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Butor le grappilleur

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En 2006, pour ses 80 ans, paraissait chez Gallimard un livre intitulé Seize lustres, illustrant la poétique de Michel Butor, qui vient de quitter sa maison À l’écart pour un dernier voyage. Flash-back et révérence au vieux trouvère...

Le nom de Michel Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.

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Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…


Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…


La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être.
Or voici ce qu’on lit, dans Passe et repasse:


« Le fer du trafic ferroviaire
écrase les plis des talus
et celui des camions-citernes
roussit les parkings d’autoroutes
où les vacanciers font des tresses
tentant de doubler les copains
avant de s’enfiler aux peignes
qui les délestent de leurs sous »…


C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :
« Et l’on était suspendu aux nouvelles
il y avait des menaces de guerre
dans un autre continent il est vrai
mais s’il y avait mondialisation
c’était bien dans l’appesantissement
de ces ailes ténébreuses partout
Les arbres suffisamment à l’abri
gardaient leur feuilles approfondissant
leurs couleurs et l’on avait l’impression
qu’elles disaient individuellement
écoutez-moi contemplez-moi sauvez
la formule que je vous ai trouvée »

C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours.

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On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
Butor instamatic...
Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile, son grand voyage à travers les States, et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.

 

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Michel Butor pour la route...
Littérature en conversations automobiles
Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD.

On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.


Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.


Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littérature…

Commentaires

  • je regrette d'avoir mis si longtemps à découvrir le génie de M. Butor alors que j'écoutais avec gourmandise sa voix sur France -Culture... sans chercher plus loin

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