Une rêverie crépusculaire d’Antonio Tabucchi.
Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.
A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?
Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.
Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.
D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.
Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...
Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.
(Image LK: crépuscule à La Désirade).
Commentaires
Je viens de lire "Tristano meurt" et j'en suis encore tout imprégné. Il y a dans l’écriture de Tabucchi une manière de faire toucher l’indicible, le sens ou plutôt le non-sens de la vie, le passage du temps, la mémoire... avec comme tu le soulignes pas mal d’humour politesse du désespoir. Un tout grand écrivain !
Oui, les derniers livres, crépusculaires, de Tabucchi sont les plus beaux il me semble. Et dire qu'il y a des malheureux qui préféreraient en parler sans les lire...
Les essais sur Pessoa sont aussi excellents. Parmi ses romans, j'ai une faiblesse particulière pour "Pereira prétend". Tabucchi est un grand écrivain parce qu'il y a chez lui une ambiance (des ambiances) et, chose de plus en plus rare, un discours. Il a des choses à dire et le dit de manière subtile et belle.
E la nave va...
Merci* pour ces lignes. Ah Tabucchi... J'avais commencé par "Tristano meurt", un livre foudroyant de beauté et d'intelligence puis j'ai remonté jusqu'à ses oeuvres plus anciennes.
*(un peu déçue toutefois, en découvrant le sujet de votre note j'ai cru quelques instants à une parution récente. tant pis prenons patience et RElisons Tabucchi§)
Un de mes préférés : La Tête perdue de Damasceno Monteiro (Points). Ne serait-ce que pour le duo des personnages principaux, Don Fernando le vieil avocat gros mangeur et Firmino le jeune journaliste qui n'a pas l'habitude du vin.
PS : salutations à JLK.
moi je lis contre-jour moi je lis les psaumes de claudel moi je lis l'ambassade du papillon,moi je lirais bientôt les arpenteurs du monde,moi je lis cingria,moi je lirais gloire moi je lirais le temps vieillit vite si j'ai le temps,car si j'ai le temps j'ai mon ami qui m'envoie les livres,ma bonne amie lis le pain de coucou,je ne sais pas vraiment ce qu'elle en pense:je lui dis c'est bien,elle me dis oui c'est mignon et s'endort profondément,moi je lirais il se fait tard de plus en plus tard mais je n'ai pas sommeil.mon ami à mon âge maintenant...notre père n'est plus depuis ce printemps 1983,mon papa est mort le 5 avril 1983,et je suis cheminot depuis le 5 avril 1982,mais mon papa fut baptisé le 5 avril 1925,mais il me reste deux cent pages à lire à contre-jour,et l'ambassade du papillon vole du temps à contre jour qui est l'énergie du temps,j'apprends,et j'aimerais lire tous les livres de mon ami.moi je lis contre-jour moi je lis l'ambassade du papillon moi je lis...j'y vais