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Carnets de JLK - Page 68

  • Émoticons

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    …Y mettent des cœurs partout que c’est à gerber, d’ailleurs toi aussi Cupidon tu trouves que ça commence à bien faire avec ces mines qui positivent à mort, c’est le cas de dire, et toutes ces fleurs, non mais ça colle aux dents tout ce clafoutis de pétales et pistils, toute cette béatitude de sourires dentifrices, ca va finir par mal tourner tout ce bonheur pour beurre, mon petit archer couillon, d’ailleurs vise un peu la dame qui rit jaune là-bas avec son dentier de travers…

     

    Image: Philip Seelen.

  • En ce moment précis

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    Chroniques de La Désirade (31)

     

    À L’isba. – Je me trouve à l’instant à l’isba, devant ce qui n'a été longtemps qu'une  moche baraque genre stalag -  cette espèce d’étable d’alpage crottée et à moitié en ruines que notre ami Pierre m’a permis de transformer en lieu de vie au milieu de cette prairie en roide pente dominant le val et, là-bas, immensément immobile au déclin du jour, le lac et, de l’autre côté, l’ubac des monts de Savoie, près et loin de tout, à l’écart, dans le silence des oiseaux, parfait pour le vrai travail. Loués soient le Seigneur et ma bonne amie, tous ceux que j’aime et même les autres, mes fidèles compagnons de papier et cette encre verte.

     

    hohl2-1.jpgSur le travail. – Je suis retombé ce matin sur ces mots que le vieux troglodyte (1904-1980)  écrivait en sa trentaine au tout début de ses Notizen, rédigées entre 1934 et 1936 – ce Ludwig Hohl que je compte au nombre de mes fidèles compagnons de papier : « Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. Ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail ».

     

    Zinoviev2.jpgCette remarque de Ludwig Hohl sur le vrai travail m’a rappelé celle d’Alexandre Zinoviev sur ce qu’il appelait « l’imitation de travail », dans la société soviétique, où tous s’agitent comme des fourmis à ne rien faire (au contraire des fourmis qui s’échinent pour le Cerveau de la fourmilière), et l’observation vaut évidemment pour toute société vouée au simulacre.

    Ludwig Hohl encore : « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. Si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité »).

    En ce moment précis, ce cahier sur mes genoux, au milieu de l’herbe aux étoiles bleues des ancolies, je me sens réellement au travail.

    Buzzati2.jpgOr écrivant « en ce moment précis » je me rappelle alors la première phrase des carnets de mon cher Dino Buzzati, intitulés précisément In quel preciso momento : « LA FORMULE. – De quoi as-tu peur , imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien, réussir à être soi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres, si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’en tenir compte, stupéfaits ».

     

    12565541_10208532067406038_3116619198661667891_n.jpgLes Nuits difficiles. – Je parle de « mon cher Buzzati » parce qu’une nuit, une fois, dans ma vingtaine, l’un de ses livres m’a sauvé la vie, je crois.  Je me trouvais alors seul dans ma trappe bohème du vieux quartier, les fenêtres fermées aux jardins, l’humeur au plus bas, déçu par tout et par tous à commencer par mon mauvais moi, quand soudain j’avisai ce titre d’un livre posé là, sur une pile, ce livre de poche écorné de rien du tout, intitulé Les nuits difficiles et que je commençai de lire pour me trouver bientôt, je ne sais pourquoi, comme délivré et transporté, une tristesse en effaçant peut-être une autre, je ne sais trop, le vraiment noir faisant pièce au gris comme le chapeau de Berthe Morisod chez Manet, ou la grande déprime des récits à se pendre de Patricia Highsmith nous ramenant un sourire humain, enfin ce qui est sûr est que j’ouvris bientôt les fenêtres aux jardins et à tous les parfums de la putain de nuit d’été belle comme la vie.

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    Images: l'isba avant mes travaux de restauration, en mars 2011; autoportrait d'Alexandre Zinoviev; Dino Buzzati; vue de l'isba; l'isba restaurée.

     

     

  • Ceux qui se réjouissent

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    Pour Julie et Gary, qui se marient aujourd’hui.
     
    Celui qui s'impatiente de baguer la colombe / Celle qui a brodé le tablier du guerrier / Ceux qui prétendent que célibataire rime avec grabataire / Celui qui a été marié sept fois et vit désormais en pension / Celle qui n'a épuisé qu'un mari et se sent un peu fatiguée après l'avoir enterré / Ceux qui ont de la joie à revendre / Celui qui obéit à la mariée quand elle ordonne: faites entrer le témoin ! / Celle qui se marche sur le voile devant l'officier de l'Etat-civil malgache / Ceux qui se disent les gars de la Marine / Celui qui tape dans le dos du marié avec l'air navré des vieux garçons chiffonnés / Celle qui se marie en blanc pour défier la Dame en noir / Ceux qui font les mariages et les enterrements pour les buffets et les aftères / Celui qui est partant pour de belles années de navigation aux étoiles / Celle qui ne pense qu'au dessert / Ceux qui se marient souvent pour augmenter le plaisir / Celui qui rappelle que quand il y en a pour deux y en a pour trois ce qui est mal compris par les belles-mères / Celle qui se tapote le bedon en lançant: jamais deux sans trois / Ceux qui se marient dans les blés en pensant déjà à la vendange d'octobre, etc.

  • Le vœu de Bonnard

    « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ». (Pierre Bonnard)

    Dans l'atelier du Cannet, en 1946

     

  • Magicien des petites formes

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    Hommage à Armand C. Desarzens, sculpteur, graveur et ami des poètes, qui vient de nous quitter à l'âge de 76 ans.

    Souvenir d'une belle rencontre à Belmont sur Lausanne, en 2008, en présence de  sa compagne Charlise.


    Il y a une vie après une enfance massacrée. Il y a une vie après le déni et les insultes. Il y a une vie après les coups. La preuve vivante en est la destinée singulière, assez chaotique en certaines années, et finalement pacifiée, d’Armand C. Desarzens que quelques bonnes âmes et l’amour de l’art ont sauvé du pire.


    « J’aurais pu très mal tourner, c’est vrai », nous confie aujourd’hui Armand dans le bout de ferme aux trésors qu’il partage avec Charlise, à Belmont-sur-Lausanne, littéralement au bord du ciel. Mais on le sent réticent à parler une fois de plus de tout ça : comment, retiré à ses parents alcooliques, il a été placé avec son frère chez des gens qui n’ont cessé de l’humilier; comment, à l’école, « cradzet » et cancre de surcroît, il attirait les torgnoles; comment on lui interdit de lire avant de le forcer à entrer en apprentissage alors qu’il venait de réussir son examen d’entrée aux beaux-arts.

    Pudeur et philosophie aussi : la vie, sa vie, son œuvre se sont faites, belles malgré tout. Et à ses côtés, Charlise, qui se rappelle celui qu’elle a rencontré au mitan des années 60, souligne tendrement: « Il avait une longue mèche sur le côté, l’air romantique, et si vivant !»

    arts plastiques,poésie
    La mèche n’y est plus (!) mais le regard du sexa est plus vif que jamais, impatient de nous faire voir ses dernières gravures et, d’abord, son nouvel atelier – cabanon de ses rêves. « C’est là, tu vois, que j’ai mis 40.000 des 100.000 balles de la Fondation », précise-t-il en nous introduisant dans la cabane de bois, à trois sauts de chats de la ferme, juste à côté du vieux poulailler et donnant sur les arbres et le lac là-bas. « Je viens de commencer à travailler avec ça ! », précise-t-il ensuite, fier comme un môme devant son nouveau jouet, en désignant un gros microscope binoculaire pourvu d’une caméra qui transmet, sur un écran, l’image des plaques qu’il entaille au burin. Fascinante plongée dans l’infiniment petit de ses gravures, évoquant autant des constellations cosmiques.
    « Je n’aime pas qu’on me taxe de mystique », poursuit Armand C. Desarzens revenu à la table conviviale de la terrasse, « mais c’est vrai que j’ai toujours cherché quelque chose. » La vingtaine passée, ce furent des zigzags existentiels entre darbystes, pentecôtistes et autres « istes » sectaires, entrecoisés avec des aléas professionnels de mécanicien-dentiste diplômé sur le tard après moult interruptions, sans compter les zigzags nocturnes arrosés d’un «foireur» bien présent dans la bohème lausannoise de l’époque…

    arts plastiques,poésie
    Et l’art là-dedans ? « Mon premier choc, ç’a été Giacometti en sculpture, et Fautrier en peinture ». Mais dès ses quatorze ans, deux rencontres le marquent : celle du poète et artiste Etienne Chevalley, qui l’accueille chez lui et lui révèle la littérature et la musique ; et celle du pasteur Paschoud, et de sa fille Martine, la future femme de théâtre, qui partagent eux aussi son goût pour la création artistique. Mais c’est avec le fameux graveur Albert Yersin, au cap de sa trentaine, qu’Armand se trouve un vrai mentor et un père de substitution. « Je préparais alors ma première expo. Et tout de suite, Yersin m’a encouragé». Une bourse de la Fondation Bailly vient confirmer ce verdict du maître: « La rigueur, tu l’as, mais maintenant vas-y, ouste, grave ! ».

    arts plastiques,poésie
    Depuis lors, par le dessin, la sculpture, la gravure dans laquelle il insère de plus en plus la parole des poètes – et des plus grands de l’époque, devenus ses correspondants ou ses amis, comme le regretté Mahmoud Darwich, Jean Pache plus près de nous, Guillevic, Bonnefoy et tant d’autres. « Je me nourris des mots des poètes », conclut Armand J. Desarzens dont les merveilleuses architectures imaginaires, folles guipures arachnéennes en trois dimensions, nous entraînent d’un infini à l’autre des deux extrêmes de l’Univers. Et quand on lui demande quel fil rouge court à travers sa vie, Armand C. Desarzens de répondre sans hésiter: « Je crois que tout ce que je fais correspond, finalement, à un immense besoin d’absolu »…

    Desarzens1.jpgDATES
    1942 Naissance, à Lavey. Retiré à ses parents. Placé. Enfance difficile.
    1956 Rencontre du poète et artiste Etienne Chevalley, premier mentor.
    1967 Rencontre de Charlise, qu’il épousera.
    1972. Rencontre décisive d’Albert Y. Yersin, maître graveur.
    1973. Première exposition à la Galerie Unip à Lausanne. Bourse de la Fondation Alice Bailly. Suivront une vingtaine d’expositions personnelles ou collectives.
    2006 Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture.Desarzens130001.JPG

  • Retournement

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    L’incroyable, ou l’indicible -
    au subit arrachement des fusibles,
    il a fait noir en plein jour
    et j’ai vu le temps se retourner sur lui-même,
    me rappelant cet autre effroi,
    au premier abrupt de l’éveil.
     
    Le jeune brigand s’en va tout seul
    hors du sommeil de l’enfance ;
    il ne vit plus le rêve :
    dans le bond il devance
    son ombre qu’il attend
    au lieu de tous ignoré
    où son double le veille.
     
    Plus tard seulement le voyant
    se retourne, accueillant,
    et prononce, les yeux fermés,
    les mots ne disant rien
    que le brigand enfant
    n’ait vécu là-bas sans penser
    jamais à l’expliquer.
     
    (La Désirade, ce 17 juillet 2017)
     
    Peinture: Egon Schiele.

  • L’Ève future

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    …Je ne te dis pas la griserie, mon chéri, quand tu as toute le route devant toi et que la route te tend les bras, si j’ose dire (et j’ose), et que cette route est Notre Avenir, voilà : tu as tout de suite compris que c’était CE modèle que je voulais, à conduite assistée, le nec plus de la technologie japonaise, l'insoutenable légèreté de l'être nippon - et maintenant viens pousser celle que tu aimes, mon amour: à nous la Liberté…
    Image : Philip Seelen

  • Un auteur suspect

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    … Ce que je vous reproche de n’avoir pas assez relevé dans votre analyse, Marie-Laure, c’est le fait que le dispositif narratif de la nouvelle intitulée Le Passe-Muraille, qui focalise le geste de l’actant dans la représentation, surcodée par le genre fantastique, des motifs de la souplesse et du passer-vers – ce dispositif typique de la posture anarchisante (voire réactionnaire dans son refus du principe de réalité) de l’auteur, met clairement en jeu la description/opposition d’un espace opaque problématisant la thématique de l’Obstacle (autre signe d’évitement du Réel au sens marxiste, chez un Marcel Aymé notoirement de droite), et l’occurrence individualiste de la figure fuyante que l’éveil de sa conscience fige soudain dans la matérialité retrouvée des éléments idéologiquement non-résolus du pacte narratologique…


    Image : Philip Seelen

  • Le paria

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    …T’es qui, toi ? t’es qui pour te payer un nase pareil, tu dois être Juif toi, ça m’étonnerait pas que tu sois Juif, ou Palestinien, tiens, pour faire bon poids, et pourquoi pas Juif palestinien pendant que tu y es, non mais tu t’es vu ? Tu serais Palestinien de Gaza de mère juive et de père mahométan que ça m’étonnerait pas, tant qu’on y est, et après ça tu t’étonnes qu’on te lacère ?...
    Philip Seelen

  • Ceux qui louent un blockhaus avec vue

     

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    Celui qui retrouve sa cheffe de projet dans le camp sécurisé de Palavas-les-flots / Celle qui apporte des oranges à la détenue du camping bio / Ceux qu'on accueille dans l'ancien bunker alpin aux meurtrières donnant sur le lac bleu ciel / Celui qui prend l'apéro dans l'espace fumeurs des souterrains vitrés / Celle qui admoneste le mégot sûrement complotiste / Ceux qui rejoignent les évangéliques sur l'aire de lancement des drones d'assistance spirituelle / Celui qui se recueille dans la chapelle relookée par le plasticien de Brisbane / Celle qui fixe le mérou à l'air insoumis / Ceux qui tapent le carton en citant les apôtres du Nouvel Âge / Celui qui opte pour un Christ sans faciès inapproprié genre Ben Laden / Celle qui flaire le musulman à distance / Ceux qui se délassent dans le Groupe Nature aux membres cooptés / Celui qui s'éclate en toute liberté sur son yacht blindé / Celle qui se retrouve au Lavandou avec ses 666 followers / Ceux qui découvrent que Babylone est le gîte du hérisson (Isaïe, XIV, 23) en parcourant un Ancien Testament trouvé à la ressourcerie du camping / Celui qui coache les pèlerins coréens de Czestochowa venus s'agenouiller devant la vierge noire et tâter de la vodka au miel / Celle qui a pris conscience de son surpoids en Bavière et appris au Kenya à s'en foutre / Ceux qui ne passeront pas l'été à lire des romans de l'automne, etc.

     

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Ceux qui freinent au vert

     
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    Celui qui mord la ligne blanche sous la ceinture / Celle qui ceinture le géant de la route / Ceux qui squattent les guérites de péage / Celui qui flashe le radar / Celle qui a un air d'autoroute à sept pistes / Ceux qui dépassent par les coulisses de l’exploit / Celui qui a 66 migrants dans son container marqué Logistics / Celle qui remonte la bretelle à contre-courant pour ramasser les objets signalés par Radio-Déroute / Ceux qui se fond plumer à l'aire des Alouettes / Celui qui dérape dans son discours ni de gauche ni de droite / Celle qui évite le camion djihadiste à mosquée intégrée / Ceux qui prennent par La Croix-Haute avec vue sur le cimetière de cycles / Celui qui se chauffe les jarrets dans la montée d'Ailefroide / Celle qui a un ticket avec le gendarme couché / Ceux qui trouvent la mer du Nord politiquement plus correcte / Celui qui va à Lampedusa pour se faire une idée avant de rejoindre sa future ex à Hurghada / Celle qui voit rouge quand le vert mord dans l'orange / Ceux qui voient surtout le comique de situation de la tragédie quotidienne ou tout le monde se marre comme pas possible, ah, ah, ah !
     
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  • Fusion

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    …Moi aussi, Léonide, je suis dans la mouvance transgenre, je trouve incroyable qu’on nous cloisonne, toi sous prétexte que t’as des couilles et que t'es donc un violeur potentiel, moi du fait de mes études de clavecin - nous deux on fusionne, même si t’es voile et vapeur sur les bords et que j’en pince pour les marmottes moites…


    Image : Philip Seelen

  • Gaïa

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    …Moi je ne vous ai rien demandé, mes volcans ne prouvent rien ni mes geysers ni mes chutes de roche ou de glace, mais c’est à vous de voir jusqu’où vous irez dans la gestion de mes ressources, comme vous dites, moi je ne me fie qu’au Plan général : je repousse où ça me chante à la lumière des lucioles ou des constellations, et tant pis si vous me laissez seule avec les grillons et les étoiles de mer, ma foi c’est vous qui savez, votre temps est compté et ce n’est pas moi qui ai inventé le sablier…

  • Marche et crève

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    …T’as beau lui dire : HALTE ! ça n’y changera rien, le mec est buté, t’as beau lui dire et lui répéter que seule l’inflexibilité de l’esprit humain, fermement dressé sur le front des violence qui le menacent, prêt au sacrifice et à la mort, et proclamant HALTE ! pas un pas de plus !, t’as beau lui répéter que seule cette inflexibilité assure la défense de la paix pour tous, le mec en futal de guerre et en pompe civile, typique du méli-mélo de l’époque, n’en a qu’à sa marche et à son but de se faire buter…

    Image: Philip Seelen.

  • Absolution

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    … Au point d’effusion de la présence il importe de rappeler à chacune et chacun, selon son mérite avéré par les instances secrètes, qu’elle ou il participent de la Société des Êtres, au titre de laquelle chacune et chacun se reconnaît unique et mérite donc haute attention, et d’abord de sa propre part, après quoi l’attribution de l’Auréole par les instance secrètes se fait à main levée, selon la qualité du pardon…  

     

    Image. Philip Seelen.

  • Le bon berger

     

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    …Au total on passe vraiment des vacances super avec Monsieur Hulot, j’veux dire le chef moniteur : il nous a trouvé des espaces où le vivre-ensemble va de pair avec la ventilation des odeurs, sur des zones protégées où l’herbe est garantie renouvelable; et le soir on a des groupes de parole où les moutons noirs et autres brebis perdues se retrouvent; on est à fond dans l’échange, le ressenti de l’Autre et le lâcher-prise, et plus tard tu peux pas savoir les histoires que Nicolas nous raconte pour nous endormir…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Selfie-défense

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    …La sécurité est à ce prix, j’te dis, tu vois quand même pas tous ces étrangers aux doigts longs piétiner nos assiettes et fumer nos portables en laissant leurs pitbulls graffiter les murs de nos villas privatives; et tu sais que pour les drones même les basanés savent en faire mauvais usage, donc vigilance : si tu sens que ça te fouille la poche tu te fais vite un selfie que tu postes sur Youguard ou Facecop - et là t’es sûr qu’on assure…
     
    Image: Philip Seelen.

  • Coboye

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    De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le grès ocre-gris farineux du Vieux Quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
    Cette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier des Oiseaux que le père Maillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock, selon son expression, dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
    Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter au doigt plus qu’à l’œil, tu ouvres grandes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et, pensant dur comme fer à Corot, tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
    Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui, de source sûre, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
    Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure de l’évier céleste aux jours de crachin, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires à grandes mains noueuses de chanoines prieurs ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés et les enfants de chœur ou les filles de joie de Soutine.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, paru en 2010 aux éditions d'autre part)

    Image: Chaïm Soutine

  • Aux bonheurs de Thélème

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    Chemin faisant (165)
     
    Têtes blanches et cœurs verts. - De ricanants raseurs n'en finissent pas de conclure à la fin de tout: que ces festivals estivaux ne sont que de l'écume touristique pour babas & bobos, que la littérature et les arts ne sont plus ce qu'ils étaient, que l'hyperfestif à tout nivelé et qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.
     
    Or dès notre arrivée dans la grande arche aux murs safran couverts de lierre des Deux-Terres, dès la première vision des chats somnolents et de la chambre d'écriture dans la lumière ocellée du sous-bois, dès l'accueil ensuite tout cordial et débonnaire de l'hôte André et de tout un joyeux essaim d'amies; dès notre montée ensuite par les escaliers et les ruelles aux éventaires couverts de livres, jusqu'à la petite esplanade couverte de toiles blanches sous lesquelles j'étais censé participer au café littéraire de midi, toute ma prévention s'est dissipée et la suite n'a été que de bons échanges jusqu'à la lecture et au souper du soir à la longue table amicale.
     
     
    Il est vrai que les moins de 33 ans se comptaient sur les doigts d'une main, voire moins, dans le parterre de têtes blanches venues écouter l'Helvète de passage, mais la jeune animatrice, Catherine Pont-Humbert ne m'a pas moins gratifié d'un accueil chaleureux et compétent, fondé sur une lecture attentive de mon Enfant prodigue et me laissant improviser très librement sur ses thèmes proposés. Et ensuite, que d'aimables demandes de dédicaces flattant ma vanité naturelle et ma joie surnaturelle !
    Bouquins à l'emporter - "J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie". Signé Henri Michaux dans Passages, dont l'édition m'attendait à l'étal du libraire Perdriel, lequel s’était fait remplacer momentanément par une Dame Simone, sans doute pour motif d’excès de chaleur. D'ailleurs la première Idée de traverse du livre de Michaux annonce le thème:"À l'Équateur, je ne me suis jamais senti moi-même. Une ivresse endormie me tenait, pas toujours causée par la chaleur que l'altitude ou les vents rendaient parfois médiocre". Et j'emportai aussi, dans ma sabretache, La mère du sage hindou Aurobindo, peut-être utile à mon élévation spirituelle de fils prodigue, la monographie consacrée à Proust par Georges Cattaui, et la Grille de Parole de Paul Celan avec sa couverture de Kandinsky et ses poèmes en version bilingue aux abrupts marqué s par autant de clous de douleur.
     
    Conviviales agapes.- J'avais encore une heure de lecture à assurer en compagnie restreinte, le soir aux Deux Terres, ou nous nous sommes retrouvés entourés d'amis et autres invités de nos hôtes de l'association Et si on s'écrivait ?, avant le dîner sur une longue table ou têtes romandes connues (notamment tel illustre fantaisiste de radio et tel vaillant randonneur de télé à fameuses jumelles ) voisinaient avec tel Corse Suisse de cœur aussi féru de musique que notre hôte, ou telles sémillantes jeunes filles en fleurs, la cinquantaine bien passée pour la plupart mais d'esprit vif et riant comme il faut aux pointes d’humour de ma lecture, ah, ah.
     
    C'était une joyeuse tablée de babas et de bobos et je me demandais qui en serait encore dans sept ou dix-sept ans, nous étions bel et bien des vieux de la vieille et pourtant, gracias a la vida , que de belles et bonnes gens nous étions ce soir de pleine lune au pied de la colline rassemblant les épistoles de la marquise et les murmures du poète, juste ce soir-la, ne fut-ce qu'en passant.
    En attendant, dites donc, cher Annemarie Amu, Odette, Yves, et André, on se rappelle ?

  • On the Route again

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    Chemin faisant (164)
     
    Libres propos d'un agoraphobe empêché de fuir et content de l'être. Lectures autoroutières, avec Nicolas Cage, le rêveur Duval et Adrien Gygax, avant une révérence aux canards de Valence et une pique aux pastiches hôteliers de Mark Rothko...
     
    Départ à reculons. - C'était donc reparti pour un tour de manège et pas moyen d'y échapper: il fallait y aller, l'invitation avait été acceptée et c'eut été malpoli et inamical de se défiler, une amie perdue de vue depuis des siècles et retrouvée m'avait proposé de participer à ce Festival de littérature alors que je m'étais promis de fuir désormais les salons et signatures et lectures et débats à tourner en rond - bravo mais sans moi, toute forme d'attroupement me terrifie et m'assomme, vive l'agora mais pas à plus de trois ou de sept ou de douze a la rigueur extrême, et la probabilité de cuire dans ce four achevait de m'accabler, mais je souriais en même temps, ma bonne nature me rappelait tant de belles surprises en pochettes, et Lady L. s'encourageait elle aussi malgré son peu de goût partagé pour les conglomérations culturelles en touffeur caniculaire, donc c'était parti mais pian piano, tout en détours et dérogations, par l'ubac du lac, escale café glacé à Thonon-les-Bains, routes secondaires à n'en plus finir avant de rallier l'autopiste a poids lourds intempestifs où la lecture pallierait l'insupportable...
     
    Lectures autoroutières. - De Rotterdam à Carvoeiro, ou de Vienne à Séville en passant par Sienne, nos déambulations routières et autoroutières, avec Lady L. au volant de la Japonaise Honda Jazz blanche à profil de souris d'ordinateur, et moi au lutrin de lecture, ne cessent d'être enluminées de mots et d'histoires, ou d'idées et d'images, qui forment comme un voyage dans le voyage en compagnie de moult passagers, et cette fois nous aurons d'abord passé en revue les tribulations du monde comme il va et ne va pas: une injonction humanitaire collective au nouveau président français afin qu'il corrige la scandaleuse incurie des gouvernements successifs en matière de migrations et d’intégration, une traversée des délires babyloniens de l'acteur Nicolas Cage gaspillant des millions de dollars avant de se retrouver presque à la rue, ou les derniers coins-coins d'un canard peu déchaîné en début de Macronie - cela par manière de mise en bouche.
     
     
    Car le meilleur aura été, du vallon de Villard à Valence, la lecture de l'épatante évocation de la rencontre de la Marylou de Kerouac, par Jean-Francois Duval, dans la dernière longue et belle chronique de son recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, où il retrouve in vivo la blonde protagoniste du roman-culte Sur la route, et, en alternance, la suite du premier roman du jeune Romand Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, très étonnant et détonant récit des frasques festives d'une poignée d'adorables personnages se démantibulant à cœurs et corps déliés entre un trou de Macédoine et la sublime porte d'Istanbul...
     
    Vrais canards et faux Rothko. - Le rêveur Duval distingue excellemment la double nature du pigeon, selon qu'il conchie votre balcon ou qu'il illustre l'indépendance libertaire d'un être picorant et indifférent aux fluctuations du cours du baril, stoïque comme Sénèque et n'en faisant qu'à son caprice sauvage. L'observation des canards incline aux mêmes conclusions philosophiques en plus fluidement gracieux, vu que le canard flotte.
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    Or cette grâce aura agrémenté notre fin de soirée à l'étape de Valence, au fin bord de la terrasse suspendue du Novotel où nous savourions nos salades estivales à l'aplomb d'un ravissant ruisseau à cascades et plans d'eau claire où tourniquaient ces divins canards aux plumes imitant l'email brun rouille, avec quelques touches de blanc ou de rouge pour achever la perfection picturale du tableau.
    Contraste réjouissant de la vie incessamment inventive, à l'état naturel, et du manque total d'imagination et de style manifesté par les décorateurs de certaines chaînes d'hôtels à l’américaine multipliant à l'exponentiel les plus plates imitations des épures colorées de Rothko, imprimées en quantités industrielles pour faire abstraction chic dans les chambres sans le moindre choc.
    Mark Rothko s'est tué dans l'effort d'atteindre la Beauté pure, comme il en advint de la fin tragique de Nicolas de Staël , et nous en sommes, mortels, à supporter la vile parodie de ces quêteurs d'absolu ! Vergogne à celles et ceux qui mastiquent sans se cacher le magret de canard et se croient supérieurs au motif qu'ils peuvent se payer une carrée trois étoiles ornées du rectangle noir d'un écran plasma et du carré rose d'un faux Rothko...
     

  • Ceux qui se retrouvent à Thélème

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    Celui qui noue sa lavallière tandis que le bâtiment se lézarde / Celle qui prie le poète d’avertir le Grand Echevin de l’effondrement prochain de la tour-labyrinthe / Ceux qui ne voient rien même en rêve / Celui qui a toujours fui les palaces / Celle qui photographie les fenêtres de partout / Ceux qui éteignent la lumière de la Room 4701 pour mater les parois de verre de l’autre face du Sheraton / Celui qui se rappelle la première nuit de son premier reportage à Kairouan à l’hôtel des Aghlabides qu’on disait le Hilton du bled / Celle qui se cherche du Chanel 5 à la boutique du Hilton de Montréal et forcément le trouve et l’offre à son amie Monique Proulx dont elle vient de lire Homme invisible à la fenêtre / Ceux qui classent leurs souvenirs d’incendie par degré d’intensité émotionnelle / Celui qui a pleuré toute la nuit lorsque son cheval Pompon est resté coincé dans le paddock en feu / Celle qui a eu sa première intuition de la ville-monde en regardant Brazil puis en lisant La ville concentrationnaire de J.G. Ballard / Ceux qui savent exactement dans quelle boutique du Mont-Royal on peut encore trouver des plumes Shaeffer à large bec et de l’encre verte / Celui qui a rencontré le linguiste Eugène Nicole en 1981 au 75e étage du Hyatt’s de Houston où ils ont abordé l’œuvre délicate de Charles-Albert Cingria sous des angles diamétralement opposés avant de fraterniser au niveau du vécu / Celle qui se demande si le nom de Malcolm de Chazal dit quelque chose au concierge malgache et découvre en lui un fin connaisseur de l’œuvre de J.M.G Le Clézio / Ceux qui reconnaissent le Goncourt afghan au Salon du livre du centre des congrès Bonaventure où les rencontres de foot amènent plus de monde à l’ordinaire que les plumitifs même un peu connus  / Celui qui cherche « tout un livre dans un seul hôtel» dont les coursives évoqueraient un paquebot à quai le long de la rue Sainte-Catherine / Celui qui a la sensation qu’une seule moquette court de son loft du Ve aux couloirs de Roissy et de là au lobby du Sheraton de Toronto où il est appelé à participer à un round up informel sur les produits structurés pris en charge par la filiale canadienne de sa boîte qui lui demandera des comptes sur un tout autre sujet Top Secret / Celle qui bossait son violoncelle dans sa chambre toute blanche du Takanawa Prince Hotel de Tôkyo lorsque l’inquiéta le premier signe de la Crise qui la foudroya au concert de Sapporo /  Ceux qui dans une grande ville genre New York cherchent toujours le village et dans le village la bouquinerie où trouver du Carver ou du Flannery en V.O. / Celui qui a retrouvé l’ambiance de l’enfer de Dante dans les couloirs de la gare routière de Times Square dont les ombres se font chasser toute la nuit d’un étage souterrain à l’autre / Celle qui regrette de ne pouvoir offrir un vrai cappucino à l’écrivain français malgré son efficience reconnue de relationniste du groupe / Ceux qui se sont rencontrés au Salon du Premier roman et se sont perdus de vue après leur querelle violente au Salon de Toulouse / Celui qui ne sait plus très bien si Réjean Ducharme est toujours vivant ou toujours caché / Celle qui se fait courtiser par un attaché de presse censé s’occuper plutôt du dernier Interallié dont elle sait qu’il ne peut le kiffer / Celui qui imagine qu’il y a autant d’étages sous terre que dans le ciel et que c’est là-dessous que s’écrit la vraie littérature et que se terrent les vrais lecteurs dans une sorte d’Abbaye de Thélème fréquentée par des gens normaux / Celle qui arrive enfin à serrer Philippe Djian à la cafète où malgré le tintamarre ambiant elle lui fait dire des choses limites (pour sa revue féministe) sur la demande sexuelle effective de ses lectrices / Ceux qui parlent des non-dit de Paul Celan en surveillant les allées et venues de l’envoyé du Monde / Celui qui s’est réjoui à la première alerte en se disant « enfin » sans savoir pourquoi mais avec la sourde conviction qu’un ancien Prix Médicis ne pouvait cramer dans un incendie même pas criminel / Celle qui te regardait lire des mangas sadiques dans le métro de Tokyo avec l’air de se demander si tu étais un acheteur possible de la nouvelle Encyclopédie du bricolage qu’elle représentait pour un salaire de nettoyeuse coréenne / Ceux qui prétendent que la Ville cesse en ses zones défoncées genre Bronx alors que le roman ou le cinéma y survivent prétendent les mêmes / Celui qui rêve d’un livre sur RIEN où TOUT y serait / Celle qui ose dire tout haut que l’album de photos de ses dernières vacances avec Renaud aux Maldives vaut largement le dernier Marc Levy qu’elle a lu làbas et dont elle ne se rappelle rien / Ceux qui communiquent via leurs blogs et ne savent plus trop quoi se dire quand ils se retrouvent au Congrès des blogueurs de Palaiseau / Celui qui a pressenti l’extension de la ville-monde en se perdant dans les rues-librairies de Tôkyo / Celle qui met en garde celui qui réduit son projet de roman à l’énonciation de la ville en invoquant son seul désir de lectrice de ne pas se faire chier en lisant un non-roman sur une non-ville / Ceux qui ne s’intéressent plus qu’aux romans dont ils se souviennent du nom des personnages genre Charlus au Sheraton de San Francisco draguant les petites putes du quartier glauque d’à côté, Elizabeth Costello sous la pluie de Melbourne où elle retrouva sa sœur Blanche dans l’hôtel qu’on leur avait réservé, ou Moravagine à l’Hôtel Helvetia de Salonique où je retrouvai sa chambre puant le fauve à près d’un siècle de distance / Celui qui n’aurait pas vraiment compris la démarche de François Bon, dans L’incendie du Hilton, s’il n’avait pas croisé la même année le fantôme de Walter Benjamin, avec son compère Philip Seelen, du côté de Collioure où ils lancèrent leur projet de Panopticon dont la première étape serait Sao Paulo en 2010, Ceux qui vivent dans les hôtels et meurent seuls, etc.

     

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  • Grignan en toutes lettres

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    Chroniques de La Désirade (30)
     
    À propos du Festival de la correspondance, de la tradition épistolaire et de sa vaporisation de courriels en tweets. De la découverte d’un jeune écrivain non formaté et de la lecture autoroutière de son premier livre.
     
    Nous serons demain à Grignan, ou une amie et ses amis m'ont convié à parler de L'Enfant prodigue à l'occasion du Festival de la correspondance dont l'édition de cette année est consacrée aux Chères familles.
    L'invitation m'est arrivée alors que je lisais les lettres de mon cher Tchekhov réunies dans la collection Bouquins, et peu après je commençai de classer les centaines de missives échangées avec divers écrivains, entre autres parents et amis, que j'ai accumulées depuis le début des années 70 et que j'ai déposées au début de 2017 aux Archives littéraires suisses, avec tous mes carnets plus ou moins enluminés d'aquarelles, mes manuscrits et tapuscrits, documents de toute sorte et autres commandements de payer où avis de saisie. La première en date de ma collection de lettres d’écrivains plus ou moins illustres était datée du 1er janvier 1970 et commençait par “Mon enfant”, signée Marcel Jouhandeau...
     
    Je dois être, en Suisse romande, l'un des derniers Mohicans à avoir tenu une correspondance suivie jusqu'à la sécularisation du courriel et du texto, pour ne pas parler du tweet cher aux gens capable de tout dire en 144 caractères, style Décrets & Injures à la Donald Trump.
    Or mes courriels restent souvent des lettres-fleuves, sans le charme évidemment de ma graphie aussi verte que souvent indéchiffrable - charme de la main-mystère - et l'un de mes tapuscrits toujours en quête d'éditeur rassemble quelque 300 lettres échangées "par dessus les murs" entre La Désirade et Ramallah avec mon ami Pascal Janovjak, initialement publiées sur mon blog.
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    Imagine-ton Madame de Sevigné blogueuse ou fan de Facebook ? Pourquoi pas ? Et les chères familles communiquent-elles mieux que jadis et naguère à l'heure de Messenger et d'Instagram ? Cela se discute. Philippe Jaccottet sur Youtube ?
    On imagine le buzz des followers !
    Tout à l'heure, Lady L. me racontait le dernier roman d’Eugene Greene qu'elle a téléchargé sur Kindle via Amazon, intitulé Les voix de la nuit. Or le même Eugene Green se trouvera demain sur la cour des Adhemar, deux heures après moi-même en personne. Tels sont les progrès de l'internautique, et là, tout de suite, je lis le premier roman d'un jeune auteur lausannois à paraître en août au Cherche-Midi, intitulé Aux noces de nos petites vertus et révélant un nouvel auteur d'une étonnante originalité de perception et de style. Le nom de cet énergumène est Adrien Gygax, notez ça sur la pierre de votre briquet car il va flamber la mèche; et c'est par mon blog, yes sir, que cet Adrien-là a trouvé l'adresse de La Désirade où il m'a envoyé son opus que j'emporte à Grignan fissa.
     
    Qu'est-ce qu'un écrivain ? Madame de Sevigné et Philippe Jaccottet sont des écrivains à ce qu'on dit et reconnaît, d'ailleurs La Pleiade le prouve . Mais hic et nunc ?
     
    Qui parle de la Grèce, du soleil et des oliviers comme ca ?
    Je cite Adrien Gygax, page 16: “La Grèce est un beau pays. Il me semblait que c’était là que le soleil savait briller le mieux. Ce n’est pas qu’il était très fort, non, plutôt qu’il était très présent, carrément obsédé. Il y a des endroits comme celui-là où on ne trouve que rayons blancs et ombres noires. Quand tout est polarisé à ce point, on finit par devoir aimer ou détester, il n’y a plus vraiment de demi-mesure. Moi, j’aimais, complètement. Je comprenais que les premiers génies soient nés ici, entre l’ombre des cavernes et l’éblouissement d’un ciel toujours bleu. C’est vrai que, à choisir, pour dire le monde, je préférerais l’ombre d’un olivier à celle d’un sapin. Rien qu’à son tronc, on comprend qu’il est le roi des arbres tellement il est torturé, emmêlé, questionné. Il n’y a pas qu’une seule envie d’arbre dans olivier, il y en a des milliers qui se grimpent dessus, se coupent la route, s’empilent et se contredisent”, etc.
    Et je pourrais vendre plus de mèche : sur un premier souper de cochons mâles en Macédoine, suivi d’un début de mariage en fanfare; sur l'apparition d'une jeune Gaïa qui coupe la chique du narrateur, et ensuite en flash-back sur la première galère d'amour de celui-ci - mais là je n'en suis qu'à la page 40 et déjà j'ai balancé un courriel au lascar pour le mettre en garde: gare à vous si vous me décevez ! Tout le temps qu'on descendra l'autoroute du soleil je lirai votre livre à Lady L. et gaffez le tribunal ! Mais je sens déjà (l’instinct et le nez du vieux Mohican !) que de Grignan je vais fait une lettre à l'encre verte à cet Adrien dont l'envoi me vient de Crissier ou créchait notre arrière- grand-mère aussi vieille que Jaccottet ce matin et dite, précisément, la mémé-de-Crissier.
     
    Pour ne pas quitter nos chères famille , je cite encore notre amateur de petites vertus et j'attaque ensuite le plan valises; et ce soir, à l’étape de Valence, faudra que je jette un oeil dans L’Enfant prodigue, vu que j’ai presque tout oublié de ce qu’il contient:
    “Je n’avais pas manqué d’amour, enfant, ma place à l’église avait toujours été réservée, à coté de l’orgue, aux pieds de ma grand-mère. J’avais même eu le droit de tourner les pages de la partition quelques fois. Coup de chance, j’avais eu de ces parents qu’oncroit aimer mais dont on ne tombe réellement amoureux qu’une fois adulte. De belles personnes ! Il y en avait tout autour de moi, il y en a toujours eu. Ce n’était ni la chance ni l’entourage qui me manquaient, c’était autre chose”...
     
    Adrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Editions Cherche-Midi,147p. En librairie en août 2017.
    Aquarelle du bandeau: JLK, La Lettre, d’après Czapski.
     

  • Jet lag

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    Chemin faisant (162)
     
    Trou noir. - S'il n'était que physique, l'épiphénomène lié aux vols excessivement longs en temps excessivement court ne serait qu'un mal de cheveux alors qu'il est, aux âmes sensibles (nous en sommes, ainsi que le précise notre passeport virtuel de citoyens du monde), comparable à la chute dans un trou noir qui relève, comme l'extase sensuelle ou mystique, de la petite mort.
    Je n'exagère pas: je décris ce que j'aurai vécu à mon septième (chiffre symbolique) retour d'Amérique, 30 jours avant le passage du cap de bonne espérance de mes 70 ans, grinçant de toutes mes entournures mortelles mais l'esprit aussi vif qu'à vif quoique perdu, lost au propre et au figuré...
     
     
    18402990_10212984588356279_4844180589336064861_n.jpgDislocation. - En préface à un recueil d'une trentaine de témoignages de très jeunes gens immigrés aux States pour des raisons le plus souvent économiques, l'écrivain libano- américain Rabih Alameddine, qui l'a vécu lui-même et en a fait le thème de ses propres ouvrages (dont Les vies de papier, prix Femina 2016) parle de dislocation , ce qui se traduirait plutôt par délocalisation en notre langue, ou mieux encore par déplacement s'agissant aussi bien de personnes déplacées de gré ou par force.
    Or jamais je n'aurai ressenti, pour ma part, en dépit de notre condition de nantis occidentaux peu exposés aux tribulations, un tel sentiment-sensation de dislocation à la fois extime et intime qu’au retour de ce périple américain vécu et partagé, au demeurant, avec un bonheur personnel sans mélange.
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    Et pourquoi cela ? Peut-être du fait de l'exacerbation de ma conscience restée très jeune, donc très poreuse et sensible, dans une carcasse cabossée et affaiblie par l'âge, pestant de ne plus pouvoir surfer avec les surfeurs ? De surcroît, confronté à la monstruosité récurrente de l'imbécilité humaine, incarnée ces jours par le plus emblématique crétin en son salon ovale, l'on aimerait être un rebelle de vingt ans avec la jeunesse du monde alors que celle-ci se fout bien de votre état d'âme, vivant sa propre dislocation...
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    Refondation. - Un voyage ne serait rien, à mes yeux en tout cas, sans valeur ajoutée pendant et surtout après , non tant pour prolonger le plaisir que pour en filtrer et en distiller l'expérience.
    Nous nous trouvions ainsi, l'autre jour, dans l'accueillante et claire maison de nos jeunes gens, dans le quartier bien nommé de Tierrasanta, sur les hauts de San Diego, à parler avec un jeune vététiste vaudois de passage qui, le lendemain, se lancerait dans la remontée en traverse de l'immense pays, de Californie au Canada, seul sur son cycle réalisant la fine pointe de la technologie roulante.
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    Or ce Florian de saine intelligence , qui avait vu de près les effets de la mondialisation durant sa traversée en cargo et m'avait dit la veille au soir son adhésion à la mouvance altermondialiste (nous nous étions illico entendus sur le seul nom de mon ami Jean le fou, notre cher Jean Ziegler dont il partageait l'admiration reconnaissante), repartirait à l'aventure avec quelques livres pour compagnons, dont le commentaire du sage chinois d'entre les sages, le lumineux Tchouang-tseu, par le bien éclairant Jean-François Billeter !
    Et vous dites que tout est foutu ? Moi pas ! Et je dis merci Florian et bon vent, merci Florent et Sophie, merci Julie et Gary, merci les amis de Californie, merci à ma bonne amie et merci la vie !
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  • Passagère

    Freud12.jpgElle porte son duffle-coat bleu ciel comme un nain jaune.

    Lorsque je me pointe dans le compartiment d’à coté, elle se déplace et vient s’asseoir en face de moi. Je n’ai pas envie de faire attention à elle, mais elle m’y oblige : elle n’a personne ni nulle part où aller.

    Elle est adorable sans être jolie ni belle. En principe, elle allait à Vienne dans l'Isère, mais à la gare où je descends elle descend aussi. Je remarque qu’elle n’a aucun bagage. Ensuite elle me suit partout, jusque chez moi où je lui dis que je n’ai qu’un lit, mais ça lui va.

    Alors vient la partie intéressante de la joint venture onirique , découlant des occurrences précises de la métempsycose.

    Ainsi, lorsqu’elle aborde la question de nos avatars connus, lui dis-je qu’avant d’avoir été plongeur nu à Delos je fus un dauphin remontant les rivières du Dauphiné.

    Pour sa part, elle se rappelle avoir été luciole dans un champ nocturne de Toscane, du côté d’Asciano, après avoir été djinn dans l’Atlas, pour l’enchantement des uns et le tourment des autres – d’où sa gravité d’adolescente ostensiblement mature.

    Nous dormons sans nous dévêtir, sans nous caresser, sans rêver peut-être mais dans les bras l’un de l’autre.

    Le matin je lui dis que j’ai du boulot à mon atelier de doreur à la feuille.

    Le soir, quand je reviens, l’oiseau s’est envolé.

    Dessin : Lucian Freud.

  • Correspondances

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    …Il est envisageable, les choses étant ce qu’elles sont, que la superposition de plans du réel et d’instances temporelles fasse qu’un maniaque de l’Harmonie, appelons-le Emmanuel K., se serve à un moment donné d’un hautbois en le détournant de sa vocation classique convenue, pour en faire une arme phonique à l’instant où le saisissent des fantasmes violents de destruction de céramique Song, alors que son pair philosophe de deux siècles antérieurs, appelons-le Baruch S., observe debout, sur la rive d’en face qu’on aperçoit dans le grand miroir du corridor bleu, le jeu des affects modulant le rythme de la pluie sur les dalle de marbre d’une tombe imaginaire - et voici que la vapeur ailée séduit l’oiseau fermé à clé…

    Image : Philip Seelen

  • Ce machin, la conscience

    littérature,voyage,politique

    Lettres par-dessus les murs (22)

    Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.

    Ahlan JLs,

    Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.

    littérature,voyage,politiqueLe Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.
    littérature,voyage,politiqueUne autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.
    La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…121272581.jpg
    Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.
    Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture.


    La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.


    Cher Pascal,
    Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB. On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.


    Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin. Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.

    littérature,voyage,politiqueOr le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.

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    Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre. Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…

  • Dernières news de la poubelle

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    Chroniques de La Désirade (29)

    À propos des pépites d'or pur semées dans le tout-venant d'Internet. Du pire, des followers en délire et de l'Histoire des douze heures...

     

     

    À La Désirade, ce vendredi 30 juin 2017. – Nous fêterons ce soir nos 35 ans de mariage, à Grindelwald, où j’ai tant de beaux souvenirs d’enfance du côté de Mühlebach, dans les prairies ensoleillées surmontées de créneaux de pierre et de glaciers aux séracs bleutés comme suspendus à l’aplomb des roches rincées, du Wetterhorn à l’Eiger.

    Il a fait ce matin une belle lumière sculptant les montagnes d’en face, aiguisant leur découpe et accentuant leur relief comme sous une loupe cristalline, que j’ai saluée avec reconnaissance en poursuivant la lecture de l’extraordinaire Histoire de douze heures, dont chaque page me touche au cœur. Je me lamente souvent à propos de l’effrayante dispersion d’attention et d’énergie qui s’observe sur le réseau des réseaux, et plus largement dans la dis(société) qui nous entoure, et puis c’est le miracle : un inconnu lecteur de mes Carnets de JLK qui m’envoie un livre méconnu qu’il vient de tirer de l’oubli, et cette découverte renversante d’une pensée et d’un style « vieux » d’un siècle, dans un livre écrit en captivité par un prisonnier français, dont le manuscrit fut confisqué par les Allemands et que son auteur, François Bonjean, a réécrit tout entier de mémoire en 1918.

    Or j’ignorais qui était cet auteur et le découvre grâce à ce David Aimé qui anime les éditions Banyan, spécialisées en littérature orientale et que j’ai retrouvé sur Facebook que d’aucuns réduisent à une poubelle. Or tout n’est-il pas poubelle aujourd’hui dans le chaos du monde, et n’est-ce pas dans ce fatras que nous avons à frayer notre infime chemin avec nos loupiotes ?

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    C’est ce que je me disais hier soir en lisant, dans L’Obs, le portrait de Roy Cohn, âme damnée de Donald Trump, figure shakespearienne d’avocat véreux lié aux parrains la mafia new yorkaise et dont les services ont contribué, avec ceux d’une autre fripouille de haut vol - ce Roger Stone qui a « fait » Reagan avant d’aider à « faire » l’Ubu actuel de la Maison-Blanche, et c’est ce que je me répète ce matin en apprenant qu’une jeune fille de 19 ans a tiré à bout portant sur son petit ami après avoir parié qu’un livre protégerait celui-ci. Le pauvre gosse est mort ; elle, enceinte, est en taule, et leur story fait le buzz autour du monde comme ils l’espéraient. Depuis qu’elle avait lancé son site perso sur Internet, y filmant le feuilleton quotidien de sa vie avec Pedro, Monnalisa (sic) ne pensait qu’à devenir célèbre et compter autant de followers que Kim Karshasian et autres « stars » du néant médiatique. Ce qu’on pourrait dire : le monde selon Trump, où l’on ne se gêne pas de tirer au revolver sur un livre. Tirer sur un livre, non mais ! Et croire qu’un livre est un bouclier capable de protéger l’être aimé d’une balle dum-dum ! Crétinerie absolue, mais aussi quelle pitié, alors même que le livre reste notre meilleure protection contre ce monde-là.

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    Donc nous sommes sur le départ direction l’Oberland par le Pays d’Enhaut, alors que mon vieil ami le tout jeune Maveric m’apprend à l’instant, sur Messenger, qu’il part lundi pour l’Inde et se désole de ne trouver point de Cingria dans les librairies parisiennes pour en emporter au Bengale. Avoir vingt ans en 2017 et manquer de Cingria ! Encore une grâce, caramba ! Et de m’inviter, le lascar, à lui rendre bientôt visite là-bas où il va faire ses armes de candidat à la Carrière et se mettre un peu sérieusement à l’écriture. Sacré Maveric qui m’écrivait en russe à 16 ans, sur Facebook. Sacrée poubelle !

     

  • À l'ami retrouvé

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    Chroniques de La Desirade (27)
     
    À propos des rencontres possiblement miraculeuses sur la Toile. Découverte d'un roman exceptionnel datant de 1921 et réédité ce matin. Des grands méconnus qui nous aident à nous connaître, etc.
     
     
    Ce qu'il y a d'incessamment revigorant, quand on est tenté de croire qu'il n'y a plus rien ni personne pour nous surprendre, c'est d'être démenti une fois de plus par la preuve de l'Être surgie des décombres du paraître.
    Ce matin, ainsi, je reprends la lecture du livre d'un auteur méconnu que m'a envoyé un éditeur au prénom biblique de David et au nom avenant d'Aimé, qui m'a fait ce cadeau après avoir, me dit-il, apprécié ma façon de parler des livres...
    Le roman, dont j'ai déjà lu 121 des 207 pages, s'intitule Histoire des douze heures, son auteur se nomme François Bonjean, né en 1884 à Paris et mort à Rabat en 1964. Le livre parut initialement en 1921 aux éditions Rieder et relate essentiellement les discussions plus ou moins fraternelles ou furieuses d'une brochette de prisonniers français claquemurés dans le cabanon d'un camp de concentration allemand, dans les dernières années d'une guerre qui n'en finit pas, donc vers 1916 et 1917 - ça va bien faire un siècle mais ces conversations, opposant de magnifiques types humains à la pensée lestée de toutes les terribles expériences vécues au front et à la verve néanmoins flamboyante, me parlent comme si elles étaient, précisément, de ce matin.
    Cette Histoire de douze heures, préfacée par Romain Rolland, dont le génie européen à honoré notre région (Villeneuve, que je n’aperçois juste pas de ma fenêtre, est à trois coups d'aile de pic noir depuis la Désirade), paraît à l'enseigne de L'ami retrouvé, collection destinée à “redonner vie à de grands écrivains et penseurs du XXe siècle injustement méconnus où oubliés”.
    Cela tombe bien, car il y a bien cinquante ans que je me sens naturellement attiré, non du tout par snobisme ou goût esthète de la rareté, par ces oiseaux rares, ou perchés à l'écart, inaperçus de la meute ou tenus pour rien par les battants de la publicité littéraire, que furent un Luc Dietrich ou un Benjamin Fondane, un Charles-Albert Cingria ou un Robert Walser (tous deux oubliés ou méconnus à la fin des années 60), un Raymond Guérin ou un Henri Calet, une Simone Weil ou une Monique Saint-Hélier, un Henri Pollès ou un Vassily Rozanov - tous deux redécouverts par mon ami Dimitri, comme Cingria et Walser - , un Emmanuel Bove ou un Jean Malaquais, entre autres.
    Cependant le cas de François Bonjean se distingue aujourd'hui, me semble-t-il, de tous ces noms d'oiseaux non alignés de la volière des lettres, par la vigueur intacte de ses vues sur la guerre, le génie européen oscillant entre lumières et force (auto) destructrice, les particularités des peuples contigus, l'embourgeoisement des arts et le début du snobisme des prétendues élites, la tentation de s'écraser mutuellement quitte à préparer de nouvelles vengeances (comme si l'auteur avait prévu le Traité de Versailles...), le conflit croissant entre hommes de pensée et d'action, etc.
    Voyage au bout de la nuit date de 1932, et certes François Bonjean n'a pas le génie visionnaire ni la puissance verbale fondatrice de Céline, mais ce qu'il nous dit, à nous autres qui ne désespérons pas d'une Europe des cultures seule digne de renaître du chaos de tous les simulacres d'union, est probablement de meilleur conseil personnel, en tout cas c'est ce que je me dis en retrouvant cet ami ce matin, reprenant illico la lecture de son Histoire des douze heures dont j’aurai encore beaucoup, beaucoup à dire et à écrire...
     
    Douze-heure-1-225x360-1.jpgFrançois Bonjean, Histoire des douze heures. Préface de Romain Rolland. Éditions du Banyan, collection L’Ami retrouvé, 2017.

  • Les anges blessés

    Chroniques de La Désirade (26)
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    À propos de ceux qu’Henri Calet appelait les “sinistrés de l’âme”, créateurs ou coeurs sensibles de toute sorte. De l’angélisme frelaté par la miévrerie ou le putanisme. D’une immonde émission de téléréalité aux ailes pourries. Que les messagers n’empruntent pas toujours les voies ordinaires, etc.
     
    Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges. Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.
    Cela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie odieuse propre aux mères américaines et à leurs clones n'a rien de commun avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux voire affreux.
     
    L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette punaise de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Arthur Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.
    Le prétendu romantisme glamour des années 20 aux States est évidemment une foutaise, et particulièrement au cinéma, et plus précisément encore dans le film Gatsy le magnifique de Baz Luhrmann, mais sous l'or cosmétique dont on a pommadé le visage plébéien de Leonardo di Caprio se perçoit néanmoins un rien de frémissement angélique qui se retrouve ici et là dans les regards de Daisy ou dans le rien de folie ou de délicatesse échappant à l'écrasement de la machine hollywoodienne dont on se rappelle en passant qu'elle a laissé le poète crever comme un chien.
     
    L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange - ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater comme on dit.
     
    185206-nbailla-est-la-star-du-moment-dans-les-950x0-2.jpgLes Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les meufs et les mecs élus sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien et dans l'immédiat je saluais avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabilla changeant de culotte à vue; je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ - bref je cherchais à ces zombies programmés une issue en les imaginant revenus dans leur banlieue ou leurs nouveaux meubles ou leurs sanglots subits de lucidité: je souhaitais secrètement a Nabilla & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des cadres putes de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...
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    La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.
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    L'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. Imagine-t-on Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi ?alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur...
    Yes, Baby: l'incarnation de la douceur et de la douleur est la marque de l'ange...

  • L'Europe d'un poète

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    Chroniques de La Désirade (25)

     

    À propos de Big Bang Europa d’Antonio Rodriguez. De la poésie en morceaux...Ramuz1 (kuffer v1).jpg


    « Car la poésie est l’essentiel », écrivait Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust le narrateur en prose par excellence.

    Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité pompière; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.
    Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Houellebecq trouve Prévert trop con. Pas moi. Mais il y a deux ou trois poèmes chez l'amer Michel qui valent l'attentions. Bref,  je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À douze, treize ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.
    « La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié le vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que les repères d’un goût, qui ne peut cristalliser que livre en mains.

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    Or j’ai mis des mois avant de lire vraiment celui qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, et tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.

     
    Panopticon907.jpgDes ombres dans la forêt
    Ils arrivent de Syrie martyrisée ou d’Erythrée, ils affluent de partout en troupes malodorantes « en fuite dans la boue du nord », ils n’ont plus rien avec le sentiment plus ou moins justifié « qu’on veut nous faire payer jusqu’au bout d’être ici chez eux », ce sont des cris et des chuchotements confus, les pages de ce Prologue bousculé entre fiction et réalité miment cet affolement en mouvement brassant femmes et enfants, et l’haleine des chiens se perçoit dans la foulée – « ce n’est pas de l’humain là derrière c’est du mal » -, et de fait c’est de ça, de cette chair et de cette suerie que seront tissées les pages de Big Bang Europa : de ces retombées de tueries, du constat que « tout est perdu derrière nous » et que rien n’est à attendre des « cerisiers en pleurs », à cela près qu’on voit toujours puisqu’on en bave et que peut-être il y a du jour après la nuit, peut-être que c’est du déclin que va murir un nouveau fruit ?

     

    Rodgers16.jpgDans l’incertitude des corps
    La poésie d’Antonio Rodriguez, comme celle du vagabond sous les étoiles que figure un William Cliff, est à la fois chair et pensée, très incarnée et mentale ; elle dit autant le tendre et l’éperdu, les amours déçues qu’on dirait parfois vécues par tous, et l’abrupt du sexuel opposant « la part du sucre entre les jambes » et l’ « incroyable décharge », entre virilité sûre et défaite qu’on pourrait dire aussi de l’espèce affaissée, entre machinisme athlétique et pornographie, avec, on le verra, le rôle peut-être médiateur de la femme…
    Que cela ne peut plus durer…
    L’incertitude ressentie va de pair, aussi, avec la conviction latente qu’« il nous faudrait vivre autrement », et ce ne sont pas les emplâtres du développement personnel qui y changeront quoi que ce soit car l’entier du monde se défait ensemble – ou se refera si l’on y pourvoit. Or il nous reste un peu de feu entre les mains, et des murmures contraires font écho à ceux des enfants (« tu sais, les enfants ne veulent plus de ce monde »), et d’aucuns parient pour un (re) commencement : « C’est le moment pour les hommes, c’est le moment pour l’espèce », et c’est reparti avec trois kilos de chair qui « cherchent le réel », et c’est par le sexe aussi que ça va passer, par delà l’obsession reptilienne cérébralisée, on va voir encore de l’enfant, va savoir, il y aura encore de l’humain…
    Incarnée, la chair va et vient, vieillit et s’accroche, et voici l’homme confronté à la fin de son père, ou voilà le nouveau petit museau qui pointe à l’orée du solstice. Et non moins contournable, l’homme utilitaire demande ses papiers au poète: « À quoi ça sert ? » Le vieux sera « technologiquement secondé » selon les nouvelles méthodes, mais la non moins vieille façon de s’accrocher à l’inutile et vitale poésie relance le spécialiste en plomberie nécessaire : « À quoi ça sert ? ». Pour un peu le père, qui a les pieds sur terre, s’impatienterait de voir le fils écrire si sombre, voire si noir, et de ne point soigner assez son réseau ou ses vernissages, ou encore de l’enjoindre d’écrire comme Joël Dicker, de fait « à quoi ça sert » si ce n’est pas de quelque rapport ?
    Mais le poète, et dans le poète n’importe lequel d’entre nous, ne pense point tant à cette sorte de plomberie tandis que le « continent fuit, goutte et s’effondre ». Le best-seller sera lui aussi « technologiquement secondé », alors que c’est d’air que nous avons besoin - de respirer vraiment.

     

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    Quand l’Europe se fait colère

    Un poème est comme une espèce de fichier informatique qu’il s’agit juste de décompacter. Cela demande plus d’attention et d’amour que d’habileté mécanique. « Il nous reste à retrouver le regards », qu’il dit, Antonio Rodriguez dans son chapitre en trois temps sous-intitulé L’Agneau de l’homme. Non, ne vous attendez pas à de la mystique pour débutants New Age, car s’il y a du sacré là-dedans, et il y en a sacrément, c’est à ras l’humanité, avec des mots « pour ouvrir les cages thoraciques » où le cœur n’est pas qu’un trou noir du langage, et l’Europe au bord du tombeau trouve encore la force de recommander à ses enfants : « Baigne-toi dans mes rives, élève-toi sur mes sommets ».
    Et l’Europe s’impatiente aussi bien, pointant ce « continent de vieux », et dans son tombeau elle dit : « vous regardez sur les plages ceux qui s’échouent à vos pieds, chacun dans sa chambre, dans sa pension de vieux, chacun se croit un centre, urine sa morale à petits jets, ressasse la grande histoire, les héros, les ruses, les généalogies, mais les rides vous rendent pathétiques lorsque vous vantez la tolérance, pendant qu’une poignée d’employés vaquent en cuisine, nettoient les pièces et apportent les plateaux-repas sans même vous sourire, vous enviant, vous haïssant, tandis que vous préparez dans vos cervelles nationales le moyen de leur botter le cul, à coups de pied démocratiques, pour vous débrouiller seuls entre vous, entre vieux, qui inspectent avec contentement leur chambre vide et se rendent compte subitement qu’ils ne supportent plus les ronflements du voisin. »
    De la poésie ça, Monsieur ... comment encore ? Monsieur Rodriguez ?


    Vernet40.JPGTiens, c’est du printemps…
    D’entrée de jeu la question de la fiction s’est posée, puis celle de la fission et des fusions parfois délétères, et finalement l’oxymore sera de la comédie tragique finissant comme on le décidera, Brexit ou pas. Nul mot, au demeurant, nul sigle, nul slogan, dans Big Bang Europa, qu’on puisse dire émargeant au discours politique ordinaire non plus qu’aux opinions médiatisées, et pourtant tout là-dedans ne cesse d’entrer en consonance avec nos actualités. Ainsi, au responsable des RH qui vous serine « nul n’est irremplaçable », ou « toi ou un autre c’est pareil », l’Europe au bord du gouffre répond « apprends à sourire la terre entre les dents ».
    Et le poète en appelant à la femme dit : « c’est noir tout ça, tes textes, tu dis, le réel, avec ta voix douce de femme, tu regardes par la fenêtre, le cerisier en fleurs, c’est là… » Et plus loin le poète écrit : « tu dis, tiens, c’est du printemps, et tu me le tends, le matin avec ta main de femme, donne-moi la branche, ton corps est là… », et plus loin , en proclamant doucement que « nous sommes de l’espèce qui surmonte l’espèce, on lit « tu sais, je voudrais que nos vies restent intactes, j’acquiesce à ces jours qui sont comme tous les jours, même si le continent est là, tu es là aussi, il y a entre toi et moi l’histoire des hommes, il y a sur ta peau l’amour des femmes pour les hommes, les labours, les salons, les usines, je le sens dans tes mains, il y a entre nous la lutte de ceux qui nous ont donné le monde, beau et éphémère, comme ils furent beaux et éphémères, autour de nous, le continent vibre, j’acquiesce et je dis, nous sommes heureux », et à l’autre bout du livre commencé dans la fuite éperdue en forêt, on lit « il nous faut partir, tu sais, la forêt attend, l’Europe attend, nous y allons maintenant, calmement, comme des gens qui savent et qui attendent, il n’y a plus qu’à s’aimer et à surmonter l’espèce, maintenant dans cette vouture, nous et nos mains, eux et leurs petits visages, alors que nos voisins saluent et que nous partons en forêt, c’est vrai, nous sommes heureux ».

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    Et dans la forêt, et c’est le happy end de sérénité crispée, comme dirait un René Char, se dresse cet animal, ce grand cerf qui pourrait être un dieu, « comme un dieu avec sa peau de bête, comme un homme avec son odeur de brebis, tandis que lui ne dit rien, l’animal tel un dieu apparaît entre les troncs et nous regarde, nous nous parlons enfin, entre ces feuilles, face à face, comme des hommes qui fondent et renaissent en feuillage, alors que de ses bois il remue le continent et se frotte à l’Europe entière »…

    Antonio Rodriguez. Big Bang Europa. Tarabuste éditeur, 91 p. 2015.