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Carnets de JLK - Page 70

  • Ceux qui remontent la pente

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    Celui qui recommence à soulever des poids devant la fenêtre ouverte sur l’arrière-cour ensoleillée de l’usine de traitement des déchets / Celle qui s’est trouvé un rouge à lèvres plus rouge / Ceux qui se sentent des ailes de poissons exotiques de bars à champagne / Celui qui juge le monde tellement effrayant que son état personnel ne lui inspire que reconnaissance à l’instar des passereaux d’alentour / Celle qui se refait une santé de fer à base de filet de féra / Ceux qui se reconnaissent à la pertinence de leurs appréciations en matière de poésie chinoise et de pêche à la mouche / Celui qui se proposait de construire une école dans la région de Delhi et qui n’en a rien fait pour des raisons qui ne regardent que lui ma foi / Celle qui se reconstruit enfin en cédant à ses meilleurs penchants au dam de son oncle très strict en matière d'orgies non reconnues par le Synode / Ceux qui ont vu Cracovie d’un même œil sans baiser les mêmes bouches / Celui qui revient aux bains de vapeur traditionnels sous l’effet d’une sorte de tropisme de plante buveuse / Celle qui revient à la vie en s’immergeant dans la mer Morte / Ceux qui se réfèrent aux textes cryptés pour justifier leur goût du fiel de bœuf musqué et de la flagellation à clous / Celui qui draine ses pensées moites avant de se jeter sur la femme de marbre / Celle qui renonce à toute vindicte mais veut qu’on la paie en lapins / Ceux qui entendent toujours les habitants des plafonds / Celui que la maritorne met en appétit / Celle qui se régale de risotto à la rucola à la trattoria Santa Lucia de Winterthour (Suisse) où l’on peut visiter ce jours une expo des ciels de Corot au musée du Römerholz qui s’atteint par le bus No 10 moyennant 2 francs suisses / Ceux qui se rappellent soudain ce que disait Moncef Marzouki de l’hypocrisie des Européens il y a des années déjà quand il traitait le pouvoir français de pompier pyromane / Celui qui reprend la lecture de La Chartreuse de Parme en poche Folio et se délecte à la lecture de la préface de Paul Morand ce vieux réac qu’il voyait faire sa gym en caleçon de toile dans les années 75-80 sur son balcon-sabot du château de l’Aile / Celle qui n’a pas encore compris que Beyle est à Stendhal ce que Joyaux est à Sollers à ça près que Sollers ne sera jamais à Stendhal ce que Joyaux est à Beyle en tout cas aux yeux des Japonais lettrés clairvoyants en ce smatières/ Ceux qui savourent posthumément la revanche de Stendhal sur Beyle sans oublier que ma foi Stendhal sans Beyle ne serait pas là, etc.

    Image: Paul Thierrée, etc.

  • Pour tout dire (93)

     

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    À propos de l'outrecuidance des nouveaux maîtres du monde. De l'impériale vanité fondée sur le vide. Comment le livre résiste à la fuite en avant. Du bon usage de Michel Houellebecq.

    Les faits et gestes du nouveau Président américain et de son proche entourage sont intéressants et significatifs d’une nouvelle forme de muflerie, qu'il ne suffit pas de brocarder ou de tourner en dérision. De fait, l'outrecuidance qu'ils manifestent, de façon tout à fait originale en ce qui concerne le Président lui-même, accro comme un ado criseux à son smartphone et se servant de Twitter comme un Néron de cartoon, et l'extraordinaire culot des nouveaux bateleurs de la Maison-Blanche ne se distinguent guère, pourtant, de la goujaterie d'un Berlusconi ou de la forfanterie d'un Poutine. Au reste, cette outrecuidance est vieille comme le monde, mais sa particularité actuelle est d'apparaître sans masque en temps réel dans le monde entier, et de prétendre manipuler les données objectives à sa guise. À cet égard, l'arnaque relative aux "faits alternatifs", vieille comme toute idéologie et toute propagande faisant passer les désirs du Pouvoir pour la réalité, revêt des "habits neufs" avec la clique animant le Reality Show le plus sidérant du moment.
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    D'aucuns prétendent, notamment dans une certaine gauche radicale, que Donald Trump ne diffère en rien de ses prédécesseurs, et plus particulièrement d'un Barack Obama angélisé à outrance. D'autres, diabolisant au contraire Obama, assimilent toute critique de Trump à de l'hystérie. En la matière, la logique binaire règne dans les médias et sur les réseaux sociaux, où tout le monde il est Charlie ou facho, point barre.
    Mais est-il sensé de coller une petite moustache hitlérienne à Donald Trump ? Sûrement pas, dans la mesure où la situation des States et du monde actuel est un peu (!) différente de ce qu'elle était dans les années dites de la "montée de périls". De la même façon , parler de Trump comme d'un nouveau Néron semble non moins prématuré...
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    Cela étant, le rejet de l'étranger, le mépris de tout ce qui pense autrement que soi, le mélange des genres éhonté et revendiqué comme tel, l'inculture érigée en qualité, la vulgarité machiste et l'hypocrisie “appropriée " ne sont pas moins inquiétants que tant de "vieux démons" réactionnaires ou révolutionnaires - et l'on remarque à ce propos que l'hyper-réac Steve Bannon se réclame à la fois de l'esthétique nazie d'une Leni Riefenstahl et de l'anti-parlementarisme d'un Lénine...
    L'observation du feuilleton en train de se jouer à vue à la Maison-Blanche est également intéressante dans la mesure où cette "série" nous parle, aussi, de notre monde et de nous- mêmes. Nous sommes en effet partie prenante de cette réalité à la fois effrayante et riche de merveilles. Je ne parle pas d'une bonne posture politique, contre une mauvaise position, mais du TOUT DIRE de notre réalité dont l'idéologie et la politique, le simulacre de religion et la propagande consumériste ne sont que des aspects.

    L'outrecuidance d'un Trump ou d'un Poutine nous cachent la Russie des gens et l'Amérique réelle, mais elle nous aide aussi à voir en face le "gros animal" de la société dont parlait Platon, aiguisant notre lucidité.
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    Or que faire de la lucidité ? Je me posais la question ces derniers jours en lisant le remarquable Cahier de L’Herne consacré à Michel Houellebecq, lequel a senti, jusqu'à en désespérer, le côté perdu de l'homo novus occidental, à vrai dire mondialisé.
    Houellebecq a senti, mieux que personne, que le ricanement des "élites" et la culture de la dérision, dont l'esprit Charlie est un des avatars, ne sont pas de bonnes réponses à la fuite en avant du monde continuant sa course au prétendu progrès et à la prétendue réussite. Dans un très bel hommage à son pair, Emmanuel Carrère, autre écrivain français rompant avec le ronron littéraire , dit clairement en quoi Houellebecq nous éclaire, dans son observation hyper-réaliste du Supermarché mondial, mais en quoi aussi sa désespérance lui masque les forces vives, agissantes et réagissantes, qui résistent au nivellement général et à la crétinisation des meutes.
    Or j'en reviens à ce qu'écrivait Houellebecq il y a vingt ans de ça dans ses Approches du désarroi (in Interventions, Flammarion 1998) qui me semble un élément de réponse possible au décervelage via Twitter à quoi s'applique le nouveau Président des States, par delà la caricature et l'esprit de dérision, dans un appel à la lenteur qui sauvera nos âmes:
    “Contrairement à la musique, contrairement à la peinture, contrairement aussi au cinéma, la littérature peut absorber et digérer des quantités illimitées de dérision et d’humour. Les dangers qui la menacent aujourd’hui n’ont rien avoir avec ceux qui ont menacé, parfois détruit les autres arts, ils tiennent beaucoup plus à l’accélération des perceptions et des sensations qui caractérise la logique de l’hypermarché. Un livre en effet ne peut être apprécié que lentement; il implique une réflexion (non surtout dans le sens d’efforts intellectuels, mais dans celui de retour en arrière); il n’y a pas de lecture sans arrêt, sans mouvement inverse, sans relecture. Chose impossible et absurde dans un monde où tout évolue, tout fluctue, où rien n’a de validité permanente: ni les règles, ni les choses, ni les êtres. De toutes ses forces (qui furent grandes), la littérature s’oppose à la notion d’actualité permanente, de perpétuel présent. Les livres appellent des lecteurs; mais ces lecteurs doivent avoir une existence individuelle et stable: ils ne peuvent être de purs consommateurs, de purs fantômes; ils doivent être aussi, en quelque manière, des sujets.
    Minés par la hantise du politically correct, éberlués par un flot de pseudo-informations qui leur donnent l’illusion d’une modification permanente des catégories de l’existence (on ne peut peut plus penser ce qui était pensé il y a dix, cent ou mille ans), les Occidentaux contemporains ne parviennent plus à être des lecteurs; ils ne parviennent plus à satisfaire cette humble demande d’un livre posé devant eux: être simplement des êtres humains, pensant et ressentant par eux-mêmes.”
    Bien entendu, ce dernier constat catastrophiste est exagéré, relevant de la propension de Michel Houellebecq à se poser en prophète délivrant Sa Vérité au monde. Cependant il y a souvent du vrai dans ses observations malgré sa façon de pratiquer la généralisation abusive ou le paradoxe provocant, non sans grain de sel...

  • Sollers le mousquetaire cardinal


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    Philippe Sollers est sans doute le plus mal vu des écrivains vivants de langue française les plus en vue, probablement aussi le plus mal lu. Il est d’ailleurs le premier à le rappeler à tout moment, comme il est le premier à peaufiner son autoportrait. Nul autre que Sollers n’a mieux parlé de ce personnage de roman qu’est devenu Philippe Joyaux, né en 1936 à Bordeaux de père industriel et de mère catholique, fier comme Artaban de son aïeul maternel Louis champion d’escrime et se posant à son tour en crâne frondeur après Cyrano : « Déplaire est mon plaisir ! ».
    Et le fait est qu’il y a réussi : nul auteur français, au premier rang de sa génération, du Nobel Le Clézio à Pascal Quignard, en passant par Patrick Modiano, n’a suscité autant de décri et d’injures. Or il est vrai que le personnage peut sembler puant. Lui-même d’ailleurs se voit bien: « D’habitude, je suis plutôt modéré, voire laxiste, et même jésuite. Mais si on me cherche, on me trouve, et je peux être aussi terroriste, cassant, désagréable, têtu, insolent, odieux ».
    Et que reproche-t-on au juste à Philippe Sollers ?
    Quatre choses surtout: d’avoir passé du maoïsme à une posture poético-mystique politiquement suspecte; d’avoir écrit Femmes, vaste chronique d’époque devenue best-seller et jugé misogyne ; d’être revenu au catholicisme de son enfance et de s’être agenouillé devant Jean-Paul II; d’être outrageusement libre, productif, joyeux, et de n’avoir l’air de douter de rien, surtout pas de lui. À quoi s’ajoutent cent griefs liés à ses pouvoirs, réels ou fantasmés, dans le monde de l’édition, à son omniprésence médiatique, à ses menées de chef de gang et nous en passons. Mais l’écrivain là-dedans ?
    Disons qu’à l’instar de l’homme privé, pudique et protégé, il se planque pour mieux rayonner. Il en résulte une cinquantaine de livres qu’on classe un peu vite en « lisibles » et en « illisibles », sans voir qu’ils racontent l’histoire d’un homme en phase avec son siècle : très sage apparemment à 22 ans, avec Une curieuse solitude, roman proustien que célébrèrent à la fois Mauriac et Aragon ; moins convenable ensuite avec Le Parc, qui flirte avec le Nouveau Roman ; avant-gardiste ensuite, alignant des romans de plus en plus complexes et des essais abscons, jusqu’à l’extrême Paradis, poème fluvial issu des sources de Dante et Joyce, dont l’auteur sexagénaire, dans ses mémoires (Un vrai roman) affirme tranquillement que c’est « de loin le plus grand poème du vingtième siècle »…
    Coup d’autopub et de bluff comme, récemment à la télé, lorsqu’il brandit son Discours parfait à La Grande Librairie et le présenta comme le parangon de « l’identité française » ? Et lui qui conchie la société du spectacle n’en est-il pas le plus clinquant représentant ? À vrai dire, il faudra plus que cette contradiction pour griffer son cristal d’orgueil aux milles facettes.
    Insaisissable Sollers ? Massivement inconséquent ? Trop séducteur dans la vie et ses livres pour être fiable ? Moins qu’on croirait, en vérité, pour qui le lit vraiment.
    «Ceux qui n’aiment pas mes romans n’aiment pas ma façon de vivre», me disait l’écrivain qui regrette qu’on limite son œuvre à ses essais constituant, au demeurant, une extraordinaire lecture du monde d’encyclopédiste poète. Quant aux "romans", plutôt chroniques des passions fixes de Sollers, ils modulent aussi bien, de Mai 68 à nos jours, toutes les expériences existentielles de l’écrivain, du « hasch » (dans H…) à la Grande Muraille et de New York à Venise, au fil de ses conquêtes amoureuses, voyages autour du monde, lectures à n’en plus finir, minutes heureuses à foison, rencontres fameuses de vivants ou de morts parfois plus vivants que les précédents, à commencer par Nietzsche dont Sollers a adopté le nouveau calendrier – nous sommes donc en 122 !
    Sollers misogyne ? Mais on lira dans Un vrai roman, son bel hommage aux dames de sa vie. Sollers égomane ? Assurément et à juste titre si l’on admet que son moi, poreux, est un univers à soi seul dans Les Voyageurs du Temps. Sollers réac ? Sans doute revenu d’engagements légers, fièvre d’époque. Sollers « fondu catho » ? Vrai si Rome reste la Centrale de l’Occident civilisé, capable d’intégrer la Chine et Voltaire, Mozart et Rimbaud, le Christ et le Tao. Sollers résistant à la décadence ? Son Discours parfait va plus loin : prophète d’une Renaissance dont il sera, ben voyons, le modeste ( !) messie...


    Philippe Sollers en dates


    1936 Naissance, à Bordeaux, de Philippe Joyaux. Enfance marquée par la maladie et la ferveur religieuse. Parents anglophiles.
    1946-1952 Elève au lycée de Bordeaux. 1951-52. Première liaison avec l’inspiratrice de son premier roman.
    1953-1957 Suite de ses études à Paris.
    1958 Parution d’Une curieuse solitude. Accueil élogieux de la critique, Mauriac et Aragon en tête.
    1960 Faillite de l’usine familiale. Fondation de la revue Tel Quel, revue des plus influentes.
    1966 Rencontre avec Julia Kristeva, qu’il épouse en 1967 et avec laquelle il aura un fils, David, en 1975.
    1982-83 Passe du Seuil chez Gallimard. La revue L’Infini remplace Tel Quel et Femmes, roman à clef des années 70 à Paris, récolte à la fois scandale et succès.
    Dès 1987 Publie de nombreuses chroniques littéraires dans Le Monde, Le nouvel Observateur et le Journal du Dimanche.
    2007 Un vrai roman, mémoires, documente sa vie et son œuvre au même titre que le Philippe Sollers de Philippe Forest, meilleure introduction à son oeuvre. (Seuil, 1992)
    2010 Parution de Discours parfait, troisième volume d’une trilogie encyclopédique amorcée avec La guerre du goût et Eloge de l’infini. Quatrième tome en préparation. Un nouveau roman en chantier.

  • Le gai savoir du dicomane

     

    Rey5.jpgEntretien avec Alain Rey

    En juin 2011 fut  fêté le 60e anniversaire des éditions Le Robert, à l'occasion duquel  un entretien avec Alain Rey, grand lexicographe qui avait publié, en février de la même année, un inépuisable Dictionnaire des dictionnaires, s’imposait à l'évidence…

    - Si votre passion pour les dictionnaires fait de vous un « dicomane », à quelles conditions un tel néologisme pourrait-il entrer dans le Robert ?
    - C’est vrai que c’est une passion un peu pathologique mais le mot reste entre spécialistes. Mais pourquoi pas ? Le mot est bien formé, mais ça ne suffit pas pour entrer dans le dictionnaire. Il faudrait que cela corresponde à sa diffusion dans la francophonie en général, et dans la francophonie européenne en particulier. Il faudrait que l’usage soit suffisant, et sa reprise par les médias, car c’est eux qui garantissent sa diffusion.
    - Cette passion vous a-t-elle toujours habité ?
    - Dès mon enfance, j’ai été un lecteur acharné, mais je n’ai pas été un enfant fou de dictionnaires. Mon vocabulaire d’enfant s’est plus enrichi par la lecture de Jules Verne, ou par celle du Livre de la jungle de Kipling, que par les manuels. Mais je me souviens qu’un Larousse en deux volumes des années m’a souvent accompagné, surtout grâce à ses illustrations. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le nouveau Robert recourt au même support. Ensuite, ma rencontre avec Paul Robert a été décisive.
    - Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ?
    - C’est l’aspect littéraire de sa démarche : son recours aux citations d’écrivains. Avant de découvrir les techniques de définitions et tout ce qui a trait à la formation et à l’histoire des mots, j’étais sensible à l’usage des mots par les écrivains.
    - Quelle place accordez-vous à un Céline dans cette source littéraire du dictionnaire ?
    - Le problème, avec Céline, comme avec Queneau, est qu’il ne faut surtout pas imaginer qu’on a affaire à un usage naïf et direct du langage oral. Chez Céline, à partir du langage populaire de la banlieue parisienne des années 1930, il y a une constante reconstruction avec des inventions lexicales, d es contractions et des inventions incessantes. Par exemple, pour un homme qui marche de traviole, selon l’expression, il écrira qu’il a une «démarche traviole», et l’emploi de l’argot parisien n’est qu’un procédé parmi d’autres pour atteindre son rythme et sa fameuse « petite musique ». Je connais bien son œuvre, du Voyage aux œuvres ultimes., que j’apprécie beaucoup, on voit l’éclatement de la syntaxe, et le halètement du rythme qui faisait dire à Queneau qu’il avait quelque chose d’ « asthmateux »… Bref, le rapport entre la qualité stylistique d’un écrivain et son usage des mots est indirect, mais le grand écrivain « valide » en quelque sorte les mots par sa force d’expression, ce qui redonne au découpage alphabétique des mots, qui est une façon de donner au découpage « anatomique » du dictionnaire une vitalité nouvelle.
    - Pourquoi avoir associé des slameurs à l’anniversaire du Robert ?
    - Je trouve que le slam, à la différence du rap, phénomène également intéressant mais souvent un peu trop marqué dans ses contenus à caractère « communautaire», est une sorte de pédagogie de la poésie spontanée, pas toujours d’un très haut niveau mais qui se fonde sur une recherche souvent intéressante de la sonorité des mots, avec un recours assez systématique aux allitérations. Cela me semble un bon passage entre langue spontanée, essentiellement orale, et langue écrite. À ce propos, le slameur qui se fait appeler Grand corps malade m’a dit, un jour, sa crainte de voir ses mots passer à l’écrit, alors que la transmission orale aux jeunes des banlieues lui permet de défendre la langue française à sa façon.
    - Â quoi l’anniversaire d’aujourd’hui correspond-il exactement ?
    - Il correspond à la première publication du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française conçu par Paul Robert, qui paraissait alors en souscription. C’est une particularité éditoriale unique, je crois, d’avoir commercialisé un livre qui n’était pas terminé ! Pour ma part, je suis arrivé quand la publication en était à la lettre B, et j’ai fait partie du noyau de trois personnes, avec Josette Debove et Henri Cottez, qui a constitué le noyau et la pérennité intellectuelle de la maison à venir. Le Dictionnaire historique de la langue française, qui est de mon cru, correspond à une idée assez ancienne que j’avais eue en étudiant l’histoire du seul mot Révolution (Révolution, histoire d’un mot, Gallimard 1989), qu’on pourrait étendre à l’étude de dizaine de milliers de mots, à quoi je me suis donc employé bien imparfaitement…
    Rey1.jpg- Que pensez-vous de l’apport de la francophonie à la langue française ?
    - J’estime qu’il est essentiel pour la vitalité qu’il entretient par la périphérie. En fait, la conscience de la langue française est plus active et créative dans les marges que dans le centre de son aire. Mais cela dépend évidemment des régions. Il arrive que cela dépende d’un apport personnel fondamental, comme c’est le cas en Afrique, avec Senghor, ou en Haïti avec Césaire, et il y a une connivence entre le créole et le français dans les Caraïbes, qui fait que les livres d’Edouard Glissant sont également référentiels. On trouve aussi, au Québec, une défense du français très passionnée, liée à l’environnement anglophone menaçant. Et l’on peut se rappeler que des auteurs aussi importants que Nathalie Sarraute, ou Le Clézio, ne doivent rien au parisianisme…
    - Et Ramuz ?
    - Ah, Ramuz fait partie de mes auteurs favoris ! J’ai la chance d’avoir ses œuvres complètes parues chez Mermod, auxquelles je reviens souvent, non seulement pour ses romans mais également pour sa réflexion sur la langue, précisément, dans son rapport entre la « petite langue » locale et la grande tradition littéraire française à laquelle l’écrivain sait qu’il apporte quelque chose, avec des nouveautés lexicales et une extraordinaire vitalité dans les descriptions, son vocabulaire de la couleur et de la beauté, en outre il y a des textes faussement simples, comme L’Histoire du soldat, qui me paraissent des chefs-d’œuvre.
    - Comment voyez-vous l’évolution des dictionnaires, tel le Robert, par rapport au développement de l’Internet ?
    - Il faut distinguer les techniques nouvelles et leurs possibilités d’exploitation des textes dont le volume peut être considérablement augmenté, avec une perte de la poésie par rapport à l’objet livre. Il importe de distinguer cet aspect, qui touche à l’utilisation du dictionnaire, à la pensée qui préside à cette utilisation. J’ai tenu à ce que le Robert illustré se prolonge par une facette informatique, qui permet de pallier le manque énorme d’espace, et de la même façon, les mises à jour – comme celle du Grand Robert – sont facilitées par la numérisation, qui permettra elle-même une nouvelle édition en fonction du succès de la version numérique. Donc on essaie, par ce truchement d’échapper à la disparition du livre.
    - Une dépêche de ce matin nous annonce qu’une enquête conclut que 93% des Français restent attachés au livre sur papier. Cela vous surprend-il ?
    - C’est une très bonne nouvelle, mais qui me semble un peu… optimiste. Il faudrait comparer ces déclarations avec la pratique. Ceci dit, il n’est pas impossible que les excès des nouvelles techniques amènent une réaction de méfiance.
    - Jean Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, il emporterait le dictionnaire. Et vous-même ?
    - S’il fallait en emporter un seul, ce serait le Grand Robert, avec la restriction liée au fait que j’en suis l’auteur…et si je pouvais en emporter un autre, ce serait le dictionnaire de Furetière, pour me replonger dans l’esprit du XVIIe avec un auteur plein de fantaisie.
    Rey2.jpg- Et si l’on vous accorde un viatique purement littéraire ?
    - Sans hésiter : Rabelais. Je suis aussi attaché à Montaigne, mais ce serait Rabelais pour la richesse de la langue, l’esprit critique, la référence à une gaieté nécessaire par rapport à un contenu dramatique, la métaphore des mots dégelés et des pierres vives de la langue - c’est à la fois un aliment pour la pensée et une détente, le goût des mots, une poésie née de la substance des mots.


  • Le noyau doux

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    Shakespeare en traversée

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    Au tout début de Shakespeare notre contemporain, son essai certes référentiel consacré au Barde, Ian Kott affirme que c'est par les drames historiques qu'il faut aborder Shakespeare, et cela se justifie sans doute dans l'optique d'une découverte progressive accordée au progrès chronologique de l'œuvre, du début à la fin.
    De fait, on n'imagine pas le jeune Will écrire La Tempête à moins de trente ans, et le fait est que la structure dramatique et le contenu des premiers drames n'a pas la complexité ni la profondeur des chefs-d'œuvre de la maturité. N'empêche: finir là traversée de Shakespeare en abordant la première tétralogie historique, après les tragédies et les comédies, peut nous faire découvrir un fait essentiel: à savoir que, dès Henry VI se perçoit à la fois un noyau dur, qui est plus exactement un noyau doux, et cette voix sans pareille, basse continue ou mélodie pure , qui caractérisent le génie du Big Will.

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    Ian Kott établit, par manière de préambule à son approche des pièces historiques (il s'arrête essentiellement à Richard III), un inventaire généalogique de tous les meurtres royaux, trahisons et assassinats d'enfants au berceau ou de vénérables monarques des deux sexes, empoisonnements ou décapitations qui ont ensanglanté la chronique des dynasties anglaises au XVe siècle sur fond de guerres et d'épidémies affreuses, de crimes commis au nom du même Dieu, de rivalités éternelles et de sempiternelles délices.
    La première partie d'Henry VI s'ouvre sur une querelle véhémente devant le cercueil d'Henry V, opposant divers grands personnages, dont le très retors évêque de Winchester, futur cardinal.


    La pièce, comme tous les drames historiques de Shakespeare, joue très librement avec faits ou personnages réels et recomposition dramatique. Une querelle entre jeunes lords préfigure la guerre des deux roses. Le nouveau roi apparaît en jeune homme pieux et pacifique attaché à ses livres comme le futur Prospero, et le personnage de Jeanne d'Arc cristallise la violence de droit prétendu divin sous des traits caricaturaux, reniant son père de la plus vile façon et se prétendant enceinte pour couper au bûcher ! Mais la verve satirique du jeune Will n'épargne pas ses compatriotes, alors que bouffons malicieux et vieux sages détaillent déjà les causes du mal rongeant nations et individus.


    Un irrésistible effet comique, magnifiquement rendu par la mise en scène de la présente version de la BBC, est lié à la bascule incessante entre victoires et défaites des Anglais contre les Français et vice versa, les uns se précipitant au combat par une porte avec des cris de guerre et en revenant tout cabossés, avant que les autres n'entrent par la même porte qui les voit s'enfuir aussitôt après. Le chaos du monde en sa face risible...

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    Mais la guerre est aussi une horreur absolue que figure John Talbot - héros des batailles sur sol français, véritable Achille anglais (auquel Trevor Peacock prête sa carrure de géant nain et son faciès de brute bouleversante) enjoignant son fils Jean de fuir la bataille, au scandale de celui-ci, puis mourant avec le cadavre du jeune héros dans ses bras - cette suite de scènes relevant déjà de l'immense Shakespeare chantre de la vraie noblesse de cœur et de la compassion, de la lucidité la plus cinglante et de l'appel pacificateur.

  • Des amours de fables

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    À propos des Fables de la Fredaine de Sergio Belluz, illustrées par Chantal Quéhen. Humour et fantaisie érotico-animalière à foison. Rendez-vous avec les auteurs vendredi soir 10 février, dès 18h. à la Librairie Filigrane d'Yverdon-les-Bains !

    S’il n’est pas aussi ancien que l’originelle fredaine dite de la bête à deux dos, le genre de la fable remonte du moins à la plus haute Antiquité. Longtemps transmise par voie orale, à l’âge dit de la plume taillée, la fable se reproduisit ensuite selon les procédés variables de l’écriture accouplant des lettres pour former des mots se disposant sur l’immaculé parchemin tels d’élégants défilés de chenilles processionnaires.

    Le recours à l’image animale, s’agissant des origines de la fable en l’état dernier de nos connaissances, s’impose naturellement au motif que l’un des premiers fabulistes identifiés, au nom probablement improbable d’Esope (la traçabilité de sa bio fait en effet problème, tout natif qu’il fût de la Thrace), composa de son vivant quelques morceaux ressortissant au genre dont les titres, tels Le corbeau et le renard, Le lièvre et la tortue ou Le bûcheron et la mort, se virent bonnement copiés/collés par l’ami des écoliers par excellence que représente Jean de La Fontaine.


    Or celui-ci ne fut-il qu’un vil plagiaire d’Esope ? Nullement ! La Fontaine ne se contenta pas, en effet, de citer sa source - à laquelle s’abreuvèrent d’ailleurs bien d’autres fabulistes, du fameux Djâlal ad-Dîn Rûmi à Charles Perrault – mais poussa la reconnaissance jusqu’à lui consacrer une biographie, intitulée La vie d’Esope le Phrygien, et le citer nommément dans sa fable Le soleil et les grenouilles toujours récitée dans quelques écoles sérieuses.
    Ces précisions s’imposaient avant celles, non moins détaillées quoique plus fantaisistes, voire loufoques, marquant l’introduction des Fables de la Fredaine par l’éditeur et le compilateur préfacier, en lesquels on identifie un probable clone récent de La Fontaine lui-même du nom de Sergio Belluz.

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    Savoir si les trente fables animalières réunies ici à l’enseigne des éditions chypriotes Irida, avec d’épatantes illustrations aquarellées de Chantal Quéhen, doivent effectivement quelque chose à La Fontaine lui-même pratiquant l’anachronisme par anticipation, selon les fantasques affabulations du préfacier, ou si Sergio Belluz y a mis plus qu’une main sans cesser de garder un oeil sur L’Art d’aimer du poète latin Ovide, est bien moins décisif que l’inspiration de l’ouvrage, découlant en somme de la sagesse anonyme des nations et des malices populaires au même titre que les fables d’Esope ou de La Fontaine, avec une touche actuelle « en sus », pour ne pas dire plus vertement: « en suce »…
    Assez ferré en érudition joyeuse et dérogeant avec le morose esprit de sérieux, au profit du vrai sérieux tragi-comique que l’humour et la fantaisie débridée cristallisent dans la meilleure veine de l’irrévérence littéraire, Sergio Belluz a déjà excellé dans le pastiche, au fil d’un ouvrage antérieur consacré à la littérature helvétique, et se montre ici un aussi habile versificateur, avec un bonheur particulier dans l’attaque des poèmes ou les sentences hilarantes, qu’un moraliste jamais moralisant ni trop provocateur non plus.

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    Mélange de classicisme rafraîchi et de baroque parfois échevelé, Les Fables de la Fredaine oscillent entre la brièveté foudroyante et l’esquisse de conte ou l’amorce de nouvelle, en appariant nos amies les bêtes de manière souvent inattendue, voire extravagante, puisque l’on y voit deux hyènes farceuses narguer un crocodile mal aimé, un aigle frustré et une lapine lubrique, une sangsue délaissée et un panda stoïque, entre tant d’autres.
    En un premier quatrain à valeur de haïku, sur un thème classique cher à la bande dessinée, Le matou séduisant et la folle souris est un modèle de réussite en mode bref : « Une folle souris / Qui plus est dévoyée / S’entichant d’un matou / Se fit dévorer crue au premier rendez-vous ».
    Ceci pour l’exposé du cas. Que suit la sage mise en garde: « Songez-y bien / Vous qui vous éprenez /D’un très beau prédateur / À la fausse douceur / Qui cherche à vous croquer ».
    Et l’envoi du chat échaudé à l’eau froide : « Il en est des amours /comme il en est du reste : / Certaines sont fort cruelles / Et d’autres sont mortelles. »
    Dans la filiation narquoise et bon enfant du Marcel Aymé des Contes du chat perché, ou parfois du conteur Pierre Gripari, Sergio Belluz se fait un malin plaisir à bousculer les codes ou à brouiller les cartes du tendre en se faisant tantôt mordant et tantôt indulgent.

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    Ainsi la puritaine chouette décriant l’étreinte de deux tourtereaux se fait-elle prendre elle-même au piège de l’amour par un grand-duc passant par là, et l’on se réjouit aussi de voir deux belettes se consoler ensemble de la négligence de leurs conjoints, un paresseux se laisser faire des choses par une guenon entreprenante sans cesser de bâiller, ou tels amants dolents (un daim trop fragile et sa gazelle trop frêle) constater qu’Eros s’embête quand on pleure un peu trop sur son sort.
    Bref, chacune et chacun, dans ces fables à multiples retournements mimant bonnement les surprises de la vie, trouvera son semblable ou son contraire chez la triste tortue ou le hibou sans empathie, l’écureuil aussi platement prévoyant que la fourmi de la fable – alors que le baryton Belluz chante en toute insouciance sur sa branche -, ou le paon plastronnant au dam du castor et du chien en leur faisant valoir, déployant sa roue, qu’ «Afin de pouvoir exister l’amour a besoin d’illusion »…


    Sergio Brelluz. Les Fables de la Fredaine, 238p. Avec des illustrations de Chantal Quéhen hélas dépréciées par de très piètres reproductions. Editions Irida, Nicosie, 2016.

  • Mémoire vive (106)

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    À qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

    °°°

    Paul Valéry: « La mort n’est regardée que par des yeux vivants », ou encore: « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire ».

    °°°

    678274085.jpegDans la percutante série anglaise Black Mirror, l’épisode intitulé Retour sur image, qui joue sur une nouvelle technologie permettant de se repasser le film de sa mémoire, et d’accéder à celle des autres, m’a intéressé par sa résonance proustienne, en plus fou. De fait, si Proust avait disposé d’un tel appareillage, il serait vraiment devenu infréquentable, et comme individu et comme écrivain. En outre l’épisode évoquant une société esclavagiste, dont l’énergie est tirée du travail de vélos d’entraînement, dans un immense gymnase, et qui n’offre d’échappatoire que dans la participation à un concours recyclant chaque candidat (e) dans le porno ou le divertissment médiatique, vaut aussi son pesant de satire panique.

     

    Dylan.jpgCe jeudi 13 octobre. - Lorsque Lady L. m’a appris, ce midi, que le prix Nobel de littérature venait d’être attribué à Bob Dylan, la chose m’a paru si saugrenue et si loufoque, si dérisoire aussi que j’ai tout de suite pensé à Witkiewicz et à ses prédictions sur le développement futur du nivellisme à tous les étages de la société, et notamment dans le monde de la culture. Peu m’importent les arguties de pseudo-spécialistes visant à accréditer ce choix, car je sais, je sens a priori que celui-ci est faux ou faussé par rapport à ce qu’est réellement un grand écrivain et ce qu’on attend particulièrement, aujourd’hui, de la littérature et des auteurs, sans parler pour autant d’un quelconque rôle politique ou moral qu’ils auraient à jouer. Ceci dit contre la vieille tendresse que j’éprouve, depuis mes vingt piges, pour Dylan le barde au petit pied outrageusement comparé à Shakespeare par un académicien démago.

    °°°

    Ziegler05.jpgEn lisant le nouveau livre de Jean Ziegler, intitulé Chemins d’espérance et relatant ses expériences au sein des Nations unies et en divers pays, dont Israël, je découvre un nouveau sujet d’indignation à me mettre sous la dent, si je puis dire, avec la description d’abominables tractations financières déjà bien connue sous l’appellation de fonds vautours. Comme j’étais encore sous le coup de la lecture d’Hamlet, je me suis livré à une comparaison, peut-être un peu tirée par les cheveux, mais pas tant que ça, entre le refus d’Hamlet de perpétuer le crime des pères et l’extrême ténacité de mon ami Jean le fou à résister lui aussi à la spirale maudite du meurtre.

    °°°

    3162823128.jpg
    La lecture de Shakespeare est une expérience à la fois existentielle et littéraire. Aucune de ses pièces, sauf peut-être une représentation de Richard II, ou une autre de La Tempête, ne m’ont vraiment marqué au théâtre, sinon dans le temps bref de la représentatiom et des heures ou des jours qui ont suivi - et alors les souvenirs de nombreuses mises scène au goût de l’époque, de Peter Brook à Daniel Mesguich ou de Benno Besson à Antoine Vitez, en passant par le Footsbarne Theater et diverses réalisations données à l’enseigne du Festival international de théâtre contemporain, dans les années 80, me reviennent pêle-mêle sous la forme d’images kaléidoscopique. Mais à présent, devant mon écran et avec la possibilité de multiplier les arrêts sur images, je m’approprie véritablement le texte et les dialogues de chacune des tragédies que je découvre.

    En regardant la version de la BBC de Timon d’Athènes, je (re)découvre ainsi un personnage qui me semble ausi affecté que le misanthrope de Molière. Timon a certes été trahi par ses amis, mais quels amis ! Après tout, c’est bien lui qui les a choisis ! Et quelle naïveté mais aussi quelle suffisance est la sienne, et ensuite quel entêtement furieux à rejeter jusqu’à ses meilleurs soutiens. Il a son Philinte en la personne de l’intendant, qui verse même des larmes pour lui, mais non : Monsieur se voit déjà ramené dans le rang par cet ami trop conciliant avec l’abominable société, que Timon rejette avec des cris de bête féroce qui, à la fin, font rire autant que ses diatribes contre l’ordre établi. Bref, je ne vois pas bien, là-dedans, ce qui relève de la tragédie, et beaucoup plus une satire visant à la fois les masques de la société et les grimaces de Timon.

    °°°

    Vladimir Dimitrijevic: « Je me pose toujours cette question: que feront les gens lundi prochain ? Cesseront-ils d’acheter des livres, ou cesserons-ils d’acheter des choses superflues ? »

     

    °°°


    1097594776.jpgL’exploration très attentive et continue du théâtre de Shakespeare, et plus précisément de Timon d’Athènes aujourd’hui, où je vois plutôt une comédie satirique qu’une tragédie, me révèle de mieux en mieux, au noyau de l’oeuvre, la sagesse profonde, à la fois populaire et supérieurement aristocratique – au sens de la noblesse de coeur – de cet incomparable génie montrant tant d’humanité et dans tous les registres, et tant de pénétration sensible alliée à tant de fermeté dans l’observation des égarements collectifs et autre vices individuels, à l’écart de toute morale moralisante univoque, mais aussi de toute équivoque au sens actuel.

    °°°

    Girard3.jpgSi la lecture de Shakespeare commentée par René Girard dans Les Feux du désir est d’une constante pertinence, son recours systématique à la grille d’interprétation du désir mimétique ne m’empêche pas de tracer mon propre chemin, quitte à découvrir certains aspects de chaque pièce qui échappent à son analyse, et notamment tout ce qui touche aux sentiments indépendants du mimétisme, à commencer par la bonté.

    Au reste, j’aime bien traduire les termes souvent répétitifs de son vocabulaire par des équivalents de mon cru, parfois plus en phase avec la poétique de Shakespeare que ne le sont ses concepts. Dans cette perspective, s’agissant par exemple de Timon d’Athènes, je le trouve assez limité dans son observation, qui ne tient aucune compte de l’amitié et de la fidélité de deux des plus sincères proches de Timon (son intendant et le général Alcibiade), dont le misanthrope rejette les bons conseils.

    Cela étant, je n’ai pas lu de commentaires aussi pénétrants et aussi originaux que ceux de Girard dans notre langue, et je trouve incroyable (quoique significatif) que François Laroque n’en fasse pas la moindre mention dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Il est vrai que Girard détone dans le petit monde sorbonnard et plus encore dans le sérail parisien ou cela ne se fait pas d’être si peu freudien et si profondément chrétien…

    Ce mardi 8 novembre. – Nous saurons demain matin qui, de Donald Trump ou d’Hillary Clinton, sera le nouveau président des Etats-Unis, avec les conséquences qui en découleront pour motre monde déjà bien mal en point. Pourtant, en termes de politique internationale, je doute qu’il y ait mieux à attendre de Clinton que du grand paltoquet.

    Unknown-1.jpeg

    Ce qui est sûr, c’est que la victoire de celui-ci achèverait la montée en puissance de la bassesse et de la vulgarité qui a marqué cette campagne, sans qu’on puisse augurer de la tournure que prendra son règne. On se gardera de dire : après nous le déluge, car c’est dans le temps que nous vivons que cela va se jouer - peut-être contre nous mais aussi avec nous.

    °°°

    L’idée de Dave Eggers, dans Le cercle, selon laquelle l’exposition totalement transparente de notre personne sur les réseaux sociaux, avec toutes ses composantes privées et même secrètes, soit aussi pernicieuse voire plus que l’anonymat des pseudos, ou plus généralement la préservation de sa privacy, fonde décidément l’intérêt de son roman en multiplilant les exemples combien explicites, sans pour autant que le livre ne tourne à la thèse édifiante. De cette question du respect de la sphère privée, notamment sur Facebook, j’ai fait moi-même l’expérience avec certains proches chatouilleux à cet égard, et peut-être avec raison.

    °°°

    Le jour plombé, ce matin, par le brouillard, mais je suis décidément peu sensible à la météo, et dès que j’écris l’idée ne me viendrait même plus de regarder le temps qu’il fait – je suis littéralement hors du temps, comme éclairé par dedans…

    °°°

    1996608184.jpgLa plongée dans l’univers de Shakespeare est vraiment une expérience sans pareille, que je regrette de faire si tard, chose pourtant normale en cela que l’exercice requiert une bouteille dont on ne peut se prévaloir avant quarante ou cinquante ans.

    Et puis c’est affaire de porosité et de vivacité clairvoyante, que je n’avais pas il y a même dix ans de ça, et qui ne cessent de s’aiguiser à ce qu’il me semble. C’est ainsi que je suis mieux capable aussi, aujourd’hui, de vérifier la validité ou la carence des interprétations, dont celles qui ont été faites, par exemple, à propos de Coriolan, donnent la meilleure illustration, souvent pour le pire. De fait, assimiler le personnage à un héros préfasciste, pour l’en louer ou le stigmatiser, me semble typique d’une lecture réductrice de la pièce, de laquelle se démarque d’ailleurs clairement la version de la BBC en montrant les failles du personnage, victime de son orgueil démesuré, et la sagesse de sa mère et, a fortiori, de Shakespeare lui-même, sans que celui-ci formule la moindre théorie univoque.

    °°°

    SloterdijkPV.jpg2228916404.jpgLe grand thème d’Après-nous le déluge, le dernier essai de Peter Sloterdijk, est en somme celui de la tradition et de sa transmission, à l’étude des multiples césures et autres ruptures historiques qui ont marqué le cours des siècles et des civilisations, jusqu’aux révolutions du XVIIIe et du XXe siècle. Ce qui m’impressionne à tout coup, chez ce penseur extraordinairement profus et parfois à la limite de l’obscurité - que le traducteur Olivier Mannoni a du moins le très grand mérite de tirer vers la clarté à la française sans en aplatir l'imbroglio - tant il image ses concepts et conceptualise ses images, si l’on peut dire, c’est sa capacité de synthèse et ses rapprochements toujours inattendus et non moins éclairants, ici en passant de Madame Pompadour à une nouvelle de Balzac évoquant le bourreau Sanson, puis à l’usurpateur sublime que fut Napoléon, avant Lénine et ses clones...

    °°°

    Le travail bien fait nous justifie. Je me le disais en observant hier les jeunes menuisiers en train d’installer notre bain nordique, et je me le répète ce matin en relisant mon texte intitulé Le Royaume. De la même façon, mes livres et le classement de mes archives, autant que les actions de ma bonne amie et des nos deux filles, me confortent dans cette reconnaissance à l’égard du bien faire.

    °°°

    La lecture de Shakespeare est un révélateur de la complexité humaine, que l’éclairage de René Girard met admirablement en valeur, prouvant qu’une intelligence actualisée peut en revivifier une autre plus ancienne, même si le génie du Big Will a quelque chose d’intemporel et qui anticipe souvent notre vision. Shakespeare, et il faudrait dire Dante avant Shakespeare, Eschyle avant Dante et Homère avant Eschyle, sont à la fois nos maîtres anciens et nos vigies.

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    muray2.jpgPhilippe Muray sur la reconnaissance, dans Après l’Histoire: “La passion de la reconnaissance se manifeste par des déclarations de fierté à répétition. Cette fierté contemporaine flotte comme une brume de malheur au-dessus de la souveraineté des ères révolues; et sur les débris calcinés depuis bien longtemps de ce qu’a pu être la gloire comme morale héroïque dans la nuit des âges. C’est une fierté rampante, quantitative et collective, une affirmation du moi tribalisé, puis globalisé, universalisé enfin. C’est un orgueil de troupeau, une glorification grégaire, un narcissisme planétaire”.

    °°°

    L’Homme nu, de Marc Dugain et Christophe Labbé, constitue en somme la version documentaire factuelle de l’univers évoqué par Dave Eggers dans Le Cercle, à savoir la nouvelle « secte » que représente l’univers des big data style Google ou Amazon. Cependant je me demande si les auteurs de L’Homme nu ont raison de s’alarmer pareillement, à croire que l’homme de demain sera entièrement inféodé aux grandes entreprises dominant les technologies nouvelles de l’information ? Ma nature, plutôt optimiste, et mon vieux bon sens terrien me portent plutôt à relativiser tout ça et à miser sur le bon génie humain, mais il faut rester vigilant. Poil aux dents.

    °°°

    Ceci de Paul Valéry, que je relève à propos de mes réserves à l’encontre de ce qu’il y a de parfois systématique dans la pensée de René Girard : « Une littérature dont on aperçoit le système est perdue. On s’intéresse au système, et l’oeuvre n’a plus le prix que d’un exemple de grammaire. Elle ne sert qu’à comprendre le système ».

    Oui, c’est ce qui me gêne un peu dans la lecture que Girard fait de Shakespeare, en dépit de ses observations remarquables : c’est la réduction au système – à son système.

    °°°

    René Girard et Peter Sloterdijk sont les deux penseurs contemporains qui ne cessent de m’intéresser et plus encore de me stimuler dans mes observations portant sur le monde actuel, ayant en commun la (double) qualité majeure, à me yeux, de grands lecteurs et de grands interprètes. Ce que je retiens essentiellement de Girard, c’est une nouvelle élucidation des relations humaines pour ce qui touche autant à la complicité féconde qu’à la rivalité délétère, et Sloterdijk m’aide beaucoup, entre cent autres choses, à consolider mes défenses immunitaires en aiguisant ma vision réaliste des choses.

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    Les tirades qui émaillent Comme il vous plaira, faisant alterner sagesse et folie, bonne et mauvaise foi, saillies grossière et fines ou douces paroles, sur le théâtre des hommes, l’amour, l’amitié, la vanité des cours et la paix des bois, constituent une espèce de cacophonie joyeuse qui raille la romance des quatre paires d’amants et fait gentiment dérailler la pastorale…

    La pièce est à la fois conforme à ce qu’attend le bonhomme public et joue « en abyme » sur le jeu théâtral, ses illusions, ses masques et la vérité humaine que tout cela maquille plus ou moins. Les figures de Rosalinde et d’Orlando sont immédiatement attachantes et sans discontinuer ensuite, mais le (faux) cynique Jacques, ou le fou Pierre de touche, ne sont pa moins intéressants par le contrepoint de leurs discours.

    °°°

    Il fut un temps, encore très idéologisé, où l’on demandait à son interlocuteur, sur un ton plus ou moins péremptoire : « Mais d’où parlez-vous ? ». Or la question n’a plus lieu, comme si le lieu n’y était plus…

    °°°

    Dans l’histoire de l’évolution d’un individu, m’intéresse (aussi) ce moment où il cesse, précisément, de se développer, se résignant pour telle ou telle raison ou se crispant sur son acquis. Le plus frappant à mes yeux : V. D. cessant d’être curieux et commençant de se citer lui-même.

    °°°

    Unknown.jpegDans son Journal de Berlin, Max Frisch évoque ses brouilles personnelles avec divers écrivains de ses amis plus ou moins célèbres, tels Ingeborg Bachmann et Alfred Andersch. De là vient sans doute qu’il n’ait autorisé la publication de ces cahiers que vingt ans après sa mort.

    Ingeborg Bachmann, sa compagne d’une époque, a brûlé un cahier de notes qu’elle avait trouvé dans la chambre d’hôpital où il se l’avait oublié, à Rome, et son voisin et ami, le communiste allemand Andersch, à Berzona, lui a reproché de ne débiter à son propos que des mensonges dans son journal publié. Or qui cela intéresse-t-il ? Moi, cela m’intéresse, non pour l’indiscrétion commise, mais parce que, par deux fois, l’amour-propre de l’écrivain se trouve blessé, et plus encore : atteint en sa dignité – ce que je connais pour l’avoir subi plus souvent qu’à mon tour.

     

    °°°

    Dillard.jpgTrès intéressé, et bien plus : captivé dès les premières pages, par le récit épique de la première colonisation « blanche » des teritoires côtiers du Nord-ouest des Etats-Unis, telle que la détaille Annie Dillard dans Les Vivants. Je savais qu’il s’agissait là d’un livre hors du commun, mais je ne m’attendais pas à un tel choc, relevant d’une poésie inouïe – au sens propre du jamais entendu.

    Or, l’extraordinaire beauté de presque chaque phrase, des images et des détails qui émaillent ces pages m’a saisi dès que je suis revenu à ce livre qui va constituer ma grande lecture de fin d’année. Pas un instant je n’ai pensé que ce récit consacré aux premiers émigrants du nord de la côte Ouest puisse dégager une telle énergie, pour ainsi dire tellurique, qui me rappelle le rapport de Thoreau avec la nature, mais en humainement plus chaleureux, tendre et violent aussi. Je pourrais ne pas être étonné, car j’admire cet écrivain depuis que j’ai lu Au présent, mais ici l’on passe de l’essai morcelé à une narration de plein air, si l’on peut dire, dans une sorte d’Eden sauvage aussi rafraîchissant que dangereux.

    °°°

    Mes lectures prochaines de 2017, année de mes 70 balais, seront Annie Dillard et Peter Sloterdijk et, du côté des Romands, Catherine Safonoff et Gaston Cherpillod, plus Shakespeare en traversée sans discontinuer, plus mes dix pages quotidiennes réglementaires des Jeunes filles en fleur.

    2656270546.jpgAussi: marcher plus, tous les jours. Et peindre un nouveau Cervin chaque jour. Et des oiseaux tant qu’on y est. De fait, je suis très content de mes trois premiers oiseaux sur toile: le bouvreuil pivoine, le rougegorge et le pinson du nord. Le rougegorge m’est venu en un quart d’heure, vraiment pas mal. Le bouvreuil n’a pas l’air d’un faisan (dixit ma bonne amie) comme le premier que j’ai jeté sur mon carnet d’oiseaux, et le pinson du nord m’a demandé un peu plus de temps, mais tous les trois sont ravissants , quoique très loin de leur perfection au naturel…

    °°°

    Julian Barnes, dans Le Perroquet de Flaubert : « Il est aisé, après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne sont pas écrivains et il leur arrive fort peu de malheurs . »

    Ce 27 décembre. – Notre chère mère aurait eu 100 ans aujourd’hui. Mais elle ne me manque pas : elle est toujours présente, pas seulement en photo au-dessus de ma table de travail, mais un peu partout, et notre père avec pour faire bonne paire...

     

  • Mémoire vive (106)

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    À qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

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    Paul Valéry: « La mort n’est regardée que par des yeux vivants », ou encore: « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire ».

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    Unknown-4.jpegDans la percutante série anglaise Black Mirror, l’épisode intitulé Retour sur image, qui joue sur une nouvelle technologie permettant de se repasser le film de sa mémoire, et d’accéder à celle des autres, m’a intéressé par sa résonance proustienne, en plus fou. De fait, si Proust avait disposé d’un tel appareillage, il serait vraiment devenu infréquentable, et comme individu et comme écrivain. En outre l’épisode évoquant une société esclavagiste, dont l’énergie est tirée du travail de vélos d’entraînement, dans un immense gymnase, et qui n’offre d’échappatoire que dans la participation à un concours recyclant chaque candidat (e) dans le porno ou le divertissment médiatique, vaut aussi son pesant de satire panique.

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    Ce jeudi 13 octobre. - Lorsque Lady L. m’a appris, ce midi, que le prix Nobel de littérature venait d’être attribué à Bob Dylan, la chose m’a paru si saugrenue et si loufoque, si dérisoire aussi que j’ai tout de suite pensé à Witkiewicz et à ses prédictions sur le développement futur du nivellisme à tous les étages de la société, et notamment dans le monde de la culture. Peu m’importent les arguties de pseudo-spécialistes visant à accréditer ce choix, car je sais, je sens a priori que celui-ci est faux ou faussé par rapport à ce qu’est réellement un grand écrivain et ce qu’on attend particulièrement, aujourd’hui, de la littérature et des auteurs, sans parler pour autant d’un quelconque rôle politique ou moral qu’ils auraient à jouer. Ceci dit contre la vieille tendresse que j’éprouve, depuis mes vingt piges, pour Dylan le barde au petit pied outrageusement comparé à Shakespeare par un académicien démago.

    °°° 

    Ziegler.jpgEn lisant le nouveau livre de Jean Ziegler, intitulé Chemins d’espérance et relatant ses expériences au sein des Nations unies et en divers pays, dont Israël, je découvre un nouveau sujet d’indignation à me mettre sous la dent, si je puis dire, avec la description d’abominables tractations financières déjà bien connue sous l’appellation de fonds vautours. Comme j’étais encore sous le coup de la lecture d’Hamlet, je me suis livré à une comparaison, peut-être un peu tirée par les cheveux, mais pas tant que ça, entre le refus d’Hamlet de perpétuer le crime des pères et l’extrême ténacité de mon ami Jean le fou à résister lui aussi à la spirale maudite du meurtre.  

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    1981013284.jpgLa lecture de Shakespeare est une expérience à la fois existentielle et littéraire. Aucune de ses pièces, sauf peut-être une représentation de Richard II, ou une autre de La Tempête, ne m’ont vraiment marqué au théâtre, sinon dans le temps bref de la représentatiom et des heures ou des jours qui ont suivi - et alors les souvenirs de nombreuses mises scène au goût de l’époque, de Peter Brook à Daniel Mesguich ou de Benno Besson à Antoine Vitez, en passant par le Footsbarne Theater et diverses réalisations données à l’enseigne du Festival international de théâtre contemporain, dans les années 80, me reviennent pêle-mêle sous la forme d’images kaléidoscopique. Mais à présent, devant mon écran et avec la possibilité de multiplier les arrêts sur images, je m’approprie véritablement le texte et les dialogues de chacune des tragédies que je découvre.

    En regardant la version de la BBC de Timon d’Athènes, je (re)découvre ainsi un personnage qui me semble ausi affecté que le misanthrope de Molière. Timon a certes été trahi par ses amis, mais quels amis ! Après tout, c’est bien lui qui les a choisis ! Et quelle naïveté mais aussi quelle suffisance est la sienne, et ensuite quel entêtement furieux à rejeter jusqu’à ses meilleurs soutiens. Il a son Philinte en la personne de l’intendant, qui verse même des larmes pour lui, mais non : Monsieur se voit déjà ramené dans le rang par cet ami trop conciliant avec l’abominable société, que Timon rejette avec des cris de bête féroce qui, à la fin, font rire autant que ses diatribes contre l’ordre établi. Bref, je ne vois pas bien, là-dedans, ce qui relève de la tragédie, et beaucoup plus une satire visant à la fois les masques de la société et les grimaces de Timon.

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    Vladimir Dimitrijevic: « Je me pose toujours cette question: que feront les gens lundi prochain ? Cesseront-ils d’acheter des livres, ou cesserons-ils d’acheter des choses superflues ? »

     

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    5d03f944abe32f5be21a1b522a99a521.jpg
    L’exploration très attentive et continue du théâtre de Shakespeare, et plus précisément de Timon d’Athènes aujourd’hui, où je vois plutôt une comédie satirique qu’une tragédie, me révèle de mieux en mieux, au noyau de l’oeuvre, la sagesse profonde, à la fois populaire et supérieurement aristocratique – au sens de la noblesse de coeur – de cet incomparable génie montrant tant d’humanité et dans tous les registres, et tant de pénétration sensible alliée à tant de fermeté dans l’observation des égarements collectifs et autre vices individuels, à l’écart de toute morale moralisante univoque, mais aussi de toute équivoque au sens actuel.

     

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    Si la lecture de Shakespeare commentée par René Girard dans Les Feux du désir est d’une constante pertinence, son recours systématique à la grille d’interprétation du désir mimétique ne m’empêche pas de tracer mon propre chemin, quitte à découvrir certains aspects de chaque pièce qui échappent à son analyse, et notamment tout ce qui touche aux sentiments indépendants du mimétisme, à commencer par la bonté.

    Girard7.jpgAu reste, j’aime bien traduire les termes souvent répétitifs de son vocabulaire par des équivalents de mon cru, parfois plus en phase avec la poétique de Shakespeare que ne le sont ses concepts. Dans cette perspective, s’agissant par exemple de Timon d’Athènes, je le trouve assez limité dans son observation, qui ne tient aucune compte de l’amitié et de la fidélité de deux des plus sincères proches de Timon (son intendant et le général Alcibiade), dont le misanthrope rejette les bons conseils.

    Cela étant, je n’ai pas lu de commentaires aussi pénétrants et aussi originaux que ceux de Girard dans notre langue, et je trouve incroyable (quoique significatif) que François Laroque n’en fasse pas la moindre mention dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Il est vrai que Girard détone dans le petit monde sorbonnard et plus encore dans le sérail parisien ou cela ne se fait pas d’être si peu freudien et si profondément chrétien…  

    Ce mardi 8 novembre. – Nous saurons demain matin qui, de Donald Trump ou d’Hillary Clinton, sera le nouveau président des Etats-Unis, avec les conséquences qui en découleront pour motre monde déjà bien mal en point. Pourtant, en termes de politique internationale, je doute qu’il y ait mieux à attendre de Clinton que du grand paltoquet.

    Ce qui est sûr, c’est que la victoire de celui-ci achèverait la montée en puissance de la bassesse et de la vulgarité qui a marqué cette campagne, sans qu’on puisse augurer de la tournure que prendra son règne. On se gardera de dire : après nous le déluge, car c’est dans le temps que nous vivons que cela va se jouer - peut-être contre nous mais aussi avec nous.

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    L’idée de Dave Eggers, dans Le cercle, selon laquelle l’exposition totalement transparente de notre personne sur les réseaux sociaux, avec toutes ses composantes privées et même secrètes, soit aussi pernicieuse voire plus que l’anonymat des pseudos, ou plus généralement la préservation de sa privacy, fonde décidément l’intérêt de son roman en multiplilant les exemples combien explicites, sans pour autant que le livre ne tourne à la thèse édifiante. De cette question du respect de la sphère privée, notamment sur Facebook, j’ai fait moi-même l’expérience avec certains proches chatouilleux à cet égard, et peut-être avec raison.

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    Le jour plombé, ce matin, par le brouillard, mais je suis décidément peu sensible à la météo, et dès que j’écris l’idée ne me viendrait même plus de regarder le temps qu’il fait – je suis littéralement hors du temps, comme éclairé par dedans…

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    william-shakespeare-nytimes-jennifer-daniel.jpgLa plongée dans l’univers de Shakespeare est vraiment une expérience sans pareille, que je regrette de faire si tard, chose pourtant normale en cela que l’exercice requiert une bouteille dont on ne peut se prévaloir avant quarante ou cinquante ans.

    Et puis c’est affaire de porosité et de vivacité clairvoyante, que je n’avais pas il y a même dix ans de ça, et qui ne cessent de s’aiguiser à ce qu’il me semble. C’est ainsi que je suis mieux capable aussi, aujourd’hui, de vérifier la validité ou la carence des interprétations, dont celles qui ont été faites, par exemple, à propos de Coriolan, donnent la meilleure illustration, souvent pour le pire. De fait, assimiler le personnage à un héros préfasciste, pour l’en louer ou le stigmatiser, me semble typique d’une lecture réductrice de la pièce, de laquelle se démarque d’ailleurs clairement la version de la BBC en montrant les failles du personnage, victime de son orgueil démesuré, et la sagesse de sa mère et, a fortiori, de Shakespeare lui-même, sans que celui-ci formule la moindre théorie univoque.

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    Sloterdijk33.jpgLe grand thème d’Après-nous le déluge, le dernier essai de Peter Sloterdijk, est en somme celui de la tradition et de sa transmission, à l’étude des multiples césures et autres ruptures historiques qui ont marqué le cours des siècles et des civilisations, jusqu’aux révolutions du XVIIIe et du XXe siècle. Ce qui m’impressionne à tout coup, chez ce penseur extraordinairement profus et parfois à la limite de l’obscurité - que l'héroïque  traduction d'Olivier Mannoni tire vers la clarification à la française sans la trahir pour autant que j'en puisse juger -  tant il image ses concepts et conceptualise ses images, si l’on peut dire, c’est sa capacité de synthèse et ses rapprochements toujours inattendus et non moins éclairants, ici en passant de Madame Pompadour à une nouvelle de Balzac évoquant le bourreau Sanson, puis à l’usurpateur sublime que fut Napoléon, avant Lénine et ses clones staliniens...

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    Le travail bien fait nous justifie. Je me le disais en observant hier les jeunes menuisiers en train d’installer notre bain nordique, et je me le répète ce matin en relisant mon texte intitulé Le Royaume. De la même façon, mes livres et le classement de mes archives, autant que les actions de ma bonne amie et des nos deux filles, me confortent dans cette reconnaissance à l’égard du bien faire.  

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    La lecture de Shakespeare est un révélateur de la complexité humaine, que l’éclairage de René Girard met admirablement en valeur, prouvant qu’une intelligence actualisée peut en revivifier une autre plus ancienne, même si le génie du Big Will a quelque chose d’intemporel et qui anticipe souvent notre vision. Shakespeare, et il faudrait dire Dante avant Shakespeare, Eschyle avant Dante et Homère avant Eschyle, sont à la fois nos maîtres anciens et nos vigies.

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    Muray.jpgPhilippe Muray sur la reconnaissance, dans Après l’Histoire: “La passion de la reconnaissance se manifeste par des déclarations de fierté à répétition. Cette fierté contemporaine flotte comme une brume de malheur au-dessus de la souveraineté des ères révolues; et sur les débris calcinés depuis bien longtemps de ce qu’a pu être la gloire comme morale héroïque dans la nuit des âges. C’est une fierté rampante, quantitative et collective, une affirmation du moi tribalisé, puis globalisé, universalisé enfin. C’est un orgueil de troupeau, une glorification grégaire, un narcissisme planétaire”.

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    L’Homme nu, de Marc Dugain et Christophe Labbé, constitue en somme la version documentaire factuelle de l’univers évoqué par Dave Eggers dans Le Cercle, à savoir la nouvelle « secte » que représente l’univers des big data style Google ou Amazon. Cependant je me demande si les auteurs de L’Homme nu ont raison de s’alarmer pareillement, à croire que l’homme de demain sera entièrement inféodé aux grandes entreprises dominant les technologies nouvelles de l’information ? Ma nature, plutôt optimiste, et mon vieux bon sens terrien me portent plutôt à relativiser tout ça et à miser sur le bon génie humain, mais il faut rester vigilant. Poil aux dents.

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    Ceci de Paul Valéry, que je relève à propos de mes réserves à l’encontre de ce qu’il y a de parfois systématique dans la pensée de René Girard : « Une littérature dont on aperçoit le système est perdue. On s’intéresse au système, et l’oeuvre n’a plus le prix que d’un exemple de grammaire. Elle ne sert qu’à comprendre le système ».

    Oui, c’est ce qui me gêne un peu dans la lecture que Girard fait de Shakespeare, en dépit de ses observations remarquables : c’est la réduction au système – à son système.

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    René Girard et Peter Sloterdijk sont les deux penseurs contemporains qui ne cessent de m’intéresser et plus encore de me stimuler dans mes observations portant sur le monde actuel, ayant en commun la (double) qualité majeure, à me yeux, de grands lecteurs et de grands interprètes. Ce que je retiens essentiellement de Girard, c’est une nouvelle élucidation des relations humaines pour ce qui touche autant à la complicité féconde qu’à la rivalité délétère, et Sloterdijk m’aide beaucoup, entre cent autres choses, à consolider mes défenses immunitaires en aiguisant ma vision réaliste des choses.    

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    Les tirades qui émaillent Comme il vous plaira, faisant alterner sagesse et folie, bonne et mauvaise foi, saillies grossière et fines ou douces paroles, sur le théâtre des hommes, l’amour, l’amitié, la vanité des cours et la paix des bois, constituent une espèce de cacophonie joyeuse qui raille la romance des quatre paires d’amants et fait gentiment dérailler la pastorale…

    La pièce est à la fois conforme à ce qu’attend le bonhomme public et joue « en abyme » sur le jeu théâtral, ses illusions, ses masques et la vérité humaine que tout cela maquille plus ou moins. Les figures de Rosalinde et d’Orlando sont immédiatement attachantes et sans discontinuer ensuite, mais le (faux) cynique Jacques, ou le fou Pierre de touche, ne sont pa moins intéressants par le contrepoint de leurs discours.

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    Il fut un temps, encore très idéologisé, où l’on demandait à son interlocuteur, sur un ton plus ou moins péremptoire : « Mais d’où parlez-vous ? ». Or la question n’a plus lieu, comme si le lieu n’y était plus…

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    Dans l’histoire de l’évolution d’un individu, m’intéresse (aussi) ce moment où il cesse, précisément, de se développer, se résignant pour telle ou telle raison ou se crispant sur son acquis. Le plus frappant à mes yeux : V. D. cessant d’être curieux et commençant de se citer lui-même.

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    Dans son Journal de Berlin, Max Frisch évoque ses brouilles personnelles avec divers écrivains de ses amis plus ou moins célèbres, tels Ingeborg Bachmann et Alfred Andersch. De là vient sans doute qu’il n’ait autorisé la publication de ces cahiers que vingt ans après sa mort.

    Ingeborg Bachmann, sa compagne d’une époque, a brûlé un cahier de notes qu’elle avait trouvé dans la chambre d’hôpital où il se l’avait oublié, à Rome, et son voisin et ami, le communiste allemand Andersch, à Berzona, lui a reproché de ne débiter à son propos que des mensonges dans son journal publié. Or qui cela intéresse-t-il ? Moi, cela m’intéresse, non pour l’indiscrétion commise, mais parce que, par deux fois, l’amour-propre de l’écrivain se trouve blessé, et plus encore : atteint en sa dignité – ce que je connais pour l’avoir subi plus souvent qu’à mon tour.

     

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    Dillard.jpgTrès intéressé, et bien plus : captivé dès les premières pages, par le récit épique de la première colonisation « blanche » des teritoires côtiers du Nord-ouest des Etats-Unis, telle que la détaille Annie Dillard dans Les Vivants. Je savais qu’il s’agissait là d’un livre hors du commun, mais je ne m’attendais pas à un tel choc, relevant d’une poésie inouïe – au sens propre du jamais entendu.

    Or, l’extraordinaire beauté de presque chaque phrase, des images et des détails qui émaillent ces pages m’a saisi dès que je suis revenu à ce livre qui va constituer ma grande lecture de fin d’année. Pas un instant je n’ai pensé que ce récit consacré aux premiers émigrants du nord de la côte Ouest puisse dégager une telle énergie, pour ainsi dire tellurique, qui me rappelle le rapport de Thoreau avec la nature, mais en humainement plus chaleureux, tendre et violent aussi. Je pourrais ne pas être étonné, car j’admire cet écrivain depuis que j’ai lu Au présent, mais ici l’on passe de l’essai morcelé à une narration de plein air, si l’on peut dire, dans une sorte d’Eden sauvage aussi rafraîchissant que dangereux.

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    Mes lectures prochaines de 2017, année de mes 70 balais, seront Annie Dillard et Peter Sloterdijk et, du côté des Romands, Catherine Safonoff et Gaston Cherpillod, plus Shakespeare en traversée sans discontinuer, plus mes dix pages quotidiennes réglementaires des Jeunes filles en fleur.

    15726602_10211644942505970_4475260154028790492_n.jpgAussi: marcher plus, tous les jours. Et peindre un nouveau Cervin chaque jour. Et des oiseaux tant qu’on y est. De fait, je suis très content de mes trois premiers oiseaux sur toile: le bouvreuil pivoine, le rougegorge et le pinson du nord. Le rougegorge m’est venu en un quart d’heure, vraiment pas mal. Le bouvreuil n’a pas l’air d’un faisan (dixit ma bonne amie) comme le premier que j’ai jeté sur mon carnet d’oiseaux, et le pinson du nord m’a demandé un peu plus de temps, mais tous les trois sont ravissants , quoique très loin de leur perfection au naturel

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    Julian Barnes, dans Le Perroquet de Flaubert : « Il est aisé, après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne sont pas écrivains et il leur arrive fort peu de malheurs . »

    Ce 27 décembre. – Notre chère mère aurait eu 100 ans aujourd’hui. Mais elle ne me manque pas : elle est toujours présente, pas seulement en photo au-dessus de ma table de travail, mais un peu partout, et notre père avec pour faire bonne paire.

     

  • Le noyau doux

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    Shakespeare en traversée.

     

    27. Henry VI

     

    Au tout début de Shakespeare notre contemporain, son essai  référentiel consacré au Barde, Ian Kott affirme que c'est par les drames historiques qu'il faut aborder Shakespeare, et cela se justifie sans doute dans l'optique d'une découverte progressive accordée au progrès chronologique de l'œuvre, du début à la fin.

    16473501_10212032113985015_6424498375996383218_n.jpgDe fait, on n'imagine pas le jeune Will écrire La Tempête à moins de trente ans, et le fait est que la structure dramatique et le contenu des premiers drames n'a pas la complexité ni la profondeur des chefs-d'œuvre de la maturité. N'empêche: finir là traversée de Shakespeare en abordant la première tétralogie historique, après les tragédies et les comédies, peut nous faire découvrir un fait essentiel: à savoir que, dès Henry VI se perçoit à la fois un noyau dur, qui est plus exactement un noyau doux, et cette voix sans pareille, basse continue ou mélodie pure , qui caractérisent le génie du Big Will.

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    Ian Kott établit, par manière de préambule à son approche des pièces historiques (il s'arrête essentiellement à Richard III), un inventaire généalogique de tous les meurtres royaux, trahisons et assassinats d'enfants au berceau ou de vénérables monarques des deux sexes, empoisonnements ou décapitations qui ont ensanglanté la chronique des dynasties anglaises au XVe siècle sur fond de guerres et d'épidémies affreuses, de crimes commis au nom du même Dieu, de rivalités éternelles et autres délices. Terrifiante litanie !

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    Or, la première partie d'Henry VI s'ouvre sur une querelle véhémente devant le cercueil d'Henry V, opposant divers grands personnages, dont le très retors évêque de Winchester, futur cardinal.


    La pièce, comme tous les drames historiques de Shakespeare, joue très librement avec faits ou personnages réels et recomposition dramatique. Une querelle entre jeunes lords préfigure la guerre des deux roses. Le nouveau roi apparaît en jeune homme pieux et pacifique attaché à ses livres comme le futur Prospero, et le personnage de Jeanne d'Arc cristallise la violence de droit prétendu divin sous des traits caricaturaux, reniant son père de la plus vile façon et se prétendant enceinte pour couper au bûcher ! Mais la verve satirique du jeune Will n'épargne pas ses compatriotes, alors que bouffons malicieux et vieux sages détaillent déjà les causes du mal rongeant nations et individus.

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    Un irrésistible effet comique, magnifiquement rendu par la mise en scène de la présente version de la BBC, est lié à la bascule incessante entre victoires et défaites des Anglais contre les Français et vice versa, les uns se précipitant au combat par une porte avec des cris de guerre et en revenant tout cabossés, avant que les autres n'entrent par la même porte qui les voit s'enfuir aussitôt après. Le chaos du monde en sa face risible...

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    Mais la guerre est aussi une horreur absolue que figure John Talbot - héros des batailles sur sol français, véritable Achille anglais (auquel Trevor Peacock prête sa carrure de géant nain et son faciès de brute bouleversante) enjoignant son fils Jean de fuir la bataille, au scandale de celui-ci, puis mourant avec le cadavre du jeune héros dans ses bras - cette suite de scènes relevant déjà de l'immense Shakespeare chantre de la vraie noblesse de cœur et de la compassion, de la lucidité la plus cinglante et de l'appel pacificateur.

  • Lumières de Tzvetan Todorov

    critique littéraire,littérature 

    Tzvetan Todorov vient de mourir à Paris, à l'âge de 78 ans. Je l'avais rencontré en 2005, à la parution des Aventuriers de l'absolu. Entretien pour honorer sa mémoire.

    C’est un livre immédiatement captivant que le dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, intitulé Les aventuriers de l’absolu et consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus intime de leur engagement existentiel.

    La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Sous un autre point de vue, ils se rejoignent également dans la représentation dualiste qu’ils se font de l’art et de la vie, comme si l’absolutisme artistique était foncièrement incompatible avec les nuances de celle-ci en son infinie relativité…

    critique littéraire,littérature


    - Quelle a été la genèse de ce livre ?


    - L’idée romantique qu’il y a une opposition entre l’œuvre de l’artiste et la vie reste très présente aujourd’hui. C’est une tentation que j’ai connue moi aussi, de croire que l’art est incompatible avec le quotidien. Lorsque j’étais étudiant en Bulgarie, j’étais attiré par la figure de l’artiste, de l’auteur ou de l’acteur, et j’ai d’ailleurs pensé, tout jeune que je deviendrais moi aussi écrivain, si possible génial. Puis je me suis aperçu que je serais plus doué pour l’essai que pour la fiction. La notion d’absolu, dans mon pays natal, se bornait alors aux idéaux du communisme, dont je me suis distancié dès ma treizième année, lorsque je suis entré dans le lycée russophone réservé à l’élite communiste, précisément. Un écrivain russe m’a fasciné durant ces années, et c’est le poète Alexandre Blok, dont l’oeuvre et la vie, les amours tumultueuses et ses relations difficiles avec la révolution en marche illustraient déjà cette figure du poète déchiré entre son idéal et la vie ordinaire.


    - Quels critères vous ont-ils fait choisir Wilde, Rilke et Tsvetaeva ?


    - Il s’agit de trois individus qui, sans être Français, se sont exprimés en langue française et ont été liés, plus ou moins, les uns avec les autres. Leurs postures respectives illustrent trois façons de pratiquer le culte du beau. Dans le cas de Wilde, ce qui m’intéresse est qu’il a été le chantre par excellence de l’esthétisme et que c’est dans la négation de celui-ci qu’il a atteint une vraie grandeur, notamment avec ses dernières lettres si poignantes, dont celle, écrite en prison, qu’on a intitulée De profundis. Sans être un très grand écrivain, Wilde exprime à la fin de sa vie des vues qu’on retrouvera chez Nietzsche. En ce qui concerne Rilke, je me demande si sa correspondance ne va pas rester comme un sommet de son œuvre, à la fois parce que c’est là qu’il va vers les autres tout en atteignant une concentration de présence et d’expression sans pareilles. Il y a dans ses lettres l’une des plus belles explosions verbales du sentiment amoureux, qui contredit à l’évidence sa théorie selon laquelle la vie ne mérite que d’être piétinée.

    Quant à Marina Tsvetaeva, elle m’était naturellement plus proche du fait de ses origines slaves et parce que je la lisais en russe. Je l’ai approchée « au jour le jour » en établissant l’édition de Vivre dans le feu, après avoir fréquenté sa poésie des années durant. De ces trois auteurs, elle est naturellement la plus difficile à vivre, au point que ses amis les plus proches, comme un Mark Slonim, avaient parfois de la peine à se protéger de ses excès en même temps qu’ils s’efforçaient de la protéger d’elle-même. Avec sa détestation de la vie quotidienne, elle est évidemment celle des trois dont je me sens le plus éloigné…


    - Est-ce à dire que la vie ordinaire vous importe plus que l’art ?


    - Je ne suis pas en train de dénigrer l’idéal artiste de Tsvetaeva, mais je voudrais plaider pour une continuité liant la création artistique et le train-train de la vie quotidienne. Vous vous rappelez la position de Mallarmé dénonçant « l’universel reportage » et prônant une littérature purifiée de tout contact avec la réalité, toute vouée à la perfection formelle. Or je crains qu’en France Mallarmé ait vaincu. C’est vrai pour les écrivains, qui ont succombé à cette fascination formaliste, autant que pour les universitaires et la critique au sens large.


    - Dans les années 60-70, vous passiez pourtant plutôt pour le critique des formes par excellence, surtout attaché aux structures du texte…


    - Lorsque je suis arrivé à Paris, en 1963, c’est en effet la tendance inverse qui prévalait, donnant toute l’importance à la vie de l’auteur ou au contenu du texte, au détriment de ce qui le constituait. J’avais le sentiment d’un déséquilibre, que nous nous sommes efforcés de pallier, notamment dans la revue Poétique. Mais ni moi ni mon ami Gérard Genette n’avons voulu ce glissement vers le rejet du sens que j’ai tâché de corriger par un article, à un moment donné, qui s’intitulait La vérité poétique… et qui n’a jamais paru. D’où mon retrait de la revue, en 1979.


    - Vos livres auront marqué, par la suite, une évolution nette…


    - L’évolution de mes livres, à partir de La conquête de l’Amérique, en 1982, et ensuite avec Une tragédie française, notamment, s’est faite par étapes successives, en fonction d’une quête de sens qui devait me conduire, à travers l’histoire des idées et la ressaisie du choc des cultures que j’avais moi-même vécu, à préciser une conception du monde et une sorte de nouvel humanisme. Ayant échappé à la paranoïa de la société totalitaire, constatant un jour que je ne me retournais plus pour voir si j’étais écouté, libre de penser et d’exprimer ce que je pense, je me suis donné pour règle de penser ma vie en conséquence et de vivre ma pensée. Ceci dit, je ne me définis pas vraiment comme un écrivain. Je suis du côté de l’Histoire et des faits, non de la fiction, et le rapport que j’entretiens avec la langue est donc celui d’un essayiste écrivant.

    critique littéraire,littérature


    - Dans quelle mesure le travail de votre compagne, Nancy Huston, a –t-il influencé ou été influencé par le vôtre ?


    - Il est certain que notre vie commune, et donc nos travaux respectifs, ont été marqués par un grand partage de plus de vingt ans et des enrichissements réciproques. Il m’est pourtant difficile de dire ce qui, dans mon évolution, vient d’elle. Ceci tout de même, je crois : le souci de m’adresser à une audience moins spécialisée : disons au lecteur en général. J’admire énormément la conduite de Nancy en tant qu’écrivain, qui aspire à l’évidence à un absolu sans sacrifier pour autant les choses de la vie. Pour ma part, je me sens également « du côté de la vie », de plus en plus attentif aux nuances de celle-ci, à sa richesse, à sa variété, à sa fragilité et à son unicité.


    critique littéraire,littératureLa part tragique d'Oscar Wilde.

    L’approche d’Oscar Wilde en son oeuvre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.  

     

    critique littéraire,littératureRilke ou la force fragile

    Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
    Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».

     

    critique littéraire,littératureMarina Tsvetaeva ou l’incandescence


    La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance.

    La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif.

    A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

     


    medium_Tzvetan2.2.jpg Sur La littérature en péril 

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son livre intitulé La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs, ouvrant un vrai débat sur la littérature contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien.
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? En premier lieu: que la découverte de soi et du monde vivifiée (notamment) par la littérature, la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes ou en réduit la portée, quand elle ne les châtre pas.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification ») risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici lâchée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles « pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment, au milieu des années 70, où son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’on conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment, Les Aventuriers de l’absolu.
    Il y a beaucoup d’autres observations dans La littérature en péril, et beaucoup d’autres choses à en dire. J’y reviendrai en feuilleton dans ces carnets. Dans l’immédiat, je cite cette phrase qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».

     

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l’absolu. Editions Robert Laffont, 277p.
    Lumières ! Editions Robert Laffont,
    A lire aussi : l’autobiographie intellectuelle que constitue Devoirs et délices, paru en 2002 aux éditions du Seuil.

    Et aussi : Marina Tsvetaeva, vivre dans le feu. Laffont, 2005.
    Tzvetan Todorov. La littérature en péril. Flammarion, 94p.

  • Notes panoptiques, 2005.

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    Tout en lisant le Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq, je retombe sur ces notes datant de l'année où je venais d'ouvrir mon blog... 



    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public de supposés vampires, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du Tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
       D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques: les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista. Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance, évoquant les causeries que les détenus de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
       Désarçonnante Amélie, décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire un bien plus intéressant personnage que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité: telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
          

       (Plus tard) Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase: «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus: il leur en fallut le spectacle».
      Amélie01.jpg Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
       Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps: elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue sonne juste.
       En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de viles rivalités, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution: «Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision!»
       Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants: «Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins»…
       J’aime vraiment beaucoup cette phrase: «Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins». Or ce drôle de livre irradie une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs évoquées…

    Dantzig.jpgC’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre «ni fait mais à faire» dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
        Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque; Régime: moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le Rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’En ce moment précis.
       Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader «autour de sa chambre», et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte pour cela peut-être), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge: «A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde: «Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)

    medium_Clark2.gifIl est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subi vers leur dixième année de la part de leur entraîneur de football.
    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble réussie dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Lorsque, à la fin du film, l’un des deux garçons, devenu prostitué après que son abuseur l’eut en somme «élu», raconte comment, comme un jeu, le grand sportif lui avait enseigné à lui enfiler son petit poing et son petit bras dans l’anus, selon la pratique connue du fist fucking, nul jugement n’est formulé mais le sentiment physique de l’énormité de l’abus, bien plus encore que l’éventuel dégoût, nous fait partager la stupéfaction de l’autre garçon qui, pour sa part, a englouti ces péripéties dans un trou noir de sa mémoire.
       Il y a dans Mysterious skin une scène très belle où l’on voit un vieux sidéen à catogan, l’air artiste décavé, demander au jeune prostitué de le masser, ce que le jeune homme fait tout chastement comme il le ferait à son père ou au père de son père dont son client à l’âge, et c’est à la fois triste à mourir et beau.
       Tout est triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires sermons.
       Ni l’un ni l’autre, sans doute, ne sont des chef-d’oeuvres du 7e art, mais chacun d’eux est un beau film, de la même radicale honnêteté. De tous deux émane la même sombre poésie et la même vérité humaine que de jeunes acteurs modulent avec une extraordinaire justesse.

    medium_Reza.jpgYasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est tendre et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café.
       Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne fait mal, puis elle écrit: «Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits, je le berçais dans une langue inventée»…
       Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même: cette douceur et cette netteté sous la neige.
       Au théâtre, m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de notes à fines touches.

       Tout ce que j’ai lu ces derniers temps à propos de Michel Houellebecq, avant même de tenir en mains La possibilité d’une île, me semble à côté du sujet et ressortir au bavardage sur le «phénomène» médiatique bien plus que du débat sur le livre.

       Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La Possibilité d'une île,  cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens allemands, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur. (A La Désirade, ce mardi 30 août)

    medium_Houellebecq_kuffer_v1_.2.jpgIl me semble que c’est un livre sérieux que ce roman déjà «mythique» de Michel Houellebecq, dont les 100 premières pages sont de la même tenue, beaucoup plus finement tressées que celles de Plateforme, que j’ai pourtant apprécié mais qui virait au feuilleton démonstratif, plus nourries aussi de nuances et plus sûres que celles de Particules, d’une prose peut-être moins immédiatement «originale» que celle d’  Extension du domaine de la lutte, mais dont on sent qu’elle va courir plus long et avec plus d’énergie.
       Cela surtout me saisit d’emblée comme à la lecture de la dernière trilogie américaine de Philip Roth (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), que c’est intéressant, je dirais aussi: comme Les illusions perdues. Houellebecq n’en est pas à ces hauteurs mais il y tend: il nourrit son roman d’un souci d’expliquer le siècle et les gens, tels qu’il les voit, comme il en souffre, avec une profusion d’observations qui en impose. Mais il n’y a pas que ça: tout cela vit et vibre. Les personnages ont gagné en étoffe, et la langue traduit la jubilation de l’auteur, sûr qu’il est en train de leur jouer un bon tour.
       Les trois premiers personnages qui apparaissent dans les 100 premières pages de La possibilité d’une île, sans parler du chien Fox qui fait parfaitement son métier de chien comme mon chien Fellow fait le sien de finir la journée en sirotant son scotch (c’est un scottish) sont à la fois crédibles et attachants. Les messieurs se branlent moins la verge que dans Les particules élémentaires , ce qui repose, et les dames sont moins caricaturales que dans le même roman et que dans Plateforme. A vrai dire il n’y a jusque-là qu’une dame jusque-là, Isabelle, rédactrice en chef du magazine Lolita, qui se fait 50.000 euros par mois pour encourager les femmes de 25-30 ans à ne pas baisser les bras devant leurs nymphettes, qu’elles imitent comme elles peuvent.
       Mais avant Isabelle, il y a Daniel 1, un humoriste du XXe siècle, jugé «mec super cool» par l’incontournable Jamel Debbouze, et qui évoque à la fois Desproges, Bigard et Dieudonné, enfin l’opposé de l’«humaniste» à la Guy Bedos, et surtout: qui développe d’étonnantes réflexions, à lui soufflées par l’auteur mais ne faisant pas pièces rapportées pour autant. Enfin il y a Daniel 24, 24e avatar cloné de Daniel 1, qui nous parle de son lointain futur où il se fait ch… en assistant à l’extermination des derniers humains ensauvagés. A son époque, la prostitution est mondialement proscrite, on a oublié ce que fut le rire et les larmes aussi - seul Daniel 9 a encore chialé un bon coup avant la disparition du phénomène.
       Jacques-Pierre Amette disait, hier soir à Campus, que ce livre est très ennuyeux. Je serais triste que cela s’avère dans les 390 pages suivantes, mais j’en doute. Plutôt, je me dis qu’un tel livre ne peut pas plaire à un critique pourtant fin et avisé, mais en somme de l’ancienne garde littéraire, pas plus qu’il ne peut plaire à M. Rinaldi de l’Académie française.
       C’est qu’on a changé l’eau des poissons. La société littéraire de M. Rinaldi n’existe plus, ou presque plus. Je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir; d’ailleurs Charles Dantzig, avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en constitue une prolongation vivifiante - plus généreux au demeurant que M. Rinaldi campé sur ses talons de bottines.
       Il n’en reste pas moins que ce qu’apporte Michel Houellebecq est à considérer, comme ce qu’ont apporté, quelques étages plus haut, un George Orwell, un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, un Philip K. Dick ou d’autres contre-utopistes qu’il continue à sa façon, en plus moraliste noir macéré dans la bile de Schopenhauer, et en plus youngster panique.
       Voilà le mot que je cherchais: panique. Roland Topor, Fernando Arrabal (dont il n’y a pas à s’étonner qu’il défende Houellebecq), quelques autres encore ont plus ou moins animé naguère un mouvement qui se disait Panique. Cela se passait loin du surréalisme plus esthétisant et politisé, dans une zone de métèques intéressants. Michel Houellebecq me semble un de ceux-ci.

       J’ai beau ne pas voir du tout le monde et les gens comme les voit Michel Houellebecq: je n’en suis pas moins captivé par la lecture de La possibilité d’une île, comme je ne l’avais plus été (j’excepte le merveilleux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig) depuis des mois par un ouvrage contemporain, je dirais: Elizabeth Costello de J.M. Coetzee.
       Michel Houellebecq n’a pas encore l’âge de Coetzee et moins encore celui de la vieille protagoniste débonnaire et fine fée de ce magnifique roman du vieillissement, mais La possibilité d’une île est aussi une affaire d’âge et de vieillissement. Après ces livres de vieux ados branleurs en mal d’extase que me figurent Extension et Les particules, et le feuilleton de trentenaires de Plateforme, ce nouveau livre traduit à la fois l’angoisse du vieillissement personnel du protagoniste et le sentiment latent en Occident d’une lassitude à la fois physique et métaphysique, la fameuse ère du désenchantement dont parle Marcel Gauchet, mais ici vue de l’autre bout des siècles, comme par un ange.
       Plusieurs de mes chers confrères (un Jacques-Pierre Amette ou un Pierre Assouline, pour ceux qui se sont déjà s’exprimés) disent s’ennuyer en lisant 

       Eh bien pas moi: ce livre me passionne, et d’abord par son ton, à la fois sérieux et mélancolique, malicieux et tendre sous ses aspects ici et là provocateurs. On cherche déjà noise à l’auteur en recensant les «petites phrases» lâchées par Daniel 1 illico attribuées à l’auteur, à propos de Nabokov, Onfray, les Arabes-Juifs-Chrétiens et autres «jeunes pétasses», sans dire que tout ça procède d’un magma existentiel dans lequel le corps se mêle au corps du monde. Pour ma part, je ne vois que Witkiewicz qui ait si bien parlé des rapports entre le corps et la conscience, le sexe et l’esprit, les caresses et les sentiments, la course de rat de l’individu et les transformations sociales significatives en phase avec le climat, la perte du sens du sacré en phase avec le choc des nouveaux savoirs.
       Tout ça, tressé, fondu dans un récit beaucoup plus fin et délicat qu’il n’y paraît (l’honnête homme traditionnel et la gente dame seront évidemment choqués par maintes expressions triviales, mais il faudra qu’ils s’y fassent avant qu’on ne parle d’autre chose…) et qui laisse à chacun la liberté de «se» penser.
       La possibilité d’une île est un formidable réceptacle d’observations, procédant d’une grande curiosité inquiète. De tout le reste je me fiche bien: de tout ce qu’on dira de ce livre sans le lire. Ce que je sais, c’est que j’y trouve mille fois plus de notations intéressantes que dans tous les romans de M. Rinaldi si bellement écrits, n’est-ce pas, et que, même en désaccord sur de multiples points, même partageant la défiance de Nancy Huston envers les «professeurs de désespoir», ce livre me semble plus vivant, plus tonique, plus excitant, plus stimulant que des tonnes d’ouvrages mieux peignés ou plus «optimistes».
    Dans un premier temps, j’ai resserré le fruit de ma première lecture dans un papier beaucoup trop bref et sous un titre très «fils de pub», mais cela fait partie du jeu, cela aussi, et d’ailleurs j’y reviendrai plus souvent qu’à mon tour…

    medium_Buzzati2.jpgNe parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE et que je traduis à la diable: «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, tel un document? Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte.
       Oui c’est cela que je ressens en lisant les auteurs qui comptent réellement pour moi: tel fut cet homme en ce moment précis, il se nommait Blaise, Umberto, Thomas, Vassily, Stanislaw Ignacy, Charles-Albert, Marcel, Dino, et tels ils furent dans la chaîne de l’homme.

       Au fil de la partie ascendante de son récit de vie, Daniel 1, le protagoniste de La possibilité d’une île, traite Fogiel de «petite merde», par une sorte de constat qui semble aller de soi et pour celui qui parle autant que pour celui dont il est question. Fogiel est une petite merde: c’est un fait, de même que Carlier est une grosse merde. Ce sont des constats comparables à ceux qui portent sur le temps qu’il fait.
       Mais qui parle? Est-ce Michel Houellebecq qui s’exprime ainsi? Est-ce Houellebecq qui «fusille une star», comme le relève un hebdo suisse people qui s’empresse de relever, dans La possibilité d’une île, tous les cas de dropping name où Houellebecq, jouant sur la fameux (euh) effet de réalité, mais sous le couvert de Daniel 1, traite Nabokov de ceci et Michel Onfray, la pauvre Björk ou le délicieux Lagerfeld de cela.
       Il ne fait aucun doute que la presse people, farcie de petites merdes, va se jeter sur le livre de Michel Houellebecq et lui faire un procès en fusillade, histoire de faire mousser le mahousse. Tout cela est en somme logique, étant entendu que Daniel 1, l’humoriste de Michel Houellebecq, et l’Houellebecq en question, font une espèce de judo avec la réalité contemporaine, la poussant à l’extrême de sa logique pour mieux en illustrer les mécanismes, comme s’y emploie Amélie Nothomb dans Acide sulfurique en imaginant un jeu de téléréalité dans un camp de concentration.
       Moi qui travaille dans un merdique journal de province, et que maints lecteurs considèrent probablement comme une petite ou une grosse merde, je suis intéressé tout de même de percevoir, sous le discours panique de Houellebecq-Daniel, une parole de révolte et d’interrogation qui nous transporte dans une autre dimension.
       A un moment donné, Daniel 1 traite Larry Clark, réalisateur de Ken Park, de petite-grosse merde, ou quelque chose comme ça: vil commerçant démagogue, à peu de chose près. Comme j’estime beaucoup Larry Clark, et que je trouve Ken Park un film d’une grande honnêteté, j’aurais pu conclure que ce Daniel1 était une petite merde et ce Michel Houellebecq une grosse merde avant de retourner à la lecture de mon cher Dictionnaire égoïste de la littérature française de ce cher Dantzig tellement plus reposant.         

       Mais non: ce que dit Daniel 1 sur Larry Clark a beau me sembler tout faux: j’ai envie de discuter avec lui, quitte à ce qu’on s’engueule. Daniel sort de ses gonds parce que Larry Clark, dans Kids et dans Ken Park, s’est mis très près de groupes d’adolescents pour essayer de percevoir leur désarroi dans une société en perte de lien social et familial. Comme il se sent menacé par ce que vient de lui dire sa jeune amie sur son âge, Daniel 1 panique et se déchaîne en croyant trouver dans Ken Park l’apologie de la jeunesse contre les vieux, ce qui est tout à fait faux. Larry Clark montre, dans Ken Park, autant de compassion (nous fait ressentir autant de pitié) pour les deux vieux vieillards adorables qui se font poignarder par leur petit-fils dément que pour les autres parents aux airs eux-mêmes de vieux gamins. Peut-être Michel Houellebecq ressent-il les choses comme son Daniel 1, mais est-ce une raison pour que je le traite de petite merde?
       En ce qui me concerne, j’ai de plus en plus horreur de l’usage normalisé du langage ordurier, et je suis persuadé que Michel Houellebecq ressent la même chose, de même que je suis persuadé que Bret Easton Ellis a horreur de la violence. Mais ces deux-là font usage des mêmes armes, quitte à passer pour de vraies frappes. Or lorsque je lis la chronique de M. Angelo Rinaldi consacrée à La possibilité d’une île, je n’ai pas de peine à discerner la vraie vulgarité, sous la pommade et la poudre de cocotte.
       Ah mais le jour se lève, camarades, chères petites merdes que nous sommes: encore une journée divine!
       Il a fait hier après-midi un temps soudain étrange, me rappelant l’entrée maritime observée à Cap d’Agde en mai dernier, où d’un moment à l’autre une sorte d’obscurité éblouissante s’est établie en plein jour, alourdie par une énorme humidité et des relents de je ne sais quelle tornade à venir. Or j’étais en train de regarder Le choc des mondes, ce charmant navet de SF ultra-kitsch des années 50 qui évoque la fuite d’une poignée de terriens à bord d’une fusée à l’approche d’une catastrophe planétaire. Le soir encore, les images des voyageurs de l’espace débarquant dans un décor idyllique composé de toiles peintes mille fois plus suggestives, dans leur naïveté lustrale, que les effets spéciaux les plus carabinés, j’ai repensé au long chapitre que Michel Houellebecq consacre, sans se moquer mais sans se départir d’un sourire distant, à la secte des Elohimistes réunie dans le décor de Lanzarote.
       J’ai parlé de navet à propos du Choc des mondes, mais c’est ce film-culte de Rudolph Mate, qui m’évoque un roman-photo d’anticipation ou une BD de la belle époque des séries d’Artima, dégage le même type d’interrogation sur notre destinée terrestre que peut suggérer n’importe quel cataclysme naturel, du tsunami du début de l’année à l’ouragan qui vient de dévaster la Louisiane. Le spectacle des foules errantes vues d’avion, dans les abords du lac Pontchartrain, m’a fait le même effet que celle qui fuient dans le dernier film de Spielberg: il y a là de l’enfantine terreur, et donc des questions auxquelles M. Rinaldi, que la seule idée qu’un écrivain puisse toucher à la science fiction fait grimacer d’horreur, n’a pas accès.
       Michel Houellebecq, nourri de culture populaire comme nous tous, et se posant des questions sur les fins de l’espèce et du monde, retrouve, dans La possibilité d’une île, cette (feinte) naïveté qui ne craint pas de jouer avec le kitsch. Mais seuls les cuistres recuits s’en offusqueront, que la seule idée que la littérature puisse dire quelque chose dérangent.
       NE PAS DERANGER: voici ce que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et de bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre «dérangeant».

       Buzzati.gifJe lisais ce matin un fragment d’In quel preciso momento de Dino Buzzati où il est question du sentiment d’être «jeté» de l’homme vieillissant, et du coup je me suis rappelé ces pages étonnantes de La possibilité d’une île où Daniel 1, constatant que la ravissante Esther, de vingt ans plus jeune que lui, n’a pas osé le présenter à sa sœur aînée en craignant qu’elle le trouve trop décati, se lance alors dans une diatribe, où il radote passablement à propos de Larry Clark, et qui lui fait relever justement que la différence d’âge est aujourd’hui le dernier tabou. «Dans le monde moderne, ajoute-t-il, on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux». Et de s’enflammer à proportion de son inquiétude, et de susciter la première vraie conversation avec Edith qui va se prolonger tard dans la nuit au point qu’ils en oublieront de faire l’amour. Ce qui le fait dire ceci: «C’était notre première vraie conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première vraie conversation que j’aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur ou au contraire de lui apporter de la joie soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales». Sur quoi Daniel évoque deux particularités de la belle Esther: le fait qu’elle ait perdu un rein et le fait qu’elle ait perdu plus récemment le chien qu’elle aimait (comme si celui-ci faisait aussi partie de son corps), enfin le fait qu’elle soit «une très jolie jeune fille».
       Or comme je suis le père d’une très jolie jeune fille, mais vraiment très jolie, j’aurai apprécié ce qui suit, à propos de l’empire que Daniel 1 subit de la part de la très jolie Esther: «La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité inné, naturelle, instinctive, qui le se place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c’est tout uniment qu’une trps jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de serviteurs, elle-même n’ayant pour seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir la responsabilité concrète d’une être plus faible, d’être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe».
       Des passages de cette eau-là, que je situe à la hauteur d’analyse des pages de Saul Bellow dans Ravelstein ou des pages de Philip Roth dans La beauté du démon, où il est également question d’un homme vieillissant fou d’une très jolie jeune fille, des pages si limpides et si fines, si déliées dans leur expression et d’une résonance si amicale, La Possibilité d’une île, dont on prétend l’auteur phallocrate, misogyne et vulgaire, en regorge, au pont que depuis trois jours j’y reviens sans cesse pour y puiser…

       La méchanceté de la critique établie à l’encontre de La possibilité d’une île est à la fois sidérante et significative, comme s’il s’agissait de se débarrasser vite fait d’un écrivain qu’on craint de lire, les propos méprisants et même haineux trahissant de fait une lecture en surface ou de mauvaise foi. Il y a là une sorte de lynchage qui découle probablement, aussi, du marketing anticipé de ce livre, comme s’il fallait que les vertueux critiques opposent leurs principes moraux à ce battage et montrent ainsi leur indépendance. Sous un titre hypocrite (Ni cet excès d’honneur ni cette indignité), car on a soigneusement choisi les termes les plus méprisants de nos confères européens, Le Temps de samedi passait en revue une dizaine de chroniques où l’on voit bien que le parti pris, le jugement anticipé, la conclusion précédant lecture sont la règle. On parle d’antisémitisme et de misogynie, on taxe le pauvre auteur de «commère» ou de «cynique vulgaire», surtout: on ne dit rien du contenu réel du livre.
       Il va de soi qu’on peut discuter sur les (apparentes) provocations du début du livre, où Daniel 1 l’humoriste «panique» aligne les énormités comme n’oserait le faire un Dieudonné shooté, de même qu’on peut se trouver en désaccord avec maintes observations et autres conclusions du même protagoniste, et notamment pour sa vision déterministe de la vie, mais discuter, ou même disputer, n’est pas vilipender.
       C’est d’autant plus choquant qu’il s’agit d’un livre d’immersion lente et d’évolution, dont le personnage, d’abord agité et faraud à l’image de l’époque, devient de plus en plus pénétrant au fur et à mesure qu’il mesure, avec quel désarroi, l’effet du vieillissement sur lui-même. C’est là le grand thème du livre: le vieillissement du corps et, pourrait-on dire, du corps de l’espèce, le sentiment d’un type vieillissant d’être jeté (qu’exprimait déjà si fort un Buzzati dans sa Chasse aux vieux), la fatigue d’être et la tristesse de n’être plus aimé, car c’est aussi un roman d’une lancinante mélancolie sur le manque d’amour, qui ressort le plus fort dans le chapitre magnifique où Daniel 1 constate que la charmante Esther, type de la jeune fille libérée à l’enseigne de la movida espagnole, incarne une sorte de nouvelle espèce hédoniste qui ne désire que son désir et surtout pas l’attache de l’amour.
       Je doute, pour ma part, que l’hédonisme d’Esther (qui ravirait Michel Onfray, que vomit Daniel 1, et moi donc) soit le fait d’une génération entière, comme le prétend le protagoniste. Il y a du moraliste puritain chez Houellebecq (puritain à l’envers si l’on veut mais puritain quand même) qui répugne aux nuances et aux détails individuels, même si ses personnages sont bien plus travaillés ici et diversifiés que dans Les particules. Mais là encore: le texte évolue. Il est imbécile de prétendre, comme La Stampa, que ce livre postule «le salut par l’entremise d’une secte adoratrice de la science et des extraterrestres», qui prouve du moins que le livre n’a pas été lu. C’est ne pas voir la critique malicieuse des tenants et des aboutissants de la secte en question, avec le passage du premier gourou à son fils messianique, et cette superbe description de la petite entrepris du début devenant firme organisée nickel. Ce qu’on retient dans les gazettes, c’est que Michel le barjo a trempé dans un séminaire des raëliens et qu’il en est revenu fondu en mysticisme. C’est prouver qu’on n’a pas lu.
       Mais ma fois tant pis pour eux: ils ont manqué quelque chose. Un chef-d’œuvre? Peut-être pas. Pas encore Les illusions perdues, mais un beau livre drôle et douloureux, surtout: honnête.
    J’ai souvent été exaspéré par le vilain canard Houellebecq, qui m’a imposé l’interview la plus pénible que j’aie jamais réalisée, dont la bande enregistrée est une suite de grommellements vagues et de propos vaseux. Les particules m’avaient pas mal déçu, et la forme de Plateforme, alors que le contenu, le ton, l’immersion psychologique, les observations nouvelles de ce livre m’ont réconcilié avec ce drôle de bonhomme. Quant à La possibilité d’une île, c’est autre chose: c’est, passées une fois encore les cinquante premières pages un peu trop «couilles de Reiser», de la littérature sérieuse. Pas cuistre ou pédante du tout mais sérieuse et surtout: honnête…

       J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup je me trouvais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique: «Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-grâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent vent du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent».
       Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore «C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,/Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…», je lus encore au vol «Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace», enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne: «Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île»…
       A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi comme il en va de tout livre réellement important.
       Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés de l’aube de l’humanité au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant: «Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles».

       L’autre jour à une terrasse ensoleillée, l’ami Nicolas me racontait un rêve récurrent de ses nuits grecques, qui le voit arriver à New York à la nage, et découvrir la ville comme un Futur possible. Or je vois à présent La possibilité d’une île dans cette lumière nocturne, non du tout comme une thèse à caractère scientifique ou philosophique (Daniel 1 se voit en «Zarathoustra des classes moyennes», ce qui en dit long sur l’ironie de son démiurge), mais comme la vision transitoire d’un poète d’aujourd’hui ou le journal de bord transposé d’un garçon qui ne s’aime pas beaucoup mais se soigne, oscillant entre le sentiment océanique d’un esprit-corps porté sur l’extase et l’exaspération que lui inspire toute forme de mensonge ou ce qu’il croit tel.
       Schopenhauer prétend que «la vie n’est pas un panorama», mais ce que je vois à la fenêtre, dans la double coulée du temps du lac et des montagnes multiséculaires, me fait me foutre de ce que dit Schopenhauer de la vie autant que des femmes ou des barbus. De la même façon, je me fous des convictions transitoires de Michel Houellebecq, lecteur de Schopenhauer et d’Auguste Comte, étant également entendu que ma vie et mon chien ne sont en rien réductibles à la vie de Daniel 1 et du pauvre Fox.
       Un livre important n’est pas un catéchisme mais une proposition nouvelle de lecture du monde, et c’est à ce titre que je considère La possibilité d’une île comme un livre important.

  • Ceux de l'Ange


    Angetombé.jpgOù l’on retrouve un groupe de jeunes poètes, à Fribourg, dans les années 70. De la fascination exercée par la belle Galia. Du vin de Samos et des révélations métaphysiques liées à la consommation de la Fleur Bleue.

    Le jeune poète se tenait sur le quai de la gare dans son long manteau de poil de chameau bleu nuit au col duquel s’enroulait une longue écharpe de laine blanche sûrement nécessaire à se protéger du froid de Fribourg, donc ce devait être en hiver et l’on boirait plus tard des vins chauds à l’Auberge de l’Ange, mais alors j’en ignorais encore tout, et du plaisir à la catholique et des sortilèges de la Ville Basse.
    Frédéric semblait sortir d’un roman tant il était réel. Sans poser il se dessinait en fines touches fluides sur un fond qui prenait aussitôt une valeur picturale de consistance antinomique, disons à la Francis Bacon, tel le pan de mur fraîchement repeint couleur de foie cru sur lequel il restait nonchalemment appuyé en détaillant toute une liste de choses que nous allions faire avant de rejoindre la Basse; et c’était un grand tour en Dodge avec Paulo que précéderait un saut à la librairie Dousse où Galia devait se trouver, puis on irait voir la soupente de Charles-Albert Cingria dans la bâtisse penchée sur le vide, on se prendrait du vin de Samos au Tunnel où sûrement se trouveraient déjà les Mexicains, le grand tour me ferait voir la ville comme en carrosse ensuite de quoi nous rejoindrions Galia et sa bande de l’Ange.
    Il y avait de la féerie dans tout ce qu’annonçait Frédéric en prononçant les mots à sa drôle de façon, comme s’il les goûtait pour en vérifier la teneur. En outre son oeil pétillait d’ironie, et ce qu’il émanait de lui de suavement androgyne (ses longs blonds cheveux fins, ses lèvres de libertin, ses airs un peu canaille de salon) se trouvait mis en contraste par une espèce d’énergie rayonnante et de crudité mâle qui se concentrait naturellement dans l’érotique. Ainsi parlant encore et encore de Galia, Frédéric disait en jubilant: «L’Abbé ne se retient plus de b..., on lui voit bomber la soutane, mais il suffit à Galia d’un regard là-dessus et tout rentre dans l’ordre».
    Frédéric disait vraiment: la p... ou le c..., et ce n’en était que plus obscène, à la catholique. Il disait: «C’est un défilé de séminaristes autour du c... de Galia», et je me figurais une espèce de femme fatale, mais point vraiment l’inimaginable vraie Galia de tout à l’heure.
    Ou plutôt que tout à l’heure, ce serait plus tard, à cause de ce que Frédéric appelait une petite intrigue.
    De fait, l’air innocent, au seuil de sa librairie, Antoine Dousse prétendait n’avoir pas vu Galia de tout le jour, qui devait pourtant se faire aider en latin contre un peu de rangement au sous-sol.
    Or Frédéric n’en croyait pas un mot. «Cela ne fait pas un pli que le coquin l’aura planquée dès qu’il a vu se pointer la Dodge. Il fait tout pour la circonvenir. Il irait jusqu’à lui payer les cours qu’il lui donne. Quant à l’aide qu’il accepte d’elle au sous-sol, c’est évidemment pour en jouir un peu plus. Mais allons plutôt à Lorette !»
    Et sur le chemin de Lorette, dans le vieux cuir craquant du taxi de Paulo le beatnik, en disponibilité pour une heure, Frédéric m’avait soumis à un feu de questions.
    «Avais-je lu Les Corps frénétiques, me demanda-t-il après m’avoir désigné la fameuse enseigne A la Ville de Paris dont parle Charles-Albert dans Musiques de Fribourg, et comment avais-je trouvé les poèmes des Mexicains ?
    De Notre-Dame de Lorette, la vision de Fribourg flottant au-dessus d’un socle de brouillard ne faisait qu’amplifier l’exaltation lyrique dans laquelle Frédéric m’avait entraîné. Sur ses falaises émergeant des nuées, la Haute aux étroites bâtisses plantées au bord du gouffre comme à Lhassa les monastères, me figurait une ville de rêve que j’allais d’ailleurs hanter, à la fin de la nuit, par le truchement de la Fleur Bleue .
    En attendant j’égrenais les noms de Fribourg tandis que Frédéric me détaillait la dernière corrida de Manolete, les noms de la Tête Noire et du Sauvage, des Cordeliers, du Stalden, de la Rue d’Or.

    Paulo nous avait quittés à Lorette. Nous sommes descendus jusqu’au couvent de la Maigrauge dont je désirais saluer les mânes du chien de garde évoquant, au repos, ce fameux «seau de colle de marrons renversé, avec deux yeux bien rouges», que décrit Charles-Albert et peut-être entrevoir, aussi, la nouvelle abbesse crossée.
    Quittant la chapelle aux vierges invisibles, Frédéric commença de me raconter les Mexicains, Juan le poète et son frère, puis nous fûmes au Sauvage où devant un alcool à la vipère Frédéric célébra Galia, et plus tard les Mexicains, au Café du Tunnel, continuèrent de se raconter avant de ne plus parler que de Galia et de la Fleur Bleue.
    Etait-ce le vin de Samos ? Etait-ce l’aura poétque émanant de Frédéric et de ses amis ? Du moins étais-je sous le charme.
    Juan cependant m’avait pris la main et y lisait comme le lui avait enseigné sa mère, Juan aux longs cheveux à reflets de cercueil, Juan au doux visage de Shelley précolombien et aux rêves ruisselants de sang toltèque qui me fixait aux yeux dans la fumée de nos Gitanes: «Je vois en toi s’affronter deux puissances adverses ou complices, selon les lunaisons, tu es le Gémeau pur, en toi s’affrontent la Terre et l’Azur, je décèle à l’instant comme une confusion dans la brume des Mille Possibles, mais voici qu’une créature de rêve apparaît...»
    Et pliant à sa guise les vertèbres du temps, ma subconscience entrevoyait à son tour l’avenir dans les émanations du vin des îles.

    Nous devions être à l’Ange maintenant, ou plutôt non: déjà nous étions dans la soupente de Galia où nous resterions assez tard dans la nuit, assis sur des nattes; nous avions attendu quelque temps et soudain apparaissait bel et bien le Mythe en sa splendeur intemporelle et son aplomb trivial: telle étant Galia toute faite pour bouleverser de jeunes poètes avec son cou de cygne, ses yeux de biche, ses dents d’ivoire, sa peau de lune et son c... de conte de fée d’où fusait à l’instant une vesse à douceur de confidence, et Galia disait: «voici pour vous, mes amours, et pour votre peine vous allez me voir donner le tétée...»
    Or ce que Juan avait lu au creux de ma paume, tout ce qui nous attendait dans l’allée des années, il me semblait le pressentir au milieu des anges enfumés que nous étions, bercés par quelque Raga, les yeux fixés sur le sein nourricier de Galia que l’enfant au père inconnu tétait en couinant de cosmique agrément; et Galia nous chasserait ensuite en ne gardant près d’elle que le suppléant momentané du paternel envolé; et Frédéric me dirait à la porte qu’on se rappellerait, qu’il m’écrirait et désirait me lire - qu’il était ravi: que nous avions passé là de bonnes heures, qu’on avait bien ri, tandis qu’avec Juan et ceux de l’Ange nous nous en allions goûter, ailleurs, à la Fleur Bleue qui livre le secret de toute vie après la vie...

    Sablier.jpgCette fugue est extraite du recueil intitulé Le Sablier des étoiles.



  • Le grand pardon

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    Shakespeare en traversée

    26. La Tempête
    C'est une sorte d'épure que ce sublime poème dramatique soumis aux trois unités de la tragédie classique et qu'on range pourtant parmi les comédies de Shakespeare alors qu'il échappe à tous les genres où en consomme plutôt la fusion.

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    On l'a dit et répété : La Tempête est l'œuvre-somme de Shakespeare, qui apparaît en démiurge , tour à tour tonnant comme Jupiter et se coulant dans les airs de la plus pure musique, bestialement sauvage et suprêmement raffiné, juge et partie sous tous les masques, vengeur organisant un procès qui est aussi le sien et le nôtre à tous, et finissant par invoquer le pardon sans exclure son frère félon et cette brute de Caliban qui n'est aussi bien que son double artiste et barbare, pétri de boue comme Adam le Glébeux et lui-même double comme l'est l'evanescent, angelique et démoniaque Ariel.

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    Que nous dit Shakespeare dans La Tempête ? Par la voix de Prospero, il nous dit que "nous sommes faits de la même substance dont se forment les songes", formule plus shakespearienne tu meurs, mais encore ?
    À vrai dire il incombe à chacun de dire ce que lui dit cette pièce, et les interprétations constitueront autant de projections qu'il y a de voyageurs dans l'auberge espagnole.

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    Le titre du bel essai du maître de théâtre que figure Peter Brook cristallise mon sentiment personnel: La grâce du pardon. Mais on pourrait aussi se la jouer Houellebecq et y voir La possibilité d'une île, comme métaphore de la résilience. Ou bien, dans l'acception marxisante d'un Jean Guehenno, auteur d'un Caliban et Prospero bien oublié, y voir une fable de la lutte des classes, et les freudiens ne seront pas en reste. Ou encore, dans l'optique chrétienne, une apologie de la bonté évangélique, et pour un René Girard: le top du mimétisme accréditant sa théorie un peu lourdement ressassée dans Les feux du désir.  Ainsi de suite, sans épuiser la polysémie de la chose, qui doit être vécue autant que vue où lue.

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    L'histoire des mises en scène de La Tempête serait sûrement aussi révélatrice du goût de chaque époque, que la typologie des Calibans et des Prosperos successifs, des Ariels ou des Mirandas.

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    Dans la version de la BBC réalisée par John Dorrie en 1980, Miranda et Ferdinand (Pippa et Christopher Guard) sont de beaux amoureux de love story promettant à papa de rester purs avant le mariage. Le Prospero de Michael Hordern est imperialement puissant et doux, et David Dixon est un Ariel d'une présence saisissante, lui aussi, entre l'elfe androgyne et l'avatar apollinien des forces invisibles dont Caliban est le contraire vociférant en incarnation du ressentiment, mais pas que, vu qu'il est sensible lui aussi aux musiques naturelles ou surnaturelles.

     

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    Entre le chaos initial de la tempête marine et les rivages ensorcelés, la forêt dantesque et le seuil de la caverne, la pièce est à la fois un huis-clos et l'île-montagne outdoors d'un nouveau purgatoire, et cela reste pourtant, sous la baguette magique de l'auteur et maître de théâtre Prospero, alias le Big Will, la projection parfaite de la scène du monde, etc.

  • Ceux qui cartonnent

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    Celui qui observe le phénomène avec attention / Celle qui pense qu'elle va se faire Joël Dicker vite fait / Ceux qui essaient d'imaginer Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski au Salon du Livre et se demandent s'il ne ferait pas tache / Celui qui va exiger de ses collaborateurs de lire le livre-qui-gagne / Celle qui se demande si Joël Dicker s'est inspiré de sa mère pour faire le portrait de celle de son héros ou s'il a tout inventé avec son imagination personnelle / Ceux qui se trompés de file et se sont retrouvés devant Cuneo alors qu'ils visaient Arditi / Celui qui collectionne les autographes d'écrivains à partir de 100.000 exemplaires / Celle qui présente son fils Arthur à Joël Dicker en espérant qu'il le soutienne au concours de poésie de l'Académie de Lutèce pour son recueil Illuminations où il parle lui aussi de la nature humaine et tout ça / Ceux qui ont calculé qu'avec la thune qu'il s'est faite Dicker va pouvoir se payer un jet privé avec plumard King Size et dildos assortis / Celle qui prétend que la littérature qui cartonne ne peut être que de carton / Ceux qui n'allaient jusque-là qu'au Salon de l'Auto / Ceux qui affirment que Dicker est le Federer du roman et inversement / Celle qui a rêvé qu'elle faisait un threesome avec Rodgère et Joël et s'est retrouvée dans les bras de Gilbert le perdant / Ceux qui demandent à la Cheffe de projet de la division marketing de l'Office fédéral de la culture de privilégier ceux qui font pisser le dinar / Celui qui se félicite d'avoir un nouvel objet d'observation du crétinisme pavlovien en matière de stimulation/simulation culturelle / Celle qui crache dans la soupe et la boit jusqu'à la lie devant la caméra / Ceux qui sont déjà sur le départ loin des files et des foules mais attention à l'Accident sur l'Autoroute du Sud / Celui qui tire la gueule à son édition du Panier où il propose son recueil de sentences intitulé Que du bonheur / Celle qui prétend que Quentin Mouron lui a proposé un fist mais elle exagère toujours un peu / Ceux qui te traitent de snob au motif que tu les évite / Celui qui lit entre les lignes du Temps retrouvé que Proust aussi sentait qu'il allait cartonner grave à titre posthume / Celle qui demande carrément à JMO de lui faire l'amour nègre / Ceux qui ramassent les capotes non usagées après l'orgie littéraire, etc.


    Image: Philip Seelen.

  • Les States au scanner du roman


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    Avec L'Intrusion, dont la traduction française parut en2010, Adam Haslett rejoignait le club des observateurs les plus lucides de la réalité américaine, de Philip Roth à Don DeLillo ou Tom Wolfe et Bret Easton Ellis...


    Un admirable premier roman abordant quelques destinées personnelles sur fond de drame collectif, de la seconde Guerre du Golfe aux lendemains du 11 septembre, marque l’apparition d’un écrivain dont le nom est à retenir : Adam Haslett. Avec autant de lucidité pénétrante que d’empathie hypersensible, L’Intrusion s’inscrit dans le droit fil de quelques mémorables romans américains de ces vingt dernières années, tels Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe, American Psycho de Bret Easton Ellis ou la dernière trilogie de Philip Roth, avec Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La Tache.
    Point commun de ces romans : une lecture de la société qu’on pourrait dire balzacienne, avec des personnages masculins qui rappellent les Rastignac et autres Rubempré des Illusions perdues. Ce thème de la désillusion est d’ailleurs dominant dans l’aperçu multiple d’un Rêve américain fracassé. Mais quelle formidable énergie pour exprimer les désarrois d’après le Vietnam, l’ère Bush, l’Irak et la faillite des traders les plus arrogants de la planète !
    Plusieurs thèmes importants, d’ailleurs valables pour l’ensemble de la société occidentale, se retrouvent par ailleurs dans ces romans et, plus précisément, dans L’Intrusion de Haslett. Ainsi de la fuite en avant d’un « battant » dont la course au fric et au pouvoir résume les aspirations. Tom Wolfe l’a incarné en golden boy des années Reagan, Bret Easton Ellis le fait rebondir avec son yuppie tueur virtuel. Enfin, vingt ans plus tard, voici se pointer Doug Fanning, arriviste d’origine modeste qui va flamboyer au top des opérations financières frauduleuses avant de s’effondrer. Autre thème fondamental : l’éclatement des relations familiales et les carences affectives qui en découlent pour une jeunesse de riches « zombies » se raccrochant à la drogue et au sexe, comme l’illustre Moins que zéro du même Bret Easton Ellis, et Haslett avec ses personnages de jeunes paumés.
    Enfin, dans la foulée des plus grands auteurs du XXe siècle, dont Philip Roth est aujourd’hui le dernier des représentants, c’est à la source des idéaux de la nation que nous ramène Adam Haslett avec le très beau personnage de Charlotte, vieille prof d’histoire que révolte l’inhumanité des nouveaux riches et qu’on pourrait très bien retrouver chez Philip Roth, Don DeLillo ou Cormac MacCarthy, autres irréductibles de l’humanisme américain.
    Sous ses airs de garçon bien élevé du Massachussets (il est fils d’un conseiller en gestion et d’une prof de français), Adam Haslett, diplômé de droit à Yale pour la forme, s’est imposé dès son premier recueil de nouvelles, Vous n’êtes pas seul ici (L’Olivier, 2005), révélé par la revue de Francis Coppola, ensuite finaliste du Prix Pulitzer, au premier rang de la nouvelle littérature américaine.

     

    Plus dure sera la chute

    Douglas Fanning est au top de sa situation de requin des transactions financières quand, en 2002, il se fait construire une villa à dégaine de palais gréco-romain dans la banlieue huppée de Boston où, enfant, il accompagnait sa mère femme de ménage.

    Dès son installation, perçue comme une intrusion par sa voisine Charlotte Graves, professeur en retraite un rien extravagante (elle entretient des relations intellectuelles poussées avec ses deux chiens) et sœur du Président de la Réserve fédérale, le fringant prédateur se fait détester et, bientôt, traîner en justice pour un procès qu’il perd contre toute attente. L’épisode est cependant dérisoire à côté de la catastrophe intégrale qui se prépare au Japon où il a laissé un jeune collaborateur multiplier les opérations frauduleuses les plus risquées.

    Tout détestable qu’il soit, ce personnage de self made man humilié par sa mère alcoolique et dégoûté, en sa jeunesse, par une monstrueuse bavure de guerre, dans le Golfe, acquiert une stature de personnage romanesque hautement significatif de « tueur » narcissique. En contraste absolu, Charlotte le défie non sans chaperonner le jeune Nate, fasciné par son voisin et ne sachant à quoi se raccrocher après le suicide de son père ruiné.

    Sur fond de crise financière magistralement détaillée « de l’intérieur », ce roman saisit autant par son intelligence que par sa pénétration des douleurs personnelles et des frustrations aboutissant à toutes les compensations réelles ou fantasmatiques. Tout cela fondu en une seule coulée vibrante de vie et, parfois, notamment à l’occasion d’une inénarrable garden party, de haut comique satirique…

    Adam Haslett. L’Intrusion. Traduit de l’anglais (USA) par Laurence Viallet. Gallimard, Du monde entier, 362p.

        

     

  • Thanks Mister Vidal

    littérature
     

    Un grand seigneur des lettres américaines  s'éteignit en juillet 2012, en la personne de Gore Vidal, à l'âge de 86 ans. Nous l'avions rencontré en 1984... 

     La bête noire des conformistes américains ne mordra plus: avec Gore Vidal disparaît en effet le plus libre des esprits et le plus corrosif des observateurs de l'Empire, dont il connaissait l'histoire aussi bien que celle de l'Antiquité. Né en 1925, issu d'une grande famille liée au clan Kennedy,  le jeune écrivain fit scandale dès la parution de son troisième livre, The City and the pillar, paru en 1948, constituant l'un des premiers romans américains à caractère explicitement homosexuel, traduit sous le titre du Garçon près de la rivière.

    littérature

    Rien pour autant, chez cet écrivain aux multiples dons,  d'un romancier confiné dans le "rayon gay", tant du fait de sa bisexualité affirmée que pour la dimension exceptionnelle de sa culture, très européenne, et la variété de ses intérêts d'historien, de romancier, de polémiste, de scénariste et d'acteur politique.

    Pour accéder au personnage et àl'oeuvre de Gore Vidal, le meilleur accès est peut-être le recueil, découpé par lui, d'entretiens qu'il a accordé à travers les années, intitulé Les Faits et la fiction et représentant à la fois un autoportrait corrosif et une réflexion de haute volée sur les pouvoirs et les composantes sociales ou esthétiques de la littérature. Avec la joyeuse arrogance qui le caractérisait, Gore Vidal répond aussi volontiersaux critiques éminents qu'aux chroniqueurs de la vie mondaine.

    littératureEssayiste et historien-romancier, ce esprit des Lumières antiques a signé un remarquable Julien, consacré à la figure emblématique de Julien l'Apostat, et une fresque synchronique fascinante, sous le titre de Création, évoquant le siècle qui fait cohabiter, sur notre planète bleue,les plus grands esprits de la pensée grecque ou de la philosophie chinoise, entre autres. Plus récemment, c'est à l'histoire américaine qu'il a consacré toute une suite d'ouvrages monumentaux, de Lincoln à Empire.

    Romancier de fiction porté sur la satire acerbe, aussi férocement anti-puritain que naturellement opposé à la "political correctness" et à la décadence de la culture de masse, Gore Vidal signa des ouvrages aussi originaux dans leur forme que décapants par leur esprit, tels Myra Breckinridge (1968), suivi de Myron (1977) ou Duluth (1983), où il se livre à une déconstruction parodique du feuilleton Dallas, mêlant réalité et fiction avec une verve drolatique.    

    littératureAu cinéma, Gore Vidal n'a pas fait qu'apparaître à une table de dîneurs, dans le film Roma de Fellini:il s'est fâché tout rouge avec Tinto Brass, qui a fait basculer son scénario de Caligula dans la vulgarité au point qu'il a retiré son nom de l'affiche. Surtout,il a signé les scenarios du Gaucher d'Arthur Penn, de Soudain l'été dernier de Mankiewicz et de Paris brûle-t-il ? de René Clément, entre autres.  

    Auteur de sept pièces de théâtre, dont une adaptation du Romulus de Dürrenmatt, Gore Vidal a publié cinq romans sous trois autres pseudonymes et l'ensemble de son oeuvre compte,finalement, plus de 60 titres. C'est loin des 25 ouvrages que mentionnent ce matin les agences...   

     

    Entretien avec Gore Vidal, à propos de Duluth. Paris, 1984.


    “Je suis Romain, je suis humain”, pourrait dire le plus cultivé et le moins aligné des auteurs américains du moment, cet affreux Gore Vidal dont je me suis régalé de la charge sulfureuse de Duluth, son dernier roman, et que je redoutais tant de rencontrer que j’en venais à me réjouir de manquer à l’instant notre rendez-vous par sa faute, lorsque, prêt à lever le camp après une heure d’attente, j’ai vu le concierge du Prince de Galles me faire ce grand geste m’annonçant enfin l’arrivée de Mister Morgue…

    Je suis humain dit cependant le sourire du grand seigneur à longs tifs argentés, shake hand chaleureux et sourire cajoleur, cent et mille excuses; et je suis Romain pour la prestance d’imperator à l’américaine, tape dans le dos et faites comme chez vous dans mon humble suite.

    Présentations, whisky, souples approches et premiers tilts de reconnaissance: notre goût commun pour l’Italie en général et Fellini en particulier qui l’a fait apparaître dans une séquence nocturne de Roma, les romans de James et les nouvelles de Paul Bowles, enfin mes questions roulant sur Duluth dont il m’évoque alors le céleste déclencheur.

    “Je me trouvais dans une rue de Rome, un jour, lorsque j’entendis une voix qui me disait: “Duluth, on l’aime ou on la déteste, mais même si on la quitte on ne l’oublie jamais !” Vous conviendrez qu’on ne résiste pas, plus que sainte Jeanne, à une telle suggestion du Ciel”.
    A propos de ce roman satirique dont le titre désigne la ville américaine typique où il se passe, par référence évidente au feuilleton Dallas, l’auteur affirme que sa composition l’a beaucoup amusé, notamment par le gorillage des stéréotypes de la culture de masse auquel il se livre.
    “Le roman n’a pas manqué d’être conspué par mes détracteurs, qui font leur devoir comme je fais le mien. Ils ont donc aboyé: Calamity Gore ! Il salit la Nation... Mais le public, lui, a plutôt bien marché. Et puis figurez-vous que j’ai eu droit à l’enthousiasme des femmes de la prison de Lima, au Pérou. N’est-ce pas une reconnaissance enviable ?”

    Ensuite, évoquant dans la foulée les scènes carabinées des milieux hispaniques de Duluth: “Voyez-vous, cher ami, les Etats-Unis pratiquent une nouvelle forme d’esclavage avec les immigrés. Mexicains, Portoricains, Boat People, tous leur sont bons, qu’il est désormais possible de se procurer à plus bas prix que dans la Rome antique...”.

    littérature

    Comme je lui propose d’en revenir au personnage de Julien l’apostat, auquel il a consacré un livre magistral, Gore Vidal se fait plus sérieux: “Je me suis toujours intéressé aux origines des grands mouvements historiques. Mais saisir le fondement de cette catastrophe qu’a été le christianisme n’impliquait pas le retour au Christ lui-même, qui ne marque pas le vrai début de l’affaire, mais à l’époque de Constantin et à ce personnage fascinant de Julien qui s’oppose à l’hégémonie de la nouvelle religion d’Etat.”

    C’est de la même façon, me raconte-t-il, qu’il s’est intéressé à l’origine de son pays avec Burr. “Oui, j’aimerais retracer ainsi toute l’histoire des Etats-Unis comme dans un grand rêve panoramique, mais en restant très près des faits. Mon tout dernier livre est d’ailleurs consacré à Lincoln, ce Bismarck américain qui fut également un écrivain de premier ordre”.

    littérature

    Lorsque je lui demande comment il écrit lui-même, Gore Vidal me répond aimablement: “Mais le plus simplement du monde, un phrase après l’autre, avec grand soin, et j’aimerais qu’on me lise de la même façon. Ou peut-être est-ce trop demander ?”
    Ce qui est sûr, c’est qu’il n’apprécie guère plus les pédants que les faiseurs médiatiques: “La critique en est hélas trop souvent là, soit réduite à l’enquête sur la vie sexuelle de l’auteur ou ses préférences animales, soit vouée à la mise en coupe des pions. Se rappelant alors une soirée académique durant laquelle, en présence du grand romancier Frederick Prokosch, un cuistre avait affirmé, pour se rendre intéressant, que la poésie n’avait plus aucun intérêt de nos jours, Gore me décrit Prokosch déclamant alors des stances entières de Virgile, avant que lui-même ne se mette à réciter par coeur le premier Canto de la Comédie de Dante...

    “Il y a aux Etats-Unis, reprend-il, une nouvelle espèce littéraire redoutable, et c’est le professeur-qui-écrit, dont le roman n’intéressera jamais que d’autres professeurs rêvant d’écrire. Avec tout le respect dû à l’enseignement vivant ou à l’érudition, cela m’incline à déclarer solennellement que le professorat, avec l’alcoolisme, est le plus grand fléau de la littérature américaine”.
    Mais voici que, chancelant la moindre sous l’effet des larges rasades de scotch qu’il m’a resservies aussi généreusement qu’à lui-même, je me trouve contraint, l’heure de départ de mon TGV ne laissant d’approcher, de prendre congé du cher homme. Alors lui de pêcher un bel ananas dans une coupe qu’il y a là et de me l’offrir avec son sourire de vieux charmeur et la plus romaine accolade.

    “Et ne manquez pas, si vous passez par le Val Maggia, d’aller baiser la main de Patty Highsmith de ma part. C'est une vieille amie...”

    Vidal4.jpgGore Vidal. Duluth. Julliard/ L'Age d'Homme, 1984.

  • Dans la paix intranquille de Walser

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    La figure du Taugenichts romantique, ce propre-à-rien qu’on pourrait dire l’incarnation du rêveur en rupture de ban, opposant les rythmes de son horloge intérieure aux trépidations de la vie sociale, et dont l’apparente marginalité dissimule un constante besoin de recentrage personnel - cette figure d’errant aux semelles de vent hante assurément toute l’œuvre de Robert Walser. Pour autant, il serait réducteur de ne voir en Walser qu’une sorte de poétique électron libre ou de sublime échappé de la société, laquelle n’aurait trouvé que l’enfermement pour le circonvenir. La liberté de Robert Walser n’est pas où certain esprit bourgeois ou pseudo-libertaire (deux faces de la même pièce) voudrait la situer, et sa rébellion est d’un autre ordre que celle que d’aucuns affichent par simple conformité à l’esprit du temps.

    Le titre toponymique de Seeland, réunissant six proses narratives de l’époque biennoise (entre 1913 et 1920) « autour » de La promenade déjà connue par une première édition séparée (chez Gallimard, en 1987, dans une traduction de Bernard Lortholary, dégage une semblance de sérénité poétique qu’accentue encore l’admirable paysage de Hodler reproduit en couverture, parfaite image de contemplation au miroir de l’eau et du ciel bleu pervenche. Or le recueil est aussi, comme toute l’œuvre de Walser, un lieu d’intranquillité et de tensions, le plus souvent résolues par la sublimation poétique mais ne cessant pour autant de sous-tendre l’enjouement candide du poète s’émerveillant de « cela simplement qui existe », pour citer cet autre promeneur inspiré que fut Charles-Albert Cingria, pour rejaillir de loin en loin en loin en accents de détresse ou de refus radical.

    La promenade de Robert Walser n’est pas d’un égotiste flâneur pépère, mais d’un « Monsieur le paresseux » en incessant travail d’unification, le poète étant celui-là même, comme l’écrivait Pierre Jean Jouve, « qui unifie ». On le voit dans ces proses errantes comme on le constate, à fleur de voix, dans les propos recueillis par Carl Seelig dans les révélatrices Promenades avec Robert Walser, celui-ci n’aura cessé de penser et de méditer à sa façon, avec une lucidité jamais démentie, à partir des plus simples objets mais parfois aussi sur de plus « grands sujets » ; et le rêveur se fait alors moraliste non-consentant.

    Un seul exemple : de l’enseigne dorée, ostentatoire, « nouveau riche » d’une banale boulangerie, le voici dégager toute une fulmination à valeur de manifeste esthétique non moins que philosophique, écologique voire carrément politique, tant qu’on y est, montrant là encore le lien caché entre l’infime détail et l’ensemble, le goût du pouvoir d’un artisan faisant le paon ou celui d’un faisan mondial prêt à flatter l’ hybris de la nation en déchaînant ses armées…

    On sait un puits de larmes au fond du jardin de Robert Walser. Plus on le pratique, en outre, et plus on découvre la richesse et la complexité, les ombres et les failles, les faiblesses, mais aussi les acquis de haute lutte de cette œuvre infiniment vivifiante


    Robert Walser. Seeland. Préface et traduction de l’allemand par Marion Graf. Zoé, 217p.

  • Fugues et variations

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    En lisant Fugitives d'Alice Munro

     

    1. Fugitives ***

    "C'était la deuxième fois qu'elle laissait tout derrière elle", est-il précisé au milieu de cette nouvelle dont la protagoniste, Carla, se trouve plus ou moins prise au double piège de sa vie commune avec Clark, garçon carré qu'elle aime pourtant bien, et de leur voisine l'insinuante Sylvia que sa jeunesse vigoureuse attire fort. Pourtant on pressent que Carla reviendra une fois encore, comme réapparaît presque magiquement, après avoir disparu, la chèvre Flora...

    Comment disparaître vraiment et changer de vie quand on reste attaché à certaines réalités terre à terre (Carla s'occupe de chevaux avec Clark) en dépit de son besoin d'indépendance ? La réponse peut varier selon les jours... "J'ai toujours éprouvé le besoin d'un genre de vie plus authentique", avait écrit Carla sur un billet laissé à ses parents au moment de sa première fugue, et cela devait se passer dans les années 60-70. Or elle revient à Clark  avec plus de souplesse, même si la question de la fugue (et donc de la liberté) reste présente à l'horizon de leur vie.

     

    2. Hasard ****

    "Peu de gens, très peu, ont un trésor. Et quand on en a un, il faut s'y accrocher. Il ne faut pas se laisser prendre au piège et permettre qu'on vous l'enlève".

    Or qu'en est-il de ce trésor (ou de ce piège ?) pour Juliet, qui a rencontré par hasard un homme, il y a quelques mois, qui la relance et qu'elle va rejoindre sans savoir du tout ce qui l'attend. Elle qui a toujours vécu ses amours par l'imagination d'abord, se retrouve, après un voyage où un autre hasard lui fait croiser la route d'un désespéré, chez cet Eric qui, peut-être, partagera son trésor ? Plus que l'opposition du hasard et de la nécessité, Alice Munro file le thème des affinités sélectives et des choix à la fois tâtonnants et régénérateurs.

     

    3. Bientôt ***

    Après les lieux récurrents dans Secrets de Polichinelle (avec la ville de Carstairs), ce nouveau recueil, paru en 2004, module la réapparition de certains personnages, tel celui de Juliet revenant dans trois nouvelles. La voici donc liée à Eric et mère d'une jeune Penelope qu'elle va présenter à ses parents du genre vieux jeunes des sixties.

    La période étant à la dislocation de la cellule familiale, on voit la complicité, liant naguère Julie et son père, se défaire, et ses rapports avec sa mère se tendre alors qu'un prêcheur, ami de celle-ci, lui fait la morale sur l'éducation religieuse qu'elle devrait "offrir" à sa fille. Tout cela sur fond de société vacillante, au fil d'un récit aux dialogues toujours finement ciselés.

     

    4. Silence****

    Un sentiment pesant, même lancinant, voire affreux, se dégage  de cette troisième nouvelle consacrée au personnage de Juliet, dont la fille Charlotte, en sa vingtaine, s'est retirée sur une île dans une Centre d'Equilibre Spirituel. Après une période de six mois durant laquelle toute relation avec sa fille lui a été interdite, Juliet débarque en ces lieux pour apprendre que, par choix spirituel, Charlotte ne la verra pas - et les "soeurs" de la communauté de lui faire sentir qu'elle n'aura pas satisfait à la faim mystique de son enfant, donc bien fait pour elle. Sur quoi les jours, les semaines, les années passent, sans revoyure. Jusqu'au moment où Juliet comprend que sa fille a bel et bien choisi de l'exclure de sa vie, comme ça. "C'est donc cela le chagrin", aura-t-elle découvert...

     

    5. Passion ***

    Les bifurcations existentielles retiennent toute l'attention d'Alice Munro, que ses nouvelles illustrent de multiples façons. Ainsi voit-on, ici, la vie conventionnelle et assez morne de Grace, apparemment promise à un jeune homme bien timide et bien plat, se transformer à la faveur d'un accident mineur (elle se blesse le pied sur une plage) qui la fait passer de ce Maury à son frère aîné Neil, médecin et marié, alcoolique sur les bords et nettement plus profond et vivant que son nigaud de fiancé. Avec son art subtil et tout de nuances, la nouvelliste nous fait glisser ainsi imperceptiblement d'un univers formaliste  au monde des sentiments et des sensations, introduisant bonnement la vie dans le train-train de Grace.

     

    6. Offenses ****

    Les secrets de famille ne sont plus, au début du XXIe siècle, ce qu'ils étaient jadis, et de nouvelles configurations suscitent de nouveaux conflits larvés et autres traumatismes.

    Un bon exemple en est  donné ici, dans un milieu supposé "évolué" où Lauren, ado fille de journaliste en vue, est amenée à se poser des questions sur ses parents après qu'une femme de sa connaissance, aussi suavement que perfidement, lui a parlé de ces enfants qu'on adopte et des souffrances qui en résultent.

    Bien au-delà du "cas" familial ou psychologique, et sans défendre aucune thèse ni morale, Alice Munro se contente d'observer, comme à l'accoutumée, des individus en proie à leurs sentiments, leurs doutes, leur  drame éventuel.

     

    7. Subterfuges. ****

    La dramaturgie shakespearienne foisonne de surprises, qu'on retrouve ici dans l'évocation d'une passagère passion de jeunesse. Folle de théâtre, Robin a fait un soir, après le spectacle et constatant qu'elle a perdu son porte-monnaie, la connaissance d'un chic Monténégrin qui lui vient en aide avant de la bouleverser par un simple baiser, assorti d'une proposition de se revoir... l'été prochain.

    Combinant le portrait de deux soeurs en vif contraste (la romantique toute pure  et la disgraciée jalouse) avec un  récit à rebondissement clignant de l'oeil au Big Will, la nouvelliste se fait le plaisir de surprendre son lecteur, qui ne demande pas mieux...

     

    8. Pouvoirs ****    

    L'intérêt porté par Alice Munro aux personnages les plus divers, et particulièrement aux femmes de toute extraction et de tous caractères (souvent bien trempés) nous vaut une très remarquable frise de portraits en ronde-bosse engagés dans une suite de situations non moins significatives.

    Ainsi des deux figures féminines les plus notables de cette nouvelle: Nancy l'effrontée qui croit tout maîtriser avec légèreté, quitte à être démentie, et Tessa la mal fagotée d'apparence dont on découvre les étonnants pouvoirs.

    En filigrane, entre la fin des années 1920 et les sixties de la contre-culture, toute une époque se déroule avec ses motifs et ses figures, ses projets fous et ses rendez-vous manqués. Et cette question revenant à tout moment dans les nouvelles d'Alice Munro: que sommes-nous, qu'êtes-vous, que sont-ils devenus à travers les années ?   

     

    Alice Munro.  Fugitives. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Editions de l'Olivier, 340p. 

  • Les temps de la vie

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    À propos de L'Amour d'une honnête femme d'Alice Munro

      

    1. Riches à crever

    L'amour fou d'un enfant est chose plus fréquente qu'on ne croit, délicat à traiter  en littérature. La Lolita de Nabokov n'en est pas du tout un bon exemple, car la nymphette n'est plus un enfant et le roman module le seul point de vue du pervers Humbert Humbert. La vraie passion  muette d'une petite fille est autre chose, dont nous trouvons l'évocation lancinante, mais nuancée, dans la première nouvelle, magnifique, de ce recueil datant de 1998 qui en contient huit, dont trois au moins d'une qualité exceptionnelle.

    Débarquant à l'aéroport de Toronto après avoir passé une année scolaire avec son père, Karin, onze ans, s'est grimée comme une "putain adulte" pour son retour auprès de sa mère, que sûrement elle choquera, tout en espérant en "jeter" aux yeux de Derek, l'ami de celle-là qu'elle est secrètement mortifiée de ne pas trouver à l'accueil.

    Avec une extrême finesse, et comme en sourdine , Alice Munro détaille la passion de Karin pour cet homme à la fois charmant et assez narcissique (il essaie d'écrire un livre, avec l'aide de la mère), qui ne se doute à peu près de rien, jusqu'au moment où la flamme de l'ado se déclare au propre, si l'on peut dire. Tout cela revu par delà les années, auxquelles a survécu le sentiment fondamental de solitude éprouvé par Karin.    

     

    2. Avant le changement

    Il y a eu, pour les femmes du XXe siècle, un avant et un après. Avant et après la pilule. Avant et après la décriminalisation de l'avortement. L'histoire de la jeune narratrice de cette nouvelle, évoquant l'entre-deux de l'avant et de l'après, est significative. Fille d'un médecin dont elle découvrira qu'il pratique la chose en secret, elle est fiancée à un Robin, aspirant pasteur bien propre de sa personne,  qui lui fait un enfant mais ne désire pas qu'elle le garde, ce qu'elle fait pourtant (le baby sera immédiatement adopté) à l'insu des deux hommes.

    Au fil des lettres qu'elle écrit à Robin, comme autant de rapports, l'on découvre une jeune femme en train de prendre son sort en mains entre deux lâches. Le père essayera d'acheter son silence avec une grosse somme, avant de rejoindre les "anges" qu'il a contribué à faire, et Robin sera quitte de toute honte (et probable rejet de sa communauté religieuse) vu que sa fiancée l'a protégé. Ce qui vaudra, à celle-ci, le droit légitime de faire sa vie sans lui.  

     

    3. Les enfants restent

    Les nouvelles d'Alice Munro ne ne se bornent pas à une littérature de "reflet" social ou psychologique, mais elles n'en sont pas moins très imprégnées par l'évolution des mentalités et des moeurs accentuée dans la deuxième moitié du XXe siècle, en Ontario comme partout.

    Dans cette nouvelle marquée par l'abandon abrupt d'un ménage apparemment heureux dont une jeune femme se rend coupable (comme en jugent évidemment les siens), il est question du malaise que Pauline, qui s'entend pourtant bien avec son prof de conjoint,  éprouve dans un entourage familial où les beaux-parents pèsent autant que les soins aux enfants. Impatiente de vivre une vie plus "à elle", elle se laisse entraîner par un théâtreux qui voit en elle l'idéale Eurydice d'un spectacle d'amateurs. Le gâchis sera total, surtout pour elle mais, des années après, ses enfants lui diront qu'ils ne la détestent pas, sans lui pardonner pour autant. Or qui pourrait dire si elle eût été plus aimée en restant ? That'sthe very question... 

    4. Le rêve de ma mère

     "There is always a starting point in reality", déclare Alice Munro, dont toutes les nouvelles se nourrissent de ses expériences personnelles, sans être jamais autobiographiques au premier degré - la fiction lui permettant d'accéder à une dimension plus universelle, laissant aussi plus de liberté à sa fantaisie imaginative et à son jeu sur les formes narratives. En l'occurrence, le "pacte narratif" est limite invraisemblable, puisque c'est une baby qui tient le crachoir, racontant la tyrannie implacable qu'elle a fait subir à sa mère dans ses premiers mois , lui préférant une tante à moitié dingue qui en a fait sa chose.

    Mais rien n'est invraisemblable dans la vie, et l'on comprend d'ailleurs que tout ce que raconte la fille lui a été confié par sa mère. Or c'est là du très grand Munro, qu'on imagine difficilement sous la plume d'un mec qui ne serait pas du niveau d'un, disons, Henry James...   

    5. Sauvez le moissonneur

    Les observations d'Alice Munro traitant des changements de mentalités et de comportements, dans la société contemporaine en voie de mondialisation, sont d'autant plus lucides et méritantes que la nouvelliste , comme un William Trevor, est issue d'un autre monde et fait figure aujourd'hui de vieille dame. À cet égard, les persiflages éhontés d'un Bret Easton Ellis, au lendemain de l'attribution du prix Nobel,  font bien vilaine figure de la part d'un auteur qu'on a taxé d'"enfant terrible", et dont l'oeuvre, intéressante au demeurant, n'a jamais atteint la richesse de notations sociologiques ou psychologiques, ni la vigueur ou la qualité d'empathie de la Canadienne. Le plus vieux des deux n'est pas celui qu'on croit, et le niveau déclinant des romans de Bret, de Zombies à Glamourama,est aussi là pour le prouver !

    Ce que prouve en revanche Sauvez le moissonneur, c'est qu'Alice Munro est capable de parler de toutes les générations avec la même équanimité. Ici, il s'agit du petit despotisme d'un enfant de sept ans qui impose ses caprices à son entourage, qu'il implique notamment dans un jeu vidéo confondant virtuel et réel. Dans l'atmosphère disloquée d'une famille de la middle class typique de l'époque, cet aperçu d'un chaos social et affectif qui englobe tous les âges pourrait intéresser l'auteur de Less than Zero ou Lunar Park, à supposer qu'il lise un jour une ligne d'Alice Munro qu'il juge avec sa  morgue d'auteur "culte" déchu. 

    6. Cortes Island

    Le mal est aussi présent dans l'oeuvre d'Alice Munro, sans connotation théologique (comme chez Flannery O'Connor) ni moralisante pour autant. Mais le mal n'en est pas moins là en l'occurrence, caché, secret, verrouillé, que la narratrice, qu'on appelle "la petite mariée", découvre à son corps défendant.

    L'histoire se passe dans une maison dont la jeune femme et son conjoint occupent l'entresol, incessamment surveillés par une harpie jouant les bourgeoises, qui aimerait "éduquer" la jeune femme selon son goût et se décharge, à un moment donné, de la surveillance de son impotent de mari, vieux malcontent qui se fait comprendre de la jeune femme par grognements ronchons. Or du feu couve là-dessous, qui finit par éclairer cette scène de la vie des mesquins d'une lueur à la fois lointaine et fantastique. On est au bord de la nouvelle noire... 

    7.  Jakarta

    L'expression du désir et du plaisir sexuels, en littérature, ou plus généralement de tout ce qui se rapporte aux relations physiques imprégnées de sentiments ou de sensualité polymorphe, est un des aspects les plus surprenants des Nouvelles d'Alice Munro, à qui rien de ce qui est pulsionnel ne semble étranger, sans que rien chez elle ne relève de la compulsion ostentatoire et moins encore de la jobardise.

    Dans cette nouvelle où, à une soirée genre "libérée", des adultes consentants s'ébattent en bord de plage, une femme , le temps d'une danse un peu lascive durant laquelle un homme la "baise" littéralement du regard, entrevoit ce que son jules régulier, excellent amant au demeurant, ne lui a jamais fait connaître. Mais ce n'est qu'un flash durant une soirée et la vie va passer, les uns vont changer vingt fois de partenaires et les autres vieilliront fort bien ensemble, et parfois les premiers croiseront la route des seconds, peut-être à Bali ou aux Maldives, peut-être tout à l'heure au coin de la rue ou peut-être jamais, sait-on ?

     

    8. L'amour d'une honnête femme

    Il faudrait plutôt traduire le tire de cette merveilleuse nouvelle, The Love of a good woman,par l'amour d'une femme bonne. De fait il s'agit là, sous la forme d'un véritable petit roman d'une exceptionnelle ingéniosité narrative, du portrait d'une femme dont la vocation et le bonheur consistent simplement à se mettre au service d'autrui, plus précisément en tant qu'aide soignante ou infirmière des plus mal lotis.

    Or cette âme pure , nullement bégueule ou soumise au demeurant, va se trouver confrontée à ce qui a tout l'air d'un crime, certes camouflé et peut-être inventé par une sorte de folle, mais le fait et le doute n'en sont pas moins là, qui font entrer dans sa vie ce qu'elle n'avait jamais conçu que de loin: le mal, que signifie un meurtre, fût-il peut-être accidentel.

    Là aussi on est au bord du "noir", mais la nouvelliste nous entraîne au-delà des spéculations conventionnelles à partir d'un fait divers, pour nous plonger dans les incertitudes de l'existence humaine, avec toutes les nuances de la vie réelle et sous l'éclairage sans cesse modifié du temps qui nous travaille.

     

    Alice Munro. L'amour d'une honnête femme. Points poche, 326p. 

  • Open secrets

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    À propos de Secrets de Polichinelle d'Alice Munro

     

    1. Emportés.

    Le grand thème des nouvelles d'Alice Munro pourrait se résumer par la question: que sont-ils devenus ? Que la vie a-t-elle fait de nous Comment avons nous, avez-avez-vous, ont ils évolué à travers les années ?

    Or ce thème est traité  avec une ampleur croissante dans les huit nouvelles constituant ce recueil, à commencer par la première, Emportés, d'une longueur notable - plus de cinquante pages - et dont l'action se situe dans la ville de Carstairs, en Ontario, qu'on retrouvera dans plusieurs autres histoires.

    Employée à la Bibliothèque municipale de Carstairs, Louisa, vingt-cinq ans, reçoit un jour une lettre d'un soldat engagé (cela se passe en 1917) qui l'a remarquée à la bibliothèque et lui demande des nouvelles du pays. S'ensuite une correspondance qui fait naître en Louisa un sentiment tendre et lui fait espérer quelque chose, jusqu'au jour où elle apprend que le soldat, Jack Agnew de son nom, de retour au pays, s'est marié avec celle qu'il lui avait d'ailleurs dit sa fiancée.  Un terrible accident coûte cependant la vie au jeune marié, broyé par une machine dans la fabrique de pianos dont le fils du propriétaire, Arthur Doud, rencontre alors Louisa et l'épouse...

    Qui est emporté ? C'est une question qui va revenir souvent au fil des histoires d'Alice Munro, où les déterminations historiques ou sociales, les destinées personnelles marquées par des ruptures ou des accidents, les bifurcations de l'existence ne cessent d'interférer...

     

    2. Une vraie vie  

    Les femmes d'Alice Munro ont souvent un fichu caractère, modelé par les épreuves de la vie parfois duraille. Celle que Dorrie a vécue avec son frère Albert était plutôt tranquille,  marquée par "la douceur de l'affection qui a éliminé le sexe", même si le sexe n'est jamais éliminé des nouvelles d'Alice Munro. Or ce n'est pas le sexe, ici, qui va se pointer dans la vie de Dorrie après la mort subite de son frère, mais un assez digne pasteur anglican qui la demandera en mariage. Au moment de se lancer dans cette aventure qui risque de la priver de sa "vie à elle", la sauvage Dorrie regimbe, se ravise, puis finit par se rendre à son pasteur qui l'emmène à l'autre bout du monde, partage sa vie, meurt et la laisse à sa "vie à elle" qui ressemble à tant aux autres.

     

    3. La vierge albanaise  

    Plus on avance dans la lecture des nouvelles d'Alice Munro, et plus on est impressionné par la variété des thèmes et des milieux qu'elle est capable d'investir avec la même qualité d'observation et la même empathie à l'égard des personnages les plus divers.

    La vierge albanaise est l'histoire d'une espèce de rapt "par erreur", qui aboutit à la séquestration d'une jeune touriste américaine dans une tribu des montagnes albanaises.  On pense à Somerset Maugham ou à Paul Bowles en lisant le récit des tribulations de "Lottar" par la vieille Charlotte, dont les détails de la narration ont valeur d'illustration quasi ethnographique. Mais rien de pesamment didactique là-dedans: une fois de plus, c'est une vie ressaisie dans une bifurcation inattendue qui retient l'attention de la nouvelliste, laquelle nous "capture" à son tour.

     

    4. Secrets de Polichinelle

    Des femmes disparaissent, et parfois dans les circonstances les plus anodines en apparence, comme ici au cours de la sortie de jeunes campeuses emmenées par la sexa sentencieuse Mary Johnstone. Mais qu'est-il donc arrivé à l'effrontée Heather Bell, dont on a perdu la trace durant la rando aux sources de la Peregrine River ?  

    S'il y a du mystère dans l'air, qu'on ne s'attende pas à une enquête visant à retrouver la marcheuse: ce qui intéresse Alice Munro, même quand elle touche à une littérature de genre (le polar ou le fantastique), tient à tout coup à ce qui éclaire l'intrigue de manière latérale: ici la communauté locale, les parents des filles, une quasi dingue et un éventuel pervers...

     

    Munro30.jpg5. L'hôtel Jack Randa

    Les couples qui battent de l'aile, foirent, se ressoudent ou se recomposent ont foisonné durant les années où Alice Munro elle-même quittait son premier conjoint, avec lequel elle eut quatre enfants (dont un mort à la naissance). À ce propos, il est très éclairant de lireAlice Munro writing her lives, la biographie de Robert Thacker qui a cela de particulier de raconter la vie de la nouvelliste par le truchement de ses thèmes et de ses personnages, au fur et  mesure de ses publications.

    En l'occurrence, il s'agit d'une femme qui "file" son mari jusqu'en Australie où il a suivi une femme plus jeune, dont elle pressent qu'elle le lâchera...

    Marivaudage conjugal ? Bien plutôt:  variation sur ce qui aurait pu être ou ce qui pourrait être ou mieux: ce qui pourra encore se vivre entre elle et lui.

     

    6. Un endroit désert

    Alice Munro ne fait pas qu'explorer les lieux et les milieux: elle est tout aussi attentive aux filiations et aux strates de l'histoire collective ou personnelle. On retrouve ainsi, dans cette nouvelle dont la première partie se passe vers 185o, le Nord de Huron aux pionniers confrontés à une vie des plus rudes. Plus précisément, il y est question d'une orpheline, envoyée par une institution chrétienne en ces contrées où un jeune forestier a fait savoir qu'il était en quête d'une épouse solide. Sur quoi le jeune homme meurt en forêt, dans des circonstances que plusieurs témoignages évoqueront de façon contradictoire. Or le plus étonnant de l'histoire tient à sa mise en perspective, sur une très longue durée, qui donne lieu au portrait d'une femme bien singulière, porteuse d'on ne sait trop quel secret...

     

    7. Des vaisseaux spatiaux ont atterri

    Les amateurs de SF que ce titre fera saliver en seront pour leur frais: rien, en effet, dans cette évocation de quelques jeunes gens d'une province profonde, qui se rapporte à l'univers de la conjecture.  

    Là encore, il s'agit de la  disparition d'une jeune fille, sur fond de soirées de bistrots un peu glauques où son amie d'enfance se fait draguer, puis de sa réapparition nimbée de lumière mystérieuse puisqu'elle prétend être entrée en contact avec des extraterrestres.

    Une fois encore, bien plus que l'intrigue, c'est l'atmosphère de la province canadienne, dans les années 50-60, les relations entre les jeunes filles et leur entourage qui intéressent ici l'auteur, restituant tout un monde trivial et poétique à la fois.

     

    8.Vandales.

    Pourquoi  Liza, aidée d'un complice,  s'acharne-t-elle sur la cabane, perdue dans les bois, du nommé Ladner qui vient de mourir au cours d'une opération ? Qu'a-t-elle besoin d'exorciser ou de venger en fracassant les objets quelle y trouve  ? Que s'est-il passé en ces lieux quand, dans son adolescence, elle y a connu Ladner et son amie Bea, qui l'a justement chargée de s'occuper de vérifier l'état de la maison avant l'arrivée de l'hiver ?

    Ces questions restent sans réponse, mais Alice Munro suggère tout un monde, au bord de la sauvagerie, mêlant à la fois le caractère et lemode de vie de sanglier de Ladner, la présence en eau trouble de Bea et ce qu'a vécu ou peut-être subi Liza, sans que rien ne soit dit - magie et violence confondues...   

    Alice Munro. Secrets de Polichinelle. Traduit de l'anglais par  Céline Schwaller-Balaÿ. Rivages poche 328, 336p.  

  • La profondeur des sentiments

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    1. Amie de ma jeunesse

    Dédié à sa mère, ce troisième recueil des nouvelles d'Alice Munro, datant de 1990 et publié en 1992 dans une traduction française de Marie-Odile Fortier-Masek, s'ouvre sur le portrait d'une espèce de sainte profane au prénom de Flora, type de femme sacrifiée qui a toujours fait face aux difficultés de la vie sans se plaindre de son sort, résignée à celui-ci avec le soutien d'une inexorable foi. La nouvelle est d'ailleurs l'illustration d'une forme particulière de sectarisme protestant importé d'Ecosse au Canada anglais sous l'appellation de cameronisme (du nom de Richard Cameron, son fanatique initiateur), caractérisé par un rigorisme à tout crin qu'on retrouve chez les nouveaux presbytériens.

    Flora Grieves, dans la maison de laquelle la mère de la narratrice occupe son premier poste d'institutrice à classe unique, n'a pourtant rien du bas-bleu ni rien de rabat-joie non plus. Jamais, d'ailleurs, son amie instite ne dira le moindre mal  d'elle, qui a assisté, de près puis de plus loin, à tous ses mécomptes et toutes ses poisses. La première grande épreuve infligée à Flora date du jour où, juste avant de se marier avec le fruste Robert, l'on constate que celui-ci a engrossé sa soeur Ellie qu'elle chérit malgré sa folâtrerie, transformée plus tard en terrible geignardise après moult fausses couches attribuées à la céleste justice. Ensuite débarque, dans la maison du trio, une intempestive infirmière impatiente de tout régenter, "solide matrone aussi rigidement corsetée qu'une barrique, à la tignasse frisottante couleur chandelier de cuivre, à la lippe rougie au-delà de ses contours peu généreux par nature", bref une horreur de demoiselle Atkinson qui formera avec Robert, après la mort d'Ellie, et Flora dûment dépossédée, un "couple abject".

    Entre autres attraits relevant du grand art de la narration et de l'évocation, l'intérêt  de cette nouvelle admirable tient à la mise en rapport des souvenirs de la mère de la narratrice, souffrant de Parkinson et tendant à magnifier absolument la destinée de Flora, nimbée de "majesté et mystère", et du regard plus sceptique de la narratrice elle-même, qui entremêle les fils de plusieurs vies avec la même équanimité, tout en  faisant bien sentir le côté sordide et cruel du sort de Flora, récusant tranquillement l'idéalisation pseudo-mystique de sa mère.

    2. Five Points

    ll vaut la peine d'avoir une carte du Canada sous la main pour mieux se représenter les lieux évoqués par Alice Munro dans ses nouvelles, aussi importants (ces lieux) que le sont les décennies parcourues , cette fois le tournant des années 60 avec l'arrivée de la drogue. Plus précisément en l'occurrence: Brenda le femme "libérée" et les deux mecs entre lesquels elle va et vient: Cornelius qu'elle a épousé à vingt ans, du genre travailleur dur à cuire, victime d'un accident de travail dans une mine de sel et resté un peu handicapé, et Neil, un peu plus jeune que le couple, qui a passé ses jeunes années à Victoria, sur l'île de Vancouver, et que Brenda retrouve dans un camping proche du lac Huron.

    Les thèmes de la nouvelle ont à voir, comme souvent chez Alice Munro, avec le désir variable des femmes, ou avec leur simple plaisir, si tant est que le désir et le plaisir soient jamais simples...

    Il y a donc Brenda entre Neil et Cornelius, auxquels s'ajoute la jeune croate Maria, figure du quartier populaire de Five Points, à Victoria, dont Neil raconte la nymphomanie la poussant à payer les garçons qui la sautaient, jusqu'au jour où ses dépenses firent sauter la caisse de l'épicerie familiale qu'elle tenait avec autorité !  

    Sur l'atlas mondial, on constate, entre Victoria (en Colombie britannique) où se situent les souvenirs de Neil dans les années 60 - avec Maria la Croate et ses potes découvrant le H et les drogues plus dures -, et les alentours de Logan et du lac Huron, où Brenda entretient avec lui  une relation surtout physique, à l'insu de Cornelius, une distance d'à peu près 3000 kilomètres. Or, malgré cette énorme distance, équivalent de celle qui sépare la Suède de la Sicile, l'on se trouve dans le même monde des générations de l'après-guerre occidental, au début de leur émancipation  économique ou sexuelle. Au demeurant, la narration n'en finit pas d'enrichir, en détaillant et multipliant ses nuances, l'espèce de fresque-chronique en mouvement que constitue la suite de ces nouvelles.

    3. Meneseteung

    La poésie d'Alice Munro croît en densité et en intensité au fur et mesure que ses nouvelles, comme un fleuve, vont de l'avant. Réel ou métaphorique, le fleuve Meneseteung donne ici son nom à un projet de grand poème censé ramasser et charrier toute la matière de la vie observée, captée et transposée par une femme de lettres de la fin du XIXe siècle, du nom d'Almeda Roth.

    Puissante évocation de ces temps encore marqués par les espoirs et les tribulations des émigrants, la nouvelle tire une parie de son charme des nombreuses citations pittoresques voire piquantes d'un journal local intitulé La vidette ( la traduction de Sentinelle eût peut-être mieux convenu...) qui ponctuent la narration, elle-même décalée par rapport à l'époque et donnant plus de relief aux hantises morales et aux souffrances physiques de la protagoniste liées à sa condition de femme - qui plus est de femme restée seule après la mort des siens, languissant passablement en espérant qu'un notable de la ville daigne s'intéresser à elle. Magistralement orchestrée, la nouvelle intègre, dans un tableau qu'on peut dire historique, des éléments à la fois socio-psychologiques et poétiques où les femmes et les hommes, apparemment corsetés, sont perçus dans leur intimité charnelle - tout cela porté par un souffle quasiment épique...    

    4. Serre-moi contre toi, ne me laisse pas aller

    Alice Munro n'en finit pas d'aller et de venir à travers les lieux et les années, dans la foulée de personnages cherchant à se retrouver eux-mêmes, comme il en va de la veuve Hazel, la cinquantaine, prof de biologie au lycée de Walley (Ontario) qui, pendant l'année sabbatique qu'elle a prise, se pointe, en Ecosse, dans un hôtel où son défunt époux Jack, à la fin de la guerre, a vécu certaines aventures durant son temps de garnison.

    À propos de Hazel: "C'était une de ces personnes que vous n'auriez pas été étonné de retrouver assise, dans un coin du monde auquel elle n'appartenait pas, en train de griffonner des notes sur un carnet pour enrayer la montée de la panique". Ou cette autre observation significative, à propos d'une période de déprime qu'elle a traversée avant la mort de Jack et surmontée en reprenant des études: "Qu'est-ce qui a bien pu lui redonner goût à la vie ? Elle l'ignore. Eh oui, elle doit avouer qu'elle l'ignore. Peut-être a-t-t-elle tout simplement fini par se lasser de faire de la dépression"...   

    À l'autre bout de la nouvelle, après avoir retrouvé d'autres femmes qui ont connu Jack pendant cette période dont elle se sent exclue, Hazel se pose la question qui revient plus d'une fois entre les lignes, comme en creux ou par défaut, au fil de ces récits conduits le plus souvent du point de vue des femmes: "En attendant, qu'est-ce qui rend un homme heureux ? Sans doute quelque chose de complètement différent"...

     

    8. Oranges et pommes

    Tout en racontant des histoires très différentes les unes des autres, quoique situées le plus souvent en Ontario et dans les mêmes catégories sociales, les nouvelles d'Alice Munro sont liées entre elles par la même attention, à la fois " objectives" et intimistes, portée sur les relations entre hommes et femmes, à travers les décennies et les générations, traduisant à tout coup la mutation des mentalités et des moeurs, avec une accélération croissante dès le milieu des années 60. L'institution traditionnelle du mariage, et plus généralement les relations entre hommes et femmes sujettes à des failles et séparations en nombre, constituent le thème dominant  de ces nouvelles, qu'on ne saurait dire seulement sociologique ou psychologique pour autant, tout se trouvant en effet brassé et restitué sous forme fluide et décantée d'une songerie continue "sur la vie".

    Plus précisément ici, cette nouvelle, tirant son titre d'un jeu de société innocent, en détaille un autre plus caché, où la pulsion sexuelle va susciter le trouble entre deux conjoints et un ami de passage. En apparence, "tout  baigne" dans le couple formé par Murray, héritier d'une entreprise commerciale qu'il a tenté de moderniser en se tenant à l'écart des magouilles locales, en solide garçon un peu carré, et de Barbara,  plus sensuelle et plus imaginative à la fois - elle dévore des livres et ne crache pas sur le plaisir -, jusqu'à l'apparition de Victor le Polonais, beau mec malheureux en ménage dont la présence va déboucher sur une relation triangulaire mimétique faisant craindre, à Murray, la destruction de son couple, avant que la faille entrouverte ne se referme sans que ne s'efface, tout à fait, le souvenir d'une flambée de panique jalouse et, plus profondément, de ce qui menace en somme la plupart des couples et toute relation.

     

    6. Images de glace

    Dans son observation des errements affectifs ou sociaux de la classe moyenne canadienne, au tournant des années 70-80 (on commence ici à parler de sida), cette nouvelle datant des années 90 fait un peu penser aux récits acides de Patricia Highsmith, avec une "diffusion" poétique supérieure à vrai dire. Et puis la Canadienne va plus profond dans les entrailles de ses personnages, comme il en va dans ce récit à la fois comique et tragique, évoquant la "seconde vie" d'un pasteur septuagénaire, vite remplacé après sa retraite par un disciple qu'il a sauvé de la dèche et qui tourne au fanatique alors que lui-même semble ne rêver que d'une douce fin de vie sous les palmiers hawaïens, en compagnie d'une jeune Sheila...

    Cela pour la façade. Derrière laquelle se joue une autre "pièce", à laquelle assiste la femme de ménage du vieux pasteur, ex-conjointe du redoutable disciple de celui-ci, et qui seule a compris la  secrète intention du cher homme...

    7. Grâce et bonheur

    "Bugs était en train de mourir, mais comme c'était une femme très mince à la peau blanche avant que ça commence, cela ne se remarquait pas vraiment"...

    Ainsi débute cette nouvelle sans trace de pathos, qui évoque le dernier voyage en mer de la chanteuse June Rodgers, alias Bugs, accompagnée de sa fille Averill, tendrement complice, qui rappelle volontiers aux gens de rencontre que sa mère a eu son heure de gloire, qu'elle a chanté des messes  et toute sorte de rôle, à l'opéra et un peu partout, e la nave va: "Bugs dit adieu à la terre qui disparaissait, ce doigt bleu nuit du Labrador"...

    Le Maestro Fellini sourirait à la lecture de ce récit d'une croisière un peu  symbolique évidemment, du fait de la situation, mais sur un ton évitant toute emphase et mêlant tranquillement humour et mélancolie, avec une frise de personnages finement silhouettés. Ainsi y a -t-il là une Américain "vraie fana de la course aux nouveaux amis", un professeur vieillissant et sa jeune compagne qui-a-fait-de-la-harpe, un artiste aussi laid que raseur draguant la fille de la mourante et le capitaine expliquant comment, un jour, il s'est débarrassé d'une défunte en la balançant par-dessus bord.

     

    Grâce et bonheur: c'est aussi bien ce qu'on perçoit au fil de cet aperçu d'une fin de vie joyeusement vécue, portrait d'une femme très sensible et très libre et de sa fille non moins libre et très sensible...    

     

    8. À quoi bon?

    On lit ceci dans cette nouvelle évoquant, une fois de plus, des personnages dont les vies ont été marquées par une ou plusieurs séparations, de mort en divorces ou d'adultères en renouailles "Il semble que nombre de mariages dans lesquels on s'était embarqué le coeur léger au cors des années cinquante, ou tout au moins auxquels personne ne trouvait rien à redire, ont craqué au début des années soixante-dix, avec des répercussions spectaculaires et semble-t-il, inutiles, extravagantes".

    Rien, pour autant, de bien extravagant ni de spectaculaire dans les destinées des protagonistes apparaissant ici, à savoir Morris, resté borgne depuis l'âge de quatre ans, sa soeur Joan, leur mère qui les a éduqués dans l'idée qu'ils sont plus originaux et vernis que leur voisine surnommée Mrs Furoncle et sa fille Matilda.

    On le verra souvent par la suite: plus on avance dans la lecture de ces nouvelles, et plus elles accusent une sorte de joyeuse mise en pièces des illusions de l'amour, qu'il s'agisse de fantasmes érotiques ou de rêveries romantiques, sans qu' puisse conclure au désabusement et moins encore au cynisme. Simplement: la nouvelliste ne dore pas la pilule. À quoi bon en effet ?

    9. Différemment.

    Quand les anciens hippies tournent aux bourgeois bohèmes, plus communément appelés bobos, cela donne à peu près les relations à la fois sincères et mouvantes, transformées ou réajustées en fonction de l'évolution des personnages, de cette nouvelle où le glissement de la permissivité banalisée devient cas de figure. Sans aucun sarcasme ni jugement moral, Alice Munro retrace admirablement la ronde de ces vieux-jeunes passés de la vingtaine à la cinquantaine en montant de quelques crans dans l'établissement social et qui, malgré leur mentalité "libérée", continuent de souffrir et de se faire souffrir. "Les gens évoluent de façon importante, sans pour autant changer autant qu'ils l'imaginent".

    Chose étonnante: ce n'est pas entre hommes que le mimétisme amoureux, merveilleusement observé et analysé par René Girard, s'exacerbe ici mais entre deux femmes, Georgia et Maya, la première se dupant en refusant d'être dupe et la seconde se trouvant rejetée par son amie en refusant sa prétention de vivre "différemment", acceptant les choses comme elles sont.

    10. Perruque, perruque

    Dernière nouvelle de ce troisième recueil traduit en français, publié d'abord chez Albin Michel, en 1990, dans la prestigieuse collection des Grandes traduction, cette évocation des trajectoires parallèles de deux amies - Anita et Margot -, toutes deux filles de fermiers rugueux mais fort différentes de tempérament, nous vaut une nouvelle plongée dans la vie de personnages auxquels on s'attache à proportion de leurs tribulations autant que de leurs arnaques sentimentales ou sexuelles, comme celle du grand rouquin Reul, conducteur de car qui s'entiche de la jeune Margot, dont Anita sera la première à recevoir les confidences de cavaleuse prise à son propre piège et se vengeant non moins joyeusement. Passons sur l'anecdote, car les embrouilles affectives, sociales ou relationnelles, chez Alice Munro, ne vont jamais vers la comédie superficielle, même si c'est avec légèreté qu'il y est question de la profondeur des sentiments.  

     

    Alice Munro. Amie de ma jeunesse. Traduit de l'anglais (Canada) par Marie-Odile Fortier-Masek. Rivages poche. Première édition chez Albin Michel, 1992, 284p.       

     

  • À mourir de rire

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    Retour sur La Carte et le Territoire, de Michel Houellebecq

    par Antonin Moeri  

    Ce qui m’avait frappé, en lisant Les particules élémentaires ou Plateforme, c’est l’extraordinaire drôlerie de Michel Houellebecq. Je riais aux éclats (oui, il est possible de rire aux éclats en lisant des romans), je riais aux éclats en découvrant certains personnages, certaines scènes, certains dialogues, certaines descriptions. Il se dégageait pourtant de ces lectures une morosité qui est, je crois, la marque de l’auteur. Une vision désenchantée, déprimante, du monde contemporain, ravagé par le vide, le non-sens, la marchandisation, l’avidité, le mépris de la vie, la pulsion de mort. Cette incommensurable fatigue existentielle constitue la musique de fond du cinquième roman de Houellebecq.Un peintre passablement falot, personnage sans grande imagination, un être passif, artiste en panne d’inspiration (au début du roman), dont la mère d’origine juive s’est suicidée quand il avait cinq ans, dont le père concepteur de stations balnéaires clés en main s'éteint doucement dans un établissement médico-social. Celui-ci n’a plus de goût à rien, il attend Noël pour grignoter tristement, en compagnie du fils mutique, un repas insipide. Heureusement, Houellebecq n’a pas perdu son sens du comique. Ainsi évoque-t-il un monsieur invité dans un vernissage et qui fixe d’un air hébété une sublime beauté russe évoluant dans l’espace tiède, une coupe de champagne à la main: «il avait la mâchoire à demi décrochée».C’est précisément dans les milieux de l’art moderne que Houellebecq a choisi de faire évoluer son Rastignac. Ce dernier y croisera un Beigbeder allumé et d’autres people: Julien Lepers, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans une narration tranquille, traditionnelle, sans analepses vertigineuses ni trouvailles formelles audacieuses. Et le lecteur se dit: Il s’est bien assagi, l’auteur des Particules, on dirait qu’il a écrit un roman formaté pour obtenir le Goncourt. Il continue de pointer les saillies du nouveau charabia, d’aligner avec malice les noms des produits de grande consommation: chaussures, strings, vestes de sport, eaux minérales, bières, barres de chocolat, automobiles, appareils-photo, imprimantes, quatre-quatre, pneumatiques...Dans l’élan, il développe une réflexion sur la place du livre et de l’objet d’art dans un monde obnubilé par le chiffre d’affaires, la publicité, le public-cible, l’exploration des marchés, les flux tendus, la rentabilité, le pouvoir d’achat, l’investissement dans le temps libre, le Botox et le low cost. Les visites à Houellebecq, l’écrivain mondialement célèbre domicilié en Irlande, sont irrésistibles. C’est une mise en scène somptueuse. L’auteur dépressif pue, son pyjama rayé gris le fait ressembler à un bagnard de feuilleton télévisé, ses cheveux sont sales, son visage couperosé. Le Houellebecq de la fiction passe son temps au lit. Il y dort, il y mange en regardant des dessins animés. Il ressemble à une vieille tortue malade. Et il se met à pleurer quand il parle de sa Parka qui n’a vécu qu’une seule saison. Le débris torturé dodeline de la tête en dévorant une tranche de pâté. Ses mycoses le démangent. Il se gratte au sang.La scène entre Jed (désormais l’artiste français le mieux payé du moment) et son père, dont le cancer du rectum connaît une subite aggravation, est moins réussie. Pour la première fois de sa vie, l’architecte parle à son fils. Il lui explique quel genre de rêve il a nourri en étudiant l’architecture (dépasser Le Corbusier, Gropius et Van der Rohe en réalisant l’utopie de Fourier), et comment il dut se soumettre aux lois du capital «en construisant des résidences balnéaires à la con pour des touristes débiles, sous le contrôle de promoteurs malhonnêtes et d’une vulgarité infinie». Le vieillard rongé par son cancer se lance subitement dans une interminable explication, évoquant, à la fin de son discours, les projets grandioses qu’il a rangés dans des cartons et que son fiston pourrait aller voir après sa mort. Le vieil architecte parle avec enthousiasme jusqu’à quatre heures du matin. Certes, nous sommes dans un roman (et le roman a ses propres lois, sa propre morale), mais je trouve cette scène téléphonée, contrairement à celle de la visite que fait Jed à l’écrivain mondialement célèbre.Houellebecq est beaucoup plus à l’aise dans le genre farce. La jubilation qu’il éprouve alors le hisse à des sommets chaplinesques. Dès qu’il s’agit de persifler l’écologie, l’authenticité, les vraies valeurs, le terroir et autres fadaises dont s’entichent les win-win de la communication, dès qu’il s’abandonne à cette stimulante raillerie, je le suis sans réticence. La réception du Nouvel An dans l’hôtel particulier du présentateur Jean-Pierre Pernaut est digne des meilleurs satiristes. La lancinante plainte des sonneurs de biniou bretons, les brochettes Jésus-Laguiole, les larges bretelles du roi français du téléachat, le visage épanoui du présentateur vedette du 13 heures (auteur des «Magnifiques métiers de l’artisanat»), les longues péroraisons avinées de Patrick Le Lay et les performances vocales des polyphonistes corses donnent au lecteur l’impression d’assister à un film des Marx Brothers.Un murmure de consternation et d’horreur parcourt le groupe de gens, venus assister à l’enterrement de Michel Houellebecq, au moment où les employés des Pompes funèbres sortent le cercueil de la fourgonnette. C’est que les lambeaux de chair ramassés sur la scène du crime ne formaient qu’un petit tas, qu’on pouvait très bien glisser dans un cercueil d’enfant. Cette scène, tout à fait vraisemblable, m’a rappelé l’enterrement de Heini, mon oncle et parrain. Son corps ayant été coupé en deux dans un accident de voiture, ses proches ont cru bon d’employer un cercueil d’enfant, d’une longueur d’un mètre dix. La vue de ce tout petit cercueil m’avait laissé songeur.Je n’ai jamais su exactement ce qu’était ou devait être un roman. Il me semble que celui de Houellebecq a toutes les caractéristiques d’un vrai roman: présence d’une femme sublime, un protagoniste et son double, une bonne histoire, des personnages à la fois minables et ambitieux, des descriptions savoureuses, le lecteur y apprend des choses sur le fonctionnement de la police judiciaire et celui des milieux modernistes mondains, sur l’oligospermie, la dirofilariose et l’origine du bichon bolonais. Mais ce qui rend la lecture de ce roman des plus agréables, c’est que son auteur prend le parti de rire de lui-même et du monde qui l’entoure. S’il fallait mourir demain, autant partir en riant, semble nous souffler au creux de l’oreille l’auteur de La carte et le territoire.

     Michel Houellebecq. La Carte et le Territoire. Flammarion, 428p.

     

  • La nuit des errances



    Regard amont sur un roman kaléidoscopique de Jean-Michel Olivier...

    Les romans contemporains de langue française qui ressaisissent l’atmosphère, les thèmes, les drames, la psychologie spécifique et les mots-clé des temps que nous vivons sont encore assez rares, même si l’on observe, parallèlement à la trace d’un Michel Houellebecq, des tentatives de plus en plus marquées de capter et de restituer, dans de nouvelles formes, les éléments de la réalité dans laquelle nous sommes immergés.

    En Suisse romande, notamment dans Paradise now, le scalpel d’un Antonin Moeri tranche dans le vif de la déprime autiste sur fond de démence collective policée, en lui opposant un chant candide à la Walser, tandis que l’appareillage de l’informatique oriente le regard d’un Daniel de Roulet dans Virtuellement vôtre ou La ligne bleue.

    Avec Nuit blanche de Jean-Michel Olivier, l’ambition de «dire le siècle», ici et maintenant, s’affirme plus nettement encore. Tant par l’accumulation des observations significatives, en séquences quasi cinématographiques (on pense aux Short cuts tirés par Robert Altman des nouvelles de Carver), que par le développement simultané de destinées tragiques, mais aussi par la modulation tantôt brutale et tantôt lyrique de chacune des voix alternées (un grand pianiste mourant ne parle pas, cela va sans dire, comme un skin déjanté...), ce roman restitue le sentiment mêlé de griserie et de dérision, de fascination et d’horreur qu’on peut éprouver aujourd’hui au milieu des grands ensembles urbains, en zappant ou en surfant sur le web avec la conscience exacerbée de tout ce qui se passe au même instant dans le monde.

    Cela se passe à Genève, dont on éprouve presque physiquement le souflle du fleuve et des rues, durant la dernière nuit du siècle et du millénaire. L’un des personnages du livre est d’ailleurs la ville, dégagée de tout régionalisme mais intensément présente par son ton et ses noms. C’est «au bord de la nuit», pour reprendre un titre de Friedo Lampe auquel ce roman fait parfois penser, au bord du sommeil érotique d’un jeune sosie de Brad Pitt dont vient de se déprendre son amie, au bord du fleuve et des fêtes en train, au bord de l’abîme aussi, pour quelques personnages, que le lecteur chemine d’une solitude à l’autre.

    De fait, tous les personnages de Nuit blanche sont à la fois séparés et reliés les uns aux autres. Les deux jeunes amants de la première séquence, Ben le photographe et Anne qui s’éclate dans la danse, vivent ainsi cette nuit au rythme de leurs élans respectifs, Anne opposant au lourd secret d’une enfance abusée son goût de la fusion et sa compassion de soignante, tandis que Ben s’attache à dire le monde en volant des images au feu. Cora, qui vient d’être massacrée dans un squat, s’accroche à la vie tandis que le pianiste virtuose H., frappé par la nouvelle peste, «décroche» au dam de sa mère terriblement aimante qui l’attendra vainement à souper. Un Monsieur chasse aux Pâquis, qui n’est autre que le père d’Anne, ethnologue spécialisé en enquêtes «sur le terrain» du sexe de plus en plus «trans», là même où se croiseront Ellie le travesti et le skinhead «grave». Enfin, et le plus seul de tous assurément, voici le Fou du Net, qui pratique l’amour par écran interposé et va se livrer à un «casse» informatique en pénétrant dans le sanctuaire du Trésor bancaire, avant que sa machine implosante ne le renvoie au néant.

    A l’inventaire, tout cela pourrait sembler un peu systématique. Or, en dépit de quelques personnages frisant le cliché (la marchande de fleurs Iris, indic à ses heures), du tour artificiel du discours du skinhead («cette nuit, c’est la dernière & la première du siècle, le mégapied pour tous & je plane sur la ville comme Dieu à Buchenwald & à Hiroshima & je suis libre comme la mort & qui pourrait bien m’arrêter ?») et du côté visite guidée dans les rues basses, le roman tire sa substance et sa beauté d’une réelle imprégnation existentielle et d’une modulation musicale presque sans faille. Tous les personnages, y compris l’ethnologue égaré en quête de «la vie sauvage et nue d’avant la vie», et le skin débile, ont quelque chose de sourdement attachant. Le mutant Ellie, du genre homme-femme à corps de malabar et à psychologie de mater dolorosa des bas-fonds, relève que ceux qu’il/elle reçoit ne sont amoureux que de leur propre désir, avant de «niquer» le skin, de le «jeter» et de conclure que «le plaisir est le moteur de l’espèce, l’ultime parcelle en nous de la divinité»...

    Finalement, il émane d’ailleurs une lumière pour ainsi dire religieuse de ce livre de la séparation et de l’apparente dégradation. Bien plus que dans Les Innocents (1996), où il pratiquait la satire d’une manière assez extérieure, Jean-Michel Olivier atteint ici, par l’exercice d’une nouvelle forme d’empathie, une maturité affective et spirituelle qui promet bien d’autres avancées.

    Jean-Michel Olivier. Nuit blanche. L’Age d’Homme, 148 pp.

     

  • Le sens du comique

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    À propos de Tam-tam d'Eden d'Antonin Moeri.

    Antonin Moeri poursuit, depuis une vingtaine d’année, une œuvre narrative alternant récits, romans et nouvelles, dont la singularité et la constante évolution la placent au premier rang des auteurs romands actuels.

    Entré en lice  en 1989 avec Le fils à maman, roman relevant partiellement de l’autofiction et marqué par la double influence de Robert Walser et de Thomas Bernhard, auteurs très prisés par le jeune comédien germaniste, Moeri a donné ensuite plusieurs récits de la même veine qu’on pourrait dire d’exorcisme autobographique, tels L’île intérieure (1990), Les yeux safran (1991) et Cahier marine (1995), modulant une observation psychologique et sociale  de plus en plus variée et toujours acérée, comme dans les nouvelles d’ Allegro amoroso (1993), de Paradise now (2000) et du Sourire de Mickey (2003).

    Or, après son dernier roman intitulé Juste un jour (2007) et  marquant une nouvelle avancée dans l’objectivation du regard de l’auteur sur ce qu’on pourrait dire la nouvelle classe moyenne euro-occidentale (pendant helvétique de celle qu’observe un Houellebecq), avec une maîtrise croissante de la narration et un ton passé de l’ironie acerbe à l’humour, c’est avec une vingtaine de nouvelles à la fois mieux scénarisées et plus travaillées dans le détail, tissées de formidable dialogues, qu’Antonin Moeri nous revient cet automne dans Tam-Tam d’Eden.

    Ce qu’il faut relever d’abord est que ce livre est d’une drôlerie constante, parfois même irrésistible. Le personnage récurrent de l’ahuri mal adapté, très présent dans les anciens écrits de Moeri, n’apparaît plus ici que de loin en loin, comme ce Maurice (dans Clémentine) que sa cheffe envoie quelques jours au vert, avant un possible burn out, et qui se retrouve dans le bourg lacustre au vénérable platane (on identifie Cully, même si ce n’est pas indispensable) où se passent la plupart de ces nouvelles, dont la population a bien changé depuis l’époque de Ramuz. C’est ainsi que Maurice assiste benoîtement à une petite fête publique donnée à l’occasion du baptême solennel d’une barque baptisée du même nom que la femme camerounaise du pêcheur Henri dit Riquet, dont l’union réalise la rencontre par excellence de l’Autre et l’aspiration collective à l'intégrale Intégration. Or, rien de trop facilement satirique dans cette séquence significative des temps actuels, qui fourmille par ailleurs d’observations cocasses, traduites par autant d’expressions et de tournures de langage que Moeri, comme un Houellebecq là encore, capte et réinjecte dans sa narration ou ses dialogues. Le meilleur exemple en est d’ailleurs à noter dans le dénouement de la première nouvelle, La Bande des quatre, qui évoque les relations juvéniles d’un petit groupe dominé par « la star » Pétula, égérie des jeunes gens avant de se livrer, plus tard, à l’élevage des chèvres et d’ouvrir un gîte pour touristes dans le sud de la France, alors que le narrateur se coule dans un train-train parfait entre collègues ouverts aux espaces de délibération, très solidaires et très concernés par le tout-culturel, et vie privée réduite à une formule également recuite: que du bonheur !  

    Autant qu’il est sensible au comique des situations, qui rappellent parfois celles qu’a fixées jacques Tati dans ses films, autant l’écrivain, multipliant les astuces narratives (parfois un peu trop visiblement), échappe au ton d’une satire convenue qui épingle et moque. De mieux en mieux, Antonin Moeri parvient en effet à étoffer ses personnages, qui nous émeuvent autant qu’ils nous font rire. Ainsi ddes tribulations du  narrateur de La lampe japonaise (qui commence par la phrase « c’est juste faux ce que vous me dites, monsieur »…), solitaire et mal dans sa peau, que ses voisins bruyants emmerdent tant par leur boucan qu’il en informe les forces de l’ordre et la justice locale, pour finir par « péter les plombs » comme tant de paumés humiliés, après que tout s’est retourné contre lui.

    Si les développements narratifs ou les chutes peuvent sembler, ici et là, un plus attendus voire « téléphonés », comme dans le dénouement trop parfait de C’est lui ! évoquant un larcin, dans un magasin, aussitôt associé à la présence d’un client noir en ces lieux, la plupart des nouvelles de Tam-Tam d’Eden, à commencer par l’histoire éponyme précisément, nous surprennent par la multiplication de leurs points de vue et la richesse foisonnante de leurs observations, au point qu’on se dit que l’auteur pourrait tirer une nouvelle de l’observation d’un cendrier ou d’une paire de bretelles…

    En attendant de ne plus parler que de cendriers et de bretelles, Antonin Moeri nous entretient des drôles de choses qui saturent  nos vies en ce drôle de monde, et particulièrement des drôles de relations entre conjoints (dans Brad Pitt, par exemple) ou entre membres d’une même famille rejouant à n’en plus finir, entre autres, les liens de ronces unissant Caïn et Abel, dans Le petit, peut-être la meilleure nouvelle de l’ensemble, comme sculptée par le dialogue, lequel dépasse de loin le ping-pong verbal pour construire les scènes dans l’espace et le temps.

    Bref, Tam-tam, d’Eden est un livre qui vous fait tout le temps sourire et rire aussi, à tout bout de champ, par le comique de ses situations  et par l’humour amical qui s’en dégage. Il marque une étape importante dans la progression d’Antonin Moeri qui dispose désormais d’un « instrument » à large spectre d’observation et d’expression, gage sans doute d’autres étonnements à venir.

    Moeri18.jpgAntonin Moeri. Tam-tam d’Eden. Campiche, 235p.

  • Portraits de femmes

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    Le regard d’Alain Cavalier. -  J’ai regardé ce matin plusieurs des Portraits réalisés par Alain Cavalier, qui me plaisent beaucoup. Chaque portrait dure une douzaine de minutes, quasiment en plan-fixe mais cadré et «décoré» avec un soin extrême.

    Il y a la matelassière au beau visage lumineux et aux mains toutes déformées, qui dit tranquillement que son travail a été sa vie. Son mari ne fichait rien : elle a élevé seule ses cinq enfants sans aide sociale ; elle ne se plaint pas pour autant. Ensuite il y a la fileuse qui prépare une copie de la tapisserie de Bayeux. Elle apprête elle-même les teintures de sa laine. On la voit extraire la garance de l’arbuste, puis un certain violet d’un coquillage. Elle a un visage à la Rembrandt dans le clair-obscur. Elle cite la Bible à propos de certains mélanges de matériaux déconseillés. Puis il y a Mauricette la trempeuse, qui réalise des pétales de fleurs artificielles en soie, en coton ou en mousseline. Elle exerce son métier depuis la guerre.

    Je pourrais entendre un artisan me parler de son travail des heures et des heures durant, et d’autant plus qu’Alain Cavalier prête une attention réellement religieuse à ces dames.

    J’aime beaucoup sa façon égale d’approcher la maître-verrier et la dame-lavabo férue de Verdi. L’une et l’autre sont belles sous son regard, aussi intéressantes l’une que l’autre. Il filme la vilaine lampe qui éclaire le sous-sol de la dame-lavabo et qu’elle appelle son soleil, et vraiment c’est un soleil à ce moment précis, sur une espèce de plante verte. Il filme avec amour la rémouleuse qui a une dégaine à la Léautaud, et le fait qu’il la filme dans un studio bleu, avec sa guimbarde à pédale, au lieu de la suivre dans les rues populaires où elle accoutume de se livrer à son commerce, n’est pas du tout artificiel pour autant. Elle lui dit tranquillement qu’elle a roulé sa première cigarette à treize ans et que telle petite pince, dans son nécessaire, lui permet de couper son petit bouc.

    Alain Cavalier a le sens et le goût du détail, souvent traduit par des mots précis, soulignés d’un ton subtilement précieux. Lorsque la bistrote parle de sa mitrailleuse (un système de préparation des apéritifs), il enregistre illico. C’est une espèce d’écrivain à sa façon, et c’est un poète de l’image à n’en pas douter.

    Il y a en outre, dans ces portraits, des images évoquant les grands peintres, que ce soit Rembrandt, Vermeer ou Georges de La Tour.

    (Ce texte est extrait du livre à paraître sous le titre de  Chemins de traverse, daté de 2004, après une rencontre avec Alain Cavalier)

    Les Portraits de femmes d'Alain Cavalier font l'objet d'un DVD.

  • Le filmeur


    Chez Alain Cavalier.

    A Paris. Brasserie Saint-Michel, ce jeudi 13 avril 2007. – Un compère de blog, dit l’Ornithorynque, a cru me repérer l’autre jour vers la place Saint-Sulpice, alors que je me trouvais encore par les hauteurs enneigées, mais nous aurions pu nous croiser ce soir à tel ou tel coin de rue du Quartier latin, si je n’aspirais à l’instant qu’à griffonner seul dans mon coin, planqué dans cet angle mort de terrasse de café de la place  Saint-Michel, restant encore sous le coup de ma rencontre de ce midi avec Alain Cavalier et, la précédant, de la découverte de son fameux Filmeur que sa compagne m’a fait visionner dans leur repaire d’artistes aux murs ornés de masques animaliers.

    Comme je m’y attendais, Le filmeur m’a constamment touché, et parfois bouleversé (la mort du père et les derniers temps de la mère, le cancer de la peau du filmeur ou l’intimité vécue au jour le jour avec sa femme), suscitant en moi quantité d’échos très personnels et d’autant plus que nous percevons les choses et les restituons, lui par l’image et le son direct, moi par l’écriture, dans une sorte de phénoménologie sensible assez comparable, où les lumières et les épiphanies quotidiennes comptent plus que les événements du monde extérieur. Cela étant, celui-ci interfère aussi dans Le filmeur, comme lorsque, au soir du 11 septembre 2001, sa mère vivant ses derniers jours en chantonnant « Alain, Alain, Alain… » dans la pièce voisine, il recopie au stylo sur une feuillet jaune les mots d’un des passagers des avions kamikazes : « Ils ont des cutters et nous n’avons que les couteaux en plastique de nos plateaux-repas, je crois que nous allons tous mourir », etc.

    Alain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour : son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, une brève oraison funèbre à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot – bref, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la « rumeur » captée dans l’instant.

    Quand il m’a rejoint après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie, présente elle aussi sur la pellicule, picorait sa salade à nos pieds en me vrillant des regards courroucés avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, horrifiée, le petit cheval à sept pattes qui rappelait les conséquences de la catastrophe.

    La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une écriture : voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant : à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent, nature morte et concert d’oiseaux – telle étant la polyphonie vivante dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes…  

    Paris, Bistrot Pères et filles, ce vendredi 30 mars 2007. - Je retrouve, ce midi, Alain Cavalier, pour evoquer son nouveau film de 33 minutes consacre aux Lieux saints. C'est a son enfance que remonte son gout pour ces lieux ou l'on se trouve toujours seul. Il y ecrivait un petit journal secret. Depuis lors ils sont restes presents dans sa vie et ses films les evoquent maintes fois. Dans L'insoumis, on y voit Alain Delon soigner sa blessure, mais le montage de Lieux saints n'a toléré l'insertion de cette séquence qu'après que le cinéaste, précipité par la Main de Dieu au bas de l'escalier des chiottes d'un bistrot parisien, et se découvrant miraculé, eut inséré la séquence de sa propre blessure dans l'ensemble.Les Lieux saints evoquent la vie et la mort, la solitude au milieu de la ville et le secret de chacun. Le film s'acheve sur un plan traverse par la lumiere. Je dis a Alain Cavalier que Tertullien disait que le soleil ne se troublait pas a traverser des latrines. J'acheve ici cette note sur le clavier americain de l'hotel Louisiane qui ne comporte aucun accent, ce qui m'insupporte grave. Je reviendrai bien plus longuement a cette belle rencontre et au Filmeur dont je vais ramener à La Désirade le DVD, dédicacé par l'auteur, comme le renard sa proie...

  • Alain Cavalier regarde Bonnard

    Bonnard13.jpgUn film sur le Nu dans le bain (1936-1938)

    Alain Cavalier est de ces êtres rares dont la seule présence, leur façon d’être là, comme s’ils s’en touvaient toujours un peu sidérés ou reconnaissants d’une manière ou de l’autre, nous transporte comme hors du temps. Je l’ai vécu une matinée durant au soleil poudroyant d’une terrasse de la rue de Seine, j’en ai retrouvé le sentiment en regardant l’ensemble des portraits de femmes au travail qu’il a réalisés, et plus encore en me repassant, tout à l’heure, le film qu’il a consacré au Nu dans le bain de Pierre Bonnard.
    Dans son inimitable murmure, il commence de raconter que c’est en constatant qu’une certaine toile de Bonnard était vraiment encrassée, et en suggérant aux restaurateurs du musée d’Art moderne de la nettoyer, qu’il a trouvé « le petite piste » qui l’a conduit de l’atelier du couple Le Dantec, bientôt commis à ce travail (Madame entreprenant la chose au moyen de Q-tips mouillés de sa salive…), tous trois longtemps sous le charme du tableau, et ensuite dans la maison de Bonnard au Cannet où il est allé se coucher sur le lit du peintre après avoir multiplié les essais de cadrages dans la maison, la salle de bain à la baignoire intacte, cherchant les lumières du peintre entre ciel et jardin ou la « pluie d’or » qu’on voit ruisseler dans le tableau par une verrière qu’il retrouve…
    L’air de rien, racontant un peu Bonnard et Marthe, en ces années 1936-1937 où ils ont tous deux bien passé la soixantaine, Alain Cavalier raconte comment le peintre est entré « dans le couvent de Marthe » après le suicide de sa maîtresse Renée, où il est resté à peindre et elle  à vivre dans cette espèce de présence-absence qu’évoque déjà la jeune gisante du Nu dans le bain.
    « C’est en peignant qu’il tenait le coup », note encore le filmeur en glissant sur la main immergée de Marthe, puis sur son nombril décrassé par la salive de Madame Le Dantec, le sexe juste suggéré et le visage quasi invisible - et de remarquer  ensuite que cette vie s’est poursuivie cinquante ans durant sans que rien, de la peinture de Bonnard, ne fasse écho à deux guerres et aux millions de morts du siècle…
    « Une vie très intime, mais le monde entier est là aussi », nuance-t-il cependant, et c’est vrai que le Psaume de Bonnard a quelque chose d’universel. Les abstraits lui reprochaient de se cantonner dans la représentation, mais un détail cadré par Cavalier nous rèvèle un possible de Staël, alors que les ricanements visant telle « peinture bourgeoise » semblent aujourd’hui si dérisoires.
    Comme il a pénétré l’intimité spirituelle de La Tour dans un autre film, Alain Cavalier restitue le mélange de mélancolie et de célébration profuse de la peinture de Bonnard, expliquant au passage le mouvement de recul du peintre devant les verts saturés de Normandie (qu’on perçoit sur plusieurs toiles de l’exposition actuelle), et le passage de l’émotion originelle à la transposition de la peinture.
    Le film s’achève sur la double vision, qui pourrait friser le kitsch, d’un tout petit enfant et de l’amandier marquant l’adieu du peintre au monde visible. Or Alain Cavalier peut se le permettre, avec sa simplicité aimante, laquelle prolonge naturellement celle de Bonnard.


    « Je dédie ce film à Marthe. Elle n’avait pas un caractère facile mais elle permit à Bonnard d’aller loin dans son travail de peintre » (Alain Cavalier)


    Alain Cavalier. Bonnard. DVD. Editions Les films d'ici, 2006.

     

  • Oraison profane

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    La rencontre, un chant d’amour d’Alain Cavalier, avec Françoise Widhoff.
    Ce sont deux voix d’un homme et d’une femme, Elle et Lui. Elle a l’élocution candide d’une femme-enfant et lui d’un amant-trouvère, ils ne se montrent pas mais on voit les objets et les lieux de leur vie, et leurs mots cristallisent en constellation de sensations et d'émotions et en récit alterné où la beauté des choses ne cesse d'irradier.
    medium_Widoff10.JPGOn voit un daurade royale, une petite pierre dont Il lui a fait cadeau tout au début, leurs montres qu’ils ont échangées tout au début aussi, aux temps légèrement décalées, mais leur chiffre à tous deux est le 7 apprend-on en découvrant le minuscule squelette ivoirin de la cervelle d’une hirondelle de mer, une tête de Bouddha thaïlandais et un bocal rempli des billes qu’une petite fille du cinquième dessus balance dans la cour par manière de déclaration d’amitié à Françoise. Lorsque les billes roulent sur la table, cela fait un bruit de billes roulant sur une table, et c’est en son direct comme un subtil fracas.
    « L’âme doit courir comme comme une eau limpide », dit-Elle, et l’on voit un nombril, un pied massé par le conjoint qui l’oint du même coup, deux paires de lunettes tandis qu’Elle évoque le tonnerre qu’on entend au moindre bruit quand on sort de se faire opérer de l’ouïe, comme cela l’attend Lui, puis on voit un lit d’Istamboul aux proportions idéales qui donne au couple en voyage la juste mesure de celui qu’ils se feront faire au retour, la photographie d’un très bel homme russe (le père d’Elle, mort quand elle avait huit ans), et les chaussures de son père à Lui, qui se voit déclinant et se dit crânement sans peur de l’enfer.
    medium_Widoff7.3.JPGmedium_Widoff8.3.JPGLorsque Lui retourne dans la ville de son enfance, il se dit pensant à Elle qu’il lui ramènera le bleu d’un certain vitrail de l’église du lieu, mais sa petite caméra capte mal ce bleu-là, ainsi rapporte-t-il plutôt des images de la chambre solitaire aux vitrages de guipure où il passe la nuit sans Elle, après avoir lu sa page et demie d’Arsène Lupin, ce frais inducteur de sommeil qu’Elle lui a fait découvrir.
    medium_Widoff2.2.JPGmedium_Widoff15.JPGL’inventaire est un sacre, une fois de plus, et le détail reflète le monde. Mais encore faut-il le voir, le capter, le traduire et le traduire en cinéma, ce détail, qui soit donc à la fois parole et mouvement, musique pour l’oreille et pour l’œil, cadrages à la fois simples et savants, montage enfin qui fait vivre le tout en le coulant dans une seule forme. Et c’est un escargot glissant sur un corps nu, un œil ou une poubelle scellée, neuf portes pour approcher un secret, un oiseau mort, les tomates ou les fleurs bleues du jardin qu’Elle a planté dans une arrière-cour, son père à Lui qui ronchonne (« mais qu’est-ce donc que tu filmes ô couillon de la lune enfarinée ? »), et Lui répond : « Je ne sais pas, ô papa », et Elle alors de remarquer que ce film montré à tous leur prendra ce qui n’était qu’à eux deux, mais tel est son prédateur de poète, telle est cette oraison lustrale d’Adam et Eve se filmant autour de leur chambre, laquelle s’ouvre au monde en se délivrant du contingent pour en devenir le symbole, telle est La rencontre d’Alain Cavalier.
    Le film date de 1996 et se retrouve reprise sur l’Intégrale autobiographique de ce grand poète du cinématographe, qui vient de paraître en DVD avec Le filmeur, Ce répondeur ne prend pas de messages et huit suppléments d’une durée de 43 minutes : La petite usine à trucages, La danseuse est créole, Chat du soir, Bombe à raser, La fille de Brioche, J’attends Joël, Agonie d’un melon et Bec d’oiseau en plexiglas.
    Alain Cavalier. Intégrale autobiographique. 3 films, 2 DVD, 1 livret. Pyramide.

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  • Cavalier calme et droit



    2cbefee927e4ec45cba78cb30dc29572.jpgConversation avec Alain Cavalier, il y a quelques années. 

    - Que ferez-vous vous de cette journée ?

    - Maintenant que je suis devenu un cameraman, un filmeur, j’ai deux activités simultanées: je filme et je monte. Je me réveille le matin en me demandant si je vais filmer ou monter. Ce sont deux activités mentales assez différentes. Hier j’ai filmé un tourneur de bouteilles de champagne, et aujourd’hui je vais m’enfermer dans la salle de montage et je vais le traiter. Cela s’inscrit dans un ensemble. Avant, j’écrivais mon journal quotidien, avec un stylo. Et depuis douze ans, je le filme. Ce que je vois, ce que je vis. J’utilise toutes les formes de travail cinématographique. Ce sont des cassettes qui s’alignent sur une étagère. Et j’ai décidé d’en faire un film de deux heures, qui sera projeté dans les salles. Ce sera un concentrée de ce journal d’un cinéaste. J’aurais pu faire un faux journal. Mais il y a une intrigue qui est ma propre vie. Et puis il y a les autres, il y a des suspenses, les maladies, les interrogations sur les fins de mois, les accidents, comme dans la vie. A partir du moment où je ne filme que les moments forts, c’est autant de la fiction. Je ne pense pas du tout au public lorsque je fais cela. Comme j’ai horreur des trucs obscurs ou trop compliqués, je tends naturellement à l’expression claire.
    - Vos portraits de femmes comptent chacun exactement 13 minutes. N’avez-vous jamais été tenté de développer ?

    - J’ai choisi les 13 minutes parce que c’est un des standards de la télévision, et surtout parce que je savais que, sur n’importe quelle chaîne du monde, je ne serais pas coupé par un message publicitaire.

    - Comment résister à la déferlante de l’image ?

    - Quand j’ai commencé à faire des films, on ne faisait que des films. Il y avait des salles de cinéma et c’est là que ça se passait. Maintenant le cinéma s’est métamorphosé, donc il y a des films partout et sous toutes les formes. Je me suis donc demandé ce que j’allais faire là-dedans et je me suis dit que j’allais rester moi-même: que je serais un individu qui filme. C’est tout. Avec ou sans décors, cela m’est égal. Je sais que j’ai des chose à filmer. Je préfère qu’elles passent dans des salles, parce que les gens prennent la décision d’entrer pour être un peu au chaud avec d’autre,parce que la salle est un lieu de rencontre. Mais je reste conscient qu’on peut être bouleversé par un film vu chez soi ou dans une chambre d’hôpital.

    - Cela vous semblerait-il exclu de tourner aujourd’hui un film avec une grande équipe, des actrices maquillées et tout le barnum ?

    - Je l’ai fait. J’y ai trouvé du plaisir, et puis ce plaisir a diminué, et j’ai senti poindre autre chose. Une autre envie, qui était d’être plus libre, vis-à-vis de l’argent, des stars, des producteurs, des équipes de techniciens. D’aérer un peu tout ça. J’ai pu réaliser mon envie à cause du matériel: ce n’est pas plus compliqué que ça. Disons plus précisément que le matériel a répondu à une question intime que je me posais.

    - L’intimité n’est-elle d’ailleurs pas la relation essentielle que vous mettez en valeur ?

    - Le film est un rapport très personnel entre la personne que je filme et moi. Quand vous tournez devant 40 personnes, ce n’est pas la même chose que lorsque vous êtes devant une personne. Lorsque j’ai fait René, je lui ai dit que je serais seul devant lui. Cela a des inconvénients, parce qu’avec des amateurs ils ont l’impression que vous ne tournez pas. Ils sont un peu frustrés. Comme il n’avait jamais fait de cinéma, René, que je connaissais depuis 20 ans, s’attendait à un peu de mise en scène. Cela dit, je pourrais prendre un acteur très connu et lui proposer la même chose que j’ai proposé à mon gros.

    - Faites-vous une distinction entre le documentaire et la fiction ?

    - Non. Lorsque je travaillais à mes portraits de femmes, le simple fait de concentrer une vie entière de travail de maternité, d’amour, d’argent en 13 minutes était une réduction qui n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle le documentaire. Cela étant, la réalisation de ces portraits me sera peut-être utile dans ce qu’on appelle la fiction si je me rappelle la simplicité et le naturel de ces femmes. C’est une sorte de mètre-étalon.

    - Pourquoi transporter votre rétameuse, qui travaille d’habitude sur les rues populeuses de Paris, dans un studio à l’esthétique épurée ?

    - Comme je suis obsédé par le son direct, au point que je ne pense pas qu’on puisse séparer la parole et l’image quand on enregistre, et que je pense que le moment où la pellicule tourne dans l’appareil est le grand moment incandescent du cinéma, je me suis dit que je ne pourrais pas suivre cette femme dans le brouhaha de la rue. C’est pourquoi j’ai demandé à un ami de me prêter un petit studio à Boulogne, sur quoi il m’a prêté un grand studio dont le décor était le lac suisse du décor de L’insoutenable légèreté de l’être...
    -

    - Comment envisagez-vous la représentation de la douleur au cinéma ?

    - Je suis un enfant de l’Occupation. Donc la violence historique m’a toujours hanté. J’ai assisté à la libération de Paris. J’ai vu des cadavres de soldats allemands, et je savais qu’un jour j’aborderais cette question, comme je l’ai fait dans Libera me. J’ai pris l’histoire la plus simple qui soit, d’une famille avec la mère, le père et les deux enfants qui sont des jeunes gens de vingt ans, et puis le carnage. Cette famille est détruite. Cela m’a posé la question de la représentation de la violence. Je ne peux pas faire de fausses gifles ou de fausses plaies. Sur un écran de cinéma, mimer cela est une honte. C’est comme les scènes d’accouplements. Une vraie scène d’amour peut être extraordinaire, et je m’y suis risqué dans Martin et Léa avec un couple qui l’était aussi dans la vie, mais mimer cela est grotesque. Dans Libera me, comme je ne voulais pas faire mal à des êtres humains, on ne les voit pas pendant les scènes de torture mais avant et après. Lorsque je vois l’hémoglobine de Jésus dégouliner, dans le film que vous savez, que je n’ai d’ailleurs vu qu’en bande-annonce, je vois aussitôt l’accessoiriste à son affaire. Je suis un cinéaste, et l’on ne plaisante pas avec moi à ce propos. J’avais aussi le problème de la parole. Que peut-on dire dans ces cas-là, sinon des clichés sur la souffrance, la haine, la torture, la délation. J’ai donc choisi des moments de la vie où il n’est pas nécessaire de parler. C’est donc un film sans parole, et je crois que ça a créé chez le spectateur une angoisse absolument insupportable. C’est pourtant un film qui vit encore...

    - Votre situation marginale vous pèse-t-elle ou vous convient-elle au contraire ?

    - C’est très stimulant. Et puis je ne suis pas seul. Dans le monde entier il y a des cinéastes qui travaillent comme moi. En Chine par exemple, pour couper aux multiples autorisations à demander, la mutation de la société est racontée par des cinéastes qui travaillent en numérique et en toute petites équipes. Ceci dit, il ne faut pas se leurrer: plus on peut tourner librement, plus il est difficile d’être soi-même. Par ailleurs, il faut balayer l’idée du créateur solitaire, qui est une idée typiquement bourgeoise. Nous ne sommes pas des cow-boys solitaires. Il n’y a de point de vue intéressant qu’en rapport avec les autres. Enfin, ce n’est pas pour fuir au désert que j’ai choisi ce mode de fonctionnement. Ce que je recherche, au contraire, c’est d’être plus proche de la vie...

    (Conversation d’une fin de matinée à Paris, au bar Le Mondrian, Boulevard Saint-Germain)

  • Au jeu de la barbichette

     littérature

     Ou comment rester libre avec Maître Jacques, alias Jacques Chessex, quand on se mêle de critique littéraire...

    En lisant la « forte préface » de Jacques Chessex au dernier livre paru de Maurice Chappaz, Orphées noirs, je me suis esbaudi, une fois de plus, devant l’art que déploie Maître Jacques pour se mettre lui-même en valeur à toute occasion. Les compliments amphigouriques dont il enveloppe les livres de Chappaz ne servent, à vrai dire, qu’à célébrer son propre rôle à lui, dès leur rencontre, dans la découverte et l’illustration des jeunes auteurs de ce temps-là. Un Chessex qui découvre, qui édite, qui encourage ses pairs, qui ne pense qu’au bien commun : voilà le rôle que se donne notre stratège égomane et jaloux, qui se pose en chef de file et en animateur généreux. Tout cela fera sourire ceux qui ont un peu de mémoire, mais cette façon de réécrire l’histoire est assez typique du personnage, de plus en plus occupé d’ailleurs à peaufiner son monument personnel, qu’il lustre tous les matins à la peau de chamois.

    littérature
    J’ai fait partie de ceux qu’il a gratifiés d’une «forte préface», pour l’édition française de Par les temps qui courent, aux éditions Le  Passeur, qu’il entendait chaperonner ainsi. J’ose croire à un réel élan d’amitié de sa part, sur le moment, tout en voyant très bien ce que ce geste avait aussi de «politique», ou plus précisément de localement « stratégique», destiné à m’en rendre redevable. On me comparait à Faulkner, ce qui m’accablait déjà gravement, mais bien pire : on me tenait par la barbichette, et tout s’en trouvait faussé.
    Des imbéciles ont prétendu que j’ai dit parfois du bien des livres de Jacques Chessex pour le flatter, et que je l’ai ensuite dégommé parce qu’un de mes romans, qu’il a d’abord porté aux nues, n’a pas obtenu un prix littéraire dont il présidait le jury. Tout cela est inexact. La vérité, c’est que j’ai toujours dit précisément ce que je pensais des livres de Maître Jacques, en bien ou en moins bien. Au lendemain de son prix Goncourt, en 1973, j’ai écrit que L’Ogre était un roman «fait pour le Goncourt», ce que je pense toujours. En revanche, j’ai écrit beaucoup de bien d’autres de ses livres, et je m’obstine à penser qu’il y a un authentique génie poétique en ses proses les plus libres, dégagées du carcan du « roman ».

    littérature
    En ce qui concerne le prix Lipp que Chessex prétendait m’attribuer pour Le viol de l’ange, je l’ai « perdu » en refusant de le «faire» avec lui, selon sa propre expression. Après qu’il m’eut proposé de préparer ensemble cette apothéose, je lui ai fait valoir que ce prix m’honorerait évidemment mais que je n’y serais pour rien. Dès ce moment-là, jugeant probablement cette fierté déplacée, et malvenue ma prétention de ne plus jouer au jeu de la barbichette, notre homme a commencé de dénigrer mon livre qu’il a été le dernier à défendre, ce dont je me contrefoutais finalement, alors que sa trahison me semblait absolument inacceptable, comme je l’ai écrit dans mes carnets de L’Ambassade du papillon, qui ont mis le feu aux poudres.
    Or tel est le personnage qui, ensuite, dans les attaques les plus viles que j’ai jamais subies, en a appelé à mon interdiction professionnelle et a cru m’abattre en affirmant que je m’étais coupé tout avenir littéraire, moi qui avais perdu son appui alors que mon rêve absolu était d’accéder à l’édition parisienne par son entremise. Le hic, c’est que je n’ai jamais envoyé le moindre manuscrit à aucun éditeur parisien *, trop paresseux que je suis ou, plus exactement, trop à l’aise dans ma culture particulière et me contrefoutant de la présumée « instance de légitimation » qui fait haleter et saliver tant de mes chers confrères.

    littérature
    Bref, je vais continuer de dire tout le bien que je penserai des ouvrages à venir de Maître Jacques, quand ils me sembleront le mériter, et d’en écrire pis que pendre quand je flairerai la fabrication creuse. Les imbéciles ont taxé de naïveté la confiance amicale que j’ai manifestée, un temps, à Maître Jacques. Je ne la regrette pas du tout, mais un retour de flamme amicale sera toujours aléatoire avec cet homme impossible** qui a écrit tant de si beaux et bons livres...

    * Cette note date de 2006. Depuis lors, j'ai bel et bien apporté un tapuscrit à un grand éditeur parisien, et je serais aussi content de publier à Paris que n'importe quel Romand, mais sans ramper pour autant...

    ** Maître Jacques nous a quittés brusquement en octobre 2009, à l'occasion d'une scène stupéfiante qui eût pu faire l'objet d'une de ses nouvelles. Il repose désormais au cimetière de Ropraz. Je pense avec lui avec tendresse. On trouvera dans u autre de mes  livres, Chemins de traverse, paru en 2012 chez Olivier Morattel, l'aperçu fidèle de nos relations tour à tour exécrables, voire assassines, et de nos roucoulements ultérieurs...   

    Image: Dessin de Jacques Chessex évoquant Le viol de l'ange, mon roman d'abord adulé par lui et ensuite foulé au pied...