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Ruines et rires enregistrés

Ramallah277.jpg
Lettres par-dessus les murs (77)

Ramallah, le 1er mars 2009.

Cher JLK,

Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, la table de travail… par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman.
Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, et le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici, on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau.
Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer.
Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique… la seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.
Et je ne peux qu’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images : des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés.
Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été.
Je t’embrasse,
Pascal

Ramallah113.jpgLa Désirade, ce lundi 2 mars 2009.

Cher Pascal, mon ami,

Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés. Qu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.
« Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.
« Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ».
Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.
Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina (http://blogs.tv5.org) du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?
Pascal2.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier que tu as bien voulu commenter à ton tour, et diverses efflorescences amicales ont aussi marqué nos échanges, notamment avec Jalel El Gharbi et ton ami Nicolas, autre précieux veilleur sur le blog de Battuta.

Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre...

Images: Graffiti de Banksy, mur de Gaza. Pascal et Serena à Lavaux.

Commentaires

  • Et on apprend que Le ministère de l'Habitat israélien veut doubler le nombre de colons en Cisjordanie occupée. Ce projet (construction de 73.000 logements dans les prochaines années, dont 5.700 dans des quartiers de Jérusalem-est annexée) pourrait facilement être adopté par la nouvelle majorité.

    73.000 logements, cela signifie 280.000 habitants et l’impossibilité de créer un jour un état palestinien puisque la Cisjordanie arabe ne sera plus qu’un morceau de gruyère. Notons que près de 300.000 colons israéliens se sont déjà installés en Cisjordanie depuis 1967 et que 200.000 autres vivent à Jérusalem-est.

    http://www.rfi.fr/actufr/articles/111/article_78857.asp

  • Deux très belles lettres.

    Les Gazaouis non combattants n'oublieront jamais le prix exorbitant du sang payé collectivement par le petit peuple, pour des lancements de roquettes que la plus part d'entre eux ont toujours désapprouvés, tant ce prix est synonyme de malheurs extrêmes pour leur chair et leurs être chers.

    Ce petit peuple pourra-t-il un jour s'exprimer sans les entraves imposées de l'intérieur et de l'extérieur de son univers ? Ou la culture de mort des deux camps, bien que de motivation différente, s'imposera-t-elle encore 50 nouvelles années ?

  • Ai-je bien compris ? Ce "voyage commun s'achève" Triste comme un appartement que l'on quitte en jetant la clé dans la rivière

  • @ Rodrigue : pris tous les deux par d'autres projets, il était temps de clore celui-ci, on s'attache à le compiler pour une éventuelle publication. Mais l'appartement reste ouvert, on n'a pas fermé à clé... Merci pour vos commentaires attentifs, tout au long de cette correspondance.

  • Ce qui eût été triste en effet, cher Rodrigue, c'est de ne pas donner une forme achevée à cet échange qui, dès le début, se faisait en somme à livre ouvert. Je n'ai pas pensé "livre" à cause de Ramallah, mais du fait de notre double envie d'écrire et de le donner à lire en temps presque réel aux lecteurs de ce blog et parfois sur le site de 24Heures. Si "livre" il y a, ce ne sera pas un témoignage mais une espèce de chronique à deux voix qui s'est nourrie d'une peu tout ce que nous vivons Pascal et moi, au milieu de nos proches et amis, de rencontres en lectures, avec les surprises de tous les jours. D'un printemps l'autre cela fait un cycle. Et au fil des 150 lettres échangées, que je suis en train de relire, il y a une histoire qui se serait étiolées à se prolonger. Une chose est de proposer un carnet au jour le jour, autre chose de donner à un objet une forme achevée, ou à parfaire. Mais pas une once de tristesse alors, Rodrigue: juste un peu de nostalgie comme après tout "livre" achevé. Nous pourrions d'ailleurs évoquer, de loin en loin, la suite de cet échange et le devenir de cet "objet" alors que se poursuit, avec Philip, notre contrepoint d'images et de mots - e la nave va...

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