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Défense de la critique

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Chroniques de La Désirade (5)
 
Sur l’étiolement de nos rubriques culturelles en général et la quasi disparition, en particulier, de la critique au profit du commentaire publicitaire déguisé. Que la critique implique la critique de la critique, comme le suggérait l’insolent canard de Benjamin Rabier.
 
La critique est-elle en voie de disparition ? Pas tout a fait, mais peu s'en faut. Opposée à l'euphorie ambiante, la critique est de plus en plus mal vue dans nos temples de la consommation, de grandes surfaces en médias saturés de publicité. Critiquer revient à cracher dans la soupe, dit-on alors. Mot d'ordre accommodé à toutes les sauces si possible bio: positivons ! Et si vous partez en croisière comme tout un chacun en pays civilisé : profitez ! Critiquer le ramadan ou le voile assimilé à une humiliation de nos amies musulmanes: voilà qui semble aller de soi. Mais s'en prendre aux fournisseurs judéo-chrétiens des armes de destruction massive: pas cool ! Donc il y a critique et critique, mais encore ?
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Comme j'ai fait métier de critique dès le berceau, avec un goût marqué pour le mauvais esprit souriant d'un Benjamin Rabier, je parle (un peu) d’expérience. Bien avant le Canard enchainé et le Milou d'Hergé, Gédéon et le Tintin-lutin de Rabier, joyeux drille non aligné s’il en fut, auront donné le meilleur exemple de ce qu’il est chouette de ne pas faire aux petits garçons de plusieurs générations, tandis qu'une certaine comtesse montrait aux petites filles comment se tirer les tresses et montrer ses fesses aux polissons.
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Je pianote ces souvenirs d'avant toutes les guerres en baby-boomer des dernières années 40, sur mon smartphone me permettant de surveiller simultanément les derniers échanges poivrés d'un clone triste de Donald Duck, dit aussi le Twitter dément, et de ses milliers de contradicteurs taxés de menteurs au motif qu'ils osent le critiquer, fake you all !
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Défendre la Tradition critique n'est pas réductible à la démolition non plus qu'à la dérision, tout au contraire. Se dire CHARLIE n'engage à rien, se prétendre solidaire de toutes les grandes causes n'est souvent qu'une posture, de même que la prétendue critique, notamment en matière de livres et de cinéma, n'est plus pour beaucoup qu'une affaire de publicité. Maints critiques actuels se font ainsi le plaisir narcissique de se faire bien voir en disant ce qu'il faut de tel livre ou de tel film, et la meute abonde, souvent en acclamant (bonus) ou en dézinguant (malus) ce qu'il est souhaitable de louer ou de proscrire sans avoir eu l'objet en mains ou sous les yeux, etc.
 
J'ai vécu cela précisément - un exemple entre cent -, en annotant scrupuleusement les 900 pages des Bienveillantes de Jonathan Littell, avant de consigner ces notes sur mon blog et d'assister à la déferlante de jugements non argumentées sur ce livre qui peut se discuter, c'est entendu, mais sur pièce s'il vous plaît !
Il fut un temps où, en Suisse romande, un nouveau livre pouvait espérer les commentaires, favorables ou non, d'une vingtaine de critiques se fichant du nombre d'exemplaires vendus, de même que les spectacles de théâtre ou les films étaient commentés par une quinzaine de critiques indépendants et disposant de la place pour argumenter.
Ce fut aussi le temps où un journal tel que Construire, émanant de la Migros et sous-titré “hebdomadaire du capital à but social”, accordait à la culture une place que pouvaient lui envier les meilleurs quotidiens, cinq fois plus nombreux qu'aujourd'hui et point encore soumis au zapping décervelant. Or le bilan, après la liquidation de L’Hebdo, l’un des derniers magazines où la critique et le journalisme d’investigation s’exerçaient encore tant soit peu, tend à faire penser que le capital a tout nivelé. circulez et dépensez au lieu de penser !
On n'aura certes pas le mauvais goût de comparer notre liberté d'expression mal employée à l'oppression des dictatures, mais la montée de l'insignifiance et de de l'hyperfestif super-fun-sympa, pointé par un Philippe Muray, ne revient-il pas à une forme de censure par le surnombre, où la critique devient parfois moins audible que dans une société réellement coercitive ? Gédéon pose la question à la nuit tombée...
 
La critique à souvent été en butte à la hargne des "créateurs", ce qui serait en somme de bonne guerre si ceux-ci n'étaient pas eux aussi des critiques, et d'ailleurs souvent plus teigneux avec leurs confrères que les critiques patentés. Balzac à signé une mémorable Monographie de la presse parisienne, Marcel Pagnol s'est lui aussi déchaîné contre les critiques, et c'est très bien ainsi. Quand on sait ce que représente la composition d'un livre ou la réalisation d'un film, et qu'on voit celui-ci ou celui-là réduit à rien par tel ou telle, sans doute y at-il de quoi vitupérer... comme il y a de quoi se rengorger quand votre génie est reconnu par telle ou tel, etc.
 
 
Comme le relevait le tonitruant Léon Daudet, critique shakespearien à bedaine de Falstaff, qui fit beaucoup pour le juif Marcel Proust malgré ses positions idéologiques d'antisémite notoire - un peu moins vers la fin, comme quoi l’homme est perfectible... - les critiques, autant que les créateurs, se divisent entre incendiaires et sauveteurs. Dans une optique moins plombée par les vieux clivages, l'on pourrait dire que la critique reste salutaire quand elle est créatrice et que la création qui ne produit pas elle-même son autocritique risque de s'affadir et de sécher sur pied.
L'un des plus grands écrivains de langue allemande de la deuxième moitié du XXe siècle, Thomas Bernhard, fut le plus impitoyable critique de son Autriche natale mal guérie du nazisme, et ses imprécations fusaient tous azimuts, contre l'art académique et la musique avariée, les pontes du pouvoir et le kitsch mesquin sous toutes ses formes, au point d'impatienter un autre écrivain-critique plus débonnaire, le Zurichois Hugo Loetscher, qui me dit-on jour: "Voui, Thomas Bernhard est un écrivain vormidable, mais vous ne trouvez pas qu'il y a aussi de quoi rire de cette façon de se pointer chaque matin devant le miroir de sa salle de bain et de se dire: maintenant je vais me mettre en colère !"
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Bref, le grain de sel de Gédéon reste de mise au temps d’un Donald qui nous fera hélas de moins en moins rire. Et puissions-nous continuer de défendre ce à quoi nous tenons en critiquant ce qui en empêche l'épanouissement, poil aux dents.

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