Deux romans exceptionnels, de deux auteurs outrageusement inaperçus, attendent la lectrice et le lecteur non alignés à l’ombre fraîche : Dans Khartoum assiégée, d’Etienne Barilier, marquant le retour en beauté et en profondeur du romancier; et le premier roman de Fabrice Pataut, Aloysius, paru en 2001, redécouvert en 2005 avec la bénédiction d’Alberto Manguel, et que prolongera la lecture des nouvelles éblouissantes d’Un Jeudi parfait, paru en 2018. Triple enchantement avant la rentrée multitudinaire !
Un lecteur de langue française un peu conséquent (et le mot de lecteur contient inclusivement une lectrice à l’affût de qualité) se trouve confronté, en ces jours de canicule moite, à une alternative impliquant un choix sûr entre la daube molle et le vif des vrais livres.
Passons sur les «livres de plage» qui sont légion et suintent de sueur fade et de monoï, pour gagner la clairière de fraîcheur, le bord de rivière ou la chambre aérée, où lire deux romans formidables ressortissant à la meilleure littérature et renvoyant à deux œuvres majeures de ce temps qui ont pour point commun de rester inaperçues, à tout le moins négligées au profit des «têtes de gondoles»...
Je reviendrai beaucoup plus longuement, avec deux chroniques séparées du média indocile Bon Pour La Tête, et dans un ouvrage à paraître, sur les œuvres respectives d’Etienne Barilier et de Fabrice Pataut, toutes deux inscrites dans la grande tradition du roman filtrant quelques thèmes essentiels par l’alchimie du langage, où pensée et sensation, raison et fantaisie collaborent à la mise en mots, mais dans l’immédiat, vite vite, il faut donner envie de lire Dans Khartoum assiégée, fabuleuse ressaisie d’une tragédie à valeur actuelle hautement symbolique, au carrefour des cultures opposant divers colonialismes et aux sources du fanatisme islamique, et par delà toute thèse : dans le maëlstrom humain où se débattent des personnages merveilleusement présents, abjects ou bouleversants, dont le protagoniste, le général anglais Gordon surnommé Gordon Pacha, acquiert une stature de figure romanesque stupéfiante de force fragile.
Pour comparaison, le lectrice ou le lecteur pourraient voir ou revoir (disponible sur le site de streaming gratuit hds.to) le film britannique Khartoum évoquant la même péripétie historique de l’encerclement de la capitale soudanise, en 1884, par les hordes du chef de guerre mystique dit Le Mahdi, inspirateur d’un premier Etat islamique, avec Charlton Heston dans le rôle (assez bien tenu, il faut le reconnaître) de Gordon, et Laurence Olivier en Mahdi au faciès noirci à la cire de soulier militaire, histoire de percevoir la différence entre une sorte de B.D. à grand spectacle fondée sur un schéma simpliste, avec force personnages caricaturaux et chevauchées hurlantes, et les strates d’un roman prodigieusement documenté mais dépassant l’anecdote historique ou la couleur locale dans un brassage qui fait croire au lecteur qu’il sait tout de ce monde par immersion et y comprend les enjeux historiques et politiques, économiques ou culturels (éthique et théologie comprise) d’un drame où violence et sacré, petite religieuse italienne et trafiquant français sans scrupules, partisans du Mahdi vu en libérateur ou défenseurs d’autres plus ou moins nobles causes se mêlent dans une pagaille admirablement détaillée et structurée par le romancier.
Après le mémorable essai de Barilier paru l’an dernier sous le titre de Vertige de la force, illustrant la connaissance du « sujet islam » par cet auteur à l’incomparable porosité, son nouveau roman marque l’accomplissement du romancier découvert il y a cinquante ans avec Laura et Passion, au talent toujours plus amplement déployé dans Le Dixième ciel ou Le chien Tristan, entre autres nombreux titres, à qui cependant manquait parfois un soupçon d’incarnation «en pleine pâte», alors qu’ici tout se fond en unité vivante et vibrante portée, de surcroît, par une écriture comme rénovée dans le détail et le mouvement d’ensemble.
Les diableries de l’histoire humaine
Si j’ai suivi le développement de l’œuvre de Barilier dès son premier roman (L’Incendie du château, en 1973), ce n’est qu’avec son dernier livre que j’ai découvert l’univers de Fabrice Pataut, avec les dix-sept nouvelles éberluantes d'Un Jeudi parfait, paru ce printemps, neuvième ouvrage de fiction d’un philosophe ferré (le wikipédant renseigne sur sa carrière professionnelle de spécialiste international éminent des arcanes logiques de la pensée et du langage) qui serait à la fois un conteur retors à la fantaisie inventive débridée et un poète en prose aux bonheurs d’expression filés à jet continu.
Ayant commencé de lire Fabrice Pataut par la fin, ma décision subconsciente de tout lire de cet auteur me rappelant à la fois les grandes largeurs romanesques et les plus fins détails poétiques d’un Vladimir Nabokov, mais aussi les mélancolies louches d’un Juan Carlos Onetti, notamment dans son roman faussement scabreux intitulé Valet de trèfle, m’a reporté au premier de ses romans, Aloysius, qui m’a fait me retrouver ces derniers jours à Minorque en 1939, sur fond de guerre civile et plus encore, au milieu de personnages me rappelant d’abord les diableries de Mikhaïl Boulgakov (un chat nommé Verlaine, et parlant comme le Tobermory de Saki, y introduit notamment), entre réalité confuse et rêves hyperréalistes, avant de m’enfoncer dans ce qu’on pourrait dire l’épaisseur du réel mais comme transfiguré par une vision poétique envoûtante.
Ceux qui estiment, avec une sorte de Schadenfreude typique des paresses désabusées de l’époque, qu’il ne se fait plus rien dans la littérature contemporaine de langue française, subissent probablement les effets d’une autre lassitude blasée perceptible dans les rubriques « culturelles » ou plus gravement « littéraires » des temps qui courent, où l’esprit de curiosité et de découverte se fait rarissime alors que tous se rassurent en parlant tous à la fois de « ce dont on parle », etc.
Eh bien merde à la fin: qu’il lisent plutôt Dans Khartoum assiégée, Aloysius et Un jeudi parfait, et bordel qu’on en parle !
Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Editions Phébus, 2018, 476p.
Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 269p ; Aloysius, Le Rocher, réédité en 2005 dans la collection Motifs, avec une préface d’Alberto Manguel.