UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 67

  • Le temps d'un chef-d'oeuvre

    BPLT_JLK7_M2.jpg

     

    Ce sera très probablement l’un des (rares) grand livres de cette année, après l’admirable Atlas d’un homme inquiet dont il prolonge les séquences géopoétiques, autour du monde, par une sorte de féerie aux allures de conte. Avec Cox ou la course du temps, Christoph Ransmayr nous confronte en effet, dans une Chine fabuleuse et non moins inquiétante, à l’antique obsession de l’homme se rêvant maître du temps.    

     

     

    On se trouverait d’abord comme en un rêve éveillé dans lequel on verrait le Très-Haut de ces cantons chinois, dit aussi le Seigneur des Dix Mille Ans, ou l’Auguste, composer au pinceau d’eau, sur une pierre blanche, un poème parfait dont les idéogrammes s’évaporeraient dans l’instant d’être écrits sous l’effet de la chaleur solaire.

    Ensuite on serait prié d’imaginer une horloge à vent, sous la forme d’une jonque miniature toute faite d’argent, aux entrailles pleines de petits coffres remplis de minuscules jouets, offerte à l’Empereur désireux d’un objet reproduisant les temps propres à l’enfance, sensible donc au moindre caprice des brises; puis on verrait s’élaborer une horloge de feu, dont la forme imiterait un segment de la Grande Muraille et qui évoquerait le terrible temps compté des condamnés à mort.

    Ces images ne tomberaient pas du ciel ni ne seraient gratuites: elles ponctueraient les épisodes d’un des plus beaux romans de ces dernières années, intitulé Cox ou la course du temps et confirmant une fois de plus, après l’inoubliable suite de l’Atlas d’un homme inquiet, le génie absolument singulier de l’écrivain autrichien Christoph Ransmayr.     

    De la réalité au rêve

    Le ton et le tranchant du roman s’affirment dès sa première phrase: «Cox aborda la terre ferme chinoise sous voiles flottantes le matin de ce jour d’octobre où l’empereur de Chine, Qianlong, l’homme le plus puissant du monde, faisait couper le nez à vingt-sept fonctionnaires des impôts et agents de change».

    Immédiatement intrigués, voire alléchés (telle étant l’humanité) par cette promesse de supplice, la lectrice et le lecteur se demandent de qui et de quoi l’on parle, et je ne crois pas leur gâcher le plaisir incessamment surprenant de 316 pages de lecture en révélant illico ce que l’Auteur précise «pour finir», à savoir que tout est vrai dans ce roman pour l’essentiel, qui touche à notre condition de mortels et aux questions que cela nous pose, alors même que les quelques faits historiques avérés ne sont qu’une base partielle et bidouillée…

    Mais Qian Long (1711-1799), quatrième empereur de la dynastie Qing, a bel et bien régné, flanqué de ses quarante et une épouses et de quelque trois mille concubines, et ce fut un collectionneur d’horloges et d’œuvres d’art avisé. Cependant il ne rencontra jamais l’Anglais James Cox, fameux créateur d’horloges qui ne mit jamais les pieds dans la Cité interdite et se prénomme Alistair dans le roman, en grand deuil d’une petite fille de cinq ans et désespérant de voir sa moitié, la douce (et imaginaire) Faye, lui revenir du tréfonds de son désespoir.            

    Bref, ceci précisé, la lectrice et le lecteur seront brièvement horrifiés, comme Cox et les trois artisans-artistes qui l’accompagnent (Jacob Merlin, inscrit aux annales historiques sous le prénom de Joseph, et ses compères Aram Lockwood et Balder Bradshaw, virtuoses de micro-mécanique), par l’exécution publique du supplice des nez, comme ils le seront plus tard par le sort atroce réservé à deux médecins convaincus de menterie par le Très-Haut et dépecés vivants, mais ces cruelles chinoiseries ne sont que noirs détails (le vilain bout du nez du loup dans le chaperon rouge) dans la course aux horloges.        

    Celle-ci fut une réalité, on le sait, et les automates extravagants de Cox firent le bonheur du Chinois autant que du Tsar de Russie, mais la littérature, et plus précisément la poésie, traitent d’une autre dimension du réel, et l’on retrouve alors, chez Ransmayr, le mélange unique d’éléments concrets, tirés ici des mille complications de l’horlogerie et des rituels impériaux en la Ville pourpre (Zi jin cheng), ou de l’observation de la nature dans la double tradition des romantiques allemands et des peintres chinois, et de données humaines, affectives ou esthétiques (la Beauté est une composante majeure du roman), spirituelles ou philosophiques. On se rappelle en passant les pyrotechnies verbales d’un Raymond Roussel ou, pour les spéculations vertigineuses sur le temps, Le pendule de Foucault d’Umberto Eco, même si Ransmayr développe une poétique incomparable.

    L’invisible rit et sourit

    Christoph Ransmayr semble connaître la Chine comme sa poche, qu’il évoquait déjà dans son Atlas d’un homme inquiet, notamment lors de la rencontre d’un hurluberlu anglais spécialiste des chants de territoire des oiseaux, sur la Grande Muraille, puis à l’observation de moines calligraphes peignant des poèmes sur des pierres – déjà !

    Rien de très étonnant à cela : un vrai poète va partout, et Ransmayr, grand voyageur à plein temps,   est géographiquement à l’aise en tout lieu, sur tel volcan du Costa Rica aussi bien que sur telle île grecque où il se fait un selfie devant le tombe d’Homère, autant qu’il l’est, ici, historiquement, en pleine Chine impériale menacée au nord par des hordes musulmanes – déjà !

    De surcroit, ses personnages ont une présence humaine vibrante, jusqu’au Très-Haut, d’abord invisible, qui donne ses directives de derrière un paravent, puis qui surgit à l’improviste en rieur débonnaire, et qui sourit une autre fois avant de partager, avec le maître horloger, un saisissant instant de présence partagée – la lectrice et le lecteur apprécieront.

    Christoph Ransmayr est lui-même un maître de l’horlogerie romanesque, connaisseur des rouages de la psychologie - de l’émoi sidérant suscité par telle femme-enfant, à la mélancolie amoureuse des mal aimés – autant que des contrastes entre cultures, et ses évocations de la nature sont d’un peintre-musicien de la langue qu’on lirait volontiers en chinois traduit de l’allemand faute de savoir aussi bien la langue de Goethe que son (très remarquable) traducteur Bernard Kreiss - mais lire le chinois ne nous sera donné que dans une autre vie où l’on espère juste ne pas se faire couper le nez

    L’Horloge éternelle

    Si vous avez une collection de thermomètres dans votre héritage biparental, gardez-en précieusement le vif-argent. C’est en effet grâce à la très précieuse matière première du mercure, à raison ici d’un quintal dont la réquisition en milieu naturel scandalise les mandarins de la cour, très jaloux des Anglais, qu’Alistair Cox va mettre au point le mouvement éternel de l’horloge que lui a commandée le Très-Haut, qui en fera l’usage final le plus inattendu par la lectrice et le lecteur.

    Les bons contes font les bons amis de la sagesse, et Cox ou la course du temps en est une preuve étincelante, notamment durant le séjour de l’empereur et sa cour en sa résidence d’été de Jéhol, où le temps s’arrêtera avant de s’écouler à reculons, si l’on peut dire, jusqu’à l’accomplissement du chef-d’œuvre du Maître horloger.

    Entretemps, une scène sous la neige a vu l’Auguste apparaître dans toute sa fragilité humaine, amant dédaigné confronté à la douleur rivale de son protégé, mais là encore tout l’art du poète est de suggérer plus que de conclure, et telle est aussi la fin de ce roman-poème aux détails magnifiquement finis, du point de vue de l’artisanat littéraire, et aux résonances infinies touchant à la nature de l’art et au sens de la vie, etc.

     

    Christoph Ransmayr. Cox ou la course du temps. Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 316p.          

          

    Dessin original: Matthias Rihs. Cette chronique a paru sur le site Bon Pour La Tête.

     

     

     

  • Quand lire est une fête

    medium_Humboldt2.jpg
    Les Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann. 

    Caracolant comme un cheval fou à deux têtes, que voici livre merveilleusement drôle, intelligent, de belle écriture et de tonique effet sur le métabolisme général de la lectrice et du lecteur. Le nom de son auteur, qui avait juste passé la trentaine à sa parution, est Daniel Kehlmann. Et son titre : Les Arpenteurs du monde.
    Ce fut, dit-on alors, le plus grand succès littéraire allemand de ces dernières décennies. Plus d’un million de lecteurs, et le livre est en cours de traduction dans une trentaine de pays. Arguments publicitaires qui ne signalent pas, en l’occurrence, un engouement de masse douteux, mais bien plutôt la jubilation pétulante d’un million d’individus qui ont trouvé le même plaisir à trotter dans le sillage des deux savants fous réunis dans ce roman.

     medium_Gauss2.jpgLes arpenteurs du monde raconte en effet la rencontre, en septembre 1828 à Berlin, de deux énergumènes intéressants, en les personnes du mathématicien Carl Friedrich Gauss et du naturaliste-voyageur Alexander von Humbomedium_Humboldt6.jpgldt.

    Tout le monde connaît évidemment les observations de celui-ci au fond de la grotte amazonienne la plus profonde de la planète (on la dit en communication avec l’au-delà, mais la cartographie manque) où niche l’oiseau Guacharo. Et la courbe de Gauss n’a de secret pour personne non plus. Mais dès qu’apparaît l’horrible râleur qu’est le vieux Gauss, pestant d’avoir à se pointer à ce ridicule congrès de plaisantins naturalistes qui le convient dans la puante ville de Berlin, chaque lecteur va découvrir les merveilleux territoires séparant ce que « tout le monde sait » de ce que « chacun ignore », à commencer par le mal de dents atroce qui accompagna l’une des premières grandes découverts du mathématicien adolescent (lequel défrayait la chronique dès l’âge de 8 ans), ou les tribulations inénarrables qui marquèrent le voyage d’Alexander von Humbolt en Nouvelle-Andalousie amazonienne, entre mille autres sujets d’étonnement.
    Tout le livre, commençant et finissant par la rencontre des deux illustres originaux, est en effet tissé par le récit alterné de leurs investigations respectives, l’un à mesurer et cartographier tout ce qui est mesurable et cartographiable en ce bas monde, du sein de sa mère aux volcans d’Equinoxie, et l’autre à chiffrer et computer mentalement tout ce qui est chiffrable et computable dans le cosmos et ses environs, exception faite de l’insondabilité abyssale de la niaiserie de son grand fils Eugène, si sympa au lecteur pourtant, et à la lectrice.
    Bref, c’est un constant et polymorphe régal que ce livre rappelant le climat des dingues romantiques à la Jean-Paul Richter, à l’enseigne du plus gai savoir qui soit et sous un regard juvénile plein de vieille tendresse…

    medium_Kehlmann0001.JPGmedium_Kehlmann.jpgDaniel Kehlmann. Les Arpenteurs du monde. Traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Editions Actes Sud, 299p.

  • Une mémoire d'enfer

     1663774512.jpg

     

    Une lecture de La Divine Comédie (22)

    Chant XXI. Prévaricateurs et concussionnaires.

    La formidable plasticité  de la Commedia, qui a inspiré tant de peintres, de Botticelli à Dali en passant par Gustave Doré, est évidemment liée à ses images (belle découverte !), et plus précisément à la puissance évocatrice de ses métaphores, comme on le voit au début de ce chant où les damnés se débattent dans une mer de poix en fusion comparable à celle qu’utilisent les Vénitiens pour calfater leurs bateaux.

    2843325129.jpeg

    Le frisson tout métaphysique que doit nous transmettre cette vision toute physique prépare l’apparition de fulminants diables au turbin dont le premier, du nom de Malebranche (griffes maudites), transporte des habitants de Lucca où Dante semble situer un véritable nid de prévaricateurs…

    Sur quoi se déchaîne une véritable sarabande de démons griffus et dentus dont Virgile s’efforce de protéger son pupille en l’invitant à se planquer derrière un rocher tout en les admonestant d’autorité – et ceux-là de se démener comme autant de figures d’un chapiteau roman soudain animé, avec l’un d’eux qui fait de « son cul trompette » !   

    Gustave_Dore_Inferno_Canto_21.jpg 

    Une fois de plus, il faut souligner, et répéter, que le visionnaire en dit ici autant, sinon plus, que le moraliste aux abois, lequel signale pourtant qu’en ces fosses se punissent ceux qui « du non ont fait un oui pour du fric »…

    On se fiche évidemment, aujourd’hui, de savoir si les Lucquois de l’époque étaient réellement plus concussionnaires ou prévaricateurs que les Arétins ou les Siennois : ce qui compte est le « massage » plus que le « message », si l’on peut dire – la transe d’effroi qui doit saisir le lecteur pour le faire compatir et trembloter à l’unisson du poète menacé par la cohorte des diables aux noms rigolos de Cagnazzo ou de Barbariccia, entre douze autres.

    2504080433.jpg

     

    Dans la foulée, nous relevons qu’il est question de l’effondrement de longue date d’une arche de pierre qui va compliquer la progression des deux poètes et dont est précisée la date de la destruction, un certain vendredi devenu saint et qui coïncide, tant de siècles après, avec le jour précis de la présence de Dante en ces Malebolge.

    Où l’on voit donc que l’Enfer est une mémoire et qu’il a encore des choses à nous rappeler sur nos origines et nos fins…

     

    Dante Alighieri. La Divine Comédie ; L’Enfer. Edition bilingue présentée et traduite par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion.

  • Corps et âme

    723N09346_82QB7.jpg

    À propos de la matérialité de l'esprit, selon Leopardi...

     

    Je me suis toujours défié d’un certain spiritualisme se voulant supérieurement désincarné, au-dessus des miasmes de la matière, alors que le spirituel participe à mes yeux de celle-ci et se garde de faire l’ange sous peine de voir la bête hanter celui-là de ses fantasmes entêtants.

    Et voici ce qu’en dit Leopardi dans le Zibaldone : « Bien que l’homme aspire toujours à un plaisir infini, il n’en désire pas moins un plaisir matériel et sensible, même si cette infinité ou cette indétermination nous font croire qu’il s’agit de quelque chose de spirituel. Cet élément spirituel que nous concevons confusément dans nos désirs ou nos sensations les plus vagues, indéfinies, vastes et sublimes, n’est autre, si l’on peut dire, que l’infinité ou le caractère indéfini de la réalité matérielle. Si bien que nos désirs et nos sensations, même les plus spirituelles, n’excèdent jamais les limites de la matière conçue plus ou moins précisément, et le bonheur le plus spirituel, le plus pur, le plus imaginaire, le plus indéterminé que nous puissions éprouver ou désirer, n’est jamais ni peut jamais être qu’un bonheur matériel : en effet, il n’est aucune faculté de notre esprit qui puisse aller au-delà des limites ultimes de la matière, et qui ne soit elle-même tout entière inscrite à l’intérieur de ces limites ». (9 mai 1824)  

     

    Peinture: Alex Katz.

     

     

  • Xochitl Borel réaliste poétique "latino"

    Unknown-1.jpeg
     
     
    Après un premier roman déjà très remarqué, gratifié de deux prix littéraires, Xochitl Borel brasse plus large et profond, entre détresse et tendresse, dans le magma d'une réalité pesante que son regard et son verbe allègent sans l'édulcorer. De L'alphabet des anges à son deuxième ouvrage qui vient de paraître, Les Oies de l'île Rousseau, une vraie romancière impose son univers poétique avec autant de porosité sensible que de vigueur réaliste.
     
    Ils ne sont pas légion, les jeunes auteurs contemporains de nos contrées qui ressaisissent, avec la même intensité émotive et la même force d'expression, ce qu'on peut dire le poids du monde et le chant du monde.
    Or Xochitl Borel est de ceux-là, qui pense en romancière et ressent en poète, avec une empathie sans doute nourrie par les multiples observations, émotions ou révoltes accumulées au fil de ses voyages autour du monde, et des qualités proprement littéraires modulant un regard pénétrant sur la société, la nature et les gens.
    De fait, elle a le sens des réalités sociales et du récit, une aptitude remarquable à individualiser ses personnages dont chacun dégage une aura particulière, le sens du symbole et le sens du dialogue autant que de la formule poétique ou critique.
    Attention : chute d'anges, pouvait-on signaler dès la première page de son premier roman, introduisant un motif tragique récurrent du deuxième roman dont quatre personnages tombent, au sens propre, sous le coup du désespoir. Mais une singulière indication de la première page du premier roman marquait aussi la beauté de l'homme gisant à terre, et l'on verra comment, dans ces deux romans ou l'on souffre et l'on tombe, la vie et les gestes humains pallient toute morbidité.
    Avec Les oies de l'île Rousseau, le lecteur « tombe » à son tour dans un imbroglio de destinées entremêlées, avec l'impression de prendre un train en marche depuis des années.
    C'est en effet trois décennies plus tôt que le protagoniste, au prénom d'Eliott et qui débarque dans un office de la police judiciaire genevoise pour un poste à l'essai, a été confié par sa mère a une certaine Fiora, membre d'un certain parti international d’extrême-gauche, qui l'accueille avec un autre petit garçon prénommé Julien. On ne saura pas la cause exacte de la mort volontaire de Natacha, mais cette première chute d'ange fait figure de noire scène primitive dans le drame personnel d'Eliott, exacerbant son écoute sensible des autres.
    Un tragédie plus dévastatrice est cependant investie par le roman, dans un entre-monde où ont été rejetés deux damnés de la terre : les migrants afghans Farid et Mehran ; et le même univers se ramifie en cette pension Ida proche de la place du Cirque, à Genève, où se rencontrent Eliott et l’immigrée malgache Tsyori, dont les relations évoqueront la possibilité d’un amour en dépit de toutes les difficultés.
    Sur l’arrière-fond d’un monde dont les structures – à commencer par le fameux lien social – ont plus ou moins volé en éclats, Xochitl Borel renoue des relations affectives, d’amitié et d’amour au sens large, entre une dizaine de personnages que rapproche leur sensibilité fragile et leur besoin d’amour ou d’affection.
    Il y a donc Eliott le flic bientôt mis à l’écart par sa hiérarchie, et Tsyori travaillant au noir dans un hôtel, dont l’intelligence du cœur s’apparente à celle de Fiora, la mère adoptive d’Eliott, autant qu’à l’écoute d’Eva la psy, auprès de laquelle Eliot trouve une espèce de grande sœur, comme il ira se réfugier vers son « frère » Julien et sa compagne Anna - tel étant en somme le premier cercle, central, du roman.
    Au pourtour de celui-ci, dans les ténèbres extérieures de l’exclusion, gravitent les vies meurtries de Mehran et Farid, également sensibles à la beauté des roses et de la poésie, et celle de Majda Mahfouz la lettrée frappée en sa chair par la perte d’un enfant.
    Est-ce alors un « roman social » à teinture misérabiliste que Les Oies de l’île Rousseau. Nullement. Est-ce un nouvel avatar du « polar romand » au motif que des flics y enquêtent ou en bousculent les personnages ? Pas non plus. Est-ce un témoignage romancé à verser au dossier des questions sociales « brûlantes » avec épisode relevant de l’enseignement spécialisé ? Non, ce roman d’immersion, achoppant à la condition humaine plus qu’à tel ou tel aspect socio-politique, relève plutôt, me semble-t-il, de ce que l’on a appelé le réalisme poétique, notamment dans la littérature latino-américaine, et plus précisément chez un Juan Carlos Onetti, sans qu’aucune référence directe ne soit perceptible dans l’ouvrage de Xochitl Borel.
    Mais le regard à la fois tendre et implacable de celle-ci (terrible regard d’enfant, comme celui de la petite Aneth de L’Alphabet des anges), sa relation très instinctive avec la terre et les êtres, les fleurs et les étoiles, sa pénétration des cœurs et son attention aux pulsions parfois irrépressibles de ses personnages, son humour et sa mélancolie latente me rappellent l’atmosphère du réalisme poétique « latino » aux personnage chaleureux dans un monde froid, avec telle voix de femme qui n’en finit pas de se demander « pourquoi la guerre, mon amour », etc.
     
    Xochitl Borel. L’Alphabet des anges. Prix du roman des Romands et Prix de Lettres-Frontière. Editions de l’Aire, 2014.
    Les Oies de l’île Rousseau. Editions de l’Aire, 2017, 291p.
     
    Xochitl Borel sur les quais de Morges:

    Samedi 2 septembre
    11h00-13h30 Dédicaces
    16h00-19h00 Dédicaces

    Dimanche 3 septembre
    10h00-12h30 Dédicaces
    14h30-15h30 Rencontre
    15h30-18h00 Dédicaces

  • Petites vertus et talent d'enfer

    1504210857_jlk5_md-1.jpg 

    Unknown.png 

     

    À propos du premier roman du jeune auteur vaudois Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, perle de rentrée.

    L’apparition d’un nouvel écrivain vraiment original, pour qui est attaché au repérage du plus vif de la littérature en train de se faire, est un bonheur d’autant plus intense qu’il est rare, et c’est ce que j’aurai éprouvé, et même en crescendo, à la lecture du premier roman d’Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, immédiatement entraînant par son ton et sa drôlerie frottée d’une très singulière verdeur, à la fois crâne et mal assurée  en ses relents d’adolescence romantique et révoltée, sans la moindre recherche apparente de style et se prenant parfois les pattes dans deux trois métaphores à grimper aux rideaux – mais accumulant aussi les grâces et autres trouvailles d’une écriture étonnamment et continûment juste.

    Cela commence assez exactement comment commence Voyage au bout de la nuit («Ça a débuté comme ça») sans relever pour autant du pastiche, mais on verra que le doux Adrien G. nous balance parfois des sentences rappelant celles de Céline le duraille, en plus girond où cocasse – donc voici comment ça commence: «Je ne voulais pas y aller, moi, mais ils m’ont convaincu»…

    De fait cela part comme à reculons: le Narrateur regimbe à l’idée de se pointer au mariage d’un compère en Macédoine malgré les encouragements de son long pote Paul d’Amsterdam qui répète volontiers «c’est moi le monde!», et plus encore de George son alter ego à moustache très exagérée imitée de Nietzsche, qui pense que ça lui fera du bien. Trois lascars donc à penser pis que pendre du mariage et de ses aléas, et même se défiant de l’amour-toujours, mais allez on sera trois et sûrement qu’il y aura à boire en Macédoine où Valentin enterre sa vie de garçon, et les voilà qui s’en aillent!

    Ensuite cela va dare-dare d’avions en taxis: à la page 17 on est déjà en Grèce où le premier constat est sans appel: «La Grèce est un beau pays. Il me semblait que c’était là que le soleil savait briller le mieux. Ce n’était pas qu’il était très fort, non, plutôt qu’il était très présent, carrément obsédé». Et pour qualifier un olivier qui passe par là: «Rien qu’à son tronc, on comprend qu’il est le roi des arbres tellement il est torturé, emmêlé, questionné. Il n’y a pas qu’une seule envie d’arbre dans l’olivier, il y en a des milliers qui se grimpent dessus, se coupent la route, s’empilent et se contredisent».

    Dans la foulée, ils ne cessent de picoler, nos trois lascars anti-mariage, anti-amour et anti-tout comme on l’est à vingt ans et des soupières, forts de leur «fainéantise ordinaire» et se retrouvant bientôt à Thessalonique puis en Macédoine, genre Vitelloni de Fellini en vadrouille ou vauriens plus ou moins gitans des premiers films de Kusturica.

    Mais la Macédoine, quelle horreur au premier regard, rien que «des champs et du béton avec un lourd soleil posé dessus et rien tout autour, juste une pesanteur vaporeuse, une ambiance de porte fermée». Mais la bière Dab va rallumer l’atmosphère, et voilà les plats de carne débarquer sur la terrasse («ça sentait le cheval mort, le sang cuit et les poils arrachés»), le patron sort ses tord-boyaux obligatoires et «c’est là que le plaisir a commencé» avant que Valentin, «beau comme un chaton qu’on peigne le jour de ses trois mois avant de l’envoyer dans sa famille d’accueil», n’apparaisse et annonce au trio d’enfer qu’avec la petite Sanja, la serveuse du coin, ils seront les rois pour vingt euros.

    Mornement macho tout ça, vous direz-vous alors, fines lectrices? Au premier regard en effet, devant ces épaisses «plaque de graille», mais de cette lourde matière va sourdre la grâce, et la voici en autre invitée helvète «extra» de Valentin, prénommée Gaïa et qui va tout faire basculer.

    Passons sur le mariage: un poème de  cinéma là encore à pèlerinage en fanfare d’une maison à l’autre avec rasage dans la foulée  du marié selon la tradition, beuverie et danses endiablées, mais déjà les yeux, les fleurs de peau, les désirs se sont allumés et George a bien vu que son ami était ferré, qui hésite cependant à se tirer avec la beauté en délicieuse otage consentante.

    Alors George au Narrateur: «Et si on s’y mettait à deux?». Et le pacte de se nouer à la page 30 sur la douce conclusion: «Il me fallait bien ça pour reprendre vie». Et voilà pour le premier chapitre de la série de sept dont chacun aura pour exergue un proverbe turc, le suivant étant: «Le jour passe, la vie s’écoule, et cependant le fou se réjouit de l’approche du jour de fête».

    Dès la noce on a compris que le Narrateur en pinçait pour Gaïa, cependant promise en principe à un certain Aaron l’accompagnant. Mais la belle n’a d’yeux que pour lui à ce qu’il semble: Dieu lui avait fourgué un regard envahissant avec de grands iris bruns». Et vingt lignes plus loin: «ça y était, j’avais déjà un peu envie d’elle». Mais lorsque Gaïa veut lui parler d’amour à l’écart des noceurs, il lui dit son «besoin de le fuir à tout à prix» vu qu’à l’amour il a déjà donné, pauvre Werther de l’ère post-romantique et que «cet enfoiré d’amour m’a lâché». Mais Gaïa ni George ne le lâcheront, et c’est en trio qu’ils fuiront jusqu’à la Corne d’or, pour cent pages de plus à Istanbul, où Gaïa poserait posément les règles du jeu en se donnant une nuit à l’un et la suivante à l’autre.    

    Image.png

    Pas tout à fait ce qu’on pourrait croire...

    Aux noces de nos petites vertus serait-il alors ce «Jules et Jim balkanique» qu’annonce, marketing oblige, le prière d’insérer ne cherchant pas midi à quatorze heures? André Gygax se la joue-t-il triolet à la mode bi? Et la virée stanbouliote ne va-t-elle pas tourner au scabreux convenu?

    Absolument pas! Et c’est là tout l’inattendu, le quasi miraculeux de ce premier roman dont même les défauts ont quelque chose d’épatant. Allons-y donc pour la métaphore énorme de la page 127, et fouettez pédants: «Il faisait définitivement trop chaud, le bois du parquet tirait la langue pour récupérer les gouttes de sueur qui se jetaient du haut de mon front»…    

    Pour ce qui compte, et de plus en plus en ce temps de dispersion standardisée et de clichés formatés par la mode et la recherche du succès, je crois déceler dans le talent un peu hirsute, un peu chien fou d’apparence, une voix unique procédant d’un noyau profond.

    Sa façon de parler d’un banal olivier ou de la féerie populaire d’Istanbul flottant entre ses eaux, et plus uniquement encore des dehors de la sensualité et des dedans du sentiment, toujours au bord de la mélancolie et de l’effarement devant l’incommensurable étrangeté du monde, des virilités dédoublées en rivalités et des ruses de la guerre des sexes, de l’amitié traître ou salvatrice, des épiphanies du quotidien, de la gaîté subite à la vision d’une rue vue du haut d’un balcon, du besoin soudain de tout foutre en l’air, de ce que peut être l’amour rien qu’à deux et qui dure en douceur – la belle et bonne énergie de son récit, enfin, font de son livre un vrai cadeau, merci la vie et salut l’artiste!

     

    Adrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Le Cherche Midi, 147p. 2017.

    Ce texte a paru le 1er septembre 2017 sur le site de Bon Pour La Tête, média indocile. Dessin original: Matthias Rhis.

  • Ceux qui la bouclent

    Rahmy4.jpg

    Celui que la jactance navre / Celle qui s'est blindée contre la médisance / Ceux qui repartent en forêt / Celui qu'épouvante l'imbécillité volubile sur Twitter / Celle qui sent le froid à l'écoute des bavards / Ceux qui se rappellent la parole des vivants /Celui qui dit partout que les mendiants feraient mieux de faire ça en silence pour ne pas dire entre eux / Celle que la stupidité des grands rapproche des petits / Ceux qui méditent en écoutant un peu de musique légère / Celui qui s'ennuie à les écouter ne rien dire / Celle que tu n'entends pas te parler des prix comparés du savon à l'émission Bon à savoir /Ceux qui n'ont rien trouvé à dire à l'émisson Tout dire / Celui qui se répète à tout moment "cause toujours mon lapin" / Celle qui la ferme avec véhémence / Ceux qui restent interdits devant la nonne qui ne dit mot sans consentir / Celui qui ne parlera pas sans y être engagé par le silence du sage / Celle qui a des mouvements empreints de mollesse et même comme silencieux genre Grouchenka dans Les Frères Karamazov /Ceux qui ont tout vu et ne pipent mot pour autant / Celui qui ne sait que dire à la furie jacasse / Celle qui finit par se faire écouter à force de mutisme affectant le mystère fatal / Ceux qui éventent la machination combien parlante de la taiseuse / Celui qui se retient de cafter par respect de soi / Celle qui ne parlera qu'à son avocat hélas décédé entretemps / Ceux qui apprécient les confidences sur l'oreiller de paresse / Celui qui se répand en non-dits pleins de sous-entendus à double sens / Celle qui ne dira pas au parloir qu'on lui a coupé la langue vu que c'est vrai / Ceux qui affirment que les Anglaises polyglottes excellent dans le french kiss que les Françaises appellent la pelle galloise, etc.

     
  • Le chien de garde de la Vertu

    FBI-director-J-Edgar-Hoov-007.jpg


    En 2005, Marc Dugain campait John Edgar Hoover en moraliste vicelard. Flash back avant de 
    retrouver l'écrivain dans Ils vont tuer Robert Kennedy.

    Le 4 mai 1972 eurent lieu, à Washington DC, deux manifestations dont la collision symbolisait la fracture de l’Amérique de l’époque : d’une part, les funérailles nationales du directeur du FBI John Edgar Hoover, mort de crise cardiaque le 2 mai après avoir été prié, par Richard Nixon (auquel il devait beaucoup) de débarrasser le plancher ; d’autre part une manifestation monstre contre la guerre du Vietnam. « Au cours de tout le XXe siècle, aucun homme n’a signifié plus pour son pays que Hoover », déclara Ronald Reagan lors des funérailles de celui que l’essayiste Anthony Summers qualifiait pour sa part de « plus grand salaud d’Amérique ».

    Hoover.jpg

    Durant 48 ans, l’homme qu’on inhumait comme un chef d’Etat avait fait figure de Commandeur occulte sous 8 présidents des Etats-Unis et 18 ministres de la Justice. De Roosevelt à Nixon, Hoover incarna le Big Brother policier de l’Amérique profonde, garant de la morale et du conservatisme politique, tenant les plus hautes autorités « par les couilles », selon l’élégant vocabulaire d’usage, au moyen de dossiers rassemblant sur chacun les informations les plus compromettantes.

    Figure-clé du maccarthysme, Hoover se flattait d’avoir fait bannir Charlie Chaplin des Etats-Unis pour sympathies pro-communistes et mœurs dissolues (« Hollywood pue le communisme ») après avoir harcelé Hemingway et Albert Einstein, entre tant d’autres écrivains et artistes, sans compter les milliers d’intellectuels privés de travail. Refusant longtemps de reconnaître l’existence du crime organisé, pour mieux contrôler les forces occultes en jeu, Hoover vit, après avoir assisté aux exploits mafieux de leur père Joe, les frères Kennedy courir à leur perte par bravade inconsciente autant que par idéalisme. Machiavel à l’américaine, ce puritain se défiait du jouisseur John Fitzgerald mais détestait plus encore la belle conscience de son frère Bob.

    j-edgar-hoover-images.jpg

    Ce tableau très incomplet se corse du fait que John Edgar Hoover, foudre de moralité, souffrait gravement de la « terrible faiblesse » de son homosexualité, qui lui faisait craindre plus que tout la diffusion de certaines photos le montrant, à torse nu sur un balcon, bécotant l’homme de sa vie, à savoir Clyde Tolson, son adjoint redouté. On ne saurait mieux résumer la contradiction fondamentale d’une vie humainement assez sinistre, dont le culte de soi-même et la passion du pouvoir furent les moteurs.

    ob_d78d18_a158aea112defde5dd0786148c004275.jpg

    Pour « serrer » ce formidable personnage, Marc Dugain joue d’habileté, à égale distance du récit documenté et de l’évocation romanesque. Pas vraiment du genre à donner dans l’indignation vertueuse, l’auteur de La chambre des officiers donne la parole au probable unique vrai confident de John Edgar Hoover, qui vient comme lui du tréfonds de l’Amérique moyenne et partage son double culte d’une mère idéalisée et d’une patrie incomparable. Un peu comme deux soldats fidèles et butés, Edgar et « Junior » reproduisent en outre le couple du maître et du disciple, avec une intéressante prise de distance, de loin en loin, qui voit le narrateur s’attarder sur les aspects « trop humains » de son mentor.

    sipa_ap20652491_000001_0.jpg

    Ainsi de l’épisode où les « problèmes » personnels de Hoover l’amènent à consulter un psychanalyste, lequel se fera mettre sous écoutes pour avoir osé lui suggérer de se regarder en face ; ou, sur la fin, de l’évolution des manies pédérastiques du présumé « gardien des valeurs », dont maints auteurs se sont déjà gaussé. L’originalité, en l’occurrence, tient plutôt à l’attachement presque canin de Clyde Tolson, dont la seule crainte sera précisément d’avoir été moins aimé, par le Directeur, que les chiens d’icelui…
    Pour l’essentiel, cependant, l’intérêt de La malédiction d’Edgar n’est pas dans ces composantes personnelles psychologique ou affectives, mais dans la constitution paranoïaque, vue de l’intérieur, d’un réseau policier très particulier, fondamentalement lié à la vie américaine. En outre, le livre nous replonge dans un demi-siècle d’histoire contemporaine dont les épisodes majeurs sont évidemment liés à l’ascension et à la chute de la Maison Kennedy.



    Recoupant de nombreux récits antérieurs, dont le fameux American Tabloid de James Ellroy, le roman de Marc Dugain propose, sous la plume de Clyde Tolson, une nouvelle version de la théorie du complot fatal à John Fitzgerald Kennedy, qui ne se pose pas pour autant en certitude absolue mais a le mérite de la clarté et de la vraisemblance. S’il « romance » lui aussi, comme le faisait Ellroy de façon parfois ambiguë, Marc Dugain se trouve naturellement bridé par son narrateur, dont la bonne conscience de « pro » contrôle tous les rouages de la Machine FBI, jusqu’à l’ultime récupération des dossiers classés «Affaires obscènes », dont celui du Président survivant. Or le grossier Nixon se montrera bien piètre élève de Hoover, comme en témoignera la capilotade du Watergate…

    c858a6b1db9cea8a672d426a56108585.jpgMarc Dugain. La malédiction d’Edgar. Gallimard, 331p.

  • Notre part d'ombre

    Dugain3.jpg

    En 2012, avec Avenue des géants, Marc Dugain démêlait les racines du mal au coeur de  l’homme. Mémorable ! On lira d'autant plus volontiers son nouvel opus, Ils vont tuer Robert Kennedy...

     

    Marc Dugain aurait pu devenir un tueur génial si les conditions requises de l’inné et de l’acquis avaient été réunies. Au lieu de se cantonner dans le rôle fugace d’un auteur à succès, il aurait pu marquer l’Histoire comme le très cruel Staline, auquel il a consacré un livre, ou comme le très retors John Edgar Hoover, qui lui en a inspiré un autre.  Dans un autre cercle infernal de damnés célèbres moins « officiels » et ne bénéficiant pas de la couverture du Pouvoir et de la « raison d’Etat », il aurait pu laisser une trace sanglante de serial killer égal aux  plus intelligents et aux plus tordus.

    C’est du moins ce qu’on se dit en lisant Avenue des géants, terrifiante plongée dans les abysses intimes d’un tueur qui entreprend de se raconter dans un roman après les quarante ans de taule que lui ont valu les meurtres de ses grands-parents, à quinze ans, de sa mère et d’une dizaine de jeunes auto-stoppeuses qu’il décapitait et violait après leur mort.

    Tout cela, Marc Dugain le raconte en romancier, avec une fabuleuse capacité de se mettre dans la peau d’un autre. Sa mère à lui ne l’a probablement pas martyrisé, et lui-même n’a sûrement jamais décapité un chat. Jamais il n’a souffert ni fait souffrir comme son protagoniste. N’empêche : il en a mentalement revécu l’horreur et il nous la fait vivre, comme si elle était en nous.

    À préciser cependant que ces abominations restent hors-champ, dans le roman, jamais montrées. Rien ici du énième polar exploitant le filon des tueurs en série. On est ici du côté du Dostoïevski de Crime et châtiment, « sacré bon bouquin » au dire du protagoniste qui le sait par cœur, ou du James Ellroy de Ma part d’ombre enquêtant sur la mort de sa mère. Pas trace de complaisance morbide dans ce roman qu’on pourrait dire en quête des racines du mal, chez un homme dont l’enfance à subi une véritable « entreprise de destruction massive de l’affectif » et qui est également en proie à d’irrépressibles pulsions destructrices .

    Ainsi qu’il l’explique en fin de volume, Marc Dugain s’est inspiré d’une histoire réelle pour composer ce roman qui vous prend par la gueule dès la première page et ne vous lâche plus. Son protagoniste, Al Kenner, grand diable qui avait plus de deux mètres à 15 ans déjà et un QI supérieur à celui d’Albert Einstein, est le clone romanesque  d’un célèbre tueur américain du nom d’Ed Klemper, toujours incarcéré dans la prison californienne de Vacaville. Le romancier ne fait pas moins œuvre personnelle et originale en donnant à son personnage une épaisseur psychique et affective qui nous le rend très proche.

    De fait, et malgré ses crimes passés, Al Kenner est un homme brisé et souffrant, véritable « mort vivant » d’une totale clairvoyance dont l’intelligence supérieure, servie par une hypermnésie redoutable, lui permet d’analyser les tenants et les aboutissants de ses actes sans les excuser à bon compte.

    Marqué à vie par une mère tyrannique, il a toujours été paralysé à l’instant du « passage à l’acte », avec les femmes, et s’est ainsi cru exclu a priori de toute vie normale. Il y a en lui une tristesse inguérissable mais, aussi, une irrépressible force qui se manifeste en lui par des sortes de tempêtes intérieures, psychiques et physiques à la fois. La conscience, d’abord panique et diffuse, d’un pouvoir absolu que lui donne le meurtre, et les effets de la réitération de celui-là, vont l’entraîner dans une spirale que seul son récit dévoile et, peut-être, exorcise. Pourtant il n’en reste pas moins sans défense face au mal qui le travaille, que son entourage l’ « enfonce » ou cherche à l’aider à en sortir.

    Sa mère, qui a vu en lui l’incarnation du diable dès sa naissance, n’aura jamais fait que l’abaisser et l’humilier comme elle n’a cessé d’humilier et d’abaisser son conjoint, « héros » déchu aux yeux du jeune homme qu’elle piétine autant que celui-ci…

    Extrêmement lucide et sensible, pénétrant et très nuancé, dans son approche des tourments de l’enfance blessée et des désastreuses conséquences d’une sorte de psychose familiale à répétition (car la grand-mère paternelle d’Al Kenner relance la persécution de l’adolescent en version soft), Marc Dugain ne donne jamais dans le manichéisme ni la simplification démago. En outre, avec son tableau durement réaliste (et notamment dans ses charges contre certains psys ou contre l’angélisme des hippies de l’époque Peace & Love) contrastent trois remarquables personnages (un psychiatre bienveillant et un chef de la criminelle, ainsi qu’une assistante sociale) qui s’attachent au personnage et l’accompagnent sans se douter vraiment de sa puissance maléfique.

    Le roman débute le jour de l’assassinat de JFK, dont le meurtrier « vole la vedette » au jeune Kenner, qui flingue le même jour sa grand-mère juste coupable de l’«empêcher de respirer ». Des temps de la guerre au Vietnam à l’ère d’Obama, la fiction revisite la réalité au fil d’un récit qui ne cesse de nous interpeller à de multiples égards, s’agissant de la violence endémique de l’époque ou de  la psychopathologie des tueurs, des avancées ou des illusions de la thérapie, de la fonction des prisons et du cercle vicieux de l’enfermement, du déterminisme et de la liberté, des vertus  de l’empathie humaine et de leurs limites - enfin de ce qu’on fait avec « tout ça » en littérature.

    Si Marc Dugain n’a certes pas le génie d’un Dostoïevski ni la « tonne » poétique d’un Cormac Mc Carthy, c’est bel et bien dans la foulée de ceux-là qu’il poursuit, sur sa ligne claire, un parcours d’écrivain de grand souffle. Par son sérieux fondamental autant que par l'humour constant de son observation, sa verve, son mordant, sa tendresse rugueuse aussi, Avenue des géants, probable best seller à venir, rompt autant avec les fades fabrications des honnêtes faiseurs à la Marc Levy ou à la Guillaume Musso, qu'avec la morne littérature littéraire de notre époque d'eaux basses...

    Dugain5.jpgMarc Dugain. Avenue des géants. Gallimard, 360p.      

  • L'Île du bout du monde

     
    gannet.jpg
    À propos du premier roman-récit d'Eric Bulliard , L'Adieu a Saint-Kilda, dont la matière humaine saisissante est portée par une écriture tonique. À ce roman a été attribué le prix Edouard-Rod 2017, qui lui sera remis le 12 septembre à Ropraz où vécut Jacques Chessex, fondateur du prix.
     
    Les livres faits de terre et de chair, fleurant fort la mer et le vent, mais aussi la sueur de sang et les larmes, tout en portant le chant humain dans le flot de leurs mots, sont plutôt rares en notre temps de formatage à outrance, et pourtant il y en a.
     
    41jmvVVJf9L._SX297_BO1,204,203,200_.jpgIl y a par exemple Les Vivants d'Annie Dillard, formidable chronique romanesque, tellurique et poétique à la fois, consacrée à la vie des pionniers de la côte nord-ouest des États-Unis, qui tient à la fois du reportage et de l'épopée biblique, modulé par l'une des plus belles plumes de la littérature américaine d'aujourd'hui; et puis il y a L'Adieu à Saint-Kilda d'Eric Bulliard, toutes proportions gardées.
    De fait, on se gardera de comparer un jeune auteur à ses débuts et l'un des écrivains contemporains les plus originaux, mais certains rapprochements ne sont pas moins éclairants, et la façon de mêler documents réels et fiction le permet ici autant que le grand air soufflant sur ces deux livres.
    Bulliard_reduit.jpg
    L'Adieu a Saint-Kilda raconte, au fil d'un récit alternant passé et présent, les tribulations des habitants d'une lointaine et inhospitalière île des Hébrides extérieures, ou plus exactement leur départ final en 1930, après de multiples séquences d'émigration en Australie ou en Amérique, et le voyage récent de l'auteur et de son amie Angélique affrontant, en avril 2014, une mer démontée et le plus vilain temps pour voir de plus près ces lieux à la fois fascinants et répulsifs.
     
    Au milieu de son récit, Éric Bulliard, trempé jusqu'aux os et frigorifié, se demande ce que diable il est venu faire en ces lieux et à quoi rime son intérêt pour ce foutu bout du monde ? De la même façon, le lecteur se demandera à quoi aura tenu l'attachement millénaire des Saint-Kildiens à ces lieux désolés, dont l'abandon constituera un véritable arrachement pour ses trente-six derniers habitants, en octobre 1930.
    Le premier chapitre du récit-roman met ainsi en scène l'infirmière Barclay, installée à Saint-Kilda depuis quelque temps, qui s'efforce de convaincre les habitants qu'une meilleure vie est possible ailleurs, affirmant en somme tout haut, avec la voix de la raison, ce que la plupart pensent déjà en leur for intérieur, à commencer par les femmes: qu'on n'en peut plus, que “ce n’est plus possible”...
     
    STAC-AN-ARMIN_Elcock-1024px.jpg
     
    Un extraordinaire épisode, datant du 15 août 1727 au 13 mai 1728, et fort bien restitué par l'auteur, donne une idée précise de la précarité des ressources des Saint-Kildiens, dont les hommes aguerris et les jeunes gens passaient chaque année quelques jours sur le piton rocheux de Stac an Armin ou des milliers d'oiseaux (fulmars et autres fous de Bassan) nidifiaient et se trouvaient donc en état de fragilité pour les prédateurs humains. Or cette année -la, trois hommes et huit jeunes garçons se trouvaient en ce lieu farouche, d'où une barque était censée les récupérer après leur semaine de chasse, qui allait durer neuf mois ! Neuf mois terribles sur ce roc à ne se nourrir que d'œufs d'oiseaux et se désaltérer d’eau de pluie, neuf mois sans secours, jusqu'au jour où, enfin repérés par un bateau en route pour Saint-Kilda, ils furent délivrés pour découvrir, à leur arrivée sur l'île, que la plupart des habitants en étaient morts à la suite d'une épidémie de variole.
    Comme les pionniers américains évoqués par Annie Dillard, les Saints-Kildiens sont soumis aux pires épreuves sans cesser pour autant de louer le Seigneur. Le mécréant Bulliard a beau s'en étonner : telle est l'humanité, et d'ailleurs les pasteurs de Saint-Kida n’auront pas fait que promettre une vie meilleure dans l'au-delà, souvent ils seront instituteurs voire assistants sociaux ou même ingénieurs soucieux de meilleures conditions de vie.
    phstkd.JPG
     
    Éric Bulliard n'a pas le génie poétique d'un Cendrars, mais du cher Blaise il partage le goût des documents et des histoires de vies aventureuses. Interrogeant l'épaisseur du réel devant les vestiges de pierre et de bois qu'il découvre à Saint-Kilda,il reconstitue diverses destinées hautement romanesques en recoupant témoignages et autres écrits consacrés à cette île qui a alimenté force fascinations et autres fantasmes. L'émotion est aussi du voyage, notamment au cours d'une traversée épique des émigrés de Saint-Kilda vers l'Australie, en1852, durant laquelle la rougeole fera des ravages - et l'on balancera les morts à l'eau comme on le fera des chiens en 1930, une pierre au cou...
    phstk4.JPG
    Fort bien construit, à quelques longueurs ou flottements près, le roman-récit d'Eric Bulliard séduit aussi par le naturel sans apprêts de sa partie contemporaine, genre deux bobos au bout de nulle part, et sa façon heureuse de mêler finalement ses deux brins de tresse pour mieux figurer la fusion possible, par la ressaisie littéraire, du passé et du présent, autant que du fait réel et de compléments romanesques - la geste des personnages, tel l’étonnant Californien - en valeur ajoutée.
     
    Éric Bulliard. L'Adieu à Saint Kilda. Éditions de L'Hèbe, 235 p.

  • Vive, la rentrée ?

    Kuh_08.jpg
     
    (Dialogue schizo)
     
     
    À propos de l’emballement médiatique fauteur de nivellement, focalisant l’attention de la meute sur un seul titre donné « gagnant » d’avance : Qui a tué Heidi de Marc Voltenauer. De l’étiolement clientéliste des rubriques culturelles en général et littéraires en particulier. Que la rentrée c’est tous les jours et partout pour un lecteur attentif…
     
    Moi l’autre : - Alors, cette rentrée littéraire romande, exaltante ?
     
    Moi l’un : - Et comment ! J’en tombe à la renverse ! La vache !
    Moi l’autre : - Tu n’a rien contre Heidi, rassure-moi ?
     
    voltenauer_sp_qui_a_tue_heidi.jpgMoi l’un : - Pas du tout ! Ni moins encore contre Marc Voltenauer, qui fait son job comme pas deux. Tu as lu comme moi le manuscrit de Qui a tué Heidi ?, notre compère JLK y a passé des heures et y est allé de ses gentils conseils, interdisant notamment à l’auteur de s’extasier une fois de plus sur le lever du soleil sur les Dents du Midi ou les derniers feux du couchant sur le miroir d’Argentine. Donc pas de souci pour Heidi: la mouture définitive a été révisée pilpoil, c’est du joli boulot artisanal de storyteller, ça roule ma poule et ça va sûrement cartonner à l’avenant.
     
    Moi l’autre : - Pourtant je sens comme une gêne dans ton enthousiasme. Tu ne vas pas quand même pas freiner à la montée ou pis : cracher dans la soupe ?
     
    Moi l’un : - Je te vois venir avec ta soupe ! Eh bien oui, si le fait d’exercer son sens critique revient à cracher dans le potage insipide que représente aujourd’hui l’opinion dominante et le conformisme consumériste, alors je vais vomir. Et pour freiner à la montée, c’est exactement ce que je reproche depuis des années aux belles âmes du milieu littéraire romand qui se méfient de tout ce qui bouge. Ce qui me gêne n’est pas le succès d’un livre, mais le fait qu’on ne s’intéresse, notamment dans les médias et les réseaux sociaux qu’au succès et pas au livre. Le succès est un sous-produit. Je ne dis pas que, pour qu’un écrivain, le succès soit forcément un mal, mais je pense que la recherche du succès constitue un réel danger.
     
    Moi l’autre : - Un exemple à l’appui ?
     
    Dicker13.jpgMoi l’un : - Le Livre des Baltimore de Joël Dicker en est, à mes yeux, l’illustration parfaite. Après la surprise réelle de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, qui avait un dynamisme interne remarquable, une construction intéressante et des personnages attachants, Le Livre des Baltimore m’a paru aussi plat qu’un resucée de série télé, genre Revenge – d’ailleurs il se passe aux Hamptons. Réellement, j’ai eu l’impression que Dicker courait après son propre succès en alignant les poncifs. Il faisait « du Dicker » à bon marché.
     
    Moi l’autre : - N’est-ce pas le propre des auteurs de best-sellers ?
     
    Moi l’un : - Pas forcément. Un Philip Roth, auquel Dicker rend d’ailleurs un hommage indirect sympathique avec la mère juive de son premier protagoniste, a obtenu un succès phénoménal avec Portnoy et son complexe, mais jamais ensuite il n’a fait ce qu’on attendait de lui.
     
    Moi l’autre : - Et Simenon avec Maigret ? Et Connelly avec Harry Bosch ?
     
    Moi l’un : - C’est autre chose. Simenon, d’ailleurs, a toujours fait une nette différence entre ses enquêtes de Maigret et ses « romans de l’homme » ou « romans durs », comme il les appelait. Mais il n’y a pas de flatterie ni de niaiserie chez Simenon. Et les enquêtes de Bosch sur les multiples cercles de l’enfer de Los Angeles ne se ressemblent pas plus que les milieux investis par Maigret. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a cent fois plus de substance humaine dans la série  l’écoute, sur Baltimore, que dans le feuilleton délavé de Dicker.
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande dans tout ça ?
     
    Moi l’un : - Qui peut en préjuger ? Qui peut juger de la rentrée littéraire française sauf en s’extasiant devant le nouveau Nothomb sans l’avoir lu ?
     
    Moi l’autre : - Tu penses que le phénomène de la rentrée n’est qu’une baudruche médiatique, comme l’avait écrit Etienne Barilier il y a quelques années ?
     
    Moi l’un : - Disons que la façon de plus en plus superficielle de parler du « phénomène rentrée » donne entièrement raison à Barilier aujourd’hui, bien plus qu’au moment où il a réagi. La qualité essentielle qui fait que Voltenauer apparaisse en pleine page avec sa vache en piles, c’est qu’il a « fait » 30.000 exemplaires avec son dragon. Okay. Mais a-t-on jamais vu une Anne Cuneo boostée de la même façon au motif qu’elle avait vendu tel ou tel de ses romans a plus de 100.000 exemplaires ? Et quand on présentait les rentrées littéraires d’ il y a vingt ou trente ans, bien plus substantielles d’ailleurs qu’aujourd’hui, le critère « vendeur » était-il déterminant ? Pas que je sache. En Suisse romande, la littérature du cru était d’ailleurs snobée par les médias, à quelques exceptions près, autant que le cinéma suisse avant la vague montante de Locarno.
     
    Moi l’autre : - Tu es en train de dire que quelque chose a changé ?
     
    Moi l’un : - Bien vu docteur Watson ! Mais ne va pas croire que j’encense le bon vieux temps ni ne partage le point de vue de l’ami Claude Frochaux qui pense que tout est fini et que de dragon en vache on mène le public aux eaux basses de l’insignifiance. Pas si simple ! Faire l’impasse sur tout ce qui vit en focalisant l’attention du public sur ce qui cartonne relève évidemment de la logique paresseuse, et ça remplit vite une page avec photo géantes et gros chiffres à l’appui, mais ça c’est la mort de la culture, et Marc Voltenauer n’y est pour rien même si son marketing risque de lui faire perdre la boule à lui aussi – on verra. Mais ce qui a changé est plus profond, et peut-être que ça prépare un rebond à plus ou moins brève échéance. Peut-être que la goinfrerie quantitative va susciter des réactions qui nous ramèneront au désir de Qualité ?
     
    Moi l’autre : - Tu en vois des signes ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants.
     
    Moi l’autre : - Tu es devenu pédophile ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants de plus de 25 ans, comme Proust à 35 ans et Robert Walser à 45 ans, ou comme Annie Dillard à l’âge de JLK…
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande n’est pas un jardin d’enfants ?
     
    Moi l’un : - Si, justement, un peu, même si les médias n’y voient rien. Et d’ailleurs il y a un môme jouant au Lego chez le petit Marc, mais on ne va pas en rajouter à son propos. Mes enfants sont ailleurs…
     
    Moi l’autre : - Alors accouche…
    20993101_10214077382515450_4369930595808750565_n.jpg
     
    Moi l’un : - L’enfant le plus indéniable que j’ai rencontré, ces derniers temps, se nomme Philippe Rahmy et il a l’étoffe d’un écrivain comme il n’y en a pas douze en Suisse et en France. Son dernier récit très personnel, Monarques, a été présenté très décemment par le journal Le Temps, alors qu’il subissait ailleurs l’effet Voltenauer. Et puis il y a ma sale gamine préférée : Corine Desarzens, avec Le soutien-gorge noir qui vaut autant par son écriture que par sa densité émotionnelle. Et le sixième Manifeste incertain de Pajak est d’une enfance profonde, et parfois déchirante, qui a le mérite de se décliner en toute limpidité et sans pathos. Enfin il y a le très singulier benjamin de ces âmes pures couturées de cicatrices, en la personne d’Adrien Gygax, qui signe un premier roman dont aucun de nos médias n’a soufflé mot jusque-là et que j’estime une vraie découverte. Cela s’intitule Aux noces de nos petites vertus et c’est d’une grande finesse de sentiments sauvages et mélancoliques à la fois, dans une espèce de roman voyageur où il est question d’amour et d’amitié dans une configuration affective et sensuelle profondément originale.
     
    Moi l’autre : - Oui, tu as raison : j’ai lu moi aussi ces quatre livres et je les ai aimés comme toi. D’ailleurs notre ami JLK pense la même chose…
     
    Moi l’un : - Alors là ça fait plaisir. Pour une fois que nous sommes d’accord !
    e8297b1a85cf3ae8649a7f6a1057cfcb.jpg
     
    Moi l’autre : - Et ce n’est qu’un début, vu qu’on va maintenant parler du nouveau Nothomb. T’as aimé ?
     
    Moi l’un : - Je ne l’ai pas lu mais j’ai raffolé, ouais !
     
    Moi l’autre : - Moi aussi, n’est-ce pas que c’est super ?
     
    Moi l’un : - C’est hyper-sympa. La vache !
     
     
     

  • Ceux qui se lancent dans le polar normand

     
     
    MichaelSowa-sheepwithlaptops-S.JPG
    Celui qui tire un veau d'or de sa vache à lait / Celle qui adule le client / Ceux qui acclament leur acclamation / Celui qui vend ses poèmes à l'eau de rose selon les principes de la pâtisserie industrielle / Celle qu'on dit la Fred Vargas du canton d'Appenzell Rhodes-interieures / Ceux qui sortent une nouvelle Amélie de leur chapeau-claque / Celui qui se ramasse des cloques à la langue en léchant le public dans le sens du mouton / Celle qui lit La Dame au peut chien sur un banc du jardin public ou de futurs serial killers s'entretuent dans le bac à sable / Ceux qui essaient de toucher l'auteur à succès genre groupies des Beatles en 1963 / Celui qui commercialise les projets de polars normands / Celle qui fait un procès à l'auteur du feuilleton à succès qui s'est inspiré de son vécu de laitière de centre gauche / Ceux qui promettent à Maman d'écrire un polar normand dans lequel ils la mettront d'une façon ou de l'autre / Celui qui va sur les quais à la rencontre de son public qu'il appelle sa thérapie de croupe / Celle qui prend des notes dans les marges du dernier roman de Marc Musso avant de lui écrire personnellement ce qu'elle en pense au niveau du développement personnel / Ceux qui offrent un exemplaire de leur polar normand aux immigrés si vous leur en achetez deux à la Fnac / Celui qui restitue complètement l'ambiance du canton de Zoug dans son polar normand / Celle qui réserve les droits d'adaptation du polar normand inspiré de l'adaptation de la série norvégienne qui a cartonné à l'époque de Breivik le tueur de jeunes socialistes / Ceux qui formatent le logiciel de composition de polars normands complètement originaux du point de vue de l'intrigue et du sous-texte / Celui qui a accouché d'un poème alsacien alors que l'échographie annonçait un polar normand doté de tous ses attributs y compris l'outil du serial fucker / Celle qui ose prétendre que le polar normand salit la Normandie alors qu'il attire des cars entiers de touristes chinois à Douarnenez et environs où le serial killer a sévi / Ceux qui ont élargi le concept du festival de Deauville en fonction du succès départemental du court métrage gore inspiré par le polar normand / Celui qui appliquera les règles du marketing à la diffusion de son polar normand sur le Finistère et l'île d'Ouessant avant de tester le Japon / Celle qui sera en signature jusqu'à ce que mort s'ensuive / Ceux qui acceptent de signer nus vu qu'ils n'ont rien à montrer / Celui qui conseille à Joël Dicker de se mettre au polar normand qui a le vent du nord en poupe / Celle qui prévoit une mise en vente nationale de son master consacré au polar normand et à ses retombées au niveau du chômage / Ceux qui rampent dans le bocage en quête d'un sujet porteur, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Celles qui s'imaginent

    Aloyse.JPG

    Celui qui comme Darwin (le barbu simiesque évolué) considère que l'imagination est le premier levier de l'émancipation de Sapiens / Celle qui est devenue Reine des abeilles en butinant dans les ouvrages de science domestique et bocagère / Ceux qui refont le monde à l'image de Dieu pour y croire / Celui qui reprend la lecture de De la curiosité d'Alberto Manguel où il retrouve volontiers Montaigne le sceptique et Dante l'antiseptique / Celle qui laisse son imagination décider de tout ce que sa raison cherche à lui dicter en logique plate / Ceux qui ont le sens de la féerie à peu près aussi inexistante sur les réseaux sociaux que dans les livres qui cartonnent / Celui qui emmène son enfant dans la forêt pour lui montrer les fées sans ouvrir les yeux / Celle qui a toujours imaginé le pire en sorte d'accueillir le meilleur comme il sied à une bonne personne au fonds démoniaque typique de toute petite fille bien élevée / Ceux qui se rappellent les sages paroles de ce fou de Job / Celui qui trouve dans La Forêt du mal de son ami Gérard Joulié (L'Age d'homme, 2012) des pages sur Proust d'une pénétration rarissime / Celle qui ne s'est jamais senti mal dans la forêt des pêchers aux fruits délicieux / Ceux qui sont curieux des pires choses dont ils tirent le meilleur sous forme de romans échappant à la niaiserie d'époque / Celui qui ne voit pas trace d'imagination dans la plupart des romans formatés pour la meute / Celle qu'on dit la princesse des sitcoms sponsorisées par Calvin Klein le petit luthérien en jockstrap / Ceux dont l'imaginaire se nourrit de fantastique social / Celui qui trouve dans la réalité en tant que telle un insondable puits aux images / Celle qui tient son imagination en laisse dans la salle d'attente de sa thérapeute avant le lâcher des fantasmes sur la vilaine inspectrice / Ceux qui n'ont pas laissé leur imagination créer un monde meilleur crainte de s'ennuyer, etc.

     

    Image: Aloyse Corbaz.

  • Perles de rentrée

    20993101_10214077382515450_4369930595808750565_n.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Quatre moments de vrai bonheur littéraire à partager, entre découverte et retrouvailles.

    Quatre ouvrages ressortissant à ce qu'on appelle la littérature romande, mais qui en font plus que jamais déborder voire éclater le concept. Nul hasard, d'ailleurs, si trois d'entre eux sont publiés à Paris ou, pour l'un d'eux, entre Lausanne et Paris. 

     

    20842137_10214077382675454_4626414193782392596_n.jpgAdrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Cherche midi, 147p.

    Voici, et c'est merveille, un nouvel écrivain romand d'une complète originalité, loin des effets et postures, dont le premier roman est présenté par le Cherche midi comme une variation sur le thème de Jules et Jim, et qui représente tellement autre chose aussi de jamais lu !

     

    20882835_10214077382915460_2993889385581654297_n.jpgCorinne Desarzens. Le soutien-gorge noir. L'Aire, 187p.

    On retrouve, avec allegria, l'une des meilleures plumes romandes des temps qui courent, dans un récit vif et profond qui sonde les eaux mêlées de l'Occasion manquée et de ce que la vie fait de nous...

     

    20914606_10214077383435473_2143900396921803703_n.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain 6. Noir sur blanc, 139p.

    Passionnant aussi de suivre le nouveau détour autobiographique de Frédéric Pajak dont le grand talent bifide se déploie dans une fresque d'époque sans pareille mêlant destinée personnelle et lectures du monde, textes limpides et dessins aux surprenants cadrages cinématographiques de vrais tableaux...

     

    20952915_10214077383155466_6604073927751389951_n.jpgPhilippe Rahmy. Monarques, La Table ronde, 197p.

    Enfin je me plais à reconnaître, chez Philippe Rahmy, poète de profonde résilience et de constante et progressive ouverture au monde des plus dures réalités, un écrivain d'exception de haute stature morale et de style à l'avenant. Un grand prix de l'automne littéraire français ne serait pas surprenant, et combien mérité ! 

  • Ceux qui lisent entre les lignes

    Panopticon111.jpg
    Celui qui ne se contente pas que de mots / Celle qui regarde son enfant quand il se tait / Ceux qui sont fatigués du bruit humain / Celui qui déchiffre la montagne à livre ouvert / Celle que l’ironie agace / Ceux qui se croient plus malins que l’herbe / Celui qui n’en peut plus de tout démystifier / Celle qui préfère les choses à la publicité / Ceux qui se parlent à mots couverts pour mieux se découvrir / Celui qui entend soudain la clameur obscène de l’Internet libéré / Celle qui se noie dans la vague du vague / Ceux qui estiment avec Ortega y Gasset qu’ « une culture qui perd le sens du sacré perd tout son sens » / Celui qui vit en enfer sans désespérer / Celle qui préfère les terrasses du Purgatoire avec un doigt de limoncello / Ceux qui négligent l’amitié et s’en ressentent / Celui qui demande pardon sans être sûr de le mériter / Celle que la muflerie ambiante dérange profondément mais qui n’ose pas le dire / Ceux qui travaillent à la meilleure intelligibilité du monde / Celui que sa curiosité garde frais / Celle que son sérieux et sa sincérité font passer pour une bêcheuse / Ceux qui citent Marcel Duchamp pour montrer qu’ils ne sont pas dupes / Celui qui se déplace à bord d’un petit sous-marin à périscopes modulables / Celle qui aime les concerts de musique de chambre donnés en plein air et par exemple en Toscane ou en Provence ça fait plus chic / Ceux que la poésie aide à moins radoter / Celui qui se demande comment ressusciter la ferveur / Celle que le manque d’enthousiasme a toujours atterrée / Ceux qui se sont éteints par blasement / Celui qui pratique l’ironie dissolvante des tièdes / Celle qui ne s’en laisse pas conter par les prétendus épicuriens de l’Eglise hédoniste des derniers jours / Ceux qui rêvent de camper au Sommet sans se douter que les y attend la déesse Gelure et sa fille Engelure / Celui qui aime la nature sans se demander pourquoi / Celle qui a fait la chose avec un guide de Chamonix durant un bivouac mais trouverait déplacé de s’en vanter au bar du Grand Dru / Ceux qui disent sans cesse qu’il ne faut pas exagérer jusqu’à en perdre tout humour / Celui qui se dit (dans Extinction de Thomas bernhard) un artiste de l’exagération / Celle que le feu de la poésie habite mais en sourdine pourrait-on dire / Ceux que la peur de toute créativité rend aptes au fonctionnariat et à la retraite anticipée / Celui qui défend la valeur correctrice de l’ironie tout en lui préférant l’humour vache à la manière belge ou carrément anglaise tendance Shakespeare & Co / Celle qui préfère la simplicité radieuse au sublime glacé / Ceux qui disent qu’ils relisent les Classique pour faire croire qu’ils les ont déjà lus / Celui qui entend à tout moment la voix d’un souffleur qu’il appelle son oncle Stanislas et qui l’empêche souvent d’en faire trop dans un sens ou dans l’autre enfin tu vois ce que je veux dire sinon c pas grave / Celle qui oscille entre empirisme lucide et foi de charbonnier / Ceux qui estiment que l’introversion n’est pas la réponse la plus adéquate à la stupidité de masse, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui s'attroupent

    6c6f48c4-7f90-11e7-a209-58528f16e23e_web_translate_6e-6_4e-6_scale_0.9914967_0.9914967.jpg
    Celui qui se presse de rejoindre la manif des anti sans savoir de quoi ils le sont / Celle qui a le Hell's Angel dans la peau / Ceux qui se sentent plus forts en uniformes et armés à leurs frais comme c possible en démocratie où tu abats qui tu veux quand il est pas démocratiste genre taliban ou terrorisque basané / Celui qui s'est rallié à la Cause par goût des effets / Celle qui a recousu la cagoule de Jim qui est de ceux qui déchirent dans le Klan / Ceux qui lèvent le bras comme les SS dans le film diffusé ce soir à la télé ou les sous-titres expliquaient Aïe l'Hitler / Celui qui à l'apéro des anciens du camping affirme que l'Adolf a pas fini le boulot / Celle qui remarque qu'avec la moustache le Turc Erdogan aurait l'air du Führer /Ceux qui pensent que la voie est libre pour que le peuple montre qu'il en a / Celui qui propose une croisière à l'île de Guam pour voir ça de plus près / Celle qui ne sait pas où est la Corée du Nord où Facebook est paraît-il mal vu / Ceux qui ont confiance que Dieu va aider le Président à raser les Jaunes et compagnie y compris la Chine qui fabrique du faux Coca sans licence / Celui qui relit Walden dans sa cabane suspendue dans les arbres / Celle qui répète à qui veut l'entendre que l'attroupement est le propre des mâles Alpha genre son fils Kevin dit La Batte Folle / Ceux qu'on appelle les nouveaux lemmings / Celui qui fonce dans la foule avec la Mercedes 800 qui s'en sort sans une tache de sang sur les calandres vu que c'est juste un fantasme / Celle qui tirerait bien dans le tas si son badge ne lui avait pas été retiré pour violences à l'interrogatoire / Ceux qui ont le nombre pour eux et les tweets d'encouragement du Président qui a toujours su gérer / Celui qui fredonne Quand on est con on est con de Georges Brassens en défilant tout seul dans le bois de son cœur ou y a une petite fleur qui les emmerde tous tant qu'ils sont bande de cortèges / Ceux qui fondent l'association mondiale des solistes jurant de ne se réunir que dans les déserts arborés et à l'improviste, etc.
    18010493_10212791424687308_8464929347980786354_n.jpg

  • Dans ce bar à tapas

    Mar-i-Vent-Aiguablava-Costa-Brava-650-02.jpg

     

     

    En mémoire de mon père

     

    Je nous revois marcher
    par le sentier pierreux
    serpentant entre les rochers
    des hauteurs d’Aigua Blava,
    nous retrouvant là tous deux
    comme vingt plus tôt
    en altitude,
    quand tu marchais devant…

     

    À présent tu peinais
    dans ma jeune foulée,
    impatient de me faire attendre,
    mais tu ne disais rien,
    selon ton habitude.
    Le soir venu nous allions
    volontiers à notre bar à tapas,
    d’où la mer scintillait.

     

    C’est là que nous nous sommes parlés,
    deux ans avant ta mort
    un peu comme des amis,
    quelques fois…


    (12 avril 1989)

  • Retournement au père

    Unknown-1.jpeg 

    Par delà les eaux sombres et le monument idéalisé, Metin Arditi part à la rencontre d’un père par trop adulé, que ses défauts révélés rendent plus vrai. Livre limpide et dense que Mon père sur mes épaules, où chacun se retrouvera...


    Une paix à trop bon compte…
    Je ne sais plus qui disait que la qualité d'une personne pouvait s'évaluer à la façon dont elle parle de ceux qui lui ont donné le jour, mais c'est à cela que j'ai pensé dès les premières pages du nouveau livre, aussi dense qu'elliptique, lucide et sensible à la fois, que Metin Arditi a consacré aux rapports qu'il a entretenus avec ses père et mère, marqués par les intermittences de onze ans d'internat et parfois problématiques du fait de la très forte personnalité du père.
    Vingt ans après la mort de celui-ci, le fils constate que, malgré sa conviction un peu convenue d'avoir eu un père formidable, bien des souvenirs cuisants lui restent de leurs relations altérées par une non-reconnaissance douloureuse.
    Plus grave, dans un registre ne relevant pas de la sensibilité personnelle ou de l'affectivité : le désaccord profond opposant le père , socialiste en sa jeunesse et se réclamant de la gauche en dépit de sa réussite sociale, mais défendant en fin de vie la politique israélienne contre les Palestiniens, et le fils considérant celle-ci comme la négation même des principes d'humanité.

    IllustrationPrincipale.png


    Le retournement au mort
    Si le récit de Metin Arditi aborde des questions fondamentales, c'est à touches fines qu'il se développe en s'inspirant initialement d'un très beau rituel malgache. À l'enseigne de la « famadihana », cette tradition dite aussi du « retournement aux morts » et toujours pratiquée sur les hauts plateaux de Madagascar, consiste à exhumer les morts des années après leur décès, à en laver les os et à les parer d'habits neufs au cours de journées festives réunissant les familles et leurs proches, d'invoquer la bénédiction des défunts et de les ramener en terre en proclamant leur sagesse d'Anciens.
    Ainsi l'écrivain entreprend-il à son tour d'exhumer ses souvenirs et de les nettoyer comme des os parfois malpropres ( de vrais petits « salopards » de souvenirs…) au cours d'un processus amorcé dans le train de Zurich qui le conduira jusqu'aux Grisons pour son travail de "retournement".


    Chassé du paradis
    De son enfance plutôt choyée jusqu'au tournant de sa septième année, Metin Arditi fait un tableau aux couleurs et aux parfums orientaux, entre une gouvernante autrichienne très catholique, la brave Mamimika qui n'enseignera le Notre-Père qu'avec l'assentiment de Monsieur, lequel le lui accorde en trouvant la prière « très bien », à l’étonnement de son rejeton qui vit alors son premier « bonheur d'admirer »… où l'on voit par ailleurs que le syncrétisme culturel et religieux du Turchetto est de bonne source.
    Au cœur de cette enfance lumineuse pour l'essentiel, malgré l'ombre d'un deuil familial jamais exorcisé (la mort de la fille aînée avant ses deux ans), l'image d'un champ de coquelicots et du fiston juché sur les épaules de son héros fait alors figure de symbole édénique.


    « Loin des bras »
    La déchirure sera cependant vécue comme une chute, au sens biblique, avec l'exil en terre vaudoise, à Paudex, en internat pour gosses de riches, dès sept ans et pas question de Skype quotidien: on est en 1952 et le père l'a ordonné en allemand : Kopf hoch!
    Mais puni de quoi par Dieu-le-Père ? De rien puisque c'est « pour son bien ». Et d’ailleurs les fils à papa ont-ils le droit de se plaindre ? Hélas le cœur et les âmes sensibles (voir ce pourri-gâté de Marcel Proust ) ne sont pas à l'abri de l'angoisse affective, même avec des parents aimants comme ceux de Metin.
    Au demeurant, celui-ci avoue qu'ils ne leur manquent pas tant que ça, quitte à leur faire fête quand ils se pointent. Cependant un grave accident et un séjour à l'hôpital provoqueront la venue en catastrophe du père qui n'aura de cesse de voir son fils, hier en morceaux et dûment rafistolé, « faire ses selles » après ne s'être soucié pendant des années que de ses notes scolaires, au point de scandaliser la petite amie du garçon - une certaine Géraldine Chaplin...


    Reconnaissance tardive
    Ce qui pèse au souvenir du fils n'est pas de pas avoir été aimé de son père, mais d'avoir attendu le moindre signe d'estime jusqu'au tournant de la cinquantaine, alors que tous ses efforts et sa brillante carrière ne visaient qu'à lui plaire. Or, par delà le ressentiment, la réserve orgueilleuse, plus ou moins narcissique ou jalouse du père est expliquée, sinon justifiée, par la propre trajectoire de ce personnage d'exception, issu de milieu très modeste, devenu l'un des chefs des jeunes socialistes autrichiens avant de diriger une florissante affaire d'importation en ne cessant de sillonner l'Europe et d'en imposer à tous par son intelligence et sa sagesse pragmatique.


    Le héros et son ombre
    N'empêche: le grand homme en puissance (ses proches l'auront comparé à un Ben Gourion) avait ses failles, non exempt de mesquinerie égocentrique ou d'autoritarisme borné. Très intéressant, le portrait de juif de gauche (qu'un Jean Ziegler estimait fort) recommandant à son fils de respecter les Allemands et clamant sa vénération du travail, mais infoutu de reconnaître les mérites de son fils (une vague grimace quand celui-ci lui annonce sa nomination de prof à l'EPFL après de brillantes études et autant de succès dans les affaires, incarne en somme le self made man typique d'une génération de fondateurs aussi jaloux que méritants. Du moins le fils le défendra-t-il toujours devant les autres, quitte à lui « nettoyer les os » avant une déclaration d'amour finale.

    929643006_MML.jpg


    L’amour plus fort, etc.
    C'est en effet un livre d'amour que Mon père sur mes épaules, qui ne dégage en rien l'espèce d'effroi compulsif de l'emblématique Lettre au père de Kafka, mais une tendresse nourrie de tous les détails de la vie, que module une langue limpide et vibrante. Metin Arditi n'a certes pas le génie visionnaire ni les abrupts névrotiques de Kafka, mais l'honnête homme qu'il incarne nous parle bel et bien en écrivain, et son retournement personnel implique le lecteur à chaque page quand bien même son vécu serait tout différent.
    La devise d'un Georges Simenon était « comprendre , ne pas juger », mais la Lettre à ma mère du grand romancier multiplie bel et bien ce qu'on pourrait dire des jugements, et parfois vifs voire terribles, qui ont pourtant la vertu de « laver les os » et de retourner au mort pour mieux le comprendre. De la même façon, Metin Arditi taxe-t-il son père de lâcheté après qu'un notable israélien eut mouché son fils indigné par la politique d'occupation et de colonisation de l'Etat de principe. Or le jugement personnel importe bien moins, en l'occurrence, que la remise en cause d'une politique inhumaine défendue par un groupe de gens trahissant leurs idéaux de jeunesse. Plus que jugement, voici le constat nuancé, prélude à la paix des braves : « Un homme d’une immense sagesse. Grand stratège. Mais aussi faible. Habile et manipulateur »…

    10819905-1.jpg
    Quant à la part de l'écrivain, voire du romancier elle tient à la façon subtile, souvent nuancée d'humour, de laisser flotter un certain mystère autour de certains faits (les pleurs paternels au téléphone, un soir, sans raison apparente) ou de ne pas moraliser ou conclure à trop bon compte.
    Son père lui ayant recommandé - comme à un tout jeune homme alors qu'il a passé la cinquantaine ! - de se montrer « droit, intègre et surtout humble », l’auteur a la malice de se questionner sur sa propre humilité, avant de conclure par une fable qui en dit long sur le quant à soi mâle, frisant le cynisme, des pères dominateurs, à la fois bâtisseurs et écrabouilleurs sur les bords, dont on peut sourire post mortem en évitant possiblement de les subir de leur vivant.
    Au mythe freudien de la pulsion de meurtre du père par le fils, l'on pourrait alors opposer la réalité du patriarche s'inquiétant « à mort » de voir son fils le remplacer bientôt, et ainsi de suite, et va ! comme disent les conteurs orientaux.


    Metin Arditi. Mon père sur mes épaules. Grasset, 167 p.

  • Petites vertus et grand talent

    9782749154282.jpgÀ propos du premier roman du jeune auteur Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, à découvrir très bientôt...
     
    Le roman d’Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, m’a immédiatement éberlué par son mélange d’ingénuité et de pénétration, de naïveté primesautière parfois, avec ses images et ses métaphores à la limite de la gourderie et qui sonnent pourtant juste - comme tout le livre quasi sans faille mais qui défrisera les puristes et les pédants –, sa formidable énergie et sa plasticité sans pareille dans sa façon d’évoquer les lieux (la Grèce, la Macédoine, puis Istanbul) et plus encore dans sa capacité de faire vivre des personnages, à commencer par ses deux fringants jeunes protagonistes se partageant la craquante Gaïa, enfin son humour un peu dingo et sa profondeur quant aux sentiments en matière d’amitié et d’amour.
    Surtout il y a là-dedans un ton unique, une originalité de vue tout à fait rare, quelque chose de l’ahurissement walsérien et une propension sentencieuse qui rappelle parfois les formules définitives du Voyage au bout de la nuit, mais dans une tonalité souvent burlesque et sans qu’il y ait probablement de filiation directe – en tout cas pour Walser.
    Le roman tient à la fois du « film » épique genre road-story, avec une narration déconstruite à la Fellini ou à la Kusturica, du conte (notamment pour le motif du double en rivalité érotique sublimant joyeusement le scabreux de la situation) et du tableau de mœurs d’une époque et d’une génération, à l’enseigne d’une liberté sexuelle nullement convenue et de dérives multiples aux limites de l’expérience sensuelle et de la curiosité métapsychique, good trip et chute d’anges compris...
    Ma première lecture à haute voix, sur la route de Valence à la Désirade où Lady L. zigzaguait entre les poids lourds intempestifs, a passé par de véritables pics d’intensité, et ma deuxième approche, stylo-scalpel en main, ne fait que confirmer cette impression initiale tout à fait saisissante.
    Bref ce sera, après le deuxième roman de Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la-Merci, le livre d’un jeune écrivain de nos régions qui m’aura fait la plus forte impression depuis longtemps - et j’y ajouterai encore Les oies de l’île Rousseau de Xochitl Borel -, très au-dessus de la production, souvent talentueuse au demeurant, des auteurs romands de moins de 33 ans; enfin j’y reviendrai de manière plus détaillée à sa parution prochaine, au rang des premiers romans constituant, et c’est rarissime, une véritable découverte…
    63e2a97de731343934353130343035353134313536.jpg

  • Inferno

    18664339_732584833588364_9005597448739630545_n.jpg

    Vous qui entrez laissez toute espérance, écrit l’auteur de best-sellers italien qui n’en finit pas de cartonner, et c’est l’inscription qui figure à l’entrée de la disco Vade dentro Satanas où ça va chauffer ce soir avec le groupe des Wild Cats, donc le Chien tu restes là, je reviens ; hélas le Chien y a pas de boucle pour Papa - mais si Papa est souvent parti, le Chien, Papa est toujours revenu…

    Image: Philip Seelen.

  • Hors-la-loi

    18527694_732121993634648_648048510169119262_n.jpg
     
    … Il paraît aller de soi que nous avons affaire ici à la fameuse courbe à figure de cloche dont chacun sait que la fonction est une exponentielle en opposé de l’abscisse, et même au fond de la classe vous vous rappelez que ladite fonction minimise le principe d’incertitude de Fourier, comme on peut le prouver par la formule sommatoire de Poisson, or le problème qu’il nous reste à résoudre ne semble pas soluble par la seule loi en question, eu égard au Destin dont ont ne saurait se gausser au moment où le type qui monte risque d’émarger au principe de Peter - parce qu'alors là ça la foutrait mal...

  • Ceux qui font comme si

    images-7.jpeg

    Celui qui fait semblant de ne pas être indifférent à la distraction commune / Celle qui passe d'un corps à l'autre avec la même révérence inattendue dans ce pays à surmoi grave / Ceux qui ont l'air de n'y être pour rien alors qu'ils participent de toutes leurs molécules et autres capteurs vibratiles / Celui qui félicite les artificiers lacustres alors que les bouquets finaux lui foutent la gerbe / Celle qui dit franchement sur Twitter ce qu'elle pense du principe de non-résolution transcendantale et tout le toutim / Ceux qui font la pièce droite sur l'asymptote du repentir / Celui qui s'estime à la pointe de la réflexion post-moderne ainsi que le prouvent ses chaussures très pointues de cadre universitaire hyperactif lisant du Jaccottet à moments perdus et cultivant la réserve mentale / Celle qui émarge à l'individualisme bêlant / Ceux qui dans les vernissages citent volontiers tel ou tel mystique syriaque ou soufi pour concrétiser leur approche du minimalisme ambiant / Celui qui persifle sans se moquer ou inversement selon le degré d'humidité / Celle qui a le cœur sur la main et l'accroche-cœur en option / Ceux qui reviennent sans discontinuer à leur commentaire herméneutique du Sempiternel Retour dont l'intuition leur est venue en visitant la charmante Casa Nietzsche de Sils-Maria où ils sont revenus après leur bachelor et plus tard avec leur master en poche traitant de la récurrence différée du Même dans les fragments du Gai Savoir sans que jamais ils ne se lassent de la vue des lacs d'Engadine incessamment alimentés par les neiges elles aussi éternelles comme tout ce qui passe, etc.

    Image: Diane Arbus.

  • Californie 70

     

    images-6.jpeg

    La Californie d’Edgar Morin. Retour amont sur un entretien, en 1970, qui prend aujourd’hui un relief singulier.

     

    En 1970, Edgar Morin, sociologue de 49 ans, revient des States et publie son Journal de Californie. Il y évoque les secousses sociales et politiques qui, du Vietnam aux émeutes raciales, en passant par l’explosion de la contre-culture, traversent l’Empire. De tous ces mouvements explosifs, que va-t-il sortir ? Les Etats-Unis vont-ils supporter les cancers qui les rongent ? Ou ces «révolutions » sporadiques seront-elles digérées par le monstre ? Autant de questions qui nous concernent, nous, Européens, auxquelles tente de répondre l’un des sociologues français les plus attentifs aux maux profonds de la société actuelle : Edgar Morin.

    images-4.jpeg

    -      Edgar Morin, qu’entendez-vous par « crise de civilisation » ?

     

    -       Ce que j’appelle « crise de civilisation » est en réalité la conjonction de plusieurs crises. Tout d’abord, c’est la crise de la civilisation bourgeoise qui a développé son programme jusqu’au bout et qui avoue son impuissance à donner un bonheur autre que matériel. Et puis, je vois la société américaine déchirée par des tensions internes, d’où pourraient surgir des crises énormes qui, elles, engendreraient un néo-fascisme où, à mon avis, les caractères raciaux et nationalistes, l’hystérie politique en un mot, seraient des traits aussi importants,voire plus, que la nouvelle hiérarchie léviathanesque.

    -      De quel type seraient alors ces crises ?

    -       J’en imagine trois : la crise économique semble peu probable, mais elle n’est pas impossible. Beaucoup plus importante me paraît la crise interne, avec le problème de l’émergence de la nation noire, la lutte pour l’émancipation de la femme, les revendications des minorités érotiques, les divers mouvements révolutionnaires et, surtout, le refus d’une partie de la jeunesse américaine, le refus romantique où l’on pourrait voir se dessiner l’avant- garde existentielle du mouvement juvénile international. Enfin, une crise de puissance mondiale, à commencer par la crise de tout le système impérial en Amérique latine.

    -      Parlons de ce que vous appelez « la croisade des enfants »...

    - Oui.  A l’origine, on s’en doute, il y a un refus spontané et radical. Les Anglo-Américains se sont voués avec application à l’efficacité et ils y sont bien parvenus. Ce sont eux les leaders de la technicisation du monde, mais ils ne savent pas vivre, et l’art de vivre viendra précisément de ceux qu’ils méprisent.

    images-5.jpeg—  Peut-on évaluer la provenance sociale des jeunes en rupture avec leur milieu ?

    —  Ce serait évidemment très intéressant de le savoir, mais nous ne disposons pas encore de données suffisantes sur le phénomène. Et puis, les communautés de jeunes ne cessent de se faire et de se défaire. Disons que, en général, ce sont des garçons et des filles venant de la bourgeoisie qu’ils ont donc expérimentée, et avec laquelle ils restent parfois encore en contact par le lien du chèque paternel...

      Vous comparez, dans le « Journal de Californie», les enfants de l’Amérique actuelle aux enfants des sociétés archaïques. Pourquoi cela ?

    —  Parce que les enfants US ont vécu, depuis la guerre — tant au point de vue de l’environnement qu’au point de vue de l’éducation— dans un univers isolé de l’univers adulte, la chambre individuelle, avec ses objets et décorations, par exemple, favorisant une expérience autonome. Mais, contrairement aux sociétés archaïques, la société moderne ne propose nulle initiation aux adolescents pour leur passage à l’état d’homme...

    —  Voilà pourquoi ils s’initient eux- mêmes...

    images-1.jpeg—  Exactement. Et comme les jeunes archaïques se retirent du village pour s’isoler quelque temps dans la forêt, les adolescents américains quittent la cellule familiale et vont dans l’« underground », dans les nouveaux ghettos ou dans la nature, sur les plages désertes de Californie.

     

    —  Pourquoi la Californie ?

    —   La Californie, si vous voulez, c’est la crête de la vague de la civilisation occidentale au moment où elle se retourne sur elle-même et va peut-être s’écraser. Je suis arrivé là-bas au moment de la répression-décadence du phénomène hippie, l’âge d’or ayant été entre 1966 -1967. Ce qui m’intéressait, c’est la mutation dont l’« hippie » était un premier signe et dont les communes et la prolongation du mouvement actuel sont d’autres signes avant- coureurs. Je voulais étudier dans quelle mesure la crise de l’adolescence coïncidait avec la crise de la société et la crise de l’humanité.La Californie, parce que c’est là que la société occidentale est en passe de totale mutation. Après la première lame de fond du « hippie », c’est la floraison des « communes », dans lesquelles on tente de recréer une nouvelle famille fondée sur l’attirance réciproque de ses membres, sur l’amour.Pour la première fois, l’expérience d’un nouveau type de vie n’est plus limitée à une fraction de marginaux isolés, mais peut être considérée comme l’expérience majeure de l’avant-garde d’une génération.images-7.jpeg

    - Et vous pensez que cela va réussir ?

    —  Il y aura de nombreux échecs, c’est prévisible ; les uns par excès de rigidité, les autres par laisser-aller. Mais ce n’est qu’un début historique, où nous voyons s’amorcer la civilisation post-bourgeoise. Ala différence de la France, où le mouvement est avant tout idéologi-co-politique, le mouvement américain est existentiel et veut révolutionner le mode de vie. 

    - Pourtant, ce mouvement est extrêmement disparate et, par là-même, affaibli dans son pouvoir d’action. Qu’est-ce qui pourrait catalyser ces« grands micmacs » dont vous parlez ? 

    — C’est là la question essentielle, car c’est à ce point que s’articule la mutation. L’innocence est la providence du mouvement californien, mais l’ignorance lui sera peut-être fatale...

     

     images.jpeg

     

    Qui est Edgar Morin?

     

    Sociologue français travaillant actuellement au Centre européen des communications de masse (organede recherche du CNRS), Edgar Morin a déjà publié de nombreux livres qui lui ont valu autant de détracteurs que de chauds partisans. « L'homme et la mort », «Autocritique », « Le vif du sujet », « La rumeur d'Orléans », tels sont les titres jalonnant l'œuvre d'un des plus brillants intellectuels d'aujourd'hui,qui ne craint pas de s'impliquer dans tout ce qu'il avance en matière scientifique. D'un séjour qu'il fit à la fin de 1969 en Californie, invité par la fondation Salk, il rapporta le « Journal de Californie », où l'homme Morin, l'écrivain aussi bien que l'homme de science, tente de jeter des ponts dans la nuit de notre devenir biologique, sociologique et existentiel. Un livre à lire absolument...

     

    Edgar Morin,  Journal de Californie, Seuil 1970.

     

    (Cet entretien a paru dans le magazine dominical de La Tribune-Le Matin, en novembre 1970)

  • Mémoire de l'Arbre

     

    16707431_684668025046712_4394951670033280601_o.jpg

    … Marianne Petronella Domela, ici présente, voulez-vous épouser Charles Kraft ici présent, lui avait demandé l’officier d’Etat-Civil Ducommun membre du même chœur d’homme que le père Kraft, de la pharmacie Kraft, sans se douter que le « voui » timide de la fille du professeur Nieuwenhuis, de Grongingue, augurait d’une vigoureuse carrière de maîtresse de maison régnant sur ses six enfants tout en épaulant fermement le Docteur d’ores et déjà convaincu de la nécessité d’opérer chirurgicalement l’appendicite aiguë, dont la pratique a survécu à la disparition de la pharmacie paternelle alors que je continue à veiller sur leur paire de pierres…

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui campent aux Flots bleus

     

     

    Rodgers25.jpg

    Celui qui a réservé la place P13 de l’Allée des Cigales jusqu’en 2015 en invoquant son ancienneté et la déportation de son oncle breton pour exiger du Bureau qu’il n’y ait pas d’Allemand à côté / Celle qui se montre chaque année plus acerbe envers les jeunes pécores que les fils des voisins ramènent de va savoir quelle disco / Ceux qui déplorent l’absence de feu Léonide à la pétanque des Flots / Celui qui lit Schopenhauer en cachette au bord du canal pollué / Celle qui rappelle tout haut à son amant de ne pas oublier les capotes quand il se rend  à l’Hyper U d’à coté / Ceux que le Scrabble a réunis en dépit de leurs convictions religieuses opposées ou peu s’en faut / Celui qui exerce sa trompette dans la garrigue / Celle qui réprimande celui de ses fils que ceux du Mobilhome belge ont surpris en train de peloter leur fille au pair flamande / Ceux qui parlent fort en se rasant le matin entre homme de race blanche à forte pilosité / Celui que le Danois des Autrichiens mord cruellement alors qu’il lui disait Bon Toutou / Celle qui se méfie de toute façon des campeurs réputés dormir nus / Ceux dont le bus 4x4 couvert d’autocollants cosmopolites s’est fait malencontreusement défoncer par une mégabranche de pin lors de l’orage de jeudi / Celui qui supplie la ravissante Hollandaise de ne pas extérioriser trop bruyamment son plaisir quand ils font ça à l’heure de l’apéro convivial de l’allée des Lauriers / Celle qui tricote un bonnet de ski en préparant un osso buco à ses hommes en train d’essayer de surfer sur la marina /  Ceux qui sirotent un mojito en critiquant très librement la dernière toilette de Carla Bruni / Celui qui a le ticket avec la pharmacienne de Cahors aux super nibards / Celle qui écrit des poèmes à l’abri des regards moqueurs de ses cousins infoutus de passer un simple bac / Ceux qui ramassent les déchets laissés par les Italiens sur la plage pour les déposer devant leur cabanon au jardin privatif également mal entretenu / Celui qui écoute France Culture à l’heure de la sieste au risque de provoquer une émeute dans l’allée des Dauphins / Celle qui a gardé son paréo jaune et vert de l’époque du Club / Ceux qui se demandent s’ils reviendront l’an prochain ou s’ils ne vont pas plutôt se louer un bungalow sur la côte dalmate qu’une agence paraît-il fiable recommande sur Internet, etc.   

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Approximations

     

    Cingria130001.JPG

    Chroniques de La Désirade (33)

     

    À propos de la nature de l'observation lestée par l'attention fervente. Des femmes dans l'oeuvre de Jacques Chessex et d'une formule de Volkoff tombant à plat. Du roman selon Céline, etc.

     « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.

    Blog3.jpg

    Des prénoms. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.

    Chessex19.jpg

    Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...

    D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…

    Du roman. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.

    Céline1957.jpgCéline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.

    Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…

    Images: Charles-Albert Cingria au téléphone. Jacques Chessex à Ropraz. Céline à sa table.

  • Tête-en-l'air

    18951145_742005185979662_5573423547019059748_n.jpg

    …Les gens sans imagination verront en toi le banquier sans visage ou l’homme sans qualités, et ça s’explique évidemment par la crainte d’être jugé soi-même en fonction des apparences, notamment sociales, et ça va donner l’Anti-héros de l’époque qui est à la fois tout le monde et surtout pas soi, or ça ne résout pas la question que le miroir te pose ce matin : mais ou as-tu donc encore la tête Nicolas !...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui ont la haine

    PanopticonB104.jpg
    Celui qui dit que l'incendiaire qu'à foutu le feu aux paddocks des chevaux et autres poneys qui n'ont rien fait de mal y faudrait le cramer pareil / Celle qui fait valoir à son cousin Marcel député du Parti libéral de la nouvelle droite centre gauche que le courrier des lecteurs de nos journaux est le lieu privilégié de l'expression populaire ou la vérité bouillonne grave / Ceux qui se disent le Vrai Peuple et tous les autre c'est rien que des bobos et des gogos / Celui qu'on accuse d'avoir crié au feu juste après s'être lavé les mains puant l'essence mais les tabloïds n'ont pas de preuve sauf qu'il n'y a pas de feu sans enfumeur / Celui qui s'impatiente de ne plus avoir à donner de travail au noir qu'aux blancs prouvant qu'ils le sont / Celle qui rappelle à ses élèves bisexuels de l'Institut littéraire national que Jonathan Swift est l'indéniable initiateur du fantastique social relancé à coté de chez nous par Louis-Ferdinand Céline et J.G. Ballard / Ceux qui proposent à la faculté des lettres locale d'instaurer un séminaire permanent d'étude des faits divers potentiellement bancables en termes de fiction / Celui qu'on dit le Bukowski des cantons du Sud-ouest mais c'est exagéré et probablement lancé par son propre service marketing / Celle qui a retenu sa place dans la file des groupies de Marc Levy signant en septembre prochain son dernier thriller soft porno Je ne suis pas Guillaume Musso / Ceux qui trouvent déjà formidable le prochain Nothomb qu'elle a promis d'écrire avant la signature de septembre où Marc Voltenauer ne pourra présenter la vache Heidi vu qu'elle a été assassinée à son insu / Celui qui a bien aimé Le dragon du Muveran à cause de nos montagnes et de nos gens qu'il y a dans ce polar suédois dont le succès fait enrager les poétesses du canton et autres profs de lettres / Celle qui déteste les écrivains sauf ceux des éditions de Minuit ou tous les chats sont gris comme ses dessous de bas-bleu / Ceux qui prétendent que si t'aimes pas Michel Onfray c'est que t'aimes rien / Celui qui rappelle à son beau-frère que qui haine bien châtre bien / Celle qui n'aime qu'elle-même et plus si affinités / Ceux qui dissertent à propos de notre part animale et s'enfilent des steaks à la récré, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Chevaux martyrs et folie ordinaire

     
    image003-2-1.jpgÀ propos d’un atroce incendie criminel, en terre vaudoise, qui a coûté la vie à vingt-quatre chevaux et poneys. Un drame possiblement révélateur de divers aspects de la folie ordinaire…
     
    Chroniques de La Désirade (32)
     
    Ce qui vient de se passer à côté de chez nous, dans la Broye chère à Jacques Chessex, à savoir l'incendie criminel dans les flammes duquel vingt-quatre chevaux et poneys ont trouvé une mort affreuse, pourrait ne relever que du fait divers, et c'est comme ça qu'il a été traité jusque-là par les journaux locaux, alors qu'il me semble extraordinairement révélateur.
     
    Mais extraordinaire en quoi ?
     
    La mort de vingt-quatre équidés brûlés vifs dans leurs paddocks ? Certes de quoi révolter et accabler de tristesse toute personne sensible, faire enrager les propriétaires et sangloter les enfants soudain privés de leurs poneys aux noms adorables ; mais enfin ce n'étaient que des bêtes, rétorqueront les gens qui ont les pieds sut terre, et ça se remplace, et les assurances assureront comme on dit ! Quoi d’extraordinaire là-dedans ?
     
    Et quoi de plus ordinaire, aussi, que la lettre de lecteur de ce citoyen Lambda, dans le quotidien 24 Heures, qui s'indigne justement de ces actes « abjects » et pointe aussitôt les probables coupables: ces gens qui glandent (sic) autour de nous, ces jaloux de nos jolies maisons et de leurs gazons, ces envieux des riches - pas besoin de les nommer mais on a compris : tous les chemins mènent aux Roms et compagnie, tas de basanés et autres migrants fainéants !
    Et la lettre de cet indigné qui parle au nom de ceux qui ont travaillé toute leur vie à la sueur de leur front et bénéficie lui-même, probablement, d'une retraite bien méritée - cette lettre de délateur très ordinaire passe dans le courrier des lecteurs de 24 Heures mieux qu'à la poste ! Bien sûr on n'est pas au pays du petit Gregory, mais la rumeur n'a pas de frontières…
     
    1358097361.jpg
    Cependant l'extraordinaire est aussi ailleurs, puisque dans le même quotidien publiant la lettre du citoyen Lambda paraît une interview d'un jeune homme bien sous tous rapports, un beau gaillard de chez nous, pompier volontaire et palefrenier à l’Institut équestre national d’Avenches, qui aime donc les chevaux autant qu’il sait ce qu’est le feu, même qu'il a bondi sur les lieux de l'incendie quand il en a été averti, dit-il crânement ; même qu'il a participé au sauvetage au péril de sa vie et qu'il se sent « vide » après tout ça, mais il fallait qu'il le dise, il fallait qu’il crie haut et fort que « celui qui a fait ça n’a pas de cœur » !
     
    Or le plus extraordinaire, on l'aura deviné, et qui n'étonnera pas forcément notre citoyen Lambda jamais en mal de boucs émissaires ( ce sera sûrement un drogué ou peut-être un pédé, en tout cas un fêlé qui regarde trop de séries télé!), c'est que notre vaillant sauveteur et le suspect arrêté ne font qu'un, dont nous ne pouvons communiquer le nom en l'état de l'enquête vu qu’il y a encore doute faute de preuves, mais toute la lumière sera faite, etc.
     
    En attendant voyons l'aspect le plus ordinaire de cette folie soudain déchaînée, au moment d'apprendre, par le patron de l’institut équestre sinistré, que le (supposé) jeune pompier incendiaire, qu’il ne connaissait d’ailleurs même pas personnellement, ne cherchait probablement que la reconnaissance de ses employés et son estime.
     
    Et qui pourrait lui jeter la pierre ? N’avons-nous pas tous besoin de reconnaissance ? Est-il tellement extraordinaire, au temps de la Star Ac et d’Andres Breivik, de tous les quarts d’heure de célébrité fantasmés et des bombardements humanitaires, qu’un sapeur pompier ami des chevaux se précipite à la rescousse de ceux-ci en apprenant qu’un incendie les menace, après qu’il aurait lui-même bouté le feu ? Quoi de plus ordinaire que la folie schizophrène d’un pompier pyromane ?
     
    Mais si, par extraordinaire, ce jeune homme n’y était pour rien ? Si la rumeur qui en a fait le Suspect No 1 n’avait fait qu’inventer un autre bouc émissaire ?

  • L'âme et le coeur

    17201241_695542790625902_2377217027623776782_n.jpg

    …Ce que j’veux dire c’est que l’âme est un oeil, le fil le plus intime de la corde s’appelle lui aussi l’âme et ça le regarde si la corde n’est plus liée au cœur qui est l’âme du corps, mais l’œil veille et sans lui le corps ne verrait pas battre le cœur de l’arbre ni ne sentirait dans ses veines l’âme prendre de l’âge sans prendre le virage à la corde, et l’œil est dans la tombe de l’arbre et te regarde, mais l’âme a le cœur innocent quand il se raccorde à l’arbre - tu vois ce que j’veux dire…

     

    Image: Philip Seelen.