Chroniques de La Désirade (13)
À propos des grands arbres américains et d'un manuscrit raturé d'Albert Camus. De l'indignité absolue des tweets de Donald Trump. De l'écriture et de notre trace dans les étoiles.
"L'arbre est le seul ancêtre visible en Amérique. Le pays manque d'histoire ancienne et s'accroche à ses arbres", disait son éditrice américaine à Kamel Daoud de passage à l'université de Yale, dans un havre de silence intemporel entouré par le bruit et la fureur de la ville - New Haven plombée par le chômage et la violence raciale.
J'ai revu les arbres immenses de Californie en lisant cette chronique datant de décembre 2015, je me suis rappelé les innombrables signes manifestant l'effort des Américains d'entretenir leurs lieux de mémoire même courte, entre sanctuaires naturels et cimetières des héros, bisons empaillés et musées de vieilles motos, et l'image du twitter inculte de la Maison-Blanche m'est apparue, en surimpression, comme une métaphore de l'avilissement de l'homme-creux sans mémoire et sans langage.
L'Algérien Kamel Daoud, doublement suspect du fait de son origine et de sa qualité d'intellectuel , exprime ce qu'il ressent en découvrant les feuillets très raturés du manuscrit du Mythe de Sisyphe d'AlbertCamus; il se dit saisi par ce qu'exprime le visible effort, le travail d'accouchement, la convulsion des signes, l'acharnement physique de la main traduisant le souci de l'esprit, l'hésitation, la reprise, le scrupule aboutissant au mot plus juste, bref le corps à corps de l'homme en quête de vérité et du langage fondu en style.
À l’opposite, Donald Trump est l'anti-style absolu incarné: son bluff est sans rature, ses tweets l'expression même de sa non-mémoire et de sa non pensée.
Lorsque Kamel Daoud voit le manuscrit raturé du Mythe de Sisyphe, il voit une main et un corps d'homme mortel et le reflet de son propre corps et de sa mort. Dans la merveilleuse chronique précédant La rature de Camus, intitulée D'Eureka Springs, écrit sur une véranda de bois et de brume, Kamel Daoud note que "l'arbre long est le premier pas d'une vie vers le ciel, pour toujours immobilisé au début de son ascension". Un poète disait qu'un livre est la mort d'un arbre mais on pourrait retourner la formule en affirmant qu'un arbre annonce la vie d'un livre. Et Donald Trump de tweeter: pas cool tout ça...
Que nous préparent les bavures sans ratures de l'homme présumé le plus puissant du monde ? Un observateur sensible au fantastique politico-social en viendrait presque à se réjouir devant la transparence des tweets du clown, qui disent désormais le mensonge à vue, qu'un Bush ou qu'un Obama cachaient jusque-là en présidents moins mal élevés. Le serial twitter sans rature et sans autre peur que de se faire prendre la main salace au cul d'une putain russe, prône l'ouverture de la boîte de Pandore des secrets d'Etat. À la bonne heure Docteur Folamour: le roi est enfin nu et ça va tweeter dans les étoiles...
Kamel Daoud. Mes indépendances. Actes Sud, 2017.