Ce 1er janvier 2017.- Me réveille sur la réalité des bilans. Or je me dis ce matin, après avoir classé la trentaine de grands cahiers chinois dans lesquels j'ai collé tous mes papiers depuis 1969, et repris hier soir la centaine de carnets aquarellés de mon Journal, que celui-ci est devenu aussi pléthorique que celui d'Amiel, avec d'égales qualités de porosité et d'expression. En 2016, j'aurai rédigé quelque 300 pages, à quoi s'ajoutent les 300 pages de ma nouvelle série de Pour tout dire.
Sur dix ans j'aurai bien écrit 2000 à 3000 pages de ce Journal, et sur 20 ans cela devrait en faire le double ; et comme je rédige ces carnets depuis 1965, de manière sporadique, et quasi quotidienne depuis 1975, dactylographiés depuis le début des années 80, l'ensemble doit approcher des 10.000 pages du Journal d'Amiel avec quelque chose des Riches Heures dans la présentation que n'a pas le manuscrit du cher diariste puisque mes carnets sont bonnement enluminés d'images et de peintures. Or je ne me flatte pas plus qu'un pommier qui compterait ses cinquante saisons de pommes mûries et tombées ou cueillies: je constate.
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J’arrive au bout de mes classements et de l’inventaire de la partie (principale) de mon fonds que je transmettrai sous peu aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, et j’en suis à la fois soulagé et un peu sonné.
Cet exercice m’a aidé à évaluer le chemin parcouru, ses acquis et ses impasses ou ses lacunes paresseuses, tout en me donnant un nouvel élan pour la « suite », si tant est que suite il y ait vu ma santé un peu chancelante, mon souffle raccourci et mes jambes douloureuses, mes problèmes d’oreille interne et autres désagréments de carcasse...
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Citations relevées dans mes carnets :
De Vassily Rozanov : « L’essentiel, c’est tout simplement la réalité ».
De Karl Kraus : « Dans un vrai portrait, on doit reconnaître quel peintre il représente ».
De Paul Claudel : « L’esprit, avec un spasme mortel, jette la parole hors de lui ».
De Sénèque. « C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité ».
De Georges Bataille. « Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété ». Ou ceci encore : « Orestie, rosée du ciel, cornemuse de la vie ».
Ou de Francis Bacon : « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence ».
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J’ai retrouvé ce soir, dans le tapuscrit de mes carnets de l’année 2000, la chronique assassine que Jacques Chessex a publiée dans L’Hebdo après la parution de L’Ambassade du papillon, où il ne dit d’ailleurs pas un mot du livre qui a provoqué sa fureur. L’abjection particulière de cette chronique de délateur tient à son amorce, tirant prétexte de critiques que j’ai formulées à propos d’un livre d’Etienne Barilier, qu’il a toujours détesté. Comment quoi, ce minable de JLK osait s’en pendre à l’admirable Barilier, etc. Et de me cracher dessus, détaillant la nullité de mes livres récents, et d’en appeler clairement à mon interdiction professionnelle, lui qui m’a sacré un jour le meilleur chroniqueur littéraire de ce pays en me priant de présenter son œuvre à la Bibliothèque nationale à l’occasion de la remise de son fonds aux Archives littéraires suisses…
Et dire que j’ai continué à lire et à défendre les livres de ce sale type qui a encensé Le viol de l’ange en le déclarant « un livre fondateur », pour se rétracter dès la parution des premier papiers louangeurs consacrés à ce roman et se mettre à le démolir un peu partout sans vergogne – et de me traiter en même temps, auprès de nos proches, de Iago « traître à l’amitié ; et dire que j’ai passé sur cette incroyable vilenie et cette volonté publique de me tuer après m’avoir couvert d’éloges en privé.
Hélas, ou tant mieux, je suis comme ça : je pardonne. En ce qui me concerne, je me pardonne moins que j’oublie. En ce qui concerne les autres, je n’oublie rien mais je pardonne.
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La grande leçon, somme toute chrétienne, de Shakespeare, est le pardon.
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Que font, hors champ, ceux et celles qui s’exhibent sur les sites de la Toile ouverts aux webcams ? Je me le demande, comme je me demande ce qui motive les followers à courir après les « stars » des réseaux sociaux ne faisant que se montrer, à grand renfort de selfies, sans rien proposer d’autre que leurs grimaces ou leurs anatomies plus ou moins avantageuses. À ce propos, je viens de regarder le premier épisode d’une série consacrée aux menées d’un certain Cameron Dallas, jeune imbécile à jolie frimousse qui déplace des foules en ne faisant que diffuser des images de sa vie de nul soutenu à fond par sa mère et sa sœur – tout cela à suivre de près, n’est-ce pas…
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La lecture des phrases d’Annie Dillard me fait du bien, que ce soit dans Les vivants, mon grand livre de ce début d’année, dans Pèlerinage à Tinker Creek que j’ai repris hier, ou dans ses réflexions sur l’écriture d’En vivant en écrivant, qui traite le sujet de façon tout à fait originale, à la fois tâtonnante et réaliste.
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Revenant ce matin à La Face sombre du Christ de Vassily Rozanov, et (re) lisant la longue préface-essai de Czapski, je me dis qu’il faudrait que je rédige à mon tour un texte un peu circonstancié sur ce qui m’a immédiatement touché dans l’écriture de Rozanov, dès que celui-ci me fut révélé par Dimitri (« Je vais vous donner un livre écrit pour vous », me dit-il ce soir-là), et pourquoi je n’ai cessé d’y revenir, à travers les années, tout en faisant de mieux en mieux la part de l’idéologie dans ses écrits.
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J’ai découvert ce matin le monde enchanteur ( !) de la star de la téléréalité qui s’est fait agresser récemment : cette Kim Kardashian que ma bonne amie semble connaître depuis longtemps et à laquelle des voyous ont volé des bijoux pour je ne sais plus quel montant astronomique; et moi tout plouc je tombe des nues en me documentant sur divers sites de pipoles plus débiles les uns que les autres - mais telle est la réalité, n’est-ce pas, et je ferais bien de me tenir un peu plus au courant même si rien de tout ça ne m’étonne vraiment, etc.
Ce mercredi 11 janvier. - L'idée de concevoir une suite au Viol de l'ange m’est revenue ce matin avec une nouvelle intensité, relevant pour ainsi dire de l’évidence. Oui, je crois que c'est le moment de refermer la boucle, en reprenant mon thème initial de la virtualité et en le redéployant, après la destruction d'Alep, dans une nouvelle forme entée sur quatre saisons, la première étant celle d'une manière d'hiver nucléaire. Le Romancier aurait vieilli, son verbe se serait épuré, et la story se développerait en séquences imitant les épisodes des séries dont le romancier serait devenu un consommateur friand, qui s'exprimerait par la voix de l'observateur, à celui-ci s’ajoutant une quantité de nouveau personnages, etc.
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Notre vie est peu de chose, pourrait-on dire, et de plus en plus l’âge venant, et pourtant c’est énorme : non seulement c’est tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes mais tout ce que nous deviendrons, etc.
Toute ma vie, et d’autres vies parallèles, possibles ou interrompues, me sont réapparues en brassant les papiers de cinquante ans d’existence à la fois irrégulière et suivant une ligne continue, conduite par une espèce d’instinct et d’ « illusion vitale », selon l’expression d’Ibsen.
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La suite de mon travail, et d'abord par le roman, sera une quête intensive de réalité - et de toute la réalité.
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La pénétration psychologique de Shakespeare est vraiment incomparable, et son humour plus surprenant encore, me disais-je hier après avoir vu Tout est bien qui finit bien, dont la structure même de l'intrigue est d'une folle malice. De surcroît je saisis mieux le sens de la licence poétique qui fait, comme dans le Songe ou Athènes voisine avec les forêts d'Alice au pays des merveilles, les Ardennes bleues de Rimbaud faire écho à la Grèce de Goethe, etc.
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Les réflexions d’Annie Dillard dans En vivant en écrivant (The writing life) sont à la fois limpides et comme nimbées de mystère, voire parfois d’obscurité, tout à fait en consonance avec l’obscure clarté de certaine Remarques de Wittgenstein – comme s’il était impossible, voire illusoire, de dire ce qui doit être dit à cet égard, et plus encore de l’écrire.
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La lecture des lettres de Tchékhov, autant que celle de ses récits, me ramène à ma vraie base, qui est réaliste et poétique, mais sans rhétorique forcée.
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Il en va de Cymbeline comme de Périclès, deux comédies-romances de Shakespeare de la dernière période, dont les canevas sont assez abracadabrants et qui nous prennent cependant par la gueule et réfractent la lumière d’une profonde et intemporelle vérité humaine, avec de magnifiques personnages auxquels René Girard, me semble-t-il, ne prête pas assez d’attention. J’étais parti avec la meilleure impression de ses approches de l’œuvre, mais au fur et à mesure que j’apprécie le détail de celle-ci, le côté systématique de la pensée de Girard me paraît perdre de sa force révélatrice, pour n’éclairer que l’aspect mimétique des relations entre les personnages, certes important mais pas toujours…
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Ce qui me frappe le plus, dans le langage de Donald Trump, ou de Steve Bannnon, c’est sa vulgarité, l’aplomb gestuel avec lequel ils assènent leurs certitudes, et la grossièreté policée qu’ils exhalent sous leur clinquant de faux luxe.
Les premiers décrets de l’ubuesque Donald Trump sont hallucinants et aussitôt contestés dans le monde entier. Ceux qui n’y croyaient pas sont priés de le constater : les promesses de ce démagogue n’étaient pas en l’air puisqu’il en applique les premières décisions avant même que de disposer d’un gouvernement. Ce type est un fou dangereux, mais probablement un colosse aux pieds d’argile, à l’image d’un empire en voie d’effondrement sous l’effet de la fameuse hybris. Or ce délire me rappelle les prédictions de Witkiewicz par son énormité même. S’il n’avait pas prévu l’Internet ni la mondialisation de l’information, non plus que les réseaux sociaux, ce que Witkacy pressentait du nivellement de la nouvelle société, et du primat de la Technique, incitait déjà à l’extrapolation…
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L’analyse d’Alexandre Adler, ou plus exactement son évocation des sources du populisme américain et de l’évolution de la gauche aux Etats-Unis, après que le parti communiste eut été sabordé par les Russes et les Français, est beaucoup moins percutante et pertinente à mes yeux que l’essai de Noam Chomsky sur les récurrences agressives de l’impérialisme américain, mais ce que prédit Adler, de manière plus précise, sur l’avenir possiblement explosif des relations liant les States au Mexique, après les premières déclarations outrageantes de Trump à l’encontre des Mexicains, est en revanche intéressant.
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Les rodomontades de Donald Trump sont intéressantes, en cela qu’elles expriment tout haut, avec la muflerie désormais de mise, ce que pense ou ressent tout bas la populace, à ne pas confondre avec le ou les peuples. La distinction s’impose à cet égard, à laquelle j’ai consacré ma dernière réflexion de la série Pour tout dire.
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Je regarde ce soir La Tempête. Je ne me souvenais pas de la ligne si pure de cette pièce, d’une simplicité parfaite. C’est le théâtre du monde résumé. En lisant le commentaire que lui consacre René Girard dans Les feux du désir, je souris tout de même. D’abord parce que le vieux maître se plante , confondant Trinculo et Stefano, et ensuite du fait que sa propension systématique à tout réduire au mécanisme mimétique le fait passer à côté de nombreux aspects de la pièce qui y échappent, à commencer par la simple love story de Miranda et de Fernando, ou aux composantes psychiques que représentent Ariel et Caliban par rapport à la complexion de Prospero.
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La présence réelle d’Annie Dillard, dans son écriture, de même que celle de Rozanov, se manifeste d’une façon presque physique, dans un temps qui leur est propre. Phénomène étrange, qui relève de la poésie et de la métaphysique.
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À propos du pieux et pacifique Henry VI, l’idée me vient qu’il y a un noyau doux au cœur de la pensée de Shakespeare, qui touche à l’esprit évangélique le plus pur. Cela n’empêche pas le Good Will de montrer, n’était-ce que par défaut, l’incurie du roi et ses conséquences funestes - à son corps défendant.
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Je souris en lisant ce qu’écrit Annie Dillard du jeune étudiant qui demande à un auteur en vue s’il pense qu’il pourrait être lui aussi un écrivain. Eh bien, répond l’auteur en vue, je ne sais pas, aimez-vous les phrases ? On imagine la surprise de l’étudiant, qui doit se demander quel rapport il y a avec sa propre question.
Alors Dillard de conclure. « « À cause de sa jeunesse, il n’a pas encore compris que les poètes aiment la poésie et que les romanciers aiment les romans, alors que lui n’aime que le rôle de l’écrivain, sa propre image en chapeau ».
Cette image du chapeau me faisant penser à ceux-là qui posent, en chapeau justement, à l’écrivain. Tout cela relevant de l’ambiance plus que de la chose…
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Le roman comme suite du journal par d’autres moyens plus ouverts à la discussion. Le roman comme une dispute au sens ancien. Le roman comme une métaphore en mouvement. Le roman comme une exploration de la réalité multiple – on dira le multivers. Le roman comme une sonde virtuelle du numérique. Le roman comme un tour du monde autour de ma chambre. Le roman comme intégration et dépassement des autres genres, etc.
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« Car la poésie est l’essentiel », écrivait Ramuz qui n’a composé qu’un recueil de vers. Mais n’est-il pas poète à sa façon, comme le furent un Charles-Albert Cingria ou un Gustave Roud ? Et Jacques Chessex est-il plus poète en vers que dans ses proses poétiques ou même que dans ses romans ? On ne dira pas que discuter du sexe des rimes est aussi oiseux que d’ergoter sur le sexe des anges, car la question mérite d’être examinée sous de multiples points de vue, exemples à l’appui, de Baudelaire à Michaux ou de Verlaine à Michel Houellebecq, etc.
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Les frasques verbales de l’ubuesque nouveau président américain ont quelque chose de presque réjouisssant par leur outrecuidance à vue, illustrant sans masque ce qu’un François Fillon camoufle, plus classique, sous les apparences hypocrites de la vertu offusquée…
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Nos vieiles carcasses grincent un peu, Lady L. a plus de peine que moi à supporter le froid et le gris, mais nous ne nous laissons pas abattre pour autant. Nos conversations de l’aube sur l’état du monde sont toujours bonne, elle reste pas mal scotchée à son smartphone mais à sa façon, comme elle a passé des heures à faire des patiences ou comme elle tricoterait si elle tricotait alors que le vieux sage égrène son chapelet devant sa case.
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Le temps de la peinture oblige à un ralentissement salutaire. Pareil pour la poésie.
Ce dimanche 19 février. – On sent le printemps. Bonne odeur de cèdre mouillé autour du bain nordique. Parlé ce matin de Rush Limbaugh avec ma bonne amie. Elle m’évoque les clubs de milliardaires. Des gens prêts à investir des milliers de dollars pour accéder à de tels clubs. À mes yeux : pire que la misère…
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Il y a, dans les menées de Donald Trump et de son entourage de milliardaires, un côté coup d’Etat des grandes entreprises qui semble inédit dans les annales de la ploutocratie mondiale, en tout cas sous son aspect de prétendue démocratie invoquant le peuple, insultant les médias et déformant les faits à sa guise.
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Je vais tâcher de préciser tatôt, et notamment à propos de jacques Chessex dont on me demande de parler de la poésie, ce que me gêne et m’a toujours éloigné de ce qu’on pourrait dire le voulu poétique, dont procède toute une poésie contemporaine trop précieuse ou même trop prétentieuse à mon goût, trop stylée et trop restons-entre-nous ; je tâcherai de le dire en restant juste…
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La publication des propos tenus par Donald Trump à la conférence de presse de l’autre jour, dans Le Temps, révèle, mot à mot, une pensée qu’on pourrait dire celle d’un ado énervé, incapable de finir ses phrases et de répondre de manière articulée aux questions qui lui sont posées. Et dire que cet abruti est appelé à diriger le pays le plus puissant du monde. C’est à la fois sidérant, comique et combien inquiétant aussi…
Ce qui m’intéresse également fort, à propos du camelot de la maison-Blanche, c’est l’écho qu’il suscite en nos contrées, dans les milieux de l’UDC ou du PLR, dont les idiots utiles du néo-libéralisme rappellent un peu les chrétiens de gauche à l’égard du communisme, il y a quelques décennies, eux-même agissant comme si l’énergumène leur accordait une permission d’injurier ceux qu’ils appellent « les élites », auxquelles ils appartiennent, et les diabolique médias dont ils usent quand ça les arrange.
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Songeant à la poésie, je me dis que la notion d’inspiration correspond bel et bien à une réalité, comme le relève Peter Sloterdijk sans donner, forcément, dans la mythologie romantique – de fait il y a là, dans l’ordre du verbe et de l’aura du langage, quelque chose qui dépasse l’atmosphère sentimentale du XIXe siècle, relevant du temps humain qui transcende cultures et individus.
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L’actualité politique nous a passablement « scotchés » ces derniers temps, entre les dernières « sorties » de l’ubuesque pantin de la Maison-Blanche et le pauvre François Fillon dont la morgue méprisante n’a rien à envier au président amériain – tous deux représentant au plus haut degré le pire travers qui se puisse trouver chez un haute responsable politique, que les Grecs appelaient l’hubris et considéraient comme un si grave péché qu’elle pouvait être passible de peine de mort…
Ce mardi 28 février. - La poésie, ou plus exactement ma poésie, et la peinture, ma peinture, m’attendent au coin du bois, et je pense à elles tout le temps sans leur accorder assez de mon énergie et de ma présence. Je me laisse trop souvent et facilement distraire par tout et n’importe quoi, mais je m’envais tâcher ces prochains temps de faire mieux revenant, joyeusmeent, à mon centre de gravité – gravitation allègre du mot pour un autre et de la couleur appariée.