme-tronc. « Ce qui nous a bouleversés, c’est la beauté qui irradiait de cette femme complètement disgraciée. Au milieu des belles jeunes filles qu’il y avait là, l’infirme dégageait un rayonnement extraordinaire, qui m’a fait m’interroger sur la notion même de beauté... »

    Loin de se cacher les dangers et autres mauvaises rencontres possibles liées à un tel voyage, les Gisling relèvent d’une seule voix le fait que pas une fois, durant cet immense périple, ils n’ont été en butte à des menaces ou à de la malveillance. « Une seule fois, précise cependant Maritou, j’ai eu peur lorsque, égarés dans une zone militaire turque, nous nous sommes retrouvés au milieu de soldats braquant leurs armes sur nous. Mais tout s’est résolu grâce à la présence d’Yvan…» Et de relever, aussi, les moments de lassitude liés à l’obligation de vivre ensemble dans l’espace exigu d’un fourgon. Ou bien Yvan de se rappeler une terrible prise de bec avec son père, après qu’un chien eut mangé l’une de ses tortues, « pétant les plombs » et traitant alors son paternel de « connard »…



    Le voyage qui « nous fait »

    Comme je  rappelle à Yvan, qui vient de fêter ses dix-sept ans, le mot de Nicolas Bouvier selon lequel les voyages nous « font » plus que nous les faisons, le jeune homme analyse lucidement le changement, en lui, lié à cette expérience : « En fait, ce n’est que vers quatorze ans que j’ai commencé de me rendre compte de ce que nous avons vécu, avec la prise de conscience de la diversité des coutumes et des conceptions de la vie, dans tous les pays que nous avons traversés. Depuis lors, mon jugement est plus nuancé...»

    Quant à Maritou, c’est le voyage lui-même qui l’a transformée durant ce qu’elle dit une « année merveilleuse ». Et Pierre Gisling de souligner l’importance, par le voyage, de « sortir de son cocon, de ses bornes, de ses flèches ». Loin de partir pour voir plus loin si l’herbe est plus verte, à la recherche d’une certaine universalité du sentiment. « Une mère qui console son enfant a les mêmes gestes, qu’elle soit arabe, juive ou chrétienne. Or ce dénominateur commun est amplifié par la Méditerranée, dont j’espérais montrer, à notre fils, les racines et les sources entremêlées. Pour ma part, je pressentais évidemment que toutes ces cultures du pourtour méditerranéen s’interpénètrent, mais le voyage a inscrit cette réalité dans notre peau… »

    Gisling 001.jpgPèlerinage à nos sources

    Beau projet, à l’heure de certaine peur renaissante de l’étranger, que de faire découvrir à son fils la ressemblance humaine au-delà des principes abstraits. Avec Maritou, sa femme enseignante capable d’assurer le suivi scolaire du gosse une année durant, Pierre Gisling ne partait pas sans biscuits. Ancien prof de dessin plein de charisme, passeur d’art et de culture populaire (on se rappelle Volets verts) à la TSR, actuellement propriétaire d’un Cabinet de curiosités à Montreux, l’homme a bourlingué. Artiste (il ornera les façades d’une maison marocaine en passant, notamment) mais aussi homme de terrain et d’organisation (il a été officier et mit sur pied des camps de dessin de fameuse mémoire), c’est enfin un humaniste, mais qui ne pensait pas vraiment se lancer dans un récit de voyage, craignant l’anecdote. Or un ancien collègue et ami, l’enseignant et journaliste Robert Gerbex, l’a convaincu de se lancer dans ce livre à deux voix très chargé d’histoire et de culture, qui nous emmène de la Sagrada Familia de Barcelone à Cnossos, en passant par le Maroc et l’Egypte, la Turquie et jusqu’au pied du Mont Ararat, par tous les lieux chargés de mémoire et de spiritualité. Parcours initiatique riche, aux innombrables interférences religieuses et politiques, notamment avec les Arméniens et les Kurdes.

    Le récit alterné, très intéressant mais parfois un peu trop didactique, évoque aussi la passion de Maritou pour le tissage (l’enseignante est également restauratrice de tapis anciens) et les rencontres humaines du trio, ou encore les étonnements d’Yvan devant le colosse de Rhodes, le cheval de Troie (reconstitué) ou les vestiges (improbables) de l’Arche de Noé…


    Pierre Gisling et Robert Gerbex. Méditerranée entre clochers et minarets. Mon Village, 286p. Nombreuses illustrations.

  • Sollers à Syracuse

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    De modalités de la conversation, chez Elio Vittorini et dans le roman Une vie divine de Philippe Sollers. Du  mépris de celui-ci pour les auteurs "lourds".


    J’ai parlé de conversation à propos d’Une vie divine, mais le mot est lesté d’un autre poids dans l’inoubliable Conversation en Sicile d’Elio Vittorini que, sans doute, Sollers jetterait aujourd’hui dans le sac des « auteurs lourds », comme il le fait des romanciers américains contemporains. Lui qui a parlé de Bret Easton Ellis comme d’un sous-produit de marketing, et qui marque presque le même dédain à l’endroit d’un Philip Roth, fait peut-être illusion dans le cercle confiné et narcissique d’un certain parisianisme, mais comment ne pas voir, avec un peu de recul, que les « romans » de Philippe Sollers ne font absolument pas le poids à côté de la trilogie américaine de Philip Roth (pour ne parler que de ceux-là), des livres de Joyce Carol Oates ou du Canadien Timothy Findley, et que Lunar Park surclasse à l’évidence, en tant que projection romanesque, l’habile et ludique surglose d’Une vie divine ?

    Tout cela que je note sans cesser d’apprécier ce dernier livre de notre casanovesque jaboteur, dont la conversation brillante n’a pourtant rien de commun avec le grand brassage existentiel, social et politique qui constitue la matière fusionnelle de Conversation en Sicile.

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    Autant dire qu’on passe, d’Une vie divine au chef-d’œuvre néo-réaliste que figure le roman de Vittorini, du salon français à ce qu’on pourrait dire l’éternel entretien de l’homme avec lui-même, à travers les siens, sa terre natale et ses souvenirs d’enfance, ici : les figuiers de barbarie et l’odeur du soufre que Silvestro, le fils déprimant à Milan que son père fait revenir en Sicile, retrouve avec le monde des humbles, ou les harengs et les fèves aux cardons de la Mamma, et les gens, la foultitude des gens... 

    Tout ça qui pèse tellement de tonnes d'humanité crasse, n’est-ce pas !
    Sollers.jpgA propos de conversation, il est par ailleurs intéressant d’observer plus précisément les dialogues d’Une vie divine, qui relèvent somme toute de la non-conversation. Toujours étincelant dans le soliloque, Philippe Sollers est en revanche incapable de moduler un vrai dialogue, l’interlocutrice (il n’a jamais d’interlocuteur) n’intervenant jamais qu’en faire-valoir, comme d’ailleurs tous les « personnages » féminins des « romans » de l’auteur.
    Avec le « pesant » Vittorini, tout, au contraire, dialogue : les gens entre eux et avec eux-mêmes, la lumière et les parfums, les noms et les larmes…


    Elio Vittorini. Conversation en Sicile. Gallimard, Collection l’Imaginaire.

  • Adieu l'ami, salut l'artiste...

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    Pierre Gisling, artiste et initiateur de la jeunesse en matière d’art, voyageur curieux de toutes les cultures et infatigable passeur de beauté, vient de nous quitter.


    Pierre Gisling n’est plus. Notre vieil ami et voisin au Vallon de Villard, sur les hauts de Montreux, est décédé dimanche soir 15 janvier. Celui que des milliers de jeunes gens en chemises bleues avaient connu et aimé sous le surnom de Kim, chef charismatique du faisceau vaudois des UCJG, était à la fois un grand frère attentif et un artiste sensible, un voyageur curieux de toutes les cultures et un passeur de beauté.
    Né à Moudon en 1937, fils d’industriel, Pierre Gisling avait étudié les arts plastiques et la pédagogie aux Beaux-arts de Lausanne avant de parfaire sa formation pédagogique à Paris. Devenu professeur de dessin au collège de Béthusy, il avait créé, en 1964, les premiers camps d'expression artistique, notamment à Dieulefit, où il partagea sa passion avec des centaines d’adolescents et dont témoignent plusieurs publications, tels L'oeil apprivoisé et L'imagination au galop ou Les aiguillages du rêve.
    Appelé par la Télévision suisse romande à diriger son service Art et éducation, en 1970, il y réalisa, entre autres, de mémorables portraits de grands artistes contemporains (de Max Bill à Jean Dubuffet en passant par Balthus et Manessier), puis il anima une émission largement ouverte à la culture populaire de nos régions, à l’enseigne de Volets verts.

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    La retraite passée, Pierre Gisling continua d’exercer son art, consacra des mois à un grand voyage en minibus autour de la Méditerranée, avec son épouse Maritou et son fils Yvan, puis créa un fabuleux Cabinet de curiosités, à Montreux, où il faisait commerce éclairé d’objets souvent exceptionnels en matière d’art chinois, précolombien ou africain, notamment.
    Sensible depuis toujours au cousinage de toutes les civilisations, en homme de culture attentif à la spiritualité de l'art vivant anonyme plus qu'en esthète sèchement spécialiste ou en spéculateur, il avait ramené de Chine une quantité d'objets dont certains paraissaient très proches, par leur raffinement où l'émotion qu'ils dégageaient, de «notre» Antiquité ou de «notre» Moyen Âge. Des Song au siècle passé, en passant par les époques Han et Ming, ces objets témoignaient de ce qu'Etienne Barilier appelle la «ressemblance humaine», souvent très émouvante.


    De la même façon, quoique très connaisseur de l’art contemporain, mais hors de tout snobisme, Pierre Gisling restait ouvert à tous les aspects de la création artistique fondée en authenticité ou chargée d’énergie spirituelle ou pulsionnelle, des arts premiers de toute provenance à l’art brut sous ses multiples formes. Quant à sa dernière exposition personnelle, elle illustrait sa vénération particulière du corps humain.
    Passeur de beauté, Pierre Gisling aura savouré jusqu’à ces derniers temps chaque instant de la vie, comme il nous en témoignait récemment encore dans la pleine conscience de l’issue de sa maladie. L’intensité de cette dernière reconnaissance n’efface pas notre chagrin, mais nous reste comme une leçon sereine au moment des adieux. (Images: Philip Seelen)

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  • L'Amérique au scalpel

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    Flash-back sur Zombies, le premier recueil de nouvelles de Bret Easton Ellis, dont les Oeuvres complètes viennent d'être réunies en deux volumes dans la collection Bouquins de Laffont.

    La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies.

    Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur.

    Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu.
    C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.

    Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.

    Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park et Glamorama à l’autre bout de son parcours.

    Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés ou informes.

    Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments.
    Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées.

    Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer.
    Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.

    Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.

    S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de répulsion contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveaux malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'œuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…

    12790945_10208822612029472_2381570917894567996_n.jpgBret Easton Ellis, Oeuvres complètes en 2 vol. Préface de Cécile Guilbert, suivie d'un entretien (très intéressant) de l'écrivain avec Jon-Jon Goulian, paru dans la Paris Review. Volume1, 1040p.: Moins que zéro, Les lois de l'attraction, American psycho, Zombies. Volume 2,
    1112p. : Glamorama, Lunar Park, Suite(s) impériale(s). Robert Laffont, collection Bouquins.

  • Sollers à Stromboli

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    De l’instant présent et du regard « ailleurs ». Sur l'éternel retour et le point de vue de Philippe Sollers. De la façon particulière, chez le lagopède, de roter.

    A La Désirade, ce dimanche 15 janvier 2017. - Je rodais sous le volcan lorsque j’ai découvert Le gai savoir sur le sable blanc de quelque île Bienheureuse, à vingt ans et des poussières, en compagnie de la fille et du garçon que j’aimais alors, alternant cette lecture et celle de Malcolm Lowry, mais déjà je regardais ailleurs : je savais que ma vérité était ailleurs.

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    Jamais je n’ai pris Nietzsche tout à fait au sérieux, l’image d’Héraclite se jetant dans le cratère m’a toujours paru du kitsch, et cette histoire d’éternel retour vécue par Sollers dans Une vie divine me semble également « de la littérature ».

    Au-dessous du volcan, ça c’était autre chose : c’était LA littérature telle que je l’entends, qui passe les grands mots et les délires solipsistes de la poésie philosophique à la Zarathoustra.

    LA littérature ne dresse pas devant moi des idoles ou des statues de Commandeur, mais m’ouvre des portes et des mondes. Une chose m’intéresse alors dans Une vie divine, et c’est la façon de Sollers de regarder ailleurs pendant qu’il note telle ou telle phrase de Nietzsche, l’air de dire « cause toujours », quand il ne l’écrit pas carrément. De la même façon, et c’est pourquoi je l’apprécie, ce livre m’incite à tout moment à penser à mon tour « cause toujours », comme si le solipsisme de Sollers restait entr’ouvert, si j’ose dire.14260785.jpg
    François Truffaut remarquait, à propos du Macbeth d’Orson Welles, que celui-ci regarde toujours ailleurs à travers tout le film, comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un de plus fort que tout pendant que tel ou telle lui parle. Ce regard étrange, un peu fou, je le sens à tout moment dans LA littérature, de Shakespeare à Proust ou de Dante à Dostoïevski. Or ce regard seul me délivre de mon solipsisme et m’ouvre entièrement à la porosité.

    LA voix qui cristallise toutes les voix, LE regard qui nous fait entrer dans toutes les maisons et tous les cœurs, LE rythme de telle ou telle pulsation d’écriture ne sont plus alors de l’ordre de la « littérature », au sens du words words words, mais de LA littérature qui raconte notre histoire, une bribe après l’autre, depuis la nuit des temps.

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    Je n’ai pas besoin d’aller à Stromboli pour y être. J’ai revu l’autre jour le film de Rosselini, où toutes les passions sont en somme mises « sur le feu », de la nature et des hommes. Or cela, ce matin, me rase. De ma table matinale, je vois les montagnes enneigées, flottant sur le stratus comme des îles, émerger dans le ciel rose. Tel est l’instant présent, que je savoure sans en faire une doctrine. Or c’est cela même, alors que le rose du ciel là-bas semble prendre feu, qui semble si vain ce matin : ces doctrines en piles et en strates, que je ne trouve chez aucun des auteurs auxquels je tiens vraiment, je dirais ce matin : de Tchékhov à Proust ou de Balzac à Trevor, d’Eschyle à Bernanos, entre mille autres.

    Les Alpes ce matin ne se la jouent pas fuligineuse et dramatique, comme à Stromboli, mais plutôt contemplative et zen; et ce matin, tiens, j’irais bien faire un tour sur les traces du lagopède des neiges, dont me réjouit toujours le rot d’enfant gavé dans le silence des cols préalpins…

  • Ceux que leur gaîté protège

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    Celui qui n’arrive pas à rester fâché / Celle qui a l’art guerrier de dévier les traits / Ceux que tout atteint mais qui n’en montrent rien / Celui qui sourit dans le vague avec la fixité précise de l'Archer / Celle qui lit Le Trottoir au soleil dans la salle d’attente du train de nuit / Ceux qui rebondissent comme des ballons sur la pelouse du jour vert électrique / Celle qui fait la vaisselle en chantant l’air de Mimi de La Bohême (« Mi chiamano Mimi », etc.) pendant que ses jeunes invité pioncent encore après les excellents excès de la veille / Ceux qui restent pensifs après le départ de tous les clients du bar gay Au Soleil levant tenu par la famille vietnamienne qui en a superchié pendant les guerres dont les gamins ne savent plus foutre rien / Celui qui a écrit « la lumière est en vous aussi » et que les gens liront avec reconnaissance quand le bouquin sera en vente / Celle qui se console de n’avoir pas été invitée à la noce pipole du présentateur de la télé et de la Miss Météo en apprenant qu’on s’y est fait hyper-tartir / Ceux qui jurent qu’ils n’en sont pas quand on leur demande s’ils en sont / Celui que la vision des abattoirs déprimait à chaque fois qu’il prenait le TGV Lyria et qui déprime maintenant de ne plus avoir assez de ronds pour se payer Paris-Folie / Celle qui se défoule dans la foule du métro après sa sortie du couvent motivés par Dieu sait quoi / Ceux qui prient le Seigneur avec une ferveur de 3 janvier sans trop savoir qui c’est çui-là mais Lui doit le savoir alors ça va / Celui qui se rappelle son premier Happy Meal au goût de petite madeleine / Celle qui fête le Nouvel An avec les Chinetoques d’à côté qui s’intéressent à ses années de musicologie à l’Academia Chigi de Siena (Italia) / Ceux qui offrent des figues sèche sà la tante Glouton / Celui qui va skier ce matin aux Portes du Soleil où il tombe sur quelques aveugles en luges guidés par une monitrice à sifflet / Celle qui envoie promener ceux qui lui recommandent de fermer la porte aux Soucis alors qu’y que ça de bon dans la vie répond-elle sur le ton de la plus pure mauvaise foi paléochrétienne / Ceux qui sont trop actifs et réactifs pour regarder quoi que ce soit alentour où que c’est si beau n'est-ce pas Mado / Celui qui se rebiffe quand on le regarde malgré qu’il est si beau que ça fait même pas d’jaloux / Celle qui sourit sans écouter ce que radote son conjoint rouquin qui bégaie dans ses bretelles / Ceux que soucient grave plusieurs kilos de surpoids consécutifs aux Fêtes mais tu verras Betty je me réabonne au Fitness Hyperforme / Celle qui aime la bonne méchanceté de certaines fortes femmes fragiles style Flannery la dompteuse de poules / Ceux qui ont dansé le Fox-trot en 1953 tandis que Staline cannait pour de bon mais les kids des Lycées Béjart et Aragon n’ont entendu parler ni de l’un ni de l’autre / Celui qui remonte en danseuse la côte du Grand Sabot Breton / Celle qui tient le bar lesbien Au Bon Gigot / Ceux qui draguaient nos sœurs à la sortie du ciné en plein air de Levanto et qui sont aujourd’hui de vieilles peaux berlusconisées à mort ou qui sont morts ou va savoir avec la Nave qui va / Celui qui a pas mal fait l’amour en groupe et se retrouve pas mal seul à l’heure qu’il est mais sans que Dieu s’en soit mêlé qu’allez vous croire cancrelats ? / Celle qui se tenait au piquet de Valerio quand il fonçait sur sa Vespa par les monts de La Spezia / Ceux qui reviennent sur les lieux dont les livres les ont fait rêver genre Balbec ou Sils Maria / Celui qui nourrit des projets brésiliens après que Jean Ziegler lui a raconté ses nuits de candomblé à la Mère Royaume / Celle qui médite devant une pomme lisse comme une conne / Ceux qui peignent à l’ancienne des sujets sociaux genre Jed Martin se défonçant à la disco avec Olga la Ruskova / Celui qui se réjouit de retrouver à Salonique ses jeunes amis fous de La Callas et de Cavafy / Celle que tout met en joie même la perspective de retrouver la cafète de l’Entreprise où l’Alcool est proscrit mon chéri / Ceux dont la bonne humeur inaltérable entretien une ambiance du tonnerre aux RH de l’Entreprise et surtout quand tous se retrouvent sur le toit pour cloper, etc.

    (Ces note sont été prises en marge de la lecture du Trottoir au soleil de Philippe Delerm. )

  • Sollers à Salerno

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    Heptaméron du Bain Japonais. De l’hormone du lien et du bien-être, au tournant de la page 460 d'Une vie divine de Philippe Sollers. 

    A La Désirade, ce dimanche 29 janvier 19**. – Il a fait tout ce jour de neige une chaleur sulfureuse, puisque la fantaisie m'a pris de  l'imaginer dans le Bain Japonais de Salerne, avec mes sept épouses et mes deux Moi momentanément réconciliés.

    La chimpanzée Winnipeg, qui se fait abusivement appeler Winnie, a profité de nos sensuelles ablutions pour semer la confusion dans les messages latéraux de ce carnet de lecture, prétendant que je me trouvais déjà lancé à destination de Siracuse, à bord de je ne sais quel train futuriste, à regarder le Macbeth de Welles en barbotant dans le jacuzzi ferroviaire, alors que nous nous trouvions bonnement plongés dans ce Bain japonais cerné de vieux notaires siciliens égrotants et ricanants qui se désignaient l’un l’autre ce Kama Sutrâ amphibiotique, là-bas dans les nuées d’eau à bubulles: cazzo mio, macchè spettacolo !

    Inconnue.jpgLa chimpanzée blonde est sortie, à mon insu, de la page 460 d’Une vie divine. C’est tout à fait le genre de la positiviste américaine que je rencontrai à sept reprises au cours de mes pérégrinations dans le monde et l’arrière-monde, me demandant à chaque fois à quelle Cause j’avais enfin résolu de me consacrer. L’idée que je puisse vouer ma vie à la lecture et à l’écriture l’insupportait absolument. La pire de ces réincarnations de la fameuse Petite Femme de Kafka, qui représente l’équivalent des Pépères scrutant les femmes-fontaines à la longue-vue phalloïde et tremblotante de culpabilité, me traqua sept jours durant dans les rues de Cordoue, avant que je ne la semasse (ceci est un subjonctif andalou typique) dans les enchevêtrements de la Mezquita.

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    Winnipeg, qui se fait appeler Winnie, est la chieuse matérialiste humanitaire caractérisée, qui prétend avoir les pieds sur terre et à qui on ne la fait pas. A la page 461 du nouveau bréviaire de l’Ordre du Temple Sollers, il est rapporté qu’elle écrit ceci : « Quand un couple s’embrasse, se caresse, fait l’amour, mais aussi lorsqu’il parle, échange des idées ou rit, il y a libération d’ocytocine, hormone du lien et du bien-être, que le cerveau sécrète à volonté. Cela stimule le système immunitaire et ralentit le cœur. Avec l’ocytocine un couple dure. C’est un peu une paire de lunettes roses qui nous fait voir la vie avec bonheur ».
    Autant dire que la chimpanzée blonde nous matait elle aussi, dans le Bain Japonais, soucieuse de nous voir échanger, comme elle disait, en clair : produire de l’ocytocine à surdose.
    Moi l’un en avait la rage, tandis que Moi l’autre s’en amusait folâtrement, mais ce furent mes sept épouses, dans les reflets des sept miroirs constituant l’enceinte du Bain Japonais, qui me furent alors de meilleur conseil : «Raconte lui sept histoires à dormir debout et ça lui remettra ses lunettes roses, qu’elle nous foute la paix et qu’on puisse enfin exulter comme un dimanche à Salerne…»
    Ainsi me vinrent les sept récits de l’Heptaméron du Bain Japonais, qu’on se procure à 2€ pièce à la boutique numérique de La Désirade ou sur demande (ne pas oublier le petit timbre).