UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 78

  • De la guerre et des gens

    620019261.jpg

    Par-dessus les murs (6)


    Ramallah, le 18 mars, 2h26.

    Cher ami,
    Je ne sais pas si je trouverai My First Sony à Tel Aviv – merci pour la proposition d'envoi que vous m'avez faite, mais Ramallah est, entre autres, sous blocus postal, comme je vous l'ai dit, et les valises diplomatiques que je connais sont avares en littérature et en poésie, dès qu'elles dépassent les quelques grammes d'une lettre (les diplomates ont des choses plus importantes à transporter, on le sait, le whisky ça pèse, et les antiquités aussi, dans l'autre sens).
    Mes parents me rendent visite bientôt, ils m'apporteront le livre de Barbash et je me ferai une joie d'en reparler avec vous. Ce ne sera sans doute plus d'actualité et c'est tant mieux… Pour l'instant je suis plongé dans quelques Petits Textes Poétiques de Robert Walser, mon exotisme à moi… nous faisons ensemble de longues randonnées dans la montagne, il n'y a personne pour arrêter nos pas, un brigadier un peu méfiant, parfois, qui regarde notre accoutrement de jeune poète avec un peu de suspicion, mais il est plus bête que méchant, et il ne porte pas de M16 en bandoulière. Les couchers de soleil sont magnifiques, dans ces contrées, les femmes sont belles, qu'on rencontre à la nuit tombée, au détour d'une forêt, qui vous ouvrent généreusement la porte de leur chaumière, une lanterne à la main… Walser, c'est déjà le siècle précédent, 1914, la nuit des temps. Excusez la naïve extase, mais quel miracle, que ces mots qui nous parlent d'une époque à l'autre ! Nous cherchons dans nos lettres à dire la ressemblance humaine, entre ici et Israël, la Suisse et ailleurs… pourquoi la tâche semble-t-elle parfois si rude, quand nous pouvons tisser des liens avec des hommes qui n'existent plus, plus loin de nous encore, par-delà des guerres et des guerres ?
    Vous avez lu la nouvelle comme moi : on aurait retrouvé, il y a peu, le pilote qui a descendu Saint-Exupéry, en juin 1944. Il s'appellerait Horst Rippert, 88 ans aujourd'hui. Les quelques citations que je lis dans le journal (« sur » le journal, plutôt, puisqu'on n'enfourne pas sa tête dans un écran) disent un regret vrai et sans pathos de l'ex-pilote de la Luftwaffe. Ca a l'air authentique, et d'ailleurs qu'importe si derrière ce Horst se cache quelque escroc de talent, il y a quelque chose de très touchant dans cette histoire, que l'on doit sans doute au recul, au décalage temporel. Etrange rencontre posthume, entre un lecteur qui abat sans le savoir l'auteur qu'il admire, qui a toujours espéré, ensuite, « que ce n'était pas lui », pas Saint-Ex, dans l'avion qu'il pourchassait.
    Je suppose que des histoires similaires fleurissent ici, des fleurs sauvages entre les lourdes dalles de la guerre. J'en entends peu, je vous l'avoue. Karin Wenger, journaliste à la NZZ, m'en a raconté une – c'est une histoire vraie, ce qui signifie, dans le contexte présent, que ce n'est pas une histoire d'amitié, mais celle, plus simple, d'une rencontre. Entre un soldat israélien, qui a fait son pauvre boulot dans le camp de réfugiés de Balata, à Naplouse, et un habitant de ce camp. L'un a très certainement essuyé les tirs de l'autre, ils se rencontrent pourtant, quelques années plus tard, dans l'appartement de la journaliste, ici à Ramallah. C'est un tour de force, même si l'ex-soldat fait partie de Breaking The Silence, un groupe d'anciens appelés qui témoignent de leurs actes et des horreurs de l'occupation.
    La conversation durera toute la nuit. Nous n'en connaîtrons que quelques bribes rapportées, la journaliste s'étant sagement retirée, après le dîner. Au petit déjeuner, seul reste l'Israélien, le Palestinien est parti à l'aube. Celui-ci confiera plus tard à la journaliste que la conversation était intéressante, oui, c'était bien, ils ont parlé de choses et d'autres, de musique... L'Israélien lui a confié ses projets, il aimerait prendre des cours d'espagnol, à Madrid, l'été prochain… c'est bien, c'est intéressant, oui, ça doit être bien, de pouvoir aller à Madrid, plutôt que d'être coincé en Cisjordanie, dans un camp de réfugiés, à attendre la prochaine incursion, les prochains tirs.
    Elle raconte cette histoire, et d'autres, dans un livre qui s'appelle Checkpoint, NZZ Libro Verlag. A paraître en août seulement… je reste fidèle aux décalages temporels, et vous joins cette photo du centre de Ramallah, prise il y a déjà trois mois.

     

    663345651.jpg 

    La Désirade, ce lundi 18 mars, 15h 48.
    Cher Pascal,


    Vous m’envoyez une image de Ramallah sous la neige d’hiver d’il y a trois mois, et je me dois donc, malgré celle qui est revenue cette nuit sur nos hauteurs, de vous annoncer le printemps par le truchement d’Olympe. Les narcisses ne sont pas encore en fleur, mais ils pointent en toupets entre les primevères et les perce-neige. L’heure n’est plus aux folles descentes de luge de Sonloup aux Avants (là précisément où Hemingway venait se griser à l’époque de la Conférence de Lausanne), mais elle sera bientôt à la chasse à la martre et à la loutre que le lascar pratiquait en nos régions, et qui ne se montrent plus guère à vrai dire. Le gibier qui nous reste, à nous autres chasseurs virtuels qui ne touchons ni au lynx (sur les hauts) ni au coq de bruyère non plus qu’au blaireau pataud ou au daim gracieux, se réduit donc quasiment au militant écolo et à la démarcheuse de gelée royale. Pour mémoire légendaire, j’ajouterai que c’est dans le val suspendu que surplombe notre Désirade que s’achève L’Adieu aux armes, du même auteur qui s’est fusillé lui-même en été 1961, l’année aussi de la mort de Céline et de nos quatorze ans, où mon ami allemand Thomas et moi nous tâtions de nos premières cigarettes dans les fougères du bord du Danube, en Souabe profonde. A ce propos juste une histoire moins bellement symbolique que les vôtres mais qui dit aussi notre époque : il y a deux ans de ça, me demandant ce qu’était devenu Thomas, je le cherche sur Internet et en trouve, à l’appel de son nom, une bonne vingtaine (un acteur de théâtre à Berlin, un directeur de gymnase de Munich, un marchand hessois signalé à Baltimore en 1846, etc,) mais pas mon Thomas. Je regarde donc le site de sa ville natale et crac dans le sac : voici mon Thomas au cabinet médical repris de son père. Alors de lui écrire et pour apprendre quoi ? Qu’il a deux filles comme nous et une résidence alpestre à trois coups d’aile de condor de notre propre nid d’aigles – et de nous retrouver bienôt, tellement jeunes et pas changés, nicht wahr ?

    183573553.JPGRobert Walser a passé le dernier tiers de sa vie dans le « modeste coin » de la clinique psychiatrique d’Herisau (1933-1956) sans écrire plus rien mais en gardant toutes ses facultés de discernement, comme l’illustrent les merveilleuses Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig. Ce livre est baigné par la quintessence de la sagesse walsérienne, à la fois lucide et mélancolique. Tout en se baladant par les campagnes et les montagnes au fil de marches immenses, ponctuées de repas dans les auberges, l’écrivain parle au journaliste (qui note tout de tête et copie le soir son précieux rapport) de ses souvenirs d’Europe, de Berlin, de Vienne, de Musil, de Kafka et du monde comme il va (cette bruyante bête d’Hitler qui monte qui monte), ou encore de Tolstoï et de Dostoïevski, entre bien d’autres sujet. Rien ne remplace évidemment les textes du poète lui-même, mais ces promenades ont un charme incomparable autant qu’un vif intérêt documentaire. J’en enverrai volontiers un exemplaire à vos parents pour qu’ils vous le remettent ainsi que le My first Sony de Benny Barbash.
    On m’a reproché de parler trop vite dans 24 Heures de ce livre que je n’avais pas fini de lire (mettons 120 pages sur 426…) mais voilà le travail : notre seule page littéraire sort le mardi, ensuite de quoi il y aura Pâques et d’autres thèmes d’actualité à foison. Dans certains cas, nous sommes là pour amorcer les curiosités, et je suis content de l’avoir fait car ce livre, que je lis maintenant en entier me captive comme si je lisais ma propre enfance alors que mes parents ne se chamaillaient pas, que notre famille n’a subi ni la guerre ni aucune dictature, etc. Mais là encore il s’agit de ressemblance humaine, et ressaisie dans une espèce de flot prousto-célinien très singulier, à l’heure du simultanéisme et des liens familiaux et sociaux en constante crise.
    De fait, l’histoire du vieil Horst Rippert est émouvante, même si c’est un « classique » des aléas de la guerre. Je suis en train de lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, qui évoque le monde des tranchées avec une sorte d’hyperréalisme hallucinant. L’autre jour encore, à Paris, nous sommes sortis, un ami et moi, complètement bouleversés par le film consacré à la reconstitution (par les acteurs du drame) de la bavure américaine d’Haditha, où des mères et des enfants sont massacrés sur le coup de sang d’un sous-officier lui-même broyé par la machine de guerre. La ressemblance humaine ? Jamais elle n’a paru plus criante que dans ce chef-d’œuvre du film anti-guerre. Et combien de petits princes là-dedans, alors qu’on continue à lire Terre des hommes dans sa traduction allemande…

    Photo Pascal Janovjak: Ramallah en janvier.

    Photo JLK: Olympe à La Désirade

  • L'Auteur à Sa Table

    Par-dessus les murs (5)

     1666499821.jpg

    Ramallah, le 16 mars, 15h.03. 

     

    Cher JLK,

    J'adore donner mon avis quand on me le demande, mais aujourd'hui je m'interroge. J'ai besoin de réponses. Vous critiquez dans un ancien article l'ameublement de Sulitzer et de Villiers, je partage ces critiques (encore que la femme en laiton…), mais ce n'est pas suffisant. Comment vit un écrivain ? Comment vivez-vous, JLK ? Dans cet espace public qu'est le blog, et eu égard à la clause de confidentialité qui vous lie à votre compagne, je comprendrai vos réticences, mais tout de même, j'ai absolument besoin de savoir. Utilisez-vous des pantoufles ? Trouvez-vous l'inspiration le matin, sous la douche ? Faites-vous également, lorsque l'écriture bloque, des jeux vidéos idiots, genre Pacman ? Quel est votre score ? Pensez-vous que cendres et volutes soient les indispensables auxiliaires de l'écriture, ou bien avez-vous décidé, récemment, de mâcher trois chewing-gum à la nicotine chaque matin, jusqu'à vous en faire péter la mâchoire ? Que pensez-vous des bâtons de réglisse ? Trouvez-vous normal que l'immeuble qui jouxte votre atelier soit aussi bruyant, et que les passants hurlent ainsi dans leurs téléphones, au point que l'envie vous vient de sortir illico, avec hachette, couteau et cutter pour égorger le malotru qui vous a fait oublier, par son rire imbécile, la fin d'une phrase sublime ? Pensez-vous aussi que ces satanés Palestiniens feraient mieux d'aller bosser un peu, plutôt que de passer des heures à bavasser sous vos fenêtres ?

    1919896134.jpgJ'ai besoin de savoir. Rêvez-vous parfois d'un travail de bureau, prendre son petit chapeau, son petit vélo, comme Kafka, dire bonjour aux collègues et casser une graine, midi tapant, et le café, attendre que 17 heures sonnent enfin, à la grande horloge de la sécurité sociale, et rentrer chez vous, exactement à la même heure tous les jours ou à peine un peu plus tard, si vous vous arrêtez à la boulangerie à l'angle des rues Morvandieu et Prêcheur, rêvez-vous aussi parfois d'une vie où vous pourriez vous laisser porter par les horaires et les consignes, épier la petite aventure entre Mademoiselle Loiseau et Monsieur Mouchu, tous les matins devant la machine à café, et ne pas devoir vous poser toutes ces questions sur la façon de gérer son temps ?

    Comprenez-vous, surtout, par quel mystère la fin d'un roman est plus difficile à écrire que le début ? Vous étiez persuadé, pourtant, que ça coulerait de source, allez, une fois la pompe amorcée, une fois fini le gros œuvre, il n'y avait aucune raison que ça ne glisse pas comme sur des roulettes lubrifiées à la graisse de phoque ! Et pourtant ça crisse et ça coince… Mais qu'espériez-vous ? Comment peut-on se résoudre à se séparer de ses personnages, même et surtout si ceux-ci sont exécrables?

    Comprenez-vous enfin, là-bas, pourquoi la solitude, cette chère amie, cette deuxième femme de nos vies, comprenez-vous pourquoi elle est si souvent, si parfaitement insupportable ? Allo ? M'entendez-vous, JLK ?"

     

    868805760.JPG"La Désirade, ce dimanche 16 mars, entre 20h 37 et 21h 14

     

    Cher Pascal,

    Je vous entends mieux que je ne m’entends avec ceux qui posent à l’écrivain, avec table de l’écrivain, gilet de l’auteur qui vous rappelle que c’est dans ce gilet-de-l’auteur qu’il a écrit Mon gilet et moi, ou encore admirable compagne de l’auteur toujours prête à lui enfiler son gilet. Au vrai, cher confrère, les hommes de lettres m’emmerdent, mais les pantoufles, ça oui. 970931234.jpgDébarquer dans un hôtel comme le Louisiane, à Paris, où tant de viols littéraire consentis ont eu lieu du temps des Miller & Co, tant de beuveries et d’intrigues et jusqu’à la carrée perchée du cher Albert Cossery - que j’observais pas plus tard qu’hier dans la pharmacie voisine, se faisant délicatement bander les mains par une dame –, qui reste le plus vénérable témoin de ce lieu mythique mais pas snob pour un sou (à 80 euros la single + le petit dèje partagé l’autre jour avec l’éditrice de Nicolas Bouvier), débarquer donc, la phrase est longue, en ces murs et n’avoir point de pantoufles et de robe de chambre semblable à celle d’Oblomov, à savoir capable de vous envelopper trois fois comme un ciel oriental, bleu sombre et piquetée d’étoiles, serait déroger aux lois élémentaires du confort, qui n’est en rien un avachissement, en tout cas à mes yeux de disciple de Charles-Albert Cingria qui disait comme ça que « l’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau…» Et l’écrivain là-dedans ? On s’en contrefout donc s’il n’est pas d’abord un homme-humain, et l’on passe alors aux autres questions une fois cette question des pantoufles réglée.

    Pour l’inspiration, se doucher avant d’écrire me semble, personnellement, imprudent. Comme j’écris, personnellement, entre 5 et 8 heures du matin, donc au bord du sommeil encore, l’ablution chaude ou froide risquerait de couper la première phrase tirée de la pelote du sommeil, et ensuite te voilà distrait, plus moyen d’oublier que tu n’es pas qu’un corps qui écrit et une âme en murmure, nom de Dieu mais où est ce satané fil à couper le beurre des mots, alors chewing-gum ou jeu vidéo, incantations ou feintes compulsives, non merci.

    Je conçois bien que, dans le voisinage de Palestiniens bruyants, ces questions paraissent de première importance. 2094220182.jpgDe la même façon je n’ai pas compris que d’aucuns trouvent décevant un Soljenitsyne, débarquant à Zurich en 1974, après que les Soviets l’eurent jeté, qui répondit aux médias que ce qu’il comptait faire en Occident était, premièrement, de se procurer de petits carnets et de stylos de diverses couleurs.

    Voilà l’écrivain : pour moi c’est un petit carnet et une certaine encre verte. Vous pouvez m’envoyer au goulag : si c’est avec mes petits carnets et un stock de cartouches vertes, je marche.

    La solitude ? Cela dépend beaucoup des âges, je crois, comme les pantoufles et la compagne ou le compagnon de votre vie, les enfants et les animaux de compagnie. Pensez-vous que les enfants soient compatibles avec l’écriture ? A vingt ans j’aurais parié pour le contraire, mais l’odeur délicieuse du caca de petite fille et la découverte fondamentale, pour moi, personnellement, n’est-ce pas, du fait que nous soyons mortels (découverte du matin de la naissance de notre premier enfant), tout ça compte mille fois plus à mes yeux que je ne sais quelle préparation de je ne sais quelle campagne d’écriture.

    Le gens de lettres de lettres, maréchaux de coton, parlent comme ça : je vais préparer une nouvelle campagne d’écriture. Ah, cher Pascal, je vous souhaite de laisser bien grandes ouvertes vos fenêtres sur la rue pleine de chiards palestiniens, et que leurs cris vous dérangent, que vous ayez l’envie de les égorger en attendant que vous propres chiards vous réveillent la nuit… C’est si bon, d’être réveillé par la vie. Allez, prenez bien soin de vous et de votre bonne amie. "       

     

     

  • Ceux qui vivent dangereusement

    Paulien-Cornelissen-28-1-maar-ondertussen-cTessa-Posthuma-de-Boer.jpg

    Celui qui se pique d'épique / Celle qui se pique le tube pour se sentir exister / Ceux qui attendent que la caméra tourne / Celui qui considère que l'habitude est le bras armé du bras cassé / Celle qui pose en Rimbaud des Femen / Ceux qui ne se rappellent rien sauf l’essentiel arraché à l’ennui / Celui qui parle de lui à la troisième personne du singulier et forme de politesse genre Alain Delon expliquant à son miroir comment nous nous apprécions en compagnie de nous-même et plus si affinités / Celle qui a eu froid dans le dos quand l’ancien serial killer recyclé l’a entendue en confession / Ceux qui mettent leur peau sur la table (disent-ils) à chaque fois qu’ils entrent en ascèse d’écriture / Celui attend le chèque de sa mécène pour écrire de nouveaux poèmes très dérangeants tels qu’elle adore les déclamer dans sa suite du Negresco / Celle qui asperge ses amants sadiques d’eau de rose en se réservant les épines / Ceux qui refusent d’envisager leur résurrection comme un investissement win-win / Celui qui a tiré un monde d’une tasse de thé dans laquelle Madeleine trempait un orteil distrait / Celle qui a compris qu’elle était coincée dans un roman quand l’odeur de renfermé l’a saisie dans les lavabos publics des Champs-Elysées / Ceux qui sont entrés en Gide par la porte étroite / Celui qui a rédigé l’autobio de Nabilla en lui insufflant l’intelligence et la sensibilité que lui a reconnues le sosie de Michel Drucker sur Youtube / Celle dont la plastique inspire le plasticien lubrique / Ceux qui vous disent comme ça que leur statut d’artiste en résidence implique une prise de risque proportionnée au temps libre qui leur est concédé dont le vertige se mesure à une angoisse exacerbée au niveau de leur être-là, etc.

  • Passeport pour la connaissance

    1580526941.jpg

    Par-dessus les murs (4)

    "Ramallah, le 14 mars 2008.

    Cher JLK,

    Notre rencontre virtuelle a suivi un autre bel événement : la semaine dernière, j'ai vu mon passeport s'orner d'un visa israélien d'un an, entrées multiples.

    Jusqu'alors, je résidais ici à coup de visas de tourisme renouvelés. Ils couvrent les dix premières pages du passeport (jusque sous le blason de Lucerne). Je sortais du pays tous les trois mois, il n'y avait pas d'autre solution. C'était pénible, être obligé de faire ces allers-retours, et onéreux aussi, j'ai toujours pris l'avion, pour la France, la Suisse, la Turquie, parce qu'aux frontières terrestres, Jordanie, Egypte, les refus d'entrée sont plus fréquents. Je ne m'étends pas sur les joies des interrogatoires qui vous attendent à chaque sortie, à chaque rentrée. On m'a demandé une fois quel était le sujet de mon roman… je n'en parlais à personne, alors, et j'ai subi cette question insistante comme une violation de ma vie privée, de mon intimité, aucune fouille au corps n'aurait été plus pénible. Pourtant j'ai eu de la chance, mon interrogatoire le plus long n'a duré que trois heures. Certains passent dix heures à attendre sur les bancs de l'aéroport, ignorant de leur sort, certains seront raccompagnés jusqu'au premier avion en partance.

    La majorité des étrangers résidents à Ramallah sont dans le même cas. Des bénévoles, des salariés, étudiants, journalistes, vétérinaires, activistes, musiciens. Ou bien ce sont simplement des maris de Palestiniennes, des épouses de Palestiniens. Il est très difficile d'imaginer ce que cette précarité signifie vraiment. Ne pas être sûr de pouvoir revenir. Vous hésitez à acheter une nouvelle lampe, vous vous limitez à l'essentiel, vous trimballez avec vous vos biens les plus précieux. L'inconstance, l'instabilité de toute la région gagne le petit pré carré de votre vie privée, vous dormez sur des sables mouvants.

    L'année dernière, les refus étaient nombreux, avant chaque voyage les au-revoirs avaient des goûts d'adieux, à bientôt, inch allah.
    Pour un étranger qui aurait décidé de s'établir ici pendant quelques mois, quelques années, le dommage est moindre. Pour une famille franco-palestinienne, qui y possède maison et voiture et emploi, c'est autre chose. R. et L. habitent ici depuis vingt-cinq ans, ils travaillent à l'université de Birzeit. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont « touristes », et travailleurs illégaux, puisque rémunérés par une institution palestinienne. Vingt ans qu'ils jouent, tous les trois mois, avec le risque de ne jamais revoir leurs voisins.

    La semaine dernière, ma compagne a renouvelé son visa de travail, au Ministère de l'Intérieur à Jérusalem. Je l'avais déjà accompagnée trois fois en vain, en attendant notre tour je me suis juré de ne jamais remettre les pieds dans ces couloirs, quoiqu'il advienne. Et puis on est tombés sur une femme presque sympathique, presque souriante. Alors qu'elle appose sur mon passeport un visa d'accompagnement, long séjour, entrées multiples, nous réprimons un rire nerveux. Redescendu dans la rue, je hurle, nous esquissons un pas de danse, je passe le restant de la journée sur un nuage.

    Bien entendu, je ne pourrai toujours pas travailler à l'université, légalement. Bien sûr je n'échapperai pas aux interrogatoires. Mais je ne suis plus obligé de sortir tous les trois mois, mieux : je peux sortir quand je veux, je peux même décider de laisser mon ordinateur à la maison. On pourrait s'acheter un autre tapis, tiens. Magnifique passeport. J'aimerais l'encadrer, mais ce ne serait pas pratique, je m'en sers tous les jours pour franchir les check-points.

    Je crois savoir que certaines personnes, en Suisse, partagent ces angoisses. Que sous leurs pieds aussi, le sol brûle un peu. Est-ce vrai ? Je ne m'en suis jamais vraiment préoccupé, quand j'y habitais..."

    "Paris. Hôtel La Louisiane, ce samedi 15 mars 2008, 11h33.

     Cher Pascal,

    On m’a dit récemment qu’il y avait environ 5000 papiers rien qu’à Lausanne. Chiffre  non vérifié. Je me renseignerai plus précisément pour vous répondre et vous faire une esquisse de tableau de la situation des requérants d’asile en Suisse et de l’intégration des étrangers dans ce pays, dont la proportion est des plus fortes en Europe et qui se passe moins mal qu’on le dit ou le croit. La question n’est pas encore traitée sérieusement par nos écrivains, qui s’en servent juste pour assurer telle ou telle posture, mais les cinéastes s’y mettent, surtout en Alémanie traditionnellement plus politisée. Mais j’y reviendrai…

    1735142749.jpgDans l’immédiat, j’aimerais plutôt évoquer LA rencontre que j’ai faite hier au Salon du Livre, après avoir découvert son livre, My first Sony, de l’écrivain et cinéaste Benny Barbash.

    Le premier Sony de Yokam est le petit magnéto qu’un gosse de 11 ans reçoit de ses parents (elle vient d’Argentine et picole grave, lui est écrivain et sèche sur son nouveau livre tout en couratant le jupon plus grave encore) au moyen duquel il enregistre tout ce qu’il entend – et c’est la formidable cacophonie d’un clan familial et de toute une société qui se trouve restitué par un véritable fleuve verbal que le charme et la drôlerie des observations de Barbash préservent de tout ennui.

    Ce qu’on y découvre est une société prodigieusement volubile, où les gens se parlent de tout près et où tout passe par la politique, y compris la matière de son pyjama. Benny Barbash lui-même (en entretien hier) porte un regard acéré sur la situation actuelle, qu’il juge plus mauvaise encore qu’il y a dix ans (son livre se passe au début des années 90), mais la tonalité du livre, jusque dans sa véhémence débridée (on pense parfois à Thomas Bernhard, en beaucoup plus chaleureux), est essentiellement dirigée « du côté de la vie », avec une énergie qui passe dans un verbe comme électrisé. 1321382453.jpg

    1262107287.jpgEnfin, et ce fui LA grand secousse d’hier soir très tard au petit cinéma Le Brady de Jean-Pierre Mocky, spécialisé en films hors norme : le bouleversant Battle for Haditha de John Broomfield, à côté de quoi le pourtant fameux Full Metal Jacket de Kubrick paraît bien daté et limité au manifeste, alors qu’une compassion extrême et partagée entre les extrêmes opposés, comme dans les admirables Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, en fait un film anti-guerre d’une rigueur d’analyse et d’une puissance expressive, avec peu de moyens, littéralement stupéfiantes. C’est affreux et c’est d’une déchirante beauté, d’une profonde bonté.

    littérature,cinéma

    Or revenant à l’hôtel dans tous mes états, je me suis rappelé une fois de plus que le contraire de la haine n’est pas tant l’amour que la connaissance. A celui qui crache sa haine de tel ou tel pays, ou de tel ou tel peuple, je me garderai bien de répondre que j’aime tel pays ou tel peuple si je ne connais pas ce pays et ce peuple.

    La devise de Simenon était « comprendre, ne pas juger », qui me semble une base éthique basique, mais comprendre sans connaître est difficile, et juger sans comprendre : impossible.

    Je vous souhaite une belle et bonne journée de paix même précaire, en attendant qu’on puisse la dire « maintenant »…"

    Contrepoint de juin 2016.- La Paix maintenant ? Pas demain la veille avec la persistante et galopante colonisation, fer de lance des faucons israéliens. Où l'on voit une fois de plus que "comprendre, ne pas juger", vaut pour le littérateur, alors que les violents font tout pour que nul ne comprenne rien à rien, tout en se moquant d'être jamais jugés. 

     

     

  • Le dieu Torrent

     

    medium_Cascade.jpgSouvenir de la Haute Vallée

    En mémoire d'E.

    En ces lieux loge encore un dieu, qui nous était apparu ce matin-là dans un nimbe de lumière fraîche et de tonitruante écume…

    Avec l'ami secret nous avions déjà marché plus de deux heures sur le chemin suspendu, depuis l’alpe verrouillant l’amont de la vallée au pied des cols de neige, nous étions tous deux silencieux et comme enivrés par les parfums de la prairie en gloire, et dans la rumeur latente des eaux de fonte il nous avait paru déceler une voix plus grave, plus forte et se rapprochant, lorsque, au tournant d’un éperon de rocher, nous a saisis soudain la même stupeur pour ainsi dire sacrée devant la chute verticale du torrent auréolé de formidables étincelles d’eau et traversé de rayons lumineux, qui semblait tomber du ciel même et tonner, ou rugir en fauve écumant, ou mugir des hymnes, comme un personnage évoquant je ne sais quelle mythologie himalayenne – oui, c’est cela : c’était le dieu-torrent, et longtemps après que nous eûmes repris notre chemin cette présence nous a hantés tous deux, ainsi que nous nous le sommes rappelés le soir dans l’auberge où nous évoquions nos vies en éclusant une Dôle de Salquenen à la robe de velours grenat douce au palais...

  • L'envers des clichés

    785343347.jpg 

    Par-dessus les murs (3)

    Ramallah, le jeudi 13 mars.

    Cher JLK,
    A lire les horreurs que vous évoquez, on a l'impression que c'est vous qui habitez des terres périlleuses, tandis que je me prélasse au soleil d'une ville tranquille.

    On aurait raison: Ramallah est une ville tranquille, d'un certain point de vue c'est même la ville la plus tranquille dans laquelle il m'ait été donné d'habiter (quoique non, à bien y réfléchir, Bâle, où j'ai vécu pendant seize ans, était somme toute bien peinarde aussi). Cependant le calme peut se briser d'un instant à l'autre ici, je vous raconterai quelques-unes de ces tristes fêlures, mais dans l'ensemble, oui, c'est tranquille, je le dis sans forfanterie. On voit des drames, dans les foyers, comme partout, mais pas de serial killer, pas encore.
    Il y a quelques années, j'avais lu que l'Europe en était exempte, Jack the Ripper était l'exception londonienne, l'anomalie oubliée.

    littératureLe tueur en série était un mal américain, et il aurait envahi le vieux continent en surfant sur la vague des hamburgers et des séries télévisées. La petite mode des fusillades dans les high-schools m'incite à croire que ce n'est pas complètement faux, l'idée d'un malaise propre aux pays du Nord, qui grandirait, qui se répandrait sur le monde. Suicides collectifs, tournantes, happy slapping... Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que ces dysfonctionnements-là n'ont pas encore atteint la Palestine.
    L'absence de solitude y est sans doute pour beaucoup… La tragédie de Jean-Claude Romand ne pourrait pas avoir lieu ici. Trop de liens unissent les gens, trop de curiosité aussi. Il serait impensable de rester seul toute la sainte journée, sans attirer l'attention. Impossible de vivre caché, pour reprendre le titre d'un autre film starring Daniel Auteuil (qui accumule ces mauvais rôles avec brio). Tout se sait, tout finit par se savoir, trop de solidarité, trop de conventions sociales, qui étouffent parfois l'individu, qui protègent aussi la société de ses fractures. Et tout ça fout doucement le camp, mon cher, comme les messes du dimanche, et je ne sais pas trop qu'en penser.
    J'ai vu The Pledge, sans avoir lu La Promesse de Dürrenmatt. Je me dis que Nicholson y incarne justement un type qui allait à la messe le dimanche, lui, et qui bascule dans quelque chose qu'il ne comprend plus… Ce qui est sûr, c'est que votre société n'est absolument pas propre sur elle, et que si l'écrivain dont vous parlez n'y trouve pas l'inspiration, il faut lui conseiller un oculiste, ou des vacances. La distance aide parfois à mieux voir les choses.
    Je ne suis pas le seul à prendre du recul… Notre ami Nicolas Couchepin, que vous connaissez, est venu nous rendre visite il y a quelques semaines. Il voulait changer d'air, et écrire tranquille (je vous l'ai dit, c'est tranquille…). Il travaille sur une histoire qui pourrait se passer n'importe où, mais qui se passe sans doute en Suisse. Une histoire qui aurait pu être inspirée d'un fait divers, si elle n'avait été inventée. Quelqu'un qui aurait moins d'imagination ouvrira le journal, il y trouvera sûrement son compte.
    A l'heure où j'écris, vous êtes peut-être assis dans le train qui vous mène à Paris... Bon salon du livre... Dans l'impatience de vous lire.

    1432974079.jpgDans le TGV Lyria de Lausanne à Paris, ce 13 mars, vers 10h.

    Cher Pascal,

    Je ne sais ce qu’en penserait le perroquet palestinien Soussou, ni le taximan israélien moyen en lequel, comme Amos Oz me le disait un jour, il y a forcément un premier ministre en puissance, mais cette nouvelle selon laquelle, un député de je ne sais quel parti aussi extrême qu’influent a prétendu il y a quelque temps, devant la Knesset, qu’il y avait un lien évident entre les déviances sexuelles et les tremblements de terre, m’a rassuré sur la pérennité de la bêtise, jusqu’en Terre Sainte.  

    Savoir que la bêtise n’est l’apanage ni de tel étudiant amstellodamois qui passe sa journée à se faire de la thune devant sa webcam, ni de tel pasteur vaudois qui ouvre son temple aux chiens des calvinistes du coin  et à leurs chats tant qu’à leurs cochons d’Inde, est en effet réconfortant, cela aussi prouvant la ressemblance humaine, comme l’illustre d’ailleurs un essai passionnant qui vient de paraître sous la plume d’Alain Roger, intitulé Bréviaire de la bêtise, chez Gallimard. J’y reviendrai. Pour l’instant, devant le défilé des verts variés du Jura déclinant, je me rappelle aussi que cet essayiste pétulant, proustien distingué, à déjà traité de la « verdolâtrie » dans l’art français du paysage – vice bien partagé que vous devez sans doute entretenir vous aussi à l’approche de la saison sèche, et qui me tient personnellement aux tripes et à l’âme par l’Irlande et les hauts du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures dont les vaches donnent un lait à moires vert absinthe. 

    Or que cela a-t-il à voir avec Miles Davis ? Apparemment rien, sinon le vert pop d’une jeunesse de fils perpétuel (on ne l’imagine pas se penchant sur l’un ou l’autre de ses rejetons, d’où notamment la cuisante mauvaise conscience qu’il éprouvait envers son fils parti au Vietnam) dont Alain Gerber, que je vais rencontrer tout à l’heure dans un bar de la rue Théophile Gautier, montre bien le rapport de défi respectueux (ou de vénération contredite par son arrogance artiste) qu’il entretenait avec son père, à la fois dentiste et shérif. Miles était-il trop animal pour être bêtement bête ? Ce n’est pas exclu. Ce qui l’est en revanche est de rencontrer la bêtise chez un animal : tel est le premier enseignement d’Alain Roger, dont l’inventaire puise aux sources de la littérature plus qu’à celles de la philosophie, étrangement.


    littératureLa seule bête qui ne le soit pas, constate Alain Roger, est l’animal. Le crocodile est monomaniaque dans sa crocodilité féroce, mais pas bête. La tique semble fainéante ou je m’en fichiste accrochée à sa ramille (comme l’a souligné Gilles Deleuze) mais elle tombe toujours pile où il faut pour se planter dans le derme de telle ou telle créature trahie par l’odeur de son sang dont le parasite va se gorger. Quant à Youssou, les seules idioties qu’il profère sont celles qu’il répète en sa candeur narquoise et peu réfléchie en apparence, mais attention, l’animal n’est pas, là non plus, bête pour autant ; ni la dinde, toute sotte  qu’elle paraisse, qui inspire une expression sage et gage d’intelligence, citée par Gerber : faire dinde froide, signifiant bonnement : décrocher de la drogue - Miles en savait quelque chose…

     

    (Soir à l'Hôtel La Louisiane) - Ma lettre avait précédé la vôtre, mais je suis ce soir trop rétamé pour y ajouter. Juste ceci: belle et bonne conversation avec Alain Gerber cet après-midi, et ce soir There will be blood dont on me disait des merveilles, mais que j'ai trouvé très remake léché et finalement décevant malgré l'acteur principal impressionnant. Or quoi de neuf là-dedans ? Messages amicaux de Paris mouillé et frimas, mais on aime Paris jusque sous les pluies acides...  

  • Le grand roman des paysans polonais

    2d63b97439bb2b35c2141d380a6.jpg__1024x600_q85_crop-smart_subsampling-2_upscale.jpg

    Les ancêtres de Solidarité rurale. Un chef-d’oeuvre paru à Lausanne en 1980, aux éditions L’Âge d’Homme. Flash-back sur ma présentation dans Le Monde des livres du 21 août 1981.


    Une fortune littéraire inespérée a permis, durant la première décennie du siècle, au grand romancier polonais Ladislas Reymont (1868-1925), prix Nobel de littérature en 1924, de retracer, dans les quatre volumes de ses Paysans, la fresque la plus complète, la plus vivante et la plus nuancée jamais entreprise d’une civilisation remontant à la nuit des temps. Quelques lustres encore, et ce mode de vie allait se trouver bouleversé, après le saccage et les massacres de la Grande Guerre, par une révolution technologique transformant les rapports du paysan avec la terre. À cet égard, la tétrologie de Ladislas Reymont représente un inappréciable « témoignage d’humanité périmée », selon l’expression de l’anthropologue James George Frazer.
    Rien de platement documentaire dans cette évocation des grandeurs et des misères de la vie paysanne, où le moindre détail se rattache à l’ensemble par des liens organiques, selon l’ordre du « grand rythme terrien ». Et rien, non plus, de seulement pittoresque dans cette restitution du vieux parler populaire, avec ses invocations sacrées, l’humour et la sagesse de ses dictons, les survivances païennes de ses légendes, et sa verdeur savoureuse, la poésie et le mordant de ses dialogues égrenés dans les champs ou par-dessus les haies. C’est que Ladislas Reymont est à la fois chroniqueur et poète, peintre de toutes les couleurs du temps et du monde, mais aussi romancier de l’éternelle tragédie humaine. Jusque-là, nul écrivain n’avait consacré une telle somme d’observations à la vie du « terreux ». Balzac et Zola n’ont vu du paysan que certains aspects, limités par leurs thèmes de prédilection spécifiques et circonscrits. Or le village polonais dont l’auteur retrace la vie se prêtait mieux que tout autre, dans l’Europe de ce tournant de siècle, à une chronique qui eût à la fois valeur d’exemple d’une culture locale et d’une illustration plus générale.
    D’abord, paradoxalement, à cause de son arriération. À l’écart de toute voie ferrée et sans école, le village de Lipce tend naturellement à perpétuer, à l’état pur, le mode de vie qui a toujours été le sien. Ses difficultés sont celles que connaissent, partout ailleurs, tant d’autres communautés paysannes. Mais à cela s’ajoutent des luttes qui sont propres à ses habitants, lesquels ont notamment à défendre leur aire et leur identité contre ceux qui les menacent alentour : l’oppresseur russe ou le colon allemand, l’usurier juif ou le nomade chapardeur. Pourtant, les plus terribles querelles, dans le roman, éclatent au sein même de la communauté, tournant autour de l’inévitable sujet de discorde. La terre. Être le maître de quelques arpents ; et puis s’y accrocher, ajoutant au bien tenu de son père celui de sa femme, souvent élue d’ailleurs pour ce qu’elle apportera : telles sont les aspirations immédiates du paysan, à Lipce autant qu’ailleurs. Mais il s’agit là, plus que de convoitise ou de rapacité, de véritables réflexes vitaux. Aux yeux du paysan, avoir de la terre ressortit en effet à la catégorie de l’être. Conserver l’isba dont on a hérité de son aïeul par son père, c’est jeter plus profondément ses racines dans le sol natal. Ainsi que le dit une vieille : « Un homme sans terre, c’est comme un homme sans jambes, il n’fait que rouler, rouler toujours, sans arriver nulle part. » À ces traits généraux se mêlent des particularités spécifiquement polonaises, qu’il s’agisse de l’aspect des paysages, des chaumières et de leur mobilier, ou des costumes, des traditions et des croyances, tout imprégnées de mysticisme naïf, des gens de Lipce. Et c’est un enchantement de chaque page que de feuilleter, alors, l’espèce de fastueux almanach que constitue aussi le chef-d’œuvre de Ladislas Reymont, ponctué simultanément par les moments importants de l’activité paysanne, selon les saisons aux formidables contrastes, et par les fêtes du calendrier chrétien.

    les-paysans-1-front-1.jpgTrois personnages d’une stature romanesque exceptionnelle se distinguent de la communauté. Plus que de grands types littéraires, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa représentent les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne. Maciej Boryna, le père, c’est l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité mais aussi pour faire enrager son fils, lequel lui reproche quotidiennement sa tyrannie de patriarche, n’est en somme qu’un accident de parcours.
    Car le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène extraordinaire o ù nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma, pour se rendre dans ses champs et y semer une dernière fois sous le vaste ciel nocturne, jusqu’à tomber foudroyé tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, c’est toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. Voilà le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Et c’est cela, justement, que l’ensemble des femmes travaillant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruelle injustice, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.

    Unknown.jpegSignificative, à ce propos, est l’attitude d’Antek Boryna, le fils partagé entre ses sentiments et la loi atavique de la tribu. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens poir cette communauté ! » On s’abuserait, au demeurant, en assimilant l’objectivité de Ladislas Reymont à une forme de distance. Tout au contraire, cette équanimité qui lui est propre, modulée par un sen de l’observation quasi infini, est participation profonde. Ainsi l’auteur des Paysans rend-il, avec la même pénétrante compréhension, la tornade du désir ou l’amour d’un gamin pour une cigogne, le désespoir d’une femme délaissée ou la soumission fataliste des paysans floués par des prévaricateurs. Sa langue aux pouvoirs multiples est magistralement restituée par la traduction de Franck-L. Schoell, qui fut le premier à révéler au public francophone ce monument de la littérature polonaise enfin réédité.


    Ladislas Reymont. Les Paysans. Traduit du polonais par Franck-L. Schoell. L’Âge d’Homme, 2 volumes de 440 et 504p.


    xJacek_Malczewski_-_Wladyslaw_Reymont.jpg.pagespeed.ic.31DOOj8lFH.jpgUn autodidacte consacré par le prix Nobel
    Né en 1868, dernier né de dix enfants dans une famille paysanne de Poznanie , Ladislas Reymont est un autodidacte. En 1895 paraît son premier livre, Pèlerinage à Jasna Gora, relation d’un voyage à pied avec le fouel des fidèles, de Varsovie à Czestochowa. Suivent deux grands récits consacrés à la vie des artistes ambulants qu’il a fréquentés dans sa jeunesse, La Comédienne (1896) et Ferments (1898). En 1899 paraît La terre de la grand promesse, évoquant le milieu industriel de Lodz, qui a été adapté au cinéma par Andrzej Wajda. Sa tétralogie des Paysans (1901-1909) lui vaudra le prix Nobel de littérature en 1924, un an avant sa mort.

    La-Terre-De-La-Grande-Promesse-VHS-897856821_L.jpg

    La-Terre-De-La-Grande-Promesse-VHS-897856821_L.jpg

  • Le perroquet et le serial killer

    1845502700.jpg 

    Par-dessus les murs (2) 

    "Ramallah, ce 12 mars, 14h.09.


    Cher JLK,
    Il n'y aura pas de suite à ma correspondance administrative, Mamzelle Loiseau et Monsieur Mouchu n'existent pas, vous vous en doutez (quoique je me demande s'ils n'ont pas plus d'existence que les véritables Loiseau et Mouchu, terrés quelque part dans les rouages de la sécu, derrière des cloisons blafardes). Pour tout vous dire, je pense que mon dossier s'y trouve encore, quelque part dans les fichiers des âmes en fin de droits. Tant pis pour la sécu, je paye mes rebouteux comptant, comme vous le faites. La vue de formulaires à remplir me fait horreur, à tel point qu'elle pourrait justifier à elle seule mon expatriation.
    Savez-vous que dans ce drôle de pays, un toubib a déjà refusé mon argent ? L'air de penser que ce n'était pas ma faute, si j'étais malade, l'air de dire, bon, votre bronchite persiste, je ne vais pas en plus prendre vos sous. C'est étonnant mais je ne m'étonne plus, nous sommes en Terre Sainte toute de même, les miracles y sont fréquents, je vous en conterai quelques uns.
    Il fait un soleil magnifique, je sors prendre une photo, en guise d'illustration… Il faut en profiter, dans quelques mois la lumière sera telle qu'elle brûlera la pellicule (ou les circuits imprimés).
    Voilà ce que j'ai trouvé au hasard de ma balade : un perroquet. J'aurais pu trouver n'importe quoi d'autre, mais je tombe sur ça, comme sorti d'un chapeau de magicien. Un bizarre volatile qui fait l'acrobate sur sa barre, pirouettes et cabrioles. Il n'est pas attaché. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire, cette photo, peut-être qu'il y a de la couleur aussi, en Palestine, contrairement à ce qu'on répète et répète et répète… L'oiseau s'appelle Soussou, le vendeur (au premier plan) me confie le nom comme si c'était un secret, il y a entre eux une évidente intimité, ils sont amis pour la vie. L'animal a six ans, c'est l'âge idéal pour apprendre à parler, ajoute l'homme. Ah. Effectivement l'olibrius parle beaucoup, cra cra, mais je n'y comprend goutte. Peut-être parce que son propriétaire vient de lui donner un fond de verre de bière… le soleil aidant, le pauvre animal bafouille. Le type par contre parle anglais sans hésitation, il a habité quelques années en Californie. Est-ce que la mer lui manque, et les cocotiers ? Sometimes, répond-il."

    Image Pascal Janovjak: le perroquet Soussou.




    "La Désirade, ce mercredi 12 mars, 17h27.

    Cher Pascal,

    Ceci n'est pas destiné à la publication: voilà ce que je vous propose de noter à chaque fois que ceci ou cela devra rester entre nous, juste pour nous protéger de l'effet Huston. L'autre jour en effet, Nancy Huston étant de passage en Suisse, nous l'accueillons à La Désirade et le lendemain matin, ma bonne amie étant partie, j'engage avec elle une bonne conversation comme nous les aimons avant de la photographier sur notre balcon devant la petite statue qui lui ressemble tant, puis nous allons nous balader dans les vignobles du Lavaux et je la reprends en photo.

    littérature,palestineLe même soir, je raconte tout ça innocemment sur mon blog, photos à l'appui. Je ne pensais pas mal faire, me bornant au récit genre « les écrivains aux champs », mais Nancy n'a pas apprécié. Et me l'a écrit illico. Ce qui m'a fait illico retirer la note. De fait, j'oublie parfois qu'un blog se multiplie par internet et qu'internet est lisible partout, jusqu'à Ramallah.

    littérature,palestineMa bonne amie m'avait demandé pareillement, lorsque j'ai ouvert ce blog, de ne pas toucher à notre sphère intime. Je m'y suis tenu en ne compromettant que le chien Filou, devenu Fellow, qu’on voit parfois intervenir comme sage médiateur dans les commentaires. De la même façon, avec le rutilant perroquet Soussou que vous m'envoyez, il y naturellement dérogation, sinon: tombeau. En revanche je ne vous épargnerai aucun paysage ni aucune nouvelle du pays et de l'arrière-pays.
    La dernière est l’annonce, que j’ai découvert ce matin dans les journaux, du projet de nouveau film de Lionel Baier, consacré à l’affaire dite du sadique de Romont. Une très sombre histoire de serial killer en nos contrées, dont le protagoniste adepte de spélo et de randonnée, était le gars sympa en apparence, un certain Michel P., violé en son enfance par son curé et assouvissant ses pulsions sur des jeunes gens qu’il allait attendre à la sortie des bals du samedi soir, les prenant en stop, les violant et les massacrant finalement. Ce qui m'avait frappé à l'époque, dans le personnage, c'est la jalousie mortelle qu'il avait développé à l'égard du bonheur des autres.  
    Un écrivain romand propre sur lui prétend que la Suisse propre sur elle n’offre aucun sujet de roman, précisément. Or si je ne regarde que dans mon propre entourage, j’en vois des quantités, dont un digne de Dostoïevski, pas loin du drame de Jean-Claude Romand, ce mythomane qui joua son rôle de grand médecin pendant dix-huit ans avant d’être démasqué et de finir par trucider toute sa famille. De ce drame hautement représentatif de l'obsession actuelle du paraître, sur fond d'atomisation de toutes les relations, Emmanuel Carrère a tiré L'Adversaire,  un livre très intéressant, quoique en deça du gouffre hanté par son personnage. A présent je suis très curieux de voir ce que Lionel Baier, dont j'admire l'ambition et le talent,  fera lui-même du sujet.
    Au demeurant, loin de moi l’idée de réduire la littérature à du fait divers, moins encore du reportage. Mais lorsqu’on voit, dans nos rues propres sur elles, un de ces soirs passés, un jeune taré foutre le feu à un SDF, tout de même on perçoit un signe de ce qui passe dans notre dissociété, qui pourrait donner lieu à une relation plus développée que celles toujours insuffisantes des médias. Pas besoin d’aller à Ramallah ou à Grozny pour s’en rendre compte. Dans ce genre de transposition, je ne sais si vous avez vu The Pledge de Sean Penn, film remarquable tiré de La promesse de Friedrich Dürrenmatt ? Si vous avez manqué ça, je vous le recommande.

    littérature,palestine

    Pour l’instant, à la fenêtre, c’est brouillard et compagnie, pluie et fracas. Où est le monde ? Je ne le vois plus. Y est-il encore ? Ah oui, le rev'là: je vois juste la côte de Savoie dans la purée de pois. Sur quoi je vous salue en perroquet : cra cra, tout en espérant que, faute de Loiseau ou de Mouchu, vous allez quand même continuer de nous raconter la vie à Ramallah, le savetier et le cafetier, les écolières girondes ou les gens de la supérette d'à côté...

    Image JLK: le chien Fellow.

  • Lettres par-dessus les murs

    Ramallah117.jpg

    Sur les débuts d'un échange épistolaire, entrepris en mars 2008 et riche aujourd'hui de 150 lettres...

    Préambule.

    Nous entreprenons ici, avec Pascal Janovjak, entre Ramallah et notre nid d’aigle lémanique de La Désirade, au bord du ciel surplombant la baie de Montreux, un échange épistolaire au jour le jour où les lecteurs de ce blog nous feront l’amitié de voir d’abord un jeu, peut-être plus si affinités.
    Je n’ai jamais rencontré Pascal Janovjak, dont je sais très peu, sinon qu’il est né à Bâle en 1975 et qu’il vit depuis trois ans à Ramallah. Du moins avais-je déjà apprécié son talent de prosateur poète, que j’ai évoqué une première fois, trop brièvement, à la parution de son premier livre, intitulé Coléoptères et paru aux éditions Samizdat. Tout récemment, son seul prénom m’est réapparu sur ce blog, sans que je ne fasse le rapport avec le Pascal de Ramallah, et c’est hier seulement qu’un vrai contact s’est établi entre nous à la suite de la présentation que j’ai faite de quelques auteurs israéliens invités au Salon du livre de Paris.
    Quatre premières lettres en un seul jour : ainsi le fil s’est il noué à partir de ces mots que j’adressai à Pascal à propos d’un message vindicatif reçu sur ce blog à la seule évocation d’Israël: comment répondre aux mots de la haine, comment ne pas monter aux extrêmes, comment montrer la ressemblance humaine, comment la dire, comment la transmettre ?


    Pascal7.jpg1. De la ressemblance humaine

    Ramallah, le 11 mars 2008, 13h.19.

    Cher JLK,
    Cela fait quelques temps que je me pose ces mêmes questions : comment dépasser la haine, comment montrer les ressemblances… depuis que je suis arrivé à Ramallah, il y a bientôt trois ans. Je suis venu ici pour écrire un roman, que j'achève bientôt. J'y suis venu parce que j'avais déjà séjourné dans la région, le climat est agréable, les gens sympathiques, j'aime les brochettes et la purée de pois chiche... et ma compagne a trouvé un travail ici, ce qui m'a permis de quitter le mien.
    Je me suis mis au boulot. J'aurais pu habiter dans un monastère, sur une île, j'ai tenté de nier l'extérieur, j'y ai réussi, jusqu'à un certain point. Et puis les coups de feu, et les incursions, la violence, la peur aussi... ça traverse les portes et les fenêtres et les écrans des téléviseurs, ça suinte sur internet, pas moyen d'y échapper. Sortez boire un verre pour vous changer les idées : tout le monde ici a perdu un proche, inévitablement on vous parlera de la mort, de l'humiliation quotidienne – à laquelle les étrangers n'échappent pas toujours. La situation s'est immiscée jusque dans mon roman, et le conflit l'a détruit de l'intérieur - il s'est appuyé sur d'autres conflits aussi, c'était inévitable, il s'agissait d'une réécriture du Frankenstein de Shelley. Je ne désespère pas de ressusciter le monstre mais je suis passé à autre chose.
    Sans doute faut-il commencer par accepter la haine, admettre que face à la blessure il n'y ait aucune alternative immédiate. L'homme ne s'élève pas facilement au-dessus de l'animal, surtout quand l'animal est blessé. Il aboie et il mord, vous n'allez pas essayer de le caresser. On ne peut pas en attendre autre chose. Ce serait nier sa blessure, pire, le frapper davantage. Il faut constater, témoigner, écrire, parler. C'est pour cela que si le boycottage d'un salon littéraire est absurde en soi, j'estime que le débat qui entoure ce salon est nécessaire. La maladresse des organisateurs, des boycotteurs et surtout celle des médias en ont fait un débat stupide, tant pis – si les mots sont creux, il est salutaire qu'il y ait au moins du bruit. Ce ne sera jamais que le faible écho des cris et des bombes, larguées d'avion ou portées en ceinture. Rien n'est plus insupportable que le silence, que la normalisation d'une situation qui, contrairement aux hommes qui en sont victimes, n'est pas normale.
    Ensuite il faudra trouver d'autres mots. Pour lutter contre la durée, la lassante répétition de l'atroce. Des mots qui ne soient pas usés par le journalisme. J'ai relu ici la trilogie d'Agota Kristof, le Grand Cahier etc. Misère, j'aurais dû m'abstenir. Ca résonne encore plus ici, ça fait encore plus mal. Ce qui est admirable, dans cette oeuvre, c'est l'absence de repères spatiaux et politiques. Le pays d'ici, le pays d'en face, la frontière, on la passe, on ne la passe pas, on ne sait pas où on est - mais on y est, et les deux pieds dedans.
    Il faut faire ce que fait toute littérature : tirer vers l'humain, vers l'universel. Se méfier comme de la peste de l'éthéré et de l'abstrait, mais tirer vers le haut, au-dessus des murs. A cette hauteur-là, on aura - sans même le vouloir - dépassé les camps et leurs rhétoriques éculées.
    La Palestine a trouvé sa place dans mon nouveau roman. Elle ne l'a pas prise, je lui ai donnée, c'est important. Elle est loin d'avoir le premier rôle, mais elle ne fait pas non plus de la figuration. Je vous ferai lire, si vous voulez bien, dans un mois ou deux. Bien à vous, Pascal.

    JLK23.JPGLa Désirade, ce mercredi 11 mars, 15h.
    Cher Pascal,

    Je viens de lire votre lettre, je relève les yeux sur les montagnes enneigées d'en face, Giddon Kremer joue un quartet pour cordes de Schubert et j'essaie de vous imaginer, là-bas à Ramallah, votre compagne et vous. Aussitôt je revois ces maisons explosées des hauts de Dubrovnik, en mai 1993, à la frontière serbe où m'avaient entraînés deux reporter allemands; je revois quelques enfants égarés dans les ruines et cette tête coupée de sanglier que des combattants croates avaient clouée contre la paroi d'une maison serbe incendiée - la première fois que j'ai flairé l'odeur de la guerre...
    Que vous soyez à Ramallah parce que vous en aimez le climat, les brochettes et la purée de pois chiche, est déjà un début de roman. Ce que vous m'écrivez, ensuite, de ce que vous vivez, votre projet de Frankenstein rattrapé par la réalité, la réalité environnante que vous découvrez et celle qu'évoquent les médias, ensuite le Grand Cahier que vous relisez - tout cela aussi me paraît la substance même que nous avons à brasser en quête de ce qu'on pourrait dire « le vrai », dont La Vérité n'est probablement qu'un autre masque.
    Je m'en vais voir, dès ce jeudi à Paris, dans quelles circonstances se déroule cette présentation des écrivains israéliens au Salon du Livre, dont je ne sais trop que penser pour ma part. Vous aurez compris, sans doute, que je ne suis partisan d'aucun camp. Simplement, je vous dirai mes impressions et tâcherai de rencontrer quelques-uns des auteurs présents.
    Ce qu'attendant je vais descendre en ville où j'ai rendez-vous, tout à l'heure, avec un redoutable rebouteux censé me délivrer d'une vraie calamité de crampe dorsale.
    Meilleures pensées à votre moitié et mes amitiés du premier jour...
    PS. Seriez-vous d'accord d'échanger avec moi, sur mon blog, des lettres semi-fictives à l'image des ces deux vraies ? Sans mêler du tout vie privée et publique, ce pourrait être une façon de parler des thèmes qui nous intéressent et du temps qu'il fait. Je manque terriblement, pour ma part, de vrais correspondants. Mais si cette façon de s'exposer vous fait violence, je comprendrais évidemment que nous nous bornions à une correspondance réservée. Je me rappelle pourtant ce livre étonnant qui s'intitulait quelque chose comme Conversation d'un coin à l'autre de la chambre, reproduisant les épistoles de deux écrivains russes de l'autre siècle...

    Ramallah66.jpgRamallah, le 11 mars, 21h.30.
    Cher JLK,

    C'est avec grand plaisir que je me prête au jeu, les missives précédentes, présentes et futures incluses, à utiliser quand comment et où bon vous semblera. La correspondance sera d'autant plus originale que la poste régulière s'arrête elle aussi aux check-points... Je me rappelle un colis, adressé à un quidam expatrié. L'envoyeur avait naïvement indiqué Ramallah. Le colis est bien arrivé, mais avec plus d'un an de retard. Le courrier électronique est donc un bon choix, on ouvre sans doute nos lettres aussi, mais au moins elles passent les murs.
    Notre correspondance en tout cas me changera de celle que j'entretiens avec la Sécurité Sociale française… Le sujet en est un litige qui m'oppose à ladite institution, celle-ci m'ayant effacé de ses fichiers, long séjour à l'étranger oblige. La lutte épistolaire m'oppose d'abord à Madame Bourgat, directrice du service contentieux, Mademoiselle Loiseau ensuite, département des indemnités, et enfin Monsieur Mouchu, sous-secrétaire au service contentieux (il n'est que sous-secrétaire, parce que j'ai dû recommencer toute la procédure suite à la démission inopinée de Mademoiselle Loiseau). Je pense en faire un recueil, il plaira, j'en suis persuadé, les mots sont enlevés, le style vif, les rebondissements nombreux. L'éditeur me suggère toutefois de réduire le tout à 400 pages, et de ne pas y inclure mes réclamations au sujet de la nouvelle machine à laver que ma mère - bref, ceci pour dire que les lettres d'un écrivain sont toujours semi-fictives, comme vous le suggérez, nous avons une grosse propension au mensonge, et les mots nous sont trop importants pour qu'on puisse les signer les yeux fermés et en toute naïveté... Peut-on attendre quelque chose d'authentique, de la part d'un écrivain, lui qui doit toujours polir ses phrases, les parfaire, les atténuer ou les exagérer ?
    Votre description de tête de sanglier en tout cas fait froid dans le dos. J'avais lu quelque part que la violence en ex-Yougoslavie ne s'expliquait que par la quantité de slivovic que les combattants ingurgitaient. C'est peut-être vrai. On ne trouve pas de slivovic ici, ni de têtes de sanglier – mais c'est peut-être parce que le cochon est banni, en Israël comme en Palestine. Le conflit est moins violent, c'est un fait. C'est un « conflit de basse intensité », c'est le terme technique, c'est joli, c'est comme le courant de basse intensité, ça pique un peu les vaches, dans les champs, ça suffit à les tenir à l'écart. Les écrivains que vous rencontrerez jeudi auront des mots plus justes, j'attends avec impatience le récit de votre ballade au salon, je l'aurais volontiers faite en votre compagnie.
    En attendant, toutes mes salutations à votre rebouteux, vous m'en direz des nouvelles. Moi c'est l'épaule qui coince, satanée souris d'ordinateur. Je pourrais aller me faire masser au hammam, mais on vous y casse un bras pour un oui ou pour un non, c'est embêtant.


    Panopticon7775.jpgLa Désirade, ce 11 mars 2008, 23h.

    Cher Pascal,
    Le sieur Robertino m'a presque cassé, comme cela arrive dans les hammams, tout en me reboutant, au point que je suis entré chez lui la tête fichée dans les épaules, et que j'en suis ressorti la faisant tourner comme un gyrophare. Le personnage est à peindre, autant que son antre. Cela se trouve sous-gare, à Lausanne-City, dans une rue évoquant un canyon, et l'on entre en passant sous une arche avant de se retrouver dans un trois-pièces fleurant la vieille bourre aux murs couverts de centaines de fanions d'équipes de foot et de trophées de toutes sortes, entre cent photos de bateaux et d'enfants (le maître de céans doit être grand-père à la puissance multi) et d'oiseaux et de lointains à vahinés.
    Lorsque vous arrivez, vous prenez place dans une salle d'attente évoquant une gare de province, et là vous entendez les premiers cris sourds, assortis parfois de hurlements, qui indiquent la progression des soins prodigués à ceux qui vous précèdent. A vrai dire je m'attendais au pire, et ce fut donc à reculons que j'entrai dans la salle de torture de ce tout petit homme tout en muscles et en uniforme chamarré de soigneur (il l’a été dans diverses équipes fameuses), mais tout s'est finalement bien passé. Sans un mot, après m'avoir interrogé sur la nature du mal, Robertino m'a fait m'asseoir sur une chaise bien droite derrière laquelle il s'est tenu bien droit. En quelques mouvements puissants, il m'a alors retroussé les tendons et les muscles et les os et la peau de mon épaule droite, faisant rouler et se tordre le tout comme une corde et, des pouces ensuite, faisant sauter un noeud après l'autre; après quoi, même traitement à l'épaule gauche. Or curieusement, mon bourreau semblait plus éprouvé que moi par ce début de traitement. Ensuite, de te prendre un bras après l'autre et de te les secouer comme de grosses lianes, pour en arracher Dieu sait quoi, avant le finale: les pouces cloués dans les clavicules, puis quatre torsions aux os des articulations des bras, comme s'il voulait te mettre les mains derrière et les coudes et les épaules à l'envers. Et pour finir: merci: l'homme vous salue comme un maître de karaté stylé et vous vous fendez de dix ou vingt modestes francs, à votre choix, qu’il serre aussitôt dans un modeste tiroir. Or un ostéopathe diplômé m'aurait pris vingt fois plus et je ne serai pas en état, ce soir, de vous pianoter ces quelques mots.
    Ah les aventures de Madame Bourgat, de l'oiselle Loiseau et de Monsieur Mouchu du contentieux: je guette déjà l'A suivre, vous m'avez affriolé: on voit que le monde est partout pareil, mais à présent racontez encore. Je me réjouis déjà, demain, de retourner à Ramallah.
    Votre ami du premier jour...

     

  • Ceux qui se surpassent

    Capture-d-ecran-2012-08-21-a-18.13.07.jpg

    Celui qui traverse Paris à la nage de Montmartre aux Buttes Chaumont / Celle qui a fait la Tunisie en trois jours / Ceux qui formatent l'extension de la lutte au niveau du couple / Celui qui se dépasse par la droite dans les virages à gauche / Celle qui ne fait ses besoins que sur des éminences / Ceux qui se vantent aux plus offrants / Celui qui se monte le coup chaque fois que Ronaldo tire le sien / Celle qui se veut arbitre des élégances avec son sifflet et son sweat-shirt rayé / Ceux qui sont scotchés sur M6 où la pub est plus futée que le reste / Celui qui a repéré un être humain sur la Bahnhofstrasse de Zurich-City comme quoi les perdants gagnent du terrain / Celle qui joue de l'accordéon au bord de la crevasse / Ceux qui servent de la musique à louche au gros-plein-de-soupe / Celui qui a toujours un concept d'avance dans la zone de dépassement des intelligences programmées / Celle qui monte sur ses grands chevaux quand on lui flatte la croupe / Ceux qui sont dépassés par leur succès au Brésil / Celui qui promet à sa maman d'écrire comme Joël Dicker et de mal se raser pour la télé / Celle qui remonte le moral de sa coloc homonyme de Virginie Despentes dont ses followers de Twitter raillent les faiblesses de syntaxe / Ceux qui vendent leurs selfies sur e-bay / Celui qui a des échasses genre Sarko regardant le peuple dans les yeux / Celle qui est au-dessus de ses pompes / Ceux qui font ce qu'ils pleuvent, etc

  • Les cocolets

    btv1b53016519x.JPEG

     

    Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis.

    J'veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde.

    C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.

    Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.

    Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande.

    Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de paillettes d’or du Far West.

    Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Mémoire vive (98)


    GonsalvesWoodlandArena.JPG

    À La Désirade, ce lundi 1er février. – Le suicide du « meilleur cuisinier du monde » a provoqué un déferlement de commentaires qui en disent long sur notre société de bien-être et de course à la réussite. Cette mort est comme un grain de sable dans le mécanisme de l’Excellence. Tous les hommages portaient aux nues un être parfait, qui n’avait que des qualités et aucune raison plausible de se supprimer, et pourtant, et pourtant, etc.

    °°° 

    1716350450.jpgUn pavé bien étrange m’est arrivé ce matin des éditions L’Âge d’Homme, intitulé Aux deuils de l’âme, premier roman d’un auteur qui avait 25 ans lors de la composition de la chose, du nom de Jean-Baptiste Ezzano, et tout de suite j’ai été saisi par l’étrangeté quasi hypnotique et sourdement inquiétante de ce récit à plusieurs voix, dont l’écriture limpide, voire plate, est immédiatement habitée par une espèce de tension sous-jacente paradoxale – paradoxale dans la mesure où la narration se module au présent de l’indicatif, où tout est traité en surface et de front, alors qu’on ne tarde à percevoir des fissures dans cette façade trop policée. Or curieusement, en lisant ce qui s’annonce comme un thriller propre-en-ordre, j’ai repensé à Benoît Violier se donnant la mort contre toute logique familiale, sociale ou mondiale – en parfait égoïste ou en désespéré martyr d’on ne sait quoi…

    On ne saurait imaginer plus à contre-courant, plus en rupture d’avec l’esprit du temps et des modes littéraires que ce roman, qui instaure un tempo de narration (et de lecture aussi bien) d’une lenteur prenante, pour autant du moins que le lecteur consente à être pris – ce qui ne va pas de soi et explique sans doute les multiples refus auxquels le jeune auteur s’est heurté de la part des éditeurs. Ceci dit, je me demande si cette mise à plat complète, et complètement dépassionnée, de la carrière d’un tueur en série, se justifie et justitfie notre attention ?    

    °°°

    Comment distinguer ce qui est beau de ce qui est joli ? Je ne sais plus qui affirmait que la marque du mauvais goût bourgeois, ou aujourd’hui plus souvent petit-bourgeois, est de trouver joli ce qui est beau et beau ce qui est joli.

    Me rappelant notre premier séjour à Paris, avec mes parents et un oncle, je me rappelle la réaction de mon père, en parcourant la place du Tertre, à Montmartre, qui trouvait à peine jolies les aquarelles des rapins du lieu, alors que mon oncle, trouvant vraiment beau tel poulbot parigot typique, parangon de la joliesse kitsch, en fit l’acquisition « à encadrer pour le salon ».  

    °°°

    Le sentiment de la beauté et les critères du goût dépendent-ils du niveau de culture de tel ou tel individu ? Sûrement, mais encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on appelle culture, et c’est là que ça se complique tant les composantes de l’éducation (par la tribu familiale ou sociale, l’école ou l’acquisition personnelle par affinité ou curiosité) sont mouvantes et changeantes selon les cultures, précisément.

    Pour ce qui est des arts populaires, donc non académiques spar définition, qu’il s’agisse des arts dits premiers ou de ce qu’on appelle l’art folklorique ou encore l’art dit brut, l’évidence de la beauté me semble liée à l’intégrité de la culture dont émanent ces œuvres, en deça de leur contrefaçon signalant probablement l’acculturation des communautés et, quant aux objets, la prolifération du kitsch.

    °°°

    La lecture du Psaume d’amour, deuxième roman-fable d’Antonio Moresco que je découvre après La Petite lumière, et qui évoque la rencontre d’un vieux SDF et d’une merveilleuse jeune fille, me rappelle les observations et autres réflexions de Simenon sur ceux qui se retrouvent à la cloche, souvent de leur propre volonté. Je me méfie, pour ma part, de toute « poétisation » de ces destinées , mais je sais que le propos de Simenon n’est pas d’un bourgeois cherchant à se rassurer.

    Je n’ai pour ma part, connu qu’un de ces types « à la dérive », que j’avais invité, un jour de neige et de froid, à se lever de son refuge improvisé, rue Saint André-des-Arts, à me suivre au restau du coin ou nous avions partagé un repas en dépit des regards désapprobateurs des serveurs. Or le gars, la quarantaine avancée, ingénieur de formation, avait choisi la rue alors qu’il avait femme et enfants adultes, lesquels l’avaient rejeté, à l’en croire, après que la boîte de province dans laquelle il travaillait l’avait licencié ; et désormais c’était à la fois par goût de la liberté, prétendait-ils, et par fierté qu’il campait dans les rues et sur les paliers des immeubles, passant beaucoup de temps à ne faire que cela : trouver un abri, au point que je me suis représenté une vie d’incessantes contraintes et autres humiliations peu compatbibles avec l’idée que je me fais de la liberté. Au demeurant, le personnage m’aura paru d’un pénible égocentrisme, ne parlant que de lui et rejetant sur les autres, sa famille, sa boîte et la société dans son ensemble, la responsabilité de ses tribulations.    

    °°°

    À propos des laissés pour compte de la rue, le souvenir personnel me revient d’une vision singulière, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de reconnaître Jean Ziegler et de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre au Salon de Paris ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

    °°°

    9988-la-ville-pittoresque-de-chora-chef-lieu-1500x0-1.jpg
    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux de nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

             °°°

    Tafos Omirou thea dren.jpgLire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 

    Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.

    Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau plein d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-elle encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées, mais où ? Je ne saurais le dire.

    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise.

    Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

    °°°

    6W0qHoG.jpgPar éclairs, la lucidité me fait voir la réalité actuelle tantôt comme un univers immense vu d’avion, d’une saisissante beauté dans sa splendeur architectureale (New York la nuit) ou déserte, et tantôt comme une colonie informatique de l’informe où toute communication réelle semble noyée dans un océan d’insignifiance. Du moins pouvons-nous, encore, nous fier à quelques-uns de nos semblables – disons quelques millions sur les quelques milliards -, et pour ma part je reste confiant en une parole personnelle non altérée et désaltérante, indépendante et bien incarnée, réellement vive et vécue.

     

    Ce mardi 16 février. – Après consultation à la Providence, où j’ai retrouvé ce matin le fringant et souriant Oscar Matzinger, il apparaît que mon crabe aux pinces dort en sa capsule, avérant le caractère curatif de la radiothérapie. Le bon docteur ne crie pas victoire mais se dit satisfait des résultats de la dernière analyse de mon sang précieux, révélant un taux de PSA tombé de 18 (avant la radiothérapie) à 9 (en décembre) et à 4 aujourd’hui. Pour ma part, je lui dis que, selon mon intuition métabolique, je me sens plus menacé par le cœur et la tête que par le crabe…

    °°°

    J’ai revu ce midi ma chère Marie-Laure, avec laquelle nous sommes restés jusqu’à trois heures de l’après-midi après avoir savouré un excellent repas au Café de l’Europe.

    J’ai toujours le même plaisir reconnaissant à retrouver cette belle et bonne personne dont les colères me plaisent autant que les émois. Ainsi notre conversation s’est –elle achevée sur l’inventaire de ce qui nous touche le plus en ce bas monde, nous émeut ou nous bouleverse toujours autant, à nos âges de supposés amortis, à l’observation quotidienne des gens, des animaux ou des simples choses de la vie, au soleil ou sous la pluie. Bref, ce furent de bonnes et belles heures d’amitié comme je n’en vis plus qu’avec deux ou trois anciens collègues du journal, et peut-être moins encore , mais le « plus » de Marie-Laure vaut tous les « moins »…

    °°° 

    De quoi a-t-on vraiment besoin, à part d’amitié et d’amour ? En ce qui me concerne je dirai : d’un carnet où écrire et d’une table pour le faire - et pour compléter ce grand confort, comme ce soir : d’une soupe à l’oignon et d’un pichet de Nero d’Avola.  

    °°°        

    Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

    °°° 

    Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien.

     

    °°°

    Les voir boire leur chocolat, le matin, me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité : ce moment où il n’y a que ça, que la présence de l’enfant à son chocolat ; ensuite l’enfant s’en va, on reprend un peu de café, mais seule nous restera la vision de l’enfant au chocolat…


    a-street-in-a-suburb-of-paris.jpgParis, lundi 22 février. –
    Départ ce matin à destination de Paris. J’essaie de me rappeler quand j’y suis allé pour la dernière fois, ah oui : c’était le jour de mon rendez-vous raté avec Bernard de Fallois, suite à une hémorragie qui m’a conduit à l’Hôtel-Dieu et fait découvrir la cour des miracles de celui-ci ; et le lendemain j’ai poussé une pointe au cimetière des chiens d’Anières…

    °°°

    Comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandé-je tout à l’heure, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage.

    Mais quelle histoire était donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco, vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    °°°

    salafistes-francois-margolin.jpgLe film Salafistes, que j’ai vu ce soir dans un cinéma proche du Luxembourg, et dont je suis sorti conforté dans ma détestation viscérale des « purs » idéologues de toute nature, a été taxé de propagande islamiste larvée par je ne sais quelle commission de censure, ce qui relève de l’imbécillité caractéristique de ceux qui ne veulent pas voir ce qui est – ici la collusion de brillants jeunes imams lettrés distillant leur doctrine, et les exécuteurs de celle-ci brandisssant leurs sabres et décapitant au nom du Miséricordieux. Or l’on reproche aux réalisateurs de ne pas dire assez que ce qu’ils montrent est abominable, comme si les faits ne parlaient pas d’eux-mêmes.

    C’est exactement le même reproche que les idéologues socialistes-révolutionnaires russes faisaient à Tchékhov quand ils lui reprochaient, à propos d’un récit où il était question de voleurs de chevaux, de ne pas conclure en affirmant qu’il est mal de voler des chevaux. Et voici que des censeurs en arrivent à limiter la diffusion d’un film qu’il faudrait monter, au contraire dans les écoles, quitte à en discuter les éventuelles insuffisances ou à en compléter les lacunes historico-politiques…

    °°°

    Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.

    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.

    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux : le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler.

    Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : « Rien n’est confus sauf l’esprit »…

    C’est pourtant l’esprit clair que nous aurons passé la soirée, avec mon compère le Savoyard, rencontré sur Facebook et avec lequel nous échangeons depuis des semaines par Messenger, à une table de cet autre mythe survivant que figure la brasserie La Coupole où nous nous sommes retrouvés pour la première fois en 3 D avant de nous régaler de foie de veau au Banyuls arrosé de Brouilly, en parlant du New York de Céline et de tant de nos lectures (je lui ai fait découvrir Christoph Ransmayr et il m’a révélé Antonio Moresco) qui n’en finissent pas de revisiter les mythes millénaires et de le revivifier - de nous faire vivre les 5000 vies, ajoutées à la nôtre par les livres, qu'évoquait un certain Umberto Eco retourné au Père l’autre jour…

    °°°

    À tout moment et en tout lieu nous attend un livre fait pour ce lieu ou ce moment, et ce matin c’est Le bonheur des petits poissons de Simon Leys dont chaque page me ramène au cœur de cette présence amie, hors du temps et des tribulations, que ménagent nos auteurs d’accompagnement dont mes deux plus fidèles ont été, depuis quarante ans, Charles-Albert Cingria et Anton Pavlovitch Tchékhov, entre cent autres viennent ensuite.

    °°°

    Georges Simenon, qui les connaissait bien, affirmait que nombre de clochards, notamment à Paris, se retrouvent à la rue par choix et parfois plus que par nécessité. J’y resongeai ces jours en croisant plusieurs fois le regard éperdu d’un tout jeune SDF à quelques pas de la brasserie La Coupole, auquel j’ai filé la pièce sans penser un instant, pour autant, qu’il était là par choix. Une chose est en effet de se trouver au bout du rouleau après une vie plus ou moins ratée, et tout autre chose d’être down and out à vingt ans et des poussières…

     

    Ce qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...

    °°°

    defendu-par-lanzmann-salafistes-devrait-avoir-du-mal-a-sortir-ce-mercredi,M297474.jpgCe qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe.

    Du moins est-ce ce que j’aurai pensé, une fois de plus, en assistant hier à la projection du film Salafistes, rue Monsieur-le-Prince où vécut un certain Blaise Pascal, n’y entendant parler que d’un potentat céleste ordonnant surveillance et punition, dénonciation du moindre péché des autres (les pécheurs sont toujours les autres, surtout quand ils sont de nature intrinsèquement impure, tels les femmes ou les homos) et châtiment sévère mais juste : la main du voleur tranchée pour son bien, les femmes fouettées ou lapidées en public, les homos précipités du haut des murs et pour tous autres mécréants aux yeux de ce Dieu-là (ou plutôt à ceux de ses prétendus fidèles), pour leur bien aussi cela va sans dire : le sabre ou la balle dans la nuque.

    Or on l’aura remarqué dans la foulée : pas une femme dans Salafistes, sauf quelques-unes aussitôt sommées de se voiler, ou cette unique maligne Malienne sûrement sorcière - mais que deviendrait en ces lieux la « fille merveilleuse » du vieil Antonio ?

     

    °°°

    Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari : peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

    Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple de la scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, des lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.

    Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...

    °° 

    Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.

    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.

    °°°

    D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.

    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

    Et ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.

    Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…

    °°°

    J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    1862166827.jpgOr j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

     °°°

    353681092.jpgIl n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.

    Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

    °°°

    Paris, pour moi, c’est partout ; et le Paris que j’aime est partout parfait. D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune,sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germano-pratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est « plus ça » ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    Tout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.

    L’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

    J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon). 

     

    fox-terrier-sur-le-pont-des-arts-avec-le-peintre-daniel-pipart-paris-1953.jpgJ’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontréRobert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.

     

    Or me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception decette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

     

    C’est dans la petite librairie de L’Atelier (métro Jourdain ou Pyrénées) que j’ai déniché ce minuscule exemplaire (8x11cm) des éditions Cent Pages Cosaques (sic) consacré à l’un des sommets de la littérature mondiale et environs, à savoir : le récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans la Recherche, assorti d’une postface de Bernard Frank qui illustre à merveille le style délié, fluide et pur, de la ligne claire française courant de La Fontaine à Stendhal jusqu’à Chardonne, Morand et Léautaud, entre cent autres.

    J’ai (re) découvert cette ligne claire en m’imprégnant, à matinées faites, des milliers de pages du Journal littéraire de Paul Léautaud dont l’intégralité de l’édition du Mercure se trouvait dans la mansarde que m’avait louée mon ami Germain Clavien, et j’ai retrouvé cette même ligne claire dans le romans et les nouvelles de Marcel Aymé dont un autre ami écrivain, Pierre Gripari, m’avait dressé l’inventaire durant un parcours de métro nous conduisant des abords de la rue Broca, où il créchait, à la Butte-aux-Cailles où nous allions nous rafraîchir(c’était l’été) à la piscine de la place Paul Verlaine.

    Mais assez de Paris pour aujourd’hui, car il n’y pas de bon bec que Paris ni de seule ligne claire à la française dans la foison des écritures.

    Or demain, avec Lady L. cette fois, nous remonterons à ses sources bataves par Bois-le-Duc où nous nous replongerons dans le chaudron de Jérôme Bosch, puis ce sera le Bruges de Brel et de Breughel, et ensuite voile au sud sur la Bretagne et le marais poitevin, sans manquer Nantes et les otaries du zoo de la Flèche, stars de la télé dont nous nous impatientons de vérifier l’existence en 3D…

    Ce lundi 29 février. Mon escapade parisienne m’a fait du bien en me replongeant dans une matière de mémoire que mes rêveries itinérantes ont réactivées, et c’est cela le voyage, qui peut se faire sur place ou en déplacement, selon l’humeur. Il va de soi que le déplacement favorise souvent la découverte imprévue, pour peu qu’on ait les yeux ouverts, surtout dans la grande ville, mais ce n’est pas automatique, et d’aucuns en voient autant en voyageant « autour de leur chambre », etc.

    °°°

    En reprenant mes carnets de 1988-89 pour y retrouver la page du Matin consacrée à ma rencontre avec Patricia Highsmith, à Aurigeno, après avoir recopié les trois pages que j’avais données au Magazine littéraire, je suis retombé sur mes articles (édito et présentation du livre) parus sur Les versets sataniques de Salman Rushdie, dont j’avais pris la défense contre cet imbécile d’Edgar Schneider, mon voisin de bureau à la tour de l’avenue de la Gare, qui avait signé un billet dans lequel il traitait Rushdie de littérateur inconnu en mal de publicité. Sur quoi, datant des mêmes années, j’ai retrouvé les évocations de mes rencontres les plus mémorables avec Milan Kundera et Alvaro Mutis, John Irving et Robert Doisneau, Doris Lessing et William Styron, etc..

    °°°

    En date du 12 octobre 1984, je notais ceci dans mes carnets : « Je suis à Paris comme chez moi, et comme partout ailleurs d’ailleurs. La chaussée élastique de New York ou de San Francisco accueille mon pas avec la même souplesse molleuse que le macadam de la bouquinerie géante de Kanda, à Tokyo, bref la forêt de la grande ville me convient autant que les grands bois de mon adolescence songeuse.

    °°°

    Et cette autre note épatante : « Richard Aeschlimann me dit qu’après la mort de Bingo, Czapski lui a fait remarquer du ton le plus assuré : « Alors il est au ciel ». Et d’ajouter en bon chrétien ami des chiens : « Parce que si Bingo n’est pas au ciel, c’est qu’il n’y a pas de ciel »...

  • Cortone au bord du ciel

    76b85dee2e938657ec6841592343b269.jpg

    Chemin faisant (32)

    Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone

    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.

    L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modernisant de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
    L’église manque de grâce dans son genre néo-ranissance un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
    9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgSous la loggia de l'Albergo. - Or ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

     

     

  • Vélocipédies toscanes

     
    littérature,voyage

    Chemin faisant (31)

    La belle équipée. - J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.

    littérature,voyageGiro à l'étape. - Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.

    littérature,voyageAprès cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais pas où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) et en me réjouissant de voir demain les couleurs réelles des fresques de Piero della Francesca... (17 juillet 1975)

     

    littérature,voyagelittérature,voyage 

  • Falaises de marbre et autres rivages

    Notes21.jpg

     

    Chemin faisant (30)

    Largués. – En route je n’ai cessé de lire les journaux, aussi, de cette vaine double page de L’Obs sur les minables fiestas profanatoires du Cavaliere, vil débris gluant de gomina, à cette chronique  de Claude Monnier évoquant ce sentiment d’un peu tous que nous sommes tous plus ou moins largués dans ce monde en train de se faire, de se défaire ou de se refaire, on n’en sait trop rien, largués les gens et non moins largués les gouvernants - et j’y repensai tout à l’heure dans les allées du parc tenant lieu de refuge à tous les animaux  blessés, maltraités ou rejetés, rescapés de la route ou des prédateurs  de toutes espèces, largués eux aussi et que le Fonds Mondial pour la Vie Sauvage (WWF) a recueillis dans ce labyrinthe végétal en zone urbaine de Marina di Massa où serpentent vieux sentiers entre taillis et pièces d’eau, enclos en plein air et cages décaties,  tout cela frémissant de plumes et de poils hérissés, cela piaillant et criaillant entre vieux panneaux explicatifs et poèmes animaliers sous le regard éteint d’un vague vieux gardien à main postiche jetant en passant sa pitance au paon posant au prince - à croire que ce jardin de tous les accueils est aussi celui de tous les abandons…

    Parco_conigli_Luca_Andreetti_03.jpg

    AAEAAQAAAAAAAAV3AAAAJDY3OGVjOTk4LTk1YjYtNDI5MS1hZDgyLTFkMTQyOTVhNzZhMg.jpg
    Prière polaroïd
    . – Et pourtant la vie continue, me suis-je dit ensuite sous les falaises de marbre tandis que crépitaient sous mes yeux les étincelles verbales d’une sorte de feu de mots, comme une cascade d’eau glacée aux arêtes brûlantes, comme un souffle  de nord tropical issu de ce poème que m’avait balancé quelques jours plus tôt, par mail, tel jeune barde de nos amis – et voici que se lâchait sur vingt pages ce jazz rockeux rythmé à la Cendrars mâtiné de Ginsberg whitmanien, et je lisais « Mais la résolution est prise / tu te prends à rêver /scintillements d’orages sourds / au petit tour des Pôles », il me semblait retrouver quelque chose de l’ingénuité sauvage du jeune Chappaz avec ce « vieux remède minéral /comme une fourmi / mangée et froide dans le gosier / du merle blanc », je retrouvais là-dedans des micassures rimbaldiennes, je lisais « Et toi aussi / depuis ta petite table / tu te croyais au monde centré sourd tout-puissant / mais c’est le monde qui feule en toi / quand tu prends de ta main brûlante la braise  blanche pour souffler la poussière / C’est dans tes artères que passe le sang nouveau /coagulé partout / des grandes possibilités », ou ceci enfin pour la route : « J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière des rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud, où les morcellements d’îles /font de nous des princes doux et /fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints »…   

    Notes87.jpg

    Crépuscule. – Ensuite on s’est retrouvés aux rivages en train de se retirer, on revenait de Pistoia, ce dimanche de parade médiévale, juvénile cinéma local où s’entretient la tradition et le flirt, le folklore et la révérence sociale, lancer du drapeau et du chapeau, danses et tambours véhéments pour aiguiser les sexes jeunes - enfin le soir a roulé sur les collines roulant elles-mêmes  vers la mer, enfin il n’y avait plus que la mer en allée et revenant pour mieux fluer et refluer, enfin il n’y avait plus que deux silhouettes là-bas à la frange de la nuit sur la mer…  

     (Les vers cités ici du poème Prière polaroïd, inédit, sont de la plume de Daniel Vuataz)

  • Mario le magicien

    Notes19.jpg

     

    Chemin faisant (29)

    Val suspendu. – On le trouve en montant de Carrare à Colonnata, qu’on sait un foyer de l’anarchisme de tradition ouvrière, on s’élève par des lacets sur l’ancienne route des carriers et bientôt, à main gauche, un petit val s’évase, immédiatement signalé par une kyrielle de sculptures de marbre de toutes dimensions, disposées sur le fond ou les flanc du ravin, toutes de la même inspiration « primitive », selon le propre dire du maître des lieux, géant chapeauté de 86 ans du nom de Mario del Sarto, qu’on retrouve dans le pavillon de bois sis un peu plus haut, en face du Mur de la Vérité et dont la porte est surmontée de l’inscription : Lavorando mi riposo, je me repose en travaillant…

    Sarto1.jpgLa dernière fois que nous lui avions rendu visite, Mario m’avait offert une pièce de marbre taillée sous mes yeux, évoquant une figure vaguement parente avec celles des îles de Pâques, et qui me sert depuis lors de cale à livres.

    Mais cette fois je lui explique que j’aimerais en savoir un peu plus de sa vie et de ses œuvres, de leurs tenants et de leur évolution, enfin comment il en est venu, la cinquantaine passée à ce que je sais déjà, à tirer du marbre son fabuleux bestiaire…

    Sarto2.jpgFils de la terre. – L’homme a l’aplomb des humbles, la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, mais aussi la naïveté de l’artiste et la douce folie du terrien sage et sauvage.

    Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes, avec ses frères et sœurs il faisait en enfance la longue marche jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint machiniste à bord des chemins de fer vertigineux de là-haut.  « Tout vient de la terre, me dit-il, pour aller vers le ciel et revenir à la terre ».  

    IMG_1777.JPGLes messages . – Non sans candeur ensuite Mario m’explique que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel Ange, imbattables dans la finition fine de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie ; et de m’entraîner vers la grande figure du devin Aronte, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de la Commedia, que le sculpteur se met alors à réciter par cœur avant de conclure. « Le devant d’Aronte, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça : tel est le message ».

    Sarto4.jpgEt pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut : « Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion… »  

  • Povero, caro paese !

     

     Chemin faisant (28)Bella2.jpg

    Ces amis-là. – Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis que la veille, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat et ce soir encore à Florence pour inaugurer un atelier de cinéma à l’Auberge de Jeunesse dont il préside la confrérie nationale depuis des lustres par idéal d’après-guerre… Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous mesurons le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.

    TheaJLK.jpgBella. – Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smalah de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...

    Notes89.jpgPovero, caro paese ! – Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de s’exclamer « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, "maraviglioso paese" en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’automne marin, cari uccellacci !

     

  • Lectures autoroutières

    Notes81.jpg

    Chemin faisant (27)

     

    Autostrades. – On descendait en Italie, dans les années 50 et 60, par les premières autoroutes européennes, avec les allemandes, qu’on appelait alors des autostrades, et ce matin nous nous retrouvons sur cette Via Aurelia dont le nom fleure l’antique et qui, de San Remo, file vers Savona et ensuite, changeant de nom, vers Genova et  La Spezia, Livorno et Roma ou plus bas vers l’Italie africaine.

    Or, autant l’autostrade contrevient à la lecture des paysages, autant elle est propice à celle des livres que nous avalons avec les kilomètres, Lady L. conduisant et moi lui lisant la belle et bonne conférence du Nobel donnée l’an dernier à Stockholm par Mario Vargas Llosa, intitulée Eloge de la lecture et de la fiction et célébrant par conséquent ce qu’on pourrait dire la révélation du monde et l’invention de cette fausse réalité, plus vraie que la vraie, que nous appelons littérature.

    Vargas1.jpgIl n’y a presque plus de paysage lisible aux fenêtres de la Honda Jazz Hybrid, que les monts pelés de la côte ligure, puis les amoncellements urbains des approches de Gênes - on est de nouveau précipité entre tunnels et viaducs, mais dans le volée on lit ceci qui vaut bien des horizons : « Tout comme écrire, lire c’est protester contre les insuffisances de la vie », ou cela encore : « Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès, n’existerait même pas »…

    Redonnet7.JPGLe vrai et le faux. – En plongeant de Turin à Savona j’avais repris la lecture des nouvelles du compère Bertrand Redonnet en son succulent recueil du Théâtre des choses, où le voyage se poursuit entre Bretagne et Garabagne polonaise, jetant d’autres passerelles entre nos humanités.

    Bertrand Redonnet est un drôle de loup français des steppes. Il vient de Maupassant et va vers les conteurs russes à la Leskov, via la poésie anar bien rythmée et mélodieuse de son cher Brassens, et ses humanités se peaufinent entre isbas et gargotes, comme en ce troquet de l’île de Ré où le voici tomber sur le type le plus farouche qui soit, « seul au monde » dit le titre, parangon peut-être de ce qu’on pourrait dire un frère humain voire un « copain d’abord », à cela près que les circonstances de la vie, les gènes et la gêne de ce qu’on appelle la « nature humaine » ont fait de cet individu visiblement sorti de taule ce qu’on dit précisément dans les journaux : un Individu, cet Individu - l’Individu a encore sévi, l’Individu court toujours…

    Devrais-je m’inquiéter d’éprouver en somme, et quoique n’ayant aucun goût pour le crime de sang ou de sexe, de meilleurs sentiments pour un tueur en série, violeur de surcroît, vraiment la lie des ergastules, que pour deux mannequins italiens flanqués de leur clique et nous imposant, sur le môle de Portofino, le théâtre débilitant de leur shooting d’enfants de pub ? Je ne sais pas, ou plutôt je sais trop bien…

    Redonnet.jpgC’est que l’homme de Seul au monde existe, par la grâce d’un écrivain vrai, tandis que la pauvre comédie des top models et de leur escorte de malabars asexués se réduit à du tout simili, singerie d’imitation et tutti quanti, autant que celle des Ricains friqués et fardés des terrasses, là-bas, de l’autre côté du port, débarqués en troupe molle de la « ville flottante » qui mouille au large, blanche comme un mirage…   

    Notes78.jpgToc et kitsch. – Le toc et le kitsch sont la matière première du dernier Fellini d’Intervista, satiriste inégalé quoique toujours tendre de la télé berlusconienne avant l’heure, et sans doute le Maestro se régalerait-il, autant que nous, à la vision de la pacotille artistique prétendue avant-gardiste ornant les jardins de Portofino de ses sculptures prétendues dérangeantes, genre Documenta de naguère et jadis ou Biennale de Partout, entre autres Galeries Pilotes de Nulle part. Notes77.jpgSaluons donc le rhinocéros suspendu et  combien symbolique probablement, les éphèbes de résine revisitant l’Antiquité d’un Winckelmann de backroom, ou les monstres divers renvoyant à la monstruosité diverse du monde mondialisé, enfin saluons les lemmings roses, dressés sur leur pattes de derrière avant le grand saut collégial -  saluons la jolie fumisterie avant de gagner la terrasse ombragée, là-bas, où nous attend le toujours authentique risotto ou les raviolis fleurant l’Italie véridique…    

    Maria Vargas Llosa. Eloge de la lecture et de la fiction;  conférence du Nobel 2010. Gallimard, 48p.

    Bertrand Redonnet. Le Théâtre des choses. 10 nouvelles de France et de Pologne. Antidata, 115p. 

    Photos JLK. 

  • Ceux qui restent ouverts

    La confession.jpg

    Celui qui ne l'ouvre que sur demande ferme / Celle qui impose la fermeture du cercueil en dépit de l'heure tardive / Ceux dont la mer impose le rester-partir / Celui qui reste entrouvert à l'instar de l'huître taoïste / Celle qui se fait un plan bronzage intégral neurones compris / Ceux qui jouent l'Ouverture Nabokov en souvenir de Pnine l'Ancien / Celui qui estime que la morosité est un péché mortel / Celle qui très imbue d'elle-même en devient imbuvable / Ceux qui se mettent en boîte sans l'ouvrir / Celui qui se livre à une pesée d'intérêt pour toute chose au risque d'en rester tout chose / Celle qui a trouvé refuge sous le petit parapluie bleu du Monsieur belge / Ceux qui cette année-là en Chine lancèrent le "mouvement des parapluies" / Celui qui s'ouvre au Totalement Autre genre poète Tang sur le quai du métro / Celle qui n'a jamais souscrit à l'indignation à bon marché / Ceux qui a trop l'ouvrir ont la gueule de bois / Celui qui relit La Longue Marche de Simone de Beauvoir pour en vérifier l'insondable stupidité / Celle qui s'ouvrant à la dictature chinoise affirme que le peuple veut ce que veut le régime dans la mesure où le régime veut ce que le peuple veut / Ceux qui se forgent une impunité a posteriori genre Sollers et la Chine maoïste / Celui qui est ouvert au débat en cercle fermé / Celle qui laisse entrevoir la perle de son brillant intellect à l'instar de l'huître agrégée de lettres / Ceux qui votent pour la fermeture des boîtes de Pandore / Celui qui s'ouvre les veines au figuré donc en restant propre genre Sepp Blatter feignant la repentance mais pas plus que Platini / Celle qui ouvre le vasistas sans se demander pourquoi / Ceux qui déclenchent un courant d'air en ouvrant les hostilités / Celui qui ouvre une brèche de silence dans le mur du son / Celle qui va dans le mur de son air décidé de cheffe de projet / Ceux qui menacent les sardines de leur ouvre-boîte en inox / Celui qui traite le goujon de goujat sans preuve tangible / Celle qui prétend que Robbe-Grillet n'était qu'un butor / Ceux qui pratiquent la discussion à femeture-éclair sur le côté au cas où, etc.

  • Aux couleurs ligures

     

    Notes32.jpg

     

     

    Chemin faisant (26)

    Fusion visuelle . –  On monte le long de venelles à marches d’âne, le grand bleu revenu fait aux murs vanille ou safran, mauves ou verts, une toile de fond qui se fond presque là-bas au bleu cependant scintillant de la mer , c’est le plein silence de l’après-midi d’après la haute saison, en ce bourg d’anciens pêcheurs de corail, les murs renvoient un peu de chaleur encore, et plus haut se découvre la blanche façade ornée de la grande église baroque en gloire de San Giorgio de Cervo, dans la pénombre de laquelle m’attend cette toute petite effigie d’un Christ aux douleurs, la vraie présence de ces lieux, en un autre lieu pourtant…    

    Notes33.jpgNotes34.jpgEcce Homo. – Or  un vilain verrou,bouclant une haute grille, interdit l’accès de la petite église hors-les-murs de San Nicola, qui nous tient ainsi à distance du Cruciflé, là-bas, tout émacié mais de bois dur ivoirin, taché de sang et la peau déchirée par le fouet et les bâtons, quelque chose du supplicié de Grünewald ou de quelque autre maître ancien arrachant la scène à toute sensualité pour exacerber l’expression de la Douleur mais sans pathos de théâtre pour autant – même de loin on perçoit cette figure de vérité que le cadenas protège probablement des immondes pillages de sbires d’antiquaires…        

    Notes22.jpgShooting. – Et sous le même ciel se tortillent les deux pimbêches et les chauves tout cuir à créoles de macs qui les cornaquent, tout enveloppées de peignoirs et prêtes là-dessous à tous les déguisements, au théâtre frelaté de Portofino, toutes les poses, les lascives et les langoureuses, laquées et lustrées, les lèvres et les ongles peints des mêmes roses violacés - c’est la Dolce Vita de Gabbano pour pubs de demi-luxe, les chauves se font pitbulls aux chevilles de  qui materait de trop près ; c’est l’Italie putanisée du Cavaliere que nous regardons avec cet œil amusé que nous a enseigné le Maestro Fellini…     

    Images JLK, à Cervo et Portofino.  

  • L'Italie en toboggan

     5238498.jpg

     Chemin faisant (25)

    Précipité. – La descente vers le Sud, des Alpes à la Riviera dei Fiori, ne m’avait jamais semblé une telle plongée, et de fait    il n’est aucune voie, me semble-t-il, en Italie et peut-être même dans toute l’Europe et le monde quadrillé d’autoroutes, qui donne, autant que l’A6, reliant Torino à Savona, le sentiment-sensation qu’avec son véhicule on est plus que lancé : précipité sur un toboggan, entrecoupé des innombrables tubes fermés que sont les tunnels, dans une dévalée vertigineuse qui tend bientôt à annuler tout autre paysage que celui des monts boisés affleurant les viaducs, au-dessus des toits roses des villages, avec le souci constant d’échapper aux poids lourds de plus en plus pressés à ce qu’il semble de rejoindre les ports et autres hangars du bord de mer.

    Dino Buzzati a tout observé et pressenti, dans son Voyage aux enfers du XXe siècle, de ce que deviendraient les villes tentaculaires et les terres partout urbanisées du monde à venir, et encore l’A6 en octobre échappe-t-elle aux migrations massives des vacanciers, mais l’ultime plongée sur la ville aux grandes cheminées et aux voies suspendues tournoyant au-dessus des zones industrielles a bel et bien de quoi donner le vertige, comme au débouché des tunnels sur Gênes, sur quoi l’on aperçoit là-bas la mer étale dans son indifférence bleutée, et le nom de Via Aurelia nous fait passer d’un temps à l’autre avant que  le nom de Riviera s’accorde enfin aux couleurs encore vives des bougainvillées…

    Notes8.jpgHors saison. – Notre goût partagé, avec Lady L., nous a toujours fait fuir les étalements balnéaires et les foules estivales, et c’est donc en ambiance connue que nous retrouvons cet hors-saison de la côte s’incurvant entre Alassio et San Remo, foison d’anciens petits ports saturés par l’industrie vacancière et cependant, merci la chance, voici que la Pensione Maruzzella où nous nous retrouvons ce soir, bourdonnante de gens peu portés à se pavaner, nous évoque la fin des vacances de Monsieur Hulot ou quelque chronique populaire du meilleur aloi. Après le repas du soir (Strozzapreti alla Sorrentina arrosés de Nero d'Avola par trop dur et froid je trouve), en compagnie nombreuse et fourmillant de petits enfants qu’ont emmenés leurs parents profs en vacances, nous marchons dans la nuit déserte jusqu’aux quais déserts bordés d’hôtels déserts et de discos non moins admirablement désertes, muettes, toutes paupières baissées, stores verrouillés. La fête est finie, mais pas dans nos cœurs…   

    Notes10.jpgSic transit gloria. -  Ce matin m’est venue l’idée, dans la pénombre de l’hôtel anonyme, et après une nuit interrompue par une longue insomnie (séquelle du Nero d’Avola trop acide d’hier soir), que ce n’est pas la pensée-sensation de la mort qui plombe ma première conscience de l’éveil, à chaque aube, depuis quelques années, mais au contraire la pensée de la vie, l’angoisse et presque l’épouvante à la conscience exacerbée de ce qu’est la vie et de ce qu’elle sera de plus en plus, avec la pensée-sentiment que je n’en fais pas assez pour la mériter vraiment, que je la galvaude et la vilipende au lieu de travailler sans relâche à la transmutation du plomb en or, pensée-sentiment qui recoupe très exactement celle que Tolstoï module dans La mort d’Ivan Illitch et qu’on retrouve dans le génial Vivre d’Akira Kurosawa, dont les protagonistes, pris à la gorge par l’annonce de leur mort prochaine, décident tout à coup de tout faire en sorte de justifier leur passage sur terre…  

    Notes12.jpgOr j’y repensais ce soir en nous attardant, après la longue montée dans les venelles médiévales aux belles couleurs passées ou rafraîchies du vieux Menton, par les allées du petit cimetière en plein vent enclos, au sommet de la colline, et donnant donc sur la mer, dans les ruines de l’ancien château ; je pensais à tant de vies peut-être brillantissimes, de princes russes et de duchesses austro-hongroises, entre autres Lords et Ladies anglais, venus se réfugier en ce semblant de paradis terrestre, précédés ou suivis de leur progéniture plus ou moins perdue de tuberculose, et dont ne témoignent plus que quelques monuments usés ou cassés, quelques inscriptions souvent effacées, et cette kyrielle de noms prestigieux (Troubetzkoi, Volkonski, Souvarov, Henkel von Donnersmarck) qui ne disent quasiment plus rien aujourd’hui à personne de moins de trente-trois ans – et loin de me sentir accablé je me rappelai l’herbe qui repousse sur la tombe du bon Illia Illitch Oblomov, sous le ciel brodé des mêmes étoiles qui ornaient sa très vaste et très douce robe de chambre d’éternel paresseux…

    Notes16.jpgNotes11.jpgNotes18.jpg

  • Ceux qui ont leur franc-parler

    37777390_p.jpg

    Celui qui éclate de rire en entendant la menteuse clabauder par le soupirail / Celle qui geint quand elle se la joue Glenn Gould au pianola / Ceux qui aiment se faire plaindre par les dames d’un certain âge si possible bonnes pâtissières / Celui qui prend dans ses bras la jeune fleuriste éplorée qui n’a eu le temps de jeter que son bouquet du haut du pont sur la Vivonne / Celle qui dit à Monica qu’elle ferait bien d’aller aux eaux sans se rappeler la zoophobie de son amie / Ceux qui ont le bras si long qu’on n’en voit pas le bout / Celui qui déconstruit les exagérations faites devant le cercueil ouvert de Jacques Derrida connu pour ses variations post-modernes sur le thème de l’inaperçu / Celle qui dit toujours ce qu’elle pense et moins volontiers ce qu’elle dépense / Ceux qui taxent leur arrière-neveu de « petite tante » alors qu’il est juste l’oncle d’un député souverainiste connu / Celui qu’on prétend un héros de la famille après qu’il a pris une balle perdue de son propre camp / Celle qui embellit chaque nouvelle version des aventures de son grand-oncle Golo d’abord employé à la Compagnie Générale de Navigation (CGN) et ensuite émigré tantôt en Slovénie et tantôt en Alberta selon les cas / Ceux qui savent que tout ce qu’on a dit de Madame Pinson, dite la Poison par les ménagères envieuses du quartier des Oiseaux, relève de la calomnie mais sait-on jamais en ce qui concerne ces chanteuses d’opéra souvent olé-olé / Celui qui s’est senti libéré à la disparition en haute mer de ses parents figurant décidément le « couple inséparable » / Celle qui exige que le fruit de son héritage soit versé sous forme de légumes lyophilisés aux populations souffrant de la faim dans le monde / Ceux qui confinent leurs tractations douteuses dans les ports-francs / Celui qui s’exclame « que c’est joli ! » en découvrant le portrait de la mère de Rembrandt au Rijksmuseum où les selfies sont désormais proscrits / Celle qui s’exclame « que c’est beau ! » à la vue de la collection de lapins de plastique de sa coiffeuse Rita / Ceux qui soupçonnent leur bisaïeule dite « la sainte » d’avoir fait passer son premier péché « aux aiguillles à tricoter » selon l’expression de l’époque / Celui qui s’est attiré des regards noirs de ses commensaux portant tous le cœur à gauche quand il leur a rappelé que François Mitterrand avait été un haut fonctionnaire de Vichy non mais ne dit-on pas qu’un chacun peut évoluer comme l’a remarqué l’Anglais Charles Darwin / Celui qui plaide pour la transparence dans les oraisons funèbres et se trouve donc marginalisé dans la famille des Pontet de Sous-Garde / Celle qui affirme que si l’amour rend aveugle le mariage rend la vue sans préciser que son premier conjoint a essuyé les plâtres et que les suivants n’en crurent pas leurs yeux / Ceux qui rappellent volontiers aux jeunes gens qui montent que la franchise risque de les faire descendre, etc.

  • A casa coloro

    Scajano3.JPG 

  • Mémoire vive (97)

    d29553ea627ece7477a5c2395b088a10-1.jpg

    Ce vendredi 1er janvier 2016. – Premier jour de l’an. Seuls à la Désirade, entourés d’un épais brouillard gris perle qui se lève ensuite sur un grand ciel tout neuf. Je pense à la disparition du grand paresseux (quelque six mètres de hauteur) et des chats à dents de cimeterre, il y a environ 45.000 ans, probablement liée à l’intrusion de Sapiens sur les terres dites plus tard américaines. Je pense aussi à Sophie qui héritera de ce carnet ramené de Bangkok par sa sœur, à l’effigie de Ganesh.

    893013.jpgMa bonne amie m’annonce ce matin qu’elle me connaît depuis 52 ans. Plus d’un demi-siècle, mais à peine un clignement de cil en regard du Long Récit esquissé par Yuval Noah Hariri dans sa « brève histoire » de notre espèce sous le titre, précisément, de Sapiens.


    °°°
    Certains individus ont la conscience (ou l’imagination) de la longue durée, et d’autres pas. Durant 60 ans environ, je ne me suis jamais soucié du fait que l’homme soit né au quaternaire, mais aujourd’hui je le conçois mieux, avec le recul de l’âge, la conscience plus proche de ma fin et l’acceptation de mon sort infime, et radieusement reconnaissant à La Vie, entre les deux infinis de Pascal à la vision duquel, à vrai dire, je préfère celle de Montaigne ou de Rabelais.


    °°°
    Travaillant à émincer la cinquantaine de textes que j’ai consacrés l’année passée à mes lectures, je constate que mes appréciations et autres jugements, qu’il m’arrive de nuancer un peu de manière plus indulgente ou au contraire plus sévère, ne changent quasiment jamais en ce qui concerne le noyau de chaque livre, qu’il s’agisse d’une oeuvre littéraire de grande envergure comme l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr, à mes yeux le meilleur livre de cette année, ou d’un roman raté comme Le Livre des Baltimore de Joël Dicker. Au noyau du premier : la poésie du monde ressaisie avec une plasticité sans pareille, entre le cendrier et l’étoile ; et du second : le toc d’une fabrication faite pour plaire.

     

    °°°


    La vie par procuration m’a toujours révulsé, dont j’ai perçu les méfaits dès l’apparition de la télé. Celle-ci aura été, dès la seconde moitié du XXe siècle, le miroir aux alouettes par excellence et le vecteur universel de toutes les envies et de tous les ressentiments – le départ de cette course néfaste à la comparaison qui caractérise et intoxique l’esprit de notre temps.


    °°°
    Ceci de Thucydide, qui recoupe en somme les témoignages des soldats russes collectés par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc : « En ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun avec toute l’exactitude possible. J’avais, d’ailleurs, de la peine à les établir car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient selon leur sympathie àl’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. À l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparât pour un auditoire du moment ». Vrai pour la description de l’univers des déportés en Sibérie, dans le Sakhaline de Tchékhov, et vrai aussi pour l’immense travail de documentation sur les guerres ou la catastrophe nucléaire de Tchernobyl accompli par Svetlana notre sœur Courage.


    °°°

    D’un nouvel ami, via Facebook, au prénom de Florian et à qui j’avais envoyé L’échappée libre, j’ai reçu, en remerciement, un petit roman d’Antonio Moresco, La Petite lumière, qui m’a aussitôt saisi par la qualité fine de son récit, à caracère allégorique m’évoquant immédiatement ma propre situation de veilleur à l’écart qui, tous les soirs, de l’autre côté du lac, aperçoit les petites lumières de Novel sur l’ubac savoyard.
    antonio-moresco.jpgLa lecture de La petite lumière me rappelle mes premiers saisissements à caractère métaphysique, correspondant aux intuitions vertigineuses qui nous viennent à l’adolescence ou à la prime jeunesse, avec l’étonnement devant son unicité, la peur de l’inconnu, la splendeur et l’étrangeté de la nature, puis la découverte des mots qui nous permettent de l’exprimer, la première expérience des mots qui font mal ou qui peuvent faire mal, et les sentiments variés, la tristesse ou la joie, le mystère de tout ça, etc.


    °°°
    Le portrait est un art très délicat, dont la moindre nuance de vérité tient à des riens. Il ne s’agit pas que de ressemblance, mais de suggérer une présence qui tient ni plus ni moins qu’à l’âme de la personne. Sur un dessin fait d’après une photo, j’ai tenté ainsi de capter l’âme de S***, mais je ne crois pas que ce soit la bonne méthode. La mémoire est plus fidèle que la machine, je crois. Ainsi vaut-il peut-être mieux fermer les yeux au moment de réaliser le portrait de nos plus proches.


    °°°
    La véritable amitié exige distance et pudeur, délicatesse et fermeté. Couper court à toute Schwärmei, à l’enseigne de ce que René Girard appelle la médiation externe, c’est à savoir le partage des passions purifié de toute rivalité compétitive.


    °°°

    Unknown-3.jpegLa lecture d’une traite, ce soir, de Vertige de la force, le dernier essai d’Etienne Barilier, m’a fait grande impression. C’est la meilleure réponse qu’on puisse opposer à ceux qui pensent que l’Occident n’a plus rien à offrir, aux désespérés et autres écervelés attirés par le terrorisme et toute forme de violence. Son argumentation est très étayée, et le noyau de sa réflexion me semble vraiment toucher au fond de la question : au tréfonds de l’Abgrund selon Heidegger, cette idole blême.


    °°°
    On voudrait nous faire croire que les djihadistes ont de nobles motifs, mais la seule vue de leurs gueules vociférantes suffit à la conclusion que ce sont pour la plupart des voyous assoiffés de violence et de sang, et qu’ils aiment ça jusqu’à la mort - drogués à mort qui plus est. Ceci dit, et par exemple en regardant la série américaine Banshee, je me dis que la fascination pour la violence se porte bien aussi, dans la sous-culture occidentale, même si certain humour noir à la Tarantino – réalisateur des plus équivoques à mes yeux, d’ailleurs - s’efforce de tirer la chose vers la comédie hilaro-gore. Or j’y vois plutôt, pour ma part, l’effet d’une démagogie caractérisée.


    °°°
    Dans son préambule à La Fin de l’homme rouge, évoquant le désenchantement de la société russe actuelle, Svetlana Alexievitch pointe le côté second hand des fondamentaux recyclés de l’orthodoxie et du nationalisme, qu’on pourrait comparer aux multiples avatars actuels d’un revival des « vraies valeurs » plus ou moins frottées d’intégrisme, entre fondamentalistes chrétiens aux States et juifs ultra-orthodoxes ou islamistes radicaux ; et les cultes de Staline ou même d’Adolf Hitler de renaître à l’avenant…
    Cette notion de seconde main est valable à de multiples point de vue, notamment dans le domaine de la culture où perdure, par exemple, le mythe incessamment ressassé de l’avant-garde, prétexte à tous les simulacres. En découvrant les « œuvres » des stars du marché de l’art contemporain, de Damian Hirst à Jeff Koons, entre tant d’autres, l’évidence de la seconde main me frappe depuis des décennies, et ça continuera tant que ça fera pisser le dollar. En outre, ce que raconte Svetlana Alexievitch à propos du nouveau culte de Staline et des voages organisés sur les sites de l’ancien goulag, rejoint les mises en scène de la télé-réalité et réactualise un roman d’Amélie Nothomb qui avait suscité la controverse au moment de sa parution, où il était question d’une jeu télévisé organisé dans un camp de concentration plus vrai que nature. En somme tout se recoupe, dans le domaine du simulacre et de la vie par procuration, et rien d’étonnant à cela : les mécanismes en sont élémentaires…


    °°°
    Une nouvelle sorte de concentration m’est imposée par la maladie – ou plus exactement par le sentiment-sensation d’être perturbé dans mon intégrité physique, très fatigué et souvent en perte d’équilibre ou gêné dans la marche par des douleurs musculaires ou articulaires. Malgré ma tendance naturelle à dé-dramatiser, je suis plus à l’écoute de mon corps que d’ordinaire, selon l’expression au goût du jour, mais à part ça tout va bien, merci, et vous ?


    °°°
    La lecture de Vertige de la force, le dernier essai de Barilier, m’a beaucoup intéressé, et je crois que j’ai des choses personnelles à y ajouter, notamment à propos de la fascination pour la violence, telle qu’elle apparaît par exemple dans la série Banshee dont j’ai regardé hier la fin de la deuxième saison – et je m’en tiendrai là.

    °°°


    Le regard de Richard Aeschlimann, dans son récit autobiographique intitulé Comme des larmes tombées du ciel, est d’une telle acuité sensorielle et affective, et d’une telle capacité d’évocation, qu’il a fait resurgir en moi quantité de sensations et d’émotions qui me sont propres, mais évidemment liées au ton de la même époque, disons : la fin des années 50. Or, au fil du récit de ses souvenirs d’enfant mal loti en milieu un peu glauque, avec une mère désertant le foyer familial et une belle-mère peu aimante, notre compère remarque qu’en son enfance tous les adultes avaient l’air vieux. C’est le genre de remarques qui me laissent pantois tant elles rèvèlent une évidence inaperçue. Comme si je disais que ces années 50 ont été filmées en noir et blanc, jusqu’à l’apparition de la couleur au cinéma Colisée. Si je me rappelle en effet les hommes de notre famille, mon père et mes oncles, et plus encore nos grand-pères, tous avaient l’air de dignes Messieurs cravatés , tous costumés de gris anthracite ou de noir chez les plus âgés. Du côté des femmes il y avait un peu plus de couleur, même avant l’arrivée du Cinémascope, mais la voix du speaker de l’ATS (Agence Télégraphique Suisse) était elle aussi grise comme ces temps de guerre froide, que ce soit dans ses versions romande ou alémanique (Radio Beromünster, dans la Stube du Wesemlin), et toutes les nouvelles qui venaient par cette voix semblaient irrémédiablement sinistres, toutes également vieilles…
    Ce mercredi 20 janvier. – Si ma mémoire est bonne, mon grand-père paternel est mort à 71 ans – à vérifier toutefois - après un séjour d’un certain temps dans une institution spécialisée de Sauvabelin. Il me semblait alors un très vieil homme, mais le « pépé de Lausanne » m’a semblé vieux dès sa retraite, alors qu’il était plus jeune que je ne le suis aujourd’hui, moi qui ne me sens pas du tout un vieil homme, malgré le « retour » des regards de ces jeunes gens qui paniquent déjà à l’approche de la trentaine et se figurent qu’arriver à quarante ans signifie une sorte de mort.
    Or il me semble que notre génération (ceux qui sont nés avant 1950) n’a pas vécu cette angoisse du vieillissement, incarnant par excellence la première jeunesse épanouie du XXe siècle, contrairement à ceux qui sont nés dans les années 60-80. Je pense ainsi à la véritable déprime de certains jeunes confrères passant le cap de la trentaine, et cela n’a pas cessé d’empirer au point que les jeunes d’aujourd’hui s’attroupent en petites tribus ostensiblement opposées aux « vieux », sauf pour les utiliser socialement, tout en prononçant de beaux discours convenus sur l’exclusion des minorités économiques ou sexuelles, etc.


    °°°


    Ce qui me frappe, dans les nouvelles générations, c’est que peu de jeunes gens de ma connaissance – je parle des jeunes écrivains et autres « créateurs » - vivent dans la continuité, et je dirai, s’agissant de littérature, que très peu envisagent ce qu’ils écrivent dans la perspective d’une œuvre à bâtir, se contentant de « coups » momentanés. Cette notion d’œuvre peut paraître académique, voire dépassée, mais je ne l’entends pas au sens d’une carrière conventionnelle : bien plutôt dans l’optique d’une construction cohérente et têtue, voire obsessionnelle, dont l’image qui me revient à l’instant est celle du terrible Adolf Wölfli coupant soudain court à toute intrusion étrangère ou toute distraction pour s’exclamer gravement : « Ch’muss’schaffe », je dois créer…


    °°°
    Les témoignages recueillis Par Svetlana Alexievitch dans La fin de l’homme rouge, comme dans Les cercueils de zinc ou La supplication, relancent en sommne ceux que Dostoïevski et Tchékhov ont ramené des bagnes et autres lieux de relégation où il ont cru devoir se rendre pour en documenter la réalité de visu. Il y a ainsi une tradition russe de la compassion qui n’a pas d’équivalent en Occident. Les témoignages qu’on rendu un Soljenitsyne ou un Chalamov sur le goulag ont-ils des pendants en Occident ? Il me semble que non, car les écrits liés à l’univers concentrationaire sont de nature différente, même si certains auteurs, tels Jean Hatzfeld, Richard Kapuszcinski ou Patrick Deville ont fait œuvre de reporters et de témoins significatifs.


    °°°
    Dans La peur de l’islam, Olivier Roy s’applique à rompre avec l’hystérie médiatico-politique française consécutive aux attentats islamiques en France, en établissant divers constats à contre-courant des opinions verrouillées de droite ou de gauche. Le premier de ces constats est que la « communauté musulmane » relève selon lui, en France, de la fiction. De fait, la plupart des musulmans français ne réagissent pas de façon homogène. La minorité des « radicalisés » ne représente qu’une fraction non représentative d’une population en voie de mutation, constituant une nouvelle classe moyenne qu’on rejette implicitement en la traitant de « communauté musulmane ».


    °°°
    Christoph Blocher pointant la « dictature » rampante en train, selon lui, de s’établir dans le monde politique suisse au dam du bon peuple que lui seul prétend écouter et comprendre, incarne à mes yeux le type, matois et revanchard, du paysan parvenu trônant, content, devant son tas de fumier doré. Que celui-ci soit sans odeur, comme on le dit de l’argent, me rend le personnage d’autant plus odieux qu’il sert de couverture à toute une caste de privilégiés qui, de la terre et des gens humbles et honnêtes votant pour le tribun, n’ont strictement rien à faire.
    En lisant le dernier récit d’Antonin, intitulé Pap’s et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés son père avant sa mort, je me suis rappelé les mots du prélude de L’Ange exilé de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est revenu tant de fois : « Qui de nous a connu son frère ? Qui de nous a lu dans le cœur de son père ? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? »

    Unknown.jpegEnsuite, au fil des pages, c’est aussi bien un Emile Moeri différent de celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune médecin attiré par la littérature et les artistes, évoquant tour à tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, la rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère de son futur premier fils (l’écrivain) au Mexique. Or Antonin semble avoir été aussi touché à la lecture des cahiers que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs fragments insérés comme « en abyme » dans son récit assez peu circonstancié au demeurant ; mais il est émouvant de retrouver, sous la plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais achevé. Ceux qui, comme moi, ont bien connu Emile Moeri, cardiologue veveysan estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moillet, notamment), auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Emile écrivain ? C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement réalisé « à travers » son fils , mais jamais nous n’aurons eu le sentiment qu’il y aura eu chez lui un écrivain « empêché ». Assez curieusement, et là gît sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s, plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de la littérature, qui se retrouvent ainsi liée, par delà les eaux sombres, dans le cercle magique, sans rien de complaisant, d’un récit achevé nourri par des notes restées « du côté de la vie ».


    °°°
    Je limite à l’extrême, sur Facebook et autres plateformes de l’Internet, l’expression de mes opinions, me tenant à l’écart des échanges criseux où n’importe qui se fait un devoir impératif de se prononcer sur n’importe quoi. Alain Finkielkraut déclare, dans son dernier livre, qu’il n’a point d’opinions à faire valoir : rien que des positions, et qui se défendent par l’argument, et c’est ainsi que je vois aussi la chose, même si l’affirmation de Finkielkraut me fait sourire alors qu’il la ramène à tout propos. Or je pense, quant à moi, que les opinions ne sont rien, ou plus exactement ne sont la plupart du temps que saillies momentanées, en tout cas au café du Commerce et sur les réseaux sociaux qui en sont le nouvel avatar, tandis que les positions nous engagent où nous sommes et dans la durée.

    01-benoit-violier-c-lenakanet-388_01.jpgCe dimanche 31 janvier. – L’on a appris aujourd’hui, « avec stupeur », la nouvelle du suicide de Benoît Violier, patron du célébrissime restaurant de Crissier et considéré comme « le meilleur cuisinier du monde ». Or ce « geste incompréhensible » l’est à proportion des honneurs récents ( cuisinier de l’année, etc.) et futurs, notamment à l’enseigne du non moins célébrissime guide Michelin, et en « contraste absolu » avec les dernières apparitions publiques du chef français, qui exhalaient la plus souriante sérénité. Mais non : voici qu’on le retrouve mort, par balle et chez lui, semant la consternation panique chez tous ceux qui le connaissaient (et sa charmante épouse et son fils gentil) et autres « fins gourmets », un commentateur poussant le bon goût jusqu’à parler du deuil « particulier » des gastronomes; et diverses « grandes toques » de participer à la déploration générale.
    Quant à moi, le véritable culte voué à la gastronomie surfine m’a toujours exaspéré et, sans préjuger des causes de cet « acte insensé », j’y vois plutôt l’un de ces gestes dont on ne sait s’ils tiennent plus du désespoir ou de la rage, qu’on retrouve dans tous les romans de Simenon, à commencer par La fuite de Monsieur Monde, où soudain tel individu rompt avec les trop belles apparences et passe la ligne rouge, parfois en tuant et parfois en se tuant. Ce drame affreux, mais pas plus terrible en somme que d’innombrables tragédies individuelles ou collectives survenues le même jour, nous dit quelque chose de ce monde où l’on hisse une activité humaine (la cuisine, etc.) au rang de rituel quasi sacré, exaltée tous les jours par des joutes télévisées à vrai dire obscènes, réalisant tous les fantasmes de jouissance et de réussite qui, peut-être, on fini par écoeurer Benoît Violier – on n’en sait rien mais c’est ainsi que je le ressens alors que retentissent les thrènes médiatiques et autres jérémiades ostentatoires…

  • Sud des Alpes

     

    Notes1.jpg

    Chemin faisant (21) 

    Pluies tessinoises. – Il n’est pas de vert plus vert que celui du Lac Majeur, de ce vert émeraude de l’eau qui tourne au noir sur les monts à la péruvienne que le subit et grondant orage d’été dramatise encore, et nulle pluie n’est si drue et si liquide et si fraîche et si limpide et si vivement mouillée que celle qui tombe en trombes de ce ciel tessinois du partage des eaux du Nord et du Sud évoquant à la fois les fjords et le Brésil – le plus sévère et sensuel mélange de l’alpin et du latino…

     Notes3.jpgVocaboli . – Les mots chantent ici comme nulle part en Suisse, les mots et les noms aussi, pergola et Solari,  zoccoli et Solduno, les mots chantent ici autrement qu’en Italie, en Italie on ne dit pas grotto comme ici, en Italie on hésiterait tout de même à baptiser une montagne Monte Generoso, ou une autre Monte Verità, il y a là quelque chose de terrien et de lyrique à la fois, de pierreux et de fluide, d’âpre et de soleilleux comme le vin d’un rouge un peu noir et d’un goût un peu dur qui se retrouve dans les visages des vieux aux yeux candides…

     Notes2.jpgVasques. – En remontant la Maggia l’on passe de la Polynésie languide aux marmites d’eaux glacées où les corps mortels et les âmes suressentielles se purifient, et c’est dans un bleu d’agate qu’on se plonge et se frotte et se lustre, il y a là de quoi revigorer les peaux jeunes et vieilles, nulle part au monde sauf peut-être au Japon  l’eau n’est si belle et bonne que dans cette rivière tombée du ciel et polie par la pierre…

  • Adieu la smalah

    Tunisie65.jpg

     

    Chemin faisant (20)

    Rafik l’agneau. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il avait encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays:  les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !

    Et s’il n’y avait que ça !  Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, est perçu par beaucoup de ses lecteurs comme l’oeuvre d’un monstre de cruauté (les lecteurs reportent souvent la férocité du réel décrit sur l’auteur…)  en cela qu’il détaille la monstruosité d’un régime de maffieux recourant à la torture, lequel régime s'effondra peu avant la publication de l'ouvrage !

    Tunisie666.gifEt voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même intempestif se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flatterie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer même son nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman : dégage…

     

    Ambivalence . – Certains jours je me suis demandé ce que nous fichions dans ce pays, tant j’y éprouvais de contraintes latentes, surtout dans la relation entre femmes et hommes. Mais grâce à nos amis j’ai finalement envie d’y revenir encore et déjà j’y pense, déjà nous y pensons avec ma bonne amie – nous reviendrons et pas que pour les rivages dorés de la Tunisie balnéaire.

    Une jeune fille de notre connaissance raconte que sa famille, après qu’elle eut brisé ses fiançailles, l’a bonnement harcelée afin de trouver un nouveau prétendant, et l'a même sommée de se livrer à ce qu’elle appelle des «entretiens d’embauche». Or loin de nous éloigner de ce pays, de telles situations nous donnent envie d’en savoir plus ; et c’est pourquoi je me suis lancé, après notre rencontre, dans la lecture des Propos changeants sur l’amour d’Azza Filali, dont la dernière phrase est de mise ce dernier dimanche matin : « À de tels moments, il m’arrivera, sans doute, de repenser à vous »…

    Tunisie28.jpgMéditerranée. – Ce soir nous retrouverons l’ami Philip à La Désirade, lui dont l’une des passions est la Méditerranée. Or la dernière vision que nous retiendrons de cette trop brève semaine en Tunisie sera celle des Mangeclous, je veux dire des Ben Salah, de la tribu des Ben Salah comptant, pour la seule génération de Rafik, cinq sœurs et cinq frères, ces Ben Salah venus saluer leur frère et oncle ou cousin, surprise des surprises, dans le hall de départ de l’aéroport ! Aussitôt  j’ai pensé : voici les Mangeclous, par allusion aux Valeureux du Juif Albert Cohen de Céphalonie - et même les couffins y étaient, débordant de figues et de dattes et d’Allah sait sûrement quoi.

    Oui mon cher Rafik, et que tu le veuilles ou non, le temps de ce vol de retour Allah sera ton copilote et les roumis que nous sommes lui adressent un ultime salamalec…

    Images : LK et JLK 

  • Le sang du peuple

    Tunisie99.jpg

    Chemin faisant (19)

    Indépendance. – Sur la même page d’ Un amour de frère, son dernier récit évoquant à la fois un retour à ses sources tunisiennes et son arrachement à un monde par trop contraignant, toutes choses liées et fondues par la ressaisie de ce qu’elle appelle la mémoire aimantée, Colette Fellous évoque la chevauchée de Bourguiba à travers Tunis préludant à l’indépendance, et sa propre cavalcade de jeune fille en quête d’émancipation, qui se retrouve à Paris avec ses frères et découvre le monde dans les salles obscures des cinémas. Exactement comme ce fut le lot de Michel Boujut, jeune déserteur de la guerre d’Algérie se planquant avant son exfiltration vers le pays des porteurs de valises qu’était alors la Suisse…

    Tunisie98.jpgFrères ennemis. – On sent chez certains la nostalgie des années  Bourguiba, et tel de ceux-là rappelle les qualités de la première constitution de 1959 élaborée sous l’égide de celui-ci, qui pourrait encore faire l’affaire à ce qu’il écrit dans La Presse. Mais sur les murs de Tunis que voit-on ces jours ? On voit partout l’effigie de Salah Ben Youssef, camarade puis rival du « combattant suprême », bientôt recalé, contraint à l’exil et assassiné par un sbire de celui-là. Et Bourguiba de s’en vanter publiquement lors d’une manifestation à grand fracas.

    Cela pour se rappeler, me souffle Rafik le révolté, qu’une dictature en a remplacé une autre, avant de préciser que l’avenir sous Ben Youssef n’eût pas été, probablement, garant de plus liberté tant il était proche des islamistes, lesquels se servent aujourd’hui de lui, par voie d’affiches, pour appeler au rassemblement des leurs…

    4149389-6299069.jpgViolences. – On a beaucoup parlé, dans les médias occidentaux, du pacifisme caractérisé de la révolution du jasmin ; or il faut s’en rappeler aussi les violences, et la chronique, jour par jour, des événements survenus depuis l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, en décembre 2010, rappelle comment le formidable mouvement de protestation et de destitution de la Mafia despotique fort bien vue des Américains et des Français, a cristallisé après nombre de soulèvements populaires aux quatre coins du pays, et notamment dans les foyers de révolte de Kasserine ou de  Ghafsa, violemment réprimés.  

    J’ai retrouvé cette chronique, très abondamment illustrée et documentée, dans un grand album récemment paru intitulé Dégage ! à côté duquel un  Indignez-vous !, ou un Engagez-vous ! paraissent bien convenus…  

  • Un si fragile espoir

    la-goulette.jpg

     

    Chemin faisant (18) 

    Délivrance. – Depuis notre premier soir à La Goulette, où nos premiers échanges amicaux ont duré des heures autour d’une table en terrasse, les mots-clefs qui m’ont semblé caractériser le ton de toutes nos conversations auront été: soulagement, libération, espérance, sur fond d’inquiétude latente, mais comme un nouveau souffle se manifestant à tout coup, avec quelle reconnaissance de tous pour « les jeunes »…

    Impatience. – Et cette fébrilité partout perceptible, notamment dans les journaux qu’on sent traversés par le souffle d’un débat de fond, véritable raz-de-marée d’expression relevant visiblement de l’exorcisme et de la compulsion, où le sentiment d’urgence revient à tout moment, et les mises en garde, les avertissements, les appels à la responsabilité, la dénonciation des fauteurs de troubles, la méfiance envers ceux qui pourraient trahir ou capter la révolution.


    254631_2270836817259_5191965_n.jpgEspérance. –
    Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude,  de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?

    2784045172.jpgA l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de  Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».

    Où l’espoir du « plus jamais peur ! » rend un son propre à ce qui s’est passé en Tunisie, en attendant le meilleur ou le pire... 

  • Le bain des femmes

    Tunisie88.jpg

     

    Chemin faisant (17)

    Séparation. – À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas, et voici cette vieille qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…   

    Le secret. – Dans le dernier livre de Colette Fellous, un amour de frère à paraître prochainement, une scène des plus troublantes en dit long sur la très grande intimité et la très grande distance unissant-séparant la jeune sœur de vingt ans et son frère de sept ans son aîné lorsque de celui-ci, reposant nu après sa mort, nu mais sous un drap, sa sœur s’approche, seule, et soulève le drap pour voir de lui cette chose qu’elle n’a jamais vue alors qu’un tel amour les unissait qu’elle draguait parfois les garçons pour lui – ce confondant secret de l’autre ignoré, trop dangereusement aimé et interdit, séparé par sa mortelle maladie de diabétique et par celle de vivre aussi…

    La nuit des femmes. – Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre grand-mère paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan...

    Image: photo JLK.

  • Avant les Dunes électroniques...

    Tunisie1.JPG

     

    Chemin faisant (16)

    Mise en garde. – Rafik l’étudiant, déjà vibrant de révolte et d’insolence, avait affronté son oncle Ahmed alors ministre de l’économie, en lui reprochant de promouvoir le tourisme dans les années 60. « Vous allez faire de nous des larbins, sinon des putains ! », avait lancé l’impudent à la face du grand homme de la famille qui l’écarta d’un revers de main : « Va donc, fils, tu ne sais rien de tout ça ! »

    Or, un demi-siècle plus tard, l’on se dit qu’il y avait du vrai dans l’objection du jeune rebelle et que la question mérite d’être repensée…

    Tunisie3.JPGSans rien voir... – Azza la romancière nous raconte l’histoire, à valeur de fable, de cette jeune touriste, d’origine tunisienne, revenue au pays avec des amis français en janvier dernier pour un séjour balnéaire assorti de tous les agréments distrayants, sportifs et festifs, quinze jours de rêve et retour vers le 20 janvier pour découvriràparis  que, pendant ce temps,  la Révolution était survenue en Tunisie.

    Tunisie2.JPGTourisme de masse. – L’embêtant avec ce tourisme-là, c’est que tu ne rencontre personne en vérité ; je me l’étais dit en 1970, envoyé en Tunisie pour mon premier reportage consacré au tout début du tourisme de masse, et je me le répète aujourd’hui en constatant  à quel point le malentendu se trouve entretenu entre prétendus maîtres et semblants de serviteurs – ces rôles que tu peux inverser à l’envi…

    Image : photos JLK d’un premier reportage en Tunisie, en 1970.