Chemin faisant (155)
La grâce d'une rencontre.- Au cœur de la ville-monde, dans le prodigieux labyrinthe architectural que déclinent deux siècles de styles dégageant une identité sans pareille, une exposition rapprochant deux maîtres de la couleur et du trait irradie ces jours les murs blancs de l'un des plus beaux musées d'art contemporain qui soient.
Rapprocher deux peintres tels que le Français Henri Matisse (1869-1954) et l'Americain Richard Diebenkorn (1922-1993) paraît aller de soi quand on découvre le magnifique ensemble de leurs œuvres continuant pour ainsi dire de dialoguer tant d'années après la mort de ces deux artistes habités par le même besoin de célébrer la vie par la couleur, mais c'est surtout l'effet révélateur de cette mise en rapport qui enchante, faisant mieux voir La beauté selon Matisse par le regard du plus inspiré de ses admirateurs tout en parcourant, à travers cette filiation unique, un itinéraire illustrant, en deux suites de séquences très représentative, l'évolution non linéaires de deux psalmistes de la couleur qui furent aussi des inventeurs de nouvelles perspectives spatiales, entre figuration épurée et stylisation abstraite.
Deux grands nus féminins, deux "portraits " de fleurs d'un même adorable intimisme, deux intérieurs à l'espace réinventé comme dans un rêve éveillé rigoureux et flottant dans une dimension parallèle illustrent, entre cent autres exemples , ce merveilleux dialogue non concerté où les notions de maître et de disciple s'effacent dans l'affirmation parente de deux visions irréductiblement personnelles, et ça chante et ça danse dans la même poésie radieuse, sensuelle et pensive.
Lumière des livres. - Le foyer de culture vibrionnant de City Lights Books n'est pas qu'un mythe littéraire de plus évoquant une période de créativité hors norme : c'est LA librairie cristallisant, dans un quartier à bigarrures métissées de Chine et d'Italie, une passion de la littérature qui reste vivace selon toute évidence. À preuve: le choix exceptionnel de livres "à lire absolument" qui échappent aux automatiques et souvent débilitants "coups de coeurs" des derniers succès, sous le signe de la qualité, d'une curiosité sans cesse relancée et de la production la plus récente, notamment en matière de pensée et de poésie en volcanique activité.
La danse sur le volcan est alors doublement évoquée par les essais très présents en ce lieu d'un Noam Chomsky , constatant la fin du rêve américain sans ignorer pour autant les forces vives s'opposant à l'écrasante religion du dieu Dollar, et d'une kyrielle d'auteurs vivants - tel le New Yorkais David Shapiro dont City Lights Books vient de publier In the Memory of an Angel - toujours soutenus par la légendaire maison du Mathusalem jamais aligné de ce haut-lieu, en la personne du nonagénaire Lawrence Ferlinghetti.
Instantanés contre l’oubli. - Un préjugé rassis voudrait que nos cousins d'Amérique, mâcheurs de chewing-gum ou d'insipide marshmallow, fussent pauvres de mémoire et moins portés que nous autres à défendre les valeurs d’intelligence et de sensibilité distinguant l'humaine créature de la brute épaisse, mais l'inculture crasse de l'ubuesque Président actuel ne saurait faire référence !
C'est en tout cas ce que nous nous disions, avec Lady L, en nous attardant ce matin dans l'enfilade des salles du MOMA de San Francisco où le regard de la photographe Diane Arbus se trouve réfracté par une centaine d'images chargées d'humanité et sous tous les aspects qu'en brasse la société.
Imagiers défiant la fuite du temps , les photographes autant que les peintres, et parfois plus que ceux- ci se perdant dans les artifices de la pseudo -nouveauté, font figures de témoins, comme le rappellent aussi quelques-uns d'entre eux, réunis dans une suite de courts métrages du plus vif intérêt, tel Un Richard Adams travaillant à capter encore un reste de beauté dans les dévastatrices entreprises soumises au seul profit, ou telle la Vietnamienne An-My Lê exorcisant ses anciennes terreurs d'enfant de la guerre à sa saisissante façon...