(Dialogue schizo)
Bob Dylan rejoint Sully Prudhomme. Quand le gâtisme se la joue jeunisme attardé. À quand le Nobel de la BD et du tag ou de la sitcom ? Un bel hommage du poète italien Erri De Luca…
Moi l’autre : - Alors compère, le Prix Nobel de littérature à Bob Dylan, tu kiffes grave ?
Moi l’un : - C’est peu dire : je me sens cinquante berges de moins ! J’me revois à Woodstock. Je plane à l’île de Wight ! Non mais j’y crois pas : j’ose pas croire qu’ils aient osé ! J’les croyais vieux jeu c’te bande, enfin quoi Modiano c’était quasiment la France de l’Occupation et les boutiques obscures, et v’là le coup de djeune. Notre vieux camarade Dario Fo se tire en douce et v’là Tambourine Man le dealer ! Tu veux quoi de plus, blaireau ?
Moi l’autre : - Je sens comme un relent d’ironie dans ton propos… Non mais vraiment, littérairement parlant, tu trouves que les chansons de Dylan tiennent la route à côté, j’sais pas moi, de Dante ou de Shakespeare ?
Moi l’un : - T’as dis quoi : littérairement parlant ? Mais tu sors d’où ? T’oserais expliquer à des kids, littérairement parlant, ce que racontent les chansons de Dylan dont aucun ne connaît aucune ? Et d’ailleurs Dante et Shakespeare, tu crois qu’ils auraient eu le Prix Nobel de littérature, même s’ils assurent littérairement parlant ?
Moi l’autre : - Ah mais tu biaises. Je vais donc de te le demander frontalement: les chansons de Bob Dylan, dont je sais que tu en aimes pas mal, relèvent-elles de la littérature, ou disons de la poésie psalmodiée, et méritent-elles d’être placées plus haut que les plus hautes œuvres présumées de la littérature américaine contemporaine, puisque c’est les States qu’on galonne enfin ?
Moi l’un : - Tu connais Sully Prudhomme ?
Moi l’autre : - Euh, oui, enfin, euh, non, pas vraiment…
Moi l’un : - Ecoute ça, je ferme les yeux et te le récite par cœur :
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut l'effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.
Voilà, mon cher, les vers du premier prix Nobel de Littérature, en 1901. Un poète de l’Académie française de l’époque, que les académiciens suédois d’aujourd’hui eussent snobé, ça ne fait pas un pli.
Maintenant je ferme les yeux et je me pince le nez pour te chuinter cette ballade :
Come gather 'round people
where ever you roam
And admit that the waters
around you have grown
And accept it that soon
you'll be drenched to the bone
If your time to you is worth savin'
Then you better start swimmin'
or you'll sink like a stone,
For the times they are a' changin'!
Moi l’autre : - En somme d’après toi, y aurait que les académiciens suédois à ne pas changer avec le temps ?
Moi l’un : - Je ne serais pas aussi catégorique. Ce que je dirais plutôt, c’est qu’ils se sont montrés extraordinairement académiques en 1907 et qu’ils ne l’auront pas été moins cette année, même en consacrant un poète populaire non-académique selon nos codes. C’est leur choix qui est archi-convenu. Entre deux, il leur est arrivé de faire mieux...
Moi l’autre : - Ah bon, voilà que tu sors du bois ! Donc tu ne penses pas, au tréfonds de toi, que ce choix soit si cool ?
Moi l’un : - Je pense que c’est une totale foutaise qui apparaît dès que tu mets une chanson de Bob Dylan à côté d’un poème de Dylan Thomas, et quelque intérêt et charme qu’on puisse trouver aux ballades de celui-là. Les chansons de Dylan traduisent l’esprit et la rage, l’envie de vivre et la douleur de toute une génération confrontée, notamment, au matérialisme triomphant de l’après-guerre, au racisme et au carnage du Vietnam. De surcroît, et c’est bien moins connu, les Chronicles de Dylan révèlent bel et bien une patte d’écrivain, mais consacrer cette « œuvre » pour écarter une fois de plus celle de Philip Roth, qui aurait dû être nobélisé il y a dix ans au moins, fait figure de gag. Dans la foulée, on attend le Nobel du tag, du rap ou de la sitcom...
Moi l’autre : - Ceci dit, notre compère JLK nous disait, l’autre jour, que l’auteur italien Erri De Luca fait le plus bel éloge de Bob Dylan dans son dernier livre, Le plus et le moins…
Moi l’un : - Auquel je souscris - les yeux fermés une fois de plus…
Moi l’autre : - Ah bon, parce que tu l’as lu ?
Moi l’un : - Non seulement je l’ai lu mais je l’ai appris par cœur et le voici en bribes : « La révolte n’était pas seulement politique : il n’était pas seulement question du funeste et détestable Vietnam où étaient anéanti pour rien un pourcentage énorme de la jeunesse américaine, prise et envoyée crever et s’aigrir dans les marécages du Mékong ».
Voilà ce que De Luca écrit d’abord, et ensuite : « Dylan sifflait le départ d’un train, en appelant dehors une génération vaste comme elle ne l’avait jamais été auparavant à l’échelle mondiale. Le monde était devenu un. Une jeunesse chantait Dylan et s’affrontait à toutes les polices, de Prague à Berlin, à Paris, à Rome, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Les mêmes couplets et des airs identiques : être du même âge, avoir une même musique à jouer dans la rue ou dans un pré, donnaient des frissons. Aujourd’hui, le monde est un marché unique, à cette époque-là c’était une seule jeunesse »…
Moi l’autre : - Et tu ne trouve pas que ça vaut un Nobel autant que celui de Kissinger ?
Moi l’un : - Ne mêle pas les serviettes immaculées (hum) de la littérature et les torchons de la politique. D’ailleurs je continue à citer Erri De Luca les yeux fermés : «Mais lui, Dylan, ne pouvait se contenter de la politique, de l’amour. Il chantait et il passait son chemin. Il ne voulait pas, n’a jamais voulu être le guide de personne : il voulait la liberté de se perdre ».
Moi l’autre : - Oui, c’est un bel hommage, et qu’on pourrait faire aussi de Fabrizio De André, de Jacques Brel ou de Georges Brassens et Léo Ferré…
Moi l’un : - Dans les plus étroites largeurs, tu as raison. Mais qui aurait l’idée loufoque de les proposer au Nobel à titre posthume ?
Moi l’autre : - Donc ta réaction n’est pas vraiment élitiste ?
Moi l’un : - Absolument pas, et je ne crois absolument pas, non plus, à la sincérité des académiciens suédois, dont on sait qu’ils se sont battus comme des chiffonniers pour ne pas consacrer ces grands écrivains de portée internationale que sont Philip Roth (la bête noire de certains d’entre eux) ou Amos Oz l’Israélien magnifique, le poète libanais Adonis (qui a eu le front de s’en prendre à la barbarie islamiste !), Haruki Murakami le Japonais ou Antonio Lobo Antunes le Portugais, etc. Donc on te sort Dylan du chapeau et tout le monde est content d’être mécontent, en parfaite démagogie pseudo-moderne.
Moi l’autre : - Ce qui ne vas pas nous empêcher, compère, de nous passer Desolation row en nous désolant pour plus grave que ça.
Moi l’un : - Let’s go, it ain’t me Babe…