Simone Weil au lever du jour : « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ».
Et ceci la nuit venant : «Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? Le prix en consiste en la possibilité supérieure d’attention »,
Ce vendredi 1er juillet. – C’est avec un étonnement joyeux, non moins que fier et reconnaissant, que j’ai trouvé ce soir, en lisant le chapitre de l’Eloge de la ferveur d’Adam Zagajewski consacré à Czapski, de très louangeuse lignes à propos de mon texte d’introduction à la rétrospective de 1992. Or cela m’avait échappé, mais cela tombe bien, car je suis en train de tisser une toile dont les fils relient Zagajewski et Antonio Rodriguez, Cees Nooteboom et William Cliff - tous poètes en lesquels je reconnais des accointances sensibles qu’on pourrait dire à la fois très physiques, ancrées dans la vie des sens et des émotions, ainsi que dans la vie des gens, mais à la fois métaphysiques par leurs résonances à travers le temps et le mystère de l’être.
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Ce poème m’est venu à partir d’un sentiment éprouvé en Grèce, au musée d’Athènes (en 2001) et de la réflexion de Peter Sloterdijk sur les vers inspirés à Rilke par le fameux torse archaïque d’Apollon de Rodin, qui s’achève sur l’injonction combien inattendue, à cet endroit-là, de Tu dois changer ta vie !
Au corps ignorant
Sur un poème de Rainer Maria Rilke.
L'athlète s'en est allé,
mais je ne sais ce soir
si ce que je déplore
est sa disparition,
le drapeau flamboyant
de son corps exerçant
son art géométrique,
ou ses mains électriques
écrivant des poèmes.
Je ne sais pas, j'hésite ;
réellement ce soir,
la fatigue m'a pris
dans ses bras féminins,
mais ce grand torse à voir
de marbre et remontant
les chemins de l'oubli,
via Rilke et Rodin,
me rend ces beaux matins
de nos corps élancés,
leur grisante sueur
et sur le stade inscrite,
la lettre du poème.
Ignorant de la peur,
l'athlète ainsi demeure.
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« Car la poésie est l’essentiel », écrit Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust que je suis en train de (re) lire de part en part. Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité ; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.
Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À treize, quatorze ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.
« La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié les vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que quelques repères d’un goût qui transcende la séparation des langues et me conduit tantôt vers Umberto Saba et Pavese autant que vers Dylan Thomas et Mahmmoud Darwich, entre autres…
Dans un voisinage plus proche, j’ai mis des mois avant de lire vraiment le recueil qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, mais tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, dense et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.
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Malgré certaine dénégation de ma part (comme quoi je me sens plus jeune qu’à vingt ans), je me sens ces jours une fatigue toute physique qui accuse bel et bien l’âge de mes artères et de mes systèmes nerveux et respiratoire, autant que de mes articulations, et je vois qu’il en est de même pour ma bonne amie, cela ne manquant évidemment de nous situer, tous deux, sur ce qu’elle disait l’autre jour « le début de la fin », dont on espère du moins qu’elle ne sera pas pour demain…
Mais ai-je besoin, au demeurant, de me rappeler ainsi l'éventualité de notre disparition prochaine à tous deux ? Sûrement pas : j’y pense à vrai dire tous les jours, sans le moindre affolement pour autant. Mais c’est là : cela peut désormais arriver à tout moment et c’est devenu, pour mon travail, un horizon qui m’aide à mieux peser chaque mot, et pour notre vie un sujet de plus de reconnaissance…
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La façon de Proust de finir ses phrases par etc. me plaît assez. On amorce une idée, on développe un raisonnement, on met à feu une fusée et celle-ci disparaît dans l’éther de la page blanche, etc.
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Ce vendredi 15 juillet. – Nous apprenons, tôt ce matin, la terrible nouvelle relative au massacre d’une huitantaine de civils innocents, hier soir sur la promenade des Anglais de Nice, par un énorme camion fou lancé à pleine vitesse avec, à son volant, un probable terroriste - ou peut-être même pas d’après les dernières nouvelles. Et qu’en dire ? On reste, comme on dit, sans voix. Du moins ai-je composé, d’une traite, ce poème en hommage aux innocents massacrés en cette belle soirée sur la Côte d’azur:
La baraka
J'étais innocent présumé,
ou peut-être pas, va savoir ?
J'étais un enfant de trois ans,
j'étais un vieil Anglais
familier de la Promenade;
nous, nous étions juste belles,
juste faites pour le bonheur,
et faut-il se méfier aussi
des jeunes filles en fleur ?
Et quelle peur auraient-ils eu
ce soir au bar des retraités
amateurs de karaoké ?
Nous, nous ne faisions que passer.
Ces trois-là étaient Japonais.
Pas mal de gens, aussi,
qui s'étaient dit CHARLIE
en janvier de l'autre année,
l'avaient oublié par la suite
en se pointant au Bataclan...
Mais à présent on se sentait
tellement protégés:
le ciel virant de l'orangé
à l'indigo sur les palmiers;
nous regardions la mer
aux reflets étoilés;
dans ses bras tu t'étais sentie
délivrée des emmerdements;
un autre maudissait la vie
sans savoir pourquoi ni comment;
plusieurs millions plantés
devant l'écran de leur télé
étaient à regarder comment
le monde va ou ne va pas -
on ne sait pas, ça dépendra
peut-être de la baraka ?
Voila ce que ce soir peut-être
ou peut-être pas, va savoir
ils se disaient tous dans le noir
et comme flottant hors du temps:
ah mais quel beau feu d'artifice
ce serait ce soir à Nice...
Lorsque a surgi le camion blanc.
(Ce matin du 15 juillet 2016)
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Je suis vraiment impressionné, ces jours, et beaucoup plus qu’à ma première lecture, peut-être du fait que je suis immergé, parallèlement, dans la Recherche du temps perdu, par ma reprise du Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, dont je ne me rappelais pas la densité et la justesse des observations, plus encore : la précision stupéfiante des souvenirs ainsi rapportés par le peintre à ces camarades prisonniers du camp de Griazowietz…
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La suite de me poèmes m’étonne, par le seul fait de leur surgissement. Ils me viennent l’un après l’autre sans crier gare : comme ça ! Je ne m’y attendais pas du tout, mais réellement je sens qu’une nouvelle voie s’ouvre à moi, qui me relie à mon ancien fonds d’adolescent apprenant des centaines de vers par cœur, autant qu’au gymnasien qui a commencé, vers ses dix-huit ans, à écrire des proses poétiques « à la René Char », puis au quadragénaire composant un nouveau début de recueil entre 1986 et 1989, pour le laisser ensuite de côté, avant de les retrouver et, vivifié, d’en recevoir de nouveaux.
Or le premier poème de La maison dans l’arbre sera :
Nouvelles de l’étranger
Les poèmes nous viennent
comme des visiteurs,
aussitôt reconnus ;
et notre porte ne saurait se fermer
à ces messagers de nos propres lointains.
(En forêt, 1986)
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De Léon Bloy qui m’étonne parfois : « Je ne comprends que ce que je devine ».
Ce samedi 23 juillet. – L’on apprend, ce matin, qu’une nouvelle tuerie a eu lieu à Munich, ce qui à l'instant ne me fait ni chaud ni froid, ou disons : pas plus ni moins que les tueries d’Orlando ou de Charlie-Hebdo, du Ba-ta-clan ou de la promenade des Anglais, et cela dit sans aucun cynisme mais parce qu’il est difficile de ressentir vraiment quoi que ce soit, à part une horreur trop évidente, par rapport à ces événements plus ou moins proches, relativement à d’autres événements plus ou moins lointains comme les tueries d’Alep, etc.
Ce qui est sûr, c’est que j’évite les commentaires larmoyants (ou pseudo-larmoyants) qui se multiplient sur les réseaux sociaux, de belles et bonnes âmes qui se consolent elle-mêmes plus qu’elles ne soulagent quiconque.
Cependant, la vision du beau visage du vieux prêtre égorgé récemment en France ne cessant de me hanter, j’ai écrit ce matin ce poème « de circonstance » :
Folie ordinaire
Ta bouche est pleine de sang
quand tu invoques ton dieu de haine:
tu brandis le Coran,
de l'Evangile te fais une arme;
tu invoques le peuple
et tes commissaires politiques
et autres sicaires wahabbites
l'écrasent au Tibet
et le décapitent au Yémen;
tu exiges en UNE de ton tabloïd
l'image du vieux prêtre égorgé;
tu as bondi sur le micro
pour que le sang versé
te fasse réélire...
Tu incarnes le pouvoir démocratique
de George W Ben Laden,
chef de guerre chez Ali Burton,
aux bons soins de la Swiss Bank
du Panama sioniste
tendance sunnite.
Tu es n'importe qui.
Tu es PERSONNE
avec ton oeil unique.
Tu as la gueule des prédateurs associés.
Tu t'agenouilles en foule.
Tu réclames plus de têtes.
Les insectes nuisibles seront traités
à Guantanamo comme à Oslo,
Orlando et autres zones
gazées par Monsanto.
Mon tribunal de droit international privatisé
vous jugera partout selon ma loi
non négociable à Gaza
ni dans les boîtes de gays
ou les savanes d'improductifs affamés africains
d’ailleurs tous contaminés par le péché.
Vous ne comptez pour rien,
peuples soumis,
et le divin or noir me bénit.
Je suis la meute et j'approuve.
Je suis la force et je frappe du ciel.
J'ai gravi les hauteurs béantes
du communisme néo-libéral,
tendance ouverte-au-dialogue.
Je suis la folie de tous
Et crève qui ne s'attroupe !
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Les développements tâtonnants de l’imagination proustienne sont vraiment incomparables, comme je le constate ces jours à toutes les pages des Jeunes filles en fleurs, notamment à propos du décalage entre la voix du personnage Bergotte, à la table des Swann, et son écriture plus ou moins divinisée par le Narrateur. Or les variations du jugement de celui-ci, comme il en va de son appréciation de la Berma, évoluant selon ce qu’on lui en dit, me rappellent bien d’autres revirements typiques du caméléonisme de nos goûts, souvent influencés par des éléments extérieurs. Cela m’est arrivé bien souvent au même âge, mais quasiment plus depuis la trentaine où je suis devenu résolument personnel…
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Coleridge à qui on ne la fait pas : « Dans tout homme, il y a l’âme d’un poète. Mais le plus souvent ce sont de bien mauvais poètes ».
Ce dimanche 31 juillet. – Ma liste du jour sera consacrée à Ceux qui broient du noir, histoire d’évoquer la prolifération des séries criminelles et autres polars, et la nécessité d’en sortir pour couper à l’intoxication. Il y a à vrai dire pas mal de temps que je n’ai plus lu de romans policiers, en revanche j’ai fait une intense consommation de séries américaines et nordiques, dont certaines m’ont d’ailleurs captivé et « enrichi » autant que des romans ordinaires, mais qui n’échappent que rarement aux motifs répétitifs et autres stéréotypes de base, tant du point de vue des intrigues et des thèmes que sur le plan de la forme, etc.