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lettres par-dessus les murs

  • Ruines et rires enregistrés

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    Lettres par-dessus les murs (77)

    Ramallah, le 1er mars 2009.

    Cher JLK,

    Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, la table de travail… par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman.
    Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, et le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici, on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau.
    Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer.
    Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique… la seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.
    Et je ne peux qu’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images : des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés.
    Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été.
    Je t’embrasse,
    Pascal

    Ramallah113.jpgLa Désirade, ce lundi 2 mars 2009.

    Cher Pascal, mon ami,

    Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés. Qu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.
    « Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.
    « Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ».
    Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.
    Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina (http://blogs.tv5.org) du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?
    Pascal2.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier que tu as bien voulu commenter à ton tour, et diverses efflorescences amicales ont aussi marqué nos échanges, notamment avec Jalel El Gharbi et ton ami Nicolas, autre précieux veilleur sur le blog de Battuta.

    Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre...

    Images: Graffiti de Banksy, mur de Gaza. Pascal et Serena à Lavaux.

  • La braise sous les cendres

    Gaza45.jpg
    Lettres par-dessus les murs (76)


    Ramallah, ce mercredi 21 janvier 2009.

    Cher ami,
    Hier Mahmud Abu Ashash, l'écrivain, me disait son incapacité à appeler quiconque à Gaza : c'était au-dessus de ses forces. Quelques heures plus tard, sous les lumières tamisées du Zan, une bière à la main, Ala' me redit la même chose, mot pour mot. Les traits tirés, il me dit sa fureur en découvrant le drame, un premier janvier à une heure du matin, à Bratislava. Il a cherché longtemps l'ambassade israélienne là-bas, il a essayé de parler à des gens dans la rue, les gens ne comprenaient pas ce que racontait ce fou, une nuit de réveillon. Maintenant il aimerait surtout ne pas y penser, éviter surtout de connaître le nom des morts.
    J'imagine aujourd'hui Zakaria parcourant les rues de la ville, dont on dit que l'odeur y est insoutenable, à cause des cadavres encore ensevelis. J'imagine Zakaria, 22 ans, debout au milieu des ruines, qui ne peut prendre ni l'avion, ni le train, ni ses jambes à son cou – coincé là depuis qu'il a l'âge de vouloir se barrer, depuis qu'il a l'âge de prendre l'air, comme tous les adolescents du monde.
    Je vais prendre l'air moi, bientôt – quand l'aide humanitaire et les médecins s'engouffreront enfin dans Gaza, je prendrai l'avion pour ailleurs, je profiterai de cette liberté, ce n'est pas un luxe, ça ne devrait l'être pour personne. A mon retour, je reverrai sans doute Zakaria, Sami et le docteur Aed, si l'on m'y autorise. Faute de mieux, je leur raconterai cette blague-là, que Nicolas m'envoie. Ni prière ni poésie, juste une petite parole populaire, qui doit faire le tour du monde à présent – une autre façon de se sentir reliés.

    Ramallah122.jpgUn jour de soleil, le 21 janvier 2009, un vieil homme quitta son banc de Pennsylvania Avenue, et s'approcha de la Maison Blanche. Il s'adressa au Marine qui gardait le portail et dit : « J'aimerais entrer et rencontrer le Président Bush ».

    Le Marine regarda le vieil homme, et répondit : « Monsieur, M. Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici. » Le vieil homme hocha la tête, et repartit.

    Le jour suivant, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et dit au même garde : « J'aimerais entrer et rencontrer le président Bush. »
    Le Marine répéta au vieil homme, « Monsieur, comme je vous l'ai dit hier, M.Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici ». L'homme remercia, et repartit.

    Le troisième jour, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et parla au même garde : il désirait entrer et rencontrer le président Bush. Un peu agacé, le Marine répondit, « Monsieur, c'est le troisième jour de suite que vous vous présentez ici pour parler à M.Bush. Je vous ai déjà répondu que M.Bush n'était plus président, et qu'il n'habitait plus ici. Vous comprenez ? »

    Le vieil homme regarda le Marine et dit, «Oh, je comprends très bien… c'est juste que j'adore vous l'entendre dire… ». Le Marine se redressa, salua et dit :
    « A demain, Monsieur. »

    A La Désirade, ce 21 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’humour des peuples m’a toujours enchanté. Savoir comment une telle histoire, irrésistible, s’invente et circule ensuite autour du monde, c’est en somme savoir comment naît le récit populaire. J’étais ce matin triste et joyeux, dans cette disposition d’esprit que doit filtrer, précisément, l’humour des peuples. Je venais de recevoir, de notre ami Jalel, à lui transmises par des universitaires de Beit Zeit, de terribles images de salles de classes d'une école de Beit Lahia bombardée, à Gaza, avec des tables incendiées, des débris d’effets scolaires, ici et là des taches de sang, rien de plus mais c’était pire que de voir des cadavres, comme les mots de la lettre que tu nous as transmise, de Dania et Mohamed, continue de nous plomber le cœur.
    Et puis j’avais envie d’avoir confiance, aussi, je l’avais noté à l’aube, avant le lever du jour, sur un bout de papier, en me rappelant les buveurs et les joueurs qu’il y avait hier soir au Bar de la Gare, tous debout devant leur verre et la tête levée vers l’image, là-haut, de ce jeune Négro qui parlait au monde entier. Je me suis rappelé la voix de ma chère Aretha Franklin, qui fait partie de ces voix d’âmes nous rappelant les chants anciens du gospel et du blues, le chant de la longue peine – et je revoyais la porte de Gorée par laquelle partaient jadis les esclaves… Je sais qu’il est inapproprié, politiquement incorrect de parler de Nègres à propos des Noirs, mais tu auras compris dans quel esprit j’appelle Négro le jeune homme qui vient de s’installer à la Maison Blanche, même s’il n’est qu’à demi noir.
    Gaza17.jpgJ’ai donc reçu ces images accablantes d’une école dévastée de Gaza, puis j’ai reçu cette lettre de mon compère Philip que j’ai publiée aussitôt sous le titre d’Au Bonheur des Nègres, et j’ai souri à l’humanité, comme j’ai ri de l’humanité en lisant ton récit, venu de Nicolas, du vieil homme se faisant répéter la bonne nouvelle du départ, de la Maison Blanche, de l’homme à tête de poulet.
    J’essaie de me rappeler, de toutes ces années passées, un seul mot, une seule expression, un seul geste, une seule attitude de George W. Bush qui m’aient inspiré la moindre émotion ou le moindre respect, et je ne trouve rien. Toujours il m’a semblé voir, en lui, l’avorton usurpateur, le malin, le retors, le complice de plus affreux que lui, de vrais malandrins ceux-là.

    Ramallah169.jpgLoin de moi l’intention d’angéliser Barack Obama, mais quel autre souffle que celui de sa parole, quelle présence irradiant de tant d’autres présences, et quelle envie j’aurais ce soir de me pointer au portail de la Maison Blanche et de demander au Marine : « Monsieur, puisque vous me dites que le président Bush n’habite plus ici, pourriez-vous m’annoncer à son remplaçant, j’aimerais entrer et le rencontrer »…
    Image : Gaza, une classe dévastée. La Maison Blanche. Ecole de l’UNRWA à BEIT LAHIA, GAZA, après une attaque israélienne.

  • Images de l'atrocité

     lettres par-dessus les murs

    Lettres par-dessus les murs (71)


    Ramallah, lundi 12 janvier

    Cher JLs,

    Je ne continue pas avec la femme de Moussa, on arrive assez facilement à oublier et à rire et à faire comme si de rien n’était – et puis d'autres soirs ça revient, comme un haut-le-cœur, et dans ces moments j'ai juste envie de me laver la tête avec le film américain le plus crétin possible. Surtout arrêter les infos, les images des corps, les gravats. Une interview de John Ging, responsable de l'UNWRA à Gaza, les yeux noirs de colère. Pas prêt d'oublier ces yeux-là.
    Mais on a appelé le docteur Aed, avant le lavage de cerveau. Et on arrive à le joindre, ce qui n'est pas coutume. Petite voix. Il est responsable de plusieurs cliniques d'une ONG, et bref, il ne nous dit pas ce qu'il voit et nous ne lui demandons rien.

    lettres par-dessus les murs

    Je lui parle de L'Immeuble Yacoubian, d'El Aswani. Je viens de le finir, et c'est lui qui me l'avait conseillé, lors de notre dernière rencontre à Gaza. Alors on en parle un peu, lui me dit que le livre lui a plu pour son audace, dans des pays souvent soumis à la censure, à l'autocensure. La rue dit tout ce que la presse n'ose pas imprimer, et voilà un auteur qui écoute la rue et écrit ce qu'elle dit, ce qu'elle vit. On parle des personnages, tellement bien dessinés, de l'écriture vive, de la critique du pouvoir égyptien. Il me dit qu'il a lu le second livre d'El Aswani, Chicago, en une nuit. Commencé à 4 heures de l'après, c'était un jeudi, il s'en souvient, et achevé le vendredi matin. Et puis voilà.

    lettres par-dessus les murs
    Après il y a un silence, que je n'arrive pas à combler, et j'entends un soupir. Je n'ai pas été tellement convaincant avec mon envie de le distraire, mon intention était un peu transparente, il s'en est rendu compte. Je ne me reproche rien, c'est inévitable. Mais j'aurais aimé avoir plus de choses à dire sur L'Immeuble Yacoubian. Ou lui rapporter une bonne blague d'ici, une très bonne blague, et nous aurions ri, et je l'aurais imaginé me tapant dans la main, comme c'est la tradition ici quand on raconte une bonne blague. Mais je suis mauvais pour ça, je n'en ai jamais de prêtes dans ma musette, et il n'en avait pas non plus. On a quand même fini sur une bonne nouvelle, il a de l'électricité depuis bientôt deux jours...

    Je t'embrasse, Pascal.

    Ramallah, mardi, 13 janvier.

    Cher JLs,
    Voilà ce que je t'ai écrit hier. Et puis j'ai découvert les articles précédents de ton blog, et j'ai été choqué. Le point de vue de Philip S. sur le conflit est intéressant, bien écrit, il ne vaut pas moins qu'un autre: nous sommes tous à distance, inévitablement. Et c'est aussi notre chance, que de pouvoir prendre cette distance, que de pouvoir dire les choses autrement. Que l'auteur après avoir regardé ces images d'enfants morts se regarde longtemps pleurer dans le miroir, à mon avis, ne devrait regarder que lui. Mais qu'il nous bombarde ensuite de ces clichés - non pas un, nommé, mais une flopée, avec pour seule justification qu'ils aient été pris par des photographes palestiniens, me révolte.

    lettres par-dessus les murs
    J'y vois un manque absolu de respect pour ces victimes. J'y vois aussi la trace du militantisme le plus crétin. Il y a là la photo d'un enfant terrorisé, dos au mur, contre un lavabo. Prise de face. Est-il tellement difficile d'imaginer la posture du photographe à ce moment-là, et toute son indécence ? Et l'indécence qu'il y a à la diffuser ? C'est aux antipodes de ce qu'il faut faire aujourd'hui, aux antipodes de ce que l'art et la littérature peuvent faire.
    P.


    A La Désirade, ce 13 janvier, soir.

    Cher Pascal,

    Je prends acte de ta colère, que je trouve cependant injuste. Je comprends que, dans le contexte où tu te trouves, entre deux propagandes vous bombardant de leurs slogans adverses, tu sois exaspéré par ce que tu crois, visiblement, l’utilisation complaisante de «clichés» de l’horreur, transmis par quelqu’un qui avoue que ces images le font pleurer, et devant son miroir. Tu conclus au manque de respect pour les victimes, et au militantisme «le plus crétin» de celui qui m’a écrit et dont j’ai choisi, très consciemment et sans aucun esprit «militant» de relayer le cri.

    lettres par-dessus les murs
    Si ta réaction peut s’expliquer, je tiens cependant à défendre Philip, que je connais mieux que je connaissais mon propre frère et dont je sais l’honnêteté et la sincérité des motivations. Si tu avais lu attentivement les dernières lettres qu’il m’a adressées personnellement, et que j’ai choisi de relayer sur mon blog, tu te serais aperçu qu’il n’est en rien un militant «crétin» impatient de noircir Israël et de sanctifier les Palestiniens. Il a dit clairement sa défiance envers les « fous de Dieu » du Hamas, entre autres, et dénoncé l’émotion sélective de certains Occidentaux pleurant régulièrement pour conforter leur bonne conscience.
    N’est-il pas contradictoire alors qu’il avoue pleurer sur ces images, et devant sa glace ? Je ne le crois pas. Ne t’est-il jamais arrivé de pleurer devant ta glace ? N’as-tu jamais fait cette expérience de te voir pleurer comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre ? N’as-tu jamais, pour parler comme Moussa, regardé «un être humain» pleurer dans ta glace, non pas sur son sort mais sur le sort d’autres «êtres humains » ? Je crois, pour ma part, que tu ne mesures pas la portée de cet aveu. Pleurer devant sa glace n’est pas forcément sangloter devant ses propres sanglots. Ce n’est pas forcément se conforter et se dorloter. C’est peut-être, aussi, retrouver son visage, nu, défait, qui n’est plus le sien mais celui de tout «être humain».
    De la même façon, je ne vois pas du tout de «clichés» dans les images que Philip a rassemblées et que j’ai reprises sur mon blog sans le lui demander – j’en assume donc la pleine responsabilité: j’ai vu en ces images des «icônes» et non du tout des clichés. Bien entendu, il faudrait que chacune soit assortie d’un prénom, d’un nom et d’une nécrologie circonstanciée. Mais en l’occurrence, ces «icônes » ont bel et bien valeur d’emblèmes, que je ne dissocie aucunement, pour ma part, des victimes israéliennes des tirs de roquettes. Si, demain, un Israélien m’envoie de telles images, je les publierai de la même façon. Ces images ne sont pas, à mes yeux, pas plus qu’aux yeux de Philip, des objets de propagande anti-israélienne. Ce sont des icônes du massacre des innocents.
    Or ta réaction relance, pourtant, un autre débat plus général, tenant à la représentation de la souffrance. Tu prétends que la diffusion de ces images de martyrs est «aux antipodes de ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui ». Je ne sais pas exactement, pour ma part, ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui. J’avais dix-huit ans en pleine guerre du Vietnam, et j’ai assisté à pas mal de représentations théâtrales (style Living Theatre) et autres manifestations artistiques qui entendaient agir contre la guerre, et je me demande laquelle a eu le moindre effet. En revanche deux clichés, selon ton expression, que je dirais plutôt deux icônes, ont cristallisé la colère de toute une génération: une petite fille nue courant sur une route et un officier tuant à bout portant un vietcong. Suis-je en train de justifier le vietcong ? Nullement. J’essaie de replacer, dans ma mémoire «anthropologique», ce moment qui n’est pas d’auto-apitoiement mais de prise de conscience de cette réalité « à pleurer » de l'atroce.

    lettres par-dessus les murs
    Susan Sontag s’est interrogée, naguère, sur la représentation photographique de la souffrance dans un essai intutulé Devant la douleur des autres. Doutant elle-même de la légitimité des images «brutes», ce que tu appelles des clichés, elle en est arrivée à leur préférer une image « construite », telle la fameuse reconstitution, en studio, des soldats massacrés en Afghanistan. Mais est-ce vraiment cela que l’art doit faire ? Je me le demande. Je ne sais pas, à vrai dire, ce que l’art ou la littérature doivent faire en l’occurrence.
    Dans l’immédiat, je crois que notre réflexion, le témoignage de Philip, qui s’expliquera plus avant, ta réaction virulente, ma tentative d’explication, font partie de toute tentative de dépasser cette réalité de l'atroce. Parce que notre discussion va au-delà des invectives. Parlons plutôt, contre l'atroce, de la vie. Tu as lu L'Immeuble Yacoubian, et c'est la vie. Hier soir, j'ai assisté à Lausanne à une représentation, par une jeune troupe israélienne, de l'Orlando de Virgina Woolf. De la vie encore, contre l'atroce...
    Je vous embrasse fort.

    Jls.

    Images: Une scène de L'Immeuble Yacoubian, le film. Jeff Wall, Dead Troops Talk.

  • De la femme en temps de guerre

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    Lettres par-dessus les murs (73)

    Ramallah, dimanche 11 janvier 2009.

    Cher JLK,


    Tu fais bien de me parler des femmes. Assurément elles sont bien présentes dans les médias, à pleurnicher et geindre, mais tout de même, on ferait mieux d'en causer un peu plus ici. Dans notre correspondance, on parle beaucoup de Dieu, de guerre, de tonnes de laideur… et bien trop peu des femmes. Jls, tout de même, les femmes ! C'est sûr que le sujet est épineux, même pour des prosateurs sans peur et sans reproche. On hésite toujours un peu, même Freud ne les comprenait pas. Il faut donc commencer avec méthode, pas à pas. Je te propose l'avis de Moussa, restaurateur à Ramallah. Pas une fiote lui, un vrai connaisseur, 110 kilos et une tronche de boxeur : un spécialiste des femmes, qui les connaît au moins aussi bien que Freud. Et bien voici ce qu'il en dit, avant la fermeture, un verre de Glenfiddich à la main, il nous parle de sa relation avec son épouse, de sa fidélité (il insiste beaucoup sur sa fidélité, et quand sortent les trois jeunes clientes qui étaient attablées à côté de nous, son regard se détache un instant, pour suivre le bas de leurs dos jusqu'à ce que la porte se ferme, et il poursuit son discours), sa femme mérite tout son respect, parce que sa femme, tiens-toi bien, est un être humain. Il insiste là-dessus aussi, il vrille son regard dans le tien et dit « my wife is a human ».

    Ne ris pas : voilà une donnée à prendre en considération. La femme de Moussa est humaine. Est-ce vrai de toutes les femmes ? Ce serait une extrapolation hâtive, mais il ne faut pas écarter l'éventualité.
    Ramallah777.jpgTu vas me rétorquer que certes la femme est presque l'égale de l'homme, mais qu'il lui manque quand même le plus important. La maîtrise des arts militaires, comme le souligne ton commentateur. Niveau stratégie et mouvement de troupes, la femme ne touche pas une bille. Humaine, peut-être, mais dans le sens sensible, attentionnée, compréhensive, toutes ces qualités accessoires dans la vraie vie. Et bien tu te trompes. La porte-parole de l'armée israélienne, blonde comme les blés et belle comme le soleil, est absolument au courant de tous les mouvements de troupes, calibres de balles et portées d'obus. Humaine vraiment, mais au sens large : pas un gramme de sensiblerie chez cette femme-là, les cadavres d'enfants s'entassent, elle reste ferme, droite, professionnelle. Admirable.
    Autre exemple, dans Le Monde du 5 janvier, l'écrivain franco-libanaise Dominique Eddé. Elle aussi s'y connaît en opérations militaires. Moins sûre d'elle, trop féminine sans doute, elle se pose beaucoup de questions :
    « Quel est le bénéfice attendu par Israël, au terme de cette énième entreprise de bombardement, "Plomb durci" ? Sécuriser les citoyens israéliens. Anéantir le Hamas. Connaît-on un cas de figure ayant prouvé, par le passé, que la méthode pouvait marcher ?
    L'opération "Raisins de la colère", accompagnée du massacre de Cana, au Liban, en 1996 ? Elle a renforcé le Hezbollah et s'est soldée par le retrait des troupes israéliennes du Liban sud en 2000. L'opération "Rempart à Jénine", au printemps 2002 ? "Voie ferme", deux mois plus tard ? 2002 et 2003 ont été des années sanglantes pour les populations civiles en Israël : 293 morts. "Arc-en-ciel", en mai 2004 ? "Jour de pénitence", quatre mois plus tard, au nord de la bande de Gaza, avec les mêmes sinistres bilans ? Les assassinats de dirigeants politiques du Hamas exécutés et revendiqués sans complexe par le pouvoir israélien ? Les attentats-suicides ont culminé en 2005. Et, au début de l'année suivante, le Hamas obtenait la majorité absolue aux élections législatives. »


    Pour finir de répondre enfin à ton commentateur, un peu plus sérieusement, il faut redire ici que les seules informations sur le déroulement « tactique » de l'incursion proviennent de l'armée israélienne. Que les journalistes internationaux coincés aux abords de Gaza ne peuvent même pas nous dire combien de chars ils voient entrer chaque jour, sous peine de se retrouver illico en tôle (l'un deux y serait en ce moment, me dit-on). On leur fait donc visiter Sderot, pour tuer le temps... On ne répétera jamais assez que les médias ne peuvent nous donner qu'une petite idée de ce qui se passe réellement. Le black-out continue, le désarroi aussi, ici. Autant parler de la femme de Moussa.
    Pascal.

     Ramallah888.jpg

     

    A La Désirade, ce 11 janvier, soir.

     

    Cher Pascal,

    Je ne me permettrai pas de rire de Moussa qui te dit, avec insistance, que sa femme « est un être humain ». Je n’ai pas envie, ce soir, d’écrire à propos de quoi que ce soit que je n’aie pas vécu moi-même. Rire de Moussa signifierait que, d’une manière ou de l’autre, je le juge. Que sa cause est «entendue». Que la cause d’un  homme qui dit, avec insistance, comme pour s’en persuader lui-même, que sa femme est «un être humain», est une cause entendue qui ne peut que faire rire un type supérieurement éduqué de mon acabit pour lequel il va de soi que toute femme est «un être humain», de même qu’un Indien ou qu’un Juif.

    Mais de quel droit jugerais-je Moussa ? Que sais-je de Moussa ? Que sais-je de la femme de Moussa ? Et que dirait Moussa si, devant lui, je lui demandais, à elle, si elle estime que Moussa lui-même est «un être humain» ?   

    Nous vivons, en Occident prétendument évolué, sous l’empire des causes entendues, ou tout au moins sous l’empire de la déclaration des causes entendues. On parle de droits de l’homme, ou de droits humains, et il est entendu que la femme est concernée par les droits de l’homme, qu’on trouve plus élégant d’appeler les droits humains, en supposant qu’elle est «un être humain». Mais ce dernier fait a-t-il été prouvé ? Et le fait que l’homme soit lui aussi «un être humain» a-t-il été prouvé ? En ce qui me concerne, je ne me suis jamais posé la question. Jamais je ne me suis demandé si ma mère ou mes sœurs étaient plus ou moins «un être humain» que mon frère ou mon père. Lorsque j’ai lu, à douze ou treize ans, que les nazis considéraient les juifs comme des «sous-hommes», je n’ai pas compris de quoi il s’agissait faute d’expérience.  

    Tu me dis que Freud ne comprenait pas les femmes, ce que j’ignorais. En revanche ce que je sais, d’expérience, c’est qu’Otto Weininger, homosexuel théoricien de la guerre des sexes, semble les comprendre comme s’il les avait faites, ou disons qu’il parle comme s’il les comprenait. Cette question de la guerre des sexes n’est pas négligeable, même si la nier paraît une «cause entendue». En ce qui me concerne, j’ai vérifié d’expérience le bien-fondé de certaines observations de Weininger sur ce qu’on appelle la guerre des sexes, sans comprendre beaucoup mieux ce qu’est essentiellement «l’être humain» de type féminin ou l’«être humain» de type masculin. En vivant ce que Weininger appelle la guerre des sexes, à savoir l’alternance de la domination physique de l’homme qui s’affaiblit à proportion de la domination psychique de la femme, pour simplifier grossièrement, j’ai appris tout au plus à mieux comprendre l’homme et la femme qui cohabitent en moi et en celles que j'ai aimées, et surtout j’ai appris que la montée aux extrêmes de cette guerre, selon l’expression de René Girard, peut être dépassée.

    Et Moussa là-dedans ? Et la femme de Moussa ? Et la blonde porte-parole de l’armée israélienne ? Et Dominique Eddé ? Qu’en est-il de la fidélité de Moussa ? Est-ce par amour ou par dépit qu’il a  besoin de l’affirmer ? Et la femme de Moussa fantasme-t-elle parfois à l’instar de la femme française moyenne dont nous parle la dernière édition du Courrier international ? Et la conversation éventuelle de la porte-parole de Tsahal et de Dominique Eddé aurait-elle quelque chose de typiquement féminin ?

    Ne crois pas, mon ami, que je cherche à noyer la sirène : je pense à la femme. Je pense à la femme qu’il y avait en mon père et à l’homme qu’il y avait en ma mère. Je pense à l’« être humain » de sexe féminin dont je partage la vie depuis 27 ans et qui a le front ces jours d’étudier les thèses de Francisco Varela et autres théories sur les neurosciences au lieu de me tricoter une cagoule de terroriste conjugal. Je pense surtout à toutes ces «causes entendues» qui ne le sont aucunement en dépit de nos cœurs brandis et de nos gesticulations. Le mot s’affiche quand la chose n’y est plus. Or je vais te faire bondir, peut-être avec un trait de sexisme caractérisé, en te disant que la femme, en moi, est plus près des choses et des sentiments incarnés que l'homme, tandis que celui-ci tend trop souvent à se payer de concepts et de mots – mais il y a tant de cela, aussi, chez tant de femmes qui la ramènent. Et si nous parlions plutôt de la femme de Moussa ?

    Kiss you both,

    Jls 

     

  • Lettres par-dessus les murs

    Ramallah117.jpg

    Sur les débuts d'un échange épistolaire, entrepris en mars 2008 et riche aujourd'hui de 150 lettres...

    Préambule.

    Nous entreprenons ici, avec Pascal Janovjak, entre Ramallah et notre nid d’aigle lémanique de La Désirade, au bord du ciel surplombant la baie de Montreux, un échange épistolaire au jour le jour où les lecteurs de ce blog nous feront l’amitié de voir d’abord un jeu, peut-être plus si affinités.
    Je n’ai jamais rencontré Pascal Janovjak, dont je sais très peu, sinon qu’il est né à Bâle en 1975 et qu’il vit depuis trois ans à Ramallah. Du moins avais-je déjà apprécié son talent de prosateur poète, que j’ai évoqué une première fois, trop brièvement, à la parution de son premier livre, intitulé Coléoptères et paru aux éditions Samizdat. Tout récemment, son seul prénom m’est réapparu sur ce blog, sans que je ne fasse le rapport avec le Pascal de Ramallah, et c’est hier seulement qu’un vrai contact s’est établi entre nous à la suite de la présentation que j’ai faite de quelques auteurs israéliens invités au Salon du livre de Paris.
    Quatre premières lettres en un seul jour : ainsi le fil s’est il noué à partir de ces mots que j’adressai à Pascal à propos d’un message vindicatif reçu sur ce blog à la seule évocation d’Israël: comment répondre aux mots de la haine, comment ne pas monter aux extrêmes, comment montrer la ressemblance humaine, comment la dire, comment la transmettre ?


    Pascal7.jpg1. De la ressemblance humaine

    Ramallah, le 11 mars 2008, 13h.19.

    Cher JLK,
    Cela fait quelques temps que je me pose ces mêmes questions : comment dépasser la haine, comment montrer les ressemblances… depuis que je suis arrivé à Ramallah, il y a bientôt trois ans. Je suis venu ici pour écrire un roman, que j'achève bientôt. J'y suis venu parce que j'avais déjà séjourné dans la région, le climat est agréable, les gens sympathiques, j'aime les brochettes et la purée de pois chiche... et ma compagne a trouvé un travail ici, ce qui m'a permis de quitter le mien.
    Je me suis mis au boulot. J'aurais pu habiter dans un monastère, sur une île, j'ai tenté de nier l'extérieur, j'y ai réussi, jusqu'à un certain point. Et puis les coups de feu, et les incursions, la violence, la peur aussi... ça traverse les portes et les fenêtres et les écrans des téléviseurs, ça suinte sur internet, pas moyen d'y échapper. Sortez boire un verre pour vous changer les idées : tout le monde ici a perdu un proche, inévitablement on vous parlera de la mort, de l'humiliation quotidienne – à laquelle les étrangers n'échappent pas toujours. La situation s'est immiscée jusque dans mon roman, et le conflit l'a détruit de l'intérieur - il s'est appuyé sur d'autres conflits aussi, c'était inévitable, il s'agissait d'une réécriture du Frankenstein de Shelley. Je ne désespère pas de ressusciter le monstre mais je suis passé à autre chose.
    Sans doute faut-il commencer par accepter la haine, admettre que face à la blessure il n'y ait aucune alternative immédiate. L'homme ne s'élève pas facilement au-dessus de l'animal, surtout quand l'animal est blessé. Il aboie et il mord, vous n'allez pas essayer de le caresser. On ne peut pas en attendre autre chose. Ce serait nier sa blessure, pire, le frapper davantage. Il faut constater, témoigner, écrire, parler. C'est pour cela que si le boycottage d'un salon littéraire est absurde en soi, j'estime que le débat qui entoure ce salon est nécessaire. La maladresse des organisateurs, des boycotteurs et surtout celle des médias en ont fait un débat stupide, tant pis – si les mots sont creux, il est salutaire qu'il y ait au moins du bruit. Ce ne sera jamais que le faible écho des cris et des bombes, larguées d'avion ou portées en ceinture. Rien n'est plus insupportable que le silence, que la normalisation d'une situation qui, contrairement aux hommes qui en sont victimes, n'est pas normale.
    Ensuite il faudra trouver d'autres mots. Pour lutter contre la durée, la lassante répétition de l'atroce. Des mots qui ne soient pas usés par le journalisme. J'ai relu ici la trilogie d'Agota Kristof, le Grand Cahier etc. Misère, j'aurais dû m'abstenir. Ca résonne encore plus ici, ça fait encore plus mal. Ce qui est admirable, dans cette oeuvre, c'est l'absence de repères spatiaux et politiques. Le pays d'ici, le pays d'en face, la frontière, on la passe, on ne la passe pas, on ne sait pas où on est - mais on y est, et les deux pieds dedans.
    Il faut faire ce que fait toute littérature : tirer vers l'humain, vers l'universel. Se méfier comme de la peste de l'éthéré et de l'abstrait, mais tirer vers le haut, au-dessus des murs. A cette hauteur-là, on aura - sans même le vouloir - dépassé les camps et leurs rhétoriques éculées.
    La Palestine a trouvé sa place dans mon nouveau roman. Elle ne l'a pas prise, je lui ai donnée, c'est important. Elle est loin d'avoir le premier rôle, mais elle ne fait pas non plus de la figuration. Je vous ferai lire, si vous voulez bien, dans un mois ou deux. Bien à vous, Pascal.

    JLK23.JPGLa Désirade, ce mercredi 11 mars, 15h.
    Cher Pascal,

    Je viens de lire votre lettre, je relève les yeux sur les montagnes enneigées d'en face, Giddon Kremer joue un quartet pour cordes de Schubert et j'essaie de vous imaginer, là-bas à Ramallah, votre compagne et vous. Aussitôt je revois ces maisons explosées des hauts de Dubrovnik, en mai 1993, à la frontière serbe où m'avaient entraînés deux reporter allemands; je revois quelques enfants égarés dans les ruines et cette tête coupée de sanglier que des combattants croates avaient clouée contre la paroi d'une maison serbe incendiée - la première fois que j'ai flairé l'odeur de la guerre...
    Que vous soyez à Ramallah parce que vous en aimez le climat, les brochettes et la purée de pois chiche, est déjà un début de roman. Ce que vous m'écrivez, ensuite, de ce que vous vivez, votre projet de Frankenstein rattrapé par la réalité, la réalité environnante que vous découvrez et celle qu'évoquent les médias, ensuite le Grand Cahier que vous relisez - tout cela aussi me paraît la substance même que nous avons à brasser en quête de ce qu'on pourrait dire « le vrai », dont La Vérité n'est probablement qu'un autre masque.
    Je m'en vais voir, dès ce jeudi à Paris, dans quelles circonstances se déroule cette présentation des écrivains israéliens au Salon du Livre, dont je ne sais trop que penser pour ma part. Vous aurez compris, sans doute, que je ne suis partisan d'aucun camp. Simplement, je vous dirai mes impressions et tâcherai de rencontrer quelques-uns des auteurs présents.
    Ce qu'attendant je vais descendre en ville où j'ai rendez-vous, tout à l'heure, avec un redoutable rebouteux censé me délivrer d'une vraie calamité de crampe dorsale.
    Meilleures pensées à votre moitié et mes amitiés du premier jour...
    PS. Seriez-vous d'accord d'échanger avec moi, sur mon blog, des lettres semi-fictives à l'image des ces deux vraies ? Sans mêler du tout vie privée et publique, ce pourrait être une façon de parler des thèmes qui nous intéressent et du temps qu'il fait. Je manque terriblement, pour ma part, de vrais correspondants. Mais si cette façon de s'exposer vous fait violence, je comprendrais évidemment que nous nous bornions à une correspondance réservée. Je me rappelle pourtant ce livre étonnant qui s'intitulait quelque chose comme Conversation d'un coin à l'autre de la chambre, reproduisant les épistoles de deux écrivains russes de l'autre siècle...

    Ramallah66.jpgRamallah, le 11 mars, 21h.30.
    Cher JLK,

    C'est avec grand plaisir que je me prête au jeu, les missives précédentes, présentes et futures incluses, à utiliser quand comment et où bon vous semblera. La correspondance sera d'autant plus originale que la poste régulière s'arrête elle aussi aux check-points... Je me rappelle un colis, adressé à un quidam expatrié. L'envoyeur avait naïvement indiqué Ramallah. Le colis est bien arrivé, mais avec plus d'un an de retard. Le courrier électronique est donc un bon choix, on ouvre sans doute nos lettres aussi, mais au moins elles passent les murs.
    Notre correspondance en tout cas me changera de celle que j'entretiens avec la Sécurité Sociale française… Le sujet en est un litige qui m'oppose à ladite institution, celle-ci m'ayant effacé de ses fichiers, long séjour à l'étranger oblige. La lutte épistolaire m'oppose d'abord à Madame Bourgat, directrice du service contentieux, Mademoiselle Loiseau ensuite, département des indemnités, et enfin Monsieur Mouchu, sous-secrétaire au service contentieux (il n'est que sous-secrétaire, parce que j'ai dû recommencer toute la procédure suite à la démission inopinée de Mademoiselle Loiseau). Je pense en faire un recueil, il plaira, j'en suis persuadé, les mots sont enlevés, le style vif, les rebondissements nombreux. L'éditeur me suggère toutefois de réduire le tout à 400 pages, et de ne pas y inclure mes réclamations au sujet de la nouvelle machine à laver que ma mère - bref, ceci pour dire que les lettres d'un écrivain sont toujours semi-fictives, comme vous le suggérez, nous avons une grosse propension au mensonge, et les mots nous sont trop importants pour qu'on puisse les signer les yeux fermés et en toute naïveté... Peut-on attendre quelque chose d'authentique, de la part d'un écrivain, lui qui doit toujours polir ses phrases, les parfaire, les atténuer ou les exagérer ?
    Votre description de tête de sanglier en tout cas fait froid dans le dos. J'avais lu quelque part que la violence en ex-Yougoslavie ne s'expliquait que par la quantité de slivovic que les combattants ingurgitaient. C'est peut-être vrai. On ne trouve pas de slivovic ici, ni de têtes de sanglier – mais c'est peut-être parce que le cochon est banni, en Israël comme en Palestine. Le conflit est moins violent, c'est un fait. C'est un « conflit de basse intensité », c'est le terme technique, c'est joli, c'est comme le courant de basse intensité, ça pique un peu les vaches, dans les champs, ça suffit à les tenir à l'écart. Les écrivains que vous rencontrerez jeudi auront des mots plus justes, j'attends avec impatience le récit de votre ballade au salon, je l'aurais volontiers faite en votre compagnie.
    En attendant, toutes mes salutations à votre rebouteux, vous m'en direz des nouvelles. Moi c'est l'épaule qui coince, satanée souris d'ordinateur. Je pourrais aller me faire masser au hammam, mais on vous y casse un bras pour un oui ou pour un non, c'est embêtant.


    Panopticon7775.jpgLa Désirade, ce 11 mars 2008, 23h.

    Cher Pascal,
    Le sieur Robertino m'a presque cassé, comme cela arrive dans les hammams, tout en me reboutant, au point que je suis entré chez lui la tête fichée dans les épaules, et que j'en suis ressorti la faisant tourner comme un gyrophare. Le personnage est à peindre, autant que son antre. Cela se trouve sous-gare, à Lausanne-City, dans une rue évoquant un canyon, et l'on entre en passant sous une arche avant de se retrouver dans un trois-pièces fleurant la vieille bourre aux murs couverts de centaines de fanions d'équipes de foot et de trophées de toutes sortes, entre cent photos de bateaux et d'enfants (le maître de céans doit être grand-père à la puissance multi) et d'oiseaux et de lointains à vahinés.
    Lorsque vous arrivez, vous prenez place dans une salle d'attente évoquant une gare de province, et là vous entendez les premiers cris sourds, assortis parfois de hurlements, qui indiquent la progression des soins prodigués à ceux qui vous précèdent. A vrai dire je m'attendais au pire, et ce fut donc à reculons que j'entrai dans la salle de torture de ce tout petit homme tout en muscles et en uniforme chamarré de soigneur (il l’a été dans diverses équipes fameuses), mais tout s'est finalement bien passé. Sans un mot, après m'avoir interrogé sur la nature du mal, Robertino m'a fait m'asseoir sur une chaise bien droite derrière laquelle il s'est tenu bien droit. En quelques mouvements puissants, il m'a alors retroussé les tendons et les muscles et les os et la peau de mon épaule droite, faisant rouler et se tordre le tout comme une corde et, des pouces ensuite, faisant sauter un noeud après l'autre; après quoi, même traitement à l'épaule gauche. Or curieusement, mon bourreau semblait plus éprouvé que moi par ce début de traitement. Ensuite, de te prendre un bras après l'autre et de te les secouer comme de grosses lianes, pour en arracher Dieu sait quoi, avant le finale: les pouces cloués dans les clavicules, puis quatre torsions aux os des articulations des bras, comme s'il voulait te mettre les mains derrière et les coudes et les épaules à l'envers. Et pour finir: merci: l'homme vous salue comme un maître de karaté stylé et vous vous fendez de dix ou vingt modestes francs, à votre choix, qu’il serre aussitôt dans un modeste tiroir. Or un ostéopathe diplômé m'aurait pris vingt fois plus et je ne serai pas en état, ce soir, de vous pianoter ces quelques mots.
    Ah les aventures de Madame Bourgat, de l'oiselle Loiseau et de Monsieur Mouchu du contentieux: je guette déjà l'A suivre, vous m'avez affriolé: on voit que le monde est partout pareil, mais à présent racontez encore. Je me réjouis déjà, demain, de retourner à Ramallah.
    Votre ami du premier jour...