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Carnets de JLK - Page 81

  • Paris parfait

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    Chemin faisant (131)

    Déplacements. - Paris, pour moi, c’est partout ; et le Paris que j’aime est partout parfait.

    D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune,sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germano-pratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est « plus ça » ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    12771527_10208759619654702_4105183201832636022_o.jpgTout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.

    12792105_10208819663115751_3124586929444449845_o.jpgL’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

    Métro Gaîté. – J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon).

    12783516_10208819661835719_9180600184750248625_o.jpgJ’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontréRobert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.

    12771656_10208819661315706_5314927275265355952_o.jpg12747402_10208819656635589_2251581313318248259_o.jpgOr me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception decette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

    IMG_0350.jpgSur la ligne claire. – C’est dans la petite librairie de L’Atelier (métro Jourdain ou Pyrénées) que j’ai déniché ce minuscule exemplaire (8x11cm) des éditions Cent Pages Cosaques (sic) consacré à l’un des sommets de la littérature mondiale et environs, à savoir : le récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans la Recherche du temps perdu, assorti d’une postface de Bernard Frank qui illustre à merveille le style délié, fluide et pur, de la ligne claire française courant de La Fontaine à Stendhal jusqu’à Chardonne, Morand et Léautaud, entre cent autres.

    J’ai (re) découvert cette ligne claire en m’imprégnant, à matinées faites, des milliers de pages du Journal littéraire de Paul Léautaud dont l’intégralité de l’édition du Mercure se trouvait dans la mansarde que m’avait louée mon ami Germain Clavien, et j’ai retrouvé cette même ligne claire dans le romans et les nouvelles de Marcel Aymé dont un autre ami écrivain, Pierre Gripari, m’avait dressé l’inventaire durant un parcours de métro nous conduisant des abords de la rue Broca, où il créchait, à la Butte-aux-Cailles où nous allions nous rafraîchir(c’était l’été) à la piscine de la place Paul Verlaine.

    Mais assez de Paris pour aujourd’hui, car il n’y pas de bon bec que Paris ni de seule ligne claire à la française dans la foison des écritures.

    Or demain, avec Lady L. cette fois, nous remonterons à ses sources bataves par Bois-le-Duc où nous nous replongerons dans le chaudron de Jérôme Bosch, puis ce sera le Bruges de Brel et de Breughel, et ensuite voile au sud sur la Bretagne et le marais poitevin, sans manquer Nantes et les otaries du zoo de la Flèche, stars de la télé dont nous nous impatientons de vérifier l’existence en 3D…

  • Le guichet aux miracles

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    Pour tel jour je m’étais commandé la rapidité du saumon sous la lenteur plombée des nuages du nord boréal.

    Pour tel autre la furia de Beethoven alliée à l’implacable retenue de Svjatoslav Richter dans la modulation sottovoce de la sonate posthume en ré mineur de Franz Schubert.

    Chacun se voudrait autre, si possible meilleur ; et d’ailleurs ceux qui visent trop bas sont assez souvent recalés.

    Une jeune écervelée ne désire que s’éclater à Copacabana : recalée.

    Notre mère quant à elle ne demandait qu’une chose, et c’est que Dieu lui rendît notre père : Tu n’as qu’à me prendre tout ce qu’il me reste mais lui, Tu me le rends, Brigand !

    Elles sont nombreuses à déposer le même genre de demandes, que les employées reçoivent avec des airs gênés. Des conseillers en communication les aident à gérer ces dossiers toujours délicats.

    Cependant l’une des employées, assez jolie, en pince pour le plus jeune des conseillers, qui n’a d’yeux que pour elle. On en conclut, et c’est tout bonus pour le Service, que l’affaire sera dans le sac ce soir encore.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Une lumière dans la nuit

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    Une lecture de La petite lumière d'Antonio Moresco

    Un effroi d’enfance nous reprend parfois lorsque nous ouvrons les yeux dans le noir de la nuit, ou dans le silence blanc du jour, et c’est l’intense sensation physique, et métaphysique à la fois, qui nous saisit dès les premières pages de La petite lumière d’Antonio Moresco, qui ne nous quittera pas après avoir traversé ce livre ouvert entre deux infinis.

    Le narrateur se trouve comme au bord du ciel, dans un hameau désert des monts boisés où il s’est retiré on ne sait pourquoi et d’où tous les soirs, la nuit venue, il aperçoit, au flanc de la montagne d’en face, une petite lumière. Et tout de suite cela nous parle, à l'intime, nous incitant alors à nous approprier personnellement le récit.

    Je me suis donc rappelé, en lisant les premières pages de La petite lumière, cette nuit d’il y a une trentaine d’années où nous nous trouvions dans un tout petit refuge de montagne, avec des amis. Or, tandis qu’ils dormaient je m’étais relevé, bien après Minuit, attiré par je ne sais quoi sous la voûte prodigieusement étoilée formant comme un dôme au-dessus des rochers et des glaciers blêmes, jusqu’à la cime baignée là-haut de clarté lunaire ; et la sensation d’infini que j’éprouvais alors s’était mêlée à celle de n’être rien que chair mortelle; et je pensai aux cendres de notre ami que nous répandrions, le lendemain, du sommet de la montagne dans les couloirs verglacés de la face nord où, un mois plus tôt, notre compagnon de tant d’équipées s’était tué.

    L’homme de La petite lumière s’est retrouvé là on ne sait pourquoi. Installé dans une maison de pierre et de bois au toit d’ardoises, il ne fait rien d’autre que songer et cheminer entre son logis et le petit cimetière aux lumignons, en contrebas, observant la nature avec une sorte d’attention exacerbée par ses poussées végétales et ses combats silencieux – on se rappelle, dans la foulée, le récit de Dino Buzzati évoquant les massacres muets qui se perpétuent, chaque nuit, entre insectes féroces et autres rongeurs sans pitié, dans les prairies aux airs tout sereins et bucoliques; et c’est dans l’inquiétante étrangeté de cedésert, au sens où l’entendaient ermites et moines d’antan, que, la nuit venue, le solitaire perçoit la petite lumière comme un signe de Dieu sait quoi.

    L’homme étant ce qu’il est, sorti de la nature comme on sait, mais sans savoir pourquoi, voudrait le savoir cependant et s’expliquer, en l’occurrence, ce que signifie par exemple, là-bas, cette petite lumière.

    Ainsi va-t-il aux renseignements, comme on dit. Or comme il y a, dans les environs, d’autres hameaux habités, il y va de son enquête, sans obtenir de réponse sur la nature de cette lumière, sinon d’un paysan à l'accent étranger ferré en matière de visiteurs de l’espace, qui a observé de ses yeux divers phénomènes dont l’apparition d’un grand œuf de lumière...

    Mais c’est ensuite au lieu enfin repéré de la source de lumière, dans un hameau aussi désert que le sien, que le solitaire enquêteur découvre la vérité sur la source de la petite lumière, en la personne d’un enfant au crâne rasé dont la réserve farouche lui en en impose d'abord.

    L’enfance de l’art requiert la plus grande simplicité, et l’on sait l’importance de l’Objet, qui a souvent valeur de symbole, dans les contes, et c’est tout l’art d’Antonio Moresco, de combiner, dans La petite lumière, qu’on pourrait relier à la filiation du réalisme magique, ou métaphysique, de la littérature ou de l’art italiens, un parfaite limpidité apparente, bien tangible et concrète, et comme nimbée de mystère et d’ombre éblouissante, si l’on ose dire, et les éléments tout à fait ordinaires et concrets d'un récit précis.

    On pourrait dire aussi, pour creuser plus profond, que l’enfant de La petite lumière figure à la fois notre en deça et notre au-delà, la rencontre du protagoniste avec le petit garçon pouvant se lire, aussi, comme une rencontre avec ce que nous avons été où la projection de ce que nous serons dans quelque au-delà imaginaire.

    « La petite lumière sera comme une luciole pour les lecteurs qui croient encore que la littérature est une entreprise dont la portés se mesure dans ses effets sur l’existence », lit-on sur la quatrième de couverture de ce grand petit livre traduit de l’italien de façon probe, sans enjoliver la langue-geste sans fioritures de Moresco, par Laurent Lombard, et l’on devrait en citer in extenso le vingt-quatrième de ses brefs chapitres (pp.106-107) pour mieux faire sentir l’effet possible de cette prose sur notre existence.

    La petite lumière paraît, aux éditionsVerdier, dans la collection intitulée Terra d’altri, où l’on relève les noms de Francesco Biamonti et d’Erri De Luca,d’Elsa Morante ou de Mario Rigatoni Stern, entre autres « autres » terriens affiliés à ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

    Or il faudra revenir sur le parcours singulier d’Antonio Moresco, dont vient de paraître un nouvel ouvrage traduit à la même enseigne, mais dans l’immédiat s’impose la citation du début de ce vingt-quatrième chapitre de La petite lumière, qui en indique assez la tonalité pascalienne et la tonne musicale particulière :
    « Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? », je suis en train de me demander, assis devant le précipice. Du moins celui qu’on voit d’ici, de cette gorge, au-dessus de cet agglomérat de maisons et de ruines abandonnées. Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? Et quelle lumière ça peut bien être, si c’est une lumière qu’on ne peut pas voir ? Si on ne peut même pas voir la lumière, qu’est-ce qu’on peut voir d’autre ? Comment savoir si la matière dont se compose l’univers, tout du moins le peu qu’on réussit à percevoir dans l’océan de la matière et de l’énergie noire, n’est pas à l’intérieur d’une autre matière infiniment plus grande, et si la matière et l’énergie noire ne sont pas à leur tour à l’intérieur d’une obscurité encore plus grande ? Comment savoir si la courbure de l’espace et du temps, si courbure il y a, si temps il y a, ne sont pas eux aussi à l’intérieur d’une courbure plus grande, un espace plus grand, un temps plus grand, qui vient avant, qui n’est pas encore venu ? Comment savoir pourquoi ça s’est arrangé comme ça, dans ce monde ? Est-ce que c’est comme ça partout, s’il y a un partout, dans ce déchaînement de petites lumières qui percent le noir dans cette nuit froide et dans l’obscurité la plus profonde ? »

    Antonio Moresco. La petite lumière. Traduit de l’italien par Laurent Lombard. Verdier, coll. Terra d’altri, 122p.

  • Les âmes errantes

    12834597_10153960399103879_900865785_n.jpgÀ propos d’un premier roman d’une sidérante singularité : Aux deuils de l’âme, de Jean-Baptiste Ezzano.

    Un roman peut-il être à la fois invraisemblable et vrai ? Est-il pensable qu’une ado de 15 ans, vierge et pure, s’exprime comme une femme pétrie d’expérience ? Et comment croire qu’un tueur en série puisse parler, tout tranquillement, des meurtres qu’il a commis en dissertant sur les questions philosophique sempiternelles du hasard et de la nécessité, de la prédestination et du libre arbitre, du bien et du mal ?

     

    Telles sont les questions, entre beaucoup d’autres, que nous nous posons pendant et après la lecture du premier roman de Jean-Baptiste Ezzano, Aux deuils de l’âme, dont les 559 pages assommeront les uns par leur longueur et leur apparente froideur désincarnée, où d’autres – comme le soussigné - trouveront une projection vertigineuse du vide et de la solitude, de la déréliction et d’un cauchemar acclimaté typique de notre époque.

    Comme un rêve éveillé

    L’immersion dans ce roman est immédiate, comme dans un rêve à la fois hyperréaliste et fantasmagorique, aussitôt plombé par quelle inquiétante étrangeté.

    On connaît la formule freudienne, désignant une réalité à double face avenante et angoissante, et c’est exactement ce qu’on ressent dès l’apparition, surgi lui-même d’un rêve où lui sont apparu de nombreux visages empreints d’une«crainte respectueuse », de Jonathan Lahel, agent immobilier de son état, propre sur lui et très satisfait de sa personne, qui dit de lui-même qu’il a « un charme froid et distant, brûlant en ce qu’il a justement de glaçant ».

    Or sa première visite d’appartement, en compagnie d’un couple d’acheteurs potentiels, se corse du fait qu’au rendez-vous se présente aussi, sans y être conviée, une femme inconnue dégageant « la fragrance d’une âme pure », à laquelle Jonathan s’intéresse immédiatement du fait qu’elle lui évoque les« figures angéliques de sa préférence ».

    Alternant ensuite avec le récit de Jonathan, s’amorce celui d’Albane, 15 ans et vivant « à part » depuis qu’elle a laissé tomber le lycée, qui se demande explicitement si la vie n’est pas un rêve et si la vraie réalité n’est pas celle de sa rêverie, alors qu’elle flotte un peu entre virées en vélo et rencontres diverses, attendant plus ou moins le « grand amour ».

    Ainsi la narration va-t-elle faire s’entremêler les voix de Jonathan - la quarantaine fringante et la prétention d’un meneur de jeu lucide et sans faille -, d’Albane - l’adolescente à l’extrême sensibilité, dont le lecteur comprend qu’elle a eu une enfance bousculée sans en savoir beaucoup plus -, et de Solange – l’inconnue qui va révéler la face sombre de Jonathan.

    Si les voix de ces trois personnages (auxquels s’ajoutera celle de Caroline, intervenant à titre posthume) sont distinctes, un trait de la narration leur est commun, consistant en la multiplication des parenthèses insérées dans leur discours respectifs. Cet artifice stylistique pourrait sembler agaçant(irritant, même exaspérant), voire gratuit ( superflu, frisant le tic), et pourtant il accentue (souligne, met en lumière) un paradoxe fondamental (et réellement éclairant) du roman : à savoir que plus on précise (avec exactitude et minutie) ce dont il est question, et plus le caractère étrange (indéfinissable ou carrément énigmatique) de tout ça s’accentue...

    Thriller « àblanc » 

    Avec le récit de Solange, certaine d’avoir identifié le criminel qui a bouleversé sa vie (le lecteur verra comment), le roman de Jean-Baptiste Ezzano devrait évoluer en traque de tueur bientôt assimilable à la catégorie des serial killers, et pourtant non: le ton reste posé.

    Au fil des pages, c’est bel et bien un personnage inquiétant, pourtant, qui se révèle sous les trop belles manières de ce Jonathan très soucieux des apparences et autres convenances sociales, et plus précisément : un sadique prenant du plaisir à faire mal aux autres.Pourtant rien ne démonte Jonathan, considérant les autres comme des« clones » et se faisant un plaisir rationnel et quasi théologique d’expliquer à Solange ce qu’il représente dans les mécanismes bien huilés de la destinée.

    Rien de très étonnant dans cette dualité « diabolique » du prédateur souriant et se justifiant à froid, comme le tueur pontifiant et lénifiant, tout d’onctuosité ecclésiastique, du mémorable serial killer de Seven.

    Mais ce qui est plus surprenant en l’occurrence, dans ce thriller « à blanc » sans la moindre action explicite, qu’on pourrait croire purement fantasmatique – un peu comme les meurtres imaginaires du tueur de Bret EastonEllis, dans American Psycho -, c’est que cette totale mise à plat continue de retenir notre attention…

    L’expérience de l’inexpérience

    Jean-Baptiste Ezzano était âgé de vingt-cinq ans lorsqu’il a écrit ce premier roman rompant avec les normes et poncifs d’une « jeune littérature » jouant (notamment) sur des effets de choc, tout en modulant un regard à la fois candide et grave sur le monde qui nous entoure et, plus encore en achoppant à une réalité contemporaine marquée par certaine immaturité – ou plus exactement par une découverte prématurée de la réalité.

    Le noyau de ce roman me semble se situer au cœur de la personne, qu’on pourrait dire son âme.

    «L’amour parfait ne peut naître que dans l’obscurité du cœur », déclare Albane à un moment donné, « pas dans la clarté de l’esprit ».

    On pourrait objecter qu’une ado de 15 ans ne pense ni ne parle comme ça, pas plusqu’il n’est plausible que la même Albane s’interroge sur « l’efficience dulibre arbitre ».Pourtant on peut voir la chose tout autrement qu’en fonction des clichés sur « les jeunes », et c’est la proposition à la fois hardie et plausible de ce roman, que de parier pour une sorte d’intelligence du cœur hors d’âge. 

    Est-il invraisemblable qu’un enfant, même de cinq ou sept ans, ou qu’une adolescente de quinze ans éprouvent des sentiments et fassent des constats supposés réservés aux adultes ? Albane est physiquement vierge, et cependant elle est déjà nostalgique d’une pureté perdue et en ressent de la mélancolie. Sa représentation de l’innocence enfantine ne relève-t-elle que d’une illusion conventionnelle, ou traduit-elle un sentiment plus profond et personnel ? À chacun d’en juger.

    Station Solipsisme

    Les composantes antinomiques de la pureté,qui déterminent également (aux extrêmes) la rétention puritaine ou la folie terroriste, sont le propre d’une représentation du monde simplifiée et sans nuances, caractéristique de l’immaturité, ou plus exactement d’une immaturité actuelle dont les manques découlent de la rupture du lien social et de l’atomisation des individus – deux composantes essentielles dans le roman de Jean-Baptiste Ezzano.

    Dans la ville imaginaire du romancier, une station de métro porte le nom, combien significatif à cet égard, de Solipsisme. Précision du wikipédant : « Le solipsisme est une attitudegénérale d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même ».  

    En l’occurrence, le solipsisme se rencontre à l’état le plus pur chez Jonathan,qui prétend disposer des autres selon son seul plaisir, mais on pourrait direque tous les personnages du roman se trouvent eux aussi dans ce double état de solitude et de séparation. Du moins Solange refuse-t-elle de se soumettre à la logique meurtrière du tueur, tandis qu’Albane reste en quête d’amitié et d’amour.

    L’issue dramatique du roman, relevant de la conclusion stéréotypée des séries criminelles, ne résoud évidemment rien en réalité, tout en satisfaisant le récurrent besoin de justice de la lectrice et du lecteur. La vraie conclusion est ailleurs : dans l’écho de ce livre tout à fait singulier dans le cœur du lecteur, au secret de son âme. 

    Que celle-ci fasse son deuil d’une pureté qui la couperait de la vie, de quelque façon que ce soit, n’est pas un mal. Autant dire que c’est du côté de la vie, dans l’impureté des jours et des épreuves, qu’on attend, d'ores et déjà annoncés, les prochains romans de Jean-Baptiste Ezzano.

    12834715_10153960399678879_124243468_n.jpgJean-Baptiste Ezzano. Aux deuils de l’âme. L’Âge d’Homme, 559p.

  • Pâques de l'enfance

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    Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs retournées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit.

    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les démons de Dostoïevski se portent bien, merci, ce matin radieux. Les enfants en armes sont également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin; les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur; le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…


    La tentation serait forte alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien: que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.


    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...


    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.


    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux – si nous écoutions le silence des oiseaux qui chantent en nous ?


    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?


    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…


    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.


    (La Désirade, ce 31 juillet 2009)

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit achevé ce matin)

  • L'âme tendre de Carver

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    Au début de l’année 1994, trois livres publiés en même temps enrichissaient, par des nouvelles, des poèmes, des textes éclairants et les séquences écrites d'un film, notre connaissance du «Tchékhov américain».

    Devant une volée d'étudiants célébrant la fin de leurs études, Raymond Carver, grand ivrogne repenti devant l'Eternel, mais pas tombé pour autant dans l'ornière des chattemites et autres simagrées de bénitier, se fit un jour le malin plaisir de commenter une phrase de sainte Thérèse d'Avila.

    La sublime (et non moins redoutable) dame écrivait: «Les mots mènent aux actes.(...) Ils préparent l'âme, la mettent en condition, la poussent à la tendresse.» 

    Et Carver de suggérer à son parterre de kids promis à la moulinette de la société moderne, de ne pas oublier ces deux mots apparemment démodés et qui nous renvoient au foyer ardent de toute vie personnelle, le mot «âme» («ou le mot esprit si le mot âme vous défrise», ajoutait-il gentiment) et le mot «tendresse».

    Raymond_Carver-1.jpegDe Carver, né sur la côte nord du Pacifique en 1938 et mort du cancer en 1988, le lecteur de langue française, grâce à l'entremise passionnée d'Olivier Cohen, a pu découvrir successivement les recueils intitulés Les vitamines du bonheur, Parlez- moi d'amourTais-toi je t'en prie ou encore Les trois roses jaunes.

     

    De ces recueils incontournables sont d'ailleurs extraites les neuf histoires groupées dans un des trois livres publiés tout récemment, lesquels constituent une nouvelle introduction à l'univers de Raymond Carver, maître reconnu de la nouvelle, mais aussi poète très attachant et remarquable commentateur de ses pairs, d'Hemingway à Richard Ford. 

    La vie filtrée

    images-13.jpegQu'il nous soit révélé par une de ses merveilleuses histoires douces-amères, où des gouffres insondables s'ouvrent soudain dans l'univers apparemment le plus ordinaire (l'étonnante Tais- toi, je t'en prie, tais-toi!), ou qu'il nous ouvre son atelier, Raymond Carver ne cesse de nous en imposer par la finesse de ses intuitions humaines et artistiques, son humilité d'artisan conteur, et le sérieux sans cuistrerie de ses observations sur l'art ou la simple vie. 

     

    À cet égard, la lecture de N'en faites pas une histoire, préfacé par Tess Gallagher (le bon ange de Ray, qui le sauva de l'alcoolisme, l'épousa et veille amicalement sur la postérité de son œuvre tout en poursuivant la sienne propre), et réunissant des nouvelles de jeunesse, un fragment de roman, des poèmes, des essais (quelques très belles pages sur l'amitié) et autres articles consacrés à ses pairs, constitue à la fois un régal et un apport très éclairant. 

    Unknown-4.jpegDans la foulée, c'est encore un autre regard complémentaire, et non moins révélateur, que nous offre la lecture des Short Cuts, tirés par Robert Altman (réalisateur) et Frank Barhydt (scénariste) de l'œuvre de Carver. Nul doute qu'au moment où le lion d'Or du Festival de Venise 1993 et le Prix d'interprétation pour l'ensemble des acteurs furent décernés au film d'Altman, l'âme tendre de Carver, sur son nuage de marshmallow, se réjouit comme nous réjouissent les histoires qu'elle a inspirées...  

     

    (Cet article a paru dans la quotidien 24 heures en date du 4 janvier 1994).

  • Ceux qui sont bien ensemble

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    Celui qui aime bien l’amitié et la châtie bien pour cela même / Celle qui détecte ses futurs vrais amis en un quart de seconde / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font la gueule / Celui que stimule le pessimisme de son ami commissaire de la criminelle / Celle qu’a adoptée la cuisinière extra de son amie / Ceux qui s’impatientent de se retrouver dans cette maison dont le climat leur ressemble / Celui qui découvre que son prétendu ami calculait le profit qu'il pouvait tirer de lui/ Celle qui observe ceux qui manipulent celui qu’elle aime / Ceux qui s’éloignent ensemble des faux culs / Celui qui peint des citrons dans le jardin de ses amis du Frioul / Celle qui se prélasse dans le lit nuptial de ses amis Barker / Ceux qui se retrouvent vingt-cinq ans après aux îles Lofoten où ils avaient pratiqué l’échangisme sans s’en rendre compte / Celui qui a été touché par l’amicale intransigeance avec laquelle son ami Jack parle de son couple dans son roman à clefs / Celle qui a redécouvert son conjoint dans le film de son ami Kaurismäki / Ceux qui ont fait le vide autour d’eux pour ne garder qu’une paire d’amis infréquentables mais sincères / Celui qui n’a plus que des amis homos et noirs / Celle qui préfère les otaries / Ceux qui prétendent avoir 376 amis dans le comté d’Altamont / Celui qui fait lire à tout le monde le journal intime de celui qu’il disait son ami et qu’il a photocopié pendant son séjour de l’été dernier à la Résidence / Celle qui ne supporte plus les allusions mesquines de ses prétendues amies du Groupe Poterie de la paroisse de Champel / Ceux qui aiment leur amitié sans se demander à quoi elle tient, etc

    Image: Import/Export, d'Ulrich Seidl

  • Mon père cet inconnu

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    À propos de Pap's, d'Antonin Moeri.

    En lisant le dernier récit d’Antonin Moeri,intitulé Pap’s et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés son père avant sa mort, je me suis rappelé les mots du prélude de L’Ange exilé de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est revenu tant de fois :« Qui de nous a connu son frère ? Qui de nous a lu dans le cœur deson père ? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? »

    Ensuite, au fil du livre, c’est aussi bien un Emile Moeri différent de celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune médecin attiré par la littérature et la "vraie vie", évoquant tour à tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, enfin  la rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère  de son futur premier fils (l’écrivain) né au Mexique.

    Or Antonin Moeri semble avoir été aussi touché par la lecture des cahiers que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs fragments insérés comme « en abyme » dans son récit assez peu circonstancié au demeurant ; mais il est émouvant de retrouver, sous la plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et  s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais achevé. 

    Ceux qui, comme moi, ont bien connu Emile Moeri, cardiologue veveysan estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moilliet, notamment), auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Emile écrivain ?C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement réalisé « à travers » son fils , mais jamais nous n’aurons eu le sentiment qu’il y avait eu chez lui un écrivain « empêché », sinon raté...

    Assez curieusement, et à cela tient sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s, plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de la littérature, qui se retrouvent ainsi liés, par delà les eaux sombres, dans le cercle magique, sans rien de sentimentalement complaisant, d’un récit littérairement achevé nourri par des notes restées « du côté de la vie ».    

    Unknown-3.jpegAntonin Moeri. Pap's. Bernard Campiche éditeur.

     

     

     

  • La Suisse de Bouvier

     

     

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    Un entretien en novembre 1995

    Cette année-là, tandis que sévissait la guerre en ex-Yougoslavie, Nicolas Bouvier prononçait le discours inaugural d'un concours de cornemuses, dans un village montagnard de Haute Macédoine, rassemblant toutes les ethnies locales, Serbes compris, en dépit du climat politique exacerbé. Pour l'écrivain voyageur c'était une façon pacifique de manifester son soutien à ce qu'il considère comme essentiel de défendre également en Suisse: la culture plurielle. Non l’informe fourre-tout d'un melting-pot nivelant les particularismes, mais ce puzzle fabuleux de différences qui attachait Bouvier à l'ancienne Yougoslavie, où il a fait escale d'innombrables fois en quête de documents musicaux, et qui l'enflamme également quand il parle de notre pays.

    - Qu'est-ce qui, lorsque vous vous trouvez de par le monde, vous manque de la Suisse ?

    - Durant les quelques vingt années de vie active que j'ai passées loin de la Suisse, je n'ai jamais éprouvé le mal du pays. J'ai eu quelques fois l'ennui de ma maison, comme l'escargot pourrait s'ennuyer de sa coquille ; quelques fois je me suis dit que je manquais la saison des pivoines ou la saison des dahlias. Mais la seule chose de Suisse qui m'ait manqué, particulièrement dans les pays arides, et là je parle vraiment comme une vache estampillée Nestlé, c'est l'herbe. 1782898793.jpgAu mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.

    - Comment expliquez-vous l'accroissement de la distance entre nos diverses communautés ?
    - Je pense que c'est venu des années de vaches grasses où, de part et d'autre, on était si riche, qu'on est devenu plus égoïste et plus indifférent. L'intérêt pour la langue française a beaucoup baissé en Suisse allemande après la Deuxième Guerre mondiale, et s'est tout à fait éteint chez les Suisses allemands actifs de la quarantaine, qui jugent qu'ils ont plus d'avantage à parler bien l'espagnol ou l'anglais que le français.

    - Qu'est-ce qui, en Suisse, vous agace ou vous insupporte ?

    - Ce qui m'irrite horriblement, ce sont les atermoiements du gouvernement. Les mécanismes de démocratie directe que je respecte infiniment, de l'initiative et du référendum, fonctionnaient beaucoup mieux il y a vingt ans qu'aujourd'hui, où ils sont devenus prétexte à freiner toute évolution. L'électorat m'irrite par sa tendance hyper-conservatrice. Et puis m'agace, je le répète, cette propension des Suisses à donner des leçons au monde. Mais plus encore je suis agacé par l'attentisme de l'exécutif.

    - Votez-vous ?
    - Toujours. Si je suis à l'étranger, je vote par correspondance. Les seuls cas où je m'abstiens, c'est lorsqu 'il s'agit de questions par trop techniques ou ambiguës, qui m'échappent. Sur le prix du lait, par exemple, je ne sais pas comment voter. Donc je m’abstiens. Le prix du lait se fera sans moi. Ceci dit je fais une césure totale entre mon activité d'écrivain et mon activité de citoyen. Quant aux gens qui ne vont pas voter et qui râlent ensuite, ce sont des andouilles.

    - Y a-t-il, selon vous, une culture suisse spécifique ?

    - Je crois surtout qu'il y a un fonds de culture civique commune, qui fait qu'un Tessinois ou qu'un Romand, un Grison ou un Alémanique ont quelque chose à partager qui échappe à un Français ou à un Allemand, mais qui est en train de disparaître. Dans le magnifique roman de Max Frisch qui s'intitule Je ne suis pas Stiller, il y a une histoire de jours de prison pour capote militaire mitée qu'aucun Français ni aucun Allemand ne peut comprendre, tandis que n'importe quel Suisse peut la saisir parfaitement. C'est pareil pour la perception de Monsieur Bonhomme et les incendiaires, que j'ai vue jouer admirablement aux Faux-Nez de Lausanne, et que les Français n'ont absolument pas su rendre. De fait, j’ai revu la même pièce jouée dans un théâtre parisien. Or tout le mélange d'éléments proprement suisses de trouble, de fermentation, de culpabilité et d'humour si intéressants dans la pièce, avaient disparu au profit d'un théorème sec. Cette culture commune est en train de s'étioler et je le regrette hautement. Je crois qu'il est important, à cet égard, de tout faire pour lutter contre la paresse et l'indifférence croissante qui tend à nous éloigner les uns des autres.

    Portrait de Nicolas Bouvier, en 1998: Horst Tappe

  • La douce arnaque de Bouvier

    De Cingria et du mentir (plus ou moins) vrai...

    C’est entendu : on aime bien Nicolas Bouvier, autant que les éditions Zoé. Et Charles-Albert Cingria : comment ne pas aimer bien Cingria ? En tout cas moi, je suis fou de Charles-Albert depuis 33 ans, et je ne dis pas que je l’aime bien : je l’aime. J’en ai tout lu je crois et je me suis promis d’en écrire un vrai livre un jour, comme seul Jacques Chessex lui a consacré jusque-là un vrai livre.
    Or je me réjouissais de lire celui qu’annonçaient les éditions Zoé, sous la signature de Nicolas Bouvier: Charles-Albert Cingria en roue libre. 172 pages du succulent Bouvier sur le délectable Cingria : le régal était virtuellement au menu.
    Et je ne croyais pas si bien penser, car ce Cingria par Bouvier est un livre virtuel. L’essentiel de l’ouvrage est en effet consacré, par la professeure Doris Jakubec, qui connaît d'ailleurs superbien Cingria , à ce que qu’aurait pu être un livre de Nicolas Bouvier s'il l'avait écrit. Les textes de Bouvier sur Cingria rassemblés dans ce livre, sous non seul nom en page de couverture, se réduisent de fait à quelques dizaines de pages déjà connues, notamment par une conférence qu’il avait donnée à Lausanne (je le sais puisque c’est moi qui l’y avais invité), à quoi s’ajoutent quelques feuillets épars, à peine des esquisses, et témoignant parfois d’une assez piètre compréhension du génie de Charles-Albert, que Doris Jakubec commente en même temps qu’elle présente, très bien une fois encore, l’œuvre du cher Cingria.
    Lors de sa conférence à Lausanne, Nicola Bouvier nous sortit une énormité qui prouvait sa connaissance lacunaire du sujet, en regrettant tout haut que Cingria et Cendrars ne se fussent jamais rencontrés; et de comparer ce qu’eût pu être une telle amitié avec celle qui avait lié Henry Miller et Lawrence Durrell. Pierre-Olivier Walzer, grand manigancier des Oeuvres complètes de Charles-Albert, qui fut longtemps son ami et son éditeur, son soutien et son infatigable zélateur, fit alors remarquer ce que nous savions tous : savoir que Cingria et Cendrars s’étaient bel et bien rencontrés, et tellement aimés qu’ils se fuyaient absolument.
    C’est un peu chipoter, mais je vais insister, après m’être tu gentiment ce soir-là, à propos d’une anecdote que rapportait Bouvier en causerie, et qui se trouve cette fois imprimée pour l'éternité aux pages 28 et 29, concernant une prétendue rencontre de Nicolas Bouvier et Charles-Albert Cingria, qui relève de la pure affabulation à la Cendrars…
    Quelque temps avant son escale à Lausanne, j’avais rencontré à Genève Bouvier qui me certifia n’avoir jamais rencontré Cingria, chose en effet plus que probable puisque celui-ci rejoignit les anges musiciens en août 1954, à cette époque même où Bouvier voyageait en Topolino dans les pays moites. Je lui racontai cependant, entre autres anecdotes, une histoire tordante que le docteur Emile Moeri, cardiologue de mes amis qui s’occupa régulièrement de la santé de Charles-Albert lors de ses passages en Suisse romande, m’avait narrée pour l’avoir vécue lui-même en personne à Paris.
    Le jeune Moeri Senior (père d’Antonin), emmené par Cingria dans une exposition chic, y fut prié par l’inénarrable vélocipédiste de lui tenir les deux poches de ses knickerbockers ouvertes pendant qu’il y enfournait quelques canapés aux anchois bien gras pour la route…Or le cher Emile n’en finissait pas de rire à l’évocation des taches de graisse qui étaient apparues sur les pantalons golf de Cingria; et Bouvier aussi rit beaucoup lorsque je lui rapportai l’anecdote.
    Ce qu’il en fait dans Ecrire sur Cingria, en s’attribuant le rôle du jeune officiant, est si joli que j’ai bien un peu hésité à rétablir « la vérité ». Bouvier ne fait pas autre chose en somme, ici, que du Cendrars ou même du Cingria, étant entendu que celui-ci ne s’est pas gêné en matière de mentir vrai.
    Nicolas Bouvier croit sans doute rendre hommage à Cingria en se donnant le rôle de lui ouvrir les poches, lui qui n’était alors qu’un tout jeune homme n'ayant, précise-t-il, « pas lu une ligne de lui ». Il fait cependant une erreur de taille en prétendant qu’il n’a empli qu’une poche ce soir-là, la droite, en y déversant un « plateau » entier de « croissants au jambon ». Le souci de vérité historique, et plus encore le goût de l'exactitude cher à Cingria, m’obligent aussi bien à rectifier, puisque c’était de canapés aux anchois bien gras qu’il s’agissait en l’occurrence, déversés symétriquement dans les deux poches de Charles-Albert, et non de croissants aux jambon genevois…

    Nicolas Bouvier. Charles-Albert Cingria en roue libre. Editions Zoé, 172p.

    Photo Horst Tappe: Nicolas Bouvier



     

  • Ex voto

    graces.jpg…C’est ça, tu te moques, faut dire que t’es tellement plus évolué  que nos aïeux, tu te moques de leur crédulité mais tu te vautres à genoux pour que Barcelone gagne, tu trouves leur petite épicerie sordide mais t’es sans arrêt à spéculer sur la Bourse ou au Tribolo, et finalement tu trouves  pas triste de n’avoir personne à remercier, même pas ta mère qui te fait tes lessives ?...

    Image : Philip Seelen 

  • Les Passions partagées


    Ce livre est un magnifique chemin de lectures et de rencontres. Je le mets en parallèle avec L’Ambassade du papillon, des carnets tenus entre 1993 et 1999, paru en 2000. Ici, il s’agit plutôt du journal d’un lecteur professionnel et passionné. Il couvre une période particulièrement intéressante de l’histoire de la littérature en Suisse romande, puisque les chroniques commencent en 1973, peu de temps après la création de L’Âge d’Homme, dont Jean-Louis Kuffer était alors un des auteurs et collaborateurs. Jean-Louis Kuffer évoque les grandes traductions des auteurs des pays de l’Est, comme ces Migrations de Milos Tsernianski, qui ont opéré un tel choc. Il parle aussi de ses voyages, de ses rencontres avec des auteurs. J’ai beaucoup apprécié les portraits: Pierre Jean Jouve, Gustave Roud. Il y a des anecdotes amusantes sur Michel Tournier. Bref, c’est un ouvrage généreux qui communique une soif de lectures et donne des envies. Et l’hommage à la mère décédée, placé en fin de volume, est très beau et émouvant, avec cette citation de Tsernianski en exergue: «Les migrations existent. La mort n’existe pas!». SYLVIANE FRIEDRICH, Le Temps

    Le chant du monde
    Incontestablement, c’est l’événement littéraire de ce début d’année riche, pourtant, en parutions intéressantes. Par sa taille, d’abord, qui en impose d’emblée. Mais aussi par son propos, ample et intime, par son ton généreux, par son ambition, enfin, d’interroger la littérature dans ce qu’elle a d’irréductible et de secret, ambition parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions partagées, Jean-Louis Kuffer confirme – si besoin en était – qu’il est l’un des lecteurs les plus attentifs et les plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire cessante.
    Certains seront tout d’abord effrayés par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui tient à la fois du roman de formation, du journal intime, des carnets où chacun consigne ses réflexions, et du traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant, de ne pas se laisser entraîner par une écriture à la fois limpide et fluviale, qui plus d’une fois retrouve les grâces du chant, et évite constamment les préciosités stylistiques, comme les facilités de tout genre.
    Qu’on ne s’y trompe pas pourtant: Les Passions partagées se lisent comme un récit épique et passionnant dans lequel l’auteur à la fois nous guide à travers les méandres de ses pérégrinations, et se cherche lui-même en découvrant le monde. Car Jean-Louis Kuffer réussit le prodige, dans ce livre fleuve qui est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le miracle de son expression. Dès les premières pages – magnifique éloge de la lecture qu’il faudrait donner à lire à tous les collégiens ou gymnasiens de ce pays – le monde s’offre comme une découverte et une jubilation, une énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde en perpétuels mouvement et mutation? Comment percer son mystère? Kuffer pose d’emblée la question et y répond aussitôt: en retrouvant, par la magie de l’écriture, cet état chantant où le monde se donne à dire (et à voir) dans sa transparence originelle. C’est à propos de Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail : «L’écriture, donc la vie: l’écriture sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la durée en cristallisant dans l’instant (poésie) ou en reproduisant, au fil des courants subconscients, le cheminement de la mémoire dans le temps (chronique).» JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes Magazine



    JEAN-LOUIS KUFFER. Les passions partagées 
    Lectures du monde (1973-1992)

    Editions Bernard Campiche, 2004. 440 pages. Prix: CHF 42.-; € 24.


    Ce livre est disponible chez l'auteur, au prix cassé de 20.-

  • Ceux qui sont organisés

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    Celui qui impose son Programme Santé Bio à ses tantes grabataires lectrices de romans russes / Celle qui a un cybercoach spirituel / Ceux qui planifient leur procrastination / Celui qui prend son temps par tranches horaires classées sur son ordi de poche / Celle qui travaille ses abdos en écoutant La Recherche du temps perdu lue par Michael Lonsdale / Ceux qui attendent beaucoup du retour sur investissement d’une lecture pragmatique de La Bible / Celui qui ne trouvera jamais rien faute de perdre jamais son temps / Celle qui ne demande pas à son oncle savetier ce qu’il pense des financiers dont elle-même ne comprend point toutes les menées même en lisant attentivement les éditos de The Economist chez sa pédicure Paloma dont elle dit et répète que c’est « une belle personne » / Ceux qui savent où ils vont sachant ce qu’ils savent que nous aussi savons donc on est bien d’accord / Celui qui sait ce qu’il va faire de sa matinée de pré-retraité de 27 ans fort soucieux de la propreté de sa Toyota Cressida et de ce qui s’ensuit / Celle qui tient un compte précis des allées et venues du nouveau locataire de la maison d’en face roulant Honda CRV 4x4 alors qu’il est café au lait et même pas cadre à ce qu’elle sache/ Ceux qui ne sont en somme que demi-racistes vu qu’ils tolèrent les métis / Celui qui range ses voitures par ordre de grandeur et ses cravates selon leur couleur / Celle qui rend compte de tout ce qu’elle fait dans son Cher Journal qui l’accompagne depuis cinq décennies et dont elle fera répandre les cendres avec les siennes dans la mer qu’elle appelle la Grande Mémoire à l’instar de certains surréalistes belges hélas oubliés même dans les cantons de l’Est / Ceux qui reprochent au Révérend Sigismond de saper le moral des jeunes en affirmant tous les dimanches qu’on n’est pas là pour s’amuser alors qu’ils dorment encore après leurs teufs / Celui qui a préservé un Espace Dieu dans son loft qui mériterait d’être aéré le dimanche / Celle qui ne consacre que les dimanches à ses promenades dominicales sinon tu oublies / Ceux qui se sont mariés au motif que leurs choix de placements coïncidaient avec le bonus de naissances également programmées dans le même timing / Celui qui assortit ses poèmes aux vers très très libres à une stricte surveillance de copyright / Celle qui suit la ligne inexorablement ascendante de son plan de carrière au sommet de laquelle l’attend un fauteuil pivotant avec vue sur les calvities / Ceux qui pour rompre la monotonie de ce matin morose passent leur chien Peter à l’encaustique avant de faire le tour du square avec leur canapé en laisse trop bien élevé pour aboyer quand il avise un couple adultère, etc.

     

  • Ceux qui l'avaient bien dit

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    Aux victimes des violents qui ne l’emporteront pas…

    Celui qui en appelle illico à l’Armement de la France Pure et Dure dans le droit fil de l’Axe du Bien fauteur de chaos / Celle qui se dit du côté des victimes avec l’Iran pacifiste et le Hezbollah sympa / Ceux qui n’y comprenant rien concluent au vendredi 13 / Celui qui recommande la surveillance accrue des minarets suisses possiblement ceinturés d’explosifs / Celle qui prône une nouvelle Inquisition visant en priorité les banlieues pauvres de ceux qui ne foutent rien et donc ont le temps de s’armer sous l'effet d'un ressentiment suspect / Ceux qui semant le chaos se frottent les mains dans leurs tours sécurisées du Qatar et d’Arabie saoudite / Celui qui parle de drones humanoïdes pilotés par le Mossad / Celle qui a perdu deux enfants au Bataclan et prie qu’on lui foute la paix / Ceux qui sur Facebook se félicitent d’être restés devant leur écran / Celui qui sur le site d’extrême-droite Boulevard Voltaire dit clairement ce qu’il faut faire contre ceux qui ont sévi Boulevard Voltaire/ Celle qui en conclut que c’est le moment de construire un mur autour du canton de Vaud après épuration de qui vous savez / Ceux qui accusent Bernard-Henri Lévy d’avoir prétendu que Daech n’était pas casher  / Celle qui prédit de monstrueux défilés oÙ tous se diront BATACLAN y compris Netanyahou et consorts / Ceux qui ne voient là que le contrecoup de l’arrogance interventionniste de la France gendarmette néo-colonialiste / Celui qui exige une meilleure surveillance des boîtes de jeunes fauteuses de désordre / Celle qui ne sortira plus de son hôtel particulier de Neuilly dont elle a congédié le jardinier sunnite / Ceux qui vont enfin pouvoir se lâcher sur Twitter / Celui qui en tant que psychologue-conseil décrypte le message des kamikazes en fin de droit / Celle qui reproche au Président Hollande d’avoir cherché noise à ceux qu’y fallait pas / Ceux qui rejoignent Alain Soral sur les rangs de celles qui l’avaient bien dit à l’instar de Renaud Camus prophétisant le Grand Remplacement / Celui qui estime qu’Allah n’est pas un Dieu donné / Celle qui rappelle que les Légions du Christ ont fait aussi pas mal de dégâts urbains mais c’était dans un pays de sauvages il est vrai /Ceux qui se disent solidaires sans se rappeler ce matin de qui ni de quoi / Celui qui n’y voit qu’une mauvaise parodie du théâtre de l’Absurde / Celle qui se demande si, plus que la troisième guerre mondiale dont on nous rebbat les oreilles depuis 20 ans, ce n’est pas la quatrième qui a éclaté hier soir / Ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de dire qu’ils étaient TIAN ANMEN ou GROZNY ou GAZA ou FUKUSHIMA vu qu’ils n’y étaient pas / Celui qui avec Madonna s’exclame « nous sommes tous des migrants au sang de la même couleur » et avec  Justin Bieber « je compatis avec U2 qui a annulé son concert  de ce soir» / Celle qui se retrouve ce matin au parc Monceau dont elle se tient à l’écart des bosquets peut-être minés / Ceux qui prennent un ton solennel et pour ainsi dire historique à l’instant (c’est maintenant) de dire qu’ils sont aussi concernés, etc.

    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qu'on laisse tomber

     

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    Celui qui a rêvé qu’il tombait de l’étalon noir Prince of Wales et se réveille en si bonne forme qu’il saute sur sa fiancée Cindy au joli poney roux/ Celle qui se voit abandonnée de tous sauf de son bichon maltais Mouton qu’elle appelle Bouton quand elle a le rhume / Ceux qu’on a oubliés en route et se sont retrouvés dans les campagnes rases entourant les établissements médico-sociaux assez moroses à l'époque / Celui qui s’est exclu du groupe faute de se laver les pieds plus souvent / Celle qui a vexé tout le monde en persiflant également les couples modèles ou séparés / Ceux qui sont restés liés sur Facebook en fonction du réseau / Celui qui n’a pas su entretenir ses relations sociales au moyen des formules idoines et autres pokes de fin d’année / Celle qui a toujours feint de se trouver bien disposée envers autrui mais sans réelle sincérité ce qui s’est su et l’on sait qu’au su de ça autrui est souvent déçu / Ceux que nous avons laissé tomber dans l’escalier roulant qui nous les a ramenés finalement / Celui qui ne fait plus signe pour se faire remarquer / Celle qui préfère aller seule à selle ou déchaussée dans sa baignoire sabot / Ceux qui offrent deux places pour Le Lac des cygnes à leurs voisins en ménage à trois / Celui qui ne t’a plus écrit depuis qu’il est mort sans que tu le saches aussi lui en veux-tu quand même sans qu’il s’en doute / Celle qui ne te fait plus signe au motif qu’elle se figure que tu l’as oubliée en quoi elle a tort puisque tu t’en souviens à l’instant / Ceux qui reculent pour mieux se sauter dans les bras /Celui qui à son dernier repas invitera ses 3857 amis Facebook qui se partageront équitablement le frugal goûter vegan / Celle qui se rappelle au bon souvenir de ses chers disparus au moyen de bâtons d’encens allumés devant leurs portraits sépia d’un charme suranné mais indéniable en ces après-midi d’automne où quelque brume d’automne enveloppe les noisetiers et autres essences communes ou plus rares propres à ces contrées / Ceux qui ont toujours pensé qu’il y avait quelque chose de l’autre côté et s’en émerveillent en effet dans leurs urnes aussitôt alignées sur les éternel buffets / Celui qui s’est senti abandonné par Marie-Paule partie sans crier gare / Celle qui a fait la morte pour en voir l’effet sur Victor qui n’y a pas survécu / Ceux qui se croient abandonnés de Dieu sans se douter de ce qui les attend, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • Ceux qui sont raccord

     

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    Celui qui ne lit que des bests à partir de 100.000 ex. / Celle qui s’est fait refaire une structure faciale à la Britney Spears / Ceux qui monnaient leurs ébats sur WebCam Plus via PayPal / Celui qui surveille le taux de testostérone de son fils Drago / Celle qui prône la monoparentalité à dominance féminine et la cure d’hormone attenante / Ceux qui militent pour la reconnaissance des moches / Celui qui rédige la bio d’Abraham Zapruder pour qu’on se souvienne de celui qui a filmé l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy alors président des anciens Etats-Unis d’Amérique / Celle qui a lancé le concept de sit-com allégée / Ceux qui évaluent la ligne de démarcation séparant les états psychopathologiques de consumérisme aggravé et de folie ordinaire / Celui qui devient Porn Model au dam de sa famille évangéliste / Celle qui a rencontré La Lumière devant la tête de gondole consacrée au dernier roman de Paulo Coelho / Ceux qui sont plutôt bicurieux que bisexuels / Celui qui affirme que la déterritorialisation de la libido facilite le recyclage des forces productives au niveau transnational / Celle qui a lancé les installations paramystiques de son patient Blunt dont le succès sur le marché international a malheureusement coïncidé avec l'accroissement de la dangerosité de sa schizophrénie / Ceux qui ne manquent plus une édition du Loft PsychoSnuff / Celui qui exploite la firme de SexToys pour enfants de la classe moyenne / Celle qui demande à son conseiller spirituel s’il est indiqué de soulager sexuellement son fils Kevin pour le purifier de pensées inappropriées / Ceux qui reconnaissent en leur rejeton mâle le possible Brad Pitt belge de demain / Celui qui a racheté les droits de l’image de l’explosion de Little Boy pour la remodéliser en logo positif / Celle qui se paie une saharienne dégueu comme en portait Jay Miranda de CNN à la grande époque de Bagdad / Ceux qui ont vécu la première Guerre du Golfe devant leur Panasonic en train de rouiller aujourd’hui derrière la Pontiac blanche / Celui qui se lance dans ce qu’il pense devenir le Roman de la Décennie / Celle qui met aux enchères le premier roman du cousin sourd-muet de Patricia Cornwell / Ceux qui rappellent à leurs clients de l’Espace Best que ce n’est pas par hasard que Marc Levy est Marc Levy et que Guillaume Musso est Guillaume Musso / Celui qui se positionne Art Nul / Celle qui se la joue Abou Ghraib avec son factotum malgache / Ceux qui font hurler les chasseurs américain du jeu virtuel Mort aux Viets pour déstabiliser leur beau-père pourri de relents guévaristes / Celui qui prétend que sa vie intérieure est hors service pour cause de surbooking / Celle qui fait valoir à ses lycéens que Virginie Despentes est à Virginia Woolf ce que le rap est au fox-trot / Ceux qui attendent la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte de Michael Jackson sous forme de clip virtuel, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Pêcheur de perles

    littérature,poésie

    Les pêcheuses de perles de l’île de Liam m’invitent à participer à leur plongée nocturne. Elles se montrent honorées de me voir bander lorsqu’elles m’oignent de graisse de baleine, mais ensuite nos corps ne sont plus dévolus qu’aux gestes de la conquête silencieuse.

    Le royaume où nous descendons n’est plus tout à fait de ce monde, et pourtant les corps paraissent se fondre là-bas dans la substance originelle de l’univers.

    La perle est comme une dent de dieu dans la bouche de l’océan, que protègent des légions de murènes. L’arracher à la nuit est tout un art. Je sais qu’un faux mouvement serait fatal. Je n’ai cependant qu’à imiter scrupuleusement les plongeuses qui me surveillent sous leurs lunettes à hublots. De temps à autre je sens la caresse des seins ou des fesses d’une sirène qui remonte, la perle entre les dents. J’ai remarqué leur façon de se tenir à la corde comme à un pal et de se la glisser parfois dans la fente.

    L’eau de la surface mousse à gros bouillons jouissifs sous les lampes des sampans. C’est un plaisir grave que de replonger après avoir repris son souffle sous le dôme ruisselant d’étoiles de la mer de Chine.

  • Ceux qui sont désolés

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    Celui qui demande pardon à la télé d’avoir violé une centaine de garçons de 10 ou 12 ans en croyant bien faire en tant que prêtre soucieux du bien-être de ses élèves issus de milieux défavorisés / Celle qui dénonce la curiosité des journalistes qu’on ne voit jamais à la messe en tout cas / Ceux qu’on a montré du doigt parce qu’ils ont osé parler / Celui qui affirme qu’un enfant reste un petit sauvage et donc un pervers potentiel méritant assistance / Celle qui interdit à son frère défroqué de parler à ces gens de cinéma dont on connaît les mœurs / Ceux qui défendent suavement le cardinal suavement déterminé à se montrer implacable avec les ennemis de la sainte Eglise / Celui qui a échappé au curé peloteur en lui balançant un coup de tatanes dans ses parties sacrées / Celle qui recommande de ne pas faire d’amalgame entre brebis galeuses et moutons de Panurge/ Ceux qui affirment que les attouchements physiques les ont moins perturbés que le viol de leur liberté / Celui (Virgil Gheorghiu, écrivain et religieux orthodoxe) qui te disait qu’un prêtre n’a pas à se mêler de sexe ni pour le réprouver ni pour le pratiquer avec des enfants et que le mariage des popes pallie les obsessions / Celle qui rappelle le mot de Tchékhov selon lequel l’hypocrisie des gens de lettres est la pire qui soit en ajoutant que les gens d’église n’ont rien à leur envier / Ceux qui se souviennent de l’attitude du rabbi Iéshouah et de sa parole (« que celuiqui n’a jamais péché lui jette la première pierre ») sans s’arroger le droit de pardonner pour autant / Celui qui lutte depuis des décennies afin d’obtenir réparation fût-elle symbolique / Celle qui répand des bruits sur ceux qu’elle croit « pédérasques » / Ceux qui croient de leur devoir citoyen de rappeler que Cohn-Bendit n’était pas que juif allemand mais aussi gauchiste et copain-copain avec les enfants à ce qu’on a dit à l’époque / Celui qui dénonce son voisin dont un autre voisin lui a dit qu’il se baignait nu avec ses petites filles non mais où ça va s’arrêter tout ça / Celle qui était chargée de branler le petit Marcel pour l’endormir / Ceux qui n’ont pas d’opinion sur rue en ces questions délicates, etc.

     

    (Cette liste fait écho au film Spotlight documentant la pédophilie en soutane)  

  • Ceux qui rient comme des malades

    1929288_10208853144272759_7918804746497174025_n.jpgCelui qui explique aux jeunes cancéreux qu’en riant ont vit plus longtemps / Celle qui rit comme une folle en constatant le décès de son conjoint Jean-Paul qui a cassé sa pipe après se l’être fendue, ah, ah / Ceux qui fondent le parti des hilares hagards / Celui qui conseille aux Chinois de tourner la page de Tiananmen pour en rire (jaune) vu qu’on a des contrats à signer et que ça c’est du sérieux / Celle qui rit à s’en décrocher la mâchoire au point qu’il faut la conduire aux urgences où tous les soignants sont pliés /Ceux qui aux Olympiades du rire lancent le marteau qui retombe parfois sur le pied d’une faucille / Celui qui explique aux autres clowns du Conseil fédéral que l’Arabie saoudite est un pays qui rit sous cape même quand il décapite donc on peut y investir / Celle qui s’exerce devant son miroir en s’étirant les zygomatiques selon la méthode Coué révisée Schneider-Ammann / Ceux qui règlent tous les problèmes de l’Entreprise par la minute d’hilarité obligatoire le matin juste après le salut au drapeau / Celui qui dénonce celle qui fait la gueule à ceux qui rient comme le veut le nouveau règlement / Celle qui dirige le chœur des ricanants saluant chaque licenciement abusif / Ceux qui affirment que le rire est le propre de l’homme et même des certains ministres suisses allemands quand ils s’oublient / Celui qui en conclut qu’à bon chat rat qui rit / Celle qui se fend la malle aux soins palliatifs où tout est tellement marrant / Ceux qui se serviront du discours du Président de la Confédération à la Journée des Malades dans leur cours élémentaire de psychologie appliquée /Celui que rien ne déride que la lecture de Derrida quand l’orage menace / Celle qui sous le nom de Zouc se demande s’il n’est pas temps de revenir en politique/ Ceux qui manquent de pain mais pas d’humour et s’en réjouissent vu que le contraire serait plus grave / Celui qui rit tellement qu’on lui voit les dents/ Celle qui rit de ce qui lui arrive en Syrie vu que ses enfants ont bu toutes ses larmes / Ceux qui sont morts de rire et ont ressuscité pour constater que c’était la meilleure après tout ce qu’ils avaient infligé à ceux qui ne trouvaient pas ça drôle, etc.

    (Cette liste est dédiée au Conseiller fédéral Suisse allemand Johann Schneider-Ammann dont la dernière clownerie - son discours sur la thérapie par le rire prononcé d'un ton lugubre  à l'occasion de la Journée des malades -, a fait le tour de la Toile et environs)

  • Ceux qui se sont perdus de vue

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    Celui qui a quitté le groupe en pleine visite des Pyramides / Celle qui a suivi un oiseau de passage dont elle a quitté le nid plus tard à ce qu’on a dit mais peut-être est-ce lui qui l’a abandonnée au chat / Ceux qui ont donné leurs dernières nouvelles de Malmö autrement dit de nulle part / Celui dont tu as retrouvé les lettres dont la dernière explique pourquoi il va cesser de t’écrire reçue peu après son entrée à La Trappe / Celle qui à l’époque changeait de quartier comme de chemise de nuit après quoi elle a opté pour le pyjama / Ceux qui ont fait partie de plusieurs communautés dont certaines ont fait connaître l’Arvèche en Bavière et en Californie / Celui qui a bifurqué plusieurs fois dans sa vie avant de se retrouver coincé dans une impasse dont il est sorti par la lévitation / Celle qui a rompu avec les siens pour se consacrer aux chats / Ceux qui ont un fil à la patte que tient fermement la même Ariane / Celui qui demande à sa sœur Anne si vraiment elle ne voit rien venir alors que les Indiens sont dans le jardin pour le barbecue / Celle qui fait des patiences dans la cabine pressurisée du Manitoba qui comme on sait ne répond pas / Ceux qui ont mené plusieurs vies parallèles dont il est notoire qu’elles ne se rejoindront pas à l’infini sauf intervention du Vatican / Celui qui consulte les profils de Facebook pour voir les gens en face / Celle qui n’ayant point d’ordinateur n’a aucune chance de savoir qu’on la prétend déconnectée sur Facebook et ailleurs / Ceux qui se sont perdus de vue tout en vivant ensemble depuis quarante ans dans leur villa Chez nous / Celui qui cherche l’adresse de celle qu’il a dédaignée autour de leur dix-huit ans sans se douter qu’elle le trace par Twittter sous un autre nom / Celle qui était au collège avec Leo Di Caprio sans le voir jamais de si près qu’au cinéma quand il roule dans les bras de l’ourse / Ceux qui se sont connus en faisant ensemble la Tunisie et ne se sont revus qu’à l’enterrement récent du fameux cuisinier / Celui qui a retrouvé un ancien compère de la IV/6 au rayon tournevis du Do it dont le vendeur tatoué est également fan de Neil Young / Celle qui ne se souvient pas (prétend-elle) de toi qui lui réponds (et toc) que toi non plus / Ceux qui se sont retrouvés des années après la Tunisie chez l’ancien postier devenu musulman, etc.

  • Matière et mémoire

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    Chemin faisant (130)

    Le souci de Bonnard. - « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

    IMG_0323.jpgSacre de Soutine. – Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.

    Soutine-2014-13.jpgGlacis de la mémoire. – Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

    Flora02.JPGDernier examen au programme : vérifier, dès mon retour de Paris, que le chat de Floristella a gardé ses ailes de papillon !

  • Ceux dont on ne sait rien

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    Celui qu’on a retrouvé dans le bois de la Grêle (rebaptisé plus tard bois du Pendu) et dont certains ont dit que c’était mal fait vu son âge (dix-huit ans) alors que d’autres insinuaient que sa façon précieuse de s’exprimer voulait sûrement dire quelque chose à part le fait qu’il se prétendait artiste (portant lavallière, tu te rends compte) ce qui ne s’est jamais vu dans le quartier à ce qu’on sache où déjà les Ritals font tache / Celle qui a prétendu sur Facebook qu’elle était en couple avec Kevin Dulaurier lequel a démenti quelque temps plus tard alors que la rumeur se répandait qu’elle avait fait ça pour déstabiliser sa cousine Laura qui se prend pour tu sais pas quoi même si Kevin se prétend aujourd’hui en couple avec elle sur Facebook / Ceux qui reprochent aux médias de ne jamais parler d’eux même quand ils sont témoins d’un assassinat (c’est arrivé dans le quartier) ou d’un accident mortel sur l’autoroute (assez près de chez eux pour qu’ils y courent au cas où) comme quoi il n’y en a que pour les stars dans ce pays où tout l’argent d’ailleurs se concentre dans les mains de quelques nababs et autres journaleux à la mords-moi / Celui qui s’est fait connaître par des livres illisibles écrits la nuit et dont on n’a jamais su ce qu’il branlait entre les heures où il dormait (une partie du jour) et celles qu’on dit entre chien et loup où tous les chats sont gris /Celle qui a beaucoup fait parler d’elle de son vivant malgré le peu de choses sûres dont disposaient vraiment les paparazzi des magazines spécialisés dans la mode et autres ragots donc au total on a jasé sans forcément ni voir ses films ni savoir ce qu’elle faisait au cours de ses déplacements prétendument humanitaires auprès de Mère Teresa (une Albanaise à ce qu’on a dit, soit dit en passant) mais on sait aussi qu’il y a toujours une part de vérité dans les racontars ce qui n’empêche que Miss Lonelyhearts après sa mort (crime passionnel ou accident sur une autoroute ? le mystère demeure) a gardé la cote auprès du grand public surtout au Brésil où la pauvreté fait rêver le peuple ça c’est clair / Ceux qui refusent absolument (menaces de procès à l’appui) qu’on évoque leur nom sur Facebook ou dans les médias en rappelant (avocats à l’appui) qu’eux seuls ont le droit de gérer leur image selon les lois non écrites de l’éthique et sauf si leur carrière exige le contraire, etc.

    Image : JLK

  • Mémoire vive (94)

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    Ce dimanche 1er novembre. - J’ai entrepris ces jours la lecture des Prépondérants du romancier tunisien Hédi Kaddour, avec un intérêt et un bonheur immédiats.

    XVM3176c920-7e1d-11e5-8b4b-ba2bd5ebda3c.jpgTout de suite j’ai été saisi par la matière humaine du roman, dont les personnages nous transportent dans la Tunisie des années 20, et par la qualité de l’écriture à la fois racée, précise et très suggestive de l’auteur, qui restitue les multiples aspects d’une réalité composite où se rencontrent (et parfois s’affrontent) trois cultures, à savoir la française de France et de Tunisie, l’arabo-musulmane des Tunisiens éduqués ou plus frustes, et l’américaine aussi, par le truchement d’une équipe de cinéma venue tourner un film en ces lieux supposés pittoresques.

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    Jules Renard : « Pourquoi tant jouir ? Ne pas jouir est aussi amusant, et ça fatigue moins ».

    Et ceci qui m’évoque quelques souvenirs :« Il m’est bientôt insupportable, tant il est fier de sa modestie ».

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    Il est intéressant de comparer la vision de Boualem Sansal, dans 2084, qui relève de l’ébranlement panique et de la mise en garde, avec le tableau plus tranquillement équilibré et nuancé des Prépondérants de Kaddour.
    De toute évidence, les deux hommes n’ont pas été soumis à la même pression historique et sociale, et diffèrent aussi par tempérament dans leur façon de percevoir le monde et de l’exprimer. En outre, et c’est le plus important, Kaddour parle d’une Tunisie en train de se préparer à une mutation, dont le roman va recenser les successives occasions manquées, tandis que Sansal évoque une Algérie d’après tous les gâchis, dominée et vaincue par le pouvoir le plus répressif et régressif qui soit.
    Certaines scènes des Prépondérants, telles que l’affrontement de la vieille aux œufs et du marchand, ou le vol des bouteilles dont on accuse un indigène innocent en toute mauvaise foi, m’ont touché aussi fortement, sinon plus, que maintes pages plus ostensiblement choquantes, voire monstrueuses, de 2084, dont l’expressionnisme est plus « extérieur ».
    On pourrait dire, alors, que Boualem Sansal s’inscrit plutôt dans la filiation « nocturne » d’un Dostoïevski, alors qu’Hédi Kaddour participe d’une littérature plutôt « diurne », du côté de Stendhal ou de Tolstoï.

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    « Pendant la guerre, un homme affamé se résigne à manger son chien, regarde ensuite les os qui en restent et dit alors :« Pauvre Médor, comme il se serait régalé ! » (Journal de Jules Renard)

    Ce mardi 3 novembre. – C’est aujourd’hui qu’est décerné le prix Goncourt, dont j’aurais trouvé juste qu’il récompensât Les prépondérants afin que cette lecture fût amplement partagée par les Français. Mais Hédi Kaddour a déjà eu droit, avec Boualem Sansal, au Grand Prix du roman de l’Académie française, ce qui aura donc « boosté » le livre (Boussole) peut-être plus « consensuel » de Mathias Enard, dont le tour « mitteleuropéen » a son charme, mais qui m’a fatigué, personnellement, par saturation de références culturelles, genre « grand tour » oriental en phase implicite avec les drames actuels en Irak ou en Syrie, etc.

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    823779-portrait-du-philosophe-rene-girard-pris-le-29-avril-2004-sur-le-plateau-de-l-emission-culture-et-dep.jpgCe jeudi 5 novembre. – Je viens d’apprendre la mort de René Girard, hier à Stanford, à l’âge de 91 ans, et j’en ai été touché quasi personnellement, me rappelant notre belle et bonne rencontre àParis. Or, de tous les penseurs actuels, c’était celui dont je me sentais le plus proche, sans voir pour autant en lui le prophète d’un nouveau christianisme, loué par les uns ou moqué par d’autres.
    Non : c’est autre chose qui m’arrachait à lui en profondeur, tenant à sa façon de lire, son exceptionnelle attention aux textes et ce qu’il en dégageait, de Stendhal à Dostoïevski ou de Cervantès à Shakespeare, afin d’étayer sa théorie du désir mimétique et des rivalités fécondes ou délétères.
    À vrai dire je me méfiais, un peu, de ce que sa théorie avait de parfois trop systématique, mais peu importe : sa grille d’interprétation reste un formidable outil de connaissance, qui m’a permis de mieux comprendre, en deçà ou par delà la littérature, les tenants de nombreuses relations altérées ou anéanties par la rivalité mimétique.
    La dimension anthropologique de son œuvre, sa réflexion sur le bouc émissaire et la crise mimétique des sociétés, ce que le christianisme a bouleversé dans notre approche de l’homme et dans l’instauration d’une nouvelle liberté spirituelle « sortie » de la religion tribale, sont évidemment décisifs, mais ce que René Girard dit de l’économie de la relation féconde, à propos des instances opposées de la médiation externe (qui fait que l’admiration partagée d’une grande œuvre nous fait dépasser toute rivalité, comme on le voit dans le Quichotte avec l’émulation vivifiante vécue avec le Bachelier ) et de la médiation interne qui instaure une sourde compétition entre Don Quichotte et Sancho, m’a éclairé de façon radicale, tant pour mieux comprendre les altérations de nombreuses relations que j’ai vécues, que pour démêler les mécanismes du mimétisme ressaisis par certaines œuvres littéraires.

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    Je me suis amusé, ces jours, à passer en revue tout ce qu’il faudrait interdire, ou du moins déconseiller fortement, aux hommes (et aux femmes) de ce temps, à commencer par la soumission du politique au religieux, et ensuite la soumission du politique et du religieux au pouvoir de l’argent. Idéalement, le micmac politico-religieux devrait faire l’objet d’une interdiction totale. Je sais bien que tout ça peut sembler utopique, mais il faut bien commencer par un bout, et pointer le rôle néfaste du religieux en matière politique, et l’influence encore plus néfaste du culte de l’argent à tous égards.
    Quant au micmac résultant de la mainmise de tout pouvoir d’argent sur le politique ou le religieux, il devrait être neutralisé par tous les moyens offerts dans une société démocratique dotée de contre-pouvoirs de toute espèce, etc.

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    Mon compère P*** m’a appris hier que Joël Dicker s’est mis à faire de la pub pour Citroën après avoir vanté les mérites, en couple avec le chanteur Bastien Baker, de la compagnie aérienne Swiss. Mais un écrivain gagne-t-il, à part les milliers de francs qu’il empoche, à se transformer ainsi en homme-sandwich, de la même façon qu’un sportif de haut niveau style Federer ? Je me le demande.
    Une autre question plus lancinante va se poser à propos du même Dicker : survivra-t-il, en tant qu’écrivain, à sa transformation en produit de consommation ?
    Ce que je me dis en attendant de voir, c'est que le contenu du Livre des Baltimore relève déjà de la flatterie de type publicitaire, donc tout se tient apparemment…

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    Nous sommes allés voir, avec J***, le film du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes intitulé Le fils de Saul, dont le filmage a paru insupportable à ma chère fille, par excès de proximité et de mouvements de caméra à l’épaule.
    Je lui ai objecté que c’était voulu : que le réalisateur entendait bel et bien déranger le spectateur en empêchant toute mise à distance et toute utilisation spectaculaire (esthétisée ou stylisée) de cette réalité d’Auschwitz estimée, par ailleurs, indicible par d’aucuns, ce qui reste discutable et ce que ce film contredit assez magistralement.
    De fait, c’est un film qui dit bel et bien le chaos infernal à la fois silencieux et assourdissant, cauchemaresque et plus-que-réel du camp d'extermination.

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    PaintJLK32.JPGL’aquarelle est semblable, somme toute, dans le meilleur des cas, au haïku, dont la fulgurance peut toucher plus juste qu’un dessin longuement élaboré ou qu’une patiente composition à l’huile.

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    Charles Dantzig à propos de la lecture : « L’impureté de la littérature vient de ce qu’elle mêle au raisonnement la risible émotion ».

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    9782221136416.jpgJe suis réellement passionné par la (re)lecture de Jean-François Revel, auquel je suis revenu par le truchement de Simon Leys, et je vais tâcher de m’expliquer pourquoi.
    Dans Ni Marx ni Jésus, c’est la vision de l’homme de gauche tiraillé entre le blocage systématique de toute réforme par les communistes, en France, et les légitimes aspirations révolutionnaires des contestataires américains des années 60, qui m’intéresse aujourd’hui en dépit de sa propension utopique largement démentie par les faits, me remémorant plus que tout le climat de notre propre jeunesse – me rappelant en outre l’un de mes premiers entretiens de jeune journaliste avec Edgar Morin, en 1970, après la publication de son Journal de Californie.
    Ensuite, Pourquoi des philosophes recoupe également ma propre expérience, sur les bancs de la faculté des lettres de Lausanne, où les cours de philo m’ont tout de suite rebuté par leur sécheresse technicienne et le profond ennui qui en émanait.
    Or je me souviens qu’à la même époque, et notamment chez mes camarades de la Jeunesse progressiste, le nom de Revel suscitait déjà la plus vive méfiance, pour ne pas dire le rejet d’un social-traître osant mettre Marx sur le même rang que Jésus…

    Ce dimanche 15 novembre. – Nous avons passé des heures, aujourd’hui, à regarder les épisodes de la très addictive série Revenge, pendant que les appels à la vengeance déferlaient sur les réseaux sociaux, entrecoupés d’injonctions (« Pas d’amalgame ! » - « Rien à voir avec l’islam !) sur tous les tons.
    Comme on pouvait s’y attendre, le serpent n’en finit pas de se mordre la queue, et sans doute les dirigeants français vont-ils faire la même erreur que Bush après les attentats du 11 septembre.
    Curieusement, je n’ai pas noté la moindre chose au jour des attentats du 13 novembre, ni le lendemain, pas plus que je n’ai commenté, sur le vif, l’attaque de septembre 2001 à laquelle j’ai assisté à Paris via la télé, dans le studio du journal de la rue du Bac.
    Comme s’il m’était impossible de parler de « ça » sans y être confronté directement, ou comme si je ressentais le caractère factice de toute participation à la jactance de la meute.

    Ce lundi 16 novembre. – Comme au lendemain des attentats contre Charlie-Hebdo, la déferlante des réactions, émotions légitimes, sincères ou feintes (les islamistes d’Ennahdha qui osent présenter leurs condoléances à la France après avoir lancé des milliers de jeunes gens dans le djihad), tentatives d’explications ou éructations tapageuses, n’en finit pas, une fois de plus, d’évoquer à mes yeux l’image du serpent qui se mord la queue, de sorte qu’une fois de plus je m’efforce, sur Facebook, de résister à l’emballement de la meute.

    Ce matin, j’ai cependant partagé une longue analyse du sociologue algérien gauchiste Saïd Bouamama, qui dit ce qu’il faut dire à propos des racines du mal et des commanditaires du crime organisé politico-religieux dont les jeunes kamikazes ne sont que les pantins.

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    Simon Leys à propos de Céline : « J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les première pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur. C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ? »

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    Je faufile, dans une liste consacrée à Ceux qui gesticulent, un hommage implicite à Montaigne, qui incarne à mes yeux la position intellectuelle et morale la plus conséquente contre tous les pouvoirs abusifs, qu’ils soient d’ordre politique ou religieux. Hors de tout système, à la fois lucide et amical, c’est avec Rabelais l’incarnation d’une pensée d'honnête homme conjuguant l’esprit évangélique et la lettre moderne à venir.

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    Je suis épaté et reconnaissant à chaque fois que je rencontre un honnête homme de bon sens et de bonne foi, comme l’est un Simon Leys et comme le sont aussi un René Girard ou un Jean-François Revel.
    Celui-ci m’est un peu moins proche que les deux premiers, avec lesquels je me sens vraiment en pleine confiance, mais j’apprécie l’indépendance d’esprit de l’auteur de Pourquoi des philosophes, de La cabale des dévots et de l’Histoire de la philosophie en Occident,pour son indépendance d’esprit et son insolence polémique, aussi, qui me plait particulièrement quand il enfonce Bergson, débusque les élégantes platitude d’un Merleau-Ponty ou se gausse des raisonnements nébuleux du sacro-saint Heidegger sans se tortiller, en fustigeant du même coup tous les « philosophes » autoproclamés impatients de dégommer leurs prédécesseurs (un Michel Onfray m’en semble le parangon) sans amener rien qui nous aide effectivement à penser et à vivre.
    J’aime aussi que Revel rende justice, à l’opposé des pions dogmatiques et stériles dont la France entretient les serres tièdes que Nizan fustigeait dans ses Chiens de garde, le « penseur artiste » dont Nietzsche est l’exemple parfait, ou Bachelard ou le meilleur Sartre, auxquels j’ajouterais aujourd’hui un Peter Sloterdijk.

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    Dans son Pourquoi lire, qui contient de bonnes pages, Charles Dantzig écrit ceci de regrettablement pertinent :« Dans la première émission de téléréalité française, Le Loft, où l’on pouvait tout voir, du manger au baiser, un seul acte était interdit, la lecture. Les producteurs, sachant très bien ce que c’est qu’un public, n’avaient pas voulu choquer le leur en filmant cette révoltante pratique ».
    Et ceci qui se tient aussi, quoique pas toujours: « Un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit ».

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    alain-finkelkraut-a-l-academie-francaise-petit-episode-d-avril-2014,M146151.jpgEn survolant les opinions et contre-opinions qui déferlent sans discontinuer sur Facebook, je me rappelle cette remarque d’Alain Finkielkraut affirmant qu’il n’avait point d’opinion à balancer, mais que des convictions à défendre, et c’est exactement ainsi que je le ressens aussi, opposant par ailleurs la position mûrement étayée à la posture plus ou moins opportune.

    °°°

    Edgar Degas : « En art, on donne l’idée du vrai avec du faux »

  • Magie des cafés

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    Chemin faisant (129)

    Haldas chez Saïd. – Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    Haldas15.JPGJ’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.

    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.

    12783785_10208796874106040_3819882094928688001_o-1.jpgCafé complet au Select. - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.

    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    from-the-street.jpgEntre Francis et Lipp. – Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

    Ambiance-chez-Lipp-1024x768.jpgEt ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes plus proches complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.

    Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…

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  • Ceux qui reprennent pied

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    Celui qui se rappelle que Mozart a écrit ses pages les plus lumineuses sans cesser de penser à la mort / Celle qui a compris ce que l’amitié n’est pas en lisant la Lettre à Lucilius de Sénèque / Ceux qui ont appris à garder les distances afin de se sentir plus proches de leurs vrais amis / Celui qui affirme (en russe dans le texte) que la fleur est le visage de la plante dont le fruit est l’intelligence / Celle qui ne communique vraiment que par l’odorat et la langue / Ceux qui se disent libérés sans qu’on sache bien de quoi ni eux non plus d’ailleurs / Celui qui s’entend bien avec lui-même en dépit (ou à cause) de diverses névroses obsessionnelles / Celle qui pense avec les mains et médite avec les pieds / Ceux qui ont l’impression d’exister plus sur Facebook où ils échangent à mort / Celui qui s’est longtemps demandé pourquoi l’homme souffrait tant du monde avant de s’aviser de cela que le monde souffre plus encore de l’homme / Celle qui affirme doctement qu’une femme de docteur doit être appelée Frau Doktor / Ceux qui se demandent si JE EST UN AUTRE les concerne aussi ou si ce n’est que pour les autres / Celui qui pose des questions et n'en retient rien / Celle qui aspire (comme le premier Nietzsche, n’est-ce pas) à se délivrer de soi / Ceux qui disent ce qu’ils ont à dire pour savoir ce qu’ils pensent / Celui qui revient toujours aux textes qui l’aident à vivre en le surprenant à tout coup ou juste pour l’ambiance ou le parfum enfin tu vois quoi / Celle qui convient ce matin (un nuage rose flotte sur l’Acropole) de cela qu’à Dionysos appartient la musique et sa force narcotique et à Apollon la bienheureuse évidence du mythe / Ceux qui ont assisté au colloque confidentiel (douze personnes) du philologue F.N. dont la conclusion revient à dire que l’œuvre d’art tragique naît de la fusuion du dionysiaque et de l’apollinien / Celui qui combat sincèrement son contre-monde de forces obscures voire obscènes mais pas tous les jours / Celle qui comme Prévert (taxé de con par Houellebecq mais à tort selon les ornithologues) estime qu’un oiseau symbolise mieux la liberté qu’un soulier ferré / Ceux qui subliment leurs fantasmes en écrivant des haïkus olé olé / Celui qui rappelle que la liberté de l’art ne s’obtient qu’au prix de l’art / Celle qui n’exprime vraiment ce qu’elle pense qu’en dansant / Ceux qui se rendent une fois de plus sur la montagne magique pour y écouter la flûte enchantée, etc.

    Peinture: Douanier Rousseau

  • Boualem Sansal visionnaire panique

     
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    Lecture de 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Un roman dérangeant et nécessaire.

    Livre I (pp.1-73)

    Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

    Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original et particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

    Plus précisément, le jeune protagoniste Ati (qui à 30 ans se sent pourtant déjà vieux), tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

    Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell,sans qu’on puisse parler d’influence ou de copie littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

    L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

    2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur prophète du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué.

    Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

    Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

    Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera décrite avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel tout cela n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

    L’Appareil de l’Abistan est ainsi dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires hypercroyants choisis par Abi lui-même.

    Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais il en sera question plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

    Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer avec le concours de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

    « En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler trivialement,

    Pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur le Stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industriellee : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et de la soumission.

     

     

    Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Bien plutôt, une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien :« Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

    C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de germer en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

    Moins que la religion, ce qu’il rejette est cependant l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant semblant de se soumettre.

    « Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et l'obséquiosité. Qui vivait pour rien, par simple obligation, par devoir inutile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ». C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires ont été relégués, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable, d’un autre monde.

    Or son voyage vers celui-ci va commencer…

    Livre II (pp.73 -115)

     

    L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil. Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or Ati ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde. Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

    Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

    Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Frtarenité et de l’Appareil, et l’on enverra plus tard les conséquences. Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

    Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié à l’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture para-scientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prête à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe. Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustée dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »… Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

    Autre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous les déchets de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ».

    C’est par ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

    « Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs, mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux,elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles saveint prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

    Comme on le voit dans cet extrait, la prose deBoualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant lesouffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Maispeu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, lemélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

    Livre

    3 (pp.119- 210)

    « L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

    À cette question posée en exergue du troisièmelivre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avecl’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser lamoindre velléité d’émancipation., sous prétexte de participer à laconsolidation d el’harmonie générale.

    C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faires on autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges.« Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

    Dans le même espreit de salubrité collective,quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant(« du renégat, du de la canaille, du fornicateur, des gensindignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétenduedécouverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d^’ores et déjà lepèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaientprise pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les genss’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des baboucheset des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une èrenouvelle était en route ».

    Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev,dans L’avenir radieux, ou du Swiftdes Voyages de Gulliver.

    Est-ce à dire qu’il exagère ? Et comment ne pas se rappeler les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

    On pense aussi au terrifiant Metropolis deFritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv: “La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dut. Et impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grande pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

    C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage en rupture apparente complète avec les coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms bizarres de pantalon ou de chemise, complétés par des souliers étanches…

    Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères, leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo…démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz par lequel une porte secrète s’est ouverte en lui.

    Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues »...

    (A suivre...) 

    Boualem Sansal, 2084. Gallimard, 273p.

  • What's new Mister Rushdie ?

     

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    Salman le magnifique

    Brûlot illisible que Les versets sataniques de Salman Rushdie ? Non :roman baroque, fascinant ! Retour en 1989...

     

    Tout a été dit sur Les versets sataniques de Salman Rushdie, tout et n’importe quoi, s’agissant de gens qui n’en avaient pas lu la première ligne. 

     

    5fc2be0e-cd01-11e1-9950-d358ffddeef2-493x528.jpgDepuis le début de l’affaire Rushdie, une sale petite rumeur, dont il serait intéressant de débusquer l’origine, poursuivait sa basse besogne de sape : comme quoi Les versets sataniques étaient « un livre illisible » et de surcroît « à peuprès nul sur le plan littéraire ».

     

    Ne craignant pas le ridicule, les colporteurs de telles petites phrases empoisonnées présentaient Salman Rushdie comme un inconnu alors que Les enfants de minuit, son deuxième livre, obtint en 1981 le Booker Prize, plus importante distinction de la scène littéraire britannique, que La Honte fut consacré à Paris, en 1984, par le Prix du meilleur livre étranger, que l’écrivain est traduit dans le monde entier et que Les versets sataniques ont été salués, en Angleterre et aux Etats-Unis, comme son meilleur livre.

     

    Unknown.jpegLivre «illisible » que Les versets sataniques ? Pas plus que les romans de Garcia Marquez ou de Günter Grass, de Vargas Llosa ou de Nabokov ! Mais pour être honnête, reconnaissons qu’il n’est pas facile. Roman du choc des cultures et du melting-pot des langages, il est tissé de références et d’allusions dont toutes ne sont pas compréhensibles du premier coup, notamment en ce qui concerne les rêves mystiques d’un des deux protagonistes. En outre, l’invention verbale qui caractérise son écriture profuse, voire parfois touffue, ne passe pas toujours très heureusement dans notre langue analytique, et d’autant moins que la traduction accuse des  faiblesses. Enfin, le passage incessant du réalisme au fantastique ne peut que désorienter un lecteur formé au rationalisme occidental. Cela étant, moyennant un petit effort d’adaptation, le lecteur attentif aura tôt fait de reconnaître, dans ce roman picaresque mêlant poésie et satire, étude de moeurs et débat philosophico-religieux, fresque sociale et quête d’identité, une ouvred’envergure prenant place au premier rang de la création littéraire contemporaine.

    Les deux lignes de force du roman suivent les tribulations des deux protagonistes, tombés du ciel aux abords de Londres à la suite de l’explosion d’un Boeing revenant de Bombay et détourné par des terroristes.

     

    Le premier de ces deux personnages, Gibreel Farishta, est une vedette du cinéma« théologique » indien, spécialisé dans les rôles de dieux hindous, qui a perdu la foi à l’occasion d’une grave maladie et se trouve hanté par moult visions mystique à la suite de sa chute considérable. Et quant au second compère, Saladin Chamcha, c’est un « assimilé » qui a fait ses écoles en Angleterre avant d’y devenir acteur-bruiteur (il prête sa voix aux pubs télévisées) au risque de déplaire à son formidable paternel, riche marchand de bouse industrielle et fondu en superstition religieuse.

     

    Une fois brossés les portraits savoureux de ces deux personnages, dans les splendides cent premières pages, l’auteur fait ensuite alterner le récit des mésaventures de Saladin dans une Angleterre thatchérienne qu’il ne ménage pas plus que sa « chère et maudite Inde » natale, et les rêves délirants de Gibreel, lesquels nous transportent d’une ville imaginaire du désert à un pèlerinage à La Mecque…

     

    Quant au dernier chapitre du roman, il est consacré aux retrouvailles de Saladin (double partiel probable de l’auteur) et de son père. Sans donner dans la sentimentalité facile, Salman Rushdie exprime alors les sentiments contradictoires, voire déchirants, de celui qui est allé jeter ailleurs ses racines sans renier sa terre d’origine, avec un mélange singulier d’humour et d’émotion qui nous le rend très attachant.

     

    Rendre compte en quelques lignes des 585 pages de ce livre foisonnant est évidemment une gageure. Se lecture est une traversée parfois déroutante, mais captivante pour l’essentiel.

    Salman Rushdie, Les versets sataniques. Christian Bourgois, traduit de l’anglais par A. Nasier,alias (sic) F. Rabelais.

     

    Salman le maudit

    Sur un malentendu d’époque.

     

    À quoi tient la condamnation à mort de Salman Rushdie ? À lire Les versets sataniques, dont le titre n’est d’ailleurs guère représentatif de l’ensemble du livre, nous n’y aurons vu qu’une qu’une charge lancée contre les aspects dégradés d’une religion et ses faux prophètes, la superstition la plus primaire et ses manifestations aberrantes.

     

    Rushdie blasphémateur ? Sans doute s’en prend-il aux dieux imposteurs et à tel Imam en exil obsédé par la pureté, qui spécule sur la haine de son peuple à l’encontre d’un pouvoir abusif. Mais ce n’est là qu’un aspect des Versets sataniques, qui en appellent explicitement à plus de lucidité et de générosité.

     

    Or, avez-vous lu Sade, conchiant le christianisme ? Avez-vous lu Voltaire en son Dictionnaire philosophique ? À côté de ceux-là, Rushdie fait figure de galopin !

     

    L’évidence, c’est qu’on voudrait faire taire ce fils maudit, trop intelligent pour se tenir à carreau, trop instruit et brillant, trop ouvert à la complexité du monde et à la ressemblance humaine.

     

    On ne supporte pas que Rushdie attaque, en moraliste libre penseur, l’obscurantisme intégriste autant que la décadence occidentale. On n’admet pas que la littérature dame le pion aux catéchismes, quels qu’ils soit, ou aux prises de positions étroitement politiques.

     

    Voici donc l’homme à abattre : le défenseur des minorités qui prêche la tolérance et lacompréhension entre les hommes et leurs cultures. En un mot : le traître. En deux mots : notre ami.

     

    Fanatiques et crétins

    Sur la réception du livre en sa traduction française.

    Il y a deux façons de liquider un écrivain mal-pensant. Soit par l’élimination physique, soit en attaquant son œuvre par dénigrement systématique. 

    De l’inquisition catholique aux tyranneaux d’Amérique latine, en passant par les censures communistes, la première méthode autant que la seconde ont fait leurs preuves.

    En réclamant la tête de Salman Rushdie, feu l’ayatollah Khomeiny ne faisait qu’appliquer, une fois de plus, sa logique meurtrière d’inspiration divine. Bien entendu, les bonnes pâtes que nous sommes ont de la peine à se faire à cette rigueur intégriste,mais enfin on peut comprendre la Raison supérieure de l’Imam, tout en la combattant.

    Si la condamnation à mort de Salman Rushdie relève du fanatisme, la campagne de calomnie visant la qualité des Versets sataniques n’a pu se développer qu’avec l’appui d’une forme de crétinisme typiquement occidental. Je l’ai pas vu, je l’ai pas vu, mais je sais de quoi je parle !

    Ainsi, de Libération à nos journaux, certains ignorantins ont-ils véhiculé la bourde selon laquelle Salman Rushdie n’était qu’un obscur inconnu (pour eux évidemment) dont l’œuvre ne valait pas tripette. Et leur abjecte conclusion : sa condamnation à mort ? Sacrée publicité ! Quel coup de pot !

    Mais passons sur ces démonstrations d’imbécillité méprisante évidemment teintée de racisme (aurait-on traité ainsi un Günter Grass, un Michel Tournier ou un Garcia Marquez, dont l’auteur des Enfants de minuit est au moins l’égal ?), et jugeons plutôt sur pièce :c’est la seule façon de rendre justice à un homme menacé et à son fabuleux roman.

     

    Nota bene : Ces textes ont paru dans La Tribune-Le Matin, quotidien romand, en date du 25 juillet 1989. L’édito intitulé Fanatiqueset crétins répondait directement à une chronique de mon voisin de bureau, un certain Edgar Schneider en fin de course dans notre journal après sa carrière d’échotier mondain. Dans un carnet du 20 juillet, j’avais écrit :« Cet imbécile d’Edgar Schneider ose parler ce matin du « talent littéraire nul » de Salman Rushdie, sans avoir jamais ouvert le moindre de ses livres. Plus encore : il insinue que Rushdie aurait sciemment cherché à faire parler ainsi de lui par seul appât de la publicité et du gain. Tout ça qui me répugne plus encore que la fatwa…

     

  • Le verbe en verve

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    Chemin faisant (128)

    Génie des noms. – Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari : peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

    IMG_1898.jpgVannes de Gavroche. – Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple dela scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, du lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.

    IMG_1907.jpgGouaille des murs. - Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...

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  • Ceux qui font révérence à la vie

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    Celui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui active ses glandes salivaires en songeant à l'avenir de son fils adoptif Zébulon / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent à fleur de peau les ondes néfastes diffusées par les voyageurs de l'autobus de ceinture No 33 / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes de peau / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout 12747975_10208756673381047_7998716030541632661_o.jpgl’Ennemi, etc.10371727_10208744563758314_5107644379540374706_n.jpg12747529_10208756672141016_7687205135699972988_o.jpg

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  • Déchéance et rédemption

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    Chemin faisant (127)

    Le clodo et la fille merveilleuse. - Comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je hier soir, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage.

    Mais quelle histoire était donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco,vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    Georges Simenon, qui les connaissait bien, affirmait que nombre de clochards, notamment à Paris, se retrouvent à la rue par choix et parfois plus que par nécessité. J’y resongeai ces jours en croisant plusieurs fois le regard éperdu d’un tout jeune SDF à quelques pas de la brasserie La Coupole, auquel j’ai filé la pièce sans penser un instant, pour autant, qu’il était là par choix. Une chose est en effet de se trouver au bout du rouleau après une vie plus ou moins ratée, et tout autre chose d’être down and out à vingt ans et des poussières…

    12517031_10153393462053105_495534322_o.jpgCe qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...

    Panopticon.jpgLe voile et le sabre. – Ce qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe.
    Du moins est-ce ce que j’aurai pensé, une fois de plus, en assistant hier à la projection du film Salafistes, rue Monsieur-le-Prince où vécut un certain Blaise Pascal, n’y entendant parler que d’un potentat céleste ordonnant surveillance et punition, dénonciation du moindre péché des autres (les pécheurs sont toujours les autres, surtout quand ils sont de nature intrinsèquement impure, tels les femmes ou les homos) et châtiment sévère mais juste : la main du voleur tranchée pour son bien, les femmes fouettées ou lapidées en public, les homos précipités du haut des murs et pour tous autres mécréants aux yeux de ce Dieu-là (ou plutôt à ceux de ses prétendus fidèles), pour leur bien aussi cela va sans dire : le sabre ou la balle dans la nuque.

    Or on l’aura remarqué dans la foulée : pas une femme dans Salafistes, saufquelques-unes aussitôt sommées de se voiler, ou cette unique maligne Malienne sûrement sorcière - mais que deviendrait en ces lieux la « fille merveilleuse » du vieil Antonio ?

    La voix de Maliga . – La vieille Maliga, du fond de sa cambrousse camerounaise, pourrait peut-être répondre à cette question vu qu’elle a gardé, sous son cuir tanné par les années et les épreuves, son coeur de « fille merveilleuse ».

    Cette Maliga-là, qui ponctue ses discours de « voiiiilààà ! » comme personne, je l’ai d’abord rencontrée dans un manuscrit que m’avais fait lire mon piaffant poulain littéraire connu sous le nom de Max Lobe - alias Maxouille dans les bas-quartiers et autres mauvais lieux de la cité de Calvin, ou pour moi Maxou l’Bantou -, et voici que sa voix me revient, au détour des rues de Paris, ou sur l’esplanade des Tuileries où ses frères ou cousins vendent des petites Tours Eiffel et autres colifichets, par ces Confidences qui mêlent vie bonne et colère, douleur profonde et chansons, pleurs et zumba…

    La voix de Maliga, c’est la voix de l’humanité dépouillée des trop beaux atours de la rhétorique et des masques jetés sur les faits avérés, des mensonges des idéologues et des histoires arrangées au nom des Grandes Idées non incarnées et autres dieux manipulés par les pouvoirs divers.

    Citant L’énigme du retour de Danny Laferrière, Max le Bantou fait sienne cette observation qu’à mon tour je fait mienne en errant dans mes souvenirs parisiens d'une cinquantaine d'années, avant de regagner le bord de ciel où m’attend ma bonne amie Lady L : « On naît quelque part, si ça se trouve, on va faire un tour dans le monde, voir du pays comme ondit, y rester des années parfois, mais, à la fin, on revient au point de départ »…

    Antonio Moresco. Fable d'amour. Traduit de l'Italie par Laurent Lombard. Verdier, 124p.
    Max Lobe. Confidences. Zoé, avec une lettre d’Alain Mabanckou en postface, 284p. ,2016

    Images: Philip Seelen et JLK